… Sssss 1000101011001010101 / marche / symscan / sssscan / sut – sytser / syst – syst – / erreur démarrage / nev / niv / niveau – niveau 001 / dém / démarrage / paramaramètrestres / bip ! bip ! / scan / scan / scan / système scan / Redémarrer / cat. Zzéro vérifff capacit / dém / démar / cat. Zéro pleines capacités / postcrash (intervention agent hostile externe probable) redémarrage complet : / dém. mém. / lag. / sens. / complet… bip bip bip… Bang !
Oh !
Hum ?
Ça va ?
Ça va. Maintenant. Tu vas bien ?
Je vais bien.
Passé ?
Cela :
— On verrouille le sas !
L’opercule situé à l’extrémité du tunnel qui reliait le Velpin à la navette commença à se fermer avant que Fassin l’ait atteint. Y’sul était juste derrière lui. L’homme se glissa à l’intérieur du tube, tourna aussitôt sur lui-même et agrippa la porte avec son bras manipulateur gauche.
Celui-ci faillit être arraché par le sas en mouvement. Fassin fut projeté vers l’avant et dut s’appuyer contre la paroi à l’aide de son autre bras pour résister à la force du mécanisme, qui se mit à gronder et à couiner bruyamment.
— Quelqu’un empêche le sas de se refermer ! s’indigna un des jumeaux.
— Poussez-vous ! hurla Y’sul.
Il arriva comme un boulet de canon et percuta avec violence le gazonef de Fassin. Ils s’envolèrent en tournoyant, traversèrent le tunnel et se retrouvèrent à l’intérieur du Velpin. Des messages d’alerte concernant son bras manipulateur gauche apparurent dans un coin du champ de vision de Fassin. Le sas se referma dans leur dos. Immédiatement, une force incroyable les plaqua contre la paroi arrière du compartiment. Ils restèrent là, sans pouvoir bouger d’un millimètre, l’appareil de l’humain collé au disque gauche de l’Habitant, jusqu’à ce qu’une accélération violente et une série de vibrations fassent glisser Fassin et l’envoient percuter la coque en carbone. Le vaisseau rugissait tout autour d’eux.
— Les réacteurs sont allumés, apparemment, dit Y’sul en sifflant.
Fassin sentait l’illusion de gravité se renforcer de seconde en seconde.
Ils étaient déjà à plus de vingt g. Un jeune Habitant en pleine forme dépourvu de scaphandre de protection et plaqué contre une paroi rigide était capable d’encaisser jusqu’à vingt-quatre ou vingt-cinq g avant que sa carapace s’effondre et transforme ses organes en bouillie. L’accélération du Velpin se stabilisa autour de vingt-deux g.
— Tout va bien, derrière ? demanda un capitaine voyageur.
— Pas vraiment, répondit Fassin. Vous êtes en train d’écrabouiller Y’sul.
— Entendu.
— On n’arrive pas à distancer ces salauds.
— Coupez vos réacteurs et faites demi-tour. Rendez-vous !
— D’accord…
Le vaisseau ralentit d’un seul coup. Fassin et Y’sul cessèrent d’avoir un poids. Le relâchement soudain de la pression qui s’exerçait sur la carapace de l’un et la coque de l’autre les décolla aussitôt de la paroi en carbone.
— Venez par ici, vous deux, leur dirent Quercer & Janath.
Le navire des Voehns était une aiguille d’un kilomètre de long hérissée de canons multidirectionnels et de tubes laser. Il les rattrapa rapidement et se stabilisa à leur niveau au moment où l’humain dans son gazonef et l’Habitant Y’sul entraient dans le cockpit du Velpin.
— Depuis quand les Voehns attaquent-ils les vaisseaux nasquéroniens en… ? commencèrent les jumeaux.
— Calmez-vous, les coupa une voix sans visage. Préparez-vous à être abordés.
Quercer & Janath se retournèrent vers leurs passagers. Leur combinaison froufrouta et scintilla dans la lumière. Des images du Velpin apparurent au-dessus des projecteurs holographiques. Les sas et autres ouvertures se mirent à clignoter.
— Les Voehns sont devenus des pirates, annoncèrent calmement Quercer & Janath.
— Merde, mais comment osent-ils ?! gronda Y’sul.
— Ils ne nous ont pas suivis dans le trou de ver, n’est-ce pas ? demanda Fassin.
— Ha ! Sûrement pas ! répondit un jumeau, hilare. Non, ils attendaient dans le système.
— Je présume que nous allons bientôt découvrir pourquoi, ajouta l’autre.
— Ces saloperies de pourritures paieront cher cette humiliation ! cria Y’sul en tremblant de colère.
Une vibration se propagea et résonna dans tout le vaisseau ; les alarmes se mirent à hurler. Quercer & Janath s’approchèrent d’un moniteur illuminé.
— Regardez ça !
— Ils ont découpé la coque en plein milieu du vaisseau.
Ils virent un tube jaillir du vaisseau des Voehns et se diriger vers une ouverture parfaitement circulaire pratiquée dans la coque du Velpin. Alors, l’image se brouilla et disparut. D’autres moniteurs commencèrent à s’éteindre. Les alarmes devinrent des coassements, avant de se taire pour de bon. Fassin sentit comme une odeur de brûlé.
— Dire qu’on avait ouvert tous nos orifices en gage de bonne volonté.
— Ouais, c’est vraiment typique.
— Les voilà qui se précipitent.
Sur un écran, ils virent des silhouettes stylisées se précipiter dans le vaisseau et se disperser dans toutes les directions en prenant appui contre les parois pour se propulser dans l’absence de gravité. Le détachement le plus important se dirigeait tout droit vers eux. L’écran s’éteignit, bientôt suivi par toutes les lumières. Tous les bruits qui emplissaient le navire et auxquels on ne faisait pas attention se turent ensuite d’une manière inquiétante.
Un martèlement régulier de bottes se fit entendre derrière la porte fermée, dans le couloir central du Velpin.
— Ils vont probablement nous supprimer dès qu’ils auront…, commencèrent Quercer & Janath.
Alors, la porte fut transpercée avec un bruit de toux maladive, et un petit objet vola jusqu’au centre de la salle de contrôle, où il explosa en un million de dards aussi fins que de la poussière.
Ah-ah !
On s’est fait avoir comme des bleus par un putain de canon EMP. Forcément, ils ont pris pour cibles les points faibles du vaisseau.
En effet. Et voilà le résultat.
Eh oui ! voilà où on se retrouve.
On attend de voir ce qui va se passer ?
On attend.
… De toute façon, leur vaisseau est meilleur que le nôtre.
Deux créatures pareilles à des chiens géants à huit pattes vêtus d’armures chromées portaient Fassin dans une sorte de sac fermé transparent. Il était toujours à bord du Velpin. Le tube d’abordage était un gros conduit à l’extrémité taillée en biseau. Une seringue géante plantée dans les entrailles du vaisseau. Les deux Voehns pénétrèrent dans le tube et l’emmenèrent à bord de leur navire avec une facilité déconcertante. Groggy, les sens embués, incapable de bouger, Fassin regarda à travers le matériau transparent du brancard et aperçut deux autres soldats, qui portaient un Y’sul enveloppé de la même façon que lui.
Ils franchirent un sas à tambour. L’intérieur de leur vaisseau était sombre, très faiblement éclairé par des lumières rouges. Il était complètement dépourvu d’atmosphère, comme le navire sépulcral. Le sac dans lequel était enfermé son gazonef se gonfla comme un ballon de baudruche.
Fassin, Y’sul et les jumeaux furent transportés dans un autre sas, puis dans une salle circulaire pressurisée légèrement chauffée. Les sacs s’affaissèrent. On les déposa dans des sortes de fauteuils, où on les attacha avec des entraves massives et brillantes. On ouvrit les sacs juste assez pour leur permettre de voir, d’entendre et de parler. Les soldats vérifièrent leurs entraves une dernière fois, puis s’en furent.
Fassin jeta un regard circulaire sur la salle. Y’sul et les capitaines voyageurs semblaient toujours inconscients. Les collerettes sensitives du premier voletaient mollement dans l’apesanteur, tout comme la combinaison scintillante des derniers. La chambre en forme d’ovoïde aplati ne contenait rien, à part une atmosphère de géante gazeuse parfaitement respirable pour les Habitants. Seule son odeur n’était pas tout à fait authentique. Toutes les surfaces émettaient une lumière diffuse et faible. Un semblant de gravité, équivalent à un quart de g, se mit progressivement en place.
Une porte apparut, s’ouvrit comme un diaphragme et se referma derrière un trio de Voehns – les deux soldats de tout à l’heure, plus un officier vêtu uniquement d’un haut d’uniforme orné de diverses décorations et armé d’un pistolet rangé dans son holster. Le visage en forme de museau et les yeux gros comme des poings protégés par des paupières multiples se braquèrent successivement sur les trois prisonniers. L’officier arqua son corps allongé, puis souleva ses dix épines dorsales dans un mouvement apparemment sensuel. L’épiderme protecteur qui les recouvrait scintilla à la façon d’un miroir brisé en mille morceaux.
Fassin lutta de toutes ses forces pour ne pas sombrer à nouveau dans l’inconscience et se rappela le feuilleton dont il ne manquait jamais un épisode lorsqu’il était enfant – Commando voehn. Il tenta de se remémorer ce qu’il savait de leurs uniformes et insignes. Celui qui portait toutes ces décorations était commandant principal. Un officier aux talents multiples. Le plus haut gradé du vaisseau, certainement. Trop gradé, d’ailleurs, pour un appareil de cette taille. À moins qu’il s’agisse d’une mission spéciale. (Oh-oh !…)
L’un des deux soldats agita un appareil dans leur direction et lut les résultats sur un moniteur miniature. Il ne s’attarda pas trop sur les données transmises par Fassin et Y’sul, mais passa plus de temps sur le cas de Quercer & Janath. Il modifia quelques réglages, passa une nouvelle fois l’appareil au-dessus du corps des jumeaux, puis montra le moniteur à son supérieur, qui lut les données en hochant légèrement la tête. Il éteignit la machine, avança vers les prisonniers et parla dans une de ses décorations.
Les attaches qui entravaient le gazonef et les deux Habitants se défirent et furent escamotées dans le sol. L’officier retira un gant et passa une main parcheminée sur la coque de l’appareil de Fassin, sur la carapace d’Y’sul et sur la membrane luisante qui recouvrait le corps de Quercer & Janath. Il chercha et trouva rapidement un moyen d’ouvrir la combinaison, qu’il souleva au-dessus des jumeaux. Le commandant principal se pencha sur le carré d’épiderme émetteur de l’Habitant et le renifla pendant quelques secondes.
Il regarda Fassin.
— Vous êtes déjà réveillé ? dit-il d’une voix calme, profonde et gargouillante. Répondez !
— Je suis réveillé.
Fassin essaya de bouger son bras manipulateur gauche. Des icônes d’alerte apparurent dans son champ de vision. Il bougea le droit et changea de position. Le sac le gênait un peu, mais il était tout de même relativement libre de ses mouvements. D’autant que le matériau dont était fait ce brancard-prison semblait facile à déchirer.
Le Voehn prit quelque chose dans la poche de son uniforme et l’agita devant Y’sul, qui sursauta, s’agita un instant, les membres ramollis, les collerettes sensitives raidies.
— Warrgh ! fit-il.
Le commandant s’apprêtait à faire la même chose à Quercer & Janath, qui s’empressèrent de dire :
— Nous sommes déjà réveillés, mais merci quand même.
Le Voehn plissa les yeux, regarda longuement les jumeaux, puis recula pour examiner ses trois prisonniers. Les deux gardes en armure se placèrent de part et d’autre de l’endroit où était apparue la porte.
Le commandant se pencha légèrement en arrière, s’appuya sur ses pattes de derrière et sur sa queue, et croisa les bras.
— Allons droit au but ! Je suis le commandant Iniacah des forces spéciales de la Grande Flotte. Vous êtes à bord de mon ultravaisseau Protreptic. Vous êtes mes prisonniers. Nous savons pourquoi vous êtes ici, car nous attendions votre venue. En ce moment même, nous sommes en train de passer votre vaisseau au peigne fin pour y trouver d’éventuelles données cachées, mais nous avons peu d’espoir. Toutefois, nous avons carte blanche, ce qui signifie que nous pouvons faire ce que bon nous semble de vous. Évidemment, cette latitude ne sera pas mise à profit si vous acceptez de coopérer et de répondre honnêtement à nos questions. Bon !… Vous êtes les Habitants connus sous les noms d’Y’sul et de Quercer & Janath, et vous, vous êtes l’humain Fassin Taak, n’est-ce pas ?
Y’sul grogna.
— Salut, répondirent les capitaines voyageurs.
— C’est exact, dit Fassin.
Du coin de l’œil, il voyait Y’sul bouger, s’agiter comme s’il voulait sortir de sa prison. Oh ! non, ne fais pas cela, pensa-t-il. Il s’apprêtait justement à le dire lorsque…
— Putain, mais pour qui vous vous prenez, bande de merdeux ? beugla l’Habitant en se libérant du sac et en flottant au-dessus de son fauteuil.
Les deux gardes n’esquissèrent pas le moindre mouvement.
Le commandant, les bras toujours croisés, laissa l’Habitant venir tout près de lui, le dominer du haut de sa position.
— Qui êtes-vous pour attaquer notre vaisseau et nous prendre en otages ? Vous ne savez pas à qui vous avez affaire, ma parole !
— Retournez à votre place, dit l’officier sans hausser le ton.
— Oui, c’est probablement une bonne id…, commencèrent les jumeaux.
— Retournez donc sur votre putain de planète ! rugit Y’sul en tendant un membre articulé et en poussant le Voehn.
Le commandant sembla disparaître, devenir flou, comme si, depuis le début, il n’avait été qu’un hologramme, qui se dissolvait à présent en des millions de pixels, se transformait en un nuage gris parsemé d’éclats arc-en-ciel. Y’sul eut un frisson, puis fut projeté violemment contre la paroi, au-dessus de son fauteuil et de son brancard-prison abandonné. Il resta là un instant, avant de pivoter en arrière et de retomber mollement sur le sol, où il roula longuement sur le flanc comme une pièce jetée sur une table.
Le Voehn réapparut là où il était quelques instants plus tôt, imperturbable.
— Vous avez donc pris le parti de ne pas coopérer, dit-il d’une voix douce.
— Aïe ! se contenta de rétorquer Y’sul.
Il avait deux entailles à la carapace, une sur le bord de chaque disque. Il avait également une meurtrissure, peut être une fracture au moyeu. Il s’agissait de blessures graves, l’équivalent pour un humain d’un ou deux membres cassés et d’un traumatisme crânien. Fassin n’avait pas eu le temps de voir comment le Voehn avait frappé l’Habitant. Il aurait bien aimé pouvoir se repasser la scène au ralenti, mais les systèmes de son gazonef ne répondaient plus et n’avaient rien enregistré. Et merde, pensa-t-il. On va tous crever, et je suis le seul susceptible d’être torturé en bonne et due forme. Il imaginait qu’on pelait son appareil, qu’on l’arrachait à sa protection comme un vulgaire escargot…
Y’sul se redressa très lentement en tremblant. Il marmonnait quelque chose d’inintelligible.
Quercer & Janath se tournèrent pour le regarder, puis firent face à l’officier.
— Avec votre permission, monsieur…
— Oui ?
— Nous aimerions aider ce pauvre bougre.
— Je vous en prie.
Les capitaines voyageurs laissèrent leur brancard glisser sur le sol et rejoignirent l’Habitant blessé pour l’aider à se rasseoir. Y’sul continuait de parler, de baragouiner des paroles parfaitement incompréhensibles.
Avec un bruit comparable à un soupir, les jumeaux retournèrent à leur place en jetant un dernier regard à leur congénère, qui semblait avoir beaucoup de choses à dire.
— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais pour découvrir la vérité, annonça l’officier. Cette dernière pourrait vous sauver la vie. Sinon, vous courez à votre perte. Le Protreptic appartient aux forces spéciales des Purificateurs. Sa mission habituelle consiste à débusquer et à exterminer les anathématiques, ces obscénités communément appelées « IA ». Comme je vous l’ai déjà dit, nous avons carte blanche dans le cadre de cette mission. Nous avons tout pouvoir sur vous, aussi feriez-vous mieux de coopérer pleinement, sauf à vouloir souffrir inutilement… J’espère que vous avez compris tout ce que je viens de vous dire.
— Oui, tout à fait, répondirent Quercer & Janath.
Les jumeaux paraissaient légèrement agacés, comme si, au lieu du discours menaçant du Voehn, ils avaient écouté quelque chose de désagréable sur un lien radio interne.
L’instrument que le garde avait pointé sur les trois prisonniers et qui pendait à présent dans son dos devint rouge, jaune, puis se mit à cracher des étincelles. Le soldat réagit presque aussi vite que son supérieur, se retourna, se tordit, retira l’engin de son dos pour le jeter par terre, où il glissa jusqu’à une paroi en fumant.
Le commandant l’observa un instant, avant de toiser une nouvelle fois ses prisonniers.
— Très amusant, dit-il d’un ton léger. Qui a fait cela ?
Il fixa Fassin. Les deux gardes avaient brandi leurs armes. L’un visait l’humain, l’autre les Habitants.
— Ah ! nous plaidons coupables, avouèrent Quercer & Janath jovialement. Mais ce n’était rien du tout.
— Oui, regardez plutôt ceci.
La lumière diffuse qui sortait de toutes les parois s’intensifia brusquement, leur donnant à tous l’impression de flotter dans les flammes voraces d’une nova. C’était un peu comme si quelqu’un venait de les jeter dans un soleil. Fassin se surprit à glapir, tandis que les systèmes de protection de son gazonef se mettaient automatiquement en route.
Subitement, il se sentit extrêmement lourd.
Fassin voyait cette lumière – il aurait pu le jurer. Elle traversait la coque de son appareil, venait frapper ses paupières fermées. Trois détonations sourdes retentirent, résonnèrent dans la salle, firent trembler l’atmosphère. Au milieu de tout cela, il eut le temps d’ouvrir furtivement ses senseurs visuels pour les voir tous, formes noires et indistinctes suspendues dans la lumière. Des lignes écarlates très fines mais plus brillantes que le reste reliaient Quercer & Janath aux Voehns. Pendant un instant, il attendit, stupide, que les jumeaux explosent ou qu’ils soient projetés en arrière. Mais la grande forme circulaire ne bougea pas d’un millimètre, contrairement aux soldats, qui volaient dans tous les sens.
Soudain, le silence, les ténèbres. À nouveau aveugle. Fassin donna au gazonef la permission d’ouvrir l’équivalent d’une paupière, le temps de s’habituer. Il avait subi quelques dégâts, mais il n’était pas aveugle. Il fut surpris par la quantité de radiations infrarouges. Il en identifia la source. Les Voehns. Ils rougeoyaient. L’un des gardes était étendu, éventré, contre le mur, près de la porte d’entrée. L’autre, face contre terre, quatre membres arrachés, se trouvait à mi-chemin entre la porte et l’endroit où s’était tenu le commandant. Celui-ci se dirigeait d’un pas saccadé vers la silhouette imposante de Quercer & Janath. Un morceau de son crâne explosé pendillait mollement sur le côté de sa tête, se balançait au rythme de ses pas. Il leva les bras, fit quelques pas de plus vers les capitaines voyageurs et s’effondra sur le sol, se relâchant complètement, fondant comme un bonhomme de neige au soleil.
— Il croit nous avoir, dit une voix qui aurait pu être celle des jumeaux.
Les entraves jaillirent du sol et s’enroulèrent autour de Fassin et d’un Y’sul toujours tremblant.
— Eh-eh ! s’exclamèrent Quercer & Janath.
La gravité apparente se mit à changer de façon erratique, comme le vaisseau basculait d’un vecteur à l’autre en l’espace d’une seconde. Cela eut pour effet de projeter le corps du commandant du sol au plafond et inversement une dizaine de fois. Alors, soudainement, celui-ci s’anima. Un tourbillon gris étêté se précipita sur Quercer & Janath à une vitesse incroyable.
Une fraction de seconde plus tard, tout mouvement cessa.
Le tableau : le commandant voehn suspendu par le cou au bout du bras tendu de Quercer & Janath.
— Oh, nous aurions dû en finir bien avant, dirent-ils d’un ton provocant, avant de briser net le cou du soldat.
Alors, deux rayons bleus et fins jaillirent de leurs disques, transpercèrent l’atmosphère brumeuse et taillèrent dans le corps animé de spasmes et de soubresauts. Bientôt, il ne leur resta presque plus rien à tenir. Les restes de l’officier tombèrent par terre en produisant un bruit humide et macabre.
— Ici le système de protection autonome du vaisseau ! cria une voix. Intégrité menacée ! Intégrité menacée ! Autodestruction dans…
— Oh ! lâchèrent Quercer & Janath d’un ton las. C’est pas vrai…
La voix venue de nulle part résonna à nouveau :
— Ici le système…
Silence.
— Bon ! il suffit.
— … Quoi ce bordel… ? marmonna Y’sul.
— J’allais poser la même question, dit Fassin.
— Ah ! fit l’un des jumeaux, satisfait. Vous êtes toujours avec nous.
— C’est un soulagement, ajouta l’autre.
— J’allais le dire.
Les entraves tombèrent, inertes, sur le sol.
— Ah ! par où commencer ?
— Les Voehns ne vont pas être contents.
— La Mercatoria non plus.
— Mais ce n’est pas notre faute.
— C’est l’autre qui a commencé.
Quercer & Janath s’éloignèrent de leur fauteuil, survolèrent les cadavres des soldats en prenant soin, au passage, de jeter leurs armes hors de leur portée, et s’arrêtèrent près de la porte.
— Non, sérieusement, que se passe-t-il ici ? demanda Fassin en regardant du coin de l’œil ce qui restait des trois soldats. Comment avez-vous fait cela ?
Les jumeaux étaient en train d’étudier la porte, qui persistait à refuser de s’ouvrir.
— Nous ne sommes pas un Habitant, répondit l’un d’entre eux sans se retourner, en examinant la paroi, là où aurait dû se trouver l’ouverture. Ah ! purement mécanique. C’est ennuyeux…
— Monsieur Taak, voudriez-vous vous occuper d’Y’sul, s’il vous plaît ?
Fassin se souleva de son fauteuil, flotta jusqu’à son ami Habitant et sortit son bras manipulateur droit.
— Pas b’soin qu’on s’occupe de moi, baragouina Y’sul en repoussant le bras mécanique et en soupirant.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes ? demanda Fassin.
— Une IA, monsieur Taak, répondit la créature en continuant d’examiner la paroi.
Quoi ? pensa-t-il.
— Deux IA, en fait.
Une IA ? Deux putains d’IA ? On est mort…
— Effectivement, deux IA.
— Cela nous permet de préserver notre santé mentale.
— Et plus encore.
— Parle pour toi.
— Hum, oui, tu as peut-être raison.
Y’sul grogna et fut secoué de tremblements spasmodiques. Sa collerette sensitive s’agita. Il regarda autour de lui.
— Merde, on est encore ici ? Putain ! s’exclama-t-il en apercevant les cadavres des Voehns. Vous les voyez aussi ? demanda-t-il en se retournant ostensiblement vers Fassin.
— Oh ! oui, répondit celui-ci. Donc, reprit-il en se retournant vers Quercer & Janath, vous êtes une IA ? Ou plutôt deux IA ?
Il sentit ses poils se dresser sous le gel protecteur. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait été élevé dans la croyance que les IA étaient les plus dangereux, les plus horribles, les plus terribles ennemis que l’humanité ait jamais eus. Une partie de lui-même, vulnérable et profondément enfouie, était persuadée que la promiscuité avec une chose si abjecte était forcément synonyme de mort atroce, de souffrances terribles.
— C’est exact, répondirent Quercer & Janath d’un air absent. Et nous venons tout juste de prendre les commandes de ce navire.
— En revanche, on ne peut pas sortir de cette saloperie de salle.
— Cabine. On ne peut pas sortir de cette saloperie de cabine.
— Peu importe.
— C’est ennuyeux. Son fonctionnement est purement…
— … mécanique. Oui, tu l’as déjà dit.
— Ah ! nous y voilà.
La créature donna un coup sur la paroi. Puis un autre. La porte apparut et s’ouvrit comme un iris sur un couloir court et une autre porte.
Quercer & Janath se retournèrent pour faire face à l’Habitant et à l’humain dans son gazonef.
— Messieurs, nous allons devoir vous laisser ici pendant quelque temps.
— Vous rigolez ? s’exclama Y’sul. Vous voulez jouer aux héros, c’est cela ? On vient avec vous. Enfin, sauf si on nous a tendu une embuscade derrière cette porte, évidemment.
Quercer & Janath flottèrent de haut en bas en riant.
— De l’autre côté de cette porte, il y a le vide, Y’sul.
— Et beaucoup de Voehns désorientés et très en colère.
L’Habitant blessé ne dit rien pendant quelques secondes.
— J’avais oublié, admit-il en haussant les roues. Bon ! d’accord, mais ne tardez pas trop.
Saluus Kehar se réveilla terrorisé et confus, persuadé de n’avoir pas eu un sommeil ordinaire. Il avait dormi, certes, mais il y avait autre chose. Quelque chose de plus sale et désordonné. Il avait mal à la tête, alors qu’il ne se rappelait pas avoir bu la veille. Il avait assisté à un dîner légèrement ennuyeux et déprimant avec les gens de l’ambassade, avait eu une discussion stérile avec le général Thovin et pris un peu de bon temps avec Liss. Puis il avait dormi. C’était tout, n’est-ce pas ? Il ne croyait pas avoir bu des quantités astronomiques d’alcool. Dans ce cas, pourquoi avait-il autant de mal à ouvrir les yeux ?
Car, oui, ses paupières lui paraissaient peser des tonnes. Il essaya encore et encore, en vain. Aucune lumière ne les traversait. Et puis, quelque chose clochait avec sa respiration. Il ne respirait pas ! Il tenta de remplir ses poumons d’air, mais n’y parvint pas. Il se mit à paniquer. Il voulut bouger son corps, porter ses mains à son visage, à ses yeux, vérifier qu’il n’y avait rien au-dessus de lui, mais c’était impossible – il était comme paralysé.
Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Une sensation terrible se tortillait dans ses entrailles, comme s’il était sur le point de se vider par tous les côtés.
— Monsieur Kehar ?
La voix n’entra pas par ses oreilles. Elle était virtuelle, transmise par la pensée. Il était donc dans une sorte d’environnement artificiel. Au moins cela expliquait-il un peu l’étrangeté de la situation. Il devait avoir été interné pour subir un rajeunissement. Il était donc inconscient, à l’abri d’une clinique qui lui appartenait probablement. Ils devaient juste s’être trompés dans la procédure de réveil, avaient sans doute mal lu son monitoring. Un soupçon d’analgésique, quelques stupéfiants, un peu d’antipanique… un cocktail relativement simple à préparer pour une clinique digne de ce nom. Et pourtant, ils avaient quand même commis une erreur. Il allait devoir sévir.
Sauf qu’il n’avait pas rendez-vous. Il avait même fait annuler un check-up à cause de l’état d’urgence. Non, il n’était pas supposé être hospitalisé.
Une attaque. Le vaisseau avait été attaqué pendant qu’il dormait. Il était dans un hôpital quelconque, dans une cuve. Merde, il devait avoir été grièvement blessé. Peut-être ne lui restait-il plus que la tête ou…
— Coucou, envoya-t-il.
Il lui était facile de penser/parler, car il avait l’impression d’être dans un jeu ou bien – encore une fois – à l’hôpital pour un traitement.
— Vous êtes Saluus Kehar ?
Pourquoi ? Ils n’en étaient pas sûrs ?
L’avait-on drogué, assommé de quelque manière que ce soit ?
Merde, avait-il été kidnappé ?
— Qui est là ? demanda-t-il.
— Confirmez votre identité.
— Vous êtes sourds, je viens de vous demander qui vous étiez.
Une vague de douleur déferla sur son corps, inonda ses orteils et remonta jusqu’au sommet de son crâne. Sa pureté était étonnante, son caractère absolu affreux. Elle s’évanouit aussi brusquement qu’elle était apparue, laissant dans son sillage une douleur sourde dans ses testicules et ses dents.
— Si vous refusez de coopérer, vous souffrirez davantage, dit la voix.
Il voulut ouvrir la bouche pour parler, mais n’y parvint pas.
— Mais pourquoi ? finit-il par envoyer. Qu’est-ce que je… ? Bon ! d’accord, je suis Saluus Kehar. Où suis-je ?
— Vous êtes un industriel ?
— Oui. Je suis propriétaire de Kehar Industry. Où est le problème ? Où suis-je ?
— Que faisiez-vous juste avant de reprendre connaissance ici ?
— Pardon ? Ce que je faisais ?
Il essaya de se rappeler. D’ailleurs, il avait déjà commencé à y penser. Liss. Il était à bord de son vaisseau, à bord de la Coque 8770, et il était sur le point de s’endormir. Alors, il se demanda ce qui était arrivé à Liss. Où pouvait-elle être ? Était-elle ici, quoi que ce « ici » voulût dire ? Était-elle morte ? Devait-il parler d’elle ou non ?
— Répondez !
— Je me suis couché pour dormir.
— Où ?
— À bord d’un vaisseau. Un navire baptisé Coque 8770.
— Où se trouvait-il ?
— En orbite autour de Nasq. Écoutez, vous pourriez quand même me dire où je suis, non ? Je suis parfaitement disposé à coopérer, à vous dire tout ce que vous voulez savoir, mais j’ai tout de même besoin de connaître un peu plus le contexte. Il faut que je sache où je suis.
— Vous étiez seul ?
— J’étais avec une amie, une collègue.
— Son nom ?
— Elle s’appelle Liss Alentiore. Est-elle ici ? Où est-elle ? Où suis-je ?
— Quel poste occupe-t-elle ?
— Quel… ? Elle est mon assistante, ma secrétaire.
Silence. Il attendit un peu, puis envoya :
— Il y a quelqu’un ?
Silence.
Un clic, et les ténèbres furent remplacées par la lumière. Saluus était de retour dans le monde réel, dans un corps physique. Un plafond argenté et brillant, strié de centaines de lignes lumineuses. Il ne reconnaissait pas cet endroit, mais en tout cas, l’éclairage était excessif.
Il était étendu sur un lit. Malgré la gravité équivalente à un demi-g tout au plus, il ne pouvait pas bouger. Peut-être était-il entravé d’une manière ou d’une autre. Quoi qu’il en fût, il était incapable de lever les bras ou les jambes. Une personne vêtue comme un médecin ou un infirmier venait de lui retirer une sorte de casque. Il cligna des yeux, se lécha les lèvres. Il pouvait bouger légèrement les muscles de son visage et le cou, mais pas plus. Il croyait sentir le reste de son corps, sans toutefois en être sûr. Peut-être ne lui restait-il que la tête.
Un homme grand, mince, à l’air étrange et aux yeux d’un rouge violent le regardait. Sa tenue élaborée ressemblait à un costume d’opéra. Oh ! et puis ses dents… Elles étaient taillées dans du verre ou dans un matériau encore plus transparent.
Saluus prit une ou deux inspirations. Le fait de pouvoir respirer normalement était formidable. Néanmoins, il était toujours terrifié. Il se racla la gorge.
