Peut-être un seul cheveu le vrai du faux sépare ;
Peut-être un seul Alif, clé précieuse et rare,
De la chambre au trésor serait notre sésame,
Et – qui sait ? – conduirait vers le Maître notre âme.
Deux pas devant lui, le policier militaire qui l’avait escorté depuis la grille d’entrée ouvrit la porte et lui dit : « C’est ici que vous recevrez vos instructions, Monsieur. »
Brian Chaney le remercia et franchit la porte.
Il vit la jeune femme le dévisager d’un œil critique, le jauger. Elle l’attendait. Deux hommes jouaient aux cartes dans la pièce. Une table d’acier démesurée – du modèle réglementaire – occupait une position centrale sous de vives lumières. Trois enveloppes brunes volumineuses étaient juchées l’une sur l’autre près de la femme, sur la table ; les deux hommes qui jouaient pour tuer le temps en occupaient l’extrémité opposée. Kathryn van Hise, qui guettait l’arrivée de Chaney, avait regardé la porte s’ouvrir sur lui ; alors seulement les joueurs de cartes levèrent les yeux sur le nouveau venu.
Il fit un signe de tête à leur adresse en disant :
— Chaney. J’ai été…
Le bruit douloureux l’interrompit, lui coupa la parole.
C’était comme si une bande compacte de caoutchouc lui claquait sur le tympan, ou comme si un marteau ou un maillet écrasait un bloc d’air comprimé. Un bruit d’impact suivi d’un soupir de regret : le marteau rebondissant au ralenti dans un fluide huileux. Ce bruit faisait mal. Les lumières s’étaient assombries.
Les trois personnes qui se trouvaient là fixaient une chose placée derrière lui à une certaine hauteur.
Chaney se retourna vivement mais ne vit qu’une pendule au mur, au-dessus de la porte. Les autres observaient le mouvement rapide de l’aiguille rouge. Il se tourna vers le trio, une question sur les lèvres, mais la femme le fit taire d’un signe discret. Avec ses compagnons elle continuait à fixer la pendule.
Le nouveau venu attendait.
Il ne voyait rien dans la pièce qui eût pu causer le bruit, rien qui pût expliquer leur concentration. Cette salle ne contenait que le mobilier habituel, réglementaire puisque fourni par le gouvernement, et les quatre personnes qui l’occupaient. Les murs étaient vierges de cartes, et cela était quelque peu insolite, comme l’étaient aussi les trois téléphones de couleurs différentes placés sur une console près de la porte ; à cela près c’était tout bonnement une salle de conférences aveugle, bien gardée, située dans une enceinte militaire elle-même bien gardée, à quarante-cinq minutes de Chicago par train blindé.
Il avait franchi la grille classique, gardée, d’un terrain militaire d’environ huit kilomètres carrés, avait été, chose classique, examiné et identifié consciencieusement, puis escorté jusqu’au bâtiment où il se trouvait, sans explications et presque sans délai. Les portes d’entrée massives de cette construction qui paraissait à l’épreuve des séismes lui en avaient imposé. Il y avait sur le terrain plusieurs bâtiments largement espacés, mais celui-ci était le plus massif – ce qui le porta à croire que c’était une ancienne fabrique de munitions. À en juger par le nombre de personnes des deux sexes qui circulaient en ces lieux, on aurait pu croire qu’il s’y menait maintenant une activité moins périlleuse. Aucun indice ne suggérait en tout cas la présence du fameux véhicule, et Chaney se demandait si le personnel du Centre en connaissait l’existence.
Il gardait le silence, observant de nouveau la jeune femme. Elle était assise, et il spécula sur la longueur de la jupe qu’elle portait par rapport à celle du short en delta dont elle avait été vêtue sur la plage.
Le plus jeune des deux hommes désigna soudain la pendule.
— Cramponnez-vous, M’sieur !
Le regard de Chaney se posa un moment sur la pendule pour se fixer ensuite sur l’homme. Il lui donnait environ trente ans, soit presque son âge, et il avait la même stature un peu dégingandée. Il avait les cheveux blond roux, un aspect musclé, et, dans les yeux, un je ne sais quoi trahissant l’homme de mer ; sa peau était fortement bronzée par opposition au hâle fraîchement acquis de la jeune femme, et lorsqu’il ouvrait la bouche il découvrait un amalgame d’argent dans une dent de devant. Comme ses compagnons de travail il portait une tenue d’été négligée, sa chemise légère étant à moitié déboutonnée sur sa poitrine. Son index pointé vers la pendule s’abaissa comme pour donner un signal.
