Il existe certaines singularités, dans les mathématiques de l’hyperespace. Dans l’univers einsteinien, chaque masse assez importante est entourée d’une telle singularité. À l’extérieur de celle-ci, un vaisseau peut se déplacer plus vite que la lumière. À l’intérieur, il disparaîtrait s’il tentait de le faire.
Le Long Shot, à près de huit heures-lumière de Sol, était maintenant sorti de la singularité locale de celui-ci.
Et Louis Wu était en apesanteur.
La tension tiraillait ses gonades, sa poitrine était oppressée et son estomac prêt à réagir violemment. Ces sensations seraient passagères. Il éprouvait aussi un besoin paradoxal de voler…
Il avait souvent volé en apesanteur, dans l’énorme bulle de l’Outbound Hôtel qui tournait autour de la Lune. Mais ici, le moindre battement de bras aurait détruit un organe vital dans la cabine.
Il avait décidé de sortir du système solaire sous une accélération de deux gravités seulement. Pendant quatre jours, il avait travaillé, mangé et dormi sur la couchette de pilotage. En dépit des aménagements excellents de la couchette, il était sale et hirsute ; et, malgré cinquante heures de sommeil, il était épuisé.
Son avenir s’était un peu assombri. Pour lui, l’expédition se déroulerait sous le signe de l’inconfort.
Le ciel profond de l’espace n’était pas très différent du ciel nocturne de la Lune. Dans le système solaire, les planètes n’apportent que peu à la vision naturelle. Une étoile particulièrement brillante flamboyait au sud galactique ; cette étoile était Sol.
Louis actionna les commandes gyroscopiques. Le Long Shot pivota et les étoiles défilèrent sous ses pieds.
Vingt-sept, trois cent douze, mille — Nessus lui avait communiqué les coordonnées avant que Louis ne referme sur lui le couvercle de sa couchette. C’était l’emplacement de la migration marionnettiste. Et Louis venait de remarquer que ce n’était dans la direction d’aucun des Nuages de Magellan. Le Marionnettiste lui avait menti.
Pourtant, c’était bien à environ deux cents années-lumière. Et la direction suivait l’axe galactique. Peut-être les Marionnettistes avaient-ils choisi de sortir par le chemin le plus court, puis de voyager au-dessus du plan de la galaxie pour atteindre le Petit Nuage. Ils éviteraient ainsi les débris interstellaires : soleils, nuages de particules, concentration d’hydrogène…
Ça n’avait pas grande importance. Tel un pianiste prêt à attaquer un concert, Louis éleva les mains au-dessus du tableau de bord.
Il les posa.
Le Long Shot disparut.
Louis détourna les yeux du plancher transparent. Il avait cessé de se demander pourquoi aucune fermeture n’obturait tout cet espace béant. La vue du Point Aveugle avait rendu fou des hommes courageux ; mais il y avait ceux qui pouvaient le supporter. Le pilote du Long Shot avait dû être de ceux-là.
Il porta son regard sur l’indicateur de masse : une sphère transparente au-dessus du tableau de bord, avec un certain nombre de lignes bleues irradiant du centre. Malgré l’étroitesse de la cabine, celui-ci était particulièrement gros. Louis se recula pour observer les lignes.
Elles changeaient à vue d’œil. Il en fixa une et la suivit dans un lent balayage de la surface sphérique. C’était inhabituel et inquiétant. Aux vitesses hyperspatiales courantes, les lignes restaient fixes pendant des heures.
Louis pilotait avec la main gauche sur le bouton de secours.
La fente de l’autocuisine, à sa droite, lui fournit un café au goût bizarre puis, plus tard, un sandwich qui se désagrégea entre ses doigts en parcelles de viande, de fromage, de pain et d’une sorte de feuille. Depuis quelques centaines d’années, l’autocuisine devait avoir besoin d’être reprogrammée. Les lignes radiales de l’indicateur de masse s’allongeaient, se déplaçant vers le haut à la manière d’une aiguille de montre, pour se réduire à néant. Au fond de la sphère, une ligne floue s’étira, s’étira… Louis enfonça brutalement le bouton de secours.
Une étoile géante rouge inconnue flamboyait au-dessous de lui.