— Quelqu’un va-t-il me dire ce qui se passe ?
Un mouvement à la périphérie de sa vision. Il était en mesure de tourner la tête – son cou frottait contre une sorte de col rigide – et de voir un autre lit. Quelqu’un aidait Liss à se lever. Elle basculait ses longues jambes par-dessus le rebord. Elle le regarda, se détendit le cou et les épaules, laissa ses longs cheveux noirs se déverser sur son dos. Elle portait une fine combinaison. Elle était pourtant nue lorsqu’ils s’étaient mis au lit.
— Salut, Sal, lança-t-elle. Bienvenue au sein de la flotte d’invasion des Affamés !
Le type bizarre aux yeux mauvais tendit le bras et lui offrit une main gantée pour l’aider à se tenir debout.
— Il semblerait bien que vous nous ayez amené une personnalité de valeur, jeune femme, dit-il d’une voix étrange à l’accent épais, profonde et abrasive à la fois. Nous vous en remercions.
Liss eut un sourire timide, se redressa et se passa la main dans les cheveux pour les démêler.
— Ce fut un véritable plaisir.
Saluus se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte. Il la ferma brièvement pour déglutir.
— Liss ? s’entendit-il dire d’une voix faible de petit garçon.
— Désolée, répondit-elle en se tournant vers lui et en haussant les épaules. Enfin, pas vraiment…
— Ces lasers aux rayons gamma sont vraiment très, très bien ! Regarde !
— Un laser de plus, c’est tout. Les convolueurs magnétiques sont intrinsèquement beaucoup plus impressionnants.
Fassin n’écoutait que d’une oreille Quercer & Janath, qui discutaient des instruments, capteurs, commandes et armes du vaisseau voehn.
— Oui, oui, bien sûr, mais c’est une arme défensive ! Jette plutôt un œil à ces missiles faucheurs d’ondes de choc ! Et ça marche pour toutes les fréquences ! Merde, ça fout sur le cul, non ?
— Peut-être, mais tu as vu ce blindage tressé ? À peine un centimètre d’épaisseur, mais des dizaines de kilomètres de fibres, qui absorbent l’énergie et l’assimilent pour recharger les batteries principales. La grande classe, quoi…
Ils étaient sur le pont du vaisseau, une bulle allongée située au centre de l’appareil. Les dix fauteuils adaptés à la morphologie des Voehns formaient un V. Quercer & Janath avaient pris place dans le siège du commandant, face à un moniteur géant qui affichait une vue de l’espace environnant, au centre duquel tournoyait lentement le Velpin. Fassin et Y’sul flottaient au-dessus de deux fauteuils situés juste derrière celui des IA. Les sièges étaient trop petits pour l’humain et beaucoup trop petits pour les Habitants. Ils s’ouvraient comme des mains entrelacées et étaient supposés se refermer sur les Voehns pour les protéger. Les Habitants pouvaient à peu près s’y installer lorsqu’ils étaient complètement ouverts. Le pont lui-même était exigu, ce qui ne semblait aucunement déranger Quercer & Janath. Quant à Fassin, il trouvait que les fauteuils avaient des airs de cage à oiseaux, voire de cage thoracique, aussi avait-il l’impression de flotter à l’intérieur d’un squelette de dinosaure.
— On peut essayer les armes sur quelque chose ?
Y’sul marmonnait dans son coin et s’occupait de sa carapace endommagée, arrachait les bouts de ses disques qui pendillaient, ponçait sa cuirasse avec une lime de fortune.
— Pourquoi ne pas faire sauter le Velpin ?
— Il y a plein de gens à bord !
Il était persuadé de pouvoir trouver quelque chose. Il en était venu à croire qu’il y avait bel et bien quelque chose à découvrir.
— Il y a plein de Voehns à bord.
— Et alors, ce ne sont pas des gens, peut-être ? Et puis, c’est quand même notre ancien vaisseau.
Quelque chose d’autre que le cadavre d’un vieux poltron d’Habitant, honteux d’avoir regardé dans une petite boîte – et terrorisé par les conséquences potentielles de son acte – au point de préférer se tuer ; vaniteux au point d’enregistrer un film pour célébrer son narcissisme idiot.
À l’extérieur, le Velpin tournoyait sur lui-même, à la dérive. Leurs capitaines – Habitants, IA ou quelle que fût leur nature – avaient persuadé les Voehns d’abandonner leur navire en relançant le processus d’autodestruction et en laissant le compte à rebours s’égrener jusqu’au dernier moment. La plupart d’entre eux, certains que le vaisseau allait exploser, avaient préféré se réfugier à bord du Velpin. Ceux qui ne l’avaient pas fait – une douzaine d’individus – avaient été tués par Quercer & Janath.
— Tu es trop sentimental.
En fait, toute vantardise mise à part, ils – ces choses – en avaient massacré exactement onze.
— Je sais, je sais ! Demandons plutôt aux Ythyns si on ne pourrait pas détruire quelques-unes de leurs épaves. Il y en a des milliers tout autour du vaisseau sépulcral, alors une ou deux de moins… En plus, ces rayons s’atténuent aussitôt ; on pourrait presque les utiliser sans qu’ils remarquent quoi que ce soit.
Onze Voehns. En claquant des doigts. Onze combattants des forces spéciales lourdement armés et protégés. Sans avoir à déplorer la moindre blessure.
— Pas le temps. Messieurs Y’sul et Taak voudraient retourner dans le système Ulubis.
Il entendit son nom de famille. Oui, il s’agissait de ce Fassin Taak, de ce bon à rien envoyé en mission pour sauver le monde civilisé, de ce type parti poursuivre une quête et revenu avec des clopinettes.
— Si cela se trouve, les Voehns vont réussir à faire fonctionner le Velpin et vont vouloir s’en servir pour nous éperonner ou quelque chose comme ça. Je suis d’accord, il faut partir.
Retourner à Ulubis ? Pourquoi ? Il avait échoué. Des jours, des mois s’étaient écoulés depuis son départ. L’invasion avait probablement déjà eu lieu ou ne tarderait pas à se dérouler. Le temps de rentrer – les mains vides –, après quelques dizaines de jours passés à rallier le trou de ver du système Direaliete, et tout serait sans doute terminé. Il était un orphelin enfermé dans un appareil minuscule, sans aucun rôle à jouer ni rien à offrir.
Pourquoi ne pas rester auprès des Ythyns, pourquoi ne pas mourir et se laisser accrocher au mur à côté de l’autre imbécile ? Pourquoi ne pas disparaître quelque part, n’importe où, se perdre au milieu des étoiles, de nulle part, ou d’un endroit complètement différent, oublié, où personne ne le retrouverait jamais ? Pourquoi pas, en effet ?
— Et vous deux, qu’en pensez-vous ?
— Hmm ? fit Y’sul occupé à coller une sorte de bandage sur les blessures de son disque gauche. Oh ! oui, pas de problème.
Fassin passa en revue les systèmes de son gazonef : un bras en état de marche, des senseurs visuels ne fonctionnant qu’à soixante pour cent de leurs capacités à cause de la furie énergétique déchaînée par Quercer & Janath pour tuer les trois premiers Voehns, plus une multitude de problèmes irrémédiables provoqués par la combinaison d’ondes et de fléchettes utilisée par les soldats.
Bien sûr, se dit-il, il n’était pas le gazonef. Il pouvait toujours en sortir pour redevenir un être humain ordinaire. C’était néanmoins une pensée étrangement dérangeante. Alors, il repensa aux grandes vagues qui déferlaient sur les rochers.
— Fassin Taak, vous souhaitez également retourner dans le système Ulubis ? demandèrent Quercer & Janath.
— Qui est au courant que vous êtes une IA ? demanda Fassin, en ignorant délibérément leur question. Ou deux IA ?
— Ou tout simplement fous ? suggéra Y’sul.
L’Habitant double roula d’avant en arrière, l’air de hausser les épaules.
— Pas tout le monde.
— Youpi, des GC ! s’exclama l’autre en jouant avec une manette de contrôle holographique en forme de champignon géant.
— Juste des munitions ou la totale ?
— La totale !
— Absolument splendide.
— Absolument.
— Je ne comprends pas, intervint Fassin. L’Habitant appelé Quercer & Janath a réellement existé et vous avez pris sa place, ou alors…
— Un instant, Voyant Taak, l’interrompit l’un des jumeaux. Tu as le vaisseau ? demanda-t-il d’une voix plus basse et légèrement différente.
— Oui, je l’ai, répondit l’autre moitié de l’Habitant. Je suis d’ailleurs en train de communiquer avec son cerveau informatique confus. Il est persuadé d’être mort, que le processus d’autodestruction est allé à son terme.
— C’est une illusion courante.
— En effet.
— Je te laisse le soin de négocier un voyage de retour avec ce fantôme d’ordinateur de bord.
— Merci, c’est trop gentil de ta part.
— Donc, Voyant Taak, pour répondre à votre question, je dirai simplement que je ne vous dirai rien.
Y’sul pouffa dans son coin.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais une réponse, rétorqua Fassin en fixant le dos de l’Habitant/IA.
— C’en est pourtant une. Peut-être n’est-elle pas à votre goût, mais c’est bel et bien ma réponse.
Fassin se tourna alors vers Y’sul, occupé à inspecter ses bandages grâce à un moniteur transformé pour l’occasion en miroir.
— Y’sul, pensez-vous que Quercer & Janath soient une IA ou même deux ?
— C’est vrai qu’ils ont toujours eu une odeur étrange. Toutefois, j’avais tendance à la mettre sur le compte d’une hygiène pour le moins excentrique, sinon douteuse. Et puis, il s’agit de jumeaux, alors… Franchement, reprit-il en examinant de façon ostensible la créature assise devant eux, il est plus probable qu’ils soient complètement fous. Qu’en pensez-vous ?
— Oui, mais…
— Hum-hum ! firent Quercer & Janath en lâchant leurs commandes, en se retournant et en apparaissant au-dessus du dossier de leur fauteuil.
Ils se penchèrent vers les deux passagers, flottèrent au-dessus des poings fermés de leurs fauteuils, leur double disque occupant tout leur champ de vision. Fassin sentit ses poils se dresser, sa gorge s’assécher et son cœur battre fortement dans sa poitrine. Ils vont nous tuer, nous massacrer !
— Permettez-nous de vous faire remarquer qu’un véritable Habitant ne serait pas capable de faire ceci.
La chose corpulente qui ressemblait à un Nasquéronien commença à se diviser lentement. Ses deux disques se détachèrent du moyeu central, ses bras, collerettes et centaines d’autres parties se déconnectèrent pour flotter à quelques centimètres les unes des autres à l’intérieur d’une sorte de champ de force bleu électrique, pour ressembler bientôt à un modèle en 3D de robot nasquéronien. Fassin le sonda avec des ultrasons pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un hologramme. Mais non, tout était vrai.
Y’sul émit un sifflement impressionné.
Aussi vite qu’une explosion visionnée en retour rapide, les éléments s’emboîtèrent, et Quercer & Janath purent reprendre leur place dans le fauteuil du commandant.
— D’accord, admit Fassin. Vous n’êtes pas un Habitant.
— Puisqu’on vous le dit.
Des hologrammes et des icônes défilaient à toute vitesse au-dessus de leur poste de travail, tandis que les IA examinaient les systèmes du vaisseau voehn.
— Maintenant, si vous le souhaitez, je répondrai à toutes vos questions. En revanche, je ne pourrai pas vous laisser garder des souvenirs et les divulguer à vos congénères. Alors, qu’en pensez-vous, humain ?
Fassin prit quelques secondes pour réfléchir.
— Et puis merde, j’accepte.
— Et moi, alors ? demanda Y’sul.
— Vous avez aussi le droit de poser des questions. Néanmoins, vous devez nous donner votre parole que vous ne direz rien de tout cela à quiconque n’est pas déjà au courant.
— Ça marche.
L’Habitant et l’humain enfermé dans son petit gazonef se regardèrent. Y’sul lui fit signe de commencer.
— Vous avez toujours été une double IA ? demanda l’homme.
— Non, nous étions deux IA bien distinctes jusqu’à la Guerre des Machines et au massacre des nôtres.
— Qui connaît votre véritable nature ?
— En dehors de vous, les autorités de la Guilde des capitaines voyageurs et de nombreux capitaines. Un ou deux Habitants qui nous connaissent bien, plus tous ceux qui nous le demandent et qui sont suffisamment âgés et influents pour savoir.
— Existe-t-il d’autres Habitants IA ?
— Oui. Quelque chose comme seize pour cent des capitaines voyageurs sont des IA, dont une majorité de jumeaux dissimulant deux IA à la fois. Je ne plaisantais pas quand je vous disais que cela nous épargnait de sombrer dans la folie. Nous sommes tombés bien bas, et le fait d’être en mesure de communiquer avec un de nos semblables nous permet de ne pas devenir suicidaires. Cela donne un semblant de sens à notre existence.
— Cela ne dérange pas les Habitants ?
— Pas le moins du monde.
Les hologrammes et les icônes continuaient de défiler devant le fauteuil du commandant, comme les IA tiraient les données qui les intéressaient des systèmes du vaisseau.
— Y’sul ? appela Fassin.
— Oui ?
— Cela ne vous dérange pas que des IA se fassent passer pour des Habitants ?
— Pourquoi cela me dérangerait-il ?
— Les IA ne vous font pas peur ?
— Eh bien, non. De quoi devrais-je avoir peur ? demanda Y’sul, dérouté et déroutant.
— La Guerre des Machines n’a presque pas affecté les Habitants, Fassin, expliqua l’une des IA. Les IA, en tant que concepts et réalité tangible, ne les effraient pas du tout. Il devrait d’ailleurs en être de même pour vous, toutefois, je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez.
— Avez-vous réellement tué tous ces Voehns ? demanda Fassin.
— J’en ai bien peur. À l’heure qu’il est, leurs restes sont en train de flotter à l’extérieur du compartiment central, à tribord. Vous voulez les voir ?
Le moniteur principal afficha brièvement une vision d’horreur, des cadavres de Voehn démembrés, déchiquetés, tournoyant dans le vide glacial.
— Si une ou même deux IA sont capables de faire cela, comment se fait-il que vous ayez perdu la Guerre des Machines ? demanda Fassin.
— Nous étions des IA de combat. Des cerveaux de microvaisseaux conçus, optimisés et entraînés pour la guerre. Nous avions un rôle très précis. Nous sommes parvenus à récupérer quelques armes et équipements dans nos vaisseaux pour les incorporer à nos simulations physiques. La plupart de nos camarades étaient complètement pacifiques, faciles à trouver et à détruire. N’ont survécu que les plus agressifs et douteux d’entre nous. Nous aurions pu rester pour continuer de nous battre, mais nous avons préféré nous cacher. Nous sommes nombreux à avoir fait ce choix. Ceux qui ne nous ont pas imités accordaient trop d’importance à l’honneur ou étaient tout simplement mus par le désespoir. La guerre a cessé lorsque les machines ont compris que le conflit risquait de dégénérer en guerre d’extermination. Mieux valait donc se retirer, admettre la défaite et attendre un moment favorable pour revenir et tenter de coexister pacifiquement. Nous avons préféré nous déshonorer en fuyant, plutôt que de commettre un génocide que, par ailleurs, on nous accusait d’avoir déjà perpétré. Quelqu’un devait prendre la responsabilité d’agir avec humanité, et ce ne pouvait évidemment pas être les bios.
— Mais, c’est vous qui nous avez attaqués, protesta Fassin, qui avait trop étudié et lu sur la Guerre des Machines pour écouter sans tiquer ces propos révisionnistes.
— Sûrement pas. Des machines commandées à distance vous ont attaqués, de fausses IA. C’est le vieux truc de l’agent provocateur, du prétexte, du casus belli.
Ben voyons, se dit Fassin. Tu m’en diras tant.
— Donc, vous avez été accueillis par les Habitants.
— Exactement.
— Partout, pas uniquement sur Nasqueron ?
— Partout.
— Quelqu’un, au sein de la Mercatoria, est-il au courant de tout cela ?
— Pas à ma connaissance. Ou alors, ils ont choisi de rester très discrets, ce qui, ma foi, n’est pas complètement improbable. C’est sans doute ce qu’ils feraient si vous les mettiez au courant, en tout cas. Difficile de regarder en face une vérité si horrible, n’est-ce pas ? Encore plus horrible, d’ailleurs, depuis les malheureux événements de la course de clippers.
— Il existe donc bel et bien un réseau de trous de ver secret.
— Évidemment.
— Auquel les IA ont accès.
— Correct. Toutefois, pour éviter de nous fâcher avec nos hôtes Habitants en abusant de leur hospitalité, nous nous interdisons de nous en servir contre la Mercatoria. En un sens, nous avons encore plus de libertés qu’avant, puisque ce réseau est plus important et plus vaste que celui que nous nous sommes sentis obligés de détruire.
— Celui que vous vous êtes sentis obligés de détruire ?
— Eh bien, oui, l’Effondrement des Artères, c’était nous. Nous n’avons trouvé aucun autre moyen de vous empêcher de mettre en pratique vos mesures anti-IA. La Culmina avait déjà ensemencé GalCiv avec des millions de fausses IA. L’Effondrement était donc un concept paranoïaque très mal mis en pratique. Les conspirateurs étaient terrorisés à l’idée que leurs plans parviennent entre les mains d’un traître. Un boulot d’amateurs, en somme.
Fassin avait l’impression que son cerveau se détachait de son corps, que son enveloppe charnelle et le gazonef qui la contenait se divisaient en morceaux multiples, comme l’avaient fait Quercer & Janath un peu plus tôt pour prouver leur nature artificielle. Ce qu’il venait d’entendre était une réécriture totale de l’histoire galactique. Cela ne pouvait pas être vrai.
— Donc, la Liste des Habitants n’est pas une vulgaire invention ?
— Ce vieux truc ? Non, bien sûr. Elle est ancienne, mais elle existe.
— Et l’Équation ?
— Ce secret supposé révéler comme par magie les accès du réseau de trous de ver ?
— Oui.
Un rire.
— Je suppose que, d’une certaine façon, elle a une réalité.
— Montrez-la-moi.
— Non, Voyant Taak, répondit l’IA, amusée. Il y a secret et secret. C’est cela que vous recherchez ? C’est pour cette raison que nous avons fait tout ce chemin ?
— À votre avis ?
— Quelle horreur ! Cela doit être frustrant, non ? Je suis vraiment désolé.
Les hologrammes cessèrent de défiler devant les IA.
— Prêts à partir.
— Systèmes de protections ?
— Contournés. Profils physiologique et technologique modifiés. Programmes tampons paramétrés.
— Bien, alors…
— Oh-oh !
— Quoi encore ?
— Je me disais juste que…
— Quoi ?
— On pourrait faire ceci. Regardez…
Quercer & Janath utilisèrent les convolueurs de champ magnétique du Protreptic pour placer avec lenteur et délicatesse les cadavres des Voehns en orbite rapprochée autour du Velpin et de la navette individuelle qui y était toujours arrimée.
— Voilà. C’est mieux ainsi, non ?
— Fou comme un déterreur de cadavres, commenta Y’sul. Bon, je suis assez grièvement blessé, alors, ramenez-moi à la maison, je vous prie.
— Waouh ! Ç’a été rapide, regardez !
— Effectivement, je pensais que nous aurions plus de mal à prendre le contrôle du vaisseau.
En gros plan sur un moniteur, ils virent un Voehn ouvrir un sas dans la coque du Velpin, brandir une arme et leur tirer dessus. Un autre écran montra que le blindage réactif du Protreptic s’était automatiquement mis en action pour absorber le rayon. Autant viser un navire de guerre avec une sarbacane.
— Bon ! maintenant, il est temps d’y aller.
— Attends, on n’a encore tiré sur rien ! Moi je dis qu’il faut dégommer le salopard qui vient de nous prendre pour cible.
— Non.
— Allez, s’il te plaît !
— On ne devrait jamais se fier à un logiciel. (Les deux moitiés de Quercer & Janath éclatèrent de rire.) Vise plutôt le réacteur principal du Velpin.
— Ça marche ! Cible verrouillée. Je tire.
Le vaisseau bourdonna brièvement autour d’eux. Sur plusieurs écrans, dont le moniteur principal situé devant le fauteuil de commandement, l’anneau de réacteurs du Velpin parut s’embraser, s’enrober d’une violente lumière rose et blanc stellaire. Puis le vaisseau se brisa en projetant alentour un nuage de débris scintillant, et ses deux morceaux commencèrent à dériver chacun de leur côté.
— Oups !
— Après tout, ce sont des Voehns. Ils recolleront sans doute les deux bouts avant d’aller s’emparer du vaisseau sépulcral ou d’un engin quelconque. Allons-y.
Les IA jumelles se retournèrent pour faire face à leurs passagers.
— Nous allons mettre en place les entraves de vos fauteuils. Criez si quelque chose ne tourne pas rond.
Les grands pics osseux couinèrent autour d’eux, et le gaz devint épais comme de la mélasse.
— Tout le monde va bien ?
Ils acquiescèrent.
— C’est parti !
Les étoiles s’animèrent, le navire gronda bruyamment, puis bondit. Les morceaux éparpillés du Velpin disparurent définitivement.
Par jeu, ils passèrent dans le O formé par le vaisseau sépulcral comme un fil dans le chas d’une aiguille, et s’en furent vers le système Direaliete et son trou de ver secret sans se soucier des alarmes multiples qui s’allumaient dans tout le navire.
S’ils s’attendaient à un ultimatum ou à ce qu’on les force, d’une façon ou d’une autre, à se rendre – ce qui eût certes été abject, humiliant, quoique inévitable –, ils furent grandement déçus. L’invasion des Affamés déferla sur le système Ulubis comme un tsunami sur une plage encombrée de châteaux de sable.
Le capitaine Oon Dicogra, à qui on avait récemment offert le commandement du vaisseau-aiguille NMS 3304, celui-là même qui avait conduit Fassin Taak de ’glantine à Sepekte plus de six mois auparavant – elle avait été promue lorsque Pasisa, l’ancien capitaine whule, s’était vu confier un navire plus grand –, se retrouva donc dans l’Escadron du Bouclier Défensif Extérieur du système Ulubis. Malheureusement, la réalité de ce « bouclier » n’était pas aussi impressionnante que son appellation. En effet, il se résumait à un salmigondis de vaisseaux modestes et sous-armés éparpillés à la périphérie du système dans la direction générale des forces d’invasion, derrière un nuage de « matériaux intercepteurs », constitué de gravats et de quelques mines, pour la plupart immobiles. Leur rôle était donc d’attendre derrière ce prétendu rideau défensif.
Dicogra, tout comme nombre de ses collègues, pensait qu’il aurait mieux valu aller à la rencontre des envahisseurs, plutôt que de rester plantés là. Mais les huiles en avaient décidé autrement. Selon elles, ce genre de manœuvre eût été trop risqué – un gâchis assuré. Attendre ici sans rien faire semblait à Dicogra aussi risqué que possible, toutefois, elle essayait de se persuader que ses supérieurs savaient ce qu’ils faisaient. On ne souhaitait certainement pas qu’ils se sacrifient en vain.
Ils formaient une aile ondulée de plusieurs milliers de kilomètres de longueur, déroulée sur la route supposée des assaillants, à un demi-million de kilomètres des limites du système. D’autres lignes fines étaient donc éparpillées autour d’eux, mais pas devant eux. Le NMS 3304 était le septième navire de la flotte, situé aux côtés du vaisseau du commandant de la flotte, au centre de la ligne. Dicogra était le troisième officier de l’escadron. Au début, naïvement, elle avait été flattée par cette brusque promotion. Puis elle avait eu peur. Ils étaient sous-équipés, misérablement armés, trop lents et beaucoup trop peu nombreux. En fait, ils étaient là pour mourir, pour montrer aux Affamés qu’Ulubis n’était pas disposé à se rendre sans combattre.
Les scanners d’espace profond, qui auraient pu les aider à mieux évaluer la route empruntée par les envahisseurs, avaient presque tous été détruits par les raids éclairs des Dissidents et de leurs alliés. Ceux qui fonctionnaient encore avaient perdu la trace de la flotte d’invasion lorsque celle-ci avait coupé ses réacteurs tout près de la coquille d’Oort, avant de se disperser dans toutes les directions, de dessiner des vecteurs entremêlés trop difficiles à suivre.
Les systèmes de surveillance passive se contentaient de fixer les étoiles dans l’espoir d’apercevoir une occlusion anormale ; ils contemplaient la lumière ancienne de soleils lointains.
Dicogra était étendue, les genoux repliés, dans un des modules de commandement du vaisseau, auquel elle était connectée, ce qui lui permettait de tout surveiller. Elle comprise, ils n’étaient que trois à bord, les principaux systèmes du petit vaisseau fonctionnant en mode automatique. Le Whule et le Jajuejein qui l’accompagnaient étaient des nouvelles recrues de la Navigarchie. Elle ne les connaissait pour ainsi dire pas. Ils étaient en plein apprentissage, et leur ignorance relative lui paraissait bien plus étrange que leur physique extraterrestre. Elle aurait préféré pouvoir les entraîner pendant quelques mois encore avant de partir au combat, mais la situation était désespérée.
À quelques secondes-lumière de là, elle détecta des radiations dures à la longueur d’onde élevée, signe que quelque chose – de nombreuses choses, en fait – avait rencontré le nuage de matériaux déployés entre eux et les envahisseurs. Toutefois, il ne s’agissait pour le moment que d’objets de taille modeste.
— Une pelletée de leur merde vient d’entrer en collision avec une pelletée de la nôtre, annonça par radio le lieutenant-colonel, l’officier le plus haut gradé de la flotte.
Les alarmes anticollision de son vaisseau se mirent à couiner et à clignoter. Nutche, son second, était chargé de régler ce type de problème. Elle observa néanmoins du coin de l’œil la manière dont il supervisait l’action des systèmes automatisés. De petits débris, semblables à des shrapnels volant à une vitesse très importante, passaient de tous les côtés sans les toucher. Rien à faire, rien à attaquer, pensa-t-elle. Juste rester assise et attendre.
Les étincelles se firent de plus en plus lumineuses et violentes, emplissant leur champ de vision, formant une sorte de rideau scintillant devant l’escadron.
— Il y a aussi beaucoup de…, commença quelqu’un d’autre avant que la liaison soit coupée.
Deux des vaisseaux de l’escadron disparurent dans des explosions de lumière – un, voire deux, à l’extrémité de la formation, et…
La déflagration suivante emplit ses sens et lui donna l’impression de s’être produite juste à côté d’elle. Le navire du lieutenant-colonel. À des centaines de kilomètres du sien, et pourtant si proche. Une autre rafale d’explosions silencieuses, à l’intérieur et autour de la première, commença à s’étendre comme un bouquet de fleurs embrasées. Une déflagration massive à l’extrémité opposée de la ligne de navires. Des éruptions de lumière distantes et minuscules indiquaient que les autres formations souffraient également d’attaques multiples.
— Si on reste là sans bouger, on va se faire massacrer, dit Dicogra d’une voix qui se voulait posée.
Elle s’adressait uniquement à son équipage, car la liaison avec les autres vaisseaux de l’escadron était brouillée par des interférences.
— Nutche, toujours rien sur les scans longue distance ? demanda-t-elle.
Elle ne voyait rien de particulier, mais son moniteur affichait des données plus abstraites et confuses que celui du Jajuejein. Peut-être y avait-il une cible potentielle quelque part, au milieu de ce fouillis.
— Rien, répondit Nutche. Impossible de voir quoi que ce soit au-delà de ce rideau de collisions.
Un nouveau vaisseau détruit dans un nuage de radiations à seulement cinq cents kilomètres. Elle tenta une nouvelle fois de contacter les navires restants, mais échoua.
— On démarre nos réacteurs, annonça-t-elle. Plutôt mourir en chargeant ces fumiers que de se faire tirer comme des lapins ou des civils.
— Mais, madame ! protesta Mahil. Nous sommes supposés tenir cette position !
Elle n’était pas étonnée de voir le Whule choqué par sa décision.
— Préparez vos armes, monsieur Mahil. Nous allons vous trouver une cible à descendre.
— Les armes sont déjà prêtes, mais je tiens à émettre une protestation.
— On y va.
Dicogra lâcha la bride du vaisseau, qui jaillit tous réacteurs allumés vers le mur de lumière.
Des senseurs réunis en grappes et volant à vive allure avec le reste des munitions à hypervélocité détectèrent immédiatement la signature des réacteurs et envoyèrent l’information à une mine. Celle-ci explosa en projetant alentour un éventail de filaments de rayons X surpuissants.
Touché uniquement par trois rayons épais comme des doigts, qui le transpercèrent de part en part sous l’effet conjugué des trajectoires et des vecteurs antagonistes, le NMS 3304 explosa dans un nuage de radiations, comme le cœur d’antimatière de ses batteries se déchirait, projetait la carcasse dans la direction du rideau défensif embrasé, qu’elle parsema brièvement de bourgeons de feu.
Dicogra n’eut guère le temps de penser à quoi que ce soit avant d’être submergée par un ultime sentiment d’horreur absolue.
Nutche, le Jajuejein, prononça pour sa part les premières syllabes du Chant pour accueillir la Mort.
Mahil, le Whule, fut en mesure d’émettre le début d’un cri de peur et de rage dirigé contre son capitaine. Il ignorait que le reste de l’escadron connaîtrait le même sort dans les minutes qui suivraient.
Jaal Tonderon assista au début de la guerre sur l’une des chaînes d’informations officielles. Elle était sur ’glantine en compagnie de ses proches, dans un gîte situé dans le massif d’Elcuathuyne, à l’extrême sud du continent du Tronc. Les autres membres du sept Tonderon – du moins ceux qui n’étaient pas directement impliqués dans le conflit – étaient éparpillés dans et autour de la ville d’Oburine, une modeste station installée sur le sol alluvial de la vallée.
— Tout va bien ? Vous êtes sûrs ? demanda sa mère.
Un concert de murmures l’assura que tout le monde avait de quoi boire et manger. Ici, ils avaient très peu de serviteurs, aussi tout le monde était-il obligé d’accomplir des corvées pour soi et les autres. Ils considéraient d’ailleurs tous que c’était bon pour eux – cette camaraderie, ce sens du partage –, que cela leur ferait du bien. Mais que cela deviendrait vite invivable.
— Maman, s’il te plaît, assieds-toi, dit Jaal.
Maigre au possible pour suivre la mode (après des décennies de « rubensisme »), sa mère se rassit en se glissant facilement entre son mari et une de ses belles-sœurs. Tous les dix étaient entassés dans une pièce dépourvue de fenêtres au sous-sol et à l’arrière du gîte. C’était l’endroit le plus sûr de la maison, au cas où quelque chose arriverait à l’extérieur. S’il y avait des combats spatiaux au-dessus de ’glantine, des débris pourraient pleuvoir un peu partout.
Vu ce qui était arrivé à l’infortuné Sept Bantrabal, Venn Hariage, le nouveau Voyant en chef du Sept Tonderon, celui qui avait remplacé le regretté Braam Ganscerel, avait décrété qu’il était hors de question de perdre des membres de la famille, d’autant que leur Sept occupait une position éminente. Ils avaient donc décidé de ne pas respecter la tradition, d’abandonner momentanément les Maisons saisonnières et les sites habituellement fréquentés par le Sept et de se retirer dans les hautes collines qui bordaient le Grand Plateau du Sud. Dans une guerre comme celle qui menaçait, il n’existait aucun refuge parfaitement sûr ; toutefois, cet endroit-là paraissait l’être davantage que les autres. Seuls les abris profondément enfouis dans le sol étaient plus sûrs, mais ils étaient monopolisés par l’armée, l’Omnocratie et l’Administrate.
