Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en particulier ses habitants, en parlaient comme d’une planète, mais ses dimensions – à peine deux cents kilomètres de diamètre – étaient davantage celles d’une lune. C’était un astre entièrement constitué d’eau ; c’est-à-dire qu’on n’y trouvait ni terre ferme, ni roche, ni noyau solide. Juste de l’eau liquide.
Si elle avait été beaucoup plus grosse, ma lune natale aurait eu un noyau de glace, car l’eau, censée être incompressible, se change en glace lorsqu’elle est soumise à de fortes pressions. (Cela peut paraître bizarre à ceux qui vivent sur des planètes où la glace flotte, mais c’est pourtant vrai.) Comme elle n’était pas assez massive pour avoir un cœur de glace, il était possible – à condition d’être assez bien équipé pour résister à la pression – de s’enfoncer dans sa masse liquide pour atteindre son centre exact.
Là, un phénomène étrange se produisait.
Au cœur de ce globe constitué d’eau, il n’y avait plus de gravité. La pression, qui s’exerçait de tous les côtés, était colossale, mais le poids y était une notion inconnue (les planètes, lunes ou autres corps célestes, liquides ou non, attirent ce qui se trouve à leur surface ; mais dans leur cœur, les forces s’annulent). Eu égard au volume de cette goutte géante, la pression était proprement négligeable.
Bien entendu, c’était
Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en particulier ses habitants, en parlaient comme d’une planète, mais ses dim…
Le capitaine arrêta là, puis fit défiler la suite sur son écran, avant de reprendre sa lecture au hasard : « Là, un phénomène étrange se produisait. » Il refit défiler le texte : « Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en…»
— Tout est comme ça ? demanda-t-il à son Numéro Trois.
— Apparemment, oui, monsieur. Les mêmes mots, répétés encore et encore. Douze puissance dix-sept fois, exactement. C’est tout ce qui reste de sa mémoire. Même son système d’exploitation de base a été effacé. C’est une technique souvent mise en pratique par les abominations. On l’appelle « rappel destructeur ».
— Et elle ne laisse aucune trace de ce qui se trouvait là avant ?
— Des traces, en effet, mais répétitives elles aussi. Les techniciens supposent que nous avons là le dernier de toute une série d’enregistrements. Il ne reste rien de la mémoire originelle de la machine. Tout a été effacé lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle ne pourrait pas nous échapper.
— En effet.
Le capitaine voehn appuya sur une touche pour jeter un coup d’œil à la fin de l’enregistrement. Le moniteur se figea pendant un long moment avant d’afficher : « Je suis né…»
— Est-ce là la toute dernière section de sa mémoire ?
— Oui, monsieur.
Une expression qu’un autre Voehn aurait immédiatement identifiée comme étant un sourire apparut sur le visage du capitaine. Les épines de son dos ployèrent furtivement.
— Tout a été vérifié, Numéro Trois ? Il n’y a rien d’autre, pas de message caché ?
— La vérification n’est pas terminée, monsieur. La totalité des données excède les capacités de notre vaisseau, aussi sommes-nous obligés de les étudier par petits blocs. Ce que nous voyons là est techniquement une abstraction.
— Dans combien de temps ce travail sera-t-il terminé ?
— Une vingtaine de minutes.
— Il n’y avait aucun autre médium susceptible de contenir des informations ?
— Aucun. L’artefact était en grande partie ce qu’il semblait être, à savoir une tête cométaire. L’abomination constituait son cœur artificiel. Les senseurs hétéroclites et l’unité de propulsion étaient séparés, fixés à la surface. Ils ont été disséqués par les techniciens.
— Quelle langue est utilisée dans le message répété ?
— La même que sur votre moniteur : du Standard ancien.
— Origine de l’extrait cité ?
— Inconnue. Le département Tech/Soc. penche pour un texte quaup, mais le taux de fiabilité de ses conclusions n’est que de dix-neuf pour cent.
Les Quaups, dont la majorité vivaient au sein de la Mercatoria – le capitaine avait servi sur un navire de guerre avec un officier quaup –, étaient une espèce dite « ballon », composée d’individus de taille moyenne qui flottaient dans les airs et respiraient de l’oxygène. Le message répétitif contenu dans la mémoire de la machine était assez manifestement l’œuvre d’une espèce aquatique et submersible. Il arrivait certes, pensa le capitaine, que l’on écrivît en se mettant à la place d’un autre. Au lycée, lui-même avait écrit des poèmes en adoptant le point de vue d’un membre de la Culmina, avant de se rendre compte qu’il s’agissait là d’un exemple typique d’impertinence, de se confesser et d’être justement châtié. En plus, il était hors sujet.
Il y avait une tache sur le dossier militaire autrement parfait du capitaine : une phase de remédiation infligée pour relever son Quotient Empathique Utilisable. Apparemment, sa relative faiblesse psychologique était la conséquence du refoulement de sa colère, car il avait difficilement supporté d’être puni pour outrage. Néanmoins, il était devenu capitaine, ce qui prouvait bien qu’il savait faire preuve d’empathie, car il fallait être capable d’anticiper les sentiments de son équipage et de ses ennemis.
Il examina les restes à moitié fondus de la machine, cet artefact déguisé en comète noire et irrégulière. Avant d’être partiellement détruite, elle faisait près de huit cents mètres de diamètre. Elle était à deux kilomètres de là, irradiait ce qui restait de la chaleur accumulée durant l’attaque, entourée par tout un système de débris, d’éclats sombres, d’esquilles qui tournoyaient autour de son cadavre ravagé.
La vue, éclairée par un des projecteurs du vaisseau, était aussi claire et parfaite que possible. Il n’y avait aucun écran à transpercer, aucune coque transparente, ni atmosphère ni autre matériau. Le capitaine était sur le pont, un ensemble de poutrelles élégamment entrecroisées pour former une sorte de nid à l’extérieur de son appareil. L’équipage était exclusivement composé de Voehns, aussi le navire était-il complètement ouvert au vide. Évidemment, pendant la durée de l’opération, il s’était abrité dans les entrailles du vaisseau, dans la salle de contrôle, derrière plusieurs couches de boucliers et de coque, les sens protégés par des écrans, mais, une fois l’attaque terminée, le capitaine, son Numéro Trois et deux de ses hommes d’équipage préférés étaient sortis de leur abri pour mieux apprécier la vue de leur ennemi défait.
Le capitaine regarda autour de lui, comme s’il s’attendait à voir passer de véritables noyaux de comète. Il s’orienta, zooma et aperçut les flammes déclinantes de ses deux autres navires, auxquels il avait ordonné de retourner au cœur du système dès la fin de l’engagement. Leurs réacteurs étaient comme deux étoiles bleu pâle, deux étoiles qui ne scintillaient pas. En dehors de ces points lumineux, de son vaisseau et de l’épave située à deux kilomètres de là, l’espace était vide de tout.
C’était un endroit trop froid et abandonné pour y mourir, pensa le capitaine. Une cachette évidente pour les abominables machines, mais pas le genre de lieu que choisirait un être vivant – où considéré comme tel – pour passer ses derniers instants.
Il rendit l’écran à son Numéro Trois et tourna son œil principal vers l’épave. Son émetteur de signaux arrière et son complexe oculaire secondaire faisaient toujours face à son officier, auquel il dit :
— La première partie de la mission est accomplie. Il nous reste à retourner à la base, à terminer d’examiner la mémoire de l’abomination et à la réduire à l’état de particules élémentaires à coups de charges AM.
— Entendu, monsieur.
— Rompez.
Le vaisseau accéléra avec fluidité et force, produisant une sorte de bourdonnement lointain. Sous l’avant-bras gauche de Fassin, un coussinet captait les mouvements de ses muscles et ajustait la position de l’écran situé devant lui – ou plutôt au-dessus de lui, car sa couche s’était inclinée pour l’aider à supporter l’accélération, au même titre que sa combinaison anti-g. Ainsi, comme l’appareil s’éloignait de Nasqueron pour s’enfoncer dans les profondeurs du système, direction Sepekte – une planète assez semblable à la Terre –, il aperçut Pirrintipiti.
Sur le moniteur, la capitale tropicale de ’glantine était un voile chatoyant étendu sur des îles vert foncé éparpillées sur une mer vert pâle. Pirri lui manquait déjà, ce qu’il trouva bizarre. Il n’aurait même pas l’occasion de poser le pied sur son astroport. Avant son départ, il espérait au moins effectuer un transfert classique depuis le suborb jusqu’à un train souterrain. Ensuite, il y aurait eu l’Équatour, avec son câble relié au satport, où il aurait pris un navire plus gros. Quitter son foyer pour se retrouver directement dans l’espace profond était étrange. Le cordon était coupé trop brutalement.
Habituellement, Sepekte se trouvait à cinq jours, voire plus d’une semaine de ’glantine – la durée de la traversée était fonction de l’alignement planétaire. Les vaisseaux dont l’accélération standard se limitait à un g étaient grands et confortables. On pouvait s’y déplacer à sa guise, aller au restaurant, au café, au cinéma ou à la salle de gymnastique. Les navires les plus gros étaient même dotés d’une piscine. Les quelques minutes d’apesanteur, à mi-parcours, amusaient tout le monde (et étaient mises à profit pour avoir un rapport sexuel le plus souvent peu satisfaisant). Les habitants de ’glantine trouvaient parfois inconfortable le doublement de leur poids, toutefois, les conditions du voyage étant similaires à celles qui régnaient sur Sepekte, la traversée s’apparentait pour eux à une sorte d’entraînement.
À l’écran, Fassin vit l’accélération augmenter progressivement : trois, quatre, puis cinq g. La combinaison de protection surveillait sa respiration et l’aidait un peu à gonfler ses poumons sans trop se fatiguer.
— Je crois que je vais piquer un somme, dit le lieutenant Dicogra. À moins que vous souhaitiez parler ?
— Dormez, ne vous en faites pas. D’ailleurs, je pense que je vais faire une sieste, moi aussi.
— Parfait. Les systèmes surveilleront nos fonctions vitales. À plus tard.
— Faites de beaux rêves.
Sur le moniteur, ’glantine disparut lentement. Au-delà, il n’y avait ni la nuit noire de l’espace intersidéral, ni même un champ d’étoiles pareil à une vague écumante, mais juste la face éclairée de Nasqueron, un bouillonnement fou de gaz et de couleurs, des rubans ocre colossaux, des courants opposés s’enroulant l’un autour de l’autre pour former des volutes de cinquante mille kilomètres de diamètre ; une planète dans laquelle on aurait pu jeter mille ’glantine, Sepekte ou Terre sans jamais voir la différence. C’était un système à l’intérieur du système Ulubis, un vaste monde aussi peu hospitalier pour l’homme que possible, un monde où, pourtant, Fassin avait passé la plus grande partie de sa vie singulière et étrangement rythmée. Malgré son échelle, malgré son activité magnétique et ses radiations, malgré les températures extrêmes qui y régnaient et sa pression écrasante, malgré son atmosphère irrespirable et sa population excentrique et imprévisible, cette planète était un véritable foyer pour Fassin et ses collègues Voyants.
Il regarda jusqu’à ce que Nasqueron se mette elle aussi à rapetisser, jusqu’à ce que ’glantine ne soit plus qu’un point minuscule flottant au-dessus de sa face ocre et striée. Alors, les étoiles les plus brillantes apparurent autour d’elle. Fassin éteignit le moniteur et s’endormit.
Il se réveilla. Quatre heures s’étaient écoulées. La pression était la même, le vaisseau continuait de bourdonner. Comme il n’avait plus besoin de dormir, il décida de ralentir et de réfléchir.
Dans le système Ulubis, tout le monde était capable de dire où il se trouvait au moment de la destruction du portail. Ce n’était certes pas un événement anodin, puisqu’il vous condamnait à ne pas sortir de chez vous pendant les deux ou trois prochains siècles. Pour la plupart des gens, pour tous ceux qui n’auraient jamais la chance de voyager en dehors du système – dont quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’humains –, c’était effectivement quelque chose de très important. Cloués là jusqu’à la fin de leur vie. Fini les rêves de voyages à travers toute la galaxie.
D’autres resteraient à jamais coupés des leurs, isolés dans une autre partie de l’univers, de l’autre côté d’un trou de ver désormais inaccessible. Zenerre : deux cent quatorze ans. Il fallait à la lumière, à un message ou signal plus de deux siècles pour atteindre Ulubis. Il s’écoulerait environ trois cents ans avant qu’un trou de ver y soit établi, même si les Ingénieurs se mettaient immédiatement en route avec un vaisseau transporteur.
D’ailleurs, restait-il assez d’Ingénieurs, subsistait-il des navires suffisamment grands pour cela ? Peut-être le portail d’Ulubis n’avait-il pas été le seul à être attaqué et détruit. Peut-être la Mercatoria elle-même n’existait-elle plus. Peut-être le Complexe, les artères, les portails avaient-ils disparu. La dernière grande civilisation de la galaxie pouvait n’être plus qu’un souvenir. Des milliers d’îlots éparpillés un peu partout, isolés, abandonnés.
Les échanges de données étaient intenses juste avant la destruction du portail ; rien n’incitait à croire qu’une attaque massive et généralisée à toute la galaxie avait eu lieu. Dix minutes avant l’assaut, rien ne laissait non plus prévoir que la plus grande flotte jamais vue dans le système Ulubis jaillirait en scintillant du néant et se ruerait sur la plus grande concentration de navires et d’armes de tout le système, se ferait anéantir – ignorant les défenseurs, sauf lorsqu’ils se trouvaient en travers de son chemin –, mais, ce faisant, transpercerait rideau après rideau sans se soucier des dommages subis, foncerait tout droit vers la gueule du portail, oblitérant tout ce qui l’entourait dans un bouquet d’immenses explosions d’antimatière qui, à elles seules, témoignaient de la violence qui s’était abattue sur le système. Des novae blanches brillèrent furtivement dans le ciel de toutes les zones habitées, projetèrent des ombres interminables, aveuglèrent ceux qui étaient trop près, vaporisèrent ce qui restait de la flotte des assaillants et une partie de ses poursuivants.
Pendant un court instant, l’on crut que les assaillants avaient échoué, car la dernière ligne de défense était toujours en place. Le portail paraissait avoir résisté.
Mais cette attaque tout entière n’avait été qu’une feinte, et l’assaut véritable eut lieu lorsqu’un gros vaisseau – un astéroïde excavé de quelques millions de tonnes voyageant à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vitesse de la lumière – se matérialisa dans la direction opposée. D’une certaine manière, il manqua aussi sa cible, passant à une centaine de mètres du portail et entrant en collision avec une volée de satellites de combat, qui n’avaient même pas eu le temps de se retourner contre lui. L’explosion subséquente produisit un nouveau soleil, qui détruisit aussi bien les satellites que le vaisseau ennemi, les unités auxiliaires du portail et tous ses systèmes associés.
La déflagration n’eut pourtant pas raison de la bouche, qui succomba à la masse relativiste du navire sacrifié.
Les portails étaient systématiquement placés aux points de Lagrange ou sur des orbites suffisamment distantes de tout corps céleste, car ils nécessitaient une portion d’espace-temps plane. Un gradient trop important – causé par le champ gravitationnel d’une planète ou d’une masse importante quelconque – ne leur permettait tout simplement pas de fonctionner. Il suffisait d’augmenter très légèrement la courbure espace-temps locale pour les faire imploser et disparaître violemment. Le vaisseau ennemi était tellement massif, et sa vitesse si proche de celle de la lumière, que sa masse apparente était comparable à celle d’une planète de la taille de Sepekte. Il lui avait donc suffi de passer à proximité du portail pour provoquer son effondrement et celui de l’autre extrémité du trou de ver, inondant une nouvelle fois le système d’une marée de lumière cataclysmique.
Ceux des assaillants qui avaient survécu tentèrent de fuir mais furent rattrapés et détruits, ou bien désarmés et forcés de s’autodétruire.
Deux jours avant ces tragiques événements, Fassin était dans l’espace et sur Sepekte à la fois, puisqu’il dînait dans un restaurant pivotant au sommet de l’Équatour de Borquille, en compagnie de Taince Yarabokin. Celle-ci devait repartir pour l’Académie de la Grande Flotte, alors qu’elle avait perdu sa mère la veille. Ce fut un au revoir plein de compassion. Fassin, quant à lui, venait de passer un mois à traîner dans les bars les plus miteux et mal famés de ’skem, la deuxième plus grande ville de Sepekte. Il était épuisé. Vieilli, même.
Taince et lui étaient restés en contact depuis l’incident de l’épave, même s’ils n’étaient pas vraiment devenus proches, et ce, malgré la nuit passée ensemble peu de temps après. Saluus s’était éloigné de ses anciens amis, était parti terminer ses études à une demi-galaxie de là, avant de faire honte à son père en jouant au play-boy pendant de nombreuses années – tout comme Fassin, mais à une échelle galactique, et non pas systémique –, ne revenant dans son système de naissance qu’en de rares et courtes occasions. Et sans jamais prévenir personne.
Un suborb de secours de la Garde était arrivé sur les lieux quelques minutes seulement après la navette de la Navigarchie appelée par Taince. Son équipage était entré dans la carcasse du vaisseau, avait retrouvé le corps brisé d’Ilen. Il y eut une enquête. Sal fut condamné à payer une amende pour s’être aventuré trop loin dans le vaisseau, alors qu’il lui aurait suffi de poser sa navette dès l’ouverture franchie pour les mettre à l’abri. Taince fut récompensée par une bourse pour son action.
Grâce au témoignage de Taince, Fassin reçut un diplôme pour son courage. Toutefois, il refusa de se rendre à la cérémonie de remise. Jusqu’à ce dîner, ils n’avaient jamais reparlé du morceau de métal fondu volé par Sal dans l’épave. Taince l’avait vu faire, évidemment, mais elle ne s’était pas donné la peine de lui reprendre son pathétique trophée.
— Probablement un bouton de porte ou un simple portemanteau, dit-elle d’un air piteux. Mais tu connais Sal, il multiplie tout comme le pain. Dans sa bouche, un vulgaire morceau de ferraille peut facilement devenir une manette de commande principale ou le levier d’activation d’une arme secrète.
La jeune femme examina l’horizon lointain, avant de fixer la surface de Sepekte, qui défilait sous le restaurant. Le mouvement de rotation imprimé à l’établissement produisait une gravité artificielle dans cet Habitat orbital fixé à un câble long de quarante mille kilomètres et ancré à Borquille, la capitale.
— Merde, tu savais depuis le début, dit Fassin en hochant la tête. J’aurais dû m’en douter, tu remarques toujours tout.
Taince évoluait à présent dans les hautes sphères, et ce dans tous les sens du terme. Elle faisait son petit bonhomme de chemin dans la Navigarchie et avait été choisie pour faire partie de la Grande Flotte, une institution des plus prestigieuses, où les humains étaient fort rares. Le capitaine Taince Yarabokin paraissait bien jeune, car elle avait très bien vieilli.
Tous les trois avaient bien vieilli.
Sal vivait certes en débauché, mais il avait les moyens de se payer tous les traitements existants, y compris ceux qui étaient interdits à la vente, aussi n’avait-il pas pris beaucoup de rides depuis la mort d’Ilen, cent trois ans plus tôt. Ces derniers temps, la rumeur disait qu’il avait pris la décision de se calmer, de devenir un bon fils, de se lancer dans les affaires et de faire des efforts.
Taince avait passé des décennies à voler tout près de la vitesse de la lumière, à poursuivre les navires des Dissidents, à attaquer leurs bases, à se battre vite pour vieillir lentement.