« Trop vite », grommela-t-il. « Tanj trop vite ! » Dans n’importe quel vaisseau normal, il suffisait de contrôler l’indicateur de masse toutes les six heures environ. Sur le Long Shot, on osait à peine cligner des yeux !
Louis observa le disque rouge, flou et brillant sur un fond d’étoiles.
Tanj ! Je suis déjà sorti de l’Espace connu !
Il fit basculer le vaisseau pour observer les étoiles. Un ciel inconnu luisait au-dessous de lui. Elles sont à moi, toutes à moi ! Louis gloussait maintenant de joie en frottant ses mains l’une contre l’autre. Au cours de ses sabbatiques, Louis Wu s’amusait tout seul.
L’étoile rouge réapparut et il la laissa parcourir encore quatre-vingt-dix degrés. Il avait laissé le vaisseau s’en approcher trop près ; maintenant, il allait devoir la contourner.
Il y avait une heure et demie qu’il était entré dans l’hyperespace.
Une heure et demie plus tard, il dut en ressortir à nouveau.
Les étoiles étrangères ne l’incommodaient pas. Sur la plus grande partie de la Terre, les lumières des villes occultent la lueur des étoiles ; et Louis Wu avait été élevé en plat-terrien. Jusqu’à vingt-six ans, il n’en avait pas vu une seule. Il vérifia que l’espace était dégagé avant de refermer les volets sur les panneaux de contrôle, puis il s’étira.
Ouah !… J’ai les yeux comme des oignons bouillis.
Il se détacha de la couchette anti-g et se mit à flotter tout en assouplissant sa main droite. Il avait piloté pendant trois heures avec cette main crispée sur la commande d’hyperpropulsion. Du coude au bout des doigts, ce n’était plus qu’une crampe.
Sous le plafond se trouvaient des barreaux pour les exercices isométriques. Louis s’en servit. Ses muscles se dénouèrent, mais il était toujours fatigué.
Mmmm. Réveiller Teela ? Il serait agréable de bavarder avec elle, maintenant. Il y avait là une idée séduisante. La prochaine fois qu’il partirait en sabbatique, il emmènerait une femme en stase. Prendre le meilleur des deux mondes. Mais il sentait qu’il avait l’air d’une épave arrachée à un cimetière inondé. Peu acceptable pour des rapports courtois. Tant pis.
Il n’aurait pas dû la laisser embarquer sur le Long Shot.
Ce n’était pas qu’elle l’importunât ! Il avait apprécié les deux jours passés avec elle. C’était un peu une seconde version de l’histoire de Louis Wu et Paula Cherenkov, récrite avec un happy end. Peut-être eût-il mieux valu…
Teela avait pourtant quelque chose de superficiel. Ce n’était pas seulement son âge. Louis avait des amis de tous âges et certains parmi les plus jeunes étaient en vérité très profonds. C’étaient certainement ceux qui avaient le plus souffert ; comme si la souffrance était partie intégrante de l’apprentissage de la vie. Ce qui était probablement vrai.
Non, il y avait en Teela une absence d’empathie, d’aptitude à ressentir la douleur des autres…
Pourtant, elle était capable de ressentir le plaisir de quelqu’un et de répondre à ce plaisir, de le créer même. Elle était une amante merveilleuse : belle à faire mal, presque novice dans l’art amoureux, sensuelle comme un chat et incroyablement dépourvue d’inhibitions …
Mais rien de tout cela ne la qualifiait pour être exploratrice.
La vie de Teela avait été heureuse et sans éclat. Deux fois, elle était tombée amoureuse, et deux fois elle avait été la première à s’en lasser. Elle n’avait jamais subi de contrainte excessive, jamais elle n’avait souffert vraiment. Quand le moment viendrait, quand Teela se trouverait face à sa première crise sérieuse, il est probable qu’elle paniquerait.
Mais je l’ai choisie pour maîtresse… Sacré Nessus ! Si Teela s’était jamais trouvée dans une situation critique, Nessus l’eût rejetée pour son manque de chance !
Ils avaient eu tort de l’emmener. Elle serait un poids mort. Il passerait trop de temps à la protéger quand il devrait plutôt penser à se protéger lui-même.
À quelles sortes de périls allaient-ils devoir faire face ? Les Marionnettistes étaient doués pour les affaires. Ils ne payaient jamais plus qu’ils ne devaient. Or le Long Shot était une rétribution d’une valeur inégalée. Un soupçon inquiétant disait à Louis qu’ils allaient devoir la mériter.