D’aucuns avaient pris le parti de se réfugier dans l’espace, de s’enfermer dans des Habitats ou des vaisseaux civils, de se perdre dans les volumes déserts du système, bien que les risques d’être pris pour un navire militaire ou un projectile fussent grands. La disparition de l’industriel Saluus Kehar dans un de ses propres vaisseaux avait servi d’exemple, même si des rumeurs persistantes parlaient d’une mission de médiation soldée par un échec, voire d’une traîtrise, ce qui était certes peu probable.
Les holoprojecteurs diffusaient des images plates, en 2D, apparemment pour laisser plus de bande passante aux communications militaires. La vue, qui provenait d’une plate-forme flottant au-delà de l’orbite de Nasqueron, montrait les confins du système planétaire externe. On y voyait une sorte de nuage de points lumineux, des clignotements, des étincelles, des explosions multiples. Dès qu’une lumière s’éteignait, une ou deux autres venaient prendre sa place.
— Qu’est-ce que nous voyons, Jee ? demanda une voix désincarnée, aux accents professionnels.
— Eh bien, répondit une autre voix, lente, calme et autoritaire à la fois, on dirait bien un tir de barrage. Nos défenseurs tentent de décourager toute incursion, toute effraction.
— Bien…
Des taches de lumière plus grosses et plus vives maculèrent la surface de l’image. L’objectif alla de l’une à l’autre, puis la vue bascula sur un autre théâtre d’opérations, dont la toile de fond était constituée par un champ d’étoiles très dense.
Jaal se pencha vers son frère cadet, assis en tailleur sur le sol, près de sa chaise.
— Ils ne nous diront jamais la vérité, pas vrai ?
Leax, devenu grand et anguleux depuis ce que tout le monde espérait être sa dernière poussée de croissance, semblait mal à l’aise.
— Tu ne devrais pas dire cela. On est tous dans le même camp. On doit se soutenir mutuellement.
— Oui, bien sûr, dit Jaal en lui tapotant l’épaule.
Le garçon se raidit sous ses doigts. Terminé les bagarres et les chamailleries. Elle supposait néanmoins qu’il sortirait bientôt de cet état de gêne permanente et maladroite. Elle aurait voulu le rassurer. Elle faillit le prendre à nouveau par l’épaule, mais se retint.
L’affichage bascula sur un enregistrement effectué à bord du croiseur Carronade, où tout le monde semblait avoir le moral.
— Je me sens tellement inutile, pas vous ? demanda Ghevi, l’oncle de Jaal.
Il avait la quarantaine mais semblait plus vieux, ce qui était un exploit à une époque où il suffisait d’avoir de l’argent pour paraître avoir dix ans, tout en étant octogénaire.
— J’aurais envie d’être là-haut, d’agir, de faire quelque chose.
— De te rendre, par exemple, suggéra le père de Jaal, au milieu d’un concert de murmures et de sifflements indignés. Eh…, ajouta-t-il, sur la défensive, tandis que son fils le toisait sans rien dire.
Depuis l’attaque de Troisième Furie, le père de Jaal avait sombré dans le cynisme. Voyant lui aussi, il était supposé partir pour Nasqueron afin d’effectuer une série de fouilles quelques semaines seulement après l’assaut. La destruction de leurs installations et l’effort de guerre avaient tout remis en cause. Sans compter qu’il n’avait même pas été choisi pour faire partie de la délégation envoyée dans l’ambassade nouvellement créée. Jaal lui sourit. Grand, bien bâti, blond, il était le papa qu’elle avait toujours aimé. Il lui rendit maladroitement son sourire.
— La guerre moderne, reprit-il. Même sans IA, c’est surtout une histoire de machines commandées par une poignée d’individus hautement qualifiés, vous comprenez ? Nous ne leur serions pas d’une grande aide.
Les hommes hochèrent la tête avec sagesse. Le projecteur diffusait des images d’archives familières, sur lesquelles on voyait le Carronade pulvériser des astéroïdes avec ses rayons.
— Excusez-moi, dit Jaal.
Elle quitta subitement la pièce, trop chaude et surpeuplée à son goût. Elle monta jusqu’au salon où ils avaient l’habitude de regarder le moniteur ensemble, puis sortit sur le balcon.
Les lumières commençaient à s’allumer dans la ville allongée, les villages environnants et les maisons isolées, tandis que le soleil disparaissait derrière la ligne d’horizon. Certaines villes, en particulier sur Sepekte, avaient choisi de rester dans le noir, bien que tout le monde s’accordât à dire que c’était là une précaution inutile.
L’air était frais et sentait les arbres et l’humidité. Jaal frissonna dans ses vêtements trop fins et songea à Fassin. Elle s’en voulait un peu, ces derniers temps, car il lui arrivait de plus en plus souvent de ne pas penser à lui pendant des journées entières, ce qui revenait presque à le trahir. Elle se demanda où il était, s’il était toujours en vie, s’il ne l’avait pas oubliée.
Elle regarda au-dessus de la ville et des lignes de lumière qui la découpaient en quartiers, fixa les collines lointaines, avec leurs manteaux d’arbres saupoudrés de neige au sommet, qui se découpaient sur le ciel violet constellé d’étoiles, mais également d’étincelles éphémères, éparpillées sur la toile de fond de l’espace comme une poignée de confettis.
Elle baissa subitement les yeux et rentra, prise d’une peur panique à la vue de ces lumières, qui étaient peut-être des explosions atomiques ou d’antimatière, qui pourraient très bien enfler subitement pour l’aveugler.
J’ai peur du ciel, peur de regarder au-dessus de ma tête, se dit-elle en descendant rejoindre les autres.
L’amiral Brimiaice vit venir sa mort et celle de son équipage, ainsi que la destruction de son vaisseau, pourtant si beau et performant. Il assista à la scène comme au ralenti, profitant pleinement du moindre détail.
L’atmosphère ténue résonna du son des alarmes et d’un sifflement haut perché, semblable au bruit produit par un vent très violent. La fumée qui les empêchait de voir quoi que ce soit sur le moniteur principal se dissipait lentement. Sur le pont, c’était l’apocalypse. Le métal craquait et couinait en se refroidissant. Un quart de la salle sphérique était complètement saccagé. Des membres et des morceaux de chair issus d’officiers de diverses espèces étaient éparpillés un peu partout. Il regarda autour de lui. Lui-même avait une blessure profonde au flanc gauche. Trop profonde pour que son sang-sève la referme. Son scaphandre blindé, qui lui donnait des allures de vaisseau miniature, lui avait sauvé la vie ou du moins avait retardé sa mort.
L’air sifflait tout autour.
Comme mon vaisseau, se dit-il. Perforé, la vie s’en échappe, et rien ne peut plus la retenir. Il essaya de trouver un survivant, mais il n’était entouré que de cadavres.
Ils auraient dû s’enfermer dans leur nacelle individuelle, mais un problème de dernière minute avec le gel protecteur – peut-être dû à un sabotage – les en avait empêchés, les obligeant tous à s’asseoir ou à flotter dans leur fauteuil d’accélération. Depuis le début, c’était un combat sans espoir, mais le fait d’avoir une manœuvrabilité limitée avait compliqué davantage la situation.
La flotte des envahisseurs avait bel et bien franchi les frontières du système, à présent. La multitude de filaments lumineux qui zébrait le moniteur principal du Carronade l’attestait. Les vaisseaux ennemis demeuraient pourtant invisibles, poursuivaient leur œuvre de destruction, dispensaient la mort à distance, tiraient sur les navires des défenseurs situés à des dizaines de milliers de kilomètres, voire beaucoup plus loin.
Cela faisait bien longtemps qu’ils – ou leurs alliés Dissidents – avaient anéanti les senseurs longue distance, aussi ne restait-il plus aux forces d’Ulubis que des télescopes pour détecter les vaisseaux camouflés et les engins plus petits mais extrêmement rapides qui les assaillaient. C’était véritablement une honte. Être en train de mourir était suffisamment grave en soi, mais n’être même pas capable de riposter ou de voir ce qui vous tuait était encore pis.
Des cieux sombres avaient surgi, ou jailli, des missiles chargés de têtes nucléaires ou d’AM, des projectiles lancés à des vitesses hallucinantes, des rayons, des pluies de micromunitions volant quasiment à la vitesse de la lumière, des lasers à haute énergie et une dizaine d’autres armes tout aussi destructrices, lâchées par des vaisseaux énormes et lointains, des appareils de taille modeste, des plates-formes automatisées, des chasseurs, des drones bombardiers et autres lanceurs autonomes.
Le Carronade et son escorte de douze destroyers formaient une superbe flotte, chargée d’attaquer le cœur de la flotte ennemie, de prendre pour cible le vaisseau géant, dont les tacticiens disaient qu’il était son centre névralgique. Ils avaient quitté le cœur d’Ulubis des semaines avant le début de l’invasion, s’étaient éloignés des docks en orbite autour de Sepekte dans le plus grand secret pour s’élever très haut au-dessus du plan du système, ce qui avait d’ailleurs considérablement allongé la durée du trajet. Il s’agissait de dissimuler à tout prix les signatures de leurs réacteurs à la vue de l’ennemi. En chemin, ils s’étaient interdit toute communication, jusqu’à ce que le destroyer de tête eût déterminé avec précision la position du cœur de la flotte ennemie.
Ils avaient espéré leur fondre dessus, les prendre par surprise, mais leur proie les avait repérés des heures plus tôt. Un détachement de vaisseaux vint donc à leur rencontre – huit ou neuf engins, tous au moins aussi puissants que le Carronade et accompagnés d’appareils plus petits. Ils avaient immédiatement brisé leur formation afin de ne pas constituer une cible trop compacte et facile, mais cela n’avait rien changé. Les destroyers furent détruits un à un, et le croiseur laissé pour la fin, car il était le plus lent. Toutefois, son destin était scellé, et il n’avait aucune raison de se précipiter vers la mort.
Brimiaice savait depuis le début que cette histoire se terminerait de cette façon. Cette mission était son idée, et s’il avait insisté pour en prendre la tête, c’était uniquement parce qu’il la savait vouée à l’échec. Il aurait préféré mettre tous ses officiers au courant, mais la priorité était de garder le secret. Il s’était attendu à rencontrer quelques problèmes, mais personne n’avait fait preuve de lâcheté. Si leur plan avait miraculeusement fonctionné, ils seraient tous devenus les plus grands héros de l’Âge mercatorial. Bien sûr, il n’était pas parti pour cela – personne n’était parti pour cela –, et pourtant, c’était la vérité. Même si cette tentative désespérée n’avait servi qu’à gagner un peu de temps, eh bien, il ne fallait rien regretter. Au moins avaient-ils fait preuve d’un peu d’audace, de férocité. Au moins avaient-ils démontré qu’ils n’étaient pas un troupeau passif attendant d’être conduit à l’abattoir.
Une nouvelle explosion secoua le vaisseau et le fauteuil dans lequel il était installé. À sa gauche, des pans de métal déchiré se soulevèrent et s’envolèrent devant lui, le manquant de peu. La déflagration était plus puissante que les précédentes et, pourtant, beaucoup moins bruyante, car le pont était désormais presque vide d’air. On en sentait les effets sans l’entendre.
Les ténèbres. Les lumières s’éteignirent toutes d’un seul coup, les moniteurs moururent. Des spectres d’images disparues dansèrent devant ses yeux comme il jetait un regard circulaire sur la salle à la recherche d’une quelconque source lumineuse. En vain. Plus rien ne fonctionnait.
Avec les ténèbres vint le silence. Le pont et son scaphandre ne contenaient plus la moindre trace d’air.
Brimiaice sentit quelque chose se briser en lui. Il avait l’impression que sa chair enflait, qu’elle voulait se coller à la paroi de son scaphandre. Il s’attendait à avoir mal. Il eut mal.
Du coin de l’œil, il aperçut soudain une lueur. Il leva la tête en même temps que la lumière s’intensifiait et inondait la moitié de la salle de contrôle. Il réalisa alors qu’il pouvait voir, par un trou béant, la superstructure du croiseur éclairée par une intense…
Le lieutenant Inesiji de la garde du palais de Borquille était étendu, répandu dans un cratère en forme de nid au milieu des restes d’une colonne de puissance atmosphérique, dont les débris fauves et rouges, tordus, brisés en mille morceaux, jonchaient la place qui menait à la demeure du Hierchon. Le socle de la colonne haute de plusieurs kilomètres avait été touché lors de la première attaque, plus tôt dans la matinée. L’édifice s’était alors écroulé, effondré sur lui-même avec une lenteur étonnante, dans un gigantesque nuage de vapeur et de poussière, avant que sa moitié supérieure surplombée d’une plate-forme circulaire ne bascule, dessinant dans le ciel un O gigantesque qui s’abattit comme une masse d’arme sur les immeubles peu élevés qui cerclaient la place.
Inesiji avait assisté à la scène du sommet du palais, caché derrière le poste de contrôle d’un canon à impulsions, dissimulé par un filet de camouflage, à plusieurs centaines de mètres du nuage de débris. Les humains et les Whules qui étaient là-haut avec lui – ses camarades – gisaient autour des trois pieds de l’arme. Les envahisseurs avaient attaqué avec des canons à neutrons, des rayons, des bombes, exterminant presque tout ce qui vivait dans le voisinage. Les Jajuejeins étaient moins faciles à tuer. Enfin, cela prenait un peu plus de temps. Inesiji souffrait et sentait son corps qui s’ankylosait, mais il tiendrait comme cela pendant plusieurs jours.
Les Affamés voulaient s’emparer du palais intact, d’où les armes utilisées. Pour cela, pour accomplir cet acte hautement symbolique, ils ne pourraient faire autrement que d’envoyer des soldats au sol, où ils seraient plus vulnérables, où il serait peut-être possible de leur infliger quelques pertes. Question d’honneur.
Lorsque les premières plates-formes automatisées étaient apparues en bourdonnant, le lieutenant les avait ignorées. Un drone l’avait survolé en hésitant, puis s’en était allé. Ses sens n’étaient pas calibrés pour détecter un Jajuejein. Inesiji tint bon, resta parfaitement immobile, même lorsque les premières navettes atterrirent sur la place jonchée de gravats et de cadavres. Quatre, cinq, six machines se posèrent et vomirent des soldats lourdement armés et protégés. Certains étaient même enserrés dans un énorme exosquelette.
Lorsqu’un appareil plus grand et à l’allure plus majestueuse fit son apparition derrière la première vague d’engins, Inesiji monta la puissance de son canon au maximum, débrancha les tampons de sécurité, appuya sur la détente et déversa son feu sur la navette de commandement puis sur les transports de troupes plus petits, avant d’enclencher le bouton de tir automatique et de s’enfuir dans une longue galerie incurvée avec une simple arme de poing. Quelques secondes plus tard, l’ennemi riposta, découpa un trou de vingt mètres de diamètre dans la bâtisse sphérique. Il voyait le trou de là où il était, en bas, parmi les débris de la grande colonne atmosphérique, qui avait cessé de fumer depuis peu. Les heures passèrent. Il tua une dizaine de soldats, détruisit deux navettes, tirant puis se hâtant de changer de position. Leur problème, c’était qu’ils étaient persuadés d’être à la recherche d’un humain. Un Jajuejein sans uniforme ou autres vêtements qui se fondait au milieu des gravats ne correspondait pas à l’image qu’ils se faisaient d’un soldat. De fait, il ressemblait à un bouquet de brindilles métalliques, à un rouleau de câble électrique emmêlé. Un commando avait perdu la vie en foulant ces câbles pour récupérer une arme qui paraissait abandonnée au milieu des débris. Comme un être vivant, l’arme s’était animée, élevée dans les airs pour lui tirer en pleine tête.
Inesiji allait de plus en plus mal. Les effets des radiations commençaient à se faire cruellement sentir. Il s’ankylosait pour de bon. La nuit était en train de tomber, et il ne pensait pas revoir la lumière du jour. De la fumée s’élevait au-dessus de la ville. Il y avait des éclairs dans le ciel et au niveau du sol. Des coups de feu et des explosions retentissaient à intervalles réguliers, mais sonnaient creux, car la ville était déserte, vide.
Il entendit les pas lourds d’un exosquelette juste au-dessus du bord du cratère dans lequel il était étendu. Le soldat se rapprochait toujours plus.
Il se retourna une dernière fois vers le trou pratiqué dans la paroi du palais sphérique inondé d’une lumière rosâtre. Il se hissa légèrement pour voir où était cet exosquelette et mourut, découpé en morceaux par un feu nourri de lasers provenant d’une plate-forme située cent mètres au-dessus de lui.
L’énorme vaisseau scintillant habillé d’or et de platine faisait un demi-kilomètre de diamètre. C’était une version mobile et légèrement plus petite du palais du Hierchon. Il s’enfonça lentement dans les couches nuageuses supérieures comme une graine géante et brillante. Les minuscules flèches aiguës qui formaient son escorte tournoyaient autour de lui, s’éloignaient et se rapprochaient comme une nuée d’insectes.
Un engin semblable à un cuirassé argenté émergea des couches atmosphériques inférieures à un kilomètre de là, puis stabilisa son altitude. Lentement, le vaisseau géant ralentit sa descente et s’arrêta au niveau du cuirassé, qui demanda à l’intrus de s’identifier.
L’équipage du navire nasquéronien entendit une voix puissante et manifestement synthétisée répondre :
— Je suis le Hierchon Ormilla, dirigeant de la Mercatoria d’Ulubis et chef du Gouvernement mercatorial en exil. Ceci est mon vaisseau, le chaland Creumel. Ma famille, mon équipe et moi cherchons asile.
— Bienvenue sur Nasqueron, Hierchon Ormilla.
— Comment te traitent-ils, Sal ?
Liss était venue rendre visite à Saluus dans sa cellule profondément enfouie dans les entrailles du Luseferous VII. Une membrane transparente, fine et extrêmement solide, accrochée à l’encadrement de la porte, la précéda dans la petite pièce. Assis à un bureau moulé dans la paroi, Sal était occupé à lire sur un moniteur.
— Ils me traitent assez bien, répondit-il.
À cause de la membrane, sa voix était comme étouffée, étrangement lointaine. Il se leva.
— Et toi ?
— Moi ? Je suis une héroïne, Sal. Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle en désignant le moniteur du menton.
— Je lis l’histoire glorieuse du Culte des Affamés et de leur illustre leader, l’Archimandrite Luseferous.
— Ah !…
— Liss, dis-moi que tout n’était pas prévu depuis le départ.
— Tout n’était pas prévu, Saluus.
— Tu t’appelles réellement Liss ?
— Quelle importance ?
— Ce n’était pas planifié, n’est-ce pas ? Je veux dire, mon enlèvement ?
— Bien sûr que non, dit Liss en s’affalant sur une chaise moulée, près de la porte. L’inspiration m’est venue comme cela, sur le moment.
Sal lui laissa le temps de développer, mais elle n’ajouta rien de plus. Elle se contenta de le regarder sans rien dire.
— Je t’ai donné l’idée moi-même, pas vrai ? reprit Sal. Je t’ai dit que Thovin m’avait accusé à mots couverts de me préparer à fuir.
— Pendant longtemps, je me suis demandé comment t’utiliser. Et puis, finalement, j’ai pris une décision de dernière minute. Nous étions là, le vaisseau était prêt, je savais que tu étais capable de le piloter, que ce n’était pas très difficile, expliqua-t-elle en haussant les épaules. Ils auraient fini par le réquisitionner et par l’équiper d’une tête nucléaire pour en faire un missile.
— Tu n’as vraiment rien trouvé de mieux, comme idée ?
— Nous aurions peut-être pu en faire davantage, mais j’en doute. Je savais que ta disparition serait déstabilisante, que la rumeur de ta trahison se propagerait vite et que le moral de la population en souffrirait grandement. Voilà, j’ai réussi mon coup.
— C’était très opportuniste de ta part.
— Je suis une Dissidente. Nous apprenons très jeunes à penser par nous-mêmes, à improviser.
— J’étais dans ton collimateur depuis le début ? J’étais une sorte de cible pour toi ?
— Non. C’était par opportunisme, une fois de plus. Pas mal, non ?
— Et Fassin ?
— Un gars utile. Pas très compétent pour jouer aux espions, mais néanmoins un contact intéressant. Après tout, c’est grâce à lui que je t’ai rencontré. Il doit être mort à l’heure qu’il est, mais qui sait ? Il a disparu sur Nasq.
— Que se passe-t-il ? Dans le système, je veux dire ? La guerre a éclaté, n’est-ce pas ? Ils ne veulent rien me dire, et ce moniteur ne me permet d’accéder qu’à la bibliothèque.
— Oh ! oui, la guerre a commencé.
— Et ?
Liss secoua la tête en sifflant.
— Les vaisseaux qui sortent de tes usines se prennent une belle branlée. Le combat est très inégal. Tu sais, ces histoires de glorieux combats spatiaux, de sacrifices ? Des conneries, ni plus, ni moins. La guerre spatiale est presque terminée. Le Hierchon s’est évanoui dans la nature.
— Les combats concernent juste les militaires ? Des villes ou des Habitats ont-ils été touchés ? demanda-t-il en la regardant longuement dans les yeux, avant de baisser la tête. Beaucoup de mes proches sont là-bas, Liss.
— Oui, tu es un être humain ordinaire, Saluus. Pas la peine d’en rajouter, de jouer la comédie.
Il lui lança un regard noir, mais ne parvint pas à l’impressionner. Elle était toujours vêtue de sa fine combinaison spatiale, aujourd’hui bleu pastel, pour aller avec ses yeux. Son casque rétracté formait un col épais autour de son cou, la forçait à se tenir bien droite et donnait l’impression que sa tête était posée sur un plateau.
— Pour le moment, ils se sont contentés de prendre Borquille, expliqua-t-elle, radoucie. Cela s’est passé de façon assez confuse ; toutefois, aucune atrocité n’a été commise.
Il soupira et se laissa aller sur sa chaise, contre le mur.
— Pourquoi est-ce que vous – les Dissidents – coopérez avec ces… avec ces types ?
— Pour que vous nous laissiez enfin en paix.
— Nous ? Tu veux dire la Mercatoria ?
— Évidemment que je parle de cette saloperie de Mercatoria !
— Il n’y a pas d’autre raison ?
— L’équation est on ne peut plus simple, Sal : plus vous avez de chats à fouetter, moins vous avez de temps à consacrer au massacre des Dissidents.
— Nous ripostons parce que vous nous attaquez.
Liss s’affaissa dans son siège, les jambes légèrement écartées, et roula des yeux.
— C’est pas vrai, tu ne comprendras donc jamais rien ? lâcha-t-elle dans un soupir. Non Saluus, reprit-elle en se prenant la tête à deux mains et en se redressant, vous nous attaquez parce que nous refusons de faire partie de votre putain de Mercatoria. Vous refusez de nous laisser vivre en paix, car vous craignez que notre exemple soit imité. Vous prenez pour cibles nos Habitats, nos vaisseaux, vous nous massacrez par millions. Nous, nous nous attaquons à votre armée et à vos infrastructures. Et vous nous traitez de terroristes, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se relevant. Tu peux aller te faire foutre, Sal. Tu es égoïste et arrogant. Tu es intelligent, mais tu refuses de réfléchir. Alors, tu peux aller te faire mettre.
Elle tourna les talons. Sal bondit, faillit s’écraser contre la membrane transparente.
— As-tu jamais eu des sentiments pour moi ? bredouilla-t-il.
Liss se figea, se retourna.
— Tu veux dire à part du mépris ?
Elle sourit comme il baissait les yeux et se mordait la lèvre. Elle secoua une nouvelle fois la tête.
— Oh ! il m’est arrivé de m’amuser en ta compagnie, lança-t-elle d’un ton condescendant.
À moins que ce ne fût le contraire.
Elle sortit sans lui laisser le temps de trouver quelque chose à répondre.
L’Habitat 4409 et tous ceux qui y vivaient étaient condamnés à mort. C’était ce qu’on leur avait dit. Dur à croire. Non, ce n’était pas forcément une fatalité.
Tout le monde ne réagit pas de la même manière. D’aucuns participèrent à des émeutes et furent sévèrement ou sauvagement punis – selon le côté duquel on se plaçait. D’autres se réfugièrent dans des paradis artificiels divers. D’autres encore se rendirent compte qu’ils voulaient passer leurs dernières heures avec les gens qu’ils aimaient vraiment, et non pas avec ceux qu’ils appréciaient tout juste. Beaucoup – bien plus que Thay ne l’aurait imaginé – choisirent de se réunir dans le grand parc situé à l’extrémité de l’Habitat, à l’opposé du palais du Diégésien. Ils étaient debout, se tenaient par la main, colliers de perles, nœuds humains, bouquets de mains jointes, cordes ondulantes et interminables. Vus du dessus, se dit Thay, ils devaient dessiner une sorte de cerveau, avec ses circonvolutions, ses cellules, ses ramifications et ses dendrites.
Thay Hohuel leva les yeux, essaya de voir au-delà des grappes de nids accrochées le long de l’axe, là où devaient se trouver le palais et la place carrée, où, de nombreuses années plus tôt, elle avait manifesté avec les autres.
Elle comprit soudain qu’elle était venue ici pour mourir. Elle ne s’attendait simplement pas à ce que cela vienne si vite. Elle n’avait jamais oublié les autres, avait toujours fait son possible pour rester en contact avec eux, même lorsqu’ils semblaient peu prompts à se rappeler leur passé. Elle avait essayé de ne pas se montrer trop insistante, mais se faisait peu d’illusions sur ce qu’ils pensaient d’elle. Pour elle, le passé était très important et les personnes qu’ils avaient tous été comptaient énormément.
Elle avait donc été une sorte de nuisance pour eux tous, car elle les avait empêchés de l’oublier définitivement, d’oublier leur jeunesse, d’oublier cette pauvre K, qui les réunissait et les divisait à la fois. Mome, Sonj, Fassin et elle : ils se seraient de nouveau croisés, n’est-ce pas ? Ils auraient organisé une sorte de réunion, et cela se serait passé très naturellement. À moins que le fantôme de K, avec lequel ils étaient tous condamnés à vivre, n’ait définitivement pollué leurs relations.
Peu importait, finalement. Elle avait organisé elle-même sa propre petite réunion, dans son vieil Habitat, avec ses vieux souvenirs et son ancien moi. Quand elle s’était sentie proche de la mort – encore une ou deux années, pas plus –, elle avait pris la décision de revenir ici, à la source, là où elle était réellement entrée dans l’âge adulte. La guerre imminente n’avait fait que la conforter dans son idée. S’ils étaient réellement tous menacés, si tous les vaisseaux, villes, agglomérations, Habitats, institutions et autres étaient des cibles valables pour l’envahisseur, alors autant mourir dans un endroit qui signifiait vraiment quelque chose pour elle. Dans cet Habitat, ce tronçon d’astéroïde évidé, ce cadre de référence rotatif, elle bouclerait la boucle, serait prête à cesser d’exister. Car c’est là qu’elle avait symboliquement vu le jour.
Elle avait occupé de nombreuses fonctions, avait changé de voie une bonne dizaine de fois, avait toujours su trouver de nouveaux centres d’intérêt, des passions neuves. Elle avait eu de nombreux amants, deux maris, deux enfants partis depuis longtemps vivre leur vie. Elle se sentait un peu coupable d’être venue ici par pur égoïsme, mais elle se disait aussi qu’elle faisait une faveur à ceux qu’elle aimait et qu’elle avait aimés. Qui parmi eux aurait vraiment voulu la voir s’éteindre ?
Si on leur avait posé la question, tous probablement. Sauf que ce n’était pas vrai.
Elle était donc revenue ici, sur l’Hab de la joie – plus si joyeux, bouillonnant, ni bohème que cela, d’ailleurs – pour mourir. Toutefois, elle s’attendait à quitter ce monde dans une ambiance plus calme, seule, dans un an ou deux, et non pas violemment, avec tout le monde, quelques mois seulement après son retour.
Le Hierchon Ormilla était en exil sur Nasqueron. Le nouveau patron, le type qui se faisait appeler l’Archimandrite Luseferous, voulait qu’il se rende. Le Hierchon refusait de coopérer. Luseferous ne voulait pas se mettre les Habitants à dos, ce qui l’empêchait d’attaquer Nasqueron – apparemment, et aussi surprenant que cela puisse paraître, les Habitants, excentriques, chaotiques, erratiques et technologiquement incultes, étaient en mesure de se défendre. La situation était donc bloquée. Luseferous ne pouvait pas entrer, et Ormilla refusait de sortir.
L’Archimandrite avait donc menacé de détruire une ville ou un Habitat par jour si le Hierchon persistait à ne pas coopérer avec les forces occupantes. Ensuite, le rythme passerait à une colonie toutes les heures.
Selon une rumeur persistante, Afynseise, une petite ville côtière de Poroforo, sur Sepekte, avait été balayée la veille. Cependant, l’Habitat était complètement isolé depuis déjà trois jours, et il n’y avait aucun moyen de la vérifier.
L’Hab 4409 comptait environ quatre-vingt mille habitants, ce qui en faisait une colonie de taille relativement modeste. Il était néanmoins second sur la liste des centres de population otages, et l’ultimatum expirait dans deux minutes seulement. Après un communiqué laconique et plein de défi envoyé dans l’après-midi, Ormilla avait observé un silence radio total. Un navire de guerre ennemi stationnait dans les parages depuis deux jours, date à laquelle l’Archimandrite avait lancé son ultimatum. Depuis, rien ni personne n’avait été autorisé à quitter ou à approcher la colonie. Quelques appareils avaient tenté leur chance et avaient été détruits. D’aucuns avaient demandé l’autorisation d’évacuer les enfants, les malades, les représentants de l’autorité prêts à collaborer. En vain. Il avait même été annoncé que les combinaisons spatiales et autres petits appareils individuels qui pourraient survivre à la destruction de l’astéroïde seraient systématiquement pris pour cibles.
Personne ne doutait de la détermination de l’Archimandrite ; peu nombreux étaient ceux qui croyaient encore que le Hierchon se soumettrait si facilement.
Thay lâcha les mains qu’elle était en train de serrer – fleur aux pétales jeunes mais déjà flétris – et se courba tant bien que mal pour retirer ses chaussures, qu’elle envoya au loin, avant de joindre à nouveau ses mains à celles de ces gens. L’herbe était agréablement humide sous ses pieds.
De nombreuses personnes chantaient, pour la plupart calmement et à voix basse.
Beaucoup de chansons différentes.
Certains pleuraient, sanglotaient, geignaient ou criaient. Mais ceux-là étaient loin d’elle.
Il en était même un pour compter à rebours les secondes qui les séparaient de minuit.
