Larry Niven L'Anneau-Monde

1. LOUIS WU

Au cœur nocturne de Reykjavík, dans l’un des alvéoles d’une rangée de cabines publiques de transfert, Louis Wu surgit à la réalité.

Sa natte, longue d’une trentaine de centimètres, était blanche et brillante comme de la neige artificielle. Sa peau et son cuir chevelu épilé étaient jaune chrome ; les iris de ses yeux étaient d’or, sa toge était bleu roi, avec une somptueuse broderie représentant un dragon doré. À l’instant où il apparut, il arborait un large sourire ouvert sur des dents nacrées d’une forme parfaite, et il faisait un signe de la main. Mais le sourire s’estompa bientôt ; un instant plus tard il avait disparu, et le visage s’affaissa comme un masque de caoutchouc en train de fondre. Louis Wu accusait son âge.

Il observa pendant un moment le flot mouvant de la ville les gens qui se matérialisaient dans les cabines, arrivant d’endroits inconnus ; les groupes qui passaient en marchant, maintenant que les trottoirs mécaniques, ici, étaient arrêtés pour la nuit. Puis les horloges se mirent à sonner vingt-trois heures. Louis Wu redressa les épaules et sortit se mêler au monde.

À Greenwich, où sa fête continuait à battre son plein, c’était déjà le matin après son anniversaire. Ici, à Reykjavík, il était une heure plus tôt. Louis trouva un bar, offrit des tournées de brenneven et encouragea les gens à chanter en islandais et en interworld. Avant minuit, il s’éclipsa pour Rio De Janeiro.

S’était-on déjà rendu compte qu’il avait abandonné sa propre réception ? Ils penseraient qu’une femme l’accompagnait, et qu’il serait de retour dans une heure ou deux. Mais Louis Wu était parti seul, sautant en avant de la ligne de minuit, talonné par le jour nouveau. Vingt-quatre heures n’étaient pas assez pour le deux centième anniversaire d’un homme.

Ils pouvaient continuer à s’amuser sans lui. Les amis de Louis étaient capables de s’amuser seuls. À cet égard, ses exigences étaient inflexibles.

À Rio de Janeiro, il y avait des danses folkloriques, des indigènes qui le toléraient comme un touriste avec de l’argent, et des touristes qui le prenaient pour un riche indigène. Il dansa, et partit avant minuit.

À Caracas, il marcha.

L’air, chaud et pur, chassa quelques brumes de son esprit.

Il déambula sur les trottoirs mécaniques brillamment illuminés, ajoutant la vitesse de son pas à leurs seize kilomètres-heure. Il lui vint à l’esprit que chaque ville du monde avait des trottoirs roulants, et que tous glissaient à seize kilomètres à l’heure.

La pensée était intolérable. Pas nouvelle, juste intolérable. Louis Wu vit à quel point Caracas ressemblait à Reykjavík et à Greenwich… et à San Francisco, à Topeka, à Londres et à Amsterdam. Les magasins, le long des trottoirs roulants, vendaient les mêmes produits dans toutes les villes du monde. Ces citadins qu’il rencontrait ce soir se ressemblaient tous, tous vêtus de la même façon. Ni Américains, ni Islandais, ni Vénézuéliens, mais de simples plat-terriens.

En trois siècles et demi, voilà ce que les cabines de transfert avaient fait de l’infinie variété de la Terre. Elles couvraient le monde d’un réseau de voyage instantané. La différence entre Moscou et Sydney n’était qu’un instant dans le temps et une pièce d’un décistar. Inéluctablement, les villes avaient fusionné au cours des siècles, et les noms de lieux n’étaient plus que des reliques du passé.

San Francisco et San Diego étaient les extrémités nord et sud d’une même ville côtière tentaculaire. Combien de gens pouvaient distinguer une extrémité de l’autre ? Tanj peu, de nos jours.

Réflexions pessimistes, pour le deux centième anniversaire d’un homme.