On verra bien ! Et il retourna à sa couchette anti-g, où il dormit une heure sous le casque inducteur de sommeil. À son réveil, il remit le vaisseau en ligne et repassa le Point Aveugle.
Cinq heures et demie après avoir quitté le système solaire, il ressortit une dernière fois dans l’hyperespace.
Les coordonnées du Marionnettiste définissaient une petite section de ciel rectangulaire, vue depuis Sol, plus une distance radiale dans cette direction. À cette distance, les coordonnées délimitaient un cube d’une demi-année-lumière de côté. Quelque part dans ce volume devait se trouver une flotte de vaisseaux. Et maintenant, à moins que les instruments ne l’aient trompé, Louis Wu et le Long Shot se trouvaient également dans ce volume.
Quelque part, loin derrière lui, il y avait une bulle d’étoiles dont le diamètre ne dépassait pas soixante-dix années-lumière. L’Espace connu était bien petit et bien éloigné.
Inutile de chercher la flotte. Louis n’aurait pas su quoi chercher. Il alla réveiller Nessus.
Suspendu par les dents à un barreau d’exercice, Nessus regardait par-dessus l’épaule de Louis. « J’ai besoin de certaines étoiles pour référence. Centrez cette géante blanc-vert et projetez-la sur l’écran du télescope…
Il restait peu de place dans le poste de pilotage. Louis se pencha sur le tableau de bord, essayant de protéger les commandes des sabots insouciants du Marionnettiste.
« Analyse spectrale… oui. Maintenant, la bleue et jaune double, à deux heures …
» Ça y est… j’ai fait le point. Prenez le cap 348,72. »
— « Que dois-je chercher au juste, Nessus ? Un amas de flammes de fusion ? Non, vous devez utiliser des servo-propulseurs. »
— « Utilisez le télescope. Quand vous le verrez, vous saurez. »
L’écran du télescope était parsemé d’étoiles anonymes. Louis augmenta le grossissement jusqu’à… « Cinq points formant un pentagone régulier. C’est cela ? »
— « C’est notre destination. »
— « Bon. Attendez que je vérifie la distance… Tanj ! C’est impossible, Nessus. C’est trop loin ! »
Le Marionnettiste resta silencieux.
« Ce ne sont pas des vaisseaux, même si le télémètre ne fonctionne pas. La flotte marionnettiste doit se déplacer juste en dessous de la vitesse de la lumière. On verrait le mouvement. »
Cinq étoiles ternes formant un pentagone régulier. Elles étaient à un cinquième d’année-lumière, presque invisibles à l’œil nu. À en croire le grossissement actuel du télescope, c’étaient des planètes de taille respectable. Sur l’écran, l’une d’elles paraissait un peu moins bleue, un peu plus pâle que les autres.
Une rosace de Kemplerer. Comme c’était curieux…
Prenez au moins trois masses égales. Posez-les aux sommets d’un polygone régulier et imprimez-leur des vitesses angulaires égales par rapport à leur centre de gravité.
La figure possède alors un équilibre stable. Les orbites des masses peuvent être circulaires ou elliptiques. Une autre masse peut occuper le centre de gravité de la figure, ou celui-ci peut être laissé vide ; c’est sans importance. La figure est stable, comme deux points troyens.
Mais s’il existe plusieurs façons selon lesquelles une masse peut être facilement capturée par un point troyen (les astéroïdes troyens sur l’orbite de Jupiter, par exemple), il est moins facile pour cinq masses de former accidentellement une rosace de Kemplerer.
« C’est fantastique », murmura Luis Wu. « Unique. Personne n’a jamais découvert une rosace de Kemplerer… » Sa voix se perdit.
Ici, entre les étoiles, qu’est-ce qui pouvait bien illuminer ces objets ?