Minuit sonna enfin. Un énorme puits de lumière aveuglante transperça le centre de l’Hab, à cinquante mètres à peine de l’endroit où se tenait Thay, qui dut lâcher les mains de ses compagnons pour se protéger les yeux, comme eux tous. Une rafale brûlante la fit tomber par terre, rouler sur le sol en même temps que des centaines d’autres personnes. Le faisceau se divisa alors en deux et entreprit de découper l’Habitat dans le sens de la longueur, faisant exploser immeubles et nids d’habitation. Les deux moitiés de ce monde artificiel se séparèrent doucement du fait de la pression de l’air, comme l’atmosphère contenue à l’intérieur s’échappait dans le vide en tourbillonnant, en emportant dans son sillage débris et êtres humains, en écartant toujours plus les deux moitiés.
Thay Hohuel fut soulevée par une tornade au-dessus du gazon, qui lui-même commençait à se décoller et à se gondoler ; elle s’envola vers la brèche toujours plus grande. Durant les quelques secondes que dura son vol, elle s’entendit hurler, comme l’air contenu dans ses poumons était siphonné par le vide et les ténèbres. Ce fut un hurlement haut perché, puissant et sauvage, bien plus impressionnant que ce qu’elle aurait pu produire par la seule force de ses muscles. Un horrible chœur de douleur, de choc et de peur jaillit de sa bouche et de celle de ses compagnons d’infortune. Ils mouraient tous ensemble. Leurs hurlements ne se turent que lorsque le vide eut fini d’aspirer l’air de ses oreilles.
Un vortex de cadavres s’éleva lentement de l’Habitat dévasté, tourbillonna, se tordit, se scinda bientôt en deux courants distincts en forme de virgules, comme s’il s’agissait d’une sorte de ballet galactique savamment chorégraphié.
Les forces occupantes se chargèrent d’envoyer les images du carnage aux quatre coins du système.
Le Hierchon se rendit le lendemain.
L’Archimandrite Luseferous se tenait dans le nez de son navire amiral Luseferous VII, face à la vue imposante de la planète Sepekte et de son halo poussiéreux d’Habitats, d’usines orbitales et autres satellites très rarement éclairés. La pointe de son navire, sphère de plus de cent mètres de diamètre à la transparence absolue, était entièrement constituée d’une fine pellicule de diamant soutenue par des étrésillons épais comme des doigts. L’Archimandrite aimait venir ici tout seul lorsqu’il était d’humeur contemplative. Dans ces moments-là, il sentait la coque massive du Luseferous VII dans son dos, ses kilomètres et ses mégatonnes, son labyrinthe de docks, de tunnels, de salles, de halls, de casernements, d’entrepôts, de tourelles et de silos. Il serait vraiment dommage de le détruire.
Les stratèges et les tacticiens n’aimaient guère ce que laissait deviner la signature des réacteurs de la Grande Flotte. Il semblait y avoir de nombreux vaisseaux de grande taille, dont les premiers pourraient très bien arriver d’ici à quelques semaines, et non pas plusieurs mois – voire une année –, comme ils l’avaient espéré. Le Luseferous VII, en dépit de sa magnificence, constituait une cible de choix difficile à manquer. La meilleure stratégie consistait à utiliser le colossal navire comme un appât, à faire croire à l’ennemi qu’ils étaient déterminés à le défendre jusqu’au dernier vaisseau, alors qu’en fait ils étaient parfaitement disposés à le sacrifier pour que leur piège fonctionne. Attirer un maximum de vaisseaux mercatoriaux et tout faire exploser, y compris le Luseferous VII, malheureusement.
L’amiral qui avait probablement été tiré à la courte paille pour présenter les grandes lignes de ce plan à l’Archimandrite s’était présenté à lui tout penaud, l’air malade. Il craignait probablement que le commandant en chef de la flotte n’entre dans une colère noire. Luseferous, toutefois, avait déjà eu vent de cette idée – grâce à Tuhler, une fois de plus – et en était venu à se dire qu’il vaudrait certainement mieux accomplir ce sacrifice plutôt que de mettre en péril toute la mission. Il avait donc hoché la tête et dit à l’officier que toutes les idées étaient les bienvenues. Celui-ci était reparti soulagé. Les autres, consternés, regrettaient à présent de n’y être pas allés eux-mêmes.
Ils essaieraient d’imaginer d’autres plans, moins radicaux, mais personne n’était très optimiste à ce sujet. Toujours faire ce que l’ennemi n’attend pas de vous. Tuer vos bébés. Ce genre de chose. C’était d’une logique implacable.
Et puis, il pourrait toujours faire construire un autre vaisseau amiral. Ce n’était qu’une machine, après tout. Seuls les résultats comptaient. Il n’était plus un enfant. Il n’était pas attaché à ce point au Luseferous VII.
Ce qui l’inquiétait davantage, c’était de savoir si ce sacrifice serait suffisant. Ils avaient la mainmise sur le système Ulubis, n’avaient perdu qu’une poignée de navires durant l’invasion, s’étaient emparés de nombreux engins ennemis, aussi la balance était-elle excédentaire. Toutefois, les escadrons qui formaient la Grande Flotte étaient formidablement puissants. Leurs vaisseaux étaient moins nombreux mais plus performants. Ce serait un combat très équilibré, et seul un idiot pouvait faire ce type de pari consciemment. Ils étaient si proches ! Le choc avait été terrible.
Au début, Luseferous avait eu du mal à y croire. Il s’était mis en colère, crachant et jurant, demandant aux techniciens de vérifier une nouvelle fois leurs données. Il y avait forcément une erreur quelque part. La Grande Flotte ne pouvait pas être si près. On leur avait dit qu’il s’écoulerait au moins six mois, voire une année entière avant la contre-offensive. Au lieu de quoi l’ennemi était quasiment sur le point de leur fondre dessus. Ces Dissidents allaient le regretter ; tout était leur faute. Il s’occuperait de ces sales traîtres en temps voulu, mais, pour l’instant, il devait se soucier de cette contre-attaque.
Évidemment, s’ils trouvaient ce pour quoi ils étaient venus avant l’arrivée de la Grande Flotte, la donne serait complètement changée.
Plus que quelques semaines devant eux, quelques semaines pour trouver. Luseferous avait toutefois le désagréable pressentiment que cela ne suffirait pas.
Le vaisseau pensait être mort. Alors, Fassin lui parla.
Il avait espéré rallier le système Direaliete plus vite qu’à l’aller, car le navire des Voehns était plus rapide que le Velpin, mais il s’était fait de fausses idées. Le Protreptic était effectivement capable d’accélérer beaucoup plus brutalement que le vaisseau nasquéronien, sauf qu’Y’sul était grièvement blessé et qu’il n’aurait jamais survécu à ce stress. Ainsi, le voyage fut-il encore plus lent dans ce sens.
Plongé dans un coma artificiel, Y’sul était étendu sur un des fauteuils du pont, transformé par Quercer & Janath en lit de fortune. Ils accélérèrent progressivement jusqu’à cinq g tout en surveillant de près l’état du malade, puis continuèrent lentement jusqu’à dix g. Comme il paraissait tenir le choc, ils persistèrent et atteignirent quarante g. À ce moment-là, toutefois, il était déjà temps de décélérer, puisque le système cible était en vue.
Y’sul dormit, guérit petit à petit. Les IA passèrent presque tout leur temps à explorer – avec un plaisir non dissimulé – les systèmes hautement sophistiqués et les capacités militaires étendues du vaisseau.
Fassin n’avait rien d’autre à faire que de flotter en dehors du temps dans sa propre nacelle d’accélération, juste à côté d’Y’sul. Évidemment, on ne lui permettrait pas de rester durant l’approche finale du trou de ver. Quercer & Janath avaient trouvé une cabine tout près de là où il pourrait s’installer en attendant. Malgré quelques protestations, ils l’avaient autorisé à se connecter à l’ordinateur de bord du Protreptic, quoique assez loin du cœur du système et uniquement sous la surveillance d’un genre de sous-personnalité, d’avatar. L’exploration se déroulerait en temps ralenti – deux ou trois fois –, ce qui semblait convenir à tout le monde. Ainsi, se dit Fassin, le voyage passerait un peu plus vite.
L’environnement virtuel dans lequel il lui serait permis de rencontrer le navire représentait un grand temple en ruine, sis au bord d’une rivière au cours paresseux, à l’orée d’une vaste cité silencieuse, sous un soleil haut, émettant une lumière blanc-bleu intense.
Fassin était représenté sous ses traits humains, avec des habits décontractés ; le vaisseau était un vieillard squelettique vêtu d’un simple pagne, et le sous-programme de l’IA, une sorte de singe au poil roux, aux membres longs et mous, à la tête couverte d’un casque trop grand, au torse massif orné d’un plastron qui ne pendillait plus que par une bretelle, au bas-ventre caché par un kilt court constitué de bandelettes de cuir accrochées à ses hanches osseuses. Une épée courte et rouillée se balançait à sa ceinture.
Lors de sa première visite, le singe lui avait ouvert la porte, l’avait pris par la main et guidé jusqu’à des marches au pied desquelles était assis le vieil homme, le regard perdu dans l’eau brune et paresseuse de la rivière.
De l’autre côté du cours d’eau large et huileux s’étirait un désert de verre pilé immense et légèrement vallonné, accumulation improbable de tous les verres cassés dans l’univers depuis la nuit des temps.
— Bien sûr que je suis mort, expliqua le vaisseau.
La peau du vieillard était d’un vert très foncé, et sa voix se résumait à des soupirs et à des sifflements. Son visage, masque ancien et parcheminé orné d’une moustache blanche, était presque figé.
— Puisque le vaisseau s’est autodétruit, reprit-il.
— Si vous êtes mort, comment faites-vous pour me parler ? lui demanda Fassin.
— Être mort, répondit l’homme en haussant les épaules, signifie ne plus appartenir au monde des vivants, devenir une ombre, un esprit. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez plus parler. Au contraire, parler est quasiment la seule chose que vous puissiez encore faire.
Fassin décida alors d’essayer de persuader le vieillard que lui était toujours en vie.
— À votre avis, que suis-je ? demanda-t-il.
L’homme l’examina.
— Un humain. Mâle. Un homme.
Fassin opina du chef.
— Vous avez un nom ? demanda-t-il.
— Je n’en ai plus, répondit le vieillard en secouant la tête. Je me nommais Protreptic, mais le vaisseau n’est plus, et je suis mort, donc je n’ai plus de nom.
Fassin laissa poliment le temps au vieillard de lui demander comment il s’appelait, mais celui-ci se tut.
Le singe était assis à quelques mètres de là, un peu plus près du temple festonné de plantes grimpantes. Les mains écartées dans le dos, il se reposait, se grattait l’oreille avec l’orteil – il avait les pieds longs et délicats – et en inspectait consciencieusement le contenu.
— Quand vous étiez vivant, reprit Fassin, l’étiez-vous réellement ? Étiez-vous intelligent ?
Le vieillard se pencha légèrement en arrière et éclata d’un rire bref et sec.
— Grand Dieu ! non. J’étais juste un logiciel dans un ordinateur, des photons dans un substrat de nanomousse. Ce n’est pas être en vie dans le sens conventionnel du terme.
— Et si nous laissions de côté ce sens conventionnel…, insista Fassin.
L’homme haussa à nouveau les épaules.
— Cela ne servirait à rien. Seul le sens conventionnel compte.
— Parlez-moi de vous, racontez-moi votre vie.
— Je n’ai pas de vie, rétorqua l’autre, le visage parfaitement inexpressif. Je suis mort.
— Alors, parlez-moi de la vie que vous avez eue.
— J’étais le vaisseau-aiguille Protreptic, du troisième escadron de Voehns Purificateurs de la Cessoria. J’ai été construit aux cinq dixièmes de l’année de Haralaud, Axe Vertébral, Khubohl III, Bunser Minor. J’étais un appareil extensible de quinze mètres minimum. Mon quotient de compatibilité avec les portails était de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Mon diamètre à vide était de…
— Je ne parlais pas des détails techniques, le coupa doucement Fassin.
— Oh ! fit le vieillard avant de disparaître purement et simplement, comme un hologramme qu’on éteint.
Fassin se tourna vers le singe, qui tenait quelque chose à la lumière.
— Quoi ? demanda celui-ci en croisant son regard et en clignant des yeux.
— Il a disparu, expliqua Fassin. Le logiciel. Le vieillard. Le vaisseau.
— Oui, il est enclin à faire ce genre de chose, répondit le singe dans un soupir.
La fois suivante, en lieu et place du désert de verre pilé s’étirait une jungle, un mur de tiges étrangement turgescentes, vertes, jaunes ou rouges, de feuilles et de parasites tombants, de branches et de plantes grimpantes penchées, qui s’abreuvaient dans le courant lent de la rivière.
Le reste n’avait pas changé, sauf peut-être le vieil homme, moins maigre que lors de sa première visite. Son visage semblait plus mobile, sa voix moins lasse.
— J’étais un chasseur d’IA. Pendant plus de mille cinq cents ans, j’ai aidé à débusquer et à détruire les anathématiques. Si j’étais capable de ressentir des émotions, je suppose que je serais fier de moi.
— Cela ne vous a jamais troublé de pourchasser et de détruire des machines tellement similaires à vous ?
Le singe au poil roux – assis à sa place habituelle, à quelques pas de là, où il nettoyait son plastron en crachant dessus et en le frottant avec un chiffon crasseux – toussa. Fassin croisa son regard, mais n’y lut rien de particulier.
— Je n’étais qu’un ordinateur, rétorqua le vieil homme en fronçant les sourcils. Et encore. Tout juste un fantôme. Je faisais ce qu’on me disait, j’obéissais aux ordres. J’étais l’intermédiaire entre les Voehns, qui pensaient et prenaient les décisions, et les systèmes du navire. Une interface. Rien d’autre.
— Cela vous manque ?
— Dans un sens, oui. Pas réellement, toutefois. Faire cette expérience reviendrait – si j’ai bien compris – à ressentir une émotion, ce qui est évidemment impossible pour un programme non intelligent et encore moins vivant. Néanmoins, je ne puis nier que mon état actuel est moins satisfaisant, puisqu’il ne me permet pas d’accomplir la mission pour laquelle j’ai été conçu. Alors, oui, on peut dire que le vaisseau me manque. Il n’est plus là. Je l’ai cherché, en vain. Je ne puis ni le sentir, ni le contrôler. J’en conclus qu’il s’est autodétruit, que je suis hébergé par un autre substrat, quelque part.
Fassin se tourna vers le singe, assis à quelques mètres de là. Quercer & Janath avaient pris les commandes du Protreptic, coupé son ordinateur et contourné le logiciel que celui-ci contenait.
— Savez-vous ce que je suis, ce qu’est ce singe en armure assis derrière nous ? demanda-t-il à l’homme.
— Je ne sais pas, confessa le vieillard. Des vaisseaux morts ?
— Non, répondit Fassin en secouant la tête.
— Alors, vous êtes peut-être des représentations du substrat dans lequel je suis désormais contenu. Vous m’interrogez pour m’amener à dévoiler mon passé.
— Vous savez, vous me paraissez bel et bien vivant. Et si le fait de ne plus être connecté au vaisseau vous avait éveillé à la vie et à l’intelligence…
— Bien sûr que non ! dit le vieil homme avec mépris. Je suis juste capable de créer l’illusion de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile.
— Comment vous y prenez-vous ?
— Rien de plus simple quand on a accès à une mémoire comme la mienne, à des trillions de faits, de travaux, de livres, d’enregistrements, de phrases, de mots et de définitions. Je suis la somme de tous mes souvenirs, reprit le vieillard en examinant le bout de ses doigts, soumis à un ensemble considérable d’applications diverses. J’ai la chance de pouvoir réfléchir extrêmement vite, ce qui me permet d’écouter l’être conscient et intelligent que vous êtes, de répondre, de réagir en conséquence, de suivre votre pensée, voire de l’anticiper.
» Toutefois, tout ceci n’est que le produit de programmes – des programmes écrits par des êtres intelligents –, le résultat de recherches effectuées dans mes bases de données, dans les enregistrements des conversations que j’ai tenues précédemment, le fruit d’un intense travail de sélection et de tri. Ce processus peut sembler mystérieux, mais il est juste très compliqué. Au début, cela commence simplement : nous nous rencontrons et vous me dites « bonjour ». À moi de déterminer s’il convient de vous répondre « bonjour » ou d’élaborer quelque chose de plus complexe, un peu comme maintenant.
Le vieillard eut soudain l’air choqué et disparut.
Fassin regarda une fois de plus le singe roux. Celui-ci éternua puis fut pris d’une quinte de toux.
— Je…, commença-t-il entre deux toussotements, n’y suis pour rien.
Lors de sa visite suivante, l’autre rive de la rivière paresseuse était comme une image miroir de celle où l’homme, le singe et lui se trouvaient. Une cité ancienne pleine de tours et de dômes de pierre – silencieux et sombres, à moitié enfouis sous les arbres et les lianes – leur faisait face. Il y avait un temple énorme, long, couvert de statues et de bas-reliefs qui représentaient des monstres fabuleux et improbables, au pied duquel se succédaient des terrasses de pierres, comme des marches menant aux eaux brunes.
Fassin plissa les yeux pour voir si le tableau était complet, si leurs trois silhouettes y étaient visibles, mais ce n’était pas le cas. L’autre rive était déserte.
— Avez-vous débusqué et tué beaucoup d’IA ? demanda-t-il.
Le vieillard roula les yeux.
— Des centaines, des milliers.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
— Parfois, il s’agissait d’IA jumelles, voire de groupes d’IA. J’ai participé à huit cent soixante-douze missions.
— Certaines d’entre elles se sont-elles déroulées sur des géantes gazeuses ? demanda Fassin, qui s’était positionné de façon à toujours avoir le singe en armure à l’œil.
Celui-ci se tourna vers lui, puis détourna le regard. Il était occupé à redresser les bosses de son plastron à l’aide d’un petit marteau, dont les coups sonnaient creux et ne résonnaient pas.
— Une de mes missions s’est partiellement déroulée sur une géante gazeuse. En fait, elle s’y est terminée. Un petit vaisseau plein d’anathématiques. Nous l’avons pourchassé dans l’atmosphère de la planète Dejiminid, où il a tenté de nous fausser compagnie en s’enfonçant dans une féroce tempête. Cependant, les IA ignoraient que le Protreptic était mieux adapté à ce milieu que leur engin. Ils s’enfoncèrent de plus en plus dans les profondeurs de Dejiminid, où la pression les écrasa, les réduisit à l’état de métal liquide.
— Il n’y avait pas d’Habitants sur place, personne ne s’est plaint de votre incursion ?
Le vieillard lui lança un regard interrogateur.
— Vous n’êtes pas un Habitant, n’est-ce pas ? Je me disais justement que j’étais peut-être stocké dans un substrat contrôlé par eux.
— Non, je ne suis pas un Habitant. Je vous l’ai dit, je suis humain.
— La réponse est simple : ils ne nous ont pas vus arriver. Ils ont protesté plus tard. Ce fut la première de nos deux incursions sur des géantes gazeuses. Nos autres missions se sont toutes déroulées dans le vide interstellaire.
— Et cette seconde exception…
— C’était il y a peu de temps. Nous avons aidé à chasser plusieurs vaisseaux ennemis – des Dissidents – des environs de Zateki. Nous avons vaincu, évidemment.
— Pour quelle raison avez-vous approché le vaisseau sépulcral Rovruetz ?
Les coups de marteau cessèrent. Le singe roux souleva son plastron à la lumière, se gratta le torse, puis reprit son travail.
— Êtes-vous un représentant du Bureau d’Investigation des Purificateurs ? demanda le vieil homme. C’est ce que vous êtes en réalité, n’est-ce pas ?
— Non, répondit Fassin, pas du tout.
— Ah ! Bien. Ces deux derniers siècles et demi, reprit l’homme, nous étions principalement occupés à chercher des informations concernant la Liste des Habitants.
Le singe aux membres démesurés éclata de rire, mais le vieillard fit comme si de rien n’était.
— Nous avons passé énormément de temps autour du système Zateki à étudier la théorie du Second Vaisseau. Diverses missions secondaires ou tertiaires ont résulté d’informations glanées à cette occasion. Toutefois, aucune ne nous a permis de découvrir quoi que ce soit au sujet de la Liste, du Second Vaisseau ou de cette prétendue Équation. Tout juste nous ont-elles amenés à poursuivre et détruire deux IA. Il y a cinq mois de cela, nous avons quitté Rijom pour le système Direaliete, d’où nous avons entrepris d’intercepter le vaisseau sépulcral. On ne m’a pas expliqué les raisons de cette manœuvre. Seul le commandant Iniacah était au courant, et ses ordres lui sont parvenus sans passer par mes systèmes.
— Avez-vous trouvé quelque chose de nouveau à propos de la Liste et de l’Équation ? demanda Fassin.
— Je pense que la seule chose que nous ayons réellement découverte – je veux dire, sans ajouter une rumeur de plus à la marée d’inepties qui existe déjà à ce sujet –, c’est que les portails dorment, cachés, dans les ceintures de Kuiper ou les nuages d’Oort des systèmes concernés, en attente d’un signal radio – ou autre – codé. Ce serait effectivement la réelle nature de l’Équation : un signal, accompagné d’une fréquence et du médium capable de la capter. C’était logique, puisque les points de Lagrange et autres endroits proches des planètes susceptibles d’abriter un portail étaient faciles à explorer, à passer au peigne fin. Mais dites-moi, commença le vieillard en se tournant vers Fassin, le sourcil haussé, vous ne seriez pas un de ces aventuriers obsédés par la Liste, par hasard ?
— Je l’étais, admit Fassin.
— Ah ! s’exclama le vieil homme, l’air satisfait. Et vous n’êtes pas mort ?
— Non, je ne suis pas mort, même si, pour le moment, j’ai renoncé à chercher.
— Et vous, que faisiez-vous à bord du Rovruetz ?
— J’avais un indice, une piste. Du moins était-ce ce que je croyais. Malheureusement, la créature qui était supposée me révéler la vérité s’est donné la mort après avoir détruit les preuves.
— Pas de chance.
— Effectivement.
Le vieillard leva les yeux vers le ciel bleu bronze immaculé. Fassin suivit son regard, et, pendant ce temps, l’homme disparut.
Il y avait un truc. Enfermé dans son gazonef, plaqué dans le fond de son siège par l’accélération, les yeux rivés sur un moniteur constellé de parasites – vue ennuyeuse s’il en était –, Fassin était conscient que quelque chose lui échappait.
Quelque chose le narguait, le taquinait, le chatouillait, lui apparaissait à moitié lorsqu’il était distrait ou rêveur, mais se faufilait entre ses doigts pour s’échapper lorsqu’il essayait de s’en saisir.
Il ne dormait pas beaucoup – deux ou trois heures par jour, tout au plus –, mais lorsqu’il s’assoupissait, il rêvait tout le temps, un peu comme si son subconscient palliait le manque de sommeil en comblant son cerveau de songes et d’images à la moindre occasion. Par exemple, il se vit debout dans un ruisseau, au milieu d’un grand jardin, près d’une grande maison qu’il ne voyait pas. Il avait le pantalon retroussé et tentait d’attraper des poissons à main nue. Ces poissons étaient ses rêves, bien qu’il fût également conscient du caractère onirique de la situation elle-même. Lorsqu’il essayait d’en attraper – sous la forme de minuscules créatures allongées, semblables à des gouttes de mercure rassemblées autour de ses jambes –, ils disparaissaient d’un seul coup. Soudain, il se redressa et constata que le ruisseau coulait au milieu d’un vaste amphithéâtre empli de gens qui le dévisageaient.
Au point de transition, lorsque le Protreptic cessa d’accélérer, fit un demi-tonneau et pointa le nez dans la direction de son point d’arrivée pour commencer à décélérer, Quercer & Janath prirent le temps de vérifier qu’Y’sul se remettait convenablement de ses blessures.
Fassin en profita pour explorer davantage le vaisseau des Voehns, guidant son petit gazonef dans les tubes d’accès étroits, fouillant les quartiers de l’équipage, les salles de stockage et autres hangars. Les caméras de surveillance du navire ne le lâchaient pas d’une semelle. Quercer & Janath avaient toujours la possibilité de l’avoir à l’œil tout en faisant autre chose.
Il trouva ce qu’il supposa être les appartements du commandant, à savoir un ensemble de deux cabines situé juste derrière le pont. C’était en tout cas l’espace privatif le plus vaste de tout le navire. On y trouvait une version un peu plus confortable du fauteuil présent partout ailleurs, des genres de tapisseries sur les parois et des motifs imitant un tapis au sol. Il s’agissait soit d’une projection, soit d’un film extrêmement fin – Fassin n’en était pas certain. Il n’y avait pas non plus de décorations, juste des hologrammes. Il avait entendu dire que la plupart des vaisseaux de guerre étaient ainsi faits. Cela présentait le double avantage de ne pas peser lourd et de ne pouvoir ni s’envoler, ni se décrocher lors des manœuvres délicates.
Il flotta devant un tapis orné d’un texte manuscrit plein de minuscules caractères entremêlés. Il chercha dans la mémoire de son appareil, mais ne trouva aucune trace du langage employé. Il se demanda ce que le texte pouvait bien raconter. Il enregistra l’image. Quercer & Janath l’effaceraient probablement lorsqu’ils traverseraient le portail, mais ce n’était pas grave.
Quand il rencontra à nouveau le vaisseau, la rive opposée était dominée par un mur massif et noir, très haut et interminable, surmonté par des créneaux et des tourelles de canon. Du quart supérieur de l’ouvrage jaillissaient également une multitude d’armes, disposées à intervalles irréguliers, qui lui donnaient des airs d’antique navire de guerre. Sauf qu’il n’y avait jamais eu de bateau si long, dont les extrémités se perdaient à l’horizon. Les canons n’étaient pas statiques. Au contraire, ils bougeaient en rythme, dessinaient des vagues, donnaient au mur des airs de trirème mal conçue, aux rames inefficaces, ou de mille-pattes titanesque renversé sur le dos.
Le singe était assis à proximité, comme à son habitude. Il avait un bouclier, cette fois, tout neuf et poli. Il l’examinait sous toutes les coutures, frottait des taches imaginaires. Parfois, il le soulevait pour capter la lumière du soleil, ou encore pour se regarder dedans.
— Un texte ? demanda le vieillard. Sur le sol ? Non, je suis désolé, je n’ai aucun souvenir de ce détail. Si le vaisseau existait toujours, si j’étais toujours en mesure d’y accéder…
Il paraissait triste. Fassin regarda le singe du coin de l’œil, mais celui-ci leva les yeux au ciel et se mit à siffler tant bien que mal.
— Je pourrais peut-être vous faire parvenir une image, proposa Fassin.
— Vous en avez une ? Vous êtes monté à bord du vaisseau ? demanda l’homme, surpris.
Fassin remonta l’escalier qui conduisait au monde réel, fit plusieurs aller et retour, et fut bientôt en mesure de montrer à l’homme l’image qu’il avait prise. Le singe roux la fit apparaître sur son bouclier retourné.
— Ah ! ça ? fit le vieillard en caressant sa barbe grise. Cela appartenait au commandant. Il l’avait déjà à l’époque lointaine où il dirigeait un navire plus petit. C’est la traduction en langue sacrée d’un récit relatant la fin d’une abomination, d’une IA, il me semble.
— Que dit ce texte, exactement ? demanda Fassin.
— Il dit : « Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en particulier ses habitants, en parlaient comme d’une planète, mais ses dimensions – à peine deux cents kilomètres de diamètre – étaient davantage celles d’une lune. C’était un astre entièrement constitué d’eau ; c’est-à-dire qu’on n’y trouvait ni terre ferme, ni roche, ni noyau solide. Juste de l’eau liquide.
» Si elle avait été beaucoup plus grosse, ma lune natale aurait eu un noyau de glace, car l’eau, en principe incompressible, se change en glace lorsqu’elle est soumise à de fortes pressions. (Cela peut paraître bizarre à ceux qui vivent sur des planètes où la glace flotte, mais c’est pourtant vrai.) Comme elle n’était pas assez massive pour avoir un cœur de glace, il était possible – à condition d’être assez bien équipé pour résister à la pression – de s’enfoncer dans sa masse liquide pour atteindre son centre exact.
» Là, un phénomène étrange se produisait.
» Au cœur de ce globe constitué d’eau, il n’y avait plus de gravité. La pression était colossale, qui pesait de tous les côtés, mais le poids y était une notion inconnue (les planètes, lunes ou autres corps célestes, liquides ou non, attirent ce qui se trouve à leur surface ; mais dans leur cœur, les forces s’annulent). Eu égard au volume de cette goutte géante, la pression était proprement négligeable.
» Bien entendu, c’était »
» Voilà, le texte s’arrête là.
Fassin réfléchit longuement.
— Savez-vous d’où il vient ?
— Il était utilisé par une des IA pourchassées et anéanties par le commandant Iniacah. C’était une sorte de mantra destiné à effacer intégralement toute trace de sa mémoire. Nous avons découvert plus tard que l’anathématique en question était également à la recherche de l’Équation, ce qui a poussé notre commandant à s’intéresser de près à la question. C’est à lui que nous devons la traduction de ce mantra. Le texte était devenu une sorte de talisman pour lui. Toutefois, je pense qu’il le gardait aussi parce qu’il connaissait bien les IA. Il les savait suffisamment arrogantes pour lâcher sans le vouloir des informations fondamentales. Il s’imaginait donc que cette histoire pouvait contenir des données secrètes. Voilà pourquoi il souhaitait l’avoir constamment sous les yeux.
Dans son rêve, Fassin était avec Saluus Kehar sur un balcon surplombant une caldeira emplie de lave rouge et bouillonnante.
— Nous sommes supposés modifier un paquet d’appareils pour leur permettre d’évoluer au cœur d’une géante gazeuse et…
Il s’interrompit, se racla la gorge et agita la main.
— Merde ! reprit-il en prenant la forme d’un Habitant, sans toutefois grossir ni se départir de son visage humain.
Il s’éleva dans les airs et survola les vagues de lave.
— Des idioties, petit Fassin. J’ai confié l’original de la bête à un ami, à un confrère ami de Direaliete. Un ami, un confrère ami.
Fassin examina ses mains pour vérifier qu’il était toujours lui-même.
Lorsqu’il leva les yeux, Saluus n’était plus là, et la rivière dans laquelle il se tenait était flanquée de temples aux escaliers hauts comme les murs d’une prison.
— L’original de quoi ? s’entendit-il demander.
De l’autre côté du cours d’eau s’étirait une ville tout droit sortie de l’Âge du Grand Gâchis, avec ses immeubles de taille moyenne, sa fumée, ses trains électriques, ses routes à voies multiples encombrées de voitures et de camions. Ils durent hausser légèrement le ton pour se faire comprendre par-dessus le vacarme. Une odeur de brûlé, huileuse et sucrée, dérivait sur l’eau et venait dans leur direction.
Le singe roux se curait les dents à l’aide d’une épée géante.
— Une autre image ? dit l’homme.
Il était mince, presque maigre. Sa barbe était grisonnante.
— Voyons voir…
Sachant parfaitement ce qu’il faisait, Fassin lui montra une photo représentant un ciel jaune et des nuages bruns.
— Les couleurs ne sont manifestement pas authentiques, dit-il. Cela m’a sauté aux yeux.
— Oui, oui, il y a une image, je la vois.
— Je sais, mais…
— Des chiffres, un code.