Mais la fusion des villes était un fait réel. Louis avait assisté à son accomplissement. Toutes les particularités de lieu, de temps et de coutumes se fondant dans la grande collectivité d’une ville mondiale, comme une pâte grise et terne. Quelqu’un parlait-il encore deutsch, english, français, español ? Tout le monde parlait interworld. Enfin, la mode des teintures épidermiques avait, dans le monde entier, noyé tous les individus en une même foule anonyme et monstrueuse.

Le temps était-il venu pour une autre sabbatique ? Lancé dans l’inconnu, seul à bord d’un vaisseau monoplace, sa peau, ses yeux et ses cheveux retournés à leur couleur naturelle, le visage mangé par une barbe en liberté…

Ridicule. Je reviens tout juste d’une sabbatique. Il y avait seulement vingt ans.

Mais minuit approchait. Louis trouva une cabine de transfert, introduisit sa carte de crédit dans la fente et composa Miami.

Il émergea dans une pièce ensoleillée.

Par le tanj ? Il cligna des yeux, surpris. La cabine de transfert avait dû se détraquer. Il n’aurait pas dû y avoir de soleil à Miami. Louis allait composer de nouveau son numéro, quand il se retourna, les yeux écarquillés.

Il se trouvait dans une chambre d’hôtel parfaitement anonyme : un cadre assez banal pour rendre son occupant doublement insolite.

En face de lui, au milieu de la pièce, se trouvait un être, ni humain ni humanoïde. Il se tenait sur trois jambes et regardait Louis Wu de deux directions, depuis deux têtes plates montées sur des cous minces et flexibles. Sur la plus grande partie de son corps bizarre, la peau était blanche et veloutée ; mais une crinière épaisse et rêche, prenant naissance entre les cous de la bête, couvrait l’épine dorsale et la hanche à l’aspect complexe de la patte postérieure. Les deux pattes de devant étaient très écartées, de sorte que les petits sabots fourchus formaient presque un triangle équilatéral.

Louis devina que la chose était un animal étranger. Il ne pouvait y avoir de place pour un cerveau, dans ces têtes plates. Mais il remarqua la bosse qui s’élevait entre les cous, à leur base où la crinière devenait une épaisse tignasse protectrice… et un souvenir vieux de dix-huit décennies lui revint à l’esprit.

C’était un Marionnettiste, un Marionnettiste de Pierson. Son cerveau et son crâne se trouvaient sous la bosse. Ce n’était pas un animal ; il était au moins aussi intelligent qu’un Homme. Et ses yeux, enfoncés profondément dans des orbites osseuses, fixaient Louis Wu depuis deux directions.

Louis essaya d’ouvrir la porte. Verrouillée.

Il était enfermé dehors, pas dedans. Il pouvait composer un numéro et disparaître. Mais cela ne lui vint pas à l’esprit. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un Marionnettiste de Pierson. L’espèce avait disparu de l’Espace connu avant que Louis ne vînt au monde.

Il dit : « Puis-je vous être utile ? »

— « Vous le pouvez », répondit l’étranger…

… avec une voix à enflammer les rêves d’un adolescent. Si Louis avait dû visualiser une femme pour accompagner cette voix, c’eût été Cléopâtre, Hélène de Troie, Marilyn Monroe et Lorelei Huntz réunies.

« Tanj ! » Le juron semblait plus que jamais approprié. Y a pas de justice ! Qu’une telle voix dût appartenir à un étranger bicéphale de sexe indéterminé !