« Oh non ! Vous ne pouvez pas avoir… » S’écria-t-il soudain. « Vous ne me ferez jamais croire ça ! Pour quelle sorte d’idiot me prenez-vous ? »
— « Que vous refusez-vous à croire, Louis ? »
— « Vous savez tanj bien ce que je refuse de croire ! »
— « Comme vous voulez. Mais c’est notre destination, Louis. Si vous nous amenez à portée, un vaisseau viendra à notre rencontre. »
Le vaisseau de rendez-vous était une coque Taille 3, un cylindre aux bouts arrondis et au ventre aplati, peint d’un rose surprenant et dépourvu de baies. On ne voyait aucune ouverture pour les propulseurs. Ceux-ci ne devaient pas être mus par réaction : des servo-propulseurs d’un modèle humain, ou quelque chose de plus avancé.
Sur l’ordre de Nessus, Louis laissa l’autre vaisseau opérer les manœuvres. En utilisant seulement les propulseurs à fusion, il eût fallu au Long Shot des jours pour égaler la vitesse de la « flotte » marionnettiste. Le vaisseau des Marionnettistes l’avait réalisé en moins d’une heure ; il s’était matérialisé près du Long Shot, et son tube de transfert, pareil à un serpent de verre, s’approchait déjà de leur sas.
Le transfert allait présenter un problème. Il n’y avait pas assez de place pour sortir de stase tout l’équipage à la fois. De plus, ce serait pour Parleur la dernière chance de tenter une autre attaque.
« Pensez-vous qu’il obéisse à mon tasp, Louis ? »
— « Non. Je pense qu’il est prêt à risquer une autre dose pour s’emparer du vaisseau. Je vais vous dire ce que nous devrions faire… »
Ils déconnectèrent les commandes des moteurs à fusion du Long Shot. Rien que le Kzin ne puisse réparer lui-même, avec un peu de temps et l’intuition mécanique qu’il devait posséder. Mais il n’en aurait pas le temps…
Louis regarda le Marionnettiste s’éloigner dans le tube. Nessus emportait la tenue spatiale de Parleur. Il gardait les yeux fermés ; ce qui était dommage, car la vue était magnifique.
« Apesanteur », dit Teela quand il ouvrit sa couchette anti-g. « Je ne me sens pas tellement bien. Il vaut mieux que tu m’aides, Louis. Que se passe-t-il ? Sommes-nous arrivés ? »
Louis lui donna quelques détails tout en la conduisant jusqu’au sas. Elle écoutait, mais il devina qu’elle était concentrée sur le creux de son estomac. Elle paraissait vraiment mal à l’aise. « L’autre vaisseau est sous gravité », la rassura-t-il.
Il lui montra la minuscule rosace maintenant visible à l’œil nu, un pentagone de cinq étoiles blanches. Elle tourna vers lui des yeux interrogateurs. Le mouvement perturba ses canaux semi-circulaires ; et Louis vit son expression changer au moment où elle s’engouffra dans le sas.
Les rosaces de Kemplerer étaient une chose. Le mal de l’apesanteur en était une autre. Louis la regarda disparaître sur un fond d’étoiles inconnues.
Dès que le couvercle de la couchette du Kzin fut ouvert, Louis le prévint : « Ne faites aucun geste brusque. Je suis armé. »
Le visage orange du Kzin resta impassible. « Sommes-nous arrivés ? »
— « Oui. J’ai déconnecté les propulseurs à fusion. Vous n’auriez jamais le temps de les reconnecter. Nous sommes sous le feu de deux gros lasers à rubis. »
— « Supposez que je m’enfuie en hyperpropulsion ? Non, impossible. Nous devons nous trouver dans une singularité. »
— « Attendez-vous à une surprise. Nous sommes dans cinq singularités ! »
— « Cinq ? Vraiment ? Mais les lasers étaient un mensonge, Louis. Vous devriez avoir honte ! »
Néanmoins, le Kzin quitta tranquillement sa couchette. Louis le suivit, l’épée variable à la main. Dans le sas, le Kzin s’immobilisa à la vue du pentagone d’étoiles qui approchait.
Il aurait pu difficilement avoir une meilleure vue.
Le Long Shot, approchant en hyperpropulsion, s’était arrêté à une demi-heure-lumière en avant de la « flotte » marionnettiste : un peu moins que la distance moyenne Terre-Jupiter. Mais la « flotte » se déplaçait à une vitesse terrifiante, suivant sa propre lumière de près, de sorte que celle qui atteignait le Long Shot venait de beaucoup plus loin. Quand le Long Shot s’était arrêté, la rosace était encore invisible. Elle était à peine visible quand Teela était sortie du sas. Maintenant, sa taille était énorme, et elle s’accroissait à une allure effarante.