Fassin avait fini par rejoindre la firme familiale et par devenir Voyant Lent. Pour lui, les décennies étaient plus longues, d’autant qu’il les passait à converser avec les Habitants de Nasqueron, à essayer de leur soutirer des informations. Tout comme Saluus, il avait connu sa période fougueuse, avait écumé les coins les plus mal famés de ’glantine, Sepekte et au-delà, visitant, dans une parodie de voyage initiatique, les régions les plus pittoresques de la galaxie dite « civilisée », perdant son argent et ses illusions, prenant du poids et gagnant en sagesse. Toutefois, ses excès à lui n’étaient rien comparés à ceux de Sal. Et puis, lui avait su s’arrêter bien avant. De fait, il était rapidement rentré chez lui, sobre, calmé, disposé à recevoir sa formation de Voyant.
Il lui arrivait encore parfois de partir se défouler, mais cela n’arrivait pas souvent et ne durait jamais longtemps. Même si c’était trop souvent et trop longtemps au goût de son oncle Slovius.
Il continuait à faire des vagues au sein de sa profession multimillénaire, et cela ne plaisait pas à tout le monde. Durant les quinze cents dernières années – pendant le règne de son oncle Slovius, donc –, l’accent avait été mis sur les recherches virtuelles, au détriment de la bonne vieille méthode directe. La recherche virtuelle ou à distance se faisait dans un état quasi comateux, à partir d’une clinique située dans le complexe de Troisième Furie, une lune orbitant tout près de l’atmosphère nébuleuse de Nasqueron. De là, on communiquait avec les Habitants grâce à une combinaison de scanners à résonance magnétique nucléaire, de liaisons laser, de satellites de télécommunications et d’automates, qui se chargeaient du sale boulot, à savoir rester à portée des volées, des nacelles, des écoles d’Habitants et des quelques individus isolés.
Fassin avait initié la rébellion qui avait tout changé. Lui et quelques-uns de ses collègues avaient tenu à repartir à bord de gazonefs étroits, à emplir leurs poumons de fluide respiratoire. Ils avaient accepté des valves et des tubes dans tous leurs orifices, ils avaient eu le cran de s’en remettre entièrement à leurs petits appareils, de supporter la pression atmosphérique, le poison, les radiations, tout ce qui caractérisait ce milieu inhospitalier qu’était une géante gazeuse. Et tout cela pour gagner le respect et la confiance des créatures qui vivaient là-bas, pour mieux faire leur travail et rassembler davantage d’informations.
Après quelques accidents fatals, revers, disputes, bannissements et grèves, et du fait de leur succès indéniable (la quantité de données rapportées avait augmenté de façon spectaculaire, au grand dam des plus anciens), les jeunes avaient fini par gagner la bataille. La recherche véritable, celle qui vous obligeait à vous salir les mains – métaphoriquement parlant –, était donc redevenue la norme et non plus une exception. C’était une méthode tellement plus excitante et stimulante ; plus risquée certes, mais aussi plus satisfaisante. Plus amusante également pour les Voyants soucieux de rendre leurs travaux accessibles. Ainsi depuis cinq siècles environ les Maisons les plus progressistes mettaient-elles sur le réseau des versions épurées, simplifiées et distillées des entrevues obtenues par Fassin et ses semblables.
— Tu en as presque fait une sorte de jeu, lui avait dit Slovius d’un air triste, un jour qu’ils pêchaient ensemble dans la Mer de Poussière de ’glantine. Moi, je sollicitais davantage mon esprit.
Bien qu’ayant toujours été un adversaire de la méthode directe – contre laquelle il s’était battu avec toute la force de sa conviction –, Slovius avait été forcé d’admettre que l’intérêt de son Sept passait avant tout. Bon gré mal gré, il s’était donc fait le défenseur de Fassin et de ses disciples, le champion des progressistes, mettant tout le poids du Sept Bantrabal dans la balance pour permettre à son neveu d’imposer son point de vue révolutionnaire. Bien lui en avait pris, puisque cela avait permis à leur Sept de se développer et de devenir le plus productif et respecté des douze Septs du système Ulubis – et, de ce fait, l’une des Maisons les plus importantes de toute la galaxie. Ce succès était d’ailleurs le plus bel accomplissement de Slovius, Voyant en chef et paterfamilias du Sept Bantrabal.
Fassin était donc devenu le Voyant le plus célèbre de tout le système, surtout depuis son séjour dans la Tribu Dimajrienne, cette nacelle d’Habitants adolescents dont il était devenu l’ami, et où il avait séjourné pendant un siècle relatif et six années objectives. Il n’en était qu’au début de sa grande carrière, et pourtant, il avait déjà atteint le sommet. Il était né trois cent quatre-vingt-dix ans plus tôt, en avait vécu quarante-cinq en temps corporel, et en paraissait dix de moins.
Il lui arrivait de repenser à ce qui s’était passé dans cette épave gigantesque, à leurs parcours respectifs. Il en venait alors à la conclusion qu’ils étaient ressortis de ce cauchemar bénis des dieux, victimes d’une malédiction inversée. Ils formaient désormais une sorte de trio de choc, comme si Ilen, sans le vouloir, avait renoncé à son avenir doré pour qu’ils se le partagent à la manière d’un butin.
Taince et lui se séparèrent en s’embrassant. Elle devait rejoindre le portail et le Complexe, car on l’attendait de l’autre côté de la galaxie, à l’Académie de la Grande Flotte, où elle devait suivre une formation d’un an. Fassin, quant à lui, rentrait à l’autre bout du système, là où se trouvait Nasqueron, pour continuer à extirper savamment des informations aux Habitants.
Taince traversa le portail en toute sécurité un jour avant sa destruction totale. À ce moment-là, Fassin se trouvait à bord d’un liner, à une journée de Sepekte. La nouvelle lui parvint rapidement, et il comprit tout de suite qu’il ne la reverrait probablement jamais.
Sal, qui était presque toujours absent, était avec son père souffrant au moment de l’attaque. Après dix premières heures de catatonie et d’incrédulité, il passa un mois à faire activement le deuil de sa liberté passée, à boire, à fumer et baiser dans les lieux de débauche d’Ulubis pour oublier son chagrin – enfin, dans ce qui se rapprochait le plus d’un lieu de débauche. Sepekte, et en particulier Borquille, avait ses bars peu fréquentables, ses clubs enfumés, ses bordels – le quartier de Boogeytown était d’ailleurs exclusivement réservé à ce genre de récréations –, mais ils ne pouvaient pas remplacer le reste de la galaxie civilisée. Un jour, Fassin se retrouva nez à nez avec Saluus dans un bar de Borquille, mais son vieil ami était tellement ivre qu’il ne le reconnut même pas.
Plus tard, Sal se ressaisit. Il se coupa les cheveux, se fit retirer quelques tatouages, cessa de fréquenter certains de ses camarades de beuverie et, dès la semaine suivante, se présenta dans les bureaux de la compagnie familiale, où tout le monde était encore traumatisé. D’autant que les fausses alertes étaient légion, et qu’on s’attendait à tout moment à subir une nouvelle attaque.
Dès le début, les questions avaient fusé : Pourquoi ? Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ? Et les autres ?
Le reste de la galaxie avait-il été envahi aussi ?
Plus de deux siècles s’écouleraient avant qu’Ulubis ne découvre si d’autres systèmes avaient été pris pour cibles. À l’époque où il n’était qu’une destination parmi d’autres, l’extrémité d’un énième trou de ver, Ulubis n’était pas considéré comme spécialement reculé – de fait, son isolement relatif n’avait rien de comparable avec celui des colonies les plus récentes, qui attendaient encore d’être connectées. Mais, sans trou de ver, Sepekte, les trois lunes habitées du système, dont ’glantine, ses milliers d’Habitats artificiels et vingt milliards d’âmes étaient aussi perdus que possible. Il suffisait pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil à une carte de la galaxie.
La Garde, les forces de la Navigarchie et ce qui restait des escadrons d’Ulubis se regroupèrent et pansèrent leurs plaies. La loi martiale fut décrétée, un Plan d’urgence fut appliqué ; toutes les capacités industrielles du système furent réquisitionnées pour produire des armes et des navires de guerre. Kehar Industry, la compagnie du père de Saluus, vit son chiffre d’affaires exploser. La société prospéra et se développa au-delà des rêves les plus fantaisistes de son créateur, et Saluus passa du statut de fils à papa bon à rien, à celui d’héritier d’une fortune colossale.
Au sommet de la hiérarchie du système, on commençait sérieusement à se demander s’il ne serait pas possible de construire un générateur de trou de ver et une flotte de remorqueurs pour en transporter une extrémité jusqu’à Zenerre. Toutefois, outre le fait qu’une pareille entreprise aurait demandé des efforts financiers considérables – peut-être pour rien, car un autre trou de ver était probablement déjà en construction de l’autre côté –, ce projet n’était tout simplement pas envisageable : dans la Mercatoria, seuls les Ingénieurs étaient autorisés à fabriquer et à mettre en service des portails. Alors, tant qu’il y aurait une Mercatoria – tant que la preuve de sa non-existence ne serait pas apportée –, il n’y aurait pas de trou de ver.
Des sanctions étaient prévues pour les systèmes et les dirigeants qui contrevenaient à cette règle. Sans permission explicite, impossible ne serait-ce que d’imaginer un trou de ver. Et cette permission ne figurait pas dans le Plan d’urgence d’Ulubis – plan élaboré bien avant la catastrophe.
Retrouvés autour du point de Lagrange où était positionné le portail, les débris des vaisseaux ennemis démontrèrent que les assaillants appartenaient aux trois factions qui harcelaient le système et ses voisins depuis plusieurs milliers d’années : les Transgresseurs, les Libres et la Double Entente. Pour l’occasion, les rebelles avaient décidé d’agir de concert et d’attaquer en très grand nombre.
Angoissée, à cran, terrifiée à l’idée d’être envahie par les Dissidents, la population était dans un état d’esprit comparable à celui des aHumains de la Terre avant leur arrivée dans la communauté galactique.
C’était un truisme que de dire qu’une civilisation isolée ne pouvait être que névrosée. Seul le contact avec d’autres êtres pouvait la sauver, car il lui permettait de trouver sa place dans une métacivilisation plus vaste. Sans cela, les civilisations persuadées d’être seules dans l’univers se donnaient un peu trop d’importance et étaient immanquablement victimes d’une terreur existentielle à l’idée de cet univers infini et, en apparence, vide. Même en sachant qu’il y avait bel et bien une communauté galactique – assaillie ou non –, la culture d’Ulubis ne put faire autrement que de tendre vers cette névrose antique.
Bridés par la loi martiale – d’une façon nouvelle, ennuyeuse, mais aussi excitante –, transformés par leur isolement et leur vulnérabilité, les gens vivaient davantage dans le court terme, pour les plaisirs de l’instant présent, juste au cas où il n’y aurait pas de lendemain. La société ne s’effondra pas, et il n’y eut aucune rébellion ou émeute significative. Il y eut certes des manifestations, et quelques mesures de répression furent prises. Plus tard, bien plus tard, les autorités furent même contraintes d’admettre qu’elles avaient commis des ERREURS. Toutefois, le système tint bon, et de cette époque tumultueuse ne restait plus qu’une sorte de nostalgie. C’était un moment à part, fiévreux, le moment où, après avoir été déconnecté du reste de la galaxie, on s’était rappelé le sens de la vie. Cette période, de plus en plus de personnes commençaient à la considérer comme un genre de renaissance culturelle. Les majuscules devinrent alors de mise, et l’on parla de la Déconnexion d’Ulubis.
Fassin ne profita pas beaucoup de ce foisonnement généralisé, car il passa le plus clair de son temps à travailler, comme s’il craignait de ne plus pouvoir le faire à l’avenir. Même lorsqu’il revenait dans le temps véritable, objectif, il restait imperméable à ces turbulences, à cette peur, à cette énergie, puisqu’il vivait le plus souvent sur ’glantine, et non pas Sepekte ou un de ses nombreux Habitats artificiels. De fait, il quittait rarement son Sept et ses cinq Maisons saisonnières, et ne se rendait que rarement à Pirrintipiti ou dans les autres villes majeures de la planète. Il lui arrivait tout de même de voyager, d’aller en vacances à Pirri ou de quitter ’glantine, ce qui lui permettait de goûter cette étrange atmosphère, cette frénésie.
La plupart du temps, toutefois, il était sur Nasqueron, sanglé dans son gazonef fragile. Parfois, il volait avec les jeunes Habitants, chevauchait les courants gazeux à leurs côtés, soulevé par les rubans colorés de la géante, ses supervents et hypertempêtes capables d’engloutir des planètes entières. À d’autres moments – bien plus souvent, en fait –, il flottait mollement dans un bureau ou une bibliothèque, dans une cité parmi des millions d’autres, en compagnie d’Habitants âgés et instruits qui, contrairement au reste du système, semblaient très peu ébranlés par la disparition du portail. Quelques-uns seulement – parmi les plus polis – exprimaient un semblant de compassion, semblable à celle dont on faisait preuve – du moins en apparence – lorsque le parent très âgé d’une vague connaissance s’éteignait paisiblement.
Fassin supposait qu’il ne fallait pas s’attendre à mieux de la part d’une race aussi ancienne que prétendaient l’être les Habitants, une race qui, disait-on, avait exploré la galaxie plusieurs fois, et ce à une vitesse équivalente à une fraction infinitésimale de celle de la lumière. Cela avait eu lieu avant même la formation de la nébuleuse qui, plus tard, engendrerait la Terre, Jupiter et le Soleil, nébuleuse née d’une génération d’étoiles encore plus vieille. Les Habitants affirmaient qu’ils avaient cessé de voyager non pas à cause de leur trop faible vitesse, mais parce qu’il n’y avait plus rien à voir dans cette galaxie trop petite.
L’attente de la prochaine invasion s’éternisa. Les jours devinrent des semaines, des mois, une année entière. L’attaque des Dissidents, au lieu de devenir un traumatisme, perdit peu à peu son importance, comme si la destruction du portail avait été un dernier baroud d’honneur et non pas le coup d’envoi d’une guerre de conquête. Les années passèrent, et l’on célébra bientôt le dixième anniversaire de l’assaut. Progressivement, la population et les instances dirigeantes se détendirent et en vinrent à penser que cette fameuse invasion n’aurait jamais lieu. Le dispositif d’urgence devint caduc, même si les forces armées restèrent nombreuses et en état d’alerte permanente, les capteurs et les patrouilles balayant l’espace autour d’Ulubis à la recherche d’une menace qui semblait s’être évanouie.
Dans les quatre directions, il n’y avait rien d’autre que le néant intergalactique : des volumes vides et désolés contenant quelques soleils éteints et refroidis, isolés ou entourés de planètes sans vie, des nuages de poussière et de gaz, des naines brunes, des étoiles à neutrons et autres débris – où auraient très bien pu survivre des espèces exotiques Lentes comme les Énigmatiques ou les Cincturias, qui persistaient à se moquer complètement des citoyens d’Ulubis et de leur sort. D’alliés, il n’était pas question. Il n’y avait personne à qui demander de l’aide ou un soutien quelconque. Et certainement pas de trou de ver.
Plus loin, vers l’extrémité du bras, le long des limites floues de la galaxie, dans un fouillis épais de gaz, de nébuleuses et d’étoiles se trouvait Zenerre. Entre Ulubis et le centre de la galaxie devaient survivre les Déconnectés : Épiphanie Cinq, avec ses millions d’étoiles réparties dans un cube de plusieurs siècles-lumière de côté où, croyait-on, subsistaient des mondes qui, autrefois, faisaient partie de la galaxie civilisée, avant l’Effondrement des Artères sept millénaires plus tôt, et la Guerre des Nouveaux Rapides, qui avait provoqué tant de malheurs.
Deux siècles, une décennie, quatre ans et vingt jours après la destruction du portail, au moment précis où on l’attendait, on capta un signal émis depuis Zenerre, la première vague de ce qui deviendrait un flux d’informations constant, une véritable liaison avec la galaxie connectée. Où, apprit-on rapidement, la vie suivait normalement son cours. Aucun autre système n’avait subi le sort d’Ulubis, et la Mercatoria se portait à merveille. Les incursions des différents groupes de Dissidents étaient toujours légion dans tout le monde civilisé, tout comme les opérations visant à les anéantir. Mais ce conflit, qui n’en était pas un, durait depuis des milliers d’années. La population s’était habituée à cette microviolence perpétuelle et ennuyeuse, à ces raids effectués en dépit du bon sens, sans aucune stratégie, si bien qu’elle en était venue à baptiser cette guerre le « Bourdonnement ».
Cette nouvelle soulagea et étonna tout le monde, mais engendra également un certain sentiment d’injustice.
Le vaisseau remorqueur Est-taun Zhiffir avait quitté Zenerre pour Ulubis moins d’un an après le désastre. Initialement, le voyage jusqu’à Zenerre devait durer trois cent sept ans, mais ce nombre tomba à deux cent soixante-neuf lorsque le navire se rapprocha encore davantage de la vitesse de la lumière. À son bord, les Ingénieurs surveillaient en permanence les systèmes du portail pour le protéger des effets de sa propre masse relativiste et de celle du vaisseau. La population d’Ulubis se détendit, et les derniers vestiges de la loi martiale furent rangés au placard. Ceux, nombreux, qui étaient nés après la destruction du portail se demandèrent à quoi pouvaient bien ressembler cette galaxie et cette métacivilisation quasi mythique.
Le vaisseau arriva à mi-parcours. Fassin s’en rendit vaguement compte, car la pression sur sa poitrine, sa chair et ses membres disparut pendant quelques secondes, remplacée par une sensation de gonflement soudain, provoquée par un afflux de sang dans les moindres recoins de son corps. Lequel faisait de son mieux pour s’adapter à ce brusque changement. Il garda les yeux fermés. Presque immédiatement après, il ressentit une légère poussée derrière la tête. Puis plus rien ; l’apesanteur à nouveau. Mais cela ne dura pas longtemps, car une force invisible se mit à lui tirer les jambes vers le bas, et son corps se remit à peser de plus en plus lourd. Le bourdonnement dans sa tête se tut, cédant la place au ronronnement lointain de l’appareil.
L’Archimandrite Luseferous se tenait devant les ruines de la cité. Il se pencha en avant, enfonça sa main gantée dans le sol meuble et ramassa une poignée de terre. Il la souleva devant son visage et la regarda longuement. Puis il l’approcha de son nez, la sentit, la laissa tomber et épousseta ses gants, tout en examinant le cratère qui avait remplacé une partie de la ville.
Le gouffre était toujours en train de se remplir d’eau de mer. Un bouillonnement de liquide brunâtre déferlait de l’estuaire situé en contre-haut. La chute d’eau se déversait dans cette mer nouvelle en formant un énorme nuage. Rapidement, la cuvette rocheuse se refroidissait, et des volutes de vapeur condensée s’élevaient un peu partout. Vue de loin, toute cette condensation formait une colonne de plus de trois kilomètres de diamètre, qui s’élevait dans le ciel pastel et calme, transperçait la fine couche nuageuse, avant de s’aplatir dans les strates moyennes de l’atmosphère.
Lorsque ses ennemis lui résistaient et lui imposaient de faire l’étalage de sa force, l’Archimandrite aimait à laisser une trace de son passage en un endroit symbolique. En effet, lorsque le terrain s’y prêtait, il tenait absolument à recréer le paysage qui accueillait sa chère ville de Junch, sur Leseum9 IV. Lorsqu’un peuple refusait de se soumettre, de se laisser conquérir ou occuper, il était condamné à souffrir, certes, mais il devenait également une part d’un ensemble plus grand, y compris dans la mort, dans la destruction de nombreuses de ses villes. Sans le savoir ni le vouloir, il participait à une œuvre d’art. Vu depuis cette colline, ce paysage n’était-il pas en tout point semblable à la baie de Faraby ? La trouée par laquelle s’écoulait l’eau en tonnant et en ébranlant le sol n’était-elle pas un autre Fossé de Force ? Et cette colonne de fumée qui montait à une hauteur vertigineuse avant de se courber et de longer la ligne d’horizon, ne ressemblait-elle pas à sa signature, à un paraphe ?