— « Soyez sans crainte », reprit l’étranger. « Sachez que vous pouvez fuir si besoin est. »

— « À l’université, il y avait des photographies d’êtres comme vous. Vous avez disparu depuis longtemps… du moins nous le pensions. »

— « Lorsque ma race a fui l’Espace connu, je n’étais pas parmi eux », répondit le Marionnettiste. « Je suis resté dans l’Espace connu parce que ma race avait besoin de ma présence ici. »

— « Où étiez-vous caché ? Et où diantre sommes-nous ? »

— « Ne vous inquiétez pas pour cela. Êtes-vous Louis Wu MMGREWPLH ? »

— « Vous connaissez mon nom ? Vous me cherchiez, moi en particulier ? »

— « Oui. Nous avons trouvé le moyen de manipuler ce réseau mondial de cabines de transfert. »

C’était faisable, admit Louis. Cela coûterait une fortune en pots-de-vin, mais c’était faisable. Mais… « Pourquoi ? »

— « Cela entraînera certaines explications… »

— « N’allez-vous pas me laisser sortir d’ici ? »

Le Marionnettiste réfléchit. « Je suppose que je le dois. Mais sachez que je suis protégé. Mon équipement vous arrêterait au cas où vous m’attaqueriez. »

Louis émit un son de dégoût. « Pourquoi le ferais-je ? »

Le Marionnettiste ne répondit pas.

« Je me souviens maintenant. Vous êtes des poltrons. Tout votre système éthique est basé sur la lâcheté. »

— « Aussi inexact qu’il soit, ce jugement conviendra. »

— « Bah ! Ça pourrait être pire ! concéda Louis. Chaque espèce d’êtres pensants a ses travers. Les relations avec le Marionnettiste seraient sûrement plus aisées qu’avec les Trinocs racialement paranoïaques, ou les Kzinti avec leurs instincts meurtriers toujours prêts à se manifester pour un rien, ou les Grogs sans bras avec leurs… moignons de mains déconcertants. »

La vue du Marionnettiste avait réveillé tout un fatras de souvenirs poussiéreux. Des renseignements sur les Marionnettistes et leur empire commercial, leur interaction avec l’Humanité, leur soudaine et mystérieuse disparition — auxquels se mêlaient le goût de sa première cigarette, la sensation des touches de machine à écrire sous ses doigts novices et maladroits, les listes de vocabulaire interworld à mémoriser, le son et la saveur de l’anglais, les incertitudes et les embarras de l’extrême jeunesse, Il avait étudié les Marionnettistes à l’occasion de cours d’histoire à l’université, puis en avait tout oublié depuis cent quatre-vingts ans. Incroyable, que l’esprit d’un homme pût retenir tant de choses !

« Je resterai dans la cabine », dit-il au Marionnettiste, « si cela peut vous rassurer. »

— « Non. Nous devons nous rencontrer. »

Des muscles se contractèrent et saillirent sous la peau laiteuse du Marionnettiste qui rassemblait son courage. Puis la porte de la cabine de transfert se déclencha. Louis Wu pénétra dans la pièce.

Le Marionnettiste recula de quelques pas.

Louis se laissa tomber dans un fauteuil, plus pour mettre à l’aise le Marionnettiste que pour son propre confort. Il paraîtrait moins dangereux assis. Le fauteuil était de fabrication courante, un fauteuil masseur auto ajustable, strictement pour Humains. Louis nota un parfum subtil, évoquant à la fois un coffre à épices et une armoire de chimie, assez agréable d’ailleurs.

L’étranger reposait sur sa jambe postérieure repliée.

« Vous vous demandez pourquoi je vous ai attiré ici. Cela va nécessiter quelques explications. Que savez-vous de ma race ? »

— « Il y a longtemps que j’ai quitté l’université. Vous aviez un empire commercial, dans le temps, n’est-ce pas ? Ce que nous nous plaisons à appeler “l’Espace connu” n’en était qu’une partie. Nous savons que vous étiez en rapport avec les Trinocs, et pourtant nous ne les avons rencontrés pour la première fois qu’il y a vingt ans. »

— « Oui, nous commercions avec les Trinocs. Surtout par l’intermédiaire de robots, autant que je me souvienne. »

— « Votre empire marchand était vieux de plusieurs dizaines de milliers d’années pour le moins, et s’étendait sur plus de soixante années-lumière. Et puis vous êtes partis, tous. Vous avez tout abandonné. Pourquoi ? »

