22 mai 1987

En un clin d’œil, on y est. C’est comme un coup au plexus solaire. Je manque m’effondrer. Je m’agrippe à sa ceinture. Enfouis mon visage dans sa cape rêche.

Du calme, ma fille. Il t’a prévenue que la transition serait rude. Lui-même est pas mal secoué. Je l’entends qui marmonne : « Ave Maria gratiœplena…» Comme il fait froid dans les hauteurs ! Pas de lune, mais une foule d’étoiles. Et les feux d’un avion qui clignotent…

La péninsule est gigantesque, une galaxie se déployant huit ou neuf cents mètres en contrebas. Et toutes ces lumières – blanches, jaunes, rouges, vertes, bleues – les voitures qui se pressent de San José à San Francisco. A gauche, la masse noire des collines. À droite, des ténèbres chatoyantes, la baie hachurée par les ponts. Sur l’autre rive, des semis d’étoiles – les villes entrevues. Vendredi, dix heures du soir.

Combien de fois ai-je déjà savouré ce spectacle ? Bien à l’abri dans un avion. À califourchon sur une bécane spatio-temporelle, en compagnie d’un homme né cinq siècles avant moi, c’est une autre paire de manches.

Il se reprend. Son courage léonin… sauf qu’un lion ne foncerait pas tête baissée dans l’inconnu, comme lui et ses semblables l’ont fait après que Colomb leur eut offert tout un monde à piller. « Serait-ce le royaume de Morgana la Hada ? souffle-t-il.

— Non, c’est le pays d’où je viens, et ces lueurs sont des lampes, dans les rues, dans les maisons et dans… dans les chariots. Ces chariots se déplacent tout seuls, sans qu’on doive y atteler des chevaux. Là-haut vogue un navire volant. Mais il ne peut sauter d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, contrairement à cet engin. »

Une super-héroïne ne perdrait pas de temps à lui expliquer tout ça. Elle lui servirait un quelconque bobard, profiterait de son ignorance pour lui tendre un quelconque piège. Oui, mais lequel ? Je ne suis qu’une fille ordinaire, le super-héros, c’est lui. Le fruit de la sélection naturelle qui prévaut dans sa culture. Quand on n’est pas assez dur, on ne vit pas assez longtemps pour procréer. Et si un paysan peut se permettre d’être stupide – c’est même dans son intérêt –, on ne peut pas en dire autant d’un militaire qui n’a pas de Pentagone pour lui dicter sa conduite. Et puis, cet interminable interrogatoire sur l’île de Santa Cruz (imaginez un peu : c’est moi, Wanda Tamberly, qui suis la première femme à y avoir posé le pied !) m’a complètement lessivée. S’il n’a jamais levé la main sur moi, il ne m’a pas ménagée pour autant. J’ai fini par renoncer à toute résistance. Par me persuader que la collaboration était ma seule option. Si je ne filais pas doux, il risquait de commettre une erreur qui signerait notre arrêt de mort, sans parler de celui d’oncle Steve.

« J’ai souvent songé que les saints demeuraient au sein d’une semblable gloire », murmure Luis. Les seules villes qu’il connaît sont plongées dans les ténèbres à la nuit tombée. Impossible d’y circuler sans lanterne. Parfois, mais pas toujours, on y dispose des pierres surélevées au centre de la chaussée, afin que les piétons ne marchent pas dans les immondices.

Il revient à des considérations tactiques. « Pouvons-nous descendre sans être vus ?

— Oui, à condition d’être prudents. N’allez pas trop vite, je vais vous guider. » Je reconnais le campus de Stanford, une vaste parcelle enténébrée. Je me penche vers lui, m’accrochant à sa cape de la main gauche. Ces selles sont bien conçues : mes genoux me calent en position. Si jamais je tombe, ce sera de haut. Je lève le bras droit. Pointe l’index. « Par ici. »

L’engin pique du nez. Nous descendons. Son fumet emplit à nouveau mes narines. Comme je l’ai remarqué, il est puissant sans être aigre – ouais, le parfum du macho.