Un pentagone de cinq points bleu pâle qui s’élargissait dans le ciel, grandissait, déferlait…
En un éclair, le Long Shot fut entouré de cinq planètes qui disparurent aussitôt ; leur lumière s’évanouit sans transition, rendue invisiblement rouge par la vitesse de l’éloignement. Et Parleur-aux-Animaux tenait l’épée variable.
« Par les yeux du Manigant ! » rugit Louis. « N’avez-vous donc pas la moindre curiosité ? »
Le Kzin réfléchit. « Je suis curieux, mais mon orgueil est le plus fort. » Il fit rentrer la lame invisible et tendit à Louis l’épée variable. « Une menace est un défi. On y va ? »
Le vaisseau marionnettiste était un appareil robot. Au-delà du sas, une grande pièce constituait tout le système de subsistance. Quatre couchettes anti-g, de conceptions aussi diverses que ceux qui devaient les occuper, formaient un cercle autour d’une console à rafraîchissements.
Il n’y avait aucune baie.
Louis constata avec soulagement qu’il y avait de la pesanteur. Mais légèrement inférieure à la gravité terrestre ; la pression de l’air, elle, était un peu trop élevée. Il y avait des odeurs, pas déplaisantes mais bizarres. Louis reconnut celles d’ozone, d’hydrocarbures, de Marionnettistes — des douzaines de Marionnettistes — et d’autres encore qu’il renonça à identifier.
Il n’y avait aucun angle. Le mur incurvé, le plancher et le plafond n’étaient qu’une surface continue ; les couchettes et la console paraissaient moulées d’un seul bloc. Dans le monde des Marionnettistes, il ne devait y avoir rien de dur ni d’aigu, rien qui pût faire couler le sang ou causer une meurtrissure.
Pareil à une poupée de son, Nessus s’étalait sur sa couchette. À sa façon grotesque, il avait l’air parfaitement à son aise.
« Il ne veut rien dire », se plaignit Teela en riant.
— « Bien sûr que non », approuva le Marionnettiste. « Il aurait fallu que je reprenne tout depuis le début pour vous. Je suis sûr que vous avez dû vous poser des questions sur… »
— « Les mondes volants. », interrompit le Kzin.
— « Et les rosaces de Kemplerer », ajouta Louis. Un bourdonnement presque imperceptible lui indiqua que le vaisseau se déplaçait. Lui et Parleur rangèrent leurs bagages et rejoignirent les autres sur les couchettes. Teela tendit à Louis une ampoule molle remplie d’une boisson rouge à l’aspect fruité.
« Combien de temps avons-nous ? » demanda-t-il au Marionnettiste.
— « Une heure avant l’atterrissage. Là-bas, vous recevrez des informations supplémentaires sur notre destination finale. »
— « Cela devrait suffire. Bon, racontez-nous. Pourquoi des planètes volantes ? Dans un sens, il me paraît risqué de lancer des mondes habités dans l’espace avec une telle désinvolture. »
— « Oh ! Mais ce n’est pas risqué, Louis ! » Le Marionnettiste paraissait absolument convaincu. « Beaucoup moins que cet appareil, par exemple ; et, comparé à la plupart des vaisseaux humains, celui-ci est très sûr. Nous avons une longue expérience, en ce qui concerne le déplacement des planètes. »
— « Expérience ? Comment cela ? »
— « Pour vous expliquer, je devrai parler de la chaleur… et du contrôle démographique. Vous ne serez pas embarrassés ni offensés ? »
Ils secouèrent la tête. Louis eut le tact de ne pas rire, mais Teela ne put s’en empêcher.