— « Cela peut-il avoir été oublié ? Nous avons fui l’explosion du noyau de la galaxie. »

— « Je sais. » Louis se l’appelait vaguement que la réaction en chaîne de novæ au centre de la galaxie avait été en fait découverte par des extra-terrestres. « Mais pourquoi fuir maintenant ? Les étoiles du noyau ne sont devenues novae qu’il y a dix mille ans. La lumière ne nous atteindra pas avant vingt mille ans. »

— « Les Humains », dit le Marionnettiste, ne devraient pas être laissés à eux-mêmes. « Vous finirez sûrement par vous perdre. Ne voyez-vous pas le danger ? Les radiations, au long de l’onde frontale, rendront toute cette région de la galaxie inhabitable ! »

— « Vingt mille ans, cela fait encore beaucoup de temps. »

— « L’extermination dans vingt mille ans n’en est pas moins l’extermination. Ma race a fui en direction des Nuages de Magellan. Mais quelques-uns demeurèrent, au cas où la migration des Marionnettistes rencontrerait quelque danger. C’est ce qui s’est produit. »

— « Ah ? Et quelle sorte de danger ? »

— « Je n’ai pas encore le droit de répondre à cette question. Mais vous pouvez regarder ceci. Le Marionnettiste se pencha pour prendre quelque chose sur une table. »

Et Louis, qui se demandait où l’étranger cachait ses mains, s’aperçut que ses bouches lui en tenaient lieu.

Des mains efficaces, constata-t-il lorsque le Marionnettiste se pencha doucement vers lui pour lui tendre un hologramme. Ses lèvres mobiles et caoutchouteuses se projetaient d’une dizaine de centimètres en avant de ses dents. Elles étaient aussi sèches que des mains humaines et bordées de petites excroissances pareilles à des doigts. Derrière des dents carrées de végétarien, Louis entrevit une langue fourchue et frétillante.

Il prit l’hologramme et y plongea son regard.

Il n’y vit d’abord rien d’intelligible, mais il continua de fixer, attendant que l’image se résolve. Il distingua finalement un petit disque d’un blanc intense qui était peut-être un soleil, G0, K9 ou K8, avec une faible portion d’arc coupée suivant une corde droite et noire. Mais l’objet flamboyant ne pouvait pas être un soleil. En partie cachée derrière lui, se détachant sur le fond d’encre de l’espace, il y avait une bande bleu ciel. La bande bleue était parfaitement rectiligne, nettement définie, solide et artificielle, et plus large que le disque lumineux.

« Cela ressemble à une étoile entourée d’un cerceau », dit Louis. « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Vous pouvez le garder pour l’étudier, si vous le désirez. Je peux maintenant vous dire pourquoi je vous ai amené ici. Je me propose de former une équipe d’exploration de quatre membres dont je ferai partie, et dont vous ferez partie. »

— « Pour explorer quoi ? »

— « Je n’ai pas encore le droit de vous le révéler. »

— « Oh, allons ! Il faudrait que je sois complètement fou pour me lancer ainsi à l’aveuglette. »

— « Bon anniversaire », dit le Marionnettiste.

— « Merci », fit Louis, déconcerté.

— « Pourquoi avez-vous quitté votre réception d’anniversaire ? »

— « Cela ne vous regarde pas. »

— « Mais si. Permettez-moi d’insister, Louis Wu. Pourquoi avez-vous quitté votre réception ? »

— « J’estimais simplement que vingt-quatre heures n’étaient pas assez pour un deux centième anniversaire. Alors j’ai décidé de le prolonger en me déplaçant en avant de la ligne de minuit. En tant qu’étranger, vous ne pouvez pas comprendre… »

— « Vous étiez donc à ce point enthousiasmé par la façon dont les choses se passaient ? »

— « Non, pas exactement. Non… »

Pas enthousiasmé, se rappela Louis. Plutôt le contraire. Quoique la réception se fût assez bien déroulée.