Je ne peux m’empêcher de l’admirer. Un héros, selon ses propres critères. Du diable si je ne lui souhaite pas de réussir dans sa folle entreprise.

Holà, on se calme ! Reprends-toi, ma fille. Tu te conduis comme ces victimes de kidnapping qui s’identifient avec leurs ravisseurs. Le syndrome Patty Hearst.

N’empêche que don Luis a accompli un véritable exploit, bon sang ! Il est aussi brillant qu’audacieux. Imaginez un peu. Je m’efforce d’évaluer son plan en fonction de ce qu’il m’en a révélé et de ce que j’ai pu déduire par moi-même.

Pas facile. Lui-même pilote au jugé la plupart du temps. En se raccrochant à la Sainte Trinité et aux saints les plus guerriers. Soit il réussira, auquel cas il leur dédiera son triomphe, surpassant dans sa gloire l’Empereur en personne ; soit il échouera, ce qui lui vaudra de monter tout droit au paradis, absous de tous ses péchés car il aura œuvré au nom de la chrétienté. Ou plutôt du catholicisme.

Le voyage dans le temps, c’est du sérieux. Il existe même une sorte de guarda del tiempo et oncle Steve en fait partie. (Oh ! oncle Steve, tu m’as caché ça alors même qu’on se retrouvait pour rire, pour bavarder, pour pique-niquer en famille, pour regarder la télé, pour jouer aux échecs…) Et il existe aussi des brigands qui écument les siècles, et ça, c’est plus terrifiant que tout le reste. Luis a échappé à leurs griffes, s’emparant de cet engin, puis de mon humble personne, afin d’accomplir son extraordinaire projet.

Il est parvenu jusqu’à moi en pressant oncle Steve comme un citron. Je n’ai pas vraiment envie d’imaginer les détails, même s’il m’affirme qu’il l’a plus ou moins laissé indemne. Ensuite, il a filé dans les Galapagos pour y établir un camp de base avant l’époque de leur découverte. Puis il a effectué plusieurs missions de reconnaissance au XXe siècle, en 1987 plus précisément. Il savait que je serais dans les parages et j’étais la seule personne qu’il espérait pouvoir… utiliser.

Son camp de base se trouve dans l’arboretum derrière la Station Darwin. Il pouvait y laisser son engin pendant quelques heures, notamment en début de matinée, en fin d’après-midi et à la nuit tombée. Il se défaisait de son armure et allait faire un tour en ville. Ses fringues étaient plutôt spéciales, mais il veillait à n’aborder que des indigènes des classes inférieures, qui ont l’habitude des touristes excentriques. Il les faisait parler à coups de menaces, de promesses et de pourboires. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait piqué du fric à droite et à gauche. Qui veut la fin veut les moyens. A force de poser des questions, il a fini par savoir ce qu’il voulait sur l’époque – et sur moi. Quand il a appris que j’allais bientôt partir et que j’avais décidé de faire une petite rando, il lui a suffi de planer dans les airs, de m’observer sur son écran puis de me sauter dessus à la première occasion. Et voilà.

Enfin, disons que c’est ce qu’il fera en septembre prochain. Aujourd’hui, nous sommes le vendredi précédant le Mémorial Day[4]. Il voulait que je l’emmène dans ma piaule à un moment où personne ne risquait de nous déranger. Notamment moi-même. (Quel effet ça fait de se rencontrer en chair en os ?) Je me trouve présentement à San Francisco, en compagnie de papa, de maman et de Suzy. Demain, on va faire un tour à Yosemite. Retour lundi matin, pas avant.

On va se retrouver tous les deux chez moi. Les trois autres apparts sont vides, leurs occupants partis pour le week-end.

Enfin, j’espère qu’il continuera à « respecter ma vertu ». Il n’a pas hésité à me faire remarquer que je m’habillais comme un homme « o unaputa ». Sympa – enfin, j’ai eu la présence d’esprit de paraître outrée et de lui dire que cette tenue était fort respectable à mon époque. Il s’est excusé – plus ou moins. A reconnu que j’étais une femme blanche, quoique hérétique. Les sentiments d’une Indienne comptent pour du beurre, je suppose.