« Sachez d’abord que, pour nous, le contrôle démographique est chose difficile. Pour éviter de devenir un parent, nous n’avons que deux solutions. L’une est une intervention chirurgicale importante. L’autre est l’absence totale d’union sexuelle. »
Teela fut choquée. « Mais c’est terrible ! »
— « C’est un handicap, oui. Mais ne vous méprenez pas. L’opération n’est pas une alternative à l’abstinence ; elle est destinée à faire respecter l’abstinence. Aujourd’hui, on peut pratiquer l’opération inverse ; dans le passé, c’était impossible. Peu de mes semblables acceptent de subir une telle intervention. »
Louis siffla. « Je m’en doute. Votre contrôle démographique dépend donc de votre force de volonté ? »
— « Oui. L’abstinence a des effets secondaires désagréables, pour nous comme pour la plupart des espèces. Traditionnellement, le résultat en a été la surpopulation. Il y a un demi-million d’années, nous étions un demi-billion, en numération humaine. En numération kzinti… »
— « Je sais faire la conversion », le coupa le Kzin. « Mais ces problèmes me paraissent sans rapport avec la nature inhabituelle de votre flotte. » Il ne récriminait pas, il ne faisait que commenter. De la console à rafraîchissements, il s’était procuré une buire à anse double de conception kzinti, qui contenait plus de deux litres.
— « Mais, Parleur, il y a un rapport. Un demi-billion d’êtres civilisés produisent une quantité de chaleur importante, en raison même de leur civilisation. »
— « Il y a longtemps que vous êtes civilisés ? »
— « Certainement. Quelle culture barbare pourrait faire survivre une telle population ? Il y avait longtemps que nous n’avions plus de terres cultivables et que nous avions dû terraformer deux planètes de notre système pour nos besoins agricoles. Pour cela, il fallait les rapprocher de notre soleil. Vous comprenez ? »
— « Votre première expérience dans le déplacement des planètes. Vous aviez utilisé des vaisseaux robots, bien sûr. »
— « Bien sûr… Après cela, il n’y eut plus de problèmes de nourriture. Il n’y avait pas non plus de problèmes d’espace vital. Nous construisions en hauteur, déjà en ce temps-là, et nous aimions vivre ensemble. »
— « Instinct grégaire, je parie. Est-ce pour cela que le vaisseau sent aussi fort qu’une foule de Marionnettistes ?
— « Oui, Louis. Il est rassurant pour nous de sentir l’odeur des nôtres. Notre seul problème, au moment dont je parle, était la chaleur. »
— « La chaleur ? »
— « La chaleur est un des déchets que produit la civilisation. »
— « Je ne saisis toujours pas », dit Parleur-aux-Animaux.
Louis, qui en tant que plat-terrien connaissait la question, s’abstint de tout commentaire. (La Terre était beaucoup plus encombrée que Kzin.)
— « Un exemple. Vous aimez avoir une source de lumière, le soir, n’est-ce pas, Parleur ? Sans lumière, il ne vous reste plus qu’à dormir, que vous ayez ou non d’autres choses à faire. »
— « C’est élémentaire. »
— « Supposons que votre source lumineuse soit parfaite, c’est-à-dire qu’elle produise des radiations uniquement dans le spectre visible aux yeux kzinti. Malgré cela, toute la lumière qui ne sortira pas par la fenêtre sera absorbée par les murs et les meubles. Elle se transformera en chaleur.
» Un autre exemple. La Terre ne produit pas assez d’eau douce pour ses dix-huit milliards d’habitants. On doit distiller de l’eau de mer par fusion. Cela produit de la chaleur. Mais notre monde, beaucoup plus peuplé, mourrait en une journée sans ses centrales de distillation.
» Un troisième exemple. Les transports, impliquant des changements d’allures, produisent toujours de la chaleur. Les astronefs chargés de céréales qui reviennent des planètes agricoles produisent de la chaleur au moment de leur rentrée, et cette chaleur est absorbée par l’atmosphère. Et ils en produisent encore plus au décollage. »
— « Mais les systèmes de refroidissement… »
— « La plupart des systèmes de refroidissement ne font que pomper la chaleur d’un endroit dans un autre, et leur fonctionnement produit aussi de la chaleur. »
— « U-u-urr. Je commence à comprendre. Plus les Marionnettistes sont nombreux, plus ils produisent de chaleur. »
— « Vous comprenez maintenant comment la chaleur dégagée par notre civilisation rendait notre monde inhabitable ? »
Brouillard, pensa Louis Wu. Moteurs à combustion interne. Bombes nucléaires et fusées à fusion dans l’atmosphère. Déchets industriels dans les lacs et les océans. Nous avons souvent failli nous anéantir avec nos propres déchets. Sans le Conseil de Fertilité, la Terre ne serait-elle pas maintenant en train de périr par sa propre chaleur ?