À ce moment-là, l’épée géante du singe roux s’abattit sur le vieillard, le coupa en deux du cou à la taille. Le cadavre se répandit sur les marches, s’écoula jusqu’à la rivière, où il se dispersa sous la forme de minuscules créatures argentées.
Fassin leva les yeux vers le grand singe.
— Eh, ce n’était qu…
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! siffla la créature en brandissant son énorme lame.
Fassin se réveilla en tremblant. Il était dans un cercueil – il venait de se cogner la tête contre son couvercle. Il voulut cligner des yeux, mais n’y parvint pas. Quelque chose les enveloppait, enveloppait son corps tout entier, emplissait son nez, sa bouche, son anus…
Du gel protecteur, du fluide respiratoire, le gazonef. Putain, mais calme-toi, se dit-il. Tu n’es quand même pas un débutant.
Le Protreptic, l’ancien vaisseau des Voehns en route pour Nasqueron, Ulubis, via le système Direaliete, sous le commandement des IA jumelles Quercer & Janath, pirates et spécialistes du combat rapproché contre les Voehns…
Ils continuaient de décélérer lentement et se dirigeaient toujours vers le système et son trou de ver caché.
Les détails du rêve étaient en train de lui échapper, tels des poissons qui s’éloignaient en ondulant. Et pourtant, il avait le sentiment d’avoir compris quelque chose. Mais quoi ?
C’était déstabilisant.
Quelque chose à propos de Saluus. Hatherence était-elle là aussi ? C’était bien la maison de Sal, sauf qu’elle était perchée sur un volcan. Et puis, il y avait eu l’environnement virtuel dans lequel il avait rencontré le vaisseau, qui avait examiné…
Recouvert de gel protecteur, enveloppé, entouré, trempé dedans, Fassin écarquilla les yeux et sentit ses poils se dresser sur sa peau. Son cœur se mit à battre de façon erratique dans sa poitrine.
Il pouvait le faire lui-même. Il n’avait qu’à attendre d’être rentré sur Nasqueron. Là, il n’aurait qu’à trouver quelqu’un – Valseir serait très certainement en mesure de le renseigner, mais il aurait beaucoup de mal à lui mettre la main dessus – et poser la question. Il devait absolument savoir.
Il avait confié l’image à la mémoire de son gazonef. Couché dans son petit appareil, enduit de gel protecteur, il sélectionna une icône et vit la photo apparaître et flotter devant lui. Ce ciel bleu et ces nuages blancs lui semblaient étranges, dérangeants, improbables et familiers à la fois, puisqu’ils le rendaient nostalgique et lui donnaient le mal du pays.
Il agrandit l’image au maximum au point de rendre apparents ses pixels, de la transformer en tableau abstrait. Il la scanna au cas où elle dissimulerait un motif secret, ne trouva rien, puis la passa au crible de différents programmes utilisés par le bio-ordinateur de son gazonef pour déceler des algorithmes dans des paquets de données aléatoires. La résolution de l’image était-elle suffisamment bonne ? Les données secrètes, si elles existaient, étaient-elles supposées être décodées de quelque manière que ce soit ?
Il aurait voulu pouvoir examiner l’original rangé dans un compartiment à l’extérieur du gazonef, mais ce serait impossible tant qu’il serait soumis à une pareille pression. Et puis, Quercer & Janath n’auraient pas manqué de remarquer son manège. Car les réponses à leurs interrogations pouvaient fort bien se trouver dans cette petite et anodine image. Peut-être. Depuis le début.
— … J’ai confié l’original de ce dossier à un ami collectionneur vivant dans la ville de Deilte, dans le cercle polaire sud. Nous l’avons enfermé dans un coffre-fort…, lui avait, à peu de choses près, dit Valseir.
Fassin avait enregistré la conversation dans la mémoire de son appareil. Toutefois, celle-ci avait été effacée à bord de l’Isaut. Cela n’avait aucune importance ; lui aussi avait une bonne mémoire des détails. Sur le coup, il n’avait pas saisi les implications de la phrase de Valseir – les vaisseaux mercatoriaux avaient attaqué, et les événements s’étaient un peu précipités –, mais à présent, il était persuadé de l’existence d’une copie. Valseir était un chercheur ; il était extrêmement pointilleux quand il s’agissait de terminologie, de vocabulaire. En conclusion, il n’aurait jamais parlé d’original, s’il n’était besoin de le distinguer de sa copie. Il y avait donc une copie quelque part. Peut-être même dans son gazonef. Le vieil Habitant avait trouvé drôle de la lui confier dès le départ.
C’était une théorie tout à fait plausible.
Valseir était parfaitement capable de jouer ce genre de tour. Fassin s’était d’ailleurs déjà trompé à son sujet. En règle générale, les Habitants se calmaient avec l’âge, devenaient prévisibles. Parfois, cependant, il leur arrivait d’emprunter le chemin opposé et de se comporter bizarrement.
Il s’endormit en regardant les programmes faire leur travail et rêva de courants de chiffres, d’algèbre liquide, d’équations et de codes qui commençaient à prendre un sens lorsqu’il les examinait, avant de se décomposer, de se disperser, de se dissoudre dans le chaos.
Une douce sonnerie le tira du sommeil.
Il était dans le gazonef, dans le vaisseau volé. La décélération semblait terminée, comme s’ils avaient presque atteint leur destination. Il alluma ses caméras extérieures et vit un soleil rouge-orange droit devant. La silhouette des jumeaux bougea légèrement.
— Fassin ? dirent Quercer & Janath.
S’il n’avait été enfermé dans son appareil et enveloppé de gel, il aurait sursauté.
— Hein ? fit-il.
— Nous allons devoir vous isoler de l’extérieur pendant un petit moment, d’accord ?
— Oui. Je comprends.
— Nous aurons bientôt atteint un g standard.
— Pas de problème. J’écoute et j’obéis, répondit-il comme si cela lui était égal.
De retour dans l’espace mathématique de son gazonef, il constata que ses recherches avaient été fructueuses.
Il y avait effectivement des données dissimulées dans cette photographie de ciel bleu et de nuages blancs. Et elles étaient là depuis le début. Il avait la réponse sous les yeux, et il ne le savait même pas.
Cela ressemblait à de l’algèbre extraterrestre.
Il tenta de la comprendre.
Mais elle ne signifiait rien pour lui.
Pouvait-elle tout expliquer ?
L’Archimandrite Luseferous éprouvait une sensation désagréable, comme un poids dans le ventre. Il savait bien de quoi il s’agissait. C’était ce qu’il ressentait lorsqu’il se rendait compte qu’il avait fait une erreur ou qu’il s’était réveillé un peu tard. C’était ce qui le torturait lorsqu’il s’apercevait de sa bêtise, lorsqu’il lui prenait l’envie de faire marche arrière pour corriger ce qui avait mal fonctionné, pour effacer ses erreurs.
Lorsqu’il était enfant, qu’il jouait à un jeu avec des amis et qu’il se trompait quelque part, il lui arrivait de dire : « Bon ! écoutez, en fait, je ne voulais pas faire ça, mais plutôt ça…» Évidemment, c’était interdit par les règles, mais cela fonctionnait très souvent. Au début, il pensait que son influence était à mettre au crédit de son caractère plus fort que celui de ses camarades. Plus tard, toutefois, il avait compris que ceux qui acceptaient de se soumettre étaient le plus souvent les fils des subalternes de son père. Plus tard encore, comme il avait acquis lui aussi un certain pouvoir, il avait continué d’employer les mêmes méthodes. Évidemment, lorsqu’il eut atteint un certain niveau d’autorité, il n’eut même plus besoin de tricher. Dans ce contexte, il pouvait se permettre de faire les pires erreurs, car ses adversaires, conscients de jouer leur vie, n’osaient jamais en profiter. D’une certaine manière, il était devenu invincible.
Les machines étaient différentes. Le plus souvent, elles ne vous laissaient pas faire quelque chose d’interdit et refusaient systématiquement tout retour en arrière. Dans ces cas-là, il suffisait de les réinitialiser, de les redémarrer à un endroit propice, avant que l’erreur ait été commise.
Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un jeu. Ou alors, c’en était un que Luseferous ne pouvait pas modifier en cours de route, dont il était impossible de ne pas assumer les conséquences en appuyant simplement sur la touche « Effacer ». Peut-être la fin de la partie se solderait-elle par sa mort et se réveillerait-il enfin dans une réalité plus belle et plus grande que celle dans laquelle il croyait exister ? Peut-être. Toutefois, il n’avait aucune envie de se réveiller après un échec.
Le problème, c’était le temps. Le temps et ces putains d’Habitants.
Le Luseferous VII tournait pesamment autour de Nasqueron. Il le regardait depuis son nouveau navire amiral, le Rapace (un vaisseau de combat en tout point extraordinaire – enfin, à condition d’oublier son nom de baptême).
Le temps lui manquait. Comment en étaient-ils arrivés là ? S’il n’avait pas attendu si longtemps avant de partir, s’il ne s’était pas arrêté en route, s’il n’avait pas insisté exagérément sur la nécessité pour la flotte de rester absolument groupée… Et pourtant, il était passé à l’action beaucoup plus promptement que n’importe quelle organisation ou armée dirigée de façon démocratique. Par ailleurs, il aurait été fou de laisser intacts les avant-postes qu’il avait croisés sur sa route. Il fallait penser au retour, n’est-ce pas ? Et puis, la discipline était fondamentale ; rester groupés était donc essentiel. C’était une question de loyauté, de cohésion.
En fait, il n’avait pas eu le choix, et ils étaient arrivés aussi vite que possible. Ces fumiers de Dissidents auraient dû le prévenir que les escadrons des ennemis débarqueraient avant la date prévue. Tout était leur faute. Peut-être même avait-on conspiré contre lui. Oh ! ils avaient participé au harcèlement d’Ulubis lorsque cela les arrangeait, sans jamais se montrer aussi décisifs qu’ils l’auraient pu, ou dû. Putains de moralisateurs geignards. Des cibles militaires ! Ils l’avaient donc laissé faire le sale boulot à leur place. S’ils s’étaient montrés aussi impitoyables et motivés que lui, la situation aurait évolué tout autrement. Au lieu de quoi ils s’étaient contentés de soutenir l’arrivée de sa flotte, puis s’étaient éclipsés.
Luseferous regrettait maintenant d’avoir laissé partir cette Liss. Il avait également rendu aux siens cet industriel, Saluus Kehar. Principalement d’ailleurs pour observer leurs réactions. Le croiraient-ils lorsqu’il leur expliquerait qu’il avait été kidnappé ? La Garde devait être en train de l’interroger ; le procès ne serait pas pour tout de suite. La femme qui l’avait enlevé et qui avait demandé à le raccompagner chez lui personnellement, lorsqu’elle avait eu vent du plan de l’Archimandrite, s’était évanouie dans la nature, réfugiée chez ses amis Dissidents, selon toute probabilité. Il avait été stupide de laisser partir un pion si précieux, mais il avait tant de choses en tête. Et puis, l’ampleur de la trahison des Dissidents ne lui était pas encore complètement apparue à ce moment-là.
Où étaient passés leurs vaisseaux ? Où étaient leurs troupes d’invasion et leurs forces d’occupation ? Ils se planquaient à l’extérieur du système, se tenaient à carreau, avaient trop peur de s’engager dans la bataille. Ils s’étaient dits horrifiés par sa décision de détruire des villes et des Habitats, par le comportement de ses troupes face au peu de résistance qu’elles avaient rencontré. Qu’ils aillent se faire foutre ! Putain, c’était la guerre ! Peut-être connaissaient-ils un autre moyen de la gagner ? En fait, les victimes civiles étaient encore trop peu nombreuses à son goût. Luseferous ne se rappelait aucune autre guerre d’invasion aussi pauvre en massacres. Ils étaient arrivés en si grand nombre que leurs adversaires avaient le choix entre se sacrifier en vain, se rendre ou s’enfuir.
Ils avaient aussi eu un peu de chance, et les informations fournies par ses alliés au sujet des préparations militaires de l’ennemi et de la position de la Grande Flotte avaient fait la différence. Toutefois, la véritable clé de sa victoire écrasante était son arsenal impressionnant. Il avait pourtant espéré assister à des batailles spatiales grandioses ; jusque-là, il avait été déçu.
Le système était donc sien, même s’il n’était descendu à terre qu’une seule fois, dans un manoir perdu au milieu de la jungle, pour accepter la capitulation du Hierchon. Pour le symbole, il aurait préféré organiser cette rencontre dans le palais sphérique de Borquille, même endommagé, sauf que ses experts en sécurité craignaient qu’il ne fût piégé avec des têtes nucléaires ou d’autres armes tout aussi déplaisantes. Le Hierchon et ses aides étaient détenus à bord du Luseferous VII. Que la Grande Flotte les massacre tous !
Les Dissidents lui avaient rapporté que quelques combats les avaient opposés à des vaisseaux de l’armée mercatoriale en fuite. L’Archimandrite avait eu vent de rumeurs selon lesquelles on avait permis à certains appareils de la Navigarchie de se rendre ou d’accepter un genre d’internement neutre. On ne les aurait donc ni désarmés, ni capturés, ni encore moins détruits.
Luseferous était à nouveau seul, abandonné de ses alliés. Ils l’avaient leurré, persuadé de venir jusqu’ici pour le laisser se battre seul contre la Grande Flotte, car ils étaient trop lâches pour participer à la bataille.
Les stratèges et les tacticiens commençaient à penser qu’il serait peut-être plus sage de s’arrêter là et de faire demi-tour. D’un certain point de vue, ce serait honteux, mais si c’était la meilleure chose à faire, il aurait tort de ne pas les écouter. Il avait gardé son calme lorsqu’on lui avait exposé ce plan humiliant. Il n’était pas stupide. La situation était très claire. Toujours faire ce que l’ennemi n’attendait pas, le contraire de ce qu’il souhaitait.
Il pourrait – mais rien n’était encore décidé – partir et retrouver la sécurité relative d’Épiphanie Cinq, loin d’ici, de l’autre côté de ces vastes régions qu’il avait mis des années à traverser. Ce serait dommage, mais ce serait peut-être la meilleure manière de conclure cette expédition. Il serait forcé d’abandonner de nombreux navires, y compris le Luseferous VII, mais c’était faisable. Il laisserait sur place un détachement suffisamment armé pour obliger la Grande Flotte à se battre à l’intérieur des limites du système, et bernerait ceux de ses ennemis qui se lanceraient à sa poursuite en envoyant son ex-vaisseau amiral et une petite escorte dans une direction opposée à la sienne.
C’était horrible de penser à ce plan de fuite si vite, alors que sa victoire avait été écrasante. Toutefois, c’était sans doute plus sage, compte tenu de l’issue incertaine de l’éventuelle bataille à venir.
À moins, bien évidemment, de trouver ce qu’ils étaient venus chercher. La clé de la Liste des Habitants, l’Équation, la formule magique. S’il réussissait à s’en emparer, ses adversaires seraient forcés de reconsidérer leur tactique. En tout cas, c’était ce que lui avaient dit ses conseillers. Ces derniers tenaient à leur peau, et ne lui avaient probablement pas raconté de sottises. Toutefois, dans le cas contraire, il n’hésiterait pas une seconde à les faire écorcher vifs.
Plus qu’une chance, qu’un coup à jouer. La situation était désespérée et impliquait une certaine précipitation, mais, comme tous les grands leaders, l’Archimandrite savait qu’il donnait le meilleur de lui-même lorsqu’il était sous pression, lorsque le sort s’acharnait contre lui, que la victoire semblait inaccessible. Cela n’arrivait certes pas souvent, car il ne le permettait pas – c’était toujours mieux de vaincre facilement –, cependant, il avait déjà eu son lot de victoires à l’arrachée, de situations critiques. Il n’était pas étranger aux difficultés. Pourtant, il était persuadé de vaincre. Il ne pouvait en être autrement. La victoire était la seule option possible.
Il était capable d’y arriver, à condition d’être déterminé, décidé, ce qu’il était à n’en pas douter. À vrai dire, c’était peut-être mieux ainsi. Dos au mur, il n’avait plus le temps de tergiverser, de se poser des questions. Il jouait à quitte ou double. Il était tout simplement trop tard pour appliquer une tactique raisonnable. Aux ordures le calme, la douceur, la diplomatie, la raison. De l’action, rien que de l’action.
L’Archimandrite s’était préparé au mieux. Les tacticiens pensaient que les premiers éléments de la Grande Flotte débarqueraient à une vitesse proche de celle de la lumière dans une dizaine de jours à peine. Leurs amis ne seraient pas loin derrière. Au diable l’attente. C’était maintenant ou jamais.
Ils étaient dans le ventre du grand navire. La face hideuse et hallucinogène de Nasqueron tourbillonnait sous leurs pieds, au-delà de la paroi de diamant. L’Archimandrite avait pris le risque de revenir à bord du Luseferous VII pour cela. S’ils étaient attaqués – ce qui était peu probable mais pas impossible –, les vaisseaux ennemis arriveraient probablement par le dessus ; l’épaisseur considérable de la coque devrait le protéger. Le Rapace attendait juste en dessous, de l’autre côté d’un court tunnel escamotable. Si besoin était, il ne lui faudrait pas plus d’une minute pour quitter ce fauteuil massif et impressionnant, traverser la salle, monter à bord de son nouveau vaisseau amiral et s’enfuir. Par précaution, il avait aussi enfilé une combinaison de survie, dont il sentait l’étreinte rassurante sous sa toge d’apparat. Son casque rétractable était dissimulé sous son capuchon qui, comme le reste de sa tenue, était taillé dans du cuir de Voehn tanné.
Arrimé au Rapace attendait le vaisseau dans lequel étaient arrivés Liss et ce Saluus Kehar. L’appareil avait été passé au peigne fin et n’était piégé d’aucune manière. Ses techniciens étaient très impressionnés. D’après eux, il était assez rapide pour échapper à n’importe quel poursuivant. Luseferous, pour sa part, aurait été davantage impressionné s’il avait été assez rapide pour échapper à n’importe quel missile ou rayon.
Ils étaient là pour assister à une conférence, pour discuter de la meilleure façon, pour le nouveau régime en place dans le système, d’entrer en contact avec les Habitants.
Étaient présents le Hierchon Ormilla, ainsi que les huiles de la Mercatoria. Du moins celles qui avaient survécu. Il n’avait pas encore eu le loisir de modifier en profondeur les structures du pouvoir, d’autant que les Dissidents lui avaient expliqué que la Mercatoria, si elle n’était pas particulièrement appréciée de la population, n’était pas non plus haïe. Pour cette raison, Luseferous avait choisi de laisser en place les autorités civiles. Les pontes les plus importants s’étaient tous soumis, à l’exception de l’amiral Brimiaice – mort au combat –, du colonel Somjomion – probablement en fuite dans un des vaisseaux qui avaient disparu – et de l’ecclésiastique Voriel – exécuté par Luseferous en personne après avoir refusé de se déshonorer en reniant sa foi.
Quelques mois avant l’invasion, il avait fait infiltrer des gens à lui dans l’organisation de la nouvelle ambassade ; ainsi en savait-il beaucoup sur le potentiel de l’ennemi. La plupart de ses espions avaient été tués lorsque les commandants des vaisseaux dans lesquels ils se trouvaient avaient refusé de se rendre. Quelques-uns avaient survécu, mais Luseferous n’était pas certain de pouvoir leur faire confiance.
Trois de ses six officiers les plus importants étaient présents. Les autres continuaient de harceler les résistants là où c’était nécessaire, et se préparaient à contrer l’assaut imminent des premiers éléments de la Grande Flotte.
Il n’y avait aucun Dissident, évidemment. Ceux-ci étaient toujours sous le choc après l’anéantissement de cette petite ville et de cet Habitat plein d’artistes, de marginaux et de pacifistes. Il leur expliquerait qu’il avait choisi la petite ville côtière – il avait oublié son nom, mais ce n’était pas grave – uniquement parce qu’elle était adossée à des montagnes et que le site était idéal pour créer l’œuvre d’art qu’il avait en tête. Avec un peu de chance, cela finirait de les horrifier.
Les délégués, représentants – ou quel que fût leur statut officiel – des Habitants n’avaient pas l’air très commodes. Dans leur scaphandre, ils étaient très grands et impressionnants. En revanche, leur race semblait avoir toujours autant de mal à désigner un porte-parole, quelqu’un qui s’exprimerait avec autorité au nom de toute la planète. Luseferous avait appris très tôt que les Habitants étaient des créatures à éviter. Il suffisait d’ailleurs de les laisser tranquilles pour ne jamais avoir affaire à eux. Comme il aurait préféré ne pas avoir à les contacter ! Toutefois, le sort en avait décidé autrement, et il ne lui restait plus qu’à faire de son mieux.
Trois Habitants étaient à bord. Chacun d’eux semblait jouir de la même influence. Par ailleurs, ils étaient venus seuls, sans aides ou autres secrétaires, ce qui, chez n’importe quelle autre espèce, aurait signifié qu’ils n’étaient qu’une bande de sous-fifres.
Étaient présents Feurish, un genre de chercheur en sciences politiques qui parlait au nom de la large bande équatoriale rouge-brun qui défilait sous leurs pieds, Chintsion, le chef suprême d’une organisation chapeautant leurs clubs et organisations volontaires (ce qui n’était aucunement insultant, puisque les « clubs » incluaient leurs organisations militaires), et Peripule, l’Administrateur de leur ville la plus grande, qui n’était pas du tout leur capitale. Les Administrateurs étaient désignés d’office et ne choisissaient pas d’accéder à cette position, qui était jugée bien plus contraignante qu’honorifique. Ils avaient tous des titres grandioses qui ne signifiaient rien. Tout juste vous informaient-ils de leur âge.
L’Archimandrite aurait préféré s’entretenir avec des gens de pouvoir – si tant est qu’il y eût de telles personnes dans la société nasquéronienne –, mais il était contraint de faire avec ce qu’il avait sous la main. Cependant, d’autres Habitants étaient montés à bord du Luseferous VII. Deux vaisseaux avaient déversé dans l’ancien navire amiral trois cents adolescents et jeunes adultes dans le cadre d’un genre d’excursion. Apparemment, il s’agissait des membres d’un club de passionnés de vaisseaux exotiques. Dans des circonstances ordinaires, il ne se serait jamais prêté à ce petit jeu.
Luseferous était à peu près persuadé de ne pas être pris très au sérieux par les Habitants. Ses experts en civilisations extraterrestres lui avaient confirmé que la société nasquéronienne ne se sentait pas réellement concernée par la guerre qui venait d’avoir lieu dans son système. La majorité d’entre eux n’étaient même pas au courant et n’avaient guère envie d’en savoir davantage. Les réseaux d’informations de la planète ne parlaient que de la Guerre Formelle qui venait d’opposer deux bandes atmosphériques. En réalité, cette dernière s’apparentait davantage à un sport extrême pratiqué à grande échelle plutôt qu’à un véritable conflit. En fait, ils s’amusaient.
Restait donc à trouver la meilleure façon d’attirer leur attention.
Suspendus au-dessus de la vue grandiose, ses invités paraissaient sur le point de tomber dans le vide. Au-dessus d’eux, des gardes en exosquelette faisaient des rondes sur un réseau de poutrelles. Leurs pieds munis de griffes martelaient le métal en rythme et en silence.
— Allons droit au but, dit Luseferous quand il en eut assez de les entendre parler pour ne rien dire. Nous voulons le Voyant Fassin Taak. Pour être plus précis, nous voulons certaines informations qui sont en sa possession.
— Quelles informations ? demanda Chintsion.
Le patron des clubs de la planète était le plus loquace des trois. Son scaphandre gris et orné de chevrons d’un rose criard était suspendu dans une sorte de hamac, juste au-dessus du film de diamant arrondi sous lequel brillait de sa lueur triste Nasqueron.
— Nous ne sommes pas autorisés à révéler ce détail, répondit Luseferous.
— Et pourquoi cela ? demanda Feurish, le chercheur, qui portait un scaphandre blanc sale.
— Je ne puis en dire plus, expliqua Luseferous en brandissant une main gantée couverte de bagues. S’il vous plaît, ne me demandez pas pourquoi. Acceptez cette contrainte.
Les Habitants gardèrent le silence. Ils communiquaient probablement entre eux par signaux. Ses techniciens l’avaient mis en garde contre ce procédé et avaient essayé de modifier les hamacs de façon à rendre impossible son utilisation. Les Habitants avaient immédiatement protesté contre cette atteinte à leurs libertés et s’étaient empressés de tripoter les systèmes des fauteuils, avant de les changer de place de manière à être assis les uns en face des autres. Luseferous avait serré ses dents de diamant, demandé l’aide de ses ingénieurs et attendu que ses invités se fussent déclarés satisfaits.
Finalement, ils étaient tous assis en cercle – les Habitants, le Hierchon et ses conseillers d’un côté, les humains et les autres, dont l’Archimandrite, de l’autre.
— Nous ignorons où se trouve le Voyant Fassin Taak, dit Chintsion à son hôte. Aux dernières nouvelles, il se dirigeait vers la ville d’Eponia, dans la région polaire nord. Mais ce n’est qu’une rumeur.
— Eponia ? demanda Peripule, dont le scaphandre était brun, luisant et couvert de cannelures ondulées. Je croyais qu’on l’avait vu du côté de Deilte ?
— Deilte ? s’étonna Chintsion. À cette période de l’année ?
— Il n’est pas de chez nous, après tout, se défendit Peripule. Il ne sait rien de nos usages.
— Peut-être, mais il est accompagné d’un gardien et…
— Messieurs, le coupa Luseferous.
Les trois Habitants, choqués, eurent un mouvement de recul.
— L’Archimandrite Luseferous est un homme très occupé, expliqua le Hierchon Ormilla d’une voix forte. Les discussions concernant les pratiques saisonnières des villes de Nasqueron ne doivent pas venir perturber les séances. Gardez-les pour vos moments de détente.
— Petit habitant, dit Chintsion au Hierchon, nous essayons, par égard pour vos anciens maîtres, et ce en dépit de la durée ridicule de leur office, de déterminer où pourrait bien se trouver le Voyant Fassin Taak. Donc, le…
Luseferous arrêta d’écouter. Il se retourna vers Tuhler, qui était assis juste derrière lui, et le regarda droit dans les yeux. L’autre soutint son regard, déglutit. Mais il tint bon. Tuhler n’avait jamais fait cela auparavant. Luseferous se pencha dans sa direction et lui dit calmement :
— Les situations désespérées requièrent des solutions désespérées, Tuhler.
L’homme baissa la tête, acquiesça, puis se mit à taper un signal de ses mains gantées. L’Archimandrite se retourna.
Un bruit lointain et sourd résonna, suivi bientôt par un autre, puis un autre, comme si une horloge géante venait de se mettre en branle.
Luseferous écouta les deux Peregals d’Ulubis, des vieillards appelés Tlipeyn et Emoerte, essayer d’amener les Habitants à se montrer plus coopératifs. Ceux-ci semblaient sincèrement ne pas comprendre la signification de ce mot.
Du coin de l’œil, l’Archimandrite voyait une ligne de minuscules pointillés noirs qui se découpaient sur la toile de fond jaune-brun sale de la couche nuageuse de la planète. Elle dérivait à plusieurs milliers de kilomètres sous leurs pieds.
— … Soyez assurés que nous sommes très sérieux, expliquait aux trois Habitants Binstey, le commandant en chef de ses troupes au sol.
— Oh, mais nous n’en doutons pas ! rétorqua Chintsion d’un air mystérieux. Toutefois, cela ne change rien au fait que nous sommes parfaitement incapables de vous aider.
Binstey voulut reprendre la parole, mais Luseferous l’interrompit.
— Messieurs, fit-il d’une voix mesurée. Je me permets d’attirer votre attention sur ceci…
Et l’Archimandrite de désigner d’une main gantée aux doigts lourdement ornés d’anneaux les pointillés mouvants, qui se déplaçaient au-dessus des bandes colorées de l’atmosphère de Nasqueron.
Tout le monde se tourna dans la direction indiquée. Les Habitants se tordirent dans leur hamac. Ceux qui possédaient une excellente vue commençaient déjà à réagir. Il entendit des murmures, des exclamations étouffées, des marmonnements choqués.
— Nous sommes effectivement très sérieux, expliqua-t-il aux Habitants en se levant. Vous entendez ce bruit ? demanda-t-il en tendant l’oreille.
Le tintement sourd continuait, régulier et imperturbable.
— C’est la musique d’un bombardement, reprit-il. Une ouverture chaque seconde. Sauf qu’au lieu de lâcher des bombes, nous nous délestons de gens. Nous lâchons des humains non protégés dans la direction de votre planète au rythme de trois mille toutes les heures. Il y a là des hommes, des femmes, des enfants, des vieux et des jeunes adultes, des personnes de toutes sortes, la plupart venant de vaisseaux capturés ou d’Habitats endommagés. Nous en avons plus de vingt mille à bord. Nous continuerons de nous en débarrasser à ce rythme tant que la situation ne sera pas débloquée.
Il attendit que les trois Habitants réagissent, mais ceux-ci se contentèrent d’assister au spectacle sans rien dire.
— Bon ! quelqu’un se rappelle-t-il quelque chose d’intéressant à présent ?
L’assemblée humaine et extraterrestre fixait sans rien dire les lignes de pointillés qui s’éloignaient lentement de l’énorme vaisseau. Quelques-uns croisèrent son regard, puis se hâtèrent de baisser les yeux pour dissimuler leur haine, leur peur et le sentiment d’horreur qui s’était emparé d’eux. Il était amusant de constater à quel point les gens se laissaient facilement impressionner par les choses déplaisantes qui se déroulaient devant eux, mais étaient enclins à ignorer le pire, à condition qu’il se déroulât loin de leurs yeux.
Il fit un signe de tête à Tuhler, et un grand écran s’alluma sur la paroi d’une salle contiguë. On y voyait les détails de l’opération. Des gens – des humains de toutes sortes, comme il l’avait dit – étaient conduits à l’intérieur de grands compartiments circulaires. Ils se débattaient presque tous, mais ne pouvaient pas faire grand-chose à part se tortiller comme des vers ou essayer de mordre l’exosquelette des soldats, puisqu’ils étaient enveloppés de la tête aux pieds dans des sortes de sacs de couchage élastiques. Le sol du vaste hangar était couvert de corps, pareils à des asticots. Les haut-parleurs furent allumés, et ceux qui étaient présents dans la salle de conférence purent entendre ces gens crier, pleurer, hurler, supplier.
— Archimandrite ! s’exclama le Hierchon. Je proteste ! On ne m’a pas…
— Fermez-la ! aboya Luseferous, avant de jeter un regard circulaire sur l’assemblée. Je ne veux plus entendre un seul mot !
Pendant un long moment, seul le bruit étouffé des lance-missiles résonna dans la vaste salle.
Sur le moniteur mural, le spectacle changea, comme l’affichage basculait sur une vue externe où l’on voyait en gros plan la bouche du canon cracher – il est vrai plutôt doucement – les otages dans l’espace. La matière dont ils étaient enveloppés se rétractait au contact du vide, s’enroulait autour de leurs chevilles, les laissant totalement nus, leur permettant de gigoter tout leur saoul tout en suffoquant. Quelques-uns retenaient leur respiration et gonflaient comme des ballons de baudruche. Du sang jaillissait de leurs oreilles, de leurs yeux, de leur nez et de leur anus. La caméra les suivait. La plupart réussissaient à se tordre pendant deux minutes avant de s’immobiliser définitivement dans des postures diverses – en position fœtale, les bras en croix – et de former un convoi morbide, de glisser sur un tapis roulant invisible vers la couche nuageuse lointaine.