Que va-t-il faire ensuite ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Je n’en sais rien. Sans doute ne le sait-il pas lui-même, du moins pas encore. Si j’avais pu saisir la chance qu’il a saisie, comment déciderais-je de l’exploiter ? Le pouvoir dont il dispose est quasiment divin. Difficile de garder la tête froide quand on a ce panneau de contrôle sous les yeux. « Tournez à droite. Ralentissez. »

On vient de survoler University Avenue, puis Middlefield, et voilà la Plaza ; ma rue est de ce côté. Oui, c’est ça. « Halte. » On s’arrête. Je lève la tête pour mieux voir le bâtiment – trois mètres en contrebas, vingt mètres droit devant. Les stores sont baissés.

« Mon logis se trouve au dernier étage.

— Y a-t-il assez de place pour la cavale ? »

Aïe. « Euh… oui, dans la plus grande pièce. Quelques pieds…» Combien, bon sang ? « Trois pieds derrière ces fenêtres, dans le coin opposé. » J’espère que les pieds espagnols de son époque sont égaux aux pieds anglais de la mienne.

C’est pas gagné. Il se penche, plisse les yeux, pianote sur les touches. Mon cœur s’accélère. La sueur perle sur ma peau. Il a l’intention de faire un saut quantique à travers l’espace (à travers ou autour ?) pour réapparaître dans mon salon. Et si on atterrit dans une table ou dans un mur ?

Il a dû faire quelques expériences dans son refuge des Galapagos. Imaginez le courage que ça lui a demandé ! Il tente de me faire part de ses découvertes. Pour autant que je puisse le suivre, et traduire ses propos dans la terminologie du XXe siècle, nous allons passer directement d’un jeu de coordonnées spatiotemporelles à un autre. Peut-être en empruntant un « trou de ver » – je me souviens vaguement d’avoir lu des articles sur le sujet, dans le Scientific American, Science News ou Analog –, ce qui nous donnerait un instant une dimension égale à zéro ; puis nous entrerions en expansion une fois atteinte notre destination, déplaçant ainsi la matière qui y est présente. Des molécules d’air, selon toute évidence. S’il se trouve en plus un petit objet solide, il est automatiquement poussé de côté, ainsi que l’a découvert Luis. Si l’objet est trop gros, le cycle temporel apparaît à une légère distance du point prévu. Sans doute l’obstacle et lui s’écartent-ils l’un de l’autre. Action et réaction. Pas vrai, sir Isaac ?

Sans doute y a-t-il des limites à ce principe. Supposons qu’il se plante dans ses calculs et qu’on atterrisse dans le mur. On se retrouverait les chairs déchiquetées, fourrées de plâtre et criblées de clous, avant de faire une chute de douze mètres pour atterrir sur le béton.

« Que saint Jacques soit avec nous. » Je le sens qui actionne les commandes. C’est parti !

Et on arrive chez moi, flottant quelques centimètres au-dessus de la moquette. Il nous pose en douceur.

Le réverbère dispense une chiche lumière dans le salon. Je mets pied à terre. J’ai les jambes qui flageolent. Je fais un pas et… Stop ! Il m’agrippe par le bras. « Halte, ordonne-t-il.

— Je veux seulement faire un peu de lumière.

— Je vais m’en assurer, ma dame. » Il me suit. Pousse un hoquet après que j’ai actionné l’interrupteur. Ses doigts me broient les chairs. « Aïe ! » Il me lâche et parcourt ma piaule du regard.

Il a forcément vu des ampoules électriques sur Santa Cruz. Mais Puerto Ayora est un village pauvre et ça m’étonnerait qu’il ait jeté un coup d’œil à l’intérieur de la Station. Je m’efforce de voir la situation avec ses yeux. Pas facile. Pour moi, tous ces accessoires relèvent du quotidien. Quelle idée peut-il donc s’en faire ?

