Variante

— Avec les femmes, les plus fins sont des imbéciles.

— Quand on les aime.

— Je ne l’ai jamais aimée.

— Henriette Lambel ?

— Oui, Henriette Lambel, je ne l’ai jamais aimée.

— Répète encore ?

— Je ne l’ai jamais aimée.

— Non... elle est trop forte, celle-là

— C’est la vérité, mon cher.

— Alors pourquoi es-tu resté collé avec elle pendant trois ans bien qu’elle fût une rosse ? Car tu le savais, qu’elle était une rosse.

— Je le savais.

— Elle te trompait. Le savais-tu, qu’elle te trompait ?

— Je l’ai su.

— Donc tu acceptais tout, ce qui est excusable quand on aime, mais ce qui devient incompréhensible quand on n’aime pas.

— Mon cher, écoute. Je vais essayer de me faire comprendre, ce qui n’est pas très facile, et de t’expliquer le genre d’attachement qui me liait à cette fille.

— Oh ! Je devine : la chair et ses artifices.

— Non, autre chose : son charme pervers.

— Alors, tu l’aimais ?

— Non je subissais un attrait que je détestais, contre lequel aussi je ne pouvais me défendre.

— C’est une des formes de l’amour.

— Non, c’est une des formes de la faiblesse humaine, et une des preuves de la puissance et du danger de l’éducation.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ?

— Ecoute, tu me connais assez, puisque nous sommes des amis de collège, pour me comprendre. Tu me parlais tout à l’heure de papa. Tu te rappelles quel homme c’était, le plus malin sceptique que j’aie connu, un sceptique gras, jovial, sans pessimisme, comme on dit aujourd’hui, un sceptique qui a été deux fois ministre à une époque où l’on voit vraiment de drôles de choses. Et il les voyait bien lui, il les flairait, les devinait, les éventait avec sa rouerie tranquille et son incroyance radicale. A l’école de mon père, j’ai appris la rosserie humaine comme on apprend naturellement à nager quand on vous jette à l’eau tous les jours. Je n’ignore point que c’est de la rosserie et qu’on s’y noie, mais j’ai gardé pour elle un certain penchant blâmable ; et d’ailleurs je sais nager dedans. Donc, j’ai vécu dans ce monde extraordinairement pourri qui touche aux gouvernements, au milieu d’hommes à tout faire, de femmes mariées qui sont des filles et de filles que ‘e ne savais plus distinguer, en mon âme et conscience, de ces femmes mariées. Elevé là-dedans, j’aime ça, comme l’homme grandi aux champs aime les plaines, comme l’homme grandi dans les villes aime les rues. J’aime tellement ça, qu’une honnête femme, mais là, une femme vraiment honnête, m’embête autant qu’un ecclésiastique de campagne, même si elle est fort belle. Quant à celles qui ne sont pas honnêtes, elles me plaisent, mais je les méprise, oui, mon cher, je les méprise au nom d’une certaine droiture qui est en moi, mais dont je ne me sers pas ostensiblement, ou plutôt dont je me sers uniquement pour porter des jugements que je classe dans mes cartons secrets. Je méprise ainsi beaucoup de gens, beaucoup de choses, beaucoup d’idées dont j’ai l’air de faire mes délices, car je suis tolérant et conciliant, bon enfant et quelquefois cassant, quand il me plaît d’être cassant, par caprice. Or, tu as connu Henriette Lambel. Cette femme-là était faite pour me ravir à première vue. C’est par sa félinerie et sa félonie qu’elle m’a séduit. En elle j’ai trouvé, j’ai reconnu, J’ai savouré tous les infâmes défauts des femmes. Et puis il y avait entre sa délicieuse personne et son exécrable nature une telle harmonie irrésistible et incompréhensible, que cela aurait suffi pour emballer le corrompu que je suis. Est-elle jolie, la gueuse, avec ses mouvements discrets, avec cette finesse de traits, de regard, de sourire, de peau, de membres, de doigts, qui lui donnent une saveur unique ! C’est, sans aucun doute, la créature la plus gracieuse que j’aie connue. Et avec cela, avec cet air doux, aimant, fidèle, dévoué, elle ment comme personne n’a jamais menti, elle ment avec l’autorité d’un maître d’armes touchant où il veut ses élèves. J’étais prévenu, je n’ignorais rien, et j’étais pris, presque à tous coups, à ses mensonges. Dieu ! Quelle rosse !

Il racontait sa passion, tout entier à ce sujet dont son cœur était encore plein. Il en dit le début, déguisant son entraînement naïf sous un air de bravade sceptique, n’avouant pas qu’il eût été amoureux, aveugle et niais comme tous ceux qui tombent entre les mains d’une femme dont c’est le métier de jouer les hommes.

Avec des tons dégagés, indifférents, ironiques, il se blaguait lui-même à présent. Après avoir reconnu sa faiblesse et découvert tous les tours, toutes les ruses, dont il avait été victime. Après avoir vraiment sondé ce cœur perfide de femme jusqu’en ses coins les plus faux, il posait pour l’homme qui n’a pas été dupé, mais qui a fermé les yeux par dédain et par amusement. Il avait fermé les yeux en effet, et souvent. Il les avait fermés d’abord en la rencontrant pour la première fois. C’était une courtisane de demi-grandeur, riche déjà, bien que très jeune, douée d’une souplesse et d’un instinct de fille irrésistibles. Grande, mince, longue, séduisante, féline, elle n’avait pas cet éclat qui fait se retourner les hommes dans la rue, mais un attrait voilé, presque modeste, une séduction insinuante de la voix, du sourire et du geste, dont elle engluait tous ceux qui avaient franchi sa porte.