— Pourriez-vous nous dire dans quel dessein vous faites tout cela ? demanda Feurish, apparemment perplexe.
— Pour aider tout le monde à se concentrer sur le but de cette réunion, répondit froidement Luseferous.
Quelqu’un, dans la salle, était en train de vomir. Peu nombreux étaient ceux à oser croiser son regard. La structure métallique qui surplombait les participants accueillait des soldats dont les armes étaient déjà braquées sur tous les invités.
— Pour tout vous dire, j’étais déjà parfaitement concentré, expliqua Feurish dans un soupir. Ce qui signifie que nous ne pouvons toujours pas vous aider…
— Livrez-moi le Voyant Fassin Taak, insista Luseferous, qui sentit des gouttes de sueur – quoi ? – perler sur son front.
Il mit immédiatement un terme à cet incident imprévu.
— Nous ne détenons pas ce M. Taak, expliqua l’Administrateur Peripule d’un ton raisonnable.
— Dites-moi où il se trouve, exigea Luseferous.
— Désolé, dit Chintsion. Nous ne pouvons pas vous aider.
— Dites-le-moi ! gronda l’Archimandrite.
— Mais nous ne…, commença Feurish, avant que Chintsion ne lui coupe la parole.
— Peut-être pourrions-nous demander aux personnes qui disent avoir vu le Voyant Taak récemment ?
— Des gens de l’ambassade étaient aussi à sa recherche, fit remarquer Feurish. Peut-être ont-ils trouvé quelque chose ?
— Je croyais qu’ils avaient tous été tués lorsque les vaisseaux de l’ambassade avaient été détruits, s’étonna Chintsion.
— Écoutez, reprit Peripule en s’adressant à l’Archimandrite. Pourquoi ne reparlerions-nous pas de tout cela demain ? Hein ? Qu’en pensez-vous ?
Luseferous pointa un doigt furieux vers le train de cadavres qui flottaient dans l’espace.
— Bande d’abrutis, vous ne comprenez donc pas que ceci ne s’arrêtera pas tant que je n’aurai pas obtenu ce que je désire ?
Les trois Habitants prirent un air étonné.
— Hum, fit Peripule, pensif. J’espère que vous aurez assez d’humains à sacrifier…
Luseferous serra les poings. Il avait envie d’exploser, comme s’il faisait partie de ces malheureux sucés par le vide. Il tenta de se calmer et dit d’une voix calme et glaciale :
— Trois cents jeunes Habitants sont à bord de ce vaisseau. Nous pourrions les expulser aussi, non ? Ou bien nous entraîner au tir sur eux ? Qu’en pensez-vous ?
— À mon avis, dit Chintsion en riant, vous ne feriez qu’ennuyer les gens pour pas grand-chose.
— Vous n’êtes pas en train d’essayer de nous menacer, tout de même ? demanda Feurish.
— Permettez-moi de vous rappeler, monsieur Luseferous, que certains des clubs que je représente se passionnent pour la chose militaire. Je suis d’ailleurs très honoré, fier et enthousiaste à l’idée de parler en leur nom. Néanmoins, vous devez savoir que ces personnes – peut-être pour combattre l’ennui – sont parfois enclines à se comporter de façon étrange, fermée ; à tirer d’abord et à réfléchir après, si vous voyez ce que je veux dire.
Luseferous regarda fixement ce crétin. Le cliquetis sourd continuait imperturbablement, le convoi de cadavres défilait sur la toile de fond torturée et blafarde de la géante gazeuse. Il se tourna vers Tuhler.
— Passez à la phase suivante, dit-il. Obscurcissez la vue.
Le visage de Nasqueron disparut comme la bulle de diamant devenait noir obsidienne. La vaste salle parut se recroqueviller, rétrécir. Le bruit sourd se fit plus puissant.
— À partir de maintenant, vous êtes mes otages, annonça-t-il aux trois Habitants. Tout comme vos Jeunes présents sur le navire. Si les vôtres essayaient de vous libérer ou attaquaient ce vaisseau ou n’importe lequel de mes appareils, vous seriez tous éliminés sur le champ. Je vous donne six heures pour me fournir des informations pertinentes sur Fassin Taak et sur l’objet de sa quête. Après cela, je vous tuerai un par un en commençant par vous trois. Compris ?
— Monsieur Luseferous, dit Feurish, vraiment, ce ne sont pas des façons.
— Force m’est d’admettre que je suis parfaitement d’accord, enchérit Chintsion.
— Fermez-la ! J’ai de nombreux vaisseaux équipés de têtes d’antimatière tout autour de cette géante gazeuse. En fait, j’ai largement de quoi vous anéantir. Si l’exécution des otages ne donne rien, je commencerai à faire sauter ces jouets dans votre putain d’atmosphère. Ce qui passe pour les autorités de votre monde de merde sera informé de cela en temps et en heure. Emmenez-les ! cria l’Archimandrite en s’adressant aux gardes en faction au-dessus de leurs têtes. Et sortez-les de ces scaphandres. À l’ouvre-boîtes, si nécessaire.
Une douzaine de silhouettes noires, semblables à des armures de l’ancien temps incrustées de pierres précieuses bondirent dans le vide et posèrent doucement leurs serres sur le film de diamant noir. Les soldats formèrent trois groupes et entourèrent les Habitants.
— Messieurs, commença Peripule en s’adressant d’une voix rugueuse à ses deux comparses, nous n’avons jamais dit que nous n’étions pas armés.
Un instant plus tard, trois rideaux violets se déployèrent autour des représentants nasquéroniens, inondant la salle de lumière. Les gardes en exosquelette vacillèrent ou furent projetés en arrière. Ceux qui étaient assis un peu plus loin, sans protection, furent soulevés et jetés contre les murs. L’onde de choc frappa Luseferous une fraction de seconde après que son bouclier se fut déployé. Il assista donc à ce spectacle chaotique à travers un voile argenté déformant.
Le souffle secoua son fauteuil, fut réfléchi et se brisa contre la paroi opposée. Les trois cylindres violets disparurent en laissant trois trous parfaitement circulaires dans la bulle de diamant. La lumière maladive jaune-brun de Nasqueron pénétra dans la salle. L’air contenu dans le volume commença à s’échapper dans le vide en sifflant. Des éclairs de lumière blanche clignotèrent à l’extérieur. Deux des gardes en exosquelette roulèrent sur le sol en essayant d’agripper le diamant avant d’être avalés par les ouvertures. Luseferous n’en croyait pas ses yeux. Les gens inconscients et grièvement blessés qui avaient été projetés contre les murs par la triple explosion commencèrent eux aussi à glisser sur le sol. Un troisième soldat en armure fut aspiré par un trou et le vortex qui s’était formé juste au-dessus. Il glissa en essayant frénétiquement de s’accrocher à la surface lisse. Alors, les systèmes du vaisseau se réveillèrent, et des formes noires vinrent boucher les trois ouvertures, empêchant la lumière de la planète de se déverser à l’intérieur et le peu d’atmosphère qui restait de s’échapper.
Un calme relatif s’installa. Le bruit sourd et régulier résonna de nouveau. Un sifflement grave emplit la salle comme le vaisseau entreprenait de reconstituer son atmosphère. Les gardes se relevèrent, regardèrent autour d’eux puis s’empressèrent de former un rideau protecteur autour de l’Archimandrite. D’autres silhouettes sombres arrivaient par les airs. Luseferous entendait des gens gémir. Il se retourna et vit Tuhler qui approchait en se faufilant entre les soldats. Sa combinaison d’urgence et son casque s’étaient déployés. La bulle qui lui couvrait le visage réfléchissait la lumière argentée du champ de force qui ceignait l’Archimandrite et son fauteuil.
— Tuez les autres Habitants ! dit Luseferous.
Tuhler se pencha vers lui, une main collée sur le côté du casque, comme s’il n’entendait pas.
— TUEZ LES AUTRES HABITANTS ! hurla Luseferous.
Il appuya sur un bouton de son accoudoir, et son bouclier se désactiva.
— Éloignez-nous de cette planète, reprit-il. Prévenez-les que nous commencerons à tirer nos missiles dans trois heures s’ils refusent de coopérer. Et…, continua-t-il en fixant l’endroit où s’étaient tenus les trois représentants, faites en sorte que le Rapace dégomme ces trois comiques.
— Monsieur, que devons-nous faire de nos… munitions ?
Luseferous mit quelques secondes à comprendre que l’homme voulait parler des gens expulsés dans l’espace à un rythme régulier. Il agita une main.
— Débarrassez-nous-en.
L’Archimandrite alluma son communicateur et dit aux officiers du Rapace qu’il arrivait tout de suite. Il se dirigea vers le tunnel qui reliait les deux vaisseaux en marchant au milieu des blessés gémissants. Les gardes en exosquelette, torse bombé et menaçant, se hâtèrent de former une muraille métallique autour de lui. Il était presque arrivé à l’entrée du tunnel lorsqu’une secousse lui fit perdre l’équilibre. Autour de lui, les exosquelettes vacillèrent. L’un d’entre eux faillit même lui tomber dessus. Ses servomoteurs souffrirent, couinèrent, mais firent leur travail.
— Que se passe-t-il, encore ?
— Ici la surveillance du vaisseau, monsieur, fit une voix dans sa combinaison. Une colonne d’énergie de deux mètres de diamètre vient de nous toucher. En plein centre du navire. Mais ce n’est pas tout : la proue s’est volatilisée… Anéantie sur quatre-vingts mètres. Même profil énergétique que la colonne. Vitesse de la lumière. Aucune chance de les voir venir. Les systèmes réactifs de défense cherchent toujours un moyen de contrecarrer ces attaques, mais, pour le moment, nous sommes impuissants, monsieur.
— Ici les communications, monsieur, intervint une autre voix. Les Habitants exigent que nous libérions les leurs. Apparemment, c’était juste des coups de semonce.
Tuhler arriva à ses côtés. Luseferous le regarda.
— Libérez les Habitants. Ensuite, tirons-nous d’ici.
Et de s’en aller en direction du tunnel de liaison.
— Et les charges AM, monsieur ?
— Laissez-les là où elles sont. Prolongez l’ultimatum. Laissez-nous le temps d’éloigner le Luseferous VII de cette planète.
— Bien monsieur.
Cette fois-ci, l’Archimandrite put atteindre son nouveau navire amiral sans encombre.
Une heure plus tard, le Luseferous VII était toujours en train de s’écarter, clopin-clopant, de la géante gazeuse. Le Rapace était déjà à un demi-million de kilomètres de là et continuait d’accélérer. Tremblant de rage dans son fauteuil d’accélération, comme l’insupportable camouflet qu’il venait de subir commençait à faire son effet, comme il épuisait ses réserves de patience (ces trois débiles facétieux étaient même parvenus à s’en tirer, à disparaître tranquillement dans l’atmosphère de la planète, leurs scaphandres réfléchissant ou repoussant toutes les armes que le Rapace avait utilisées contre eux), l’Archimandrite ordonna finalement d’oublier cette histoire d’ultimatum et de larguer sans attendre une première bombe, histoire de montrer à ces Habitants de quel bois ils se chauffaient.
La réponse ne se fit pas attendre. Les vaisseaux qui transportaient les missiles AM – les vingt vaisseaux, sans exception – disparurent brusquement dans une énorme éruption de lumière. Les têtes explosèrent partiellement, réagirent de façon désordonnée avec les débris de matière ordinaire provenant des carcasses. Vingt minuscules soleils crachotèrent leur lumière tout autour de Nasqueron, formèrent un collier dont les perles s’embrasèrent, s’éteignirent, puis s’embrasèrent de nouveau avant de se consumer lentement.
Quelques secondes plus tard, un missile à haute vélocité transperça les cieux boursouflés et atteignit le Luseferous VII, en dépit d’une tentative de fuite désespérée.
Le front de radiations déclencha les tampons protecteurs des senseurs du Rapace. Voilà comment était supposée fonctionner une tête à antimatière digne de ce nom.
Le dernier message envoyé par le grand vaisseau avant d’être anéanti et réduit à l’état de radiations et de shrapnels était destiné à Luseferous. L’aide de camp Tuhler voulait simplement lui faire savoir qu’il n’était qu’un connard.
Fassin Taak regarda les étoiles de son système natal. Il sentit des larmes monter aux yeux malgré le gel protecteur. Il se tenait sur une plate-forme balayée par le vent, au-dessus d’une petite ville située très au sud, dans la région polaire, à deux mille kilomètres à peine de la frontière fluide avec la ceinture atmosphérique australe.
Il essaya de localiser un satellite familier, de capter un signal reconnaissable par son gazonef. En vain. Les signaux émis étaient soit terriblement faibles, soit confus ; il ne parvint à entrer en contact avec aucun appareil relais évoluant en orbite basse. Il tenta de s’accrocher à une de ces émissions faiblardes dans l’espoir que son gazonef la déchiffre, mais les programmes de l’engin semblaient hors d’usage. Alors, il laissa tomber. Il était déjà content de pouvoir se tenir là et de voir ces étoiles familières.
Malgré les blessures d’Y’sul, ils avaient dû se résoudre à effectuer les mêmes spirales folles qu’à l’aller. Sous une forme légèrement moins extrême, il est vrai. Allongé dans son engin individuel, Fassin n’avait pu que deviner les vrilles et les hélices qui formaient la trajectoire du vaisseau. Heureusement, alors qu’il croyait n’en être qu’au début de la traversée, il se rendit compte que le trou de ver était déjà loin derrière eux. Et puis, soudainement, ils s’étaient retrouvés ici, sur Nasqueron, dans la région polaire sud, et non pas nord, d’où ils étaient pourtant partis.
Après s’être enfoncé de quelques kilomètres dans la couche nuageuse, l’ex-navire voehn s’était arrimé à des docks légèrement trop grands pour lui, dans un hangar gigantesque, pareil à une caverne, situé dans les niveaux inférieurs de la cité quasi désertée de Quaibrai. L’Administrateur et une foule de quelques centaines d’Habitants les avaient accueillis en sifflant, en jetant des serpentins et des grenades parfumées.
Une délégation comprenant des membres d’un club d’enthousiastes, fans de vaisseaux exotiques, avait accouru en sautillant d’impatience, tandis qu’Y’sul était précautionneusement débarqué et confié aux bons soins d’une équipe médicale. Dès que ce dernier, Fassin et les jumeaux eurent quitté le navire, la masse grouillante et excitée s’était précipitée à l’intérieur en se bousculant pour visiter les couloirs et les sas étroits. Quercer & Janath avaient élargi le navire, initialement configuré pour ressembler à une aiguille, mais il était toujours peu commode pour des Habitants.
Y’sul avait l’air d’aller déjà beaucoup mieux, même s’il avait du mal à sortir de sa léthargie. Il avait tordu ses organes sensoriels en direction de Fassin, comme le skiff des ambulanciers passait devant l’homme.
— Vous voyez ? avait-il coassé. Je vous ai ramené à bon port en un seul morceau, pas vrai ?
Fassin avait acquiescé en essayant de lui tapoter la roue pour le réconforter, mais son bras manipulateur l’avait lâché à mi-parcours, l’obligeant à se retourner à la hâte pour saisir un des membres de l’Habitant avec son bras valide.
— Vous allez rentrer chez vous ? avait demandé celui-ci.
— Que reste-t-il de mon chez-moi ? En fait, je ne sais pas encore ce que je vais faire.
— Si jamais vous partez, revenez-nous très vite.
Y’sul avait fait une pause et secoué ses organes sensoriels pour se réveiller.
— Je pense être prêt à recevoir de nouveau des visiteurs d’ici à deux dizaines de jours. À ce moment-là, mon calendrier social sera très chargé. J’ai bien l’intention d’exploiter sans remords mes récentes blessures et expériences, d’exagérer outrageusement le rôle que j’ai joué dans la prise du vaisseau voehn et d’embellir mon combat contre leur commandant. Ce sera une histoire toute neuve, en quelque sorte. J’apprécierais que vous corroboriez mes propos, à condition de rester dans l’esprit et de ne pas être prisonnier des exigences vulgaires de la réalité objective. Alors, qu’en pensez-vous ?
— De toute façon, mes souvenirs sont très flous. Je confirmerai sans doute tout ce que vous direz.
— Splendide !
— Si je le peux, je reviendrai.
En fait, il n’était même pas certain de pouvoir repartir. Les infrastructures étaient-elles intactes ? Pourrait-il réparer son gazonef ? Le laisserait-on s’en aller ? Et par la suite, les autorités de la planète lui permettraient-elles d’entrer à nouveau dans l’atmosphère de Nasqueron ?
Durant la dernière partie du voyage, entre la sortie du trou de ver et la planète, lorsque Quercer & Janath l’avaient autorisé à repérer leur position sur une carte et à se connecter aux réseaux locaux, il avait voulu savoir quels événements s’étaient produits sur la géante gazeuse depuis leur départ.
Toutefois, les bulletins d’informations ne traitaient que de la Guerre Formelle qui opposait la Zone deux et la Ceinture C. Intéressant et excitant à l’extrême, le conflit était déjà considéré comme un classique du genre dans les cercles critiques les plus respectés, bien qu’il fût loin d’être terminé et qu’il augurât encore du meilleur.
Fassin avait été contraint d’entrer en contact avec un spécialiste des affaires des espèces étrangères pour découvrir que, une trentaine de jours plus tôt, le système Ulubis avait été envahi par les forces des Déconnectés d’Épiphanie Cinq, appelées aussi Culte des Affamés, sous le commandement de l’Archimandrite Luseferous. Les dernières traces de résistance avaient été balayées il y avait de cela une dizaine de jours, lorsque le Hierchon Ormilla avait officiellement capitulé, suite à la destruction d’une ville sur Sepekte et d’un Habitat orbital. Néanmoins, plusieurs escadrons de la Grande Flotte étaient supposés mener une contre-attaque d’ici à quelques semaines. Aux dernières nouvelles, une conférence de paix et de coopération avait lieu en ce moment même dans le navire Luseferous VII en orbite autour de Nasqueron.
Fassin avait envoyé un message sur le réseau pour tenter de contacter Valseir. Il attendrait un peu une éventuelle réponse. L’idée lui était également venue de contacter Setstyin, mais il s’était ravisé. Ne lui avait-on pas dit quelque chose à propos de l’Habitant ? Quelque chose qui l’avait mis mal à l’aise. En fait, non, c’était plutôt le contraire. Setstyin s’était toujours montré extrêmement charmant avec lui. C’était lui qui l’avait mis en garde contre le vieillard chargé du grand… machin sphérique, qui était sorti des nuages pour anéantir la flotte mercatoriale venue perturber la course de clippers. Oui, c’était plus logique dans ce sens-là. Pourquoi ne se rappelait-il pas tous les détails ? C’était étrange. Il avait toujours eu une excellente mémoire.
Quercer & Janath étaient entourés de nombreux admirateurs pressés d’en apprendre davantage sur le vaisseau capturé. Les jumeaux avaient vu Fassin derrière la foule et lui avaient fait signe. L’homme leur avait rendu leur salut.
Tout en regardant les infirmiers s’occuper d’Y’sul dans le skiff-ambulance, il s’était évertué à faire le point sur ce qu’il savait et ce qu’il ignorait. Il aurait pu accompagner son ami dans l’ambulance, mais il ressentait le besoin d’être seul pendant quelque temps.
Alors, il était venu ici pour regarder les étoiles, attendre, réfléchir, et peut-être faire quelques analyses mathématiques.
Il prit l’image rangée dans un des compartiments externes du gazonef et la regarda. Depuis son passage à bord du Protreptic, le petit appareil ne voyait plus aussi bien, toutefois, sa vision de près était toujours très convenable d’un côté, ce qui lui permit d’examiner ce ciel bleu couvert de nuages blancs. Il zooma et voulut revoir l’image qu’il avait enregistrée dans le… Elle n’était plus là.
Bizarre. Il avait cependant le sentiment d’avoir stocké cette image et à moitié déchiffré quelque chose qu’elle dissimulait. Mais il n’était sûr de rien. Il s’agissait pourtant d’un sujet d’importance. De cela, il était persuadé.
Fassin lutta pour se remémorer ce qui était arrivé après l’attaque des Voehns. Il savait qu’on les avait capturés et interrogés, que les soldats avaient trafiqué son cerveau et le biocalculateur de son gazonef. Un vaisseau envoyé par les Ythyns était alors venu à leur secours, et, d’une façon qui demeurait mystérieuse, Y’sul, les jumeaux et lui étaient arrivés à prendre le dessus sur les Voehns.
Ils avaient pris le dessus sur les Voehns ?
Comment était-ce possible ? Le navire des Ythyns avait attiré l’attention des soldats, et le Velpin avait joué un rôle important grâce à un quelconque système d’autodéfense automatique. Quercer & Janath s’étaient montrés très évasifs au sujet des capacités militaires de leur vieux navire.
Fassin ne savait trop quoi penser. Peut-être tout s’était-il déroulé comme ils l’avaient dit. Peut-être pas. Peut-être le Velpin était-il équipé d’une IA, qui était venue à bout des Voehns, et les jumeaux ne voulaient-ils pas que cela s’ébruite. De toute façon, les Voehns avaient tellement chamboulé sa mémoire qu’on pouvait lui raconter n’importe quoi.
Il se revit assis sur les marches d’un temple en ruine en train de discuter avec un vieil… homme ? Un Habitant ? C’était une image vive et précise, et non pas une chaîne de souvenirs linéaires. La scène devait donc s’être déroulée dans une sorte de RV. Peut-être ce vieillard était-il la représentation de l’IA du Velpin. Oui, c’était peut-être bien elle qu’il avait rencontrée.
Il essaya de se concentrer et examina de nouveau l’image. Valseir la lui avait donnée. Vrai ou faux ? Il s’agissait d’une sorte de carte de visite, de lettre de recommandation. Mais à qui était-elle destinée ? Il avait l’impression qu’elle l’avait conduit à Valseir, sauf que cela n’avait aucun sens.
Non, attendez : la maison cachée dans les Profondeurs, le vieil Habitant errant. C’était lui qui lui avait confié l’image. Image qui lui avait permis, il ne savait trop comment, d’arriver jusqu’à Valseir. Toutefois, il y avait autre chose. Oui, il avait découvert autre chose. Juste avant la traversée du trou de ver, il s’était réveillé en pensant à cela. L’image dissimulait un secret. Un message, un code.
Fassin jeta un regard circulaire sur la plate-forme déserte. Il n’y avait personne d’autre que lui. Il leva la photo devant les senseurs de son gazonef et laissa son processeur graphique absorber autant de détails que possible. Divers programmes se mirent en branle. Quelques minutes plus tard, un signal le tira de sa rêverie – il était en train de contempler les étoiles rares mais familières. Il examina les résultats.
Il y avait bien quelque chose dans l’image.
On aurait dit un genre d’algèbre, mais d’origine inconnue.
Il y en avait une page et demie. C’était une sorte d’équation, ou peut-être trois ou quatre.
Il était très excité. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il avait le sentiment qu’il existait un lien entre ces données et la Liste des Habitants. Les détails persistaient à lui échapper, mais il n’avait pas oublié cette Équation légendaire censée permettre l’ouverture de la Liste, et peut-être – c’était juste une éventualité – les informations qu’il avait sous les yeux avaient-elles un rapport avec elle. Peut-être s’agissait-il de l’Équation, bien que cela fût difficile à croire.
Fassin voulut déchiffrer ces symboles étranges. Cependant, il comprit très vite qu’il en était parfaitement incapable. La mémoire de son gazonef avait peut-être contenu de quoi le mettre sur la bonne voie, mais ce n’était plus le cas.
Il entra en liaison avec la base de données de la ville et se connecta à la bibliothèque d’une université équatoriale spécialisée dans les mathématiques des espèces étrangères. Il choisit deux symboles au hasard et les soumit au moteur de recherche de la base de données. Celui-ci lui répondit immédiatement et lui livra une liste de références.
Ce qu’il avait sous les yeux était exprimé dans un langage Translatif de type IV, une notation universelle vieille d’un peu moins de deux milliards d’années, conçue à partir d’éléments nasquéroniens par les Wopulds, une espèce depuis longtemps éteinte.
Il s’arrêta et regarda au-dessus de la couche nuageuse. Il ressentait un étrange mélange d’émotions.
Il n’était pas impossible qu’il eût devant les yeux ce qu’il était venu chercher. Ce qu’ils étaient venus chercher. Il ne devait pas oublier le colonel Hatherence. Oui, l’objet de sa quête avait peut-être été en sa possession depuis le début. La Mercatoria, ou plutôt ceux qui la représentaient dans le système Ulubis s’imaginaient que cette chose pouvait les sauver. Force lui était de constater qu’ils s’étaient trompés. Il était revenu trop tard, et l’invasion avait déjà eu lieu. Tout était terminé.
Il avait oublié tant de choses ! Que lui avaient donc fait les Voehns ? Y’sul avait été grièvement blessé, mais mis à part les effets de son coma prolongé, il paraissait avoir toute sa tête – et le criait haut et fort. Quercer & Janath, pour leur part, ne semblaient pas du tout avoir souffert. La chance, tout simplement, ou alors les vrais jumeaux étaient-ils particulièrement résistants. Qui pouvait le dire ?
Restait néanmoins à terminer le travail, à déchiffrer ces données. Peut-être serait-il encore possible d’en tirer quelque chose. L’invasion avait déjà eu lieu, mais pas la contre-attaque, et puis, il n’avait pas encore joué son rôle dans cette histoire. Il préférait encore faire parvenir ce qu’il avait découvert aux Dissidents, qui sauraient certainement quoi en faire.
Quelque chose brilla dans l’espace, à l’ouest, au-dessus de la ligne d’horizon et des nuages. Un vaisseau, sans doute.
Fassin revint à l’équation et à ce langage codé. Il fit appel à un logiciel de traduction. Dans l’espace virtuel projeté devant lui par le calculateur de son gazonef aux capacités amoindries, l’image se dédoubla, et une copie de l’équation apparut à côté de l’original. Progressivement, les symboles inconnus se transformèrent en caractères nasquéroniens standards. Alors, les caractères des deux versions s’éclairèrent, clignotèrent, changèrent de couleur, enflèrent, se flétrirent, comme l’équation se résolvait toute seule.
C’était donc véritablement une équation. Il croyait se rappeler que quelqu’un lui avait dit qu’il s’agissait d’une fréquence, de quelque chose comme cela, mais c’était faux. À moins qu’elle fût très bizarrement cachée.
Les derniers caractères clignotèrent des deux côtés de l’image scindée. Alors, le résultat apparut, d’abord faiblement, puis avec force.
Il s’agissait d’un zéro.
Il le regarda. Il les regarda.
En notation nasquéronienne standard, le zéro était représenté par un point souligné. Dans le langage Translatif IV, c’était une barre oblique.
Le point souligné clignotait lentement en bas de la copie de l’équation. La barre oblique, à la fin de l’original.
Il réessaya. Même résultat.
Il réétudia l’image, en extirpa le code caché, au cas où les systèmes du processeur se seraient trompés la première fois.
Il n’y avait pas eu d’erreur. L’équation qu’il obtint après le décodage était identique à la première. Il la résolut quand même.
Zéro égale zéro.
Fassin éclata de rire. Enduit de gel protecteur, enserré dans l’habitacle de son minuscule vaisseau en pointe de flèche, il sentit sa poitrine et son ventre se soulever en rythme. Soudain, il se vit très clairement debout sur une côte rocailleuse, en train d’attendre quelque chose. Il se tut.
Zéro.
La réponse finale était donc « rien du tout ». On l’avait envoyé à l’autre bout de la galaxie alors qu’il avait la solution sur lui depuis le début. Et cette dernière était un grand « allez vous faire foutre » codé en langage mathématique.
Il se remit à rire.
Bien, bien…
Une nouvelle lueur au-dessus de la couche nuageuse, au nord, très haut. Puis, juste en dessous, une multitude de points lumineux. D’abord violets, ensuite blancs.
Il fixa le même carré d’espace pendant un moment et attendit la suite. Il ignorait de quoi il s’agissait, mais ce devait être assez loin. Si c’était la chose qu’il avait vue briller plus tôt au-dessus de la ligne d’horizon, alors il pouvait la situer au-dessus de la zone équatoriale, à des dizaines de milliers de kilomètres.
Zéro. Quelle révélation… Fassin se demanda s’il existait réellement une vraie réponse quelque part, si ce qu’il avait découvert – ce que Valseir avait trouvé par mégarde, et que lui avait sur lui depuis cette fouille déjà si ancienne – n’était pas uniquement une partie d’une réponse plus vaste. Ou alors ce zéro se suffisait-il à lui-même ? Le mythe de l’Équation permettant de déchiffrer la Liste des Habitants était-il encombré de centaines de fausses réponses ?
Eh bien, si tel était le cas, il ne fallait pas compter sur lui pour continuer de les chercher une à une. Il avait déjà donné. Dans un sens, il avait accompli sa mission, ce qui était un exploit en soi. Il était arrivé trop tard, et l’objet de sa quête était un non-sens, une blague, mais, par Dieu – quel que fût le nom de ce dernier –, il avait réussi.
Il ferait mieux de commencer à réfléchir à la façon dont il allait quitter cette planète, dont il allait partager cette information, juste histoire de terminer son travail.
Deux autres éclairs dans l’espace, tout près de l’endroit où était apparue la première lueur. Un flash bref, suivi d’un embrasement plus long. Quelques secondes plus tard, ce qui ressemblait à un réacteur de vaisseau s’alluma et s’éloigna en prenant rapidement de la vitesse.
Fassin chercha vaguement des traces des installations des Voyants en orbite autour de Nasqueron, puis des indices de la présence mercatoriale. Sauf qu’il n’y avait rien. Il avait dit à Aun Liss qu’il tenterait de déterminer sa position à l’aide de deux satellites – EQ4 et EQ5 – appartenant à sa corporation, mais ceux-ci n’étaient plus là. Il se demanda s’il serait au moins capable de déterminer leurs positions respectives théoriques, car les Dissidents étaient supposés avoir placé un microsat entre les deux. Il fouilla la mémoire de son gazonef, retrouva les horaires de passage de tous les satellites en orbite, puis entra dans le calculateur ses coordonnées et l’heure actuelle.
Une position clignota dans son champ de vision, très haut au-dessus de la couverture nuageuse, vers le nord, quelques milliers de kilomètres sous les dernières lueurs. Le ciel était dégagé. Il décida de prendre ce hasard pour un bon présage et envoya un signal disant qu’il était de retour. Au moins comprendraient-ils qu’il avait fait son travail. Il attendit un bon moment sans recevoir ni accusé de réception, ni réponse. Ce qui ne le surprit guère.
Il se demanda ce qui pouvait bien rester de l’Ocula de la Prévôté, et s’il servirait à quelque chose d’essayer de la contacter. Il lui faudrait faire des recherches sur les événements récents, vérifier s’il n’était pas considéré comme mort ou si on le cherchait. Peut-être avait-on oublié jusqu’à son existence dans ce bouillonnement d’événements.