L’engin occupe la quasi-totalité de l’espace disponible. À peine s’il reste de la place pour le bureau, le canapé, la télé et les bibliothèques. Il m’a renversé deux chaises. Par la porte ouverte, on aperçoit le petit couloir. La salle de bains et le placard à balais à gauche, la chambre et la penderie à droite, la cuisine au fond – toutes ces portes sont fermées. Mon petit clapier à moi. Sauf que personne ne vivait dans un tel confort au XVIe siècle, hormis peut-être les princes marchands.

Devinez ce qui l’étonne le plus ? « Comment se fait-il que vous ayez autant de livres ? Vous ne pouvez être une lettrée. »

Hein ? J’ai à peine une centaine de bouquins ici, en comptant les manuels universitaires. Et Gutenberg est antérieur à Christophe Colomb, non ?

« Comme ils sont mal reliés ! » Cette constatation semble lui remonter le moral. Je présume qu’à son époque, les livres étaient rares et onéreux. Et toujours reliés plein cuir.

Il secoue la tête en examinant des magazines ; leurs couvertures doivent lui paraître criardes. Impérieux : « Montrez-moi votre logis. »

Je m’exécute, m’efforçant de lui détailler les éléments de confort. A Puerto Ayora, il n’a pu (ne pourra) manquer de voir des robinets et des cabinets de toilette. « Si seulement je pouvais prendre un bain », soupiré-je. Une bonne douche, des vêtements propres, et je serais prête à renoncer à ton paradis, don Luis.

« Si vous le souhaitez, déclare-t-il. Mais ce sera en ma présence, comme tout ce que vous voudrez faire.

— Hein ? Même si je dois me… me retirer ? »

Son embarras n’entame en rien sa résolution. « Croyez bien que je le regrette, ma dame, et que je veillerai à détourner les yeux une fois assuré que vous ne mijotez pas un tour pendable. Car vous m’apparaissez comme une âme vaillante, et je suis sûr que vous avez à votre disposition des armes dont j’ignore tout. »

Ah ! Si seulement j’avais planqué un Colt sous mes dessous chics. Et justement, j’ai toutes les peines du monde à le convaincre que mon aspirateur n’est pas une arme à feu. Il m’oblige à le brancher pour lui faire une démonstration. Son sourire le rend presque humain. « Une domestique serait préférable – elle ne hurlerait pas comme un loup à la lune. »

On laisse tomber le ménage pour continuer le tour du propriétaire. Une fois dans la cuisine, il est fasciné par ma gazinière. « Il me faut un sandwich – à manger – et une bonne bière, lui dis-je. Et vous ? Vous devez être écœuré de l’eau tiède et de la viande de tortue.

— Vous proposez-vous de m’offrir l’hospitalité ? » Il n’en revient pas.

« Si vous voulez le formuler comme ça…» Il réfléchit. « Non. Je vous remercie, mais je ne saurais en bonne conscience partager votre sel. »

Bizarre à quel point il peut être touchant. « La vieille école, hein ? Pourtant, sauf erreur de ma part, les Borgia sévissaient déjà à votre époque. Bon, disons que nous sommes des ennemis mais que nous avons conclu une trêve. »

Il s’incline, ôte son casque et le pose sur le comptoir. « Ma dame est fort gracieuse. »

Un en-cas va me faire un bien fou. Et peut-être endormir sa méfiance. Je suis très séduisante quand j’en ai envie. Il faut que j’en apprenne davantage. Que je reste sur mes gardes. Et abstraction faite de mon angoisse… toute cette histoire est fascinante, bon sang !

Il m’observe tandis que je prépare le café. Il me suit des yeux lorsque j’ouvre le frigo, sursaute quand je décapsule deux canettes. Je bois une gorgée de la première et la lui tends. « Ce n’est pas du poison, vous voyez. Asseyez-vous. » Il se met à table. Je m’affaire avec le pain, le fromage et le reste.

« Étrange boisson », commente-t-il. On connaissait sûrement la bière à son époque, mais la saveur devait être différente.

« J’ai du vin, si vous préférez.