Mariolle, pendant six mois, s’était cru aimé par elle, et l’avait aimée simplement, en brave garçon, malgré ses prétentions de roué. Puis un petit détail, tout à coup, lui ouvrit les yeux. Il apprit par un boursier de ses amis qu’Henriette Lambel venait de placer cent mille francs en obligations de chemin de fer.

Où avait-elle eu ces cent mille francs ?

Il raisonna, épia, chercha et reconnut qu’il était trompé. Au premier moment il voulut se battre, tuer quelqu’un, et il appela, comme témoins, deux camarades. Ses deux témoins lui révélèrent qu’il trouverait devant lui quatre adversaires pour le moins. On en nommait quatre. Peut-être y en avait-il davantage. Il eut un mouvement d’orgueil et rompit avec elle, après une scène abominable. Puis il la regretta, il souffrit, il pleura.

Ils se revirent dans la maison où ils s’étaient connus, chez une actrice, se parlèrent d’abord avec hauteur, puis avec bienveillance, puis avec douceur, puis avec tendresse. Elle le reprit en lui jurant d’être fidèle, et il eut toutes les clefs de l’appartement, moyennant une pension jugée suffisante pour les besoins d’une jolie femme.

Cela dura six mois. Il ne voyait rien de suspect et vivait cependant en proie à tous les soupçons. Une lettre surprise un matin entre les mains de la femme de chambre lui révéla de nouveau qu’il n’était pas seul.

L’explication fut terrible. Il battit sa maîtresse, puis se sépara d’elle encore une fois. Mais pendant cette seconde période de leur liaison, plus ardente et moins confiante que la première, il s’était attaché à elle d’une façon tenace et bizarre, non plus à l’être qu’il avait cru sincère, mais à l’être qu’il savait trompeur. Il aima cette femme d’un amour irrité, exigeant et jaloux, il l’aima comme on aime les filles, qui surexcitent nos désirs, quand nous en faisons des compagnes régulières parce qu’elles sont des créatures publiques que nous sentons toujours prêtes à glisser dans d’autres bras.

Donc, après une séparation de six semaines, il revint à elle et reprit les clefs, en sachant bien qu’elles étaient doubles. Il ferma les yeux tout à fait, et comme elle avait de la tenue, beaucoup d’adresse et de tact, elle sut ménager son amour-propre.

Mais elle devint, en constatant son pouvoir sur lui, une si capricieuse dominatrice qu’elle lui rendait l’existence intolérablement énervante. Elle lui imposa de dîner avec sa mère, veuve d’un voiturier, d’aller voir sa petite sœur en pension à Sèvres ; et elle lui carotta de l’argent sous tous les prétextes imaginables.

Ces vexations eurent en lui plus d’influence que ses infidélités. Il avait les yeux ouverts sur elle, des yeux lucides et méprisants, et tout en goûtant le charme physique, pervers et savoureux de cette raffinée courtisane, il apprenait en elle à connaître, à discerner et à haïr toutes les duplicités féminines. Il l’observait avec une curiosité avide, et s’observait lui-même avec une complaisance flatteuse. Posant pour l’homme fort, sceptique et corrompu, qui raisonne ses passions, y cède et les analyse suivant la mode contemporaine, il avait la prétention de se connaître admirablement, et de ne jamais ignorer un des motifs instinctifs ou intentionnels auxquels il obéissait.

Donc il s’observait avec méthode, croyait se bien pénétrer et se racontait avec un petit orgueil d’homme bien doué, qui n’ignore pas ses qualités ; il se jugeait, naturellement, comme il lui plaisait de se juger, amplifiant, selon sa vanité, ce qu’il tenait à montrer, dissimulant ce qu’il tenait à cacher, voyant gros, avec des yeux de myope, ses défauts préférés comme ses mérites, car quiconque regarde en soi-même est trop près du sujet pour le bien distinguer.

Cette pratique de l’observation le sauva pourtant de la domination d’Henriette. Il devinait mal ses roueries, mais finissait par les découvrir et il se fâchait surtout des embûches puériles qu’elle lui tendait sans cesse. Les caprices inutiles, la coquetterie guerroyante, le besoin qu’elle éprouvait de le contrarier parce qu’elle était la plus forte, firent fermenter peu à peu dans l’âme lucide de cet homme, malgré son attachement de mâle, une rancune accumulée, dissimulée, grandissante, devenue de l’irritation, puis une sorte de haine d’amant, toujours séduit, mais révolté, exaspéré et prêt à rompre, au premier jour.

Quand il découvrit que, par une odieuse perversité de drôlesse, elle lui avait fait donner de l’argent à l’entremetteuse dont le logis servait à ses rendez-vous, il se fâcha, enfin, d’une façon définitive, et, très résolument, se sépara d’elle pour toujours.

Maintenant c’était fini, bien fini. Il se sentait sûr de ne pas la reprendre. Mais il se secouait encore, il secouait non pas des restes de tendresse, plutôt des restes d’habitudes.

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