25 mai 1987

Lumière tamisée. Porcelaine de Chine, couverts en argent, verres en cristal. J’ignore si Ernie est le meilleur restaurant de San Francisco – question de goût, je présume –, mais il figure sûrement dans le peloton de tête. Cela dit, Manse tient à me faire découvrir le Mingei-Ya des années 70, avant que les fondateurs aient pris leur retraite.

Il lève son verre de sherry. « A l’avenir. »

Je l’imite. « Et au passé. » On trinque. Sublime.

« Nous pouvons parler maintenant. » Quand il sourit, tout son visage se plisse et cesse d’être quelconque. « Je m’excuse de ne pas vous avoir contactée plus tôt, à part pour vous rassurer à propos de votre oncle et vous inviter à dîner ce soir, mais je n’ai pas arrêté de sauter dans tous les coins afin d’achever de nouer tous les fils de cette histoire. »

Allez, je le taquine un peu. « Qu’est-ce qui vous empêchait, une fois vos fils noués, de remonter dans le passé pour m’éviter de baliser ? »

Il redevient sérieux. Mon Dieu, quelle tristesse dans sa voix ! « Non. Cela aurait été trop risqué. La Patrouille nous autorise les permissions de détente, mais pas quand elles risquent de chambouler le cours des événements.

— Ne vous inquiétez pas, Manse, je plaisantais. » Je lui tapote doucement la main. « Après tout, j’ai droit à un repas gastronomique pour me consoler, non ? » Sans parler de la robe de soirée et du petit tour au salon de coiffure.

« Vous l’avez bien mérité. » Il est plus soulagé que ne devrait l’être un type comme lui, un gars familier des zones les plus dangereuses de l’espace-temps.

Mais assez blagué comme ça. J’ai des questions sérieuses à poser. « Qu’est devenu oncle Steve ? Vous m’avez dit qu’il était tiré d’affaire, mais pas où il était passé. »

Gloussement de Manse. « Ça n’a guère d’importance, non ? Disons qu’il séjourne dans un centre de débriefing, en un lieu et une époque indéfinis. Ensuite, il aura droit à une longue permission à Londres, auprès de son épouse, et il reprendra le collier. Je suis sûr qu’il finira par vous rendre visite, à vous et à votre famille. Un peu de patience.

— Et… par la suite ?

— Eh bien, nous devons finaliser le dossier d’une façon qui laisse intacte la structure temporelle. Nous allons réinsérer le frère Esteban Tanaquil et don Luis Castelar dans la salle du trésor de Cajamarca, en 1533, une ou deux minutes après que les Exaltationnistes les ont enlevés. Ils en ressortiront par la porte, et on n’en parlera plus. »

Je plisse le front. « Euh… Si je me souviens bien, les sentinelles se sont inquiétées le matin venu, elles sont entrées dans la salle et elles n’y ont trouvé personne. Ce qui a fait sensation parmi les conquistadores. Vous pouvez changer tout ça ? »

Il me gratifie d’un sourire rayonnant. « Petite futée ! C’est une excellente question. Oui, dans le cas où le passé a été modifié, la Patrouille peut annuler les événements découlant de cette modification. Nous restaurons l’histoire « originelle », pour ainsi dire. Dans la mesure du possible, naturellement. »

Soudain, j’ai le cœur un peu serré. « Mais Luis… Après tout ce qu’il a vécu…»

Manse boit une gorgée de sherry, fait tourner le verre entre ses doigts comme pour admirer le liquide ambré. « Nous avons envisagé de le recruter, mais ses valeurs sont incompatibles avec les nôtres. Il subira un conditionnement qui l’obligera au secret. La procédure est indolore, mais elle vous empêche de parler à quiconque du voyage temporel. S’il veut quand même le faire, et il essaiera sûrement, il s’apercevra que sa langue est paralysée. Il n’insistera pas. »

Je secoue la tête. « Ça va être horrible pour lui. »

Manse conserve son calme. Il est pareil à une montagne : on trouve sur ses versants des fleurs tout à fait charmantes, mais en dessous, c’est le roc et rien que le roc. « Vous préféreriez qu’on le tue, ou alors qu’on lui récure la mémoire pour le transformer en légume ? Il nous a causé tout un tas de problèmes, mais nous ne lui en gardons pas rancune.

— Lui, si !