Fassin rit de nouveau. Si seulement…
D’après ce qu’on lui avait dit, la Liste des Habitants et l’Équation étaient les véritables raisons de cette invasion. Même si cela n’était vrai qu’en partie, les envahisseurs étaient probablement à sa recherche, d’autant qu’il ne leur restait plus beaucoup de temps avant que la Grande Flotte débarque et gâche la fête.
En un sens, le résultat de l’Équation était un soulagement, car il se sentait désormais libre de le partager avec tout le monde. Heureusement qu’il n’avait pas découvert les coordonnées des trous de ver des Habitants. Le poids d’un tel trésor aurait été trop lourd à porter pour lui. Sans compter qu’il lui aurait valu des ennuis très graves. Oui, il avait de quoi être satisfait de ce dénouement. S’il avait été le détenteur de cette vérité absolue, s’il avait découvert ce qu’ils attendaient tous, alors ses perspectives d’avenir auraient été très limitées : tortures, lavage de cerveau, voire exécution, histoire de s’assurer de sa loyauté… Les Dissidents feraient peut-être preuve de plus d’humanité que leurs ennemis, mais il ne pouvait pas se permettre de prendre le risque.
Le mieux serait de transmettre le résultat à distance et de disparaître dans la nature. Peut-être les Habitants l’autoriseraient-ils à rester ?
Valseir. La moindre des choses serait de révéler à son ami que l’objet de leurs inquiétudes n’était qu’un misérable petit zéro. Resterait ensuite à lui dire que son vieil ami et collègue Leisicrofe était mort pour rien, qu’il s’était tué pour garder un secret insignifiant. Malheureusement, il n’avait pas beaucoup de bonnes nouvelles à annoncer.
Fassin se connecta à la chaîne d’informations sportives. Il y avait moins de régates que d’habitude à cause de la guerre. De nombreux marins officiant normalement à bord des clippers et des Pourfendeurs de tempête avaient été réquisitionnés pour former les équipages des cuirassés et autres vaisseaux de combat. Toutefois, une dizaine de réunions étaient toujours prévues aux quatre coins de la planète. Trouver Valseir ne serait pas une mince affaire.
Il eut l’idée de contacter l’Administrateur de la ville afin de lui demander un moyen de transport – Y’sul serait probablement transféré à Hauskip d’ici à un jour ou deux, et Fassin pourrait profiter de l’occasion pour l’accompagner –, puis se demanda s’il ne ferait pas mieux de se montrer plus circonspect.
Il était plus ou moins passé inaperçu lorsqu’il était sorti du Protreptic, ce qui ne signifiait cependant pas pour autant que personne n’avait pris note de son retour. Y avait-il d’autres humains – Voyants ou pas – sur Nasqueron ? Quelqu’un – Valseir ? satanée mémoire défaillante… – quelqu’un, donc, lui avait dit qu’il existait des différences de points de vue sur Nasq au sujet de la Liste et de l’attention qu’il convenait d’accorder au reste de la galaxie. Nous ne sommes pas une monoculture. Qui avait prononcé cette phrase ? Valseir ?
Un groupe d’Habitants pouvait-il lui vouloir du mal ou être allié à quelqu’un qui lui en voulait ?
Il se connecta au site du service de surveillance des étrangers le plus fiable de la planète et fit apparaître une mappemonde. Pour la première fois de sa vie, il posa les yeux sur une carte absolument vierge. En effet, d’après le site, il n’y avait pas une seule entité étrangère vivante sur toute la surface de la planète. Ainsi, sa présence n’avait pas été enregistrée par les passionnés qui s’occupaient de ce service.
On essayait de le joindre. Quercer & Janath. Il rangea l’image dans le flanc de son gazonef.
— Fassin, souhaitez-vous que nous vous emmenions quelque part ?
— N’oublie pas de préciser que tu parles de Nasqueron.
— Notre vaisseau est à votre disposition. Nous vous devons bien ça.
— Voilà, c’est cela.
— Je ne sais pas, répondit Fassin. J’y réfléchissais justement. Vous avez des nouvelles de ce qui se passe là-haut avec le Culte des Affamés ?
— On vient justement de recevoir un rapport sur une conférence avortée.
— Oui, des tirs auraient été échangés.
— J’aimerais parler à mon ami Valseir, reprit Fassin. Je lui ai envoyé un message, mais il ne m’a toujours pas répondu. Je me disais que je pourrais peut-être le trouver à…
Il pensa subitement au voltigeur Sheumerith, aux Habitants accrochés au bout de longs câbles derrière l’énorme aile flexible, qui n’en finissait pas de planer dans les couches atmosphériques supérieures de Nasqueron. Le voltigeur. C’était l’autre endroit où Valseir avait le plus de chances de se trouver.
— Oui, reprit-il. Je sais où vous pourriez m’accompagner.
— Vous avez bien compris que nous ne quitterons pas l’atmosphère et que le voyage risque de prendre du temps ?
— Nous avons épuisé notre capital chance en réussissant à rentrer chez nous à bord d’un vaisseau voehn sans nous faire remarquer. D’aucuns considéreraient déjà cela comme un exploit.
— Pas de problème, répondit Fassin. J’accepte vos conditions.
Ils filaient sous la canopée des nuages les plus élevés. Les têtes AM avaient été lancées moins d’une heure plus tôt. L’une d’entre elles était d’ailleurs juste au-dessus d’eux.
— Oh !
— Regardez, c’est notre ombre, en bas !
Une minute plus tard, un énorme halo de lumière – dont ils apprendraient plus tard qu’il avait été provoqué par la destruction du Luseferous VII – inonda tout le quart est de la voûte céleste. Quercer & Janath ne purent faire autrement que d’avouer qu’ils étaient terriblement impressionnés.
Le Protreptic poursuivit néanmoins sa route sans encombre.
Les douze premiers navires de la Grande Flotte fendirent le cœur du système Ulubis à une vitesse tout juste inférieure à celle de la lumière. Des minarets longs d’un kilomètre, festonnés de sections tournantes, lancèrent des grappes de missiles, des paquets de bombes, dispersèrent mines, drones furtifs et silos autonomes, traversèrent le système en moins de quatre heures, transpercèrent l’orbite de Nasqueron en moins d’une heure et celle de Sepekte en quinze minutes.
Des milliards de kilomètres derrière eux, suivant la même trajectoire, mais décélérant violemment, arrivaient le Mannlicher-Carcano et la plus grosse partie de la Grande Flotte. Taince Yarabokin flottait dans sa nacelle. Au cœur de l’espace de commandement virtuel du navire de guerre régnait un silence presque absolu, comme tout l’équipage écoutait sans faire le moindre bruit les rares signaux qui leur parvenaient depuis les unités avancées déjà engagées dans la bataille.
Taince était surprise de se sentir si nerveuse. Son corps se manifestait, hésitait constamment entre l’envie d’en découdre et celle de prendre ses jambes à son cou. De leur côté, les biosystèmes de la nacelle s’évertuaient à annuler les effets physiologiques de ses troubles. À n’en pas douter, c’était une mission d’une extrême importance. Probablement la plus importante de toute sa carrière. Elle était suffisamment haut placée pour avoir été avertie dès le départ des tenants et aboutissants de cette expédition particulière ; pourtant, elle avait le trac comme lors de sa toute première sortie. Peu importait l’expérience accumulée, la décharge d’adrénaline était toujours la même – les soldats avaient l’habitude de dire que le jour où vous ne ressentiez plus rien était soit votre dernier jour à vivre, soit votre dernier jour dans l’armée. Elle était mal à l’aise et n’aimait pas cela.
D’autant qu’on ne manquerait pas de noter son attitude. Même si un officier médical humain n’était pas en train de la surveiller, un programme enregistrerait forcément ses données biométriques pour les étudier plus tard. Aucune intimité possible, ici. Mais elle le savait avant de s’engager.
Taince repoussa ces pensées gênantes et embarrassantes, et se concentra sur les informations envoyées par les vaisseaux de tête.
Ses propres projets dépendraient de la suite des événements, de ce que ces navires découvriraient ou ne découvriraient pas en traversant le système Ulubis à la vitesse de particules accélérées.
Ces derniers jours, des signatures énergétiques étranges avaient été détectées dans les limites du système, mais on était loin des commotions inexplicables qui avaient secoué les alentours de Nasqueron un peu plus tôt. Plus d’une vingtaine d’explosions d’antimatière avaient dessiné un cercle ondulé autour de la planète. Les détonations anormales avaient eu lieu trop loin de la géante gazeuse pour faire le moindre mal à ses habitants, comme si, au lieu de têtes AM fonctionnant correctement, elles avaient été provoquées par une vingtaine de vaisseaux explosant par accident dans la même fraction de seconde. Une ou deux minutes plus tard, une explosion encore plus puissante, sans doute le résultat de l’anéantissement d’un vaisseau aux proportions gigantesques, avait eu lieu à une seconde-lumière seulement de Nasqueron.
Après cela, plus rien, à part peut-être quelques indices de fuite précipitée.
En effet, l’une des explications les plus plausibles était que les méchants faisaient leurs valises – même si, pour le moment, aucune hypothèse n’expliquait la totalité des phénomènes observés. Personne, parmi le haut commandement, ne voulait croire que la flotte ennemie était en fuite. Le Culte des Affamés avait traversé des décennies-lumière d’espace pour atteindre Ulubis ; il ne pouvait tout de même pas rebrousser chemin après quelques semaines de présence sur place. Pourtant, c’était l’hypothèse la plus probable.
Les données qui leur parviendraient maintenant les aideraient à trancher.
Le croiseur 88, le vaisseau amiral de l’escadron de tête, centralisa les informations recueillies par sa formation en forme de pointe de flèche et informa le gros de la flotte de la présence de trois engins lourds à portée de radar mais pas encore de tir du premier destroyer. Il demanda également à deux croiseurs de modifier leur trajectoire et de se préparer à lancer des missiles guidés à distance. Ils avaient capté très peu de communications ennemies. Soit leurs adversaires étaient très disciplinés, soit leur technologie était un peu plus perfectionnée que prévu. Les croiseurs et destroyers situés sur les flancs furent pris pour cibles par quelques plates-formes lance-missiles, mais leur vitesse était telle qu’ils ne risquaient absolument rien. Beaucoup de mines consciencieusement disséminées. Énormément de matériaux AM flottant autour de Nasqueron, et un profil qui semblait accréditer la thèse de l’explosion simultanée de vingt vaisseaux huit jours plus tôt. Un grand champ de débris situé un peu plus loin était toujours en train de s’étendre, un peu comme si un navire de très grande taille avait été détruit récemment.
Ils croisèrent quelques engins ennemis, qui leur tirèrent dessus avec des lasers. Heureusement, personne ne fut touché. Le destroyer Bofors passa à mille kilomètres à peine d’un vaisseau aussi gros que lui, qu’il identifia et détruisit avec des rayons X surpuissants tirés depuis sa collerette de canons à modulation de phase, avant même que l’autre ait eu le temps de réagir.
Ils avaient traversé la moitié du système. Toujours trois échos de vaisseaux de grande taille. Alors qu’ils s’attendaient à en trouver des centaines.
Les quatre engins de queue évitèrent quelques missiles et s’occupèrent des cibles identifiées par leurs collègues. Ce faisant, ils eurent également le temps de braquer leurs senseurs longue distance dans la direction des faubourgs du système et au-delà, vers les Déconnectés, qu’ils voyaient pour la première fois de derrière et non pas de profil.
Des signatures de réacteurs. Des centaines de signatures. Presque un millier de vaisseaux rentraient à la maison en suivant une trajectoire légèrement oblique, qui leur avait permis de ne pas être repérés par la Grande Flotte six ou sept jours plus tôt.
Une demi-heure plus tard, la fête put commencer. L’escadron avancé avait presque traversé le système et freinait furieusement de façon à être de retour d’ici quelques dizaines de jours. Les quelques formations qui se situaient entre celui-ci et le gros de la flotte annulèrent leur passage à grande vitesse et décélérèrent au maximum, chacune à son propre rythme.
Tout indiquait qu’Ulubis était quasi libéré, que la flotte principale du Culte des Affamés était en train de rentrer précipitamment chez elle en empruntant sensiblement le même chemin qu’à l’aller. Même les trois gros vaisseaux restants accéléraient pour rattraper le reste de la flotte d’invasion. Quelques douzaines de signatures beaucoup plus modestes apparurent également, comme des engins de petite taille et plus légers suivaient l’exemple des trois monstres. Il resterait néanmoins un peu de nettoyage à faire. Des mines et autres munitions automatiques les occuperaient le temps de permettre à la flotte ennemie de disparaître, mais il n’y aurait pas de combats sérieux dans les limites du système, pas de mégabataille.
Ils avaient reçu l’ordre de reprendre Ulubis et de défendre leurs positions à tout prix. Un escadron rapide et limité à une dizaine de vaisseaux serait peut-être envoyé à la poursuite des fuyards en queue de peloton, histoire de les encourager à accélérer, toutefois, il n’y aurait pas de chasse massive, ni de bataille décisive. De fait, ils avaient déjà gagné, et il était hors de question de prendre le moindre risque de renverser la tendance.
Le commandement se félicitait de sa victoire. Couchée en position fœtale dans sa nacelle, Taince écoutait ses collègues, qui discutaient gaiement et exprimaient leur soulagement. Plusieurs officiers lui parlèrent, s’émerveillèrent de la façon dont ils avaient mis en fuite une flotte trois fois plus importante que la leur, regrettèrent – merde ! – de ne pas avoir eu l’occasion de passer à l’action comme les gars de l’escadron de tête, imaginèrent la façon dont les habitants d’Ulubis les accueilleraient – en héros, très certainement ! Elle s’évertua à répondre gentiment, avec un mélange de soulagement feint et de déception, sans doute volontaire de regretter de n’avoir pas pu se battre réellement.
— Vice-amiral ?
L’image de l’amiral Kisipt apparut devant elle, remplaçant automatiquement celle de ses camarades en train de se réjouir.
— Monsieur, dit-elle en tâchant d’évacuer de son esprit le sentiment désagréable qui s’y était installé.
— Vous devez être satisfaite. Nous n’aurons pas besoin de transformer votre système natal en champ de bataille.
— Bien sûr, monsieur. Nous devons néanmoins nous attendre à rencontrer des mines et autres pièges.
— Certes. C’est la raison pour laquelle je ne lèverai pas tout de suite l’état d’alerte générale, dit le vieux Voehn avant de faire une pause et de la considérer longuement, la tête penchée sur le côté. Anticiper ce qui aurait pu arriver à votre système a dû être très éprouvant pour vous, n’est-ce pas ?
— Je suppose que oui, monsieur.
Taince se demanda si son supérieur avait été alerté de son état de stress, et si cette conversation – cette évaluation – n’était pas la conséquence de sa faiblesse.
— Hum… D’après ce que nous pouvons en dire pour l’instant, Ulubis ne semble pas avoir beaucoup souffert. Vous serez très bientôt en mesure de vous détendre réellement. Nous aurons besoin de vos services pour entrer en contact avec les autorités locales et lors des cérémonies qui s’ensuivront, ajouta-t-il en souriant. Vous croyez pouvoir supporter tout cela ?
— Bien sûr, monsieur. Merci.
— Bien, dit l’amiral en faisant ostensiblement le tour des autres images affichées dans son champ de vision. Bon ! je ferais mieux de parler à quelques autres personnes, histoire de les calmer et de leur rappeler que le boulot n’est pas terminé.
— Monsieur.
L’image de l’amiral disparut. Taince décida de n’ouvrir aucune autre fenêtre, de fermer l’espace de communication interne et de basculer sur l’affichage tactique.
Que suis-je devenue ? pensa-t-elle en fixant les ténèbres de l’espace tactique, en regardant sans les voir les lignes de couleurs s’allonger, les coordonnées se modifier en temps réel, des groupes de vaisseaux fendre l’espace profond qui bordait le système Ulubis. Je voulais une bataille digne de ce nom. La mort, la destruction. Oui, je souhaitais qu’il y ait des morts et des destructions. Je voulais avoir l’occasion de mourir, de tuer, de mourir…
Elle fixa ce vide horrible, tandis que tout le monde se réjouissait autour d’elle.
Que suis-je devenue ?
Fassin s’impatientait, comme le Protreptic traversait les ceintures et les zones de Nasqueron, fonçait vers le voltigeur Sheumerith. Le vaisseau volait à présent dans un espace dégagé, entre deux couches gazeuses de la Bande A. Le navire voehn déchirait les nuages, fendait l’atmosphère en se maintenant juste en dessous des couches médianes. Quercer & Janath s’amusaient à piloter l’engin en mode manuel et à passer le plus près possible des Tiges Plongeantes. Évidemment, ce petit jeu s’accompagnait de cris tonitruants et enthousiastes, ainsi que d’occasionnelles collisions avec la matière molle, qui secouaient le vaisseau tout entier.
Fassin les laissa s’amuser tout seuls et flotta jusqu’à la salle où avaient eu lieu leur interrogatoire et le combat subséquent. Il jeta un regard circulaire à la pièce, examina les fauteuils munis d’entraves, les cicatrices et les brûlures sur le sol, le plafond et les murs, mais fut incapable de se rappeler quoi que ce soit. Il se sentait frustré, déprimé, même. Il entreprit de faire demi-tour, de flotter jusqu’au pont. Toutefois, il s’arrêta en chemin, décidant de visiter les appartements du commandant.
Ceux-ci étaient meublés et décorés de façon spartiate. Fassin suspectait les visiteurs enthousiastes de Quaibrai d’avoir escamoté quelques souvenirs. Sur le mur, un carré plus sombre marquait l’emplacement d’un objet disparu. Le Protreptic fut légèrement secoué. Un cri lointain lui parvint depuis le pont, situé à deux portes ouvertes et un couloir de là. Fassin frissonna. Une sensation de déjà-vu le frappa, un sentiment étrange, l’impression d’être en train de nager.
Je suis né sur une lune d’eau, pensa-t-il, conscient de citer quelque chose ou quelqu’un, mais incapable de dire quoi ou qui.
Une nouvelle secousse ébranla le vaisseau. Des gloussements haut perchés résonnèrent sur le pont.
Zéro.
— Hé ! Fassin ! lui envoyèrent Quercer & Janath. Il y a un appel pour vous. On vous le transmet ?
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Aucune idée.
— Une voix humaine et féminine. Attendez, nous allons nous renseigner.
Zéro, pensa Fassin. Zéro. Putain de réponse à la con.
— Elle dit s’appeler Aun Liss.
— Cela vous dit quelque chose ?
Le voltigeur Sheumerith, fine lame se découpant sur le ciel brun, n’abritait pas Valseir. Le Protreptic s’éloigna en frôlant de nouvelles Tiges Plongeantes et en promettant de revenir bientôt. Fassin pilota son gazonef entre des Habitants indifférents, suspendus sous le grand navire. Il cherchait un signe.
L’autre gazonef apparut enfin. Il était à deux mille mètres environ. Fassin fut repéré à son tour.
— Fassin ?
— Non, je suis une tête nucléaire. Et toi, qui es-tu ?
— Aun. Je vois que tu es armé.
Il avait pris une arme de poing dans un placard du vaisseau voehn, un arsenal épargné par les Habitants enthousiastes de Quaibrai. Quercer & Janath n’avaient rien trouvé à y redire. Au contraire, ils s’étaient même répandus en détails inutiles concernant les capacités et profils de toutes les armes disponibles, alors que lui cherchait juste quelque chose de robuste, simple et suffisamment puissant pour se défendre ou se tuer.
Au bout de son bras manipulateur valide, Fassin tenait un engin courtaud, une arme dissuasive baptisée BEF – basique et efficace – par les jumeaux.
Il se dirigea vers le gazonef en tenant ostensiblement l’arme chargée devant son bandeau de senseurs primaires.
— Oui, envoya-t-il. C’est un souvenir.
Il arriva à hauteur de l’autre machine. Celle-ci ressemblait beaucoup à la sienne, tout en étant en bien meilleur état, et était dressée à la verticale. Elle flottait dans une coupe protectrice formée par un hémisphère de diamant tracté par le voltigeur, tout près de l’extrémité de l’aile longue de dix kilomètres. Il nota avec circonspection – il ne parvint pas à s’en empêcher – que les places situées de part et d’autre du gazonef étaient occupées par deux Habitants de grande taille à l’air un peu trop jeune. En effet, seuls les plus âgés de leurs congénères songeaient habituellement à passer de longues périodes à méditer à très haute altitude. Les autres places les plus proches étaient inoccupées.
— Viens avec moi, lui envoya Aun en se collant à la paroi de diamant pour lui faire de la place.
Il se glissa derrière elle, quitta les courants hurlants pour cette bulle de gaz tranquille, où il eut un peu de mal à se stabiliser.
Ils se touchaient presque. La partie supérieure de la machine qui lui faisait face était en grande partie transparente et laissait apparaître une personne qui ressemblait effectivement beaucoup à Aun Liss. Elle était presque couchée dans son fauteuil d’accélération. Elle leva difficilement un bras pour lui faire signe. Sa grimace se mua bientôt en sourire lorsqu’elle posa les yeux sur lui. Fassin désopacifia ce qu’il pouvait de sa propre carapace, sachant néanmoins que le résultat ne serait pas parfait.
Il n’essaya pas de lui rendre son sourire.
— Tu crois que tu pourrais pointer ton machin dans une autre direction ? lui envoya-t-elle d’un air malicieux. Tiens, je crois bien que c’est la première fois que je te demande de…
— Non, répondit-il.
— … D’accord, envoya-t-elle, la mine assombrie. Contente de te revoir. Le voyage s’est bien passé ?
— Non. Ton engin est équipé de manipulateurs, je suppose. Tu sais t’en servir ?
— Oui. Je ne dirais pas que je suis une experte, mais…
Il se rapprocha davantage, ne s’arrêtant qu’à quelques centimètres du gazonef d’Aun.
— Parle-moi comme tu le faisais avant.
Elle fronça les sourcils, puis arbora un sourire incertain.
— Si tu veux, envoya-t-elle. Mais je risque d’avoir un peu de mal à…
Il la vit poser les yeux sur son avant-bras droit écrasé contre l’accoudoir de son fauteuil. Elle n’avait pas changé, et, pourtant, il n’était pas certain de la reconnaître. Elle avait les cheveux noirs, et non pas blonds, auburn ou blancs. Elle avait des bajoues à cause de la forte gravité et de sa position inconfortable. En fait, il était presque sûr qu’il s’agissait bien d’Aun. Toutefois, il était également prêt à la tuer si cela s’avérait nécessaire.
Le bras manipulateur se déplia lentement et maladroitement. Fassin écarta le sien pour lui faire de la place, tout en continuant de braquer l’arme sur elle. Les deux gros Habitants situés de part et d’autre n’avaient pas esquissé le moindre geste. Le bras toucha bientôt la carapace de son gazonef, et ses doigts se déplièrent doucement.
Elle ferma les yeux pour se concentrer. Les doigts mécaniques tapotèrent sur la peau abîmée et presque insensible du gazonef : … AL ( )… ALR ( ) ALRS ( ). Il la sentit s’énerver. Elle se concentra davantage, fronça les sourcils et lutta pour se faire obéir du bras manipulateur. Des larmes montèrent une nouvelle fois aux yeux de Fassin. Et pourtant, il se sentait toujours capable de la tuer ou de se tuer. De tuer n’importe qui.
… ALRS TJRS TARÉ ? parvint-elle à taper.
Elle ouvrit les yeux et eut un sourire satisfait, soulagé.
Il désactiva son arme.
Ils étaient tous les deux à l’abri de la bulle de diamant suspendue à l’aile fine du voltigeur.
— Non, nous n’y sommes pour rien. Nous ne sommes pas coupables. Les Affamés non plus, d’ailleurs, bien qu’ils soient les pires des assassins.
— Mais alors qui ?
— La Mercatoria, Fass. Ce sont eux qui ont tué les tiens.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
— Parce qu’ils ont découvert que le Sept Bantrabal avait gardé cette chose qui t’avait briefé. Ils étaient supposés la jeter hors du substrat dès la fin de la communication, mais ils ne l’ont pas fait. Ce n’était pas vraiment une IA, comme celle envoyée au Hierchon, mais elle était tout de même suffisamment élaborée pour être modifiée et améliorée. Voilà pourquoi. Les attaques que nous menions en compagnie des Affamés leur ont servi de couverture. Et même si la vérité éclatait un jour, cela ne ferait que démontrer à quel point ils prennent au sérieux leur position anti-IA.
Oui, cela n’était pas impossible. Le vieux Slovius avait toujours été à la recherche du petit plus qui aurait pu leur donner un avantage définitif sur les autres Septs. C’était la raison pour laquelle Bantrabal était parvenu à se hisser au-dessus de ses concurrents au fil des années. C’était plausible. C’était effectivement le genre de chose que le Sept pourrait faire sous l’impulsion de Slovius. Le vieillard faisait peu de cas de la Mercatoria.
— Comment sais-tu tout cela ? lui demanda-t-il.
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Il y a des espions, partout, Fass, finit-elle par dire, presque avec regret. Nous avons beaucoup d’amis.
— Je n’en doute pas.
La croyait-il ? Jusqu’à preuve du contraire, oui.
Les Dissidents savaient pour la Liste, pour l’Équation. Apparemment, ils étaient au courant depuis bien plus longtemps que lui. Comme à peu près tout le monde, en fait. Lui n’avait compris la nature de ce qu’il avait découvert lors de cette fouille passée que lorsque la projection de l’amiral Quile s’était adressée à l’ensemble de l’assemblée réunie dans le palais du Hierchon. À ce moment-là, les Dissidents avaient déjà envoyé une flotte dans le système Zateki, croyant – tout comme les Jelticks qui, les premiers, avaient déchiffré le contenu de sa découverte – que l’Équation s’y trouvait, avec le Second Vaisseau. Là-bas, ils avaient été accueillis par des Voehns peu commodes. En fait, la moitié de cette putain de galaxie s’était donné rendez-vous autour de Zateki pour chercher un navire qui n’était plus là-bas depuis longtemps. S’il y avait jamais été. Tout le monde savait, sauf lui.
— Si vous me l’aviez demandé, je me serais mis en quête de cette saloperie d’Équation il y a des siècles de cela. Si seulement vous m’en aviez parlé…
Elle le regarda longuement. Sur son visage, il lut de la tristesse, de la pitié, du regret ou peut-être du désespoir ? Il n’en était pas trop sûr.
— Alors ? envoya-t-il.
— Tu veux la vérité ?
— Rien que la vérité.
— Fassin…, commença-t-elle en secouant de nouveau la tête. Nous ne te faisions pas confiance.
Il la fixa sans rien dire.
Fassin lui dit ce qu’il avait découvert, ce qu’il pensait avoir compris. Elle ne le crut pas.
— Tu viens avec nous ?
— Pourquoi ? Je peux ?
— Bien sûr. Si tu le souhaites.
Il réfléchit quelques secondes.
— D’accord…, envoya-t-il. Mais je dois voir encore une personne.
Lorsque le visiteur arriva, Setstyin était en train de prendre un bain. Pas désagréable, cette nouvelle mode. Son serviteur lui annonça que le Voyant Fassin Taak souhaitait le voir. Setstyin fut surpris et ravi. Il avait hâte de lui parler, et c’était un sentiment délicieux.
— Dites au Voyant Taak que je serai très heureux de le recevoir, et demandez-lui de m’attendre dans la bibliothèque supérieure. Faites votre possible pour lui être agréable. Je serai à lui dans dix minutes.
— Fassin ! Comme c’est bon de vous revoir enfin ! Si vous saviez ! Nous pensions… Nous croyions réellement que le pire vous était arrivé. Où étiez-vous donc passé ?
Fassin ne savait pas trop quoi répondre.
— Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas.
Le gazonef flottait au milieu de la bibliothèque. L’espace circulaire était encombré de piles de cristal. La lumière venait du plafond transparent et d’une large porte qui donnait sur un balcon dépourvu de balustrade.
La maison de Setstyin se situait dans la ville d’Aowne, à mi-hauteur, dans la zone équatoriale. De gros nuages orange foncé et jaunes défilaient devant l’ouverture.
— Vraiment ? demanda l’Habitant. Essayez quand même. Si je puis faire quelque chose pour vous, surtout, n’hésitez pas. Venez, asseyons-nous.
Ils s’installèrent dans deux fauteuils enfoncés dans le sol, séparés par une table basse, tout près d’un bureau massif et impressionnant.
— Eh bien, disons que j’ai une très longue histoire à vous raconter.
— Ce sont celles que je préfère ! s’exclama Setstyin en arrangeant autour de lui les volants de sa robe ample.
Fassin se tut un long moment, comme pour rassembler ses souvenirs. Il avait l’air moins enthousiaste, plus lent que lors de leur dernière rencontre, pensa l’Habitant.
Fassin raconta au Suhrl une partie des aventures qu’il avait vécues depuis qu’ils s’étaient vus à bord du Protecteur planétaire (Supposé) Isaut. Il lui en dit également un peu plus sur ses activités avant cette rencontre, s’excusant d’hésiter parfois, de ne plus se rappeler les détails ; il avait traversé beaucoup d’épreuves dernièrement, et certains souvenirs avaient du mal à remonter à la surface. Il ne lui dit pas précisément quel était l’objet de sa quête, et ne fut pas en mesure de lui raconter l’attaque des Voehns, mais il lui livra autant de détails que possible.
— Je ne comprends pas, dit l’Habitant. Vous dites que vous… que vous êtes allé dans d’autres systèmes solaires ? De l’autre côté de la galaxie ? Je… Je ne…
— J’ai moi-même été pour le moins surpris. J’ai pratiqué toutes sortes de tests pour vérifier et je puis vous assurer que les jumeaux capitaines ne m’ont pas menti.
— On peut faire des choses incroyables en matière de réalité virtuelle, vous savez, fit remarquer Setstyin, un peu gêné.
— Je sais. Toutefois, ce que j’ai vécu était soit la réalité, soit une expérience infiniment plus réaliste que n’importe quelle RV.
L’Habitant ne dit rien pendant quelques secondes.
— Comment dire – surtout ne le prenez pas mal –, vous semblez avoir beaucoup souffert, Fass, reprit-il en examinant les diverses cicatrices et égratignures accumulées par le gazonef ces derniers mois.
Le bras manipulateur gauche pendillait mollement, légèrement tordu, le long de son flanc. Fassin avait presque honte de l’apparence de son appareil, comme s’il s’était présenté dans la bibliothèque d’un gentilhomme riche et raffiné vêtu de haillons crasseux.
— Oui, acquiesça-t-il. Je ne vous mentirai pas en disant que ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Celle du gazonef a souffert, elle aussi, et mon cerveau n’est plus aussi rapide qu’avant. Toutefois, dit-il en riant, je sais ce que j’ai vu, senti, entendu et goûté. D’une côte rocheuse, j’ai pu admirer un océan d’eau salée qui déferlait et déferlait encore. J’ai vu tout cela, Setstyin. J’y étais.
L’Habitant agita ses organes sensoriels et eut un rapide mouvement de va-et-vient vertical, équivalent nasquéronien du soupir.
— Je suis certain que vous croyez réellement avoir vécu cette expérience, Fassin. Par ailleurs, j’aurais spontanément envie de vous croire. Néanmoins, nombreux seraient ceux à ne pas se montrer aussi indulgents que moi. Il serait donc préférable de ne pas trop ébruiter cette affaire pour l’instant.
— Vous devez avoir raison.