La baie était trop circulaire, et la trouée, une vulgaire saignée dans la paroi d’un modeste cratère composé essentiellement d’alluvions. D’un point de vue strictement esthétique, on était loin des falaises de mille mètres de haut du véritable Fossé de Force. L’emplacement qu’il avait choisi pour sa dernière œuvre d’art, avec sa modeste colline, manquait singulièrement de grandeur. Ses amiraux, généraux et gardes se tenaient bien dans son dos, mais quelle piètre imitation de la Citadelle de pierre et de sa vue magnifique !
Cependant, un artiste se devait de travailler avec ce qu’il avait sous la main. Là où s’étirait auparavant une ville côtière parmi d’autres, couchée sur des vallons modestes, bâtie au hasard de part et d’autre d’une rivière dont elle était tributaire, avec ses étendues urbaines, ses grands bâtiments, ses docks, ses brise-lames et ses points d’ancrage – elle avait d’ailleurs toujours ressemblé à cela, malgré les pseudo-catastrophes, tremblements de terre, inondations, incendies, bombardements ou invasions qui s’étaient succédé au cours de son histoire – était apparu un endroit vide et propre, à la beauté neuve et sauvage, apte à renaître, à recevoir une cité digne de ce nom, en accord avec son nouveau souverain. Ainsi, cette ville détruite avait rejoint la grande communauté de ceux qui, dans la souffrance, s’étaient soumis à sa volonté, car ce cratère, son œuvre, n’était que la plus récente de ses créations, un joyau de plus, une perle sur un long collier qui s’étirait jusqu’à Junch, l’archétype de l’élégance.
Quiconque était suffisamment sûr de soi, cruel et (Luseferous était assez modeste pour l’avouer) chanceux pouvait conquérir et détruire – à condition d’en avoir la volonté et que le moment soit bien choisi. En revanche, savoir où stopper la destruction pour produire le meilleur effet, quand se montrer cruel, indulgent, séduisant, généreux – il n’y avait rien de tel pour saper le moral de ses victimes –, le tout avec une pointe d’humour, demandait un doigté, une subtilité, une mesure qui n’étaient pas donnés à tout le monde. Lui possédait tout cela. Il savait quand se montrer civilisé. Son tableau de chasse était éloquent. Toutefois, mettre à profit les destructions nécessaires pour créer des œuvres d’art, pour modeler des endroits meilleurs en respectant une certaine unité symbolique… Oui, c’était du domaine de la création, et non plus de la guerre ni de la politique.
Des vrilles de fumée s’élevaient tout autour de la colonne de vapeur condensée, telles des plantes grimpantes misérables et noires adorant un tronc pâle. Elles marquaient l’emplacement des carcasses d’aéronefs fumantes et les départs d’incendie provoqués par l’onde de choc titanesque. Le plus difficile, dans une telle œuvre de destruction, était de créer une cuvette parfaite sans anéantir tout ce qui l’entourait (après tout, une nouvelle cité devrait renaître à cet endroit). Une telle précision nécessitait un armement très sophistiqué. Ses experts faisaient du bon travail.
L’Archimandrite Luseferous regarda autour de lui, sourit à ses officiers qui, respectueusement, se tenaient derrière lui. Les pauvres paraissaient un peu nerveux à l’idée de fouler ainsi, à découvert, le sol d’une planète fraîchement soumise. (Mais n’était-il pas agréable de humer cet air plein de parfums exotiques ? Ces nouvelles odeurs ne signifiaient-elles pas qu’un trésor de plus avait été ajouté à leur domaine en expansion perpétuelle ?) Au-dessus d’eux et dans leur dos flottaient et ronronnaient des navires de guerre hérissés d’armes, entourés d’une nuée de petits engins de détection et de défense. Sa garde personnelle formait un anneau lâche autour de lui. Pour la plupart, les soldats étaient agenouillés ou allongés dans l’herbe, leurs armes aux reflets noirs posées à leurs côtés. Quelques-uns, équipés d’un exosquelette, déambulaient en tassant la terre avec leurs pattes tournées en dehors.
Au pied de la colline, au-delà d’un autre anneau de gardes, sous une volée de drones vigilants, avançaient les réfugiés, pareils à une rivière brune et grise.
Des échassiers. Des chauves-souris terrestres ou whules. Une espèce de la Mercatoria. Déconnectée depuis des millénaires, sans doute, mais immanquablement mercatorienne. Luseferous leva les yeux vers le ciel vert pâle et imagina la nuit, un voile d’étoiles, et une étoile particulière – repérée quarante heures plus tôt, tandis qu’ils orbitaient et se préparaient à donner l’assaut –, qui grossissait de plus en plus, comme ils avançaient résolument, sautaient de combat en combat. Cette étoile, c’était Ulubis.
Dans l’atmosphère dorée de Sepekte transpercée par la lointaine tige de l’Équatour de Borquille, la petite navette de la Navigarchie approchait du palais, se faufilait dans une vieille forêt de colonnes de puissance atmosphérique hautes d’un kilomètre, zigzaguait entre les tours plus modestes mais néanmoins impressionnantes de l’administration. Elle disparut dans le tunnel large et légèrement incliné de la réception située juste devant le palais du Hierchon, une sphère de huit cents mètres de diamètre figurant Nasqueron, bâtie par un Sarcomage depuis longtemps disparu. La géante gazeuse avait été fidèlement reproduite, avec ses bandes de couleur tournoyant autour d’un cœur immobile. Des tourbillons rouge-orange, bruns et ocre dansaient à la surface du bâtiment comme dans l’atmosphère de Nasqueron ; ils dissimulaient fenêtres, balcons, capteurs et transmetteurs.
— Commandant Taak ? Je me présente : lieutenant Inesiji, garde du palais. Par ici, s’il vous plaît. Il n’y a pas de temps à perdre, monsieur.
Son interlocuteur, dont la voix sonnait comme celle d’un enfant parlant la bouche pleine de roulements à billes, était un Jajuejein, une créature qui, au repos, ressemblait à un buisson d’amarante de soixante ou soixante-dix centimètres de diamètre. Celui-ci s’était étiré pour atteindre les deux mètres de Fassin, donnant forme à sa multitude de composants semblables à des brindilles vert foncé et bleu acier – heureusement, il n’avait pas essayé de reproduire un visage –, se levant sur deux tiges qui rappelaient vaguement des jambes. Le reste de son corps, à travers lequel il était possible de voir le sol de l’espace caverneux, était un simple cylindre orné de rubans de tissu doux et de minuscules composants métalliques, qui auraient très bien pu être des bijoux, des gadgets ou des armes. Il se retourna, ou plutôt se déversa, vers une sorte de chariot ouvert, où le matelot whule était déjà en train de déposer ses bagages.
Fassin dit au revoir à un lieutenant Dicogra souriant, puis rejoignit le Jajuejein dans le chariot. Celui-ci traversa promptement la petite aire de réception, s’engagea dans une cabine d’ascenseur, suivit un couloir incurvé et passa en revue une suite de pièces qui, semblait-il, offraient une vue imprenable sur le nord de la ville avec, au-delà, des collines pâles et dentelées. Le lieutenant Inesiji déposa les bagages de Fassin sur le lit avec une grâce fluide et lui annonça qu’il avait exactement trois cinquièmes d’heure pour se rafraîchir, passer sa robe de cérémonie et se présenter à l’extérieur de sa chambre, d’où on l’escorterait jusqu’à la salle d’audience.
Fassin envoya un message à Bantrabal pour dire qu’il était bien arrivé, puis fit ce qu’on lui avait demandé.
La salle d’audience circulaire était étincelante et chaude. Les murs d’or blanc scintillaient sous un plafond représentant une galaxie constellée de minuscules lumières. Le lieutenant Inesiji l’accompagna jusqu’à une des nombreuses plates-formes serties dans la salle en forme de bol. Le sol se souleva lentement et prit la forme d’un fauteuil humain. Il prit place – il était un peu raide et engoncé dans ses vêtements de cérémonie –, et le lieutenant lui dit dans une sorte de chuchotement humide :
— S’il vous plaît, restez là pour le moment.
L’officier s’inclina, se transforma en une sorte de roue de charrette et roula jusqu’à la sortie située en contre-haut.
Fassin regarda autour de lui. La salle paraissait pouvoir contenir un millier de personnes, mais ils étaient environ deux douzaines à attendre tout autour de l’espace conique, comme si on avait choisi de les éloigner le plus possible les uns des autres. Les humains – vêtus comme lui de tenues encombrantes aux couleurs éclatantes – étaient majoritaires, mais il vit un autre Jajuejein – endormi ou au repos, il avait pris la forme d’une sphère ornée de rubans iridescents –, deux Whules assis, pareils à des tentes anguleuses couvertes de fleurs argentées, aux yeux posés sur lui, deux Quaups semblables à des ellipses rouges de deux mètres de long – dont un tourné dans sa direction et l’autre dressé à la verticale. Fassin avait bien du mal à interpréter le langage corporel de ces créatures, car ses vastes connaissances en matière d’extraterrestres concernaient surtout les Habitants. Trois grosses combinaisons environnementales contenant des êtres aquatiques complétaient le contingent des créatures non humaines : deux d’entre elles ressemblant à des Quaups bleu-vert abritaient probablement des Kuskundes. La troisième était un losange noir mat de la taille d’un petit bus, qui irradiait de la chaleur. Probablement un symbio-essaim ifrahile.
Au centre de la salle, en son point le plus profond, juste devant un ensemble de plates-formes hautes et larges qui brisaient la symétrie de l’endroit, trônait un appareil à l’allure incongrue, aux allures d’antique marmite en fer : une sorte d’urne au ventre noir de deux mètres de diamètre, couronnée d’un dôme et juchée sur trois pieds courtauds à même le sol en or massif luisant comme du beurre. Sa surface était striée d’ailettes, mais, à part cela, elle avait un aspect quasi préhistorique. Fassin n’avait jamais rien vu de pareil. Il frissonna, malgré la chaleur de la salle.
Le Quaup qui donnait l’impression de dormir se redressa subitement en faisant onduler sa cape et se retourna vers son congénère, situé à trente mètres de là, qui pivota pour lui faire face. Des symboles clignotèrent sur le visage en forme de nacelle des créatures, qui entreprirent de se rapprocher l’une de l’autre tout en conversant. Mais la discussion fit long feu quand un petit drone descendit du plafond en voletant et, avec force couinements et gazouillements, leur signifia de retourner à leur place. Les Quaups répondirent au robot en émettant des claquements et des sifflements, mais obtempérèrent.
Ils eurent à peine le temps de retourner à leur fauteuil. Un groupe de six techniciens jajuejeins à l’air maladroit dans leur habit formel faits de rubans iridescents qui entravaient leurs mouvements entra par une porte latérale, en poussant de grandes palettes chargées d’équipements sophistiqués qu’ils disposèrent autour de la marmite. Les rubans qui leur ceignaient le corps trahissaient leur appartenance à la Prévôté, réalisa soudain Fassin, qui se demanda alors si, en tant que commandant de l’Ocula, il avait un quelconque pouvoir sur eux. Un autre groupe – des prêtres humains de la Cessoria, d’après leurs atours, même s’il était difficile d’affirmer qu’ils étaient des Purificateurs – arriva de la direction opposée. Les prêtres s’arrêtèrent derrière les techniciens, qui ne les regardèrent même pas et continuèrent de préparer leurs mystérieuses machines.
Enfin, un impressionnant groupe de quatre humains et autant de Whules, des soldats en armure de force miroitante, équipés de toute une variété d’armes lourdes, fit son apparition. Dans la salle, l’ambiance changea aussitôt. L’étonnement céda bientôt la place à l’appréhension, à l’inquiétude, voire même à la peur, et ce chez toutes les espèces présentes. Les deux Quaups échangèrent de grands signaux faciaux, l’Ifrahile se hissa sur sa plate-forme en sifflant, tandis que les Whules, incrédules, se regardèrent en surveillant du coin de l’œil leurs congénères en armure.
Qui avait fait venir ces soldats dans la salle d’audience ? Était-ce un piège ? Les personnalités convoquées avaient-elles offensé le Hierchon ? Allaient-ils tous être exécutés ?
Les soldats formèrent un cercle autour des techniciens et des prêtres, se tinrent au repos, leurs armes en veille. Comme ils tournaient le dos à l’assistance et faisaient face au grand chaudron de fer, tout le monde se détendit un peu.
Alors, une série de plates-formes situées derrière l’urne et les fonctionnaires s’éclaira, s’enfonça dans le sol avant de réapparaître quelques instants plus tard. Sauf que cette fois-ci, elles étaient pleines de gens. Il y avait un anneau externe d’humains en uniforme blanc d’officiel, un anneau interne de courtisans issus de diverses espèces vêtus de façon extravagante, un autre cercle composé de membres de l’Ascendance, de l’Omnocratie, de l’Administrate et de la Cessoria – Fassin put les identifier parce qu’il les avait déjà vus aux informations, mais aussi grâce aux quelques visites qu’il avait effectuées à la cour – entourait une personne située au centre : le Hierchon Ormilla lui-même, resplendissant dans son disque enveloppé de platine qui flottait juste au-dessus de la plate-forme la plus haute. Le visage de la créature sombre était visible derrière la vitre à facettes de sa combinaison, malgré les volutes de gaz rouge qui l’entouraient. De tous les micro-environnements présents dans la salle, celui du Hierchon, avec ses sept mètres de haut et ses trois mètres de large, était le plus imposant. Rapidement, il se couvrit de givre, comme l’humidité de la salle se condensait sur sa surface glaciale.
À l’arrivée du personnage et de sa suite, le fauteuil de Fassin se mit à vibrer, puis commença à disparaître dans le sol. Le jeune homme comprit le message, se leva et s’inclina. Les autres l’imitèrent dans leurs langages corporels respectifs. La combinaison environnementale géante s’affaissa lentement jusqu’à ce que sa base effleure la plate-forme. Alors, le fauteuil de Fassin reprit sa position initiale.
Le Hierchon Ormilla était un Oerileithe, un habitant des géantes gazeuses mais pas un Habitant, même si la forme de sa combinaison pouvait prêter à confusion. Ormilla dirigeait le système Ulubis depuis son investiture quelque six mille ans plus tôt. En ce temps-là, les humains, qui constituaient aujourd’hui la majorité de sa population, n’étaient même pas arrivés. On le considérait généralement comme un dirigeant compétent, quoique peu imaginatif, qui, dans le cadre strict de la Mercatoria, exerçait son pouvoir de façon prudente, sensée et, à l’occasion, sensible. À en croire les médias autorisés, depuis la destruction du portail, son attitude était caractérisée par une majesté indéniable, par un héroïsme exemplaire et par une solidarité touchante et sans limites à l’égard de ses concitoyens humains. Certains critiques et analystes – pour la plupart des humains, justement – étaient moins tendres et l’accusaient d’avoir un goût naturel pour l’autoritarisme et la répression paranoïaque, pratiques récemment laissées de côté sur le conseil de ses ministres au profit d’une attitude plus posée et compréhensive.
Fassin examina plus attentivement les invités et comprit que toute la bande était là. En plus du Hierchon et de ses deux adjoints principaux, étaient présents les Peregals Tlipeyn et Emoerte, le sous-maître Sorofieve – le membre le plus important des Propylées à avoir survécu à la destruction du portail –, l’officier le plus gradé de la Navigarchie, l’amiral Brimiaice, le général de la Garde Thovin, le Premier secrétaire de l’Administrate Heuypzlagger, le colonel Somjomion de la Prévôté – son supérieur direct, pensa Fassin – et enfin, l’ecclésiastique Voriel, de la Cessoria. L’élite du système, en somme.
Fassin regarda tour à tour l’espèce de marmite posée sur le sol doré et les soldats armés jusqu’aux dents, et se dit que c’était là une formidable occasion de décapiter les huiles du système.
— Ceci est une session extraordinaire de la cour mercatorienne d’Ulubis, présidée par le Hierchon Ormilla, annonça un officiel d’une voix tonitruante via les haut-parleurs de la salle. Le Hierchon Ormilla ! cria-t-il, comme s’il avait peur de ne pas s’être fait bien entendre.
L’homme parlait la version humaine de la langue Standard, le langage le plus usité dans la galaxie. Le Standard avait été choisi comme langue pangalactique huit milliards d’années auparavant. Les Habitants avaient énormément œuvré à son développement, tout en insistant sur le fait qu’ils n’en étaient pas les auteurs. Eux-mêmes parlaient un dialecte informel très ancien, une langue formelle plus ancienne encore, plus de nombreux autres langages datant d’époques diverses, qu’ils pratiquaient ou choisissaient d’oublier en fonction de leur humeur.
— Oh ! il y a eu un genre de compétition, lui avait expliqué un Habitant gardien/mentor nommé Y’sul, lors de sa toute première fouille. Choisir un langage universel n’a pas été facile. Je me rappelle une guerre provoquée par une dispute linguistique – entre une espèce Voyageuse et une autre Grumeleuse, il me semble. S’est ensuivie toute une série d’enquêtes, de missions, de sommets, de rapports, de conférences, de réunions.
» Le Standard que nous connaissons aujourd’hui fut choisi après des siècles de recherches, d’études et de disputes par un comité hétéroclite composé de représentants de milliers d’espèces, dont au moins deux se sont éteintes avant la fin des négociations. Bizarrement, ils ont fini par opter pour la langue la plus pratique, pour un vecteur de communication quasi parfait : flexible, descriptif, peu coloré (détail très important, quoi qu’il signifie), précis mais malléable, élégant et complet, tout en restant perméable aux apports étrangers. Une langue à la graphie en parfaite adéquation avec sa prononciation, une langue facile à transcrire dans toutes les formes d’écriture sans perte de sens.
» Cette langue n’appartenait à personne, car les espèces qui l’avaient créée n’existaient plus et n’avaient laissé ni héritiers, ni traces de leur passage dans la galaxie. Plus étonnant encore, la conférence qui décida de sa généralisation se déroula sans encombre, et le mégacomité accepta à l’unanimité toutes les recommandations proposées. Dès lors, le Standard se développa et se propagea très rapidement. En quelques générations seulement, il devint la première et unique langue véritablement universelle, ce qui facilita énormément la coopération entre espèces.
» Il serait certes naïf de penser que tout le monde l’adore. Certains des nôtres, en particulier, continuent de s’opposer farouchement à son usage, et des groupes ou organisations de tailles diverses proposent régulièrement des langues censées être plus pratiques et plus universelles encore. Certains Habitants persistent à considérer le Standard comme une abomination imposée par des espèces étrangères, comme le symbole de notre soumission à la mode galactique.
» Ces gens-là parlent ostensiblement notre ancienne langue formelle. Sauf lorsqu’ils utilisent une langue de leur création, en général parfaitement incompréhensible.
Lors de cette première mission, Fassin avait été accompagné par son oncle Slovius, qui effectuait alors sa dernière fouille.
— Comme c’est typique, avait-il observé plus tard. Seuls les Habitants sont capables de discuter le résultat d’un match qui a eu lieu il y a huit milliards d’années.
Fassin sourit en se remémorant cette conversation et jeta un regard circulaire sur l’auditorium géant, où les mots de l’officiel résonnaient avant de mourir sur les métaux et les étoffes précieuses. Tout était très impressionnant, mais d’une façon quelque peu exagérée et presque vulgaire. Il se demanda combien de discours et de cérémonies pompeuses il devrait encore supporter avant que quelque chose de véritablement intéressant ne soit dit. Il compta rapidement les personnes présentes. Il y en avait au moins deux fois plus que ce que la projection lui avait annoncé.