— Non, je dois garder les idées claires. »

Cette bibine californienne ne griserait même pas un chaton. Dommage.

« Parlez-moi de vous, dame Wanda.

— Si vous en faites autant, don Luis. »

Je fais le service. Et on taille une bavette. Quelle vie extraordinaire que la sienne ! La mienne lui paraît tout aussi remarquable. Je suis une femme, après tout. Si j’étais née dans son milieu, je me serais consacrée à la procréation, au ménage et à la prière. À moins de m’appeler Isabelle la Catholique… N’en fais pas trop, ma fille. Encourage-le à te sous-estimer.

Il faut de la technique pour cela. Je n’ai pas l’habitude de battre des cils et de flatter les mecs pour qu’ils me racontent leurs exploits. Mais j’y arrive si nécessaire. Ça permet d’éviter le pugilat quand je me retrouve avec un indécrottable macho sur les bras. Il n’y a jamais de match retour. Je préfère les hommes qui se considèrent comme mes égaux.

Luis n’a rien d’une brute. Fidèle à sa promesse, il se montre extrêmement poli. Ferme, mais poli. C’est un tueur, un raciste, un fanatique ; un produit de sa culture, intrépide et prêt à mourir pour son roi ou ses camarades ; avec des rêves de chevalerie et un amour sincère pour sa mère, une Espagnole pauvre mais fière. Un peu raide, mais follement romantique.

Je jette un coup d’œil à ma montre. Il est près de minuit pour moi. Bon sang, on a passé tout ce temps à bavasser ?

« Qu’avez-vous l’intention de faire, don Luis ?

— Me procurer des armes dans votre pays. »

Voix posée. Sourire aux lèvres. Ma réaction ne lui échappe pas. « Êtes-vous surprise, ma dame ? Pour quelle autre raison serais-je venu ici ? Je ne souhaite pas m’attarder dans cet endroit. Vu du ciel, il ressemble peut-être au paradis, mais une fois sur terre, ces milliers de chariots grondant sur les routes doivent le faire ressembler à l’enfer. Les gens, le langage, les coutumes me sont étrangers. Et je n’y trouverais qu’hérésie et impudence. Veuillez me pardonner. Je ne doute pas que vous soyez une femme chaste, en dépit de votre tenue. Mais n’êtes-vous pas une infidèle ? Il est évident que vous bafouez les préceptes divins pour ce qui est de la place des femmes dans la société. » Il secoue la tête. « Non, je vais regagner l’époque et la contrée qui sont les miennes. Et je serai bien armé. »

Consternée : « Mais comment ? »

Il tire sur sa barbe. « J’ai réfléchi à la question. Un chariot comme ceux que vous m’avez décrits ne me serait d’aucune utilité, en l’absence de chaussées carrossées et de fluide pour l’alimenter. En outre, ce serait une bien piètre monture comparée à mon vaillant Florio – ou à la cavale dont je me suis emparé. Toutefois, on doit trouver ici des armes à feu qui sont à nos mousquets et à nos canons ce que ces derniers sont aux flèches et aux lances des Indios. Des armes de poing, oui, cela serait préférable.

— Mais… mais je n’ai pas d’armes ici. Et je ne peux pas vous en procurer.

— Vous savez à quoi elles ressemblent et où elles sont entreposées. Dans des arsenaux, par exemple. J’aurai beaucoup de questions à vous poser ces prochains jours. N’oubliez pas que j’ai le pouvoir de franchir portes et verrous, et de prendre ce que je veux dans les chambres closes. »

Exact. Et il a toutes les chances de réussir. Car je serai à ses côtés, pour le guider et le conseiller. Le seul moyen de l’empêcher de nuire, c’est de me conduire en héroïne et de le forcer à me tuer. Sauf qu’il n’aurait plus qu’à recommencer ailleurs et qu’oncle Steve se retrouverait perdu Dieu sait où/quand.