— « Incroyable », convint Parleur-aux-Animaux. « Mais alors, pourquoi n’êtes-vous pas partis ? »
— « Qui exposerait sa vie aux innombrables périls de l’espace ? Un fou dans mon genre, mais personne d’autre. Allions-nous fonder des mondes nouveaux avec nos déments ? »
— « Envoyez des cargaisons d’ovules fécondés et congelés. Et faites piloter les vaisseaux par des équipages de fous. »
— « Les discussions sexuelles me mettent mal à l’aise. Notre biologie ne permet pas de telles méthodes, quoique nous pourrions sans doute développer quelque chose d’analogue… Mais dans quel but ? Notre population aurait été la même, et nous aurions quand même été sur le point de périr par la chaleur que nous dégagions ! »
Teela dit soudain, hors de propos : « J’aimerais pouvoir regarder à l’extérieur. »
Le Marionnettiste en fut abasourdi. « Êtes — vous sûre ? N’avez-vous pas peur de tomber ? »
— « Dans un vaisseau marionnettiste ? »
— « Ou…ui. De toute façon, le fait de voir n’accroît pas le danger. Très bien. » Nessus dit quelques mots dans sa langue musicale, et le vaisseau disparut.
Ils se voyaient les uns les autres ; ils voyaient quatre couchettes anti-g reposant dans le vide, avec la console à rafraîchissements au milieu. Autour, il n’y avait que le noir de l’espace. Mais cinq planètes d’une blancheur resplendissante brillaient derrière la chevelure noire de Teela.
Elles étaient toutes de taille égale à peu près deux fois le diamètre apparent de la pleine Lune vue de la Terre. Elles formaient un pentacle. Quatre des planètes étaient entourées d’un cordon de minuscules lumières flamboyantes des soleils orbitaux qui émettaient une lumière blanc-jaune artificielle. Ces quatre-là étaient identiques d’éclat et d’aspect : des sphères bleues brumeuses sur lesquelles on ne pouvait distinguer le contour des continents en raison de la distance. Mais la cinquième…
La cinquième planète n’avait pas de soleils orbitaux. Elle luisait de sa propre lumière, selon les taches colorées des continents. Les flaques de lumière étaient séparées par un noir pareil à celui de l’espace ; et ce noir-là était aussi plein d’étoiles. Le noir de l’espace semblait s’être répandu entre les continents de lumière.
« Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau », soupira Teela avec des larmes dans la voix. Et Louis, qui avait vu beaucoup de choses, se sentait du même avis.
— « Incroyable ! » souffla Parleur-aux-Animaux. « J’ose à peine le croire. Vous avez emporté vos planètes avec vous !
— « Les Marionnettistes ne font pas confiance aux vaisseaux spatiaux », dit Louis distraitement. Il eut un frisson à l’idée qu’il aurait pu manquer ce spectacle ; que Nessus aurait pu choisir quelqu’un d’autre à sa place. Il aurait pu mourir sans avoir vu la rosace des Marionnettistes…
— « Mais, comment ?… »
— « Je viens de vous expliquer », reprit Nessus, « que notre civilisation mourait de la chaleur qu’elle dégageait. La conversion totale de l’énergie nous avait délivrés de tous les déchets de la civilisation, sauf celui-là. Nous n’avions d’autre solution que d’éloigner notre planète de son soleil. »
— « N’était-ce pas dangereux ? »
— « Si, très. Cette année-là fut pleine de folie ; pour cette raison, elle est restée célèbre dans notre histoire. Mais nous avions acheté aux Outsiders un système de propulsion sans réaction et sans inertie. Vous pouvez imaginer quel en était le prix ! Il nous reste d’ailleurs encore des traites à payer… Nous avions déjà déplacé deux planètes agricoles ; puis nous avons expérimenté la propulsion des Outsiders sur quelques planètes inutiles de notre système.
» Quoi qu’il en soit, nous l’avons fait. Nous avons déplacé notre planète.
» Quelques millénaires plus tard, notre population atteignit un billion. Le manque de lumière solaire naturelle nous avait obligés à éclairer les rues dans la journée, ce qui produisit encore plus de chaleur. Notre soleil se comportait mal.