Elle avait commencé à zéro heure une minute ce matin-là. Pourquoi pas ? Il n’y avait aucune raison de perdre une seule minute de cette journée. Il y avait des inducteurs de sommeil partout dans la maison, pour des sommes rapides et profonds. Pour ceux qui ne voulaient rien manquer, il y avait aussi des drogues qui maintenaient en éveil et dont certaines avaient d’intéressants effets secondaires.

Il y avait des invités que Louis n’avait pas vus depuis cent ans, et d’autres qu’il rencontrait tous les jours. Certains avaient été ses ennemis mortels, bien longtemps auparavant. Il y avait des femmes qu’il avait oubliées complètement, de sorte qu’il fut à plusieurs reprises stupéfait de voir combien ses goûts avaient changé.

Comme il s’y attendait, de trop nombreuses heures de son anniversaire furent consacrées aux présentations. Les listes de noms qu’il avait dû mémoriser ! Trop d’amis étaient devenus maintenant des étrangers.

Et quelques minutes avant minuit, Louis avait pénétré dans une cabine de transfert, composé un numéro et disparu.

« Je m’ennuyais à mourir, » dit Louis Wu. Ce n’était que : "Racontez-nous votre dernière sabbatique, Louis." "Mais comment pouvez-vous supporter de rester seul si longtemps, Louis ?" "Quelle bonne idée d’avoir invité l’ambassadeur trinoc, Louis !" "Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, Louis." "Eh ! Louis, pourquoi faut-il trois Jinxiens pour peindre un gratte-ciel ? " Et ainsi de suite… »

— « Pourquoi ? »

— « Pourquoi quoi ? »

— « Les Jinxiens… »

— « Oh. Il en faut un pour tenir le pistolet à peinture, et deux pour déplacer le gratte-ciel de haut en bas. J’avais déjà entendu celle-là au jardin d’enfants. Tout le bois mort de ma vie, tous les vieux mots, tout cela dans la même maison immense. Je n’en pouvais plus. »

— « Vous ne tenez pas en place, Louis Wu. Vos sabbatiques — c’est vous qui avez créé la coutume, n’est-ce pas ?

« Je ne me rappelle plus comment elle a pris naissance. Elle s’est bien implantée. La plupart de mes amis la pratiquent, à présent. »

— « Mais pas aussi souvent que vous. Tous les quarante ans ou à peu près, vous vous lassez de la compagnie humaine. Alors vous quittez les mondes des hommes et vous franchissez la frontière de l’Espace connu. Vous restez là, à l’extérieur, seul dans un vaisseau monoplace, jusqu’à ce que votre besoin de compagnie se réaffirme. Vous êtes revenu de votre dernière sabbatique, la quatrième, il y a vingt ans.

Vous ne tenez pas en place, Louis Wu. Vous avez vécu assez longtemps sur chacun des mondes humains pour y être connu en tant que natif. Ce soir, vous avez abandonné votre réception d’anniversaire. Avez-vous la bougeotte à nouveau ? »

— « Ce serait mon problème, non ? »

— « Oui. Le mien est seulement de recruter. Vous conviendrez parfaitement pour mon équipe d’exploration. Vous prenez des risques, mais vous les calculez d’abord. Vous n’avez pas peur d’être seul avec vous-même. Vous êtes assez prudent et assez adroit pour être encore en vie après deux cents ans. Parce que vous n’avez pas négligé vos besoins médicaux, votre corps est celui d’un homme de vingt ans. Enfin, et c’est le plus important, vous semblez réellement vous plaire en compagnie d’étrangers. »

— « Bien sûr. » Louis connaissait quelques xénophobes et les considérait comme des imbéciles. La vie devenait terriblement ennuyeuse, à ne fréquenter que des Humains.

— « Mais vous avez peur de sauter à l’aveuglette, Louis Wu. N’est-il pas suffisant que moi, un Marionnettiste, je sois avec vous ? Que pourriez-vous redouter que je ne redouterais plus que vous ? La circonspection de ma race est proverbiale. »

— « C’est vrai », acquiesça Louis. En fait, il était accroché. Xénophilie, besoin de bouger et curiosité combinés : où le Marionnettiste irait, il irait également. Mais il voulait en savoir plus.