Un écran tactile monté sur une tige apparut devant lui et s’alluma. Il pouvait prendre des notes, faire des recherches, mais n’avait accès à aucun enregistrement audio ou vidéo. Fassin appuya sur un symbole pour confirmer sa présence. Autour de la salle circulaire, les autres en faisaient autant sur des moniteurs adaptés à leur morphologie.
— Vous êtes ici pour assister à la transmission d’un signal depuis l’Est-taun Zhiffir, dit calmement la voix profonde et synthétique d’Ormilla. Le message, nous a-t-on dit, sera délivré par une Intelligence Artificielle, qui sera détruite dès la fin de cette audience, ajouta-t-il avant de faire une pause pour laisser à tout le monde le temps d’assimiler cette information étonnante. Votre conscience et votre devoir vous dicteront ce que vous devrez faire par la suite, reprit-il. Sachez cependant que la manière dont ce message vous aura été transmis devra rester secrète. Tout manquement à cette règle sera puni de mort. Commençons…
Une IA ? Une machine consciente ? Une abomination ? Fassin n’en croyait pas ses oreilles. L’histoire de la Mercatoria était marquée par la persécution implacable et la destruction systématique des IA. Depuis toujours, semblait-il, on avait lutté avec zèle et détermination pour les empêcher d’exister. C’était d’ailleurs la raison d’être des Purificateurs. Ils étaient des chasseurs d’IA, des persécuteurs fanatiques et sans remords. Ils faisaient leur possible pour empêcher toute recherche sur le sujet des machines intelligentes, et pourtant, ils étaient là, à regarder calmement l’étrange marmite et les techniciens qui l’entouraient.
Une image semi-transparente se forma dans les airs, juste au-dessus de l’objet mystérieux, au centre exact de la salle. L’hologramme représentait un humain mâle vêtu d’un uniforme d’amiral de la Grande Flotte. Fassin ignorait qu’un de ses congénères s’était élevé à un rang si impressionnant. L’amiral était un homme d’âge mûr bien bâti, au visage strié de rides profondes. Il était chauve, bien sûr, et son crâne orné de tatouages. Il portait – à en croire l’hologramme – une combinaison de combat très perfectionnée, dont le casque était escamoté et replié autour de son cou et de ses épaules. Divers insignes accrochés à l’armure confirmaient l’importance du personnage.
— Merci beaucoup, Hierchon Ormilla, dit l’image.
Alors, l’homme parut se retourner vers Fassin. Le jeune homme sursauta, avant de comprendre que toutes les personnes présentes dans la salle devaient avoir eu la même impression. Du moins l’espérait-il.
— Je représente l’amiral Quile, de la Grande Flotte, commandant du troisième escadron de la flotte de combat qui escorte l’Est-taun Zhiffir dans son voyage pour Ulubis, sous le commandement de l’amiral Kisipt, dit la projection d’une voix calme et posée.
Flotte de combat ? pensa Fassin. On ne faisait jamais escorter un vaisseau remorqueur par une flotte de combat. Habituellement, quelques vaisseaux de la Garde ou deux engins de la Navigarchie accompagnés d’un navire de la Grande Flotte – pour les cérémonies – suffisaient. Il n’était pas expert militaire, mais même lui était au courant. Il suffisait pour cela de regarder les informations. Il examina les militaires disposés en cercle sur la plate-forme. Oui, eux aussi semblaient surpris.
— Je suis là pour vous informer et vous donner des ordres, dit l’hologramme. Ensuite, je pourrai répondre à vos questions avant d’être détruit. Pour commencer, les informations : nous savons de source sûre que d’ici un an, voire quelques mois seulement, le système Ulubis sera la cible d’une invasion à grande échelle. Celle-ci aura pour origine Épiphanie Cinq.
La projection fit une pause, comme pour écouter. Dans la salle régnait un calme absolu. Tout le monde devait être choqué, mais, remarqua Fassin, personne n’arborait une expression trop franchement apeurée ou incrédule.
Il dévisagea les autres personnalités convoquées comme lui et se demanda s’il était le seul à être surpris par cette nouvelle. Des motifs étranges sur le visage d’un Quaup, des échanges de regard entre Whules, et peut-être des yeux écarquillés parmi les techniciens entourant la machine. Ceux qui arrivaient le moins à dissimuler leurs sentiments semblaient étonnés. La combinaison de l’Ifrahile tangua peut-être légèrement. Fassin s’apprêtait à appuyer sur son moniteur lorsque celui-ci afficha une carte de cette partie de la galaxie, une sphère de mille années-lumière de diamètre, dont le centre était Épiphanie Cinq, une masse composée de millions de soleils, tout près desquels se trouvait Ulubis.
— En fait, d’après nos stratèges, il y a six pour cent de chances pour que l’invasion ait déjà commencé au moment ou vous recevrez ce message, dit la projection, souriante, en jetant un regard sur l’assemblée. Mais je suis heureux de voir que ce n’est pas le cas. Cependant, reprit-elle comme son sourire s’évanouissait, j’aurais préféré, au moment où l’original de ce message a été enregistré, pouvoir vous annoncer que vous avez encore trois à cinq années devant vous. Toutefois, les données que nous avons reçues depuis ne laissent la place à aucune équivoque. En fait, vous avez probablement encore moins de temps que prévu…
L’image fit une pause brève.
— Les Déconnectés d’E-5 étaient déjà connus pour leur agressivité et leurs velléités expansionnistes. Cela fait plusieurs centaines d’années que nos scanners repèrent régulièrement les signatures d’armements de niveau huit dans les systèmes de Leseum.
Pour illustrer ce que l’IA disait, des images apparurent sur les moniteurs.
— Des batailles spatiales et des explosions nucléaires de très forte puissance, comme vous pouvez le voir. Manifestement, quelqu’un essaie d’imposer son hégémonie sur la région. Ce « quelqu’un » pourrait très bien être un humain se faisant appeler l’Archimandrite Luseferous. Cette personne appartenait réellement à la Cessoria, sauf qu’elle y avait le rang de Devin et non pas celui d’Archimandrite. Il semblerait qu’elle se soit promue elle-même. Quoi qu’il en soit, je pense que nous pouvons désormais considérer cet homme comme un apostat, dit la projection avec un sourire pincé. Jusqu’à il y a assez peu de temps, les systèmes de Leseum étaient la dernière région connectée d’Épiphanie Cinq. Toutefois, leur portail a succombé à un assaut mineur lors de l’Éparpillement.
Son sourire disparut.
— Dix jours avant l’envoi de ce signal, une force d’invasion en provenance d’E-5 comprenant plusieurs centaines de vaisseaux amiraux, une escorte et des transports de troupes ont attaqué le système Ruanthril, situé plus près du cœur de la galaxie. Ils ignoraient que Ruanthril venait de recevoir un nouveau portail et était de nouveau connecté à la Mercatoria. Auparavant, il n’était pas relié au Complexe, d’où leur erreur d’appréciation. Quoi qu’il en soit, des éléments de la Grande Flotte étaient là pour les accueillir. L’attaque a été repoussée, mais les pertes ont été importantes dans les deux camps.
À ce moment-là, Fassin vit un air consterné transformer fugitivement le visage de l’amiral de la Grande Flotte Brimiaice.
— Oui, reprit l’image, comme pour répondre à l’officier. Cette attaque nous a surpris aussi, et nous n’avions pas assez de vaisseaux pour y faire face correctement. Par ailleurs, pour ne rien arranger, le portail a été détruit durant la bataille.
Là, l’amiral Brimiaice, un Quaup, arbora une expression à la fois indignée, honteuse et choquée – si Fassin se rappelait correctement ses cours de langages corporels de la Mercatoria.
— Avant que ces événements fâcheux ne surviennent, continua l’hologramme, nous sommes parvenus à capturer un de leurs vaisseaux amiraux, dans lequel nous avons trouvé de nombreuses données très intéressantes, dont un journal tenu par une sorte de grand amiral – le commandant suprême de la flotte d’invasion. Dans ce journal, le commandant exprimait son étonnement de voir la machine de guerre, dont il était si fier de faire partie, concentrer ses efforts loin des zones les plus stratégiques – à savoir celles où la concentration d’étoiles garantit d’importantes chances de succès. Ces zones se situent évidemment vers le cœur de la galaxie, et non pas, ainsi que le précise l’officier, dans ses confins désertiques, vers le Courant quaternaire, vers Ulubis, “cette crotte accrochée au doigt tendu de la galaxie”, comme le décrit le commandant d’une manière si imagée.
Fassin se retint de rire. La plupart des officiels sur les plates-formes cérémonielles principales accusèrent le coup. Ils étaient choqués, horrifiés, outrés. La combinaison du Hierchon recula d’un demi-mètre pour marquer l’écœurement de la sommité.
La projection prit le temps de jeter un regard circulaire sur la salle d’audience.
— Oui, ce n’est pas très flatteur. Toutes mes excuses. Vous serez tout de même heureux d’apprendre que l’auteur de cette prose mémorable est en ce moment entre les mains des inquisiteurs de nos services secrets.
Fassin vit quelques visages se couvrir d’un masque de satisfaction feinte. Ils ne savaient donc rien de tout cela. Lui qui pensait que le Hierchon et ses copains avaient déjà été mis au parfum.
— Bien sûr, nous disposons maintenant du profil détaillé de leur tentative d’invasion de Ruanthril, dit l’hologramme, plus ceux de plusieurs autres attaques effectuées par la même flotte. Les commentaires de leurs officiers nous donnent de bonnes raisons de croire que le système Ulubis est très sérieusement menacé. Le système a récemment subi plusieurs attaques mineures, dites « de reconnaissance », qui pourraient très bien être la phase préliminaire d’une invasion générale imminente. Nous n’avons que quelques mois devant nous. Les attaques des Dissidents ne nous surprennent plus depuis longtemps, toutefois, leur recrudescence dans le système Ulubis est anormale.
Fassin vit dans cette dernière phrase une critique déguisée du système, en particulier des services secrets de la Navigarchie. L’amiral Brimiaice était figé, comme s’il faisait de son mieux pour se faire oublier. Apparemment, on avait essayé de cacher à la population la gravité de la situation. Comme Verpych, Fassin était persuadé que les incursions n’avaient commencé que depuis un an environ. Alors que l’IA semblait insinuer qu’elles duraient depuis au moins trois ans. Ces cachotteries n’avaient certes rien de surprenant. La population était habituée à être désinformée par les autorités et, de ce fait, avait tendance à mettre en doute tout ce qu’on lui annonçait. Surtout la vérité nue.
— J’ai autre chose à vous dire, reprit l’image au-dessus de la marmite, mais comme je suppose que vous avez de nombreuses questions à me poser, nous allons faire une pause. Ah oui !, inutile de vous présenter, je vous connais tous.
Tout le monde se tourna vers le Hierchon, qui, obligeamment, se dévoua pour parler le premier :
— Machine, quelles sont les probabilités pour que cette invasion ait réellement lieu ?
L’hologramme ne parut pas particulièrement impressionné par cette première question. Fassin crut même le voir soupirer.
Le Voyant écouta à moitié la réponse et prêta encore moins attention aux bavardages qui suivirent. Il n’y avait rien de plus à ajouter. Les interrogations et interventions de ses confrères étaient redondantes et pouvaient être résumées ainsi : Êtes-vous sûr ? Vous êtes complètement fou ! Avouez que vous avez menti, sale abomination ! Vais-je avoir des ennuis à cause de ce qui va se produire ?
Fassin utilisa l’écran tactile pour accéder à une carte de cette zone de la galaxie. Il fit apparaître un hologramme à l’échelle et jeta un coup d’œil à l’état des diverses civilisations qui peuplaient la région. L’IA avait complété les données déjà accessibles en y ajoutant des mises à jour vieilles de dix-sept années seulement. Il constata que des pans entiers de la galaxie avaient changé de couleur, ce qui signifiait qu’ils étaient désormais sous le contrôle d’Épiphanie Cinq.
— … leur résister jusqu’à notre dernier souffle ! gronda l’amiral Brimiaice.
— Je n’en doute pas une seconde, commenta l’hologramme. Toutefois, tout laisse à croire que, même si vous déclariez l’état d’urgence sans attendre et que vous investissiez toute votre puissance économique dans la construction de vaisseaux de guerre, vous seriez encore loin d’être suffisamment armés pour les accueillir.
L’amiral Brimiaice souffla de rage.
Fassin se posait une question, lui aussi. Une question dont il ne souhaitait pas faire part à l’IA. Une question qui, malheureusement – il en avait la désagréable certitude –, trouverait une réponse très bientôt. Qu’est-ce que j’ai à voir avec toute cette histoire ?
— Puis-je continuer ? demanda l’image.
Il était temps d’arrêter ce brouhaha. De fait, il ne s’agissait plus maintenant de poser des questions, mais d’affirmer son innocence, de plastronner en faisant des déclarations héroïques, d’affirmer son autorité ou d’accuser avec plus ou moins de finesse les collègues fonctionnaires présents. L’hologramme eut un sourire fin, plein de regrets.
— Je comprends bien que cette annonce vous a fait l’effet d’un électrochoc. Néanmoins, j’ai peur de devoir vous dire qu’elle n’était que le préambule de cette communication.
L’image de l’amiral Quile s’interrompit pour laisser à tout le monde le temps d’assimiler ses paroles.
— Bien, reprit-il. Il y a parmi nous un jeune homme qui, depuis le début, doit se demander ce qu’il fait ici.
Merde, eut le temps de penser Fassin avant que l’hologramme se tourne dans sa direction. Était-il réellement en train de le regarder ? Les autres l’avaient-ils remarqué ? Des têtes et autres organes sensoriels se braquèrent vers lui. La réponse était donc « oui ».
— Voyant Fassin Taak, pourriez-vous vous manifester, s’il vous plaît ?
Fassin entendit son sang bouillonner dans ses oreilles. Il se leva et s’inclina lentement et légèrement en direction du Hierchon. Il avait l’impression de rapetisser. La salle se mit à tournoyer autour de lui, et il fut heureux de pouvoir se rasseoir. Il se sentit devenir rouge et tenta de se contrôler.
— Le Voyant Taak est un jeune homme né il y a déjà plusieurs siècles de cela, dit l’image. Il a consacré de longues années d’études aux Habitants de Nasqueron, la géante gazeuse. Je suppose que vous êtes nombreux à avoir déjà entendu parler de lui. Il vient d’être nommé commandant dans l’Ocula de la Prévôté pour des raisons qui deviendront évidentes en temps voulu.
Lorsque l’hologramme eut terminé sa phrase, Fassin, qui se sentait plus que jamais observé, remarqua que le colonel Somjomion, la femme qui dirigeait le contingent de la Prévôté dans le système Ulubis, lui souriait avec circonspection. Ignorant si le salut militaire avait cours au sein de la Prévôté, il se leva furtivement et inclina formellement la tête.
Putain, putain, pensa-t-il à ce moment-là.
L’image qui flottait au-dessus de la marmite dit :
— Si le Voyant – le commandant – Taak est aujourd’hui parmi nous, c’est à cause d’une de ses découvertes – enfin, sauf votre respect, “découverte” n’est peut-être pas le mot approprié. Découverte, donc, qui justifie également ma présence ici.
Oh, nom de Dieu ! J’ai toujours su que ce métier me conduirait à ma perte, mais je m’attendais plutôt à une défaillance technique, pas à une torture de ce genre. D’un autre côté, le sourire du colonel était retenu, voire circonspect, et non pas méchant ou moqueur. Finalement, mon heure n’est peut-être pas encore venue.
— Ce qui nous amène à la véritable, ou en tout cas à la principale raison de ma présence ici, sous cette forme exceptionnelle, dit l’hologramme avant d’inspirer profondément et ostensiblement.
Lentement, il jeta un regard circulaire sur l’assemblée et dit :
— Ulubis – et je pense que vous serez tous d’accord avec moi – est un système agréable et plutôt favorisé.
Une nouvelle pause.
Comme tout le monde, Fassin écoutait sans faire le moindre bruit. S’il y avait eu des mouches, on aurait très certainement pu les entendre voler.
— Ajoutons que l’étude des Habitants en fait incontestablement un centre culturel et intellectuel de première importance.
Encore une pause. Fassin eut l’impression de voir le regard de l’image pétiller. L’IA qui la contrôlait était bien capable d’accomplir ce genre de prodige.
— Néanmoins, on peut légitimement se demander – encore une fois, sans vouloir manquer de respect à qui que ce soit – ce qui, dans le système Ulubis, a pu attirer l’attention de notre nouvel ennemi d’Épiphanie Cinq. On peut également se demander – compte tenu du nombre important de systèmes restés sans connexion depuis des millénaires – pourquoi l’expédition partie de Zenerre pour Ulubis a été si promptement organisée. D’autres systèmes, à l’importance stratégique plus évidente, plus peuplés, auraient, eux aussi, pu bénéficier des ressources et des compétences de nos collègues Ingénieurs.
» On ne peut s’empêcher de noter que l’Est-taun Zhiffir est accompagné par des éléments de la Grande Flotte, dont mon original a l’honneur de faire partie. Pourquoi ce navire remorqueur bénéficie-t-il d’une escorte si puissante ? demanda l’hologramme en levant le menton et en regardant tout le monde. On peut se poser la question. Avouez aussi que la destruction de votre portail, il y a plus de deux siècles, prend aujourd’hui une tout autre signification.
Un frisson général traversa la salle, remarqua Fassin. Tout cela a-t-il encore quelque chose à voir avec moi ? se demanda-t-il. Plus j’en entends, plus j’espère qu’il n’en est rien.
— Nous suspectons très fortement qu’un événement précis, reprit l’image avec un large sourire sans joie mais satisfait, est à l’origine de ce qui nous arrive.
L’image se retourna pour faire directement face au Hierchon Ormilla.
— Monsieur, en ce point précis de ma communication, je suis obligé de vous demander de faire sortir tous ceux qui ne sont pas directement concernés par ce qui va suivre et qui ne figurent pas sur la liste de haute sécurité. Les soldats peuvent rester, à condition de déconnecter leurs oreillettes, mais je désobéirais à mes ordres si j’autorisais à rester ceux qui ne sont pas supposés être là.
— Amiral Quile, s’exclama le Hierchon avec ce qu’il fallait d’emphase. Je me porte garant pour tous ceux qui sont présents aujourd’hui, et qui, très certainement par inadvertance, ont été rayés de la liste susmentionnée. Vous pouvez continuer.
— Si cela ne tenait qu’à moi, monsieur, je continuerais sans prendre plus de précautions, répondit l’image de l’amiral. Toutefois, quoique l’idée d’insulter votre aimable et estimée cour me répugne, on m’a spécifiquement interdit de continuer. Mes ordres viennent du Conseil des Complectors.
Aïe ! pensa Fassin, qui se sentit presque désolé pour le Hierchon, qui venait d’être humilié en public. Le pauvre devait se sentir tout petit. Le Sarcomage était au-dessus du Hierchon, mais devait rendre des comptes à son Complector, lequel, en dépit du pouvoir colossal qu’il avait entre les mains au sein de la galaxie civilisée, était tributaire des décisions de son Conseil. Les membres tout-puissants de ce dernier n’étaient limités que par les lois de la physique, qu’ils tentaient d’ailleurs de contourner le plus possible.