» En bref, nous découvrîmes qu’un soleil était un inconvénient plus qu’un avantage. Nous emmenâmes notre planète cette fois à un dixième d’année-lumière, en gardant le soleil seulement comme point d’attache. Nous avions besoin des planètes agricoles, et il eût été dangereux de laisser notre monde errer au hasard à travers l’espace. Mais sans cela, nous n’aurions eu aucun besoin d’un soleil. »
— « Voilà donc pourquoi personne n’a jamais pu découvrir le monde des Marionnettistes », soupira Louis Wu.
— « C’est partiellement vrai. »
— « Nous avons exploré chaque naine jaune de l’Espace connu, et même quelques-unes à l’extérieur. Attendez une minute, Nessus. Quelqu’un aurait pu découvrir les planètes agricoles. En rosace de Kemplerer. »
— « Non, Louis. Ils n’ont pas exploré les bonnes étoiles. »
— « Quoi ? Il est évident que vous venez d’une naine jaune. »
— « Nous avons évolué sous une naine jaune du genre de Procyon. Peut-être savez-vous que dans un demi-million d’années, Procyon passera à l’état de géante rouge. »
— « Par la main lourde du Manigant ! Votre soleil a-t-il explosé en une géante rouge ? »
— « Oui. Il a commencé son processus d’expansion peu après que nous eûmes déplacé notre planète. Vos ancêtres utilisaient encore le fémur de renne pour briser les crânes. Quand vous avez commencé à chercher notre monde, vous exploriez les mauvaises orbites autour des mauvais soleils.
» Nous avions porté à quatre le nombre de nos planètes agricoles, en capturant des planètes adéquates de systèmes voisins et en les plaçant sur une rosace de Kemplerer. Nous avions dû les déplacer simultanément quand notre soleil commença son expansion, et leur procurer des sources d’ultraviolets pour compenser le décalage des radiations dans le rouge. Vous comprenez que, lorsque vint le moment d’abandonner la galaxie, il y a deux cents ans, nous étions bien préparés. Nous avions une certaine expérience dans le déplacement des planètes. »
Depuis un moment, la rosace des planètes grandissait. Le monde des Marionnettistes étincelait maintenant sous leurs pieds, croissant, s’élevant pour les engloutir. Les étoiles éparpillées sur les mers noires avaient grandi aussi, se transformant en myriades de petites îles. Les continents flamboyaient comme des soleils.
Il y avait longtemps, Louis Wu s’était approché de la lisière du vide, au Mont Lookitthat. Sur ce monde, la Rivière de la Longue Chute se termine par la plus haute cascade de l’Espace connu. Il l’avait suivie des yeux aussi loin que le permettait la brume du vide. La blancheur imprécise du vide lui-même s’était emparée de son esprit et Louis Wu, à moitié hypnotisé, avait juré de vivre pour toujours. Comment, autrement, pourrait-il voir tout ce qu’il y avait à voir ?
Maintenant, face au monde des Marionnettistes qui s’élevait vers lui, il renouvela son vœu.
« Je suis impressionné », reconnut Parleur-aux-Animaux. Sa queue nue et rose battait nerveusement, mais son visage de fourrure et sa voix grasseyante ne trahissaient aucune émotion. « Nous méprisions votre manque de courage, Nessus, mais notre mépris nous avait aveuglés. Vous êtes vraiment dangereux. Si vous aviez eu suffisamment peur de nous, vous nous auriez exterminés. Votre puissance est redoutable. Nous n’aurions pu vous arrêter. »
— « Un Kzin ne peut craindre un herbivore. »
Nessus avait parlé sans ironie ; mais Parleur réagit avec rage. « Quel être raisonnable ne redouterait une telle puissance ? »
— « Vous me consternez. La peur est sœur de la haine. On peut craindre qu’un Kzin n’attaque ce qui l’effraie. »
La conversation devenait épineuse. Avec le Long Shot à des millions de kilomètres dans leur sillage et l’Espace connu à deux centaines d’années-lumière, ils étaient tous aux mains des Marionnettistes. Si ceux-ci avaient des raisons de les craindre…
Changer de sujet, vite ! Louis ouvrit la bouche…
— « Eh ! » dit Teela brusquement. « Vous n’arrêtez pas de parler des rosaces de Kemplerer ! Qu’est-ce que c’est ? »
Et les deux étrangers se mirent à répondre simultanément. Louis se demanda pourquoi il avait jugé Teela superficielle.