« Que… que ferez-vous de… de ces armes ? »

Solennel : « Mon but ultime est de rassembler les armées de l’Empereur afin de les conduire à la victoire. Nous repousserons les Turcs. Nous mettrons un terme à la sédition luthérienne qui ravage le Nord. Nous soumettrons les Anglais et les Français. Et nous livrerons la Dernière Croisade. » Il reprend son souffle. « Mais d’abord, je dois achever la conquête du Nouveau Monde et y imposer ma puissance. Non que je sois particulièrement assoiffé de gloire. Mais telle est la mission que le Seigneur m’a confiée. »

Le simple fait d’imaginer certaines des conséquences de ces projets me donne le vertige. « Mais tout ce qui nous entoure n’aura jamais existé ! Moi-même, je ne serai jamais née ! »

Il se signe. « Il en sera fait selon la volonté de Dieu. Mais si vous me servez fidèlement, je vous garderai auprès de moi et veillerai à votre salut. »

C’est cela, oui. Et je me retrouverai dans la peau d’une Espagnole du XVIe siècle. Si tant est que j’existe encore. Car mes parents, eux, seraient anéantis, non ? Je n’en ai aucune idée. La seule chose qui soit sûre à mes yeux, c’est que Luis joue avec des forces qui le dépassent, qui nous dépassent, des forces que seuls maîtrise cette Garde du temps – il est comme un enfant sculptant un bonhomme de neige alors que menace une avalanche…

La Garde du temps ! Everard, le détective que j’ai vu l’année dernière ! Pourquoi m’a-t-il interrogée sur l’oncle Steve ? Parce que celui-ci ne travaillait pas pour une quelconque fondation scientifique. C’est un Gardien du temps !

Ils ont sûrement le devoir de prévenir de tels désastres. Everard m’a laissé sa carte de visite. Avec son téléphone dessus. Où diable ai-je pu la fourrer ? Le sort de l’univers dépend de ce bout de papier.

« Pour commencer, il faudrait que j’apprenne ce qui s’est passé au Pérou après… après mon départ, poursuit Luis. Ensuite, je pourrai préparer mon retour. Dites-le-moi. »

Je frissonne. Le moment est venu de se ressaisir, ma fille. Oublie ce cauchemar et réfléchis. « Je ne peux pas. Comment le saurais-je ? C’est arrivé il y a plus de quatre siècles. » Mais un spectre issu de ce lointain passé est assis en face de moi, souple, solide et luisant de sueur, derrière les assiettes, les tasses et les canettes de bière.

Soudain, une éruption dans ma tête.

Garde ton calme. Baisse les yeux. Parle posément. « Nous avons des livres d’histoire, évidemment. Et des bibliothèques publiques. Je vais me renseigner. »

Il glousse. « Vous êtes courageuse, ma dame. Mais vous ne sortirez pas de ce logis, pas plus que je ne vous quitterai des yeux, tant que je ne serai pas sûr de contrôler la situation. Chaque fois que je devrai m’absenter – pour aller quelque part, pour dormir ou pour autre chose –, je veillerai à revenir à l’instant même où je serai parti. Évitez le centre de votre salon. »

Et si le cycle temporel apparaissait dans l’espace que j’occupe ? Boum ! Non, sans doute serais-je tout simplement poussée de côté. Plaquée contre le mur, grièvement blessée. Ça ne servirait à rien.

« Eh bien, je… je peux demander à quelqu’un qui connaît bien l’histoire. Nous avons des… des appareils… qui nous permettent de parler avec des gens se trouvant à des lieues de distance. Il y en a un au salon.

— Et comment saurais-je à qui vous parlez, comment comprendrais-je ce que vous lui dites en anglais ? Non, vous ne toucherez pas à cet appareil. » Il ignore à quoi ressemble un téléphone, mais jamais je ne pourrais décrocher le mien sans qu’il le remarque.