Le Hierchon Ormilla finit par admettre dignement sa défaite, et, en quelques minutes, la salle fut vidée de la moitié de ses occupants. Les gradins situés devant le personnage étaient à présent presque vides. Les officiels et autres courtisans étaient partis en marmottant et en prenant un air outré et blessé. Les huiles de l’armée étaient encore là, mais le colonel Somjomion de la Prévôté et l’ecclésiastique Voriel de la Cessoria avaient été contraints de laisser les leurs pour aider au maniement des appareils de monitoring de la marmite qui contenait l’IA. L’air décontracté, les soldats en armure chatoyante formaient toujours un cercle lâche autour des personnalités, mais à présent, ils étaient complètement sourds.
Pendant ce temps, Fassin était resté à sa place. Il ne savait trop quoi penser. Oh, il savait ce qu’il aurait dû se dire. Il aurait dû se dire : Qu’est-ce que c’est que cette histoire de découverte, et qu’est-ce qui justifie un tel niveau de secret et de paranoïa ? Sauf qu’il était incapable de réfléchir. De même, il savait ce qu’il aurait dû ressentir : de la peur, tout simplement. Cependant, il se sentait relativement bien. Tout juste était-il excité et avait-il les nerfs à vif.
— Merci, dit l’image en trois dimensions de l’amiral. À présent, j’ai une question à vous poser, reprit-il en regardant tour à tour ceux qui étaient toujours là. Avez-vous entendu parler d’une Liste des Habitants ? C’est une question rhétorique, s’empressa-t-il d’ajouter en levant le doigt. Vous n’êtes pas obligés de répondre. Ceux d’entre vous qui le souhaitent peuvent prendre le temps de consulter leurs moniteurs ou équivalents. Ne vous gênez pas.
Un concert de tapotements se fit entendre. La Liste des Habitants ? Putain, non, pas ce truc-là.
L’hologramme sourit.
— Laissez-moi dire ce qui – au moment où ce message a été enregistré – nous paraissait important à ce sujet.
Fassin avait entendu parler de cette Liste, évidemment. Tout comme nombre de profanes, aussi le sujet revenait-il régulièrement lorsqu’un Voyant était invité à une fête, en même temps que d’autres clichés tout aussi fatigants tels que : « Les Habitants chassent-ils leurs propres enfants ? » ou : « Sont-ils vraiment aussi vieux qu’ils le prétendent ? »
La Liste des Habitants était un ensemble de coordonnées. On l’avait trouvée – mais rien n’était moins sûr – alors que la Guerre de l’Éclatement touchait à sa fin, il y avait de cela quatre millions d’années. À l’époque déjà, elle était obsolète. Il se disait que la Liste donnait l’emplacement de tous les portails secrets des Habitants. D’après la légende, ceux-ci étaient en développement depuis la Longue Chute, moment où les Habitants avaient décidé que les espèces – ou groupes d’espèces – avec lesquelles ils étaient forcés de cohabiter n’étaient pas suffisamment dignes de confiance pour partager un seul et même réseau de trous de ver. Les Habitants auraient donc créé leur propre réseau secret, afin de voyager de géante gazeuse en géante gazeuse sans être dérangés.
Cette histoire fantaisiste ne tenait absolument pas compte de la nature des Habitants, ni du rapport singulier que ceux-ci entretenaient avec le temps et l’espace. Les Habitants n’avaient aucunement besoin de trous de ver. Passer quasi instantanément d’un système à l’autre ne les intéressait pas. Ils pouvaient vivre des milliards d’années, et ralentir leurs pensées et leur métabolisme de façon à ce qu’un voyage de mille, de dix mille ou de cent mille ans ne semble durer qu’une nuit, que le temps de lire un bon livre ou de jouer à un jeu compliqué. Et puis, ils étaient déjà partout. Ils disaient avoir essaimé dans la galaxie durant l’Âge de la Première Diaspora, lequel avait pris fin tandis que l’univers n’existait que depuis deux milliards et demi d’années. Même si c’était faux – une exagération typique de ce peuple –, il n’en était pas moins indiscutable que les Habitants étaient présents sur plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des géantes gazeuses de la galaxie, et ce depuis des temps immémoriaux. (Mais pas sur Jupiter. La géante gazeuse du système humain était très pauvre en eau, aussi les Habitants la considéraient-ils comme une sorte de désert et la visitaient-ils très rarement.)
Après des siècles de temps réel et des décennies de temps relatif passés en leur compagnie, Fassin en était arrivé à la conclusion que les Habitants méprisaient les espèces Rapides tout en étant désolés pour elles – les espèces qui, comme les humains, ressentaient le besoin d’utiliser des trous de ver.
De leur point de vue, être Rapide – vivre si précipitamment – revenait à accélérer la venue de sa propre fin. La vie était caractérisée par une trajectoire immuable, une courbe naturelle. L’évolution, le développement, le progrès : tout tendait à pousser les espèces intelligentes dans une certaine direction. Il nous incombait donc de décider si l’on souhaitait courir ou flâner le long de cette route. Les Lents prenaient leur temps, s’adaptaient à l’échelle et aux limites naturelles de la galaxie et de l’univers.
Les Rapides étaient toujours à la recherche d’un raccourci et semblaient déterminés à faire plier, coûte que coûte, le tissu même de l’espace. Lorsqu’ils étaient malins, ils y parvenaient, mais ce faisant, ils se rapprochaient de leur mort. Ils vivaient vite et mouraient encore plus vite, dessinant des courbes soudaines, glorieuses mais éphémères dans le firmament. Les Habitants, comme tous les Lents, souhaitaient arpenter la galaxie pendant longtemps, et étaient donc disposés à attendre.
Il fallait donc faire preuve d’une mauvaise volonté considérable pour continuer de défendre la thèse d’un réseau de trous de ver secret. Secret depuis des centaines de millions d’années. D’autant qu’il était parfaitement évident que les différentes communautés d’Habitants étaient complètement isolées les unes des autres.
Et pourtant, le mythe de la Liste continuait d’exciter les gens en général, et les théoriciens de la conspiration en particulier, surtout lorsque la situation devenait désespérée et qu’on se mettait à fantasmer sur l’existence d’un pareil réseau.
Fassin était parfaitement d’accord avec la version officielle : la pseudo-découverte de la Liste au moment de la Guerre de l’Éclatement n’était pas une coïncidence. À l’époque, la communauté galactique paraissait sur le point de se disloquer, et la population avait besoin d’espoir, de se raccrocher à quelque chose. À cette époque-là, le système artériel était tombé de trente-neuf mille à moins de mille portails. Au nadir du Troisième Chaos, il ne restait plus qu’une centaine de portails dans toute la galaxie. Inutile de dire que les Habitants ne s’étaient pas précipités pour proposer à tout le monde d’utiliser leur fameux réseau secret. S’ils ne l’avaient pas fait à ce moment-là, alors que la lumière de la civilisation semblait sur le point de s’éteindre pour de bon, pourquoi le feraient-ils aujourd’hui ? Pourquoi se fatigueraient-ils à courir à notre secours ?
Le plus excitant dans cette Liste, c’était sa longueur. En effet, elle contenait plus de deux millions de coordonnées supposées. Un million d’artères reliées entre elles, formant un énorme réseau… Même au temps du Troisième Complexe, soit huit millénaires plus tôt, il y avait exactement deux cent dix-sept mille trois cent quatre-vingt-dix trous de ver dans toute la galaxie. D’après ce qu’il en savait, on n’avait jamais fait mieux. Si la Liste des Habitants était réellement un inventaire de portails secrets, alors la galaxie était sur le point de connaître le plus important bouleversement de toute son histoire. Deux millions de systèmes entreraient subitement dans la partie. Des systèmes qui, pour la plupart, n’avaient encore jamais été connectés. Tout le monde, partout, serait brutalement relié à son prochain. L’étoile la plus éloignée, la plus isolée ne serait plus qu’à une ou deux décennies du portail le plus proche. La civilisation galactique qui, tenace, balbutiait depuis douze milliards d’années, serait instantanément revitalisée.
De l’avis de Fassin et de la majorité de ses collègues Voyants, c’était un espoir vain. Les Habitants n’avaient nul besoin de trous de ver, et rien n’indiquait qu’ils en aient jamais utilisé. Évidemment, ils prétendaient être experts en matière de technologie des artères et des portails, ils affirmaient n’en avoir pas du tout peur. C’était juste qu’ils s’en passaient très bien. Et puis, s’ils avaient, un jour, été impliqués dans la construction de telles machines, cette époque était révolue depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, la Liste, que tout le monde avait copiée et recopiée, qui traînait dans les bibliothèques et les banques de données, accessible au commun des mortels, n’avait rien de secret. Elle comportait tout simplement les coordonnées de deux millions de géantes gazeuses dans deux millions de systèmes différents. Pour pouvoir en faire quelque chose, il faudrait connaître les emplacements précis des supposés portails.
Les endroits les plus évidents étaient les points de Lagrange et les points troyens situés entre les planètes des systèmes incriminés. Il n’y avait pas plus stable, d’un point de vue gravitationnel. Cependant, ces possibilités-là avaient été éliminées depuis longtemps, ce qui compliquait grandement la tâche des chercheurs. En théorie, la bouche d’un trou de ver pouvait se trouver à peu près n’importe où, à condition que son orbite fût stable. Il était donc possible de ne jamais la trouver. Un portail en train de fonctionner faisait près d’un kilomètre de diamètre et avait une masse effective de plusieurs centaines de milliers de tonnes, alors qu’un portail stabilisé, au repos, pouvait attendre quasi indéfiniment dans le nuage d’Oort d’un système en produisant une empreinte gravitationnelle de moins d’un kilogramme. Dans ce cas, il était très compliqué de déterminer son emplacement avec précision.
Certains n’hésitaient pas à dire qu’il existait un second ensemble de coordonnées plus précises, ou encore une simple formule mathématique qui, appliquée à n’importe quelles coordonnées de la Liste, donnerait, comme par magie, la clé du problème. Ces personnes oubliaient que, quatre cents millions d’années plus tard, il n’existait toujours pas de système capable de maintenir au même endroit quelque chose de si petit. (À moins que les portails aient automatiquement préservé leurs positions relatives, ce qui, compte tenu de l’attitude cavalière et débonnaire des Habitants vis-à-vis de la technologie, était fort peu probable.)
— Donc, reprit l’image qui flottait au-dessus de l’appareil noir, je suppose que vous savez tous de quoi je parle…
L’amiral fit le tour de la salle. Personne ne le contredit.
— La Liste des Habitants contiendrait les coordonnées de deux millions de portails datant de l’Âge de la Troisième Diaspora. Pendant un quart de milliard d’années, on a rejeté en bloc ce qu’on considérait comme un mythe, un mensonge absurde. Quant à l’Équation supposée compléter ces données et permettre l’accès à ce réseau secret, elle reste pour le moment introuvable. Si tant est qu’elle existe. Néanmoins… Des éléments nouveaux nous ont été apportés par le Voyant, et désormais commandant, Fassin Taak.
Fassin était une fois de plus conscient d’être devenu le point de mire de la salle d’audience. Il fixa l’hologramme sans bouger.
— Il y a un peu moins de quatre cents ans, le Voyant Taak a pris part à une expédition – à une « fouille », comme on dit –, qui l’a amené à séjourner chez les Habitants de Nasqueron, et plus précisément au sein d’un groupe de jeunes Habitants appelé « Tribu Dimajrienne ». Tandis qu’il était avec eux, un individu beaucoup plus âgé l’a autorisé – dans un accès de générosité peu commun – à consulter une modeste banque d’informations issue d’une bibliothèque plus vaste.
(Cela ne s’était pas exactement déroulé de cette façon. On était dans le mythe, et non plus la réalité. Fassin connaissait Valseir depuis des siècles, et la Tribu depuis moins d’un an. Avec un peu de chance, le reste des révélations de l’amiral serait plus fiable. Il revit en esprit le vieux et grand Valseir, vêtu de haillons, couvert d’amulettes, flottant d’un air absent dans son vaste bureau en forme de nid, quelque part, dans une section perdue du Tunnel de nuages abandonné, en bordure d’une tempête géante et mourante, brisée et dissipée depuis longtemps. « Les nuages, lui avait-il dit. Tu es comme les nuages. » À cette époque-là, Fassin n’avait pas compris ce que Valseir avait voulu dire.)
— Les données brutes contenues dans cette banque ont été analysées par les spécialistes de la Prévôté, reprit l’image en trois dimensions. Vingt années plus tard, après moult interprétations et études, après s’être donné le temps d’y penser et de réévaluer les résultats, elles furent partagées avec les Jelticks, dans le cadre d’un partenariat commercial.
Les Jelticks étaient une espèce arachnoïde dotée de huit membres – des « octos », comme on disait dans le jargon de la communauté galactique –, passionnée par le classement et le rangement. Efficaces et respectés, ils étaient les historiens officiels autoproclamés de la galaxie. Timides, précautionneux, réfléchis et plutôt indiscrets (dans la limite du correct), ils existaient depuis bien plus longtemps que la plupart des espèces Rapides.
— Les Jelticks ont trouvé quelque chose qui avait échappé à la Prévôté, continua l’hologramme. (Fassin remarqua que c’était au tour du colonel Somjomion de se sentir mal à l’aise et blessé.) Une pareille incompétence était inadmissible, des têtes sont donc tombées, dit l’amiral avec un sourire en coin. Et ce n’est pas une image.
Le colonel Somjomion pinça les lèvres et entreprit de vérifier la machine dont elle avait la charge.
— Quelques mois plus tard, les Jelticks ont envoyé leur équivalent d’une flotte de guerre dans le système Zateki – inexploré depuis des millénaires –, à près de dix-huit ans du portail de Rijom. Leur voyage a duré vingt ans. Autant dire qu’ils n’ont pas traîné en route. Je précise que, en temps normal, les Jelticks ne se lancent jamais dans une aventure si risquée et précipitée.
» Quelque chose, autour de Zateki, a très sérieusement pris à partie les navires jelticks, dont le seul rescapé a été retrouvé plus tard par les Voehns. Ce navire était en train de fuir. Son équipage avait été éradiqué, et son biopilote était devenu complètement fou. Il ne faisait que supplier un dieu inconnu de l’épargner, baragouinait des excuses concernant sa mission, qui consistait à retrouver les restes du « Second Vaisseau », lequel abritait la fameuse Équation.
Ah ! pensa Fassin. La théorie du Second Vaisseau. Ce n’était qu’une falsification de plus, destinée à justifier celle de la Liste. Plus on se plongeait dans ce mythe, plus il devenait complexe. Les possibilités ne faisaient que se multiplier. Un amas de bêtises, bien sûr. Enfin, c’était ce que tout le monde croyait.
— Nous supposons, grâce au travail de nos espions, que les Dissidents, et en particulier ceux d’Épiphanie Cinq, ont entendu parler de cette affaire. Les Dissidents ont attaqué le portail d’Ulubis moins d’un mois plus tard, et l’intérêt soudain manifesté par E-5 pour ce même système date de la même époque. Les Jelticks ont vite compris qu’ils n’étaient plus les seuls à détenir ce secret, aussi se sont-ils empressés de l’ébruiter afin de ne pas être accusés de partialité et de préserver leur réputation. Évidemment, reprit l’image d’un ton acerbe, tout cela n’a pas beaucoup plu à l’Ascendance qui, d’une façon ou d’une autre, présentera la facture aux Jelticks. Cinq escadrons complets de la Grande Flotte, soit plus de trois cents navires amiraux, ont refait le trajet effectué par les Jelticks entre Rijom et Zateki, mais n’ont rien trouvé. Nous avons découvert par la suite que leurs informations étaient incomplètes. Les Jelticks ont agi sur un coup de dés, reconnaissant qu’ils n’avaient que douze pour cent de chances de réussite. Qu’une telle espèce ait fait un pari si osé et risqué de compromettre son avenir et sa réputation en dit long sur la valeur de ce trésor.
L’hologramme frappa bruyamment dans ses mains gantées.
— En conclusion, tous ceux qui sont intéressés par l’Équation en savent aujourd’hui aussi long que nous, et cela inclut les Déconnectés du Culte des Affamés aussi bien que les Dissidents. Il se pourrait d’ailleurs que ceux-ci se soient alliés, d’où les récentes attaques dans le système Ulubis et l’invasion à venir.
» Mais n’oubliez pas, reprit l’image d’une voix à la fois sinistre et glorieuse, que derrière cette terrible menace se cache un fabuleux trésor. Si nous parvenons à découvrir où se trouvent ces portails secrets – à condition, bien sûr, qu’ils existent réellement –, nous serons peut-être en mesure d’intervenir dans votre système avant l’arrivée des forces du Culte des Affamés. Cela vaut réellement la peine d’essayer. À long terme, cette découverte devrait, pourrait parfaitement libérer la galaxie de ses entraves et marquer le début d’un nouvel âge d’or, un âge de sécurité et de prospérité. Nos stratèges estiment que, dans le meilleur des cas, nos chances de succès restent inférieures à cinquante pour cent, dit la projection avant de s’interrompre pour prendre une profonde inspiration. Mais là n’est pas le problème. Même si nos chances sont minces, nous nous devons d’essayer. Ce qui compte, c’est que nous avons une occasion sans précédent d’accomplir quelque chose de grand. Il serait criminel de rester passif. Pour nous, pour nos congénères et pour les générations encore à naître.
L’image eut un sourire froid.
— À présent, voici les ordres que le Conseil des Complectors m’a demandé de vous transmettre… Au Voyant – et désormais commandant – Taak (la projection était déjà en train de le regarder, tout comme une bonne partie de la salle) : retournez sur Nasqueron, retrouvez l’ancien qui vous a donné l’information originelle et tentez d’en apprendre davantage sur la Liste des Habitants, le Second Vaisseau et l’Équation. Aux autres (l’image jeta un regard circulaire sur l’assemblée) : tout d’abord, faites votre possible pour aider le commandant Taak dans sa tâche, évitez à tout prix de le retarder ou de compromettre sa mission, et enfin, retournez chez vous et préparez le système Ulubis à se défendre contre ses envahisseurs. Votre but ultime devra être – sans aucune exagération – de résister jusqu’à la dernière créature, jusqu’au dernier mortel, jusqu’à votre dernier souffle.
L’hologramme sembla faire un pas en arrière pour les considérer avec davantage de recul.
— À tous je dirai ceci : votre destin est entre vos mains. Votre destin, mais également, et potentiellement, celui de la Mercatoria et de toute la galaxie civilisée. Si vous réussissez, votre récompense sera d’une importance et d’une valeur sans égales. Mais si vous échouez, ce sera l’ignominie, la disgrâce et l’horreur. Une dernière chose : vous n’êtes pas sans savoir que l’Est-taun Zhiffir et son escorte militaire sont à dix-sept années de voyage de votre système. Des éléments de la Grande Flotte – plus d’un escadron, en fait – ont quitté Zenerre avant le départ du remorqueur et volent à une vitesse bien supérieure. Ils arriveront donc à Ulubis bien avant et se déploieront immédiatement pour s’opposer à quiconque essaiera d’attenter aux intérêts de la Mercatoria.
L’image sourit à nouveau.
— J’aimerais tant être capable de vous dire quand nos ennemis vont apparaître précisément. Malheureusement, cela dépasse mes compétences. Ce signal vous est envoyé depuis l’escorte du remorqueur. À l’heure qu’il est, nous ne connaissons pas leur vitesse et ne sommes pas en mesure de donner une estimation fiable de leur date d’arrivée. Nous ne pouvons que conjecturer. Si les envahisseurs tardent et mettent deux années à passer à l’action, nos renforts auront peut-être le temps d’arriver. Autrement, ils entreront dans un système dévasté ou, avec un peu de chance, en train de résister héroïquement. Cela dépendra grandement de votre détermination, de votre courage et de votre aptitude à encaisser les coups.
» Des questions ? demanda l’hologramme avec un sourire.
Les Dissidents devaient s’y attendre. Leurs navires fonçaient déjà à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de leur vitesse maximum lorsqu’ils apparurent sur les scanners longue distance du vaisseau de tête.