Et sa position de marchandage était excellente. Un étranger ne vivrait pas dans un tel cadre par choix personnel. Cette chambre d’hôtel d’aspect banal, cette pièce au décor rassurant du point de vue d’un Terrien, avait dû être meublée spécialement à des fins de recrutement.

« Vous refusez de me dire ce que vous avez l’intention d’explorer », reprit Louis. « Me direz-vous tout de même où c’est ? »

— « C’est à deux cents années-lumière d’ici, dans la direction du Petit Nuage. »

— « Mais il nous faudrait presque deux ans pour y arriver, aux vitesses de l’hyperpropulsion ! »

— « Non. Nous avons un vaisseau qui voyagera considérablement plus vite qu’un appareil à hyperpropulsion conventionnel. Il parcourt une année-lumière en cinq quarts de minute. »

Louis ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Une minute un quart ?

« Cela ne devrait pas vous surprendre, Louis Wu. Comment aurions-nous pu autrement envoyer un agent au cœur de la galaxie, pour découvrir la réaction en chaîne des novae ? Vous auriez dû en déduire l’existence d’un tel vaisseau. Si ma mission est menée à bien, je projette de faire présent du vaisseau à mon équipage, avec les plans pour en construire d’autres.

» Ce vaisseau, donc, sera votre… gratification, votre salaire, appelez cela comme vous le voudrez. Vous pourrez observer ses caractéristiques de vol quand nous rejoindrons la migration marionnettiste. Là, vous apprendrez la nature de notre mission. »

Rejoindre la migration marionnettiste… « J’en suis », se décida Louis Wu. L’occasion de voir une race entière d’êtres intelligents se déplaçant en bloc ! D’énormes vaisseaux transportant chacun des milliers ou des millions de Marionnettistes, des écologies complètes…

— « Bon. » Le Marionnettiste se leva. « Nous serons quatre dans l’équipage. Nous allons maintenant choisir notre troisième membre. » Et il fila dans la cabine de transfert.

Louis glissa dans sa poche l’hologramme mystérieux et le suivit. Dans la cabine, il tenta de lire le numéro sur le cadran ; cela lui aurait indiqué dans quelle partie du monde il se trouvait. Mais le Marionnettiste composa trop vite ; ils étaient déjà partis.

Louis Wu, à la suite du Marionnettiste, pénétra dans un restaurant luxueux aux lumières tamisées. Il reconnut l’endroit au décor noir et or et aux dimensions généreuses des niches en fer à cheval. Le Krushenko, à New York.

Des murmures incrédules s’élevèrent au passage du Marionnettiste. Un maître d’hôtel aussi imperturbable qu’un robot les conduisit à une table. Autour de celle-ci, l’une des chaises avait été remplacée par un gros coussin carré que l’étranger plaça entre sa hanche et son sabot postérieur lorsqu’il s’assit.

« On vous attendait », constata Louis.

— « Oui. J’avais réservé à l’avance. Le Krushenko a l’habitude de servir des hôtes étrangers.

Louis remarquait maintenant d’autres clients venus d’ailleurs : quatre Kzinti à la table voisine, et un Kdatlyno vers le milieu de la salle. C’était logique, avec le pavillon des Nations Unies à proximité. Louis composa sa commande au cadran : une tequila amère, qu’il prit dès qu’elle arriva. « C’était une bonne idée », dit-il. « Je suis mort de faim. »

— « Nous ne sommes pas venus pour manger. Nous sommes ici pour recruter notre troisième membre.