Il renonce à l’hostilité pour se faire persuasif. « Je vous en prie, ma dame, comprenez que je ne vous veux aucun mal. Je ne fais que mon devoir. Mes amis, ma patrie, mon Église comptent sur moi. N’avez-vous point la sagesse – la compassion – nécessaire pour le comprendre ? Je vous sais instruite. Ne possédez-vous point un livre qui pourrait nous aider ? Rappelez-vous que, quoi qu’il arrive, jamais je ne renoncerai à ma mission sacrée. Vous avez la possibilité d’en rendre les conséquences moins pénibles pour les êtres qui vous sont chers. »

L’excitation me fuit en même temps que l’espoir. Je prends conscience de ma fatigue. Chacune de mes cellules me semble endolorie. Allez, vas-y, coopère. Peut-être qu’ensuite il te laissera dormir. Et si tu fais des cauchemars, ils ne seront pas pires que la réalité.

L’encyclopédie. Un cadeau d’anniversaire de ma sœur Suzy qui est condamnée à disparaître si l’Espagne conquiert l’Europe, le Proche-Orient et les Amériques.

Un frisson glacé sur mon échine. Je me souviens ! J’ai rangé la carte de visite d’Everard dans le tiroir en haut à gauche de mon bureau, celui où j’entasse les documents divers. Et le téléphone se trouve juste au-dessus, à côté de la machine à écrire.

« Vous tremblez, señorita.

— Ça vous étonne ? » Je me lève. « Suivez-moi. » La bise qui souffle dans mon esprit en chasse toute fatigue. « J’ai peut-être un livre contenant l’information que vous recherchez. »

Il me suit en me serrant de près. Sa présence est comme une ombre qui pèse sur moi.

Devant le bureau : « Halte ! Que cherchez-vous dans ce tiroir ? »

J’ai toujours été une menteuse pitoyable. Mais je peux lui dissimuler mon visage, et ma voix tremblante ne le surprendra pas. « Il y a de nombreux volumes ici, vous l’avez vu. Je dois consulter mon catalogue pour trouver la chronique que je recherche. Regardez. Aucune arquebuse n’y est cachée. » J’ouvre le tiroir avant qu’il ait pu m’en empêcher. Puis, sans rien dire, je le laisse en fouiller le contenu. La carte de visite disparaît dans la paperasse. Mon cœur fait un bond.

« Je vous demande pardon, ma dame. Épargnez-moi les occasions de vous soupçonner, et je vous épargnerai ma brutalité. »

Je pêche la carte et je la retourne. L’air de rien. Je la lis avec attention : Manson Everard, une adresse dans Manhattan, un numéro de téléphone, un numéro de téléphone. Je le grave dans mon esprit. Puis je farfouille dans les papiers. Qu’est-ce qui pourrait bien passer pour un catalogue ? Ah ! ma police d’assurance auto. Je l’avais sortie suite à cette collision le printemps dernier – le mois dernier – et je ne l’avais pas – je ne l’ai pas – encore remise dans mon coffre. Je fais semblant de l’étudier. « Ah ! voilà. »

Bon, je tiens le moyen d’appeler à l’aide. Me manque une méthode. Ouvrons l’œil.

Je frôle le cycle temporel en allant vers la bibliothèque. Luis continue de me suivre de près. Pain-Polka. Je prends le volume, je le feuillette. Il regarde par-dessus mon épaule. Pousse un cri en reconnaissant le mot Pérou. C’est vrai qu’il sait lire. Mais pas en anglais.

Je traduis. La préhistoire. Les premières expéditions, désastreuses, de Pizarro, son retour en Espagne en quête de financement. « Oui, oui, je connais tout cela. » Retour au Panama en 1530, puis départ pour Tumbes. « J’étais avec lui. » Début des combats. Un petit détachement réussit l’exploit de traverser les montagnes. Entrée dans Cajamarca, capture de l’Inca, demande de rançon. « Et ensuite, et ensuite ? » Exécution d’Atahualpa. « Oh ! c’est regrettable. Mais mon capitaine a dû juger que c’était nécessaire. » Marche sur Cuzco. Expédition d’Almagro au Chili. Fondation de Lima par Pizarro. Manco, l’empereur fantoche, lui échappe et soulève le peuple contre l’envahisseur. Siège de Cuzco de février 1536 à avril 1537, date à laquelle la ville est libérée par Almagro ; on note une égale vaillance dans les deux camps. Mais même après la victoire espagnole, les Indiens continuent de se livrer à la guérilla, et Almagro entre en conflit avec les frères Pizarro. En 1538, Almagro est vaincu et exécuté par Hernando Pizarro. Son fils métis reprend la lutte et conspire contre les conquistadores ; le 26 juin 1541, Francisco Pizarro est assassiné à Lima. « Non !