Taince Yarabokin flottait en position fœtale, enveloppée dans du gel, les poumons pleins de fluide, reliée à l’appareil par un cordon ombilical qui la nourrissait, lui permettait de communiquer avec lui, de lui parler et de l’entendre, de sentir sa présence. Une combinaison anti-g complétait ce tableau de guerrier à naître, emmailloté dans une seconde peau. En réalité, sa connexion avec le navire se faisait plus par ses implants et son col à induction que via le câble qui lui traversait le nombril. Sa poitrine se soulevait à peine, comme le fluide alimentait son sang en oxygène et le débarrassait de ses gaz inutiles. Derrière ses paupières fermées, ses yeux bougeaient dans tous les sens, mus par une vie propre. Elle partageait cette promiscuité avec une quarantaine de ses camarades qui, comme elle, étaient recroquevillés dans la nacelle qui les protégeait, dans les profondeurs du vaisseau amiral de la flotte, le Mannlicher-Carcano.
Loin devant, le destroyer Petronel vira précipitamment de bord, mit les gaz, avant de disparaître dans un éclair de lumière qui devint ténèbres sous l’effet des filtres des capteurs. Lorsque celui-ci se fut dissipé, l’on put voir la moitié restante du vaisseau de tête, qui tournoyait d’une façon erratique, envoyant en tous sens des fontaines de débris, éclaboussant de fragments l’apparent tunnel d’étoiles blanc-bleu dans lequel ils volaient.
— Le vaisseau de tête enregistre des contacts multiples sur le vecteur quatre-vingt-dix, dit la voix des senseurs CD.
— Le vaisseau de tête est touché, ajouta une autre voix, celle qui surveillait en permanence la position de la flotte.
— Contact perdu avec le vaisseau de tête, annonça une troisième voix.
— Vaisseau de tête détruit ! s’exclamèrent en chœur les communications et la surveillance de la flotte.
Taince fut immédiatement mise au courant. Une infime part d’elle-même, terrorisée, eut le temps de se dire : Non ! Pas pendant mon tour de garde ! En plein pendant la sieste de l’amiral, quand elle était seule aux commandes. Comme l’écho de sa première pensée finissait de mourir dans sa tête, elle mit ses sens en éveil et commença à juger, à réfléchir, se préparant à donner des ordres. Elle voletait entre la vue réelle montrée par les scanners longue distance, où les étoiles blanc-bleu formaient un cercle dense à l’avant, pour se déverser en une marée floue et rouge à l’arrière – le reste du paysage se résumant à un océan noir –, et l’abstraction sombre de l’espace tactique, sphère quadrillée dans laquelle les vaisseaux étaient représentés par des pointes de flèche légèrement stylisées et de différentes couleurs, derrière lesquelles s’étiraient des colliers de points qui figuraient leur trajectoire ainsi que des suites de lettres et de chiffres verts précisant leur position.
Le plan de déploiement prévu à l’avance ne fonctionnerait pas. Le second navire de tête était en train de prendre position au sein de la flotte, et le plan numéro un risquerait de provoquer des collisions multiples. Et puis, c’était une manœuvre trop lente.
Très bien. Le temps était venu pour elle de justifier sa solde et de communiquer. Elle envoya :
— À tous les vaisseaux : plan de dispersion numéro cinq. BC-trois, plus deux points vers l’intérieur, oblique gauche delta à cinq. Ensuite, on reprend notre position initiale.
Les accusés de réception affluèrent ; le premier, de son homme de barre, le dernier, du croiseur Jingal, pour confirmer la modification de sa trajectoire nécessaire à la manœuvre de leur D-7. Le destroyer sept, Culverin, s’était replié juste avant, après avoir échangé sa place avec le Petronel. Taince était vaguement consciente que son corps ressentait un mouvement brusque, subissait un changement de direction, si brutal que même le gel qui l’enveloppait était incapable de le masquer complètement. Autour d’eux, les navires se dispersaient comme des éclats embrasés.
— Tension de la coque, quatre-vingt-cinq, lui dit l’officier chargé de l’intégrité du vaisseau et du contrôle des dommages subis.
— Toutes les unités réagissent. Plan cinq appliqué.
— D-sept : merci beaucoup, on rejoint la formation.
— C-trois : contact simple, cinq, nord-est-bas.
Le croiseur Mitrailleuse et le destroyer Cartouche repérèrent des vaisseaux ennemis. Taince n’eut même pas besoin de consulter l’espace tactique virtuel pour en conclure qu’ils étaient assaillis des deux côtés.
— Ils nous ont encadrés.
— C’est une fourche. On s’est bien fait avoir.
Les deux dernières voix étaient celles de ses collègues officiers tactiques.
— À vous entendre, on se croirait en pleine partie de bataille navale. (Cette fois-ci, il s’agissait de l’amiral Kisipt. Il s’était donc réveillé, mais il préférait laisser Taince mener la partie pour le moment.)
— C-un : contact hostile, confirmé. PTF.
— D-trois : contact hostile confirmé. PTF.
Le Mitrailleuse et le Cartouche demandèrent la permission de tirer.
— Autorisez l’ouverture du feu / Autorisez l’ouverture du feu, dirent de conserve les deux autres tacticiens.
— Oui, je suis d’accord, annonça l’amiral Kisipt. Vice-amiral ?
Le vice-amiral Taince Yarabokin était du même avis.
— C-un, D-trois, feu à volonté.
— C-un : nous ouvrons le feu.
— D-trois : nous ouvrons le feu.
Dans l’espace tactique virtuel, les rayons écarlates jaillirent des deux petits vaisseaux. Il y avait également de minuscules points vert citron dotés de barres de statut propres : des missiles fonçant vers les navires ennemis.
— Impacts multiples sur les débris du D-un, annoncèrent les senseurs LD.
— On continue de se disperser ?
— Oui, confirma Taince.
Une multitude de points scintillaient juste devant eux, là où l’épave tourbillonnante et tournoyante du Petronel continuait d’être prise pour cible par l’ennemi. Les restes du vaisseau approchaient à grande vitesse de la flotte en train de se déployer. La jeune femme lança le compte à rebours avant l’impact avec le champ de débris. Soixante-seize secondes. Elle fit basculer l’affichage en mode sensations cutanées pour ne pas avoir constamment le regard rivé dessus.
Les lasers du Mitrailleuse et du Cartouche n’avaient rien donné. Leurs missiles étaient toujours en route. Jusque-là, aucun signe de réplique.
Et si on s’était planté ? pensa Taince. S’ils avaient prévu notre réaction et notre manœuvre si maligne ? Du fond de sa nacelle, elle haussa légèrement les épaules sans même s’en rendre compte. Eh bien, tant pis. On va tous mourir, mais ce devrait être rapide.
— On continue la procédure de dispersion ?
— Oui, confirma-t-elle à nouveau en attendant, en évaluant leurs chances, en se demandant si leur plan allait fonctionner.
L’espace tactique virtuel affichait toujours les données recueillies par le Petronel. Obsolètes depuis longtemps, elles figuraient un nuage jaune en train de se dissiper rapidement. Les deux contacts établis par le Mitrailleuse et le Cartouche, et, depuis, repérés par d’autres navires de la flotte, étaient représentés par des points rouges clignotants, qui se rapprochaient lentement mais sûrement. Les restes du Petronel étaient un chaos de pointillés violets situés droit devant et venant à leur rencontre en se dispersant.
Tout va bien, se dit Taince. On peut réussir.
Ils avaient répété tout cela, s’étaient entraînés dans un environnement virtuel, s’étaient préparés à cette éventualité, à réagir promptement à ce type d’embuscade.
Ils savaient que les Dissidents avaient anticipé l’envoi d’une flotte de Zenerre vers Ulubis. La route la plus rapide était la ligne droite, et il eût été stupide de s’en écarter. Le tracé n’était certes pas aussi droit qu’un laser, car la trajectoire s’incurvait presque imperceptiblement pour suivre le mouvement des deux systèmes et de cette zone de la galaxie autour du cœur de cette dernière situé à cinquante mille années-lumière de là.
La flotte avait donc emprunté cette route, prenant le risque de tomber dans une embuscade ou – plus effrayant encore – de rencontrer un champ de mines. (Les mines… Tout ce dont vous aviez besoin, c’était de quelques tonnes de roche concassée. Prenez un petit astéroïde, réduisez-le en graviers de la taille de grains de riz et éparpillez ces derniers sur la route empruntée par les vaisseaux ennemis. Si ceux-ci volaient suffisamment vite, les dégâts pouvaient être considérables. Tout près de la vitesse de la lumière, les explosifs devenaient superflus.) C’était cela ou bien faire un détour et accepter d’arriver plus tard.
Fallait-il rester groupés (ce qui était évident et sensé) ou bien se disperser, chaque appareil prenant une trajectoire propre avant de reconstituer la flotte juste avant d’arriver à Ulubis (ce qui était risqué, mais également déstabilisant pour l’ennemi) ? Finalement, l’amiral avait choisi une trajectoire quelque peu incurvée parmi un ensemble de propositions faites par les stratèges et leurs sous-IA, et la flotte était restée groupée.
C’était un pari. L’on supposait depuis le départ que les chances d’être interceptés seraient grandes. Surtout si les Dissidents avaient déployé leur matériel entre Zenerre et Ulubis. La tactique d’interception évidente consistait à positionner des vaisseaux mineurs et des plates-formes équipées de capteurs à mi-chemin, les véritables intercepteurs prenant de la vitesse en aval, afin d’arriver, lancés, sur la flotte. Dans une véritable bataille rangée, les Dissidents – en nombre inférieur et moins bien armés – n’avaient aucune chance de vaincre. Mais il ne serait pas question de bataille rangée. Leur unique objectif était de ralentir la progression de la flotte. Ce qu’ils voulaient, c’étaient des escarmouches, des embuscades, afin d’utiliser contre elle la vitesse colossale de la flotte.
En théorie, les vaisseaux de la Mercatoria auraient pu se permettre de progresser lentement et sûrement, puisque leur armement les rendait capables de rayer de la carte du ciel tout ce qui se trouvait en travers de leur chemin. Toutefois, ils avaient pour ordre de rallier le système Ulubis le plus vite possible. Pour cela, ils n’avaient d’autre choix que de voler à leur vitesse maximale, en prenant le risque d’être détruits par des navires plus petits, voire même par quelques tonnes de roche pulvérisée.
Il s’agissait donc d’élaborer de nouvelles stratégies.
Les vaisseaux-aiguilles avaient été spécialement conçus pour traverser des trous de ver étroits. Les artères et les portails les plus larges mesuraient un kilomètre de diamètre, mais la largeur du trou de ver moyen n’était que d’une cinquantaine de mètres. Quant aux artères les plus anciennes, elles faisaient à peine dix mètres de diamètre. La réalisation d’un trou de ver et de deux portails demandait une énorme quantité d’énergie et/ou de matière ; il était difficile, onéreux et dangereux de les agrandir une fois qu’ils étaient en place. Pour la Mercatoria, il eût été stupide de développer un réseau artériel dans toute la galaxie et de fabriquer ensuite des vaisseaux trop gros pour l’utiliser, aussi les proportions des vaisseaux de guerre – atout principal de toute puissance cherchant à asseoir sa domination sur la galaxie, et ce depuis des temps immémoriaux – étaient-elles fonction de la largeur des canaux qu’ils devaient emprunter.
Par le passé, il existait des vaisseaux amiraux capables de se décomposer en navires plus petits avant d’entrer dans un trou de ver, et de se reconstruire de l’autre côté, mais leur coût de production était pharaonique. Les vaisseaux-aiguilles étaient plus simples et bon marché, même si cela ne voulait pas dire grand-chose. Le plus grand navire de la flotte qui volait de Zenerre à Ulubis faisait presque un kilomètre de long et seulement quarante mètres de large.
Juste avant d’atteindre sa cible, le missile tiré par le Mitrailleuse disparut, remplacé par un minuscule champ de débris. Les signaux parvenant du croiseur, leurs senseurs et la navigation confirmèrent sa disparition.
— Le missile a eu le temps de recueillir des informations sur l’ennemi avant d’être détruit, annonça à Taince le responsable des armes en lui transmettant les données en question.
— Des vaisseaux sceuris, de classe Sulcus et Fosse, envoya un des officiers tacticiens.
Ils avaient donc affaire – du moins dans cet appareil particulier – à la Spirale Mortelle, pensa Taince. Ce groupe de Dissidents était exclusivement composé de Sceuris, des êtres aquatiques qui détestaient la Mercatoria en général et ceux des leurs qui en faisaient partie en particulier (soit presque tous leurs congénères). Ils étaient connus pour leur férocité et n’avaient même pas l’excuse de défendre leurs Habitats civils, puisqu’ils n’en avaient pas. De fait, ils vivaient presque tous à bord de vaisseaux. En d’autres termes, c’était une bande de pirates terroristes, de fanatiques. Et pourtant, d’après ce que l’on savait, la Spirale Mortelle n’avait pas pris part à l’attaque du portail d’Ulubis.
— Ce qui nous fait quatre et non plus trois variétés de Dissidents opérant dans cette zone, envoya l’amiral, exprimant ce que Taince pensait justement tout bas.
— Deux de plus, et on gagne le set, répliqua-t-elle.
Dans l’affichage tactique virtuel, elle regarda les missiles tirés par le Cartouche infléchir leur trajectoire pour fondre sur le deuxième ennemi le plus proche. Ils l’atteignirent, le recouvrirent. Un flash blanc, puis une pluie de débris, matérialisés par des pointillés rouges et verts.
— D-trois : touché ! On l’a touché !
Les deux collègues de Taince à bord du vaisseau amiral eurent une exclamation de joie.
— Bien joué, D-trois, dit Kisipt.
— On continue de se disperser ?
— On continue, répondit Taince en faisant abstraction du bruit et de sa propre excitation.
Elle gardait les yeux rivés sur l’affichage tactique, écoutait les autres communiquer, sentait les secondes s’écouler.
La flotte était toujours en train de s’éparpiller, les trajectoires des vaisseaux s’écartant comme des tiges dans un vase. Taince attendit, attendit et attendit encore. Elle savait bien que tout le monde, y compris l’amiral Kisipt, avait envie de lui crier d’arrêter.
Quarante secondes. Elle envoya :
— Regroupement. Plan cinq inversé.
— Entendu, répondit son homme de barre, bientôt imité par les autres.
Dans l’affichage virtuel, les vaisseaux entreprirent immédiatement de se regrouper, réduisant rapidement la distance qui les séparait les uns des autres.
— C-un : ce sera juste.
Mais c’était faisable. Ils avaient le temps de reconstituer leur formation initiale avant de rencontrer les débris du Petronel. C’était tout ce qui importait pour l’instant. La flotte se reformait sans encombre. Droit devant, la nébuleuse chaotique et lumineuse constituée par ce qui restait de leur ancien vaisseau de tête emplissait de plus en plus la toile de fond, rongeait les ténèbres de la paroi du tube dans lequel ils semblaient circuler. Elle zooma, repéra un passage dégagé dans le champ de débris, le marqua dans son affichage. Là.
Les vaisseaux repérés un peu plus tôt clignotèrent un instant, devinrent orange puis s’éteignirent. Des calculs de probabilités apparurent devant les yeux de Taince, comme son ordinateur tentait de prévoir l’endroit où les navires ennemis réapparaîtraient. Droit devant, le ciel s’emplit furtivement d’une lumière jaune uniforme, signifiant que le reste de la flotte des Dissidents pouvait se trouver n’importe où dans ce volume donné. Alors, un ensemble de points rouges s’alluma, dilua définitivement le lavis jaune.
La flotte s’était reformée. Retour à la case départ. Les Dissidents ne s’attendaient certainement pas à cela.
— À tous les vaisseaux : plan zéro.
Bien qu’elle fût dans sa nacelle, à l’abri, elle sentit son navire faire une embardée, freiner, puis manœuvrer avant d’accélérer de nouveau. Elle suivit la procédure en temps réel sur son affichage tactique. La flotte s’effondrait sur elle-même, se resserrait tout en s’allongeant vers l’avant et vers l’arrière, formait une sorte de file indienne.
— CB-quatre, redescendez à dix. D-onze, avancez de cinq. B-trois et B-deux, centrez-vous sur D-huit. CB-quatre, restez où vous êtes.
Taince regarda les pointes de flèche stylisées se bousculer, se réorganiser, prendre position et s’aligner parfaitement.
— Les vaisseaux sont tous alignés, vice-amiral ? lui envoya Kisipt, qui assistait aussi à la manœuvre.
— Oui, monsieur.
Il n’y eut aucune collision, aucun mouvement incertain, aucune accélération trop longue qui n’aurait pas manqué d’incinérer le navire volant juste derrière. La formation se constitua aussi simplement et efficacement que dans les simulations d’entraînement. Le cuirassé Gisarme menait le cortège, nettoyait devant lui les débris dangereux, précédé par un feu nourri de lasers destinés à détruire les mines éventuelles, ou toute autre arme cinétique laissée sur leur route.
Cela aussi, c’était un pari osé. Si le plan fonctionnait, ils réussiraient tous à passer en masse dans le sillage du Gisarme, comme un bélier transperçant une porte géante. S’il ne fonctionnait pas, le Gisarme heurterait un obstacle quelconque, et ses débris auraient raison des autres vaisseaux de la flotte. En théorie, il y avait des risques importants pour que cette dernière disparaisse tout entière dans une longue suite de collisions en cascade. Néanmoins, les simulations avaient démontré que les autres manœuvres possibles étaient encore plus dangereuses, car plus prévisibles par l’ennemi. Sans l’effet de surprise, toutefois, la stratégie du bélier aurait été quasi impossible à mettre en pratique.
La manœuvre prit les Dissidents au dépourvu. De fait, elle ne faisait pas du tout partie des procédures standards de la Grande Flotte. Les vaisseaux formaient à présent une aiguille géante, plongeaient à travers le champ de débris du destroyer anéanti, tiraient de toutes parts, prenaient pour cibles les quelques vaisseaux ennemis qui tentaient désespérément de les rattraper. L’affichage tactique montrait une flotte hérissée de lasers fins comme des filaments et des missiles tournoyants, semblables à de minuscules émeraudes lumineuses. Les Dissidents essayaient de revenir sur eux, mais il était trop tard. Et, lorsqu’ils persistaient, ils ne parvenaient qu’à précipiter leur propre perte. Deux minutes suffirent à la flotte de la Mercatoria pour passer. Une minute plus tard, toute sa puissance de feu était dirigée vers l’arrière, sous la forme de rais de lumière et de cônes rouges sondant les profondeurs de l’espace infini. Désormais, la flotte était hors de portée de ses ennemis, que menaçait toujours sa force de frappe infiniment supérieure. Elle avait donc eu le premier et le dernier mot.
— Joli travail, vice-amiral, dit l’amiral Kisipt d’un ton à la fois surpris, légèrement déçu et modérément impressionné.
Taince savait que nombre de ses collègues officiers auraient préféré une véritable bataille spatiale à cette fuite pourtant plus rapide et élégante. « Joli travail », de la part d’un Voehn, c’était un grand compliment.
— Monsieur.
Taince fit de son mieux pour paraître calme, mais, à l’intérieur, elle avait envie de crier sa joie. Immergée dans sa matrice sombre pleine de fluides, de tubes et de câbles, les poings serrés, un sourire se dessina sur son visage jusque-là crispé, et un frisson parcourut son corps recroquevillé.
La maison familiale des Kehar, sur Murla, une île située au large de la côte sud, à quelques centaines de kilomètres de Borquille, était elle aussi sphérique, mais ne faisait que le quart de la taille du palais du Hierchon. Elle était néanmoins remarquable, car elle flottait au sommet d’un gigantesque jet d’eau, comme une balle soulevée par une fontaine dans un champ de foire.