Le soupir de regret du marteau ou du maillet s’enfonçant mollement dans un fluide remplit la salle, et Chaney eut envie de se boucher les oreilles. Une fois de plus le marteau invisible écrasa de l’air comprimé, la bande de caoutchouc lui gifla le tympan, puis tout se termina sur un vulgaire « pop » de bouchon qui saute.
— Et voilà, dit l’homme aux yeux de marin. Soixante et une comme toujours. Soixante et une secondes, ajouta-t-il en guise d’explication en lançant un coup d’œil à Chaney.
— Satisfaisant ?
— Nous ne ferons jamais mieux.
— Bravo. Qu’est-ce qui se passe ?
— Des essais, encore des essais, toujours des essais. Les singes eux-mêmes finissent par s’en lasser.
Il jeta un bref coup d’œil à Kathryn van Hise comme pour lui demander : Est-il au courant ?
Son adversaire au jeu de cartes étudiait Chaney un peu comme s’il était sur ses gardes ; il semblait vouloir le cataloguer. C’était un homme plus âgé.
— Vous vous appelez Chaney, dit-il sur un ton froid. En entrant ici vous avez dit : « J’ai été…» Vous avez été quoi ?
— Affecté ici, répondit Chaney ; et il vit son interlocuteur tressaillir.
La jeune femme lança :
— M. Chaney ?
Il se retourna et la vit debout.
— Miss van Hise ?
— Nous vous attendions plus tôt.
— Vous étiez trop optimiste. Il m’a fallu attendre quelques jours pour avoir une place en wagon-lit, et puis à Chicago j’ai laissé un train partir sans moi pour rendre visite à de vieux amis. J’ai quitté la plage à regret, Miss van Hise.
— En wagon-lit ? interrogea son aîné. Par le train ? Pourquoi pas en avion ?
Chaney était embarrassé.
— J’ai peur des avions.
L’homme aux cheveux blond roux éclata d’un rire énorme et pointa l’index vers son austère compagnon.
— C’est un aviateur, expliqua-t-il. Il est né dans les airs, c’est son élément.
Il frappa sur la table, faisant ainsi sauter les cartes, mais sans communiquer à personne sa joyeuse humeur.
— C’est un beau baptême de l’air qui vous attend, M’sieur.
— « À ma honte faut-il tenir une chandelle ? » demanda Chaney.
— S’il vous plaît, M. Chaney, répéta la jeune femme.
Il lui accorda son attention et elle le présenta aux joueurs de cartes.
Le commandant William Theodore Moresby était l’aviateur de carrière désapprobateur dont les cheveux haut plantés mettaient en valeur les yeux grands, gris-vert, pénétrants. Environ quarante-cinq ans. Un nez osseux et saillant, dont l’arête avait été autrefois fracturée. Un soupçon de double menton et une ébauche de bedaine sous la chemise d’été qu’il portait sur son pantalon. Sens de l’humour : néant. En serrant la main de la recrue retardataire il avait l’air d’accueillir un insoumis fraîchement débarqué du Canada.
L’homme jeune, bronzé, musclé, qui faisait de la réclame pour l’odontologie, était le lieutenant de vaisseau Arthur Saltus. Il félicita Chaney de n’avoir quitté la mer qu’à contrecœur – c’était le bon sens même – et lui apprit qu’il était dans la marine depuis l’âge de quinze ans. Il avait menti sur son âge et produit de faux papiers pour étayer son mensonge. Même dans cette pièce sans fenêtre, ses yeux semblaient se protéger contre la réverbération du soleil sur la mer. Un homme sympathique.
— C’est un civil ? demanda gravement le commandant Moresby.
— Il faut bien qu’il y ait des gens qui restent à la maison pour payer les impôts, répondit Chaney du même ton.
La jeune femme s’interposa rapidement, en bonne diplomate.
— C’est la consigne, Commandant. Nous avons reçu l’ordre de former une équipe équilibrée, dit-elle en jetant un coup d’œil à Chaney comme pour s’excuser. Certains sénateurs voyaient d’un mauvais œil le recrutement exclusivement militaire autrefois pratiqué par la NASA pour les missions orbitales, et c’est pourquoi nous devons, quant à nous, recruter un équipage mieux équilibré pour… éviter le risque toujours possible d’une enquête. Le Bureau fait grand cas de l’opinion du Congrès.