Par le Corps du Christ, cela ne sera point ! » Charles Quint a dépêché un nouveau gouverneur, qui prend la situation en main, terrasse les almagristes et fait décapiter leur jeune chef. « C’est horrible, horrible. Chrétien contre chrétien. Non, il est clair que nous avons besoin d’un homme fort pour prendre le commandement dès que la situation commencera à se détériorer. »

Luis tire son épée. Qu’est-ce qui lui prend ? Affolée, je laisse choir le volume et recule vers mon bureau. Il tombe à genoux. Empoigne son épée par la lame, la lève comme une croix. Des larmes coulent sur ses joues tannées, se perdent dans sa barbe noire comme la nuit. « Dieu tout-puissant, Sainte Vierge, sanglote-t-il, venez en aide à Votre serviteur. »

Serait-ce ma chance ? Pas le temps de réfléchir.

J’attrape l’aspirateur. Le soulève au-dessus de ma tête. Il m’entend, se tourne vers moi, se prépare à bondir. C’est un fardeau bien lourd et bien encombrant que je tiens là. Je bande les muscles de mes bras. Et je lance l’aspirateur par-dessus le cycle, et le bloc moteur s’écrase sur son crâne.

Il s’effondre. Un sang d’un atroce rouge vif coule à gros bouillons. Je l’ai sûrement blessé au cuir chevelu. Mais l’ai-je assommé ? Pas le temps de m’en assurer. En tout cas, l’aspirateur le gênera s’il veut se relever. Je fonce sur le téléphone.

Tonalité OK. Le numéro ? J’ai intérêt à me le rappeler. Je commence à le composer – gémissement de Luis. Il se redresse à quatre pattes. Je continue.

Ça sonne.

Ça continue de sonner. Luis s’agrippe à une étagère, parvient tant bien que mal à se relever.

Une voix familière : « Bonjour. Vous êtes bien chez Manse Everard. »

Ô mon Dieu, non !

Luis secoue la tête, essuie le sang sur ses yeux. Il continue de goutter, rouge, étincelant, impossible.

« Je ne peux pas vous répondre pour le moment. Laissez-moi un message et je vous rappellerai dès que possible. »

Luis a les jambes flageolantes, les bras ballants, mais les yeux d’une lucidité terrifiante. « Ah, marmonne-t-il. Traîtresse.

— Veuillez parler après le bip sonore. Merci. »

Il se baisse, ramasse son épée, s’avance. Un peu hésitant, mais inexorable.

Je hurle : « Wanda Tamberly ! Palo Alto ! Voyage dans le temps ! » La date, quel jour sommes-nous, bon sang ? « Vendredi soir, week-end du Mémorial Day. Au secours ! »

La pointe de l’épée se pose sur ma gorge. « Lâchez cet objet », gronde-t-il. J’obéis. Il me tient plaquée contre le bureau. « Je devrais vous tuer. Peut-être vais-je le faire. »

Et s’il décidait de ne plus se soucier de ma vertu et de…

Enfin, j’ai au moins laissé un indice à Everard. Pas vrai ?

Un souffle d’air. Un second cycle au-dessus du premier, avec deux passagers courbés sur leurs selles pour ne pas toucher le plafond.

Luis pousse un cri. Recule jusqu’à son cycle et l’enfourche. L’épée à la main. De l’autre, il pianote sur le panneau de contrôle. Everard est armé, mais quelque chose l’empêche de tirer. Et un nouveau souffle d’air. Luis n’est plus là.

Everard se pose.

Autour de moi, la pièce tournoie, s’assombrit. C’est la première fois de ma vie que je m’évanouis. Si seulement je pouvais m’asseoir une minute.

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