— « Oh ? Dans un restaurant ? »

Le Marionnettiste éleva la voix pour répondre, mais ce qu’il dit n’était pas une réponse. « Je ne vous ai jamais présenté mon Kzin, Kchula-Rrit ? C’est ma bête préférée. »

Louis s’étrangla avec sa tequila. À la table, derrière le Marionnettiste, chacun des quatre murs de fourrure orange était un Kzin ; aux paroles du Marionnettiste, tous se retournèrent, découvrant leurs dents effilées. On aurait dit un sourire, mais, sur un Kzin, ce rictus n’était pas un sourire.

Le nom de Rrit appartenait à la famille du Patriarche Kzin. Louis, vidant son verre d’un trait, se dit que cela n’avait pas d’importance. Même sans aller jusque-là, l’insulte eût été mortelle, de toute façon, et on ne peut être mangé qu’une fois.

Le Kzin le plus proche se leva.

Une riche fourrure orange, avec des marques noires autour des yeux, recouvrait ce qu’on aurait pu prendre pour un chat de gouttière très gras, haut de deux mètres cinquante. Mais la graisse était du muscle, lisse et puissant, bizarrement réparti sur un squelette non moins bizarre. À l’extrémité des mains, pareilles à des gants de cuir noir, des griffes polies et acérées jaillirent hors de leur gaine.

Un quart de tonne de carnivore pensant se pencha sur le Marionnettiste et siffla : « Dites-moi, qu’est-ce qui vous fait croire que vous pouvez insulter le Patriarche Kzin et continuer à vivre ? »

Le Marionnettiste répondit immédiatement et sans un frémissement dans la voix. « C’est moi qui, sur une planète qui tourne autour de Bêta de la Lyre, ai frappé un Kzin appelé Capitaine-Chuft d’un coup de mon sabot postérieur dans l’estomac, lui brisant trois entretoises de sa charpente endo-squelettique. J’ai besoin d’un Kzin courageux.

— « Continuez », dit le Kzin aux yeux noirs. En dépit des limitations imposées par la structure de sa bouche, l’interworld du Kzin était excellent. Mais sa voix ne trahissait rien de la rage qu’il devait ressentir. Devant cet assaut feutré, sans la moindre marque d’émotion montrée par le Kzin ou le Marionnettiste, Louis aurait pu se croire en train d’assister à quelque rituel émoussé par le temps.

Mais la viande crue servie devant les Kzinti était saignante et fumante ; elle avait été chauffée à la température du corps par des infrarouges juste avant d’être servie. Et tous les Kzinti souriaient…

— « Cet Humain et moi », reprit le Marionnettiste, « allons explorer un endroit tel qu’aucun Kzin n’en a jamais rêvé. Nous aurons besoin d’un Kzin dans notre équipage. Un Kzin osera-t-il suivre un Marionnettiste là où il le conduira ? »

— « On a dit que les Marionnettistes étaient des mangeurs de plantes et qu’ils fuyaient le combat, non qu’ils y menaient. »

— « Vous en jugerez par vous-même. Votre rétribution, si vous survivez, sera le plan d’un type nouveau d’astronef d’une grande valeur, plus un exemplaire du vaisseau lui-même. Vous pouvez considérer cette rétribution comme une prime de risque extrême. »

Le Marionnettiste, pensa Louis, n’épargnait aucun effort pour insulter les Kzinti. On n’offre jamais une prime de risque à un Kzin. Celui-ci n’est pas supposé avoir remarqué le danger !

Mais le seul commentaire du Kzin fut : « J’accepte. »

Les trois autres Kzinti grondèrent.

Le premier Kzin leur retourna un grognement.

La voix d’un Kzin seul évoque une bataille de chats. Une discussion passionnée entre quatre Kzinti évoquait une guerre féline d’envergure. Les amortisseurs soniques du restaurant entrèrent automatiquement en action et les grondements furent atténués, mais ils se poursuivirent.

Louis commanda un autre verre. Considérant ce qu’il savait de l’histoire kzinti, ces quatre-là devaient faire preuve d’une incroyable retenue. Le Marionnettiste vivait toujours.