Saltus : – Traduction : il faut que l’argent rentre.
Moresby : – Flûte alors ! Faut-il que la politique s’en mêle.
— Oui, Monsieur. J’en suis désolée, mais c’est ainsi. La sous-commission sénatoriale qui suit notre projet a installé un agent ici pour maintenir la liaison. C’est regrettable, Monsieur, mais quelques-uns de ces politiciens affectent de mettre notre projet en parallèle avec le vieux projet Manhattan, et c’est pourquoi ils ont insisté sur ce principe d’une liaison permanente.
— Dites plutôt surveillance, ronchonna Moresby.
— Oh, console-toi, William, dit Arthur Saltus, qui avait ramassé les cartes éparpillées pour les battre bruyamment. Cet unique pékin ne nous fera pas de mal ; nous sommes deux contre un et, quant à son grade… il n’en a pas. C’est la queue de l’équipe, l’homme le plus bas en grade sur le rafiot. Ce sera notre gratte-papier. Quel est votre métier. Chaney ? Astronome ? Cartographe ? Quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça, répondit Chaney du tac au tac. Chercheur, traducteur, statisticien. Un peu de tout.
— M. Chaney est l’auteur du rapport de l’Indic, dit Kathryn van Hise.
— Ah, dit Saltus, hochant la tête. Lui ! Ce Chaney-là !
— M. Chaney a écrit un livre sur les textes sacrés de Qumran.
Ce fut au tour de Moresby de réagir.
— Ah, lui ! Ce Chaney-là !
— Monsieur Chaney va sortir d’ici profondément vexé et faire sauter la baraque, répliqua Brian Chaney. Il se refuse à être examiné au microscope comme un enzyme.
— J’ai entendu parler de vous, dit Arthur Saltus en le fixant avec des yeux ronds. William a votre livre. On veut vous pendre par les pouces.
— La chose arrive de temps à autre, dit Chaney aimablement. Saint Jérôme, lui aussi, a écrit une traduction qui a mis l’Église sens dessus dessous au Ve siècle. On voulait lui tirailler autre chose que les pouces, et puis quelqu’un est intervenu pour calmer les esprits. Il avait donné une nouvelle version latine de l’Ancien Testament, qui était loin d’être acclamée par la critique de son temps. Peu importe, son œuvre a survécu. Et ses censeurs sont oubliés.
— Bien joué. Il a eu du succès ?
— Oui. Vous connaissez la Vulgate ?
Ce nom semblait dire quelque chose à Saltus, mais le commandant était congestionné, bouillonnant de colère.
— Chaney, vous n’allez pas comparer vos fadaises avec la Vulgate ?
— Non, Monsieur, dit Chaney avec douceur pour l’apaiser. (Il connaissait maintenant les opinions religieuses du commandant, et il savait qu’il avait lu son livre distraitement.) Ce que je veux montrer, continua-t-il, c’est qu’au bout de quinze siècles ce qui était considéré comme révolutionnaire est devenu la norme. Aujourd’hui ma traduction de l’Apocalypse est considérée comme révolutionnaire. J’aurai peut-être la même chance mais je ne compte pas être canonisé.
— Messieurs ! dit Kathryn van Hise d’une voix insistante.
Trois têtes se tournèrent vers elle.
— Asseyez-vous, s’il vous plaît, il est grand temps de nous mettre au travail.
— Maintenant ? demanda Saltus. Aujourd’hui ?
— Nous avons déjà perdu trop de temps. Asseyez-vous.
Lorsqu’ils furent assis, l’incorrigible Arthur Saltus se tourna dans son fauteuil et dit :
— C’est un véritable tyran, M’sieur. Un dragon, un despote. Mais bien tournée malgré tout. Une vraie civile bien attifée, pas une vulgaire militaire. Nous l’appelons Katrina – elle est hollandaise, vous savez.
— Pris bonne note, dit Chaney. Il revoyait le corsage transparent et le short en delta. Il fit un signe de tête qui pouvait passer pour l’ébauche d’un salut : « Une beauté par jour, c’est là mon grand trésor. »
La jeune femme rougit.
— Au fait ! dit Saltus. Je commence à me faire sur vous certaines idées, chercheur civil. Et votre première blague, votre truc de chandelle, je crois bien que je la connaissais, celle-là.
— Je la tiens du recueil de citations de Bartlett – un homme utile à connaître.
— Dites donc, votre livre, ces parchemins que vous avez traduits, ils devaient être sous clé. Comment avez-vous pu faire lever le secret ?