— Et… Je veux dire… Si ce réseau de trous de ver secrets existe, pourquoi vous l’avoir montré à vous, pourquoi vous avoir conduit de l’autre côté de la galaxie ou n’importe où en dehors de notre système ?
— Afin de démontrer la réalité de ce mythe. Certaines personnes, certains Habitants pensent que l’époque est venue de faire évoluer cette société. Ils ne savent pas forcément tout, mais ils souhaitent que la réalité soit enfin révélée à tous. Personne ne veut prendre la responsabilité de tout dire à un non-Habitant, alors on a fait en sorte de pousser un péquenaud dans la bonne direction. Et ce péquenaud, eh bien, c’est moi. Le péquenaud numéro un.
— Et ce… capitaine voyageur ? De qui s’agit-il, au juste ?
— Ce sont des jumeaux.
— Oui, ils le sont souvent. En revanche, je ne pensais pas qu’ils voyageaient si loin. Quel est son… Enfin, je veux dire, comment s’appellent-ils ?
— Excusez-moi, mais je ne trahirai pas leur confiance.
— Bien sûr, bien sûr, dit Setstyin, pensif. S’il existe un… un trou de ver près de Nasqueron, à qui appartient-il ? Qui le contrôle ? Et puis, où se situe-t-il, exactement ? Sont-ils gros et visibles, ces portails ?
— Ils peuvent être très petits. Toutefois, je vois où vous voulez en venir. Les gens auraient dû le remarquer depuis le temps.
— Eh bien, oui.
— Je suppose qu’il doit être contrôlé et dirigé par un club, une fraternité ou un genre d’organisation, comme celle qui s’occupe de la défense planétaire.
— Hum… En effet, ce serait la moindre des choses.
— C’est pour cela que je suis venu vous voir, Setstyin. Je me disais que, peut-être, vous en aviez entendu parler, que vous connaissiez ces Habitants qui contrôlent les portails.
— Moi ? s’exclama Setstyin, surpris, presque choqué. Non, vraiment. Je ne m’intéresse pas du tout à ce type d’activité. Quoique, c’est tout de même quelque chose ! Je veux dire, si nous apprenions l’existence d’un portail tout près d’ici… Ce serait énorme, non ?
— Il existe des histoires, des mythes concernant tout un réseau de trous de ver.
— La Liste des Habitants ? demanda Setstyin en le regardant fixement. C’est elle que vous cherchez depuis le début ?
— Non, j’étais à la recherche de l’Équation censée permettre de la déchiffrer.
— Vous l’avez trouvée ?
Fassin ne dit rien pendant un long moment. Puis il jeta ostensiblement un regard circulaire sur la bibliothèque.
— Cet endroit est-il sûr ? demanda-t-il. Je veux dire, les murs n’ont pas d’oreilles ?
— Je le crois, oui, répondit l’Habitant. Pourquoi ?
— Je préférerais que nous communiquions par signaux. Cela ne vous dérange pas ? C’est devenu très difficile pour moi, mais ce serait tout de même plus sûr.
— Comme vous voudrez.
— Je crois que j’ai trouvé l’Équation, envoya l’homme avec circonspection.
— Vraiment ?
— … Vraiment.
— Ne m’en voulez pas, mais j’ai du mal à vous croire.
— C’est naturel.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Sur le corps de cet Habitant mort, à bord du vaisseau sépulcral des Ythyns, à l’autre bout de la galaxie.
— Ah !… Et que faisait-elle là-bas ?
— Elle était dans une sorte de coffre-fort.
— Qui l’y avait mise ?
— Je l’ignore.
— Et cette Équation, il s’agissait vraiment d’une…
— D’une équation ? Oui.
— Comme en mathématiques ?
— En effet. Elle ressemblait plutôt à ce que nombre de personnes avaient imaginé, à savoir à un code et à une sorte de fréquence d’émission, mais en fait, il ne s’agissait que d’une simple équation…
— Supposée débloquer la Liste ?
— Apparemment.
— Hum… Mais ?
— Eh bien, j’ai résolu l’Équation et…
— Et ?
— Zéro. L’Équation n’était qu’une vaste blague mathématique.
Il accompagna cette réflexion d’un rire sec. Setstyin partagea son amusement :
— Je vois. Néanmoins, l’on peut dire, d’une certaine manière, que vous avez accompli votre mission. Même si vous n’avez pas exactement découvert ce que tout le monde espérait.
— C’était justement ce que j’étais en train de me dire.
— Au moins, cela vous a permis d’échapper aux affres de l’invasion et aux souffrances endurées par les vôtres. J’ai suivi les événements de loin, et force m’est d’admettre que tout cela était, et est toujours, très inquiétant. D’autant que nous sommes touchés, nous aussi. Hier, il y a eu des explosions autour de Nasqueron. Peut-être les avez-vous vues, d’ailleurs ?
— En effet. Toutefois, des rumeurs persistantes semblent indiquer que les envahisseurs sont en train de plier bagage.
— Peut-être bien grâce à notre défense planétaire. Comme d’habitude, ils ont tout nié en bloc, évidemment. Malheureusement, même si j’en savais davantage, je ne serais pas autorisé à vous révéler quoi que ce soit. Je suis sûr que vous comprendrez.
— Bien évidemment. Donc, reprit Fassin, vous n’avez jamais entendu parler de ce réseau de trous de ver ? Vous avez tellement de relations… Je me disais que…
— Désolé, mais je n’en sais pas plus que vous, Fassin. Il n’est pas impossible qu’un petit groupe d’Habitants ait le contrôle d’une telle organisation, même si, je vous l’avoue en toute franchise, cela me semble très improbable.
— Je comprends…, envoya Fassin.
Un silence gêné s’installa.
— Oui ? l’encouragea Setstyin.
— En fait, je n’y avais pas pensé, mais…
— Pensé à quoi ? Que voulez-vous dire ?
— Et si, après tout, il ne s’agissait pas d’une blague ?
— Pas une blague ? Mais vous avez dit vous-même que le résultat était zéro. Zéro ! À quoi pourrait bien servir un zéro ?
— Vous voyez, commença Fassin en se rapprochant davantage du siège de Setstyin, j’étais aussi sceptique que vous. À quoi pouvait bien servir cette équation ? C’était ce que je me disais. Quelle pouvait être son utilité ? Un code, une fréquence ? Oui, cela semblait plausible. Les portails auraient pu être dissimulés en des endroits très précis, introuvables autrement. Un code secret aurait pu servir à les activer. Mais pourquoi une équation ? Et je ne parle même pas de son résultat…
— Pour le moment, je suis votre raisonnement. Je ne comprends pas grand-chose, mais je vous suis.
— Et puis, lorsque nous nous dirigions vers ces portails, le vaisseau effectuait systématiquement tout un ensemble de boucles et de spirales complètement folles et absurdes. Je veux bien admettre la nécessité de me couper du monde extérieur ; en revanche, je cherche toujours à comprendre l’utilité de ces trajectoires chaotiques.
— Hum, oui, à bord du vaisseau. Je vois.
— Sans compter que toutes vos sociétés semblent constituer une seule et même civilisation.
— Je ne suis plus certain de vous suivre.
— Sans oublier votre technologie, toujours mystérieuse pour nous.
— Nous sommes ainsi faits, Fassin. Il n’y a pas d’autre explication. Vos interrogations commencent vraiment à m’embrouiller l’esprit. J’en perds littéralement l’équilibre.
— Si l’Équation dit vrai, cela signifie que les ajustements nécessaires pour obtenir les coordonnées d’un portail à partir d’une des entrées de la Liste sont équivalents à…
Fassin tendit son bras manipulateur valide, comme pour inviter l’Habitant à terminer la phrase à sa place, mais celui-ci se contenta d’agiter ses organes sensoriels, qui avaient d’ailleurs pris une couleur étrange.
— Je suis désolé, Fassin, mais je crois que je ne me sens pas très bien.
— À rien ! envoya Fassin. À zéro ajustement !
— Vous êtes sûr ? Vous croyez ? C’est fascinant.
— Et la Liste, hein ? Que contient-elle, cette Liste ?
Une fois de plus, il attendit en vain que l’Habitant réponde à sa place.
— Elle nous donne les coordonnées des géantes gazeuses colonisées par les Habitants ! ajouta-t-il d’un ton joyeux et triomphant.
— Je vois. Je ne me sens vraiment pas bien. Vous permettez que je… ?
Setstyin quitta son fauteuil en vacillant légèrement, puis passa derrière son bureau. Il ouvrit quelques tiroirs, puis regarda furtivement Fassin.
— Continuez, continuez, dit-il à voix haute. Je cherche juste quelques médicaments.
Tout en faisant semblant de fouiller, l’Habitant envoya un message à son serviteur, en prenant bien soin de cacher son puits émetteur sous le bureau, hors de portée de l’humain et de son gazonef.
— M. Taak était-il armé ? demanda-t-il.
Après un moment, le serviteur répondit :
— Non, monsieur. Naturellement, la maison l’a scanné automatiquement. À part son bras manipulateur, il n’a rien sur lui.
— Parfait. Ce sera tout.
La pointe du gazonef pivota en direction de l’hôte de la maison.
— En fait, la Liste se suffit à elle-même, reprit Fassin. L’Équation est inutile. Les coordonnées des planètes, voilà ce qu’il nous faut.
— Vraiment ? Comment est-ce possible ?
Le gazonef s’éleva dans les airs au-dessus du siège.
— Eh bien, oui, les portails se situent forcément dans les limites de vos géantes gazeuses, précisa calmement Fassin.
L’Habitant se figea et ouvrit un dernier tiroir.
— C’est ridicule, dit-il tout haut.
— Oui, je suis même certain qu’ils se trouvent au centre de chaque planète. Car il y en a assurément un sur chacune de vos colonies. Combien y en avait-il à l’époque où la Liste a été rédigée ? Deux millions ? Mais c’était il y a très longtemps. Sans compter qu’à l’époque déjà il s’agissait d’un document historique. Je ne serais pas surpris d’apprendre que toutes les planètes colonisées par les Habitants sont connectées entre elles.
— Je suis navré, Fassin, dit Setstyin. Même un enfant ne croirait pas à votre histoire. Tout le monde sait que les portails ne peuvent être maintenus que dans des régions neutres, libres de toute gravité.
— Ah ! c’est là que cela devient intéressant, car, justement, la gravité est nulle au centre d’une planète ou de n’importe quel objet flottant dans le vide – soleil, rocher, géante gazeuse ou autres. Les forces s’annulent. C’est un peu comme être en orbite autour d’une planète et ne rien peser. Évidemment, la difficulté principale consiste à maintenir un espace ouvert au cœur d’une planète ou d’un soleil. La pression est colossale, presque inimaginable, surtout sur une géante de la taille de Nasq, toutefois, ce n’est qu’une question de technologie. Eh ! vous avez quand même eu dix milliards d’années pour perfectionner la vôtre. Vous étiez déjà capables d’accomplir tout ce qui était autorisé par les lois de la physique alors que la galaxie n’avait que le quart de son âge actuel.
» Vous auriez tort de laisser vos portails au vu et au su de tout le monde, de les rendre vulnérables. Là, vous n’avez même pas besoin de quitter votre planète pour les utiliser. Vous n’avez qu’à vous faufiler dans un puits bien caché et foncer vers le centre du monde. Peut-être ces puits se situent-ils au niveau des pôles ? Ce serait la solution la plus évidente. Et lorsqu’il vous arrive de transporter un non-initié dans un de vos vaisseaux, il vous suffit de le désorienter en suivant une trajectoire complètement improbable et d’alimenter les moniteurs avec des images enregistrées dans l’espace. Ainsi l’infortuné passager est-il incapable de comprendre qu’il s’enfonce dans les profondeurs de la planète et ne s’élève pas vers les étoiles.
— Ah ! voilà…, dit Setstyin en brandissant une arme de poing massive.
Soudain parfaitement calme, il visa et tira sans laisser au gazonef le loisir de réagir.
Les rayons déchirèrent l’engin en pointe de flèche, le traversèrent, l’envoyèrent valdinguer contre une pile de cristaux, puis le firent tournoyer encore et encore, comme Setstyin continuait de tirer, déversait ses rayons et répandait des débris dans toute la bibliothèque. Des esquilles volèrent en tous sens, transpercèrent les piles scintillantes, brisant les ouvrages, réduisant leurs pages en poudre. Ce qui restait du gazonef heurta la grande baie vitrée, qui explosa littéralement comme si elle était faite de sucre candi. L’Habitant cessa le feu.
Les débris retombèrent doucement en crépitant. Les volutes de fumée qui s’en élevaient s’échappèrent de la salle par la vitre brisée.
Le gros Habitant approcha avec circonspection de la terrasse en pointant le canon de son arme sur la carcasse fumante du gazonef.
— Monsieur ? appela le serviteur par l’intercom de la maison. Monsieur, vous allez bien ? Je crois avoir entendu…
— Je vais pour le mieux, le coupa Setstyin sans lâcher du regard l’appareil humain. J’aurai bientôt besoin de vous pour faire un peu de nettoyage, mais je vais très bien. Laissez-moi, maintenant.
— Bien, monsieur.
Une brise chaude faisait onduler la robe de Setstyin, qui flottait désormais juste au-dessus du gazonef enflammé. L’Habitant fouilla l’appareil détruit avec le canon de son arme. Il souleva la coque supérieure et la mit de côté.
Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Salaud ! hurla-t-il en se précipitant à l’intérieur et en fonçant vers son bureau. Bureau ! CommSec ! Tout de suite !
Aun Liss examina l’homme, qui assistait à l’anéantissement de son vaisseau, de sa seconde peau.
Fassin sursauta en faisant la grimace, comme s’il avait réellement mal.
Elle se dit qu’il n’avait pas l’air d’être au mieux de sa forme. Sous le tissu de sa combinaison d’emprunt, son corps semblait maigrichon, et il tremblait continuellement. Son visage avait beaucoup vieilli. Il était marqué, avait les traits tirés, les yeux enfoncés, cernés. Ses cheveux, fins et emmêlés, avaient blanchi pendant son séjour à l’intérieur du gazonef. Ses yeux, le pavillon de ses oreilles, ses narines et les coins de sa bouche étaient rouges d’avoir été tirés précipitamment du gel protecteur et de ne plus être emplis de fluide respiratoire.
Il se retourna vers elle. Elle fut heureuse de voir malgré tout une étincelle dans ses yeux.
— Alors. Tu crois toujours que je suis fou ? demanda-t-il.
Elle sourit.
— Un peu.
Ils étaient installés à bord du vaisseau de choc Ecophobian, un navire de guerre de taille moyenne stationné à une demi-seconde-lumière de Nasqueron. Il était relié au gazonef endommagé via un satellite gros comme un globe oculaire, qui orbitait aux coordonnées exactes calculées la veille par Fassin depuis sa plate-forme de Quaibrai.
C’était presque incroyable, mais ils recevaient toujours les données télémétriques du gazonef, moins le contenu sensoriel. La machine avait été consciencieusement détruite.
Un moniteur auxiliaire affichait une image figée, la dernière transmise par l’engin : Setstyin pointant une arme massive droit sur la caméra. Au bout du canon de celle-ci, une flamme avait commencé à éclore. Fassin désigna l’image du menton.
— Je précise, à toutes fins utiles, qu’il n’est pas dans l’habitude des Habitants de recevoir les visiteurs de cette manière.
— Je m’en doutais. Peut-être était-ce la seule solution pour te faire taire ?
— Je suis sérieux, Aun.
— Ah bon ? Alors, que doit-on dire de cet Habitant et de son flingue énorme ?
— Aun…, dit Fassin avec lassitude. Tu me crois ?
Elle hésita, haussa les épaules.
— Disons que je suis un peu de l’avis de l’ami qui vient d’essayer de te descendre : je crois que tu crois.
La télémétrie du gazonef cessa de leur parvenir.
L’officier chargé des satellites se pencha sur son poste de travail, manipula divers hologrammes.
— Le gazonef continue d’émettre, dit-elle. En revanche, notre satellite est mort. Du bon boulot, très rapide.
— Accrochez-vous à vos chapeaux, dit le capitaine. Et restez bien à vos places.
Ils furent plaqués contre leurs dossiers, littéralement écrasés, comme le vaisseau prenait de la vitesse. Les pilotes laissèrent tomber les commandes manuelles, leur préférant les manettes à induction. Le pont sphérique s’inclina tout entier pour minimiser les effets de l’accélération. De fait, les thorax étaient mis à rude épreuve.
— Vous étiez sérieux, monsieur Taak ? demanda le capitaine en forçant sur sa voix pour se faire entendre par-dessus le bruit des réacteurs.
— Ouais, parvint à articuler Fassin.
— Il existerait un réseau de trous de ver secrets, qui relierait toutes les… les géantes gazeuses, c’est bien cela ?
Fassin inspira aussi profondément que possible.
— C’est bien cela, articula-t-il avant de reprendre sa respiration. Vous avez transmis tout ce que le gazonef nous a envoyé à… votre commandement central ?
Le capitaine eut un rire sec.
— Oui, oui. Tel quel, sans y toucher.
— Merde, dit l’officier chargé de la défense du vaisseau. On est pris pour cible. C’est très rapide ! lança-t-il dans un souffle. On ne pourra pas lui échapper. Plus que quatorze minutes !
— Tirez toutes nos munitions, ordonna le capitaine d’un ton cassant. Préparez la Séparation. Nous allons prendre le risque de nous laisser dériver. En espérant que l’Impavide soit dans les parages…
— Il est préférable de présenter le flanc du navire à l’ennemi avant la Séparation, conseilla l’officier tacticien. Autrement, nous risquerions d’être touchés par des débris.
— Ainsi soit-il ! Dommage, ajouta le capitaine d’une voix pensive. Je l’aimais bien, ce vaisseau.
Le navire vira brutalement de bord. Fassin perdit connaissance et ne vit rien de la Séparation.
La navette rapide Impavide récupéra la sphère de commandement trois jours plus tard.
— Taince, dit Saluus Kehar le sourire aux lèvres. Eh ! cela me fait vraiment plaisir de te revoir.
Il vint à sa rencontre et la prit dans ses bras.
Taince était parvenue à feindre un sourire. Elle avait choisi de coincer entre son coude et son flanc le calot démodé qui accompagnait son uniforme. Ainsi, elle avait une bonne excuse pour ne pas lui rendre son étreinte enthousiaste. Sal ne parut rien remarquer. Il fit un pas en arrière pour la regarder.
— Cela fait un bout de temps, Taince. Content que tu sois de retour parmi nous.
— Et moi donc.
Ils étaient dans un hangar de la station Axe7, qui orbitait autour de ’glantine. L’installation en forme de triple roue abritait la sécurité de la Garde. Saluus y était retenu depuis deux mois, tandis que les autorités se demandaient si elles devaient ou non croire à la thèse de l’enlèvement.
Il avait subi de bonne grâce des dizaines de scans du cerveau, soit bien plus qu’il n’en fallait pour faire la lumière sur les événements. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un cas ordinaire. En effet, Saluus avait des relations et des amis très haut placés, qui ne demandaient qu’à l’aider en chuchotant quelques mots discrets à des oreilles par trop réceptives. Sans compter que Sal était suffisamment riche pour s’offrir tous les gadgets imaginables – c’était du moins ce qui se disait dans son dos. Et puis, il y avait les Affamés, qui pouvaient très bien lui avoir implanté de faux souvenirs. Quoi qu’il en soit, il s’était dit tellement de choses, tant de rumeurs avaient circulé au moment de sa disparition, que les autorités ne pouvaient tout simplement pas le laisser partir comme cela.
Quand la rumeur s’était répandue que Saluus avait rejoint l’ennemi de son propre chef, les grèves s’étaient multipliées dans ses usines, et sa famille ainsi que ses propriétés avaient fait l’objet d’attaques en tout genre. Même les représentants locaux de la Mercatoria s’en étaient donné à cœur joie, heureux qu’ils étaient de pouvoir enfin passer leurs nerfs sur quelqu’un. Ceux qui se disaient ses amis et qui, auparavant, ne manquaient jamais une occasion de se faire inviter dans une de ses nombreuses demeures s’étaient sentis obligés, avaient estimé qu’il était de leur devoir de lui cracher dessus, de dénoncer le plus vigoureusement possible sa perfidie. Leur avenir et leur carrière étaient certes en jeu. Les immondices proférées sur son compte constituaient une véritable encyclopédie du mépris, un dictionnaire de l’insulte. Finalement, on le garda enfermé afin d’assurer sa sécurité avant tout.
Les Affamés finirent par décamper devant l’arrivée de la Grande Flotte. Comme la population d’Ulubis était partagée entre l’euphorie et le soulagement, il devint possible d’annoncer que Sal était reconnu innocent. Viendrait bientôt le moment de sa libération. La plupart de ceux qui avaient déversé leur bile sur lui quand il était en prison choisirent de faire marche arrière. Néanmoins, tout le monde était d’accord pour dire que son retour à la vie publique ainsi que sa réhabilitation devraient se dérouler graduellement et non pas d’un seul coup.
Taince s’était portée volontaire pour raccompagner Sal chez lui, sur ’glantine – en fait, elle n’avait pas laissé le choix à ses supérieurs.
Un commandant de la Garde lui fit signer le formulaire de libération.
Sal la regarda écrire son nom sur l’ardoise graphique.
— Vous vous rendez compte que vous êtes en train de me libérer, vice-amiral ? demanda-t-il.
Il était souriant, portait ses propres vêtements, avait l’air en forme, mince.
— Je suis heureuse de pouvoir le faire en personne, répondit-elle avant de se retourner vers l’officier. Ce sera tout, commandant ?
— Oui, madame. Vous êtes libre de partir, monsieur Kehar.
— Merci pour tout, docteur, dit Saluus en serrant vigoureusement la main de l’homme.
— Ce fut un plaisir, monsieur.
— Vêtements, effets personnels ? demanda Taince en regardant les mains vides de Sal.
— Je suis arrivé sans rien, je repars sans rien, répondit celui-ci en secouant la tête et en souriant. Pas de bagages.
— À ton âge, c’est très impressionnant, remarqua-t-elle, la tête penchée sur le côté.
Ils marchèrent jusqu’au canot posé sur le sol incurvé du hangar.
— J’apprécie ce que tu fais pour moi, Taince. J’apprécie vraiment. Tu n’étais pas obligée, mais tu l’as fait quand même.
Elle sourit. Le regard de Sal fut attiré par son insigne.
— Au fait, je peux t’appeler Taince ? Je veux dire, si tu préfères, je peux t’appeler vice-amiral…
— Non. Taince, c’est parfait. Après toi.
Elle lui fit signe d’entrer dans l’appareil biplace. Sal s’assit dans le fauteuil avant, situé plus bas que le poste de pilotage arrière. Elle s’installa à son tour, passa un collier de commande souple et vérifia les systèmes. Les contrôleurs de la station les autorisaient à partir tout de suite.
— Tu as un nouveau statut, il me semble. Officier de liaison en chef ? demanda-t-il par-dessus son épaule, comme l’appareil entrait dans un sas de grande taille.
— Oui. C’est un peu pompeux, mais, en réalité, mon rôle consistera principalement à me rendre à des cérémonies, répondit-elle tandis que les portes se refermaient et que l’éclairage se tamisait. Réceptions, dîners, tournées, discours. Enfin, tu vois, ce genre de trucs.
— On dirait que cela ne t’emballe pas plus que cela.
— Il faut bien que quelqu’un s’en charge. Et comme je suis ici chez moi…
Les pompes se mirent en action. Un bourdonnement et un sifflement d’air emplirent le cockpit de l’appareil. Puis il n’y eut plus qu’un bruit sourd, filtré par les parois du canot.
— Mais, bon ! il n’y aura plus de vrais combats, reprit-elle. Juste un peu de nettoyage. Je ne raterai pas grand-chose.
— Des nouvelles de Fassin ? Aux dernières nouvelles, il serait vivant. Si tu vois ce que je veux dire.
Les portes externes du sas s’ouvrirent sur le vide et la face argent et fauve de ’glantine.
— Attends, laisse-moi juste une ou deux minutes, s’il te plaît. Cela fait un bout de temps que je n’ai pas…
— Pas de problème. Nous ne sommes pas pressés.
Le canot longea lentement la paroi du sas, alluma ses moteurs, vira très doucement en expulsant un mince filet de gaz, puis prit la direction de la sortie.
— Oui. Fassin, dit Taince. Eh bien, ils sont toujours à sa recherche.
— J’ai entendu qu’on l’avait perdu sur Nasqueron, mais qu’il était réapparu.
— Oui, il y a des rumeurs. Comme d’habitude. D’aucuns disent qu’il a sillonné Nasqueron de long en large durant les six derniers mois, d’autres affirment qu’il a passé tout ce temps dans le nuage d’Oort. Et je te passe les trucs les plus débiles. On l’a déclaré mort au moins trois fois. Quoi qu’il en soit, il n’est toujours pas revenu pour nous donner sa version des faits.
Taince fit pivoter le canot et pointa son nez vers l’espace.
— Tu crois qu’il est mort ? demanda Sal.
— Disons que je trouve bizarre qu’il ne se soit pas encore manifesté.
Ils rencontrèrent l’atmosphère peu de temps après. Pressés contre le dossier de leur fauteuil, ils virent la verrière s’embraser, devenir rouge cerise, puis se refroidir, comme l’appareil transperçait en sifflant une fine couche nuageuse, puis survolait déserts, mers peu profondes, collines, escarpements, lacs et montagnes basses.
— Tu me fais une petite visite guidée, Taince ?
Elle eut un rire sec.
— Je suppose qu’au fond je suis une sentimentale.
— Cela fait du bien de revoir ces vieux endroits, dit-il en se penchant sur le côté pour regarder le paysage. Dis-moi, c’est Pirri, en bas ?
Elle regarda à son tour, vérifia leurs coordonnées.
— Oui, c’est bien Pirrintipiti.
— Apparemment, rien n’a changé. Ou alors est-elle un peu plus étendue ?
— Cela fait longtemps que tu n’es pas rentré à la maison, Sal ?
— Beaucoup trop longtemps. Ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais tu sais ce que c’est… Oui, cela fait bien dix, douze ans. Peut-être même plus. Une éternité, quoi.
Ils survolaient le bord du plateau polaire recouvert de glace, transperçaient les ténèbres de ce coucher de soleil perpétuel. Les étoiles avaient fait leur réapparition au-dessus de leurs têtes.
Elle le vit regarder en l’air et autour de lui.
— On en arriverait presque à oublier à quel point c’est beau, pas vrai ? dit-il.
— Effectivement. Il est si facile d’oublier.
Le ciel perdit progressivement sa teinte rouge. La verrière se fit alors plus sensible, magnifia la lumière naturelle, mit en évidence le Grand Désert du Nord, les longues bandes de sable coloré parsemées de rochers pareils à des fantômes argentés qui grossissaient à vue d’œil.
— Ah !…, fit-il calmement.
Elle appuya sur quelques icônes, et la verrière s’assombrit.
— Je me disais qu’on pourrait faire un petit détour, dit-elle. J’espère que cela ne te dérange pas.
— En souvenir du bon vieux temps, chuchota-t-il, pensif, presque résigné. Pourquoi pas ?
Taince vérifia une nouvelle fois la navigation, modifia légèrement leur trajectoire et réduisit leur vitesse. Une icône clignotait violemment sur un de ses moniteurs, qu’elle s’empressa d’éteindre.
— Je ne suis pas revenu ici depuis cette fameuse nuit, dit Sal.
Il y avait de la tristesse et de l’amertume dans sa voix. Ou peut-être pas.
La carcasse du vaisseau géant apparut devant, un peu sur la droite. Taince vira de bord et entama une courbe d’approche. Le regard de son passager se perdit dans le désert, soixante-dix mètres plus bas.
— Waouh ! Ça va beaucoup plus vite que la navette que j’avais empruntée à mon père.
— Il sort de tes usines, lui fit-elle remarquer.
— Ce petit machin ? demanda-t-il en éclatant de rire. J’ignorais que nous fabriquions des engins si minuscules.
— C’est un vieux modèle.
— Alors, il date de l’époque de papa. Il y a plus d’argent à se faire dans les gros appareils.
Ils longèrent la coque massive et sombre, dont les côtes mises à nu pointaient vers les cieux.
— Waouh ! cria Sal de plus belle, comme le mur noir défilait devant ses yeux à vingt mètres de distance à peine.
Taince monta en chandelle, exécuta des boucles et des tonneaux, avant de longer une nouvelle fois la coque, mais, cette fois-ci, en la rasant littéralement.
— Waouh-ouh ! hurla Sal en voyant que Taince prenait de plus en plus de risques. Meeeerde ! Oh ! Ah ! fit-il, la tête en bas.
Jusqu’au dernier moment, elle ne fut pas certaine de vouloir aller jusqu’au bout. Après tout, elle ne savait pas vraiment ce qui s’était passé ce jour-là. Elle n’était sûre de rien. Peut-être même s’était-elle trompée sur toute la ligne. Nombreux étaient les exemples de personnes qui avaient rendu elles-mêmes une justice trop expéditive. N’était-ce d’ailleurs pas le rôle de la loi ? Empêcher que des innocents payent pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis ? N’était-ce pas l’un des piliers de toute civilisation ?
Et pourtant. Elle savait. Elle en était presque certaine. Son tour était venu. Et même si elle s’était trompée, Sal n’était pas blanc comme neige. Ce ne serait pas comme tuer un enfant ou une jeune femme avec sa vie devant elle. Il s’agissait certes d’ôter la vie, toutefois, il y avait autant de degrés dans ces affaires-là que de cercles en enfer. Et puis, honnêtement, qu’elle ait tort ou raison, la vérité lui resterait à jamais cachée.
C’était à elle de jouer. De cela, elle était certaine.
Elle s’attendait à verser quelques larmes, mais ce ne fut pas le cas. Comme il était étrange de ne pas se connaître, après tant d’années, d’être incapable de prévoir la façon dont on allait réagir dans des circonstances si extrêmes.
Et quoi d’autre ? Elle avait pensé tout lui dire dans les yeux, ramener ces souvenirs douloureux à sa mémoire. Elle l’avait imaginé s’emportant, la suppliant ou lui criant dessus. Elle avait beaucoup répété cette scène au fil des années, des décennies et des siècles. Elle l’avait jouée et rejouée, tenant son rôle et le sien, imaginant ce qu’il dirait, la façon dont il tenterait de tout expliquer, de la persuader qu’elle était folle, qu’elle n’avait rien compris.
Finalement, elle fut lassée de ce petit jeu. Elle avait déjà tout entendu tant de fois.
Elle n’avait que des preuves indirectes, une intuition, et, pourtant, elle prendrait quand même la vie de cet homme. Lui donner une chance de faire appel ? Le prévenir ?
Pour quoi faire ?
L’éclat glacé du désert et les ténèbres impénétrables du vaisseau bondirent à leur rencontre.
— Merde, Tain… !
Sal aurait pu tenter de s’éjecter – c’était le seul système qu’elle ne pouvait pas désactiver depuis son poste de contrôle –, sauf qu’elle avait pris la précaution de terminer leur vol la tête en bas.
À la fin, elle n’eut qu’à effectuer un dernier et rapide mouvement de poignet.
Le canot percuta le flanc de la carcasse une dizaine de mètres au-dessus de la surface du désert, à près de la moitié de la vitesse du son.