Le débat s’apaisa et les quatre Kzinti se retournèrent. Celui aux yeux marqués de noir demanda « Quel est votre nom ? »

— « Je prends le nom humain de Nessus », dit le Marionnettiste. « Mon vrai nom est… » Ses gorges remarquables émirent un bref flot de musique orchestrale.

— « Parfait, Nessus. Sachez qu’à nous quatre nous constituons une ambassade kzinti sur la Terre. Voici Harch, voici Ftanss, celui qui a les rayures jaunes est Hroth. Moi-même, étant novice et Kzin de souche modeste, je n’ai pas de nom. On me donne le titre de ma profession : Parleur-aux-Animaux… »

Louis se raidit.

« Le problème est que notre présence ici est nécessaire. De délicates négociations… mais cela ne vous concerne pas. Il a été décidé que moi seul pouvais être remplacé. Si votre vaisseau d’un genre nouveau se révèle digne d’intérêt, je me joindrai à vous. Sinon, je devrai prouver mon courage d’une autre façon. »

— « Correct », dit le Marionnettiste en se levant.

Louis resta assis. Il demanda : « Quelle est la forme kzinti de votre titre ? »

— « Dans la Langue Héroïque… » Le Kzin émit un feulement sur une note ascendante.

— « Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté sous ce titre ? Était-ce une insulte délibérée ? »

— « Oui », acquiesça Parleur-aux-Animaux. J’étais en colère.

Habitué à ses propres standards de tact, Louis avait compté que le Kzin mentirait. Il aurait alors feint de le croire, et le Kzin aurait été plus poli à l’avenir… Trop tard pour reculer maintenant. Louis hésita une fraction de seconde avant de dire « Et quelle est la coutume dans ce cas ? »

— « Nous devons combattre à mains nues… dès que vous lancerez le défi. Ou l’un de nous doit s’excuser.

Louis se leva. C’était un suicide ; mais il connaissait tanj bien la coutume. « Je vous défie », articula-t-il. « Dent contre dent, ongle contre griffe, puisque nous ne pouvons partager un univers en restant en paix.

Sans relever la tête, le Kzin appelé Hroth prit la parole. « Je vous présente des excuses pour mon camarade, Parleur-aux-Animaux.

— « Hein ? » s’écria Louis.

— « C’est ma fonction », expliqua le Kzin aux rayures jaunes. « Il est dans la nature des Kzinti de se trouver dans des situations où ils doivent s’excuser ou combattre. Nous savons ce qui arrive lorsque nous combattons. Nous sommes huit fois moins nombreux aujourd’hui qu’au jour où le Kzin rencontra l’Homme pour la première fois. Nos mondes-colonies sont devenus vos mondes-colonies, nos races d’esclaves sont libérées et on leur enseigne la technologie et l’éthique humaines. Quand nous devons nous excuser ou combattre, mon rôle est de présenter des excuses. »

Louis s’assit. Il semblait qu’il vivrait. Il dit : « Je ne voudrais de votre place pour rien au monde. »

— « Évidemment, si vous êtes prêt à combattre un Kzin à mains nues. Mais le Patriarche m’a jugé inapte à toute autre fonction. Mon intelligence est médiocre, ma santé est mauvaise, et ma coordination pitoyable. Comment pourrais-je autrement garder mon nom ? »

Louis dégusta sa tequila, souhaitant que quelqu’un changeât de sujet. Il trouvait l’humilité du Kzin plutôt embarrassante.

— « Mangeons », dit celui qui s’appelait Parleur-aux-Animaux. « À moins que notre mission ne soit urgente, Nessus ? »

— « Pas du tout. Notre équipage n’est pas encore au complet. Mes collègues m’appelleront quand ils auront localisé un quatrième équipier qualifié. Mettons-nous donc à table. »

Parleur-aux-Animaux ajouta une remarque avant de se retourner vers sa table. « Louis Wu, j’ai trouvé votre défi verbeux. Pour défiez un Kzin, un simple cri de rage suffit. Vous hurlez et vous bondissez. »

— « Vous hurlez et vous bondissez », répéta Louis. « Parfait. »

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