— Mouais. Il n’aura pas le temps de s’en prendre à votre oncle dans la salle du trésor, car frère Tanaquil ouvrira la porte dès son retour pour dire aux sentinelles qu’il en a fini pour la nuit. Toutefois, il serait malavisé pour lui de s’attarder. Le matin venu, il ira faire une promenade, une petite méditation dans la jungle, et jamais plus on ne le reverra. Il manquera beaucoup aux conquistadores, c’était un moine si aimable, mais après l’avoir recherché en vain, ils concluront qu’il lui est arrivé malheur. Don Luis leur jurera qu’il ne sait rien. » Soupir. « On va devoir faire une croix sur ce projet d’archivage. Enfin, peut-être qu’un autre agent pourra accéder à ces objets d’art dans leur contexte d’origine. Quant à la carrière de Pizarro, son suivi sera confié à d’autres Patrouilleurs. Votre oncle recevra une nouvelle affectation. Peut-être bien qu’il optera pour un poste administratif, comme le souhaite son épouse. »

Je savoure une gorgée de feu velouté. « Et Luis… que devient-il ? »

Il me fixe avec attention. « Vous tenez à lui, n’est-ce pas ? »

Je me sens rougir. « Pas dans le sens romantique du terme. Je n’en voudrais pas comme cadeau de Noël. Mais c’est une personne que j’ai connue. »

Nouveau sourire. « Je vois. Eh bien, sur ce point-là aussi, j’ai tenu à m’informer. Nous allons garder l’œil sur don Luis Castelar pendant le restant de ses jours, par acquit de conscience.

» Il s’adapte vite. Il reste au service de Pizarro et se conduit vaillamment durant le siège de Cuzco et le conflit contre Almagro. » Mais avec quelle amertume ! me dis-je. « Au bout du compte, lorsque les conquistadores se partagent le pays, il devient un grand propriétaire terrien. Entre parenthèses, il fait partie des rares Espagnols à avoir cherché à ménager les Indiens. Au soir de sa vie, après la mort de son épouse, il entre dans les ordres et se retire dans un monastère. Mais il a eu plusieurs enfants, qui ont à leur tour nombre de descendants. Parmi eux figure une jeune femme qui épouse un capitaine au long cours américain. Eh oui, Wanda, l’homme qui vous a embarquée dans cette aventure n’est autre que votre ancêtre. » Ça alors !

Je me reprends au bout d’une minute. « Tu parles d’un voyage dans le temps…» Imaginez : pouvoir se balader dans tous les âges.

Il est grand temps pour nous d’étudier le menu. Sauf que…

Sois sage, ô mon cœur – ou quelque chose d’approchant. Je me penche vers lui. Impossible d’avoir peur, pas quand il me regarde comme ça. Mais voilà que je me mets à bafouiller, et que j’ai l’impression qu’une petite foudre me caresse l’échine. « Et… et moi, Manse ? Moi aussi, je connais le secret.

— Ah ! oui », fait-il. Avec quelle douceur ! « Ça ne m’étonne pas de vous que vous ayez d’abord pensé aux autres. Eh bien, vous aurez aussi un rôle à jouer. On va vous reconduire sur votre île des Galapagos, vêtue des mêmes fringues, quelques minutes après le moment où il vous a kidnappée. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à retourner auprès de vos amis, terminer votre séjour, décoller de Baltra pour atterrir dans cette maison de fous qu’on appelle l’Aéroport international de Guayaquil, et, de là, rentrer en Californie. »

Et ensuite ? Et ensuite ?

« Ensuite, c’est à vous de décider, poursuit-il. Vous pouvez opter pour le conditionnement. Ce n’est pas qu’on n’ait pas confiance en vous, mais le règlement est inflexible. La procédure est indolore, je le répète, et comme jamais vous ne songeriez à nous trahir, j’en suis persuadé, ça ne devrait faire aucune différence à vos yeux. Vous pourrez alors reprendre le cours de votre vie au XXe siècle. Chaque fois que vous reverrez votre oncle Steve, vous serez libre de parler voyage temporel avec lui. »

J’inspire à fond, je rassemble mon courage. « Est-ce que j’ai un autre choix ?

— Bien sûr. Vous pouvez devenir une chrononaute. Vous feriez une recrue de premier choix. »

Je n’arrive pas à y croire. Moi ? Et pourtant, je m’y attendais un peu. Malgré tout… « Je… je ne sais pas si je suis douée pour le travail de police.

— Probablement pas. » Comme sa voix paraît lointaine ! « Vous êtes trop indépendante pour cela. Mais la Patrouille est aussi responsable des temps préhistoriques. Ce qui nécessite de bien connaître l’environnement de ces époques, d’où un besoin criant de scientifiques de terrain. Ça vous dirait de faire de la paléontologie avec des spécimens vivants ? »

D’accord, d’accord, je devrais avoir honte. Je me lève d’un bond et je brise le silence feutré d’Ernie en poussant un cri de guerre. Manse éclate de rire.

Mammouths, ours des cavernes et dodos – ô joie !

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