Parfaitement apprêté, aussi riche et brillant que les vaisseaux de sa compagnie, Saluus Kehar accueillit Fassin sur l’étroit pont suspendu qui reliait sa maison à une langue de terre jaillissant du bord de la caldeira. Cette dernière contenait l’eau bouillonnante, écumante et grondante qui, sous la forme d’une colonne géante et liquide, servait de fondations à une demeure étrangement épargnée par les vibrations.
— Fassin ! Cela me fait plaisir de te voir ! Eh ! l’uniforme te va à ravir !
Fassin s’attendait à être briefé/endoctriné/psychotesté/gratifié d’un laïus d’encouragement ou de n’importe quoi d’autre, avant d’être poussé à bord d’un vaisseau en partance pour Nasqueron. Toutefois, la bureaucratie d’Ulubis, bien que confrontée à la plus grande menace de son histoire, ne paraissait pas disposée à se précipiter. Elle possédait un génie et une personnalité bien à elle et n’avait pas l’intention de bouleverser ses habitudes.
Après que la projection eut terminé de transmettre les ordres de ses supérieurs et proposé de répondre aux nombreuses questions des officiels, la session avait consisté en une série de grands discours, d’attaques voilées, de justifications, d’excuses préventives. L’image de l’amiral Quile répondit effectivement à toutes les questions et ce en faisant montre d’une patience infinie, qui prouva une fois pour toutes sa nature artificielle. Un humain – en particulier un amiral habitué à ce qu’on lui obéisse sans discuter – aurait explosé de colère bien avant la fin de la réunion. Fassin avait été cité et montré du doigt à de nombreuses reprises, comme si tout cela était entièrement de sa faute, ce qui, supposait-il, ne devait pas être tout à fait faux. La session s’était éternisée, et l’estomac du jeune homme s’était mis à gargouiller bruyamment – il n’était pas le seul à être affamé dans la salle. Après tout, il n’avait rien avalé depuis son petit déjeuner pris sur ’glantine.
— Vous êtes sûrs ? demanda l’image qui flottait au-dessus de la marmite, comme les plus bavards commençaient à être à court de questions et de problèmes à soulever.
Il n’y avait aucun signe d’espoir ou de soulagement dans sa voix. Ce qui, pensa Fassin, aurait pourtant été parfaitement légitime.
— Très bien. Je vous dis au revoir et vous souhaite bonne chance.
L’hologramme de l’homme au crâne rasé et tatoué, au visage strié de rides et à l’armure richement décorée jeta un bref regard circulaire sur la salle, s’inclina de manière formelle devant le Hierchon et disparut. À ce moment précis, personne ne savait exactement quoi faire. Alors, la machine noire pareille à une marmite se mit à ronronner bruyamment. Le colonel Somjomion et l’ecclésiastique Voriel, qui s’occupaient de l’engin depuis que les techniciens avaient quitté la salle d’audience, commencèrent à examiner avec intensité plusieurs écrans de contrôle. Le cercle de soldats en armure miroitante s’agita soudainement. Les hommes se tapotèrent l’oreille puis, simultanément, braquèrent leur arme sur la marmite, qui faisait de plus en plus de bruit et émettait une lueur dans les infrarouges. Le bourdonnement s’intensifia, s’enrichit d’harmoniques, devint de plus en plus profond. La machine vibrait maintenant de façon visible. Parmi ceux qui se trouvaient tout près d’elle, certains firent un pas en arrière et d’autres paraissaient à deux doigts de prendre leurs jambes à leur cou, comme s’ils craignaient que l’engin n’explose. Autour de ses flancs nervurés, l’air commençait à vibrer. Au-dessus, l’atmosphère frémissait, tremblotait, comme si le fantôme de l’image disparue luttait pour s’échapper.
Alors, comme la chose commençait à émettre une lueur couleur de cerise en son centre, tout cessa d’un seul coup : le son, les vibrations et la chaleur. Tout le monde se détendit. Somjomion et Voriel eurent un soupir de soulagement et se tournèrent vers le Hierchon en hochant la tête. Les soldats désactivèrent leurs armes. Quelle que fût sa réelle nature, le substrat qui, dans la machine, avait servi de socle à l’IA avait cessé de vivre.
Le Hierchon Ormilla parla depuis son scaphandre scintillant :
— J’applique immédiatement le Plan d’urgence prévu en cas de guerre et qui me confère des pouvoirs extraordinaires. Dès la fin de cette session, la loi martiale sera applicable dans tout le système. Que ceux qui ont dû quitter leur place précédemment viennent nous rejoindre.
L’agitation politicienne dont avait été témoin Fassin un peu plus tôt n’était rien comparée à la discussion qui suivit. Sans rien révéler à ceux qui n’étaient pas censés être au courant, l’on parla des responsabilités et du rôle de chacun dans ce que tout le monde appelait désormais « la situation », l’on se chamailla – entre administrations ou au sein d’un même service –, on marchanda, distribua et redistribua les rôles.
L’estomac de Fassin gargouillait toujours lorsque les débats furent clos et que ses supérieurs de l’Ocula le convoquèrent à un briefing. Il attendit d’ailleurs longuement dans une antichambre de leur QG situé dans le palais du Hierchon. Après s’être débarrassé d’une couche de vêtements encombrants, il trouva un distributeur de nourriture humaine dans le couloir incurvé qui courait tout autour du bâtiment et offrait une vue superbe sur la place, les ombres allongées du crépuscule, les tours et les spires embrasées par le soleil couchant. (La loi martiale venait d’être instaurée, mais rien dans cette ville, sur cette planète, dans le système tout entier n’avait encore changé.) Il était en train de s’essuyer les doigts lorsqu’ils l’appelèrent.
— Commandant Taak, dit le colonel Somjomion. Bienvenue.
On le fit entrer dans une salle où des gens en uniforme de la Prévôté étaient assis autour d’une grande table ronde. Pour la plupart, ils étaient humains ou whules, mais il y avait également deux Jajuejeins, qui faisaient de leur mieux pour rester assis comme des humanoïdes, et un Oerileithe dans une version moins luxueuse et plus petite du scaphandre du Hierchon, au disque serti dans un renfoncement du sol. Il irradiait un froid intense et paraissait dominer la salle.
Somjomion désigna l’Oerileithe.
— Je vous présente le colonel Hatherence. Elle sera votre supérieur direct dans cette mission.
— Enchantée, dit brusquement la créature en se tournant vers Fassin.
Contrairement à celle du Hierchon, sa combinaison environnementale blindée était dépourvue de parois transparentes et hérissée de senseurs, aussi ne pouvait-on dire à quoi ressemblait l’être qu’elle abritait.
— Madame, répondit Fassin en s’inclinant.
Il croyait pourtant que les seuls Oerileithes du système étaient Ormilla, sa famille proche et ses petites amies (« harem » était un terme trop péjoratif). Il se demanda si le colonel Hatherence appartenait à l’une ou l’autre de ces catégories.
On lui expliqua qu’on ne pouvait tout simplement pas le laisser partir tout seul accomplir cette mission importante. Durant l’heure qui suivit, entre deux communications, des mémos et autres visioconférences avec le Hierchon, Somjomion fit progressivement comprendre à Fassin que la tâche qu’il était pourtant censé accomplir seul aurait plus de chances d’être correctement effectuée s’il était escorté par des gens choisis par Ormilla et sa clique.
Ainsi, Fassin serait accompagné lors de sa prochaine période de recherche sur Nasqueron. Il bénéficierait de la protection et des conseils du colonel Hatherence ici présent et de deux collègues Voyants humains : Braam Ganscerel, Voyant en chef du plus important de tous les Septs, le Sept Tonderon, et Paggs Yurnvic, du Sept Reheo, un subordonné avec qui Fassin avait déjà eu l’occasion de travailler. Le Voyant en chef Ganscerel était en ce moment dans un Habitat orbitant autour de Qua’runze et rejoindrait le colonel Hatherence, le commandant Taak et le Voyant Yurnvic sur Troisième Furie, d’où seraient conduites les fouilles.
Qua’runze était la seconde géante gazeuse du système Ulubis, qui comptait également deux planètes gazeuses plus modestes. Tous ces astres avaient été colonisés par les Habitants, mais Nasqueron était de loin la plus densément peuplée. Le voyage entre Qua’runze et Troisième Furie, au-dessus de Nasqueron, prendrait facilement plus d’une semaine. Physiquement diminué, Ganscerel était habitué à son petit confort et n’était plus capable de supporter une accélération supérieure à un g.
Fassin tâtonnait dans ce nouveau milieu. Sans l’avoir préparé, on lui demandait subitement de tenir sa place dans une vaste organisation, dans des structures de pouvoir extrêmement hiérarchisées dont il n’avait, jusque-là, qu’une expérience théorique. En arrivant dans cette salle, il avait cru pouvoir taper – symboliquement – du poing sur la table pour qu’on le laisse se mettre au travail sans attendre. Mais on avait tout de suite mentionné Ganscerel et son voyage de retour, et il avait compris qu’il ne serait pas capable d’aller plus vite que cette musique, dont la partition semblait déjà écrite.
En fait, c’était mieux ainsi. Si la menace qui pesait sur le système était réellement imminente, s’il était vraiment supposé effectuer la fouille de sa vie dans ce contexte de crise, il valait mieux mettre à profit le temps qui lui restait pour faire un dernier séjour dans les bas-fonds brumeux, flous et turbulents de Borquille. Il le fallait. Il en avait besoin. Il se rendait compte qu’il avait des choses à faire et des gens – en tout cas une personne – à rencontrer. Le délai imposé par Ganscerel s’avérait finalement une bonne chose. Cependant, ses supérieurs n’accepteraient peut-être pas de le laisser s’éloigner, aussi devrait-il trouver un moyen de contourner ce problème.
Il craignait aussi d’être contraint d’effectuer toute la fouille à distance, depuis Troisième Furie. Ganscerel, Paggs et lui étaient probablement supposés rester à l’abri, dans l’enceinte de la base du satellite, allongés, câblés de tous les côtés, et communiquer avec Nasqueron grâce à des machines. (Ganscerel n’était certes plus capable de sauter dans un gazonef, de respirer des fluides et d’encaisser plusieurs g enveloppé dans du gel de protection – déjà qu’il ne le faisait pas quand il était jeune…) Encore un problème qu’il lui faudrait contourner.
Il se plaignit avec une mauvaise humeur feinte de ne pouvoir commencer tout de suite, avant de demander la permission de s’absenter.
— Vous voulez partir ? demanda Somjomion en écarquillant les yeux. Mais, commandant Taak, des briefings et un entraînement très important vous attendent. Votre emploi du temps est déjà extrêmement chargé. Il est absolument hors de question de partir !
Il parla de l’âge de Ganscerel, de ses infirmités, de la durée nécessaire de son voyage. Somjomion eut l’air indigné, vérifia ses données, puis appela le Hierchon lui-même.
— En effet, dit-elle dans un soupir. D’après son dossier, le Voyant en chef Ganscerel serait incapable de supporter des accélérations supérieures à 1,5 g. J’apprends d’ailleurs qu’il serait déjà en train de se plaindre à l’idée de devoir effectuer un si long trajet. Il n’arrivera pas sur Troisième Furie avant neuf jours. Commandant Taak, continua-t-elle en fronçant les sourcils, votre formation reprendra dès demain matin. S’il vous reste du temps, vous pourrez peut-être nous quitter pour un jour ou deux, mais je ne garantis rien.
— Encore une situation d’urgence, dit Saluus avec un large sourire. Fass, je ne sais trop comment te remercier, ajouta-t-il en lui tendant une flûte.
Fassin accepta volontiers le verre.
— Oui, c’est grâce à moi.
Sal était, supposait-il, l’une des rares personnes dans ce système à se réjouir de ce Plan d’urgence et de l’instauration de la loi martiale.
— Vraiment ? Alors, c’est que tu es encore plus important que je ne le pensais. Et tu as toujours l’air d’avoir vingt ans, espèce de canaille.
Sal rit à la manière si caractéristique des gens qui pouvaient se permettre de dispenser généreusement leurs compliments. Les verres tintèrent. Ils buvaient du champagne, un vieux Krug à la date incompréhensible et dont une bouteille coûtait le prix d’un petit vaisseau spatial. Il avait un goût agréable, même s’il ne lui restait plus beaucoup de bulles.
Les deux hommes se tenaient sur un balcon surplombant la caldeira. En contrebas, les eaux bouillonnantes formaient un mur d’écume qui faisait le tour de la maison, modelaient un cône émoussé qui s’effondrait perpétuellement sur lui-même et déversait ses flots vers les bords du cratère, où les vagues se calmaient un peu, pour redevenir de simples déferlantes. Le balcon se trouvait juste au-dessus de l’équateur de la demeure, aussi étaient-ils incapables de voir la colonne d’eau qui la soutenait. Toutefois, les parois du cratère, situées à deux kilomètres de là, répercutaient le vacarme produit par le dispositif.
Ils étaient montés au terme d’une modeste réception et d’un dîner léger pris en compagnie des amis de Sal et de sa femme – des notables – venus passer l’après-midi chez eux. Fassin avait réussi à se faire inviter pour deux jours, après quoi il était supposé rentrer à Borquille. Il portait toujours son uniforme gris foncé de la Prévôté, avec son passepoil bleu distinctif.
Sal s’appuya contre le parapet.
— Merci d’être venu me rendre visite.
Fassin hocha la tête.
— Merci de m’avoir invité.
— De rien. Mais il est vrai que je ne m’attendais pas à te voir.
— Ils ont confiance en toi, Sal, dit Fassin en haussant les épaules. J’avais besoin de m’éloigner un peu de toute cette merde militaire, et ils ne m’auraient jamais laissé quitter le palais pour traîner à Boogeytown.
Il s’interrompit un instant pour plonger le regard dans les eaux tumultueuses.
— De toute façon, reprit-il en lançant un regard furtif à Sal, cela faisait trop longtemps.
Il voulait donner l’impression que le hasard avait bien fait les choses en leur fournissant l’occasion – longuement attendue – de se réconcilier. Sal et lui ne s’étaient rencontrés qu’en de très rares occasions durant les deux siècles qui s’étaient écoulés depuis la destruction du portail et ce lors d’événements mondains dont on s’échappait difficilement, mais où il était impossible de discuter tranquillement. Ils ne s’étaient donc presque pas parlé.
Après toutes ces années, il existait pourtant des aspects de leurs vies qu’ils n’avaient pas besoin d’aborder. Leurs accomplissements professionnels étaient connus du grand public, aussi aurait-il été inutile et quasi insultant de les mentionner. Fassin avait reconnu la femme de Sal, parce qu’il l’avait déjà vue en photo ou aux informations. À l’exception des serviteurs, toutes les personnes – humaines ou non – présentes cet après-midi chez Sal étaient connues ; Fassin aurait très bien pu écrire une brève biographie de chacune d’entre elles. Saluus n’en savait probablement pas autant sur lui, même s’il l’avait félicité pour ses fiançailles (peut-être son secrétaire avait-il vérifié sa banque de données et l’avait-il briefé juste avant son arrivée).
— Alors, Fass, qu’est-ce que tu peux me dire de la situation ? demanda Sal d’un ton décontracté. À moins que tu ne sois pas autorisé à révéler quoi que ce soit ? ajouta-t-il en plissant le nez.
— À propos de la situation ?
— Eh bien, oui, à propos de ce qui provoque toute cette agitation.
Oh ! il ne s’agissait pas uniquement d’agitation. Il était bien question d’une guerre. Le lendemain de l’instauration de la loi martiale avait eu lieu toute une série d’attaques. La plupart avaient pris pour cibles des vaisseaux et des colonies situés en bordure du système, mais il y avait également eu quelques incursions plus inquiétantes, dont cette attaque d’un Habitat de la Navigarchie près de Sepekte, qui avait fait plus de mille victimes. Personne ne savait si ce déchaînement de violence était à mettre sur le compte des Dissidents, des Déconnectés d’E-5 ou encore des deux à la fois.
Étrangement, quelqu’un avait également fait sauter la Haute Maison d’Été du Sept Litibiti sur ’glantine. Cela s’était passé la veille. La nouvelle avait secoué Fassin. La Maison avait été détruite par un missile tiré depuis l’espace, comme s’il s’agissait d’une installation militaire. C’était bizarre et sans précédent. À l’exception de quelques jardiniers et domestiques malchanceux qui préparaient la demeure pour la prochaine saison, l’endroit était heureusement inoccupé. Toutefois, l’événement avait alarmé les Voyants de tout le système, qui craignaient d’être devenus des cibles. Fassin avait envoyé un message à Slovius pour lui conseiller de déménager le Sept dans un endroit plus sûr. Dans un hôtel, par exemple. Il attendait toujours une réponse. Il était prêt à essuyer le refus de Slovius, voire à recevoir un message d’alerte du logiciel de gestion des communications complètement débordé. Les deux possibilités étaient parfaitement plausibles.
— Dis-moi ce que tu sais, suggéra Fassin, et je verrai ce que je peux faire pour toi.
— Ils veulent beaucoup de vaisseaux de guerre, Fass, répondit Sal avec un sourire triste. Beaucoup, beaucoup de vaisseaux de guerre. On nous a demandé d’en construire le plus possible pendant un temps indéterminé. Ils les veulent le plus vite possible. Par ailleurs, tous les projets, même avancés, qui demanderaient plus d’un an pour être finalisés doivent être oubliés pour l’instant. On va devoir ajourner pas mal de trucs, dit-il avant de s’interrompre pour se racler la gorge. Merde, on nous a même demandé de procéder à des conversions inattendues : armer des navires marchands, des engins miniers ou encore des liners. La dernière fois, on n’a pas eu besoin d’en arriver là. Apparemment, il s’agit d’une affaire très sérieuse. Comme diraient nos amis militaires, la menace doit être crédible et imminente. À toi, maintenant.
— Il y a énormément de choses que je n’ai pas le droit de te révéler, commença Fassin avec circonspection. Principalement des informations qui ne t’intéresseraient même pas, je suppose. Disons, reprit-il en se demandant ce qu’il pouvait dire et ce qu’il avait besoin de dire, que cela a quelque chose à voir avec les Déconnectés d’Épiphanie Cinq.
Sal souleva un sourcil.
— Hum…, ce n’est pas la porte à côté. Je me demande bien ce qu’ils nous veulent. Il y a des systèmes plus riches que le nôtre de leur côté de la galaxie.
— Mais, continua Fassin en souriant, des éléments de la Grande Flotte sont en route pour nous prêter main-forte. Enfin, c’est ce qu’on nous a dit.
— Bien sûr. Je vois. Et toi, Fass ? Quel est ton rôle dans cette histoire ? demanda Sal en baissant la voix et en se rapprochant de son vieil ami.
Fassin se demanda si le brouhaha permanent produit par la colonne d’eau masquerait suffisamment ses paroles si quelqu’un était en train de les écouter de loin. Depuis son arrivée, il s’était douché et avait passé des vêtements propres empruntés à la Maison – il avait expliqué inutilement qu’il n’avait pas jugé bon de s’encombrer de bagages excessifs. Les domestiques lui avaient donné l’impression d’être habitués à fournir des vêtements de toutes tailles et des deux sexes. Même sans le concours de la nanotechnologie, il était possible de fabriquer des mouchards réellement minuscules, de nos jours. La Prévôté ou les hommes du Hierchon avaient-ils caché un genre de micro dans ses habits ? Sal avait-il eu la même idée ? Avait-il l’habitude de faire surveiller ses invités ? Son hôte attendait une réponse.
Fassin plongea le regard dans sa boisson. De petites bulles remontaient à la surface et explosaient, déversaient un peu de substance terrienne dans l’atmosphère d’une planète située à vingt mille années-lumière de la planète mère.
— J’ai juste fait mon boulot, Sal. J’ai fouillé, parlé, pris ce que les Habitants ont bien voulu me donner. Et je puis t’affirmer que mes trouvailles, pour la plupart, n’étaient pas destinées à changer la face du monde ; elles ne méritaient pas qu’on déclenche une guerre pour elles. Je me suis contenté d’avancer à mon rythme, de vivre ma vie normalement, ajouta-t-il en regardant Saluus Kehar dans les yeux. Sans savoir à quoi tout cela allait me mener.
— On en est tous là, commenta Sal en hochant la tête.
— Je suis désolé, mais je ne peux pas t’en dire tellement plus.
Sal sourit et se perdit dans la contemplation du ressac artificiel, du pandémonium de vagues et des falaises abruptes, massives et brunes qui se découpaient sur la toile de fond floue du ciel azur.
— Ah ! ton ange gardien, dit-il.
La roue grise et dorée du scaphandre environnemental du colonel Hatherence apparut au-dessus des embruns et de l’eau bouillante.
Des pales qui tournoyaient de chaque côté de l’engin permettaient au colonel de survoler ce maelström en toute sécurité. Quoique massive, la combinaison semblait toute petite vue de là-haut.
— Elle te cause des problèmes ? demanda Sal.
— Non. Elle est bien. Je ne suis même pas obligé de l’appeler « madame » tout le temps. C’est tant mieux, car le protocole m’ennuie.
Toutefois, il avait hâte de ne plus l’avoir dans les pattes. Au pire, il devrait en être débarrassé une fois sur Nasqueron.
Fassin examina le colonel, qui avançait prudemment au-dessus de ce paysage liquide.
— Tu imagines aller à Boogeytown avec ce machin qui te suit partout ? demanda-t-il. Ne serait-ce que pour une seule nuit ?
Sal renifla bruyamment.
— Les bouges sont trop bas de plafond pour elle.
Fassin rit. C’est un peu comme une relation sexuelle, pensa-t-il. Ou plutôt comme le grand jeu de la séduction, comme ces danses nuptiales stupides ou ces dialogues de dupes à base de tu-veux-tu-veux-pas. Tenter Sal, le mener par le bout du nez…
Il se demanda s’il avait été suffisamment mystérieux. Pas trop, espérait-il. Car il avait besoin de ce type.
Le dîner eut lieu en compagnie de Sal, de sa femme, de leurs concubines et de quelques relations d’affaires, dont un Whule, un Jajuejein et un Quaup. L’on parla beaucoup des attaques récentes contre les bases reculées, de la loi martiale, des délais imposés aux communications, des restrictions dans les voyages, de ceux qui profiteraient de la situation (personne, parmi les convives, ne paraissait craindre de perdre autre chose que quelques menues libertés). Hatherence attendait dans un coin. Elle n’avait pas besoin de se restaurer – merci quand même – et paraissait heureuse, voire honorée d’être présente tandis qu’eux mangeaient, conversaient, tissaient des liens sociaux sans se soucier ni d’elle, ni de son travail (car le colonel avait grandement besoin de potasser sur Nasqueron et ses fameux Habitants).
Boissons, nourriture semi-narcotique, coupes de drogues. Une troupe d’acrobates animait la soirée depuis le balcon illuminé de la salle à manger.
— Non, je suis sérieux ! cria Sal à ses invités en faisant de grands gestes pour désigner les acrobates qui se balançaient sur des cordes et des trapèzes. S’ils tombent, ils meurent à coup sûr ! Il y a tellement d’air dans cette eau, qu’on ne flotte même pas. On coule directement, et en dessous, il y a de sacrées turbulences. Mais non, idiote ! dit-il à sa femme. Il n’y a pas assez d’air pour respirer !
Quelques invités partirent. Plus que des humains. Encore à boire. Puis la salle des trophées de Sal, des couloirs et des pièces trop petites pour le colonel – désolé ! – (pas grave, c’est l’heure de dormir !). La femme de Sal finit par aller se coucher. Presque plus personne. Et puis, enfin, juste Sal et lui, et les têtes empaillées, séchées, laquées et encadrées de bêtes chassées sur des dizaines de planètes.
— Tu as vu Taince ? Juste avant la destruction du portail ?
— On a dîné ensemble. Un ou deux jours avant. Dans l’Équatour, répondit Fassin en agitant la main dans la direction générale de Borquille.
Depuis la maison, on voyait les lumières de l’Équatour, un simple collier de perles rouges montant jusqu’au ciel. Celui-ci était d’ailleurs plus clair en altitude, car l’atmosphère plus fine permettait aux signaux écarlates de transpercer plus facilement la couche nuageuse.
— Elle allait bien ? demanda Sal, avant de rejeter la tête en arrière et d’éclater de rire. Comme si cela avait de l’importance. C’était il y a deux siècles.
— Oui, elle allait bien.
— Parfait.
Ils burent leur cognac. Encore un breuvage mis en bouteille sur Terre. Loin, très loin, il y avait très, très longtemps de cela.
Fassin fut pris de vertige. Il nageait.
— Et merde ! dit-il. Ça y est, je nage.
— Tu nages ?
— Ben oui, je nage. Tu sais, quand ton esprit se met à tanguer parce que tu te dis : « Eh ! je suis un être humain, et pourtant, je vis à vingt mille années-lumière de chez moi, au milieu d’extraterrestres étranges, d’armes improbables, dans un monde bizarre soumis aux remous de l’histoire et de la politique galactique ! » Voilà, c’est cela, c’est cette sensation.
— Et tu appelles ça comment, déjà ? Tu flottes ? Tu tangues ?
— Non, je nage ! cria Fassin, qui ne parvenait pas à croire que Sal n’avait jamais entendu parler de ce concept.
Il était persuadé que tout le monde connaissait cette expression. Certaines personnes – la plupart des gens, en fait – ne nageaient jamais, mais c’était tout de même une expérience bien connue. Pas seulement des humains, d’ailleurs. Les Habitants, eux, étaient immunisés contre cela. L’expression ne faisait même pas partie de leur vocabulaire.
— Jamais entendu parler, confessa Sal.
— C’est marrant. Je ne croyais pas que…
— Hé ! tu veux que je te montre quelque chose ?
— Je ne sais pas ce que c’est mais, putain, je veux voir ça tout de suite !
— Suis-moi.
— La dernière fois que…
— On a dit qu’on ne parlait plus de ça.
— Merde ! Ouais, c’est vrai. J’ai rien dit. Montre-moi ce que tu dois me montrer.
— Viens par ici.
— Putain, ouais, on y va.
Fassin suivit Sal jusqu’au bureau de ce dernier, enfoncé dans la paroi de la bâtisse. Le décor était à la hauteur de ce que Fassin aurait pu imaginer s’il s’était donné la peine de réfléchir à la question. Beaucoup de bois, des lumières rasantes et tamisées, des trucs encadrés et un bureau démesuré. Dans un coin, des bouts de métal ou d’une quelconque matière brillante soudés ensemble de façon amusante. Des morceaux de vaisseaux spatiaux, supposa Fassin.
— Là.
— Où ? Qu’est-ce que je suis censé regarder ?
— Ça, répondit Sal en prenant une petite pièce de métal montée sur un socle en bois.
Fassin fit un très gros effort pour réprimer ses tremblements. Il était loin d’être aussi saoul qu’il tentait de le paraître.
— Ouais… C’est quoi ? surjoua-t-il, comme Sal ne semblait rien remarquer.
Saluus souleva l’étrange morceau de métal devant les yeux de Fassin.
— C’est le machin que j’ai pris dans cette saloperie d’épave, mec, dit-il en regardant l’objet fixement, avant de reprendre sa respiration, la lèvre tremblante. C’est le truc que…
Le salaud ne va pas tarder à craquer, pensa Fassin. Il lui posa la main sur l’épaule.
— C’est pas bon, dit-il. On a besoin d’autre chose, on a besoin – je sais pas, moi – d’un truc différent. D’un ailleurs, de s’évader. Cette nuit pourrait très bien être notre dernière nuit de liberté, Sal, assena-t-il en serrant l’épaule de l’homme vêtu d’un costume sur mesure. Je suis sérieux ! Les choses pourraient très mal tourner pour moi. Merde, Sal, les choses pourraient très mal tourner pour nous tous, et je ne peux rien te dire de plus, et ce pourrait être ma dernière nuit de bringue, et… et… et toi, tu me montres un putain de portemanteau, et je ne sais pas…
Il essaya de repousser faiblement l’objet métallique, fit semblant de le manquer. Puis il renifla bruyamment et parut se ressaisir.
— Désolé. Désolé, Sal, reprit-il en lui tapotant l’épaule. C’est peut-être mon dernier soir de ma dernière nuit de fête et… écoute, on me met plein de trucs sur le dos et… – Ah, si seulement Boogeytown était juste à côté ! D’un autre côté, ces quelques derniers jours ont été difficiles. Peut-être que… Non, pas peut-être. Je ferais tout simplement mieux d’aller au lit, de dormir, de…
— Tu es sérieux ? demanda Sal en posant la pièce de métal sur le bureau, derrière lui.
— À propos de dormir ? Eh bien…, commença Fassin en faisant de grands gestes.
— Mais non, idiot ! À propos de Boogeytown !
— Boogeytown ? Je n’ai jamais parlé de Boogeytown !
— Mais si, à l’instant ! rétorqua Sal en riant.
— Ah bon ? Si tu le dis !
Sal avait une navette. Automatisée au point de flirter dangereusement avec les lois anti-IA. Pleine à craquer de mécanismes d’autoréparation qui, sans être de la nanotechnologie, comportaient des éléments réellement très, très, très petits. Une navette civile, quoique dotée de toutes les autorisations militaires imaginables. Si un amiral de cette putain de Grande Flotte mettait les pieds dans ce bébé et y entrait son code confidentiel, il ne ferait que le brider et limiter ses capacités. Direction le hangar, tout en bas.
Pendant une partie du trajet, ils laissèrent le toit ouvert, histoire de se réveiller. Il faisait froid. Très froid.
Ils se posèrent sur un tas de détritus éparpillés par leurs pales. Fassin ignorait qu’il existât encore des détritus.
Boogeytown était comme dans ses souvenirs. On y touchait le fond pour essayer d’atteindre le septième ciel. Ils traînèrent dans ses bouges, dans ses arrière-salles et ses narcoboutiques débordant de bruit et de filles. Fassin essayait d’entraîner Sal vers certains bars particuliers, tandis que celui-ci – se rappelant vaguement qu’il n’était pas uniquement supposé s’amuser, mais également soutirer à son vieux pote Fass des informations potentiellement lucratives sur cette saloperie de situation – tentait de pousser son ancien/nouveau meilleur ami à parler, quoique sans trop de succès, et avec de moins en moins d’enthousiasme. Et puis merde ! qu’est-ce que cela pouvait bien faire ?
Fassin aussi commençait à être frustré. Il voulait conduire Sal dans une ruelle, dans un bar un peu spécial, mais ils étaient à présent dans un grand bazar aux murs à facettes appelé Narcatéria, où la marchandise brillait d’un éclat tellement ostentatoire qu’elle en faisait mal aux yeux. Ils étaient entourés par des gens qui n’avaient pas vu Sal depuis tellement longtemps, et qui devaient absolument le retenir ici, pas question de le laisser partir, tu restes là, compris ? Ce garçon est ton ami ? Tu nous l’avais caché ! Je peux m’asseoir ici ? Moi aussi, moi aussi ! Finalement, il s’éloigna en titubant, passa un appel dans une cabine publique privative, alla aux toilettes vomir en un jet ininterrompu et brûlant tout l’alcool qu’il avait avalé depuis son dernier passage aux chiottes (au-dessus du trou, en faisant semblant de pisser) et se passa de l’eau fraîche sur le visage avant de rejoindre sa nouvelle bande d’amis ivres et drogués, et d’attendre la fille, celle pour qui il avait joué cette comédie depuis le début : d’abord, demander la permission d’aller chez Sal, ensuite, saouler son vieux pote en faisant semblant de se saouler lui-même (ou plutôt en se saoulant modérément), faire quelques allusions à Boogeytown, et enfin débarquer ici pour rencontrer une fille…
… Qui finit par arriver une heure plus tard, au moment où il commençait sérieusement à désespérer. Mais elle était là à présent, parfaite et calme et magnifique, quoique différente, avec ses cheveux en or vingt-quatre carats encadrant un visage quasi triangulaire, avec son menton fait pour être délicatement soulevé, ses lèvres couleur de fraise ne demandant qu’à être embrassées, son petit nez fait pour fouiner, ses joues faites pour être caressées, ses yeux (profonds, si profonds !) pour se noyer, ses paupières et son front sur lesquels, après l’amour, on a envie de passer sa langue pour en lécher la sueur – Hum ! Oh ! Ah ! tu m’as épuisé !
Aun Liss.
Le seul véritable amour de sa vie, son unique passion.
Elle avait vieilli, certes, mais pas autant qu’elle aurait dû. Elle avait changé, elle vivait différemment, était différente, s’appelait différemment. Maintenant, c’était Ko (tout simplement) et non plus Aun Liss, mais elle serait toujours Aun Liss pour lui. Pas besoin de dire son vrai nom. Entre eux, les mots étaient superflus. Habillée en femme active. Discrète, aucunement provocante.
Et pourtant.
Elle lui tendit la main.
Tout autour – dans tous les sens –, des femmes, des superstimuli sur pattes, essence même de l’absence d’amour. Même Sal paraissait impressionné.
— Fass, mon salaud !
Aun Liss lui tendait toujours la main.
De retour dans la navette. Sal était à l’avant avec les jumelles Segrette qui, apparemment, s’occupaient bien de lui.
À l’arrière, Fassin et Aun, heureux de se retrouver dans une posture si archétypale. Ils s’embrassèrent longuement, puis Aun – haussant les épaules à la vue des cabrioles effectuées à l’avant (la navette n’allait nulle part, tournait en rond, faisait du surplace – quoique, à l’intérieur, il y avait du mouvement) – se releva et l’enfourcha. Ses mains à lui étaient profondément enfouies sous sa robe légère, ses doigts lui pétrissaient le dos… Ils continuèrent de le lui pétrir plus tard, de retour chez cet idiot de Kehar, dans sa maison enfoncée sur un pilier d’eau, tout comme Aun était enfoncée sur son pilier à lui. (Cette analogie, faite à voix haute, était l’œuvre de la jeune femme. Elle les avait d’ailleurs bien fait rire.) Elle garda sa robe, même dans le feu de l’action. Et ses doigts pressaient, pétrissaient, dansaient au-dessus de son dos cambré, et elle gémissait comme un animal blessé. Quand tout fut terminé, elle se débarrassa enfin de sa robe, et ils s’allongèrent ensemble sous un drap fin, où il la prit dans ses bras.
Durant ces quelques heures, leurs doigts ne cessèrent de se parler, de communiquer, dessinant, tapotant ce code privé quasi indéchiffrable qu’ils utilisaient depuis plusieurs siècles, depuis le jour où elle était devenue son contrôle, son contact.
T TOUJRS VEC MOI ?
Ils étaient au Narcatéria, dans une cabine privative. Ils s’embrassaient. Elle glissa la main entre sa veste et sa chemise et lui répondit :
OUI. QUOI NEUF ?
JE COMMANDANT OCULA ;
PQUOI,
TROUVÉ QQCHOSE FOUILLE. LIST HABIT. CNNAIS ?
VGMENT.
T-ORIE SCOND V-SO, envoya-t-il. RÉSO SCRET TROU VR.
Il y eut une pause.
RÉSO SCRET TROU VR ? demanda-t-elle.
OUI. SCRET.
Encore une pause. Elle continua de l’embrasser et, pendant ce temps, ses doigts envoyèrent :
T FOU.
Ils se dirigèrent vers la navette en se tenant par la taille.
RPPORT 1 D-COUVRTE. D-CONNECT E-5 1VASION DNS 6 MOIS 1 AN. PENS DSSDNTS VEC EUX. VRAI ?
COMPLX. QQ1 OUI, QQ1 NON.
LOI MRTIALE CAUSE ÇA.
T RESPONSBL PTAIN ÉTAT D’URGNC ?
OUI. D-SOLÉ. GRND FLT EN ROUTE. ARRV VANT PRTAIL. LUI 2 ANS. MSSAG IA ENVYÉ PRVNR.
1 IA ?
OUI.
LS HYPOCRTS.
Puis, dans la navette :
ET MNTNANT ?
FOUILLE. VEC GNSRL, OERL COLONL PRÉVTÉ ET PGS YRNVIC. TEN-T D’EN D-COUVRR +.
À califourchon, ils pouvaient continuer de communiquer.
— Ça te plaît comme ça ? chuchota-t-elle.
— Oh ! c’est parfait. Et toi ?
— Pareil.
QQ TU TROUV LA 1 X ?
PAS CRTAIN. À L’ÉPQ PAS RÉALIZ. JELTCK ANALYS + TARD. QQCHOSE PROPOS 2ND V-SO ET 1 ÉQUATo SPPOSÉE PERMTTRE D-CHIFFR LIST. JLTCK ENVYÉ FLOTTE. RIEN TRVÉ. FLOTTE D-TRUITE.
Elle le sentit se tendre sous elle. Elle envoya :
QUOI ?
RAISON DSSDNT ATTK PORTL. VRAI ?
SAIS PAS. MOI MSSGER, C TOUT. Elle fit une pause. TOI CAUSE LOI MRTIALE + D-STRUCo PORTL ?
OUI. POISSE.
PTAIN.
— C’est bon de te revoir.
— Pareil pour moi.
— On devrait faire ça plus souvent.
— Tu m’étonnes. Maintenant, chut…
QSo : PQUOI PAS DMANDÉ CONTIN FOUILLES +TÔT ?
SAIS PAS.
COMPRNDS RIEN, MAIS VEULENT Q JE JTTE ŒIL.
& POUR LES DSSDNTS : Q TU VX DIRE PAR QQ1 OUI, QQ1 NON ?
FACo.
FACTIONS ? C TOUT CE Q TU SAIS ?
CNTINUE DE BOU-G. P-ÊTRE ÉPIÉS.
Il fit quelques mouvements plus ostensiblement passionnés et émit quelques gémissements de plaisir.
Dans son lit, ses mains dans le creux de ses reins :
PARS 3E FURIE 3 JOURS.
… OH.
OH !
RUMEUR. DVRAIT PAS SVOIR MAIS POSSIBL ATTK LUNES NSQR.
LUNES NSQR ? PAS ’GLTIN ?
NON. PTITES LUNES.
TU PX PA-C MSSAGE : PAS ATTAK 3E FURIE NI VYANTS ?
ESSAYÉ.
SVP.
PROM-S
OK. SI TRVE QQCHOSE SUR NSQR, VIENDRAI TE VOIR ? PAS MRCTRIA.
OK. CMMENT ?
ENVOIE MICROSAT ENTR NOS SATS EQ4 ET EQ5. ÉMETTRAI VERS EUX. VIEUX CODES ET FRÉQ TJRS BONS ?
JE CROIS. RGLAGES.
LE TEMPS POUR ÇA. +IEURS MOIS RCHRCHES. PRBBLMNT RIEN À TRVER. O CAS OÙ, PRPARE MICROSAT CPBLE CAPT MSSAGE DE NSQR.
PAS DE PRBLM.
Un peu plus tard :
T’AIME.
TFOU.
OUI.
+ DE PASSION. CNTINUE DE BOU-G.
Il tira le drap sur sa belle Dissidente.
ÉPIÉS ?
NON, JUST COMM ÇA…