— Ils n’ont jamais été secrets.
— Ils l’étaient forcément, dit Saltus, incrédule. Je suis bien sûr que le gouvernement de là-bas ne voulait pas qu’ils soient divulgués.
— Pas du tout. Il n’y avait pas de secret. Les documents étaient à la disposition de tous. Naturellement le gouvernement israélien exerce sur eux un droit de propriété, et à l’heure actuelle les parchemins ont été mis en lieu sûr pour la durée de la guerre. C’est tout. Ce serait une tragédie s’ils étaient détruits par un bombardement, ajouta Chaney en regardant du coin de l’œil le commandant, qui observait un silence maussade.
— Je parierais que vous savez où ils sont.
— Oui. C’est un secret, mais c’est le seul. Après la guerre ils seront remis à la disposition du public.
— Dites, croyez-vous que les Arabes vont flanquer la pile à Israël ?
— Non, trop tard. C’était possible il y a dix ou vingt ans, mais plus maintenant. J’ai vu leurs fabriques de munitions.
Saltus se pencha en avant.
— Ont-ils la bombe H, oui ou non ?
— Oui.
Saltus émit un sifflement.
— Harmagedôn, marmonna Moresby.
— Messieurs ! Maintenant je demande votre attention.
Kathryn van Hise se tenait droite dans son fauteuil, les mains posées sur les enveloppes brunes. Elle avait les doigts croisés, les pouces dressés vers le ciel.
— Nous sommes toujours pleins d’attention pour vous Katrina, dit Saltus en riant.
Rapide et fugace, une expression de désapprobation passa sur le visage de la jeune femme.
— Je suis chargée de vous transmettre vos instructions. Ma mission est de vous préparer à une tâche sans précédent dans l’histoire des hommes, mais qui est tout près de s’accomplir. Il est souhaitable que le projet se réalise sans retard injustifié. J’insiste pour que nous nous mettions au travail immédiatement.
— Sommes-nous au service de la NASA ?
— Non, Monsieur. Vous êtes sous l’autorité directe du Bureau des Poids et mesures, et vous ne serez rattachés à aucun autre organisme ou département. Votre activité ne sera pas révélée au public, bien entendu. La Maison-Blanche y tient absolument.
Chaney connut un certain soulagement, éphémère à vrai dire, lorsqu’elle répondit à la question suivante.
— Vous n’allez pas nous mettre sur orbite ? Nous n’aurons pas à faire ce travail sur la lune ou dans l’espace ?
— Non, Monsieur.
— Je respire. Aucun vol à effectuer ?
— Je ne peux pas vous rassurer à cet égard, dit la jeune femme prudemment. Si nous ne réussissons pas à atteindre notre objectif premier, il se peut que l’objectif de remplacement comporte des vols.
— Mauvais. Vous avez donc des solutions de remplacement ?
— Oui, Monsieur, nous en avons prévu deux pour le cas où nous ne pourrions atteindre le premier objectif.
Le commandant Moresby rit sous cape en voyant la mine déconfite de Chaney.
— Allons-nous nous tourner les pouces, demanda ce dernier, en attendant les événements… jusqu’à ce que le véhicule soit en état de marche ?
— Non, Monsieur. Je vais vous aider à vous préparer à ces événements, avec la certitude qu’il arrivera quelque chose. Les essais sont presque terminés, et nous en attendons la conclusion d’un moment à l’autre. Quand ils seront effectivement terminés, il faudra vous familiariser avec le maniement du véhicule ; cela fait, nous organiserons un essai sur le terrain. Et si tout va bien nous passerons à l’enquête proprement dite. Nous avons tout lieu d’espérer que chaque phase de l’opération se déroulera en bon ordre et le plus rapidement possible.
Elle observa une pause pour donner plus de poids à ses déclarations suivantes.
— Notre premier objectif sera une large enquête politique et démographique sur le proche avenir ; nous voulons obtenir des données sur la stabilité politique de cet avenir et sur le niveau de vie des masses. Peut-être pourrons-nous les améliorer l’un et l’autre si nous avons une connaissance anticipée des problèmes qu’ils poseront. À cet effet vous étudierez et dresserez une carte du centre des États-Unis à la fin du siècle, vers l’an 2000.
— Fichtre ! Vous me donnez chaud, s’exclama Saltus.
Chaney eut un choc, comme sur la plage ; l’étude qu’on lui demandait n’avait rien d’académique.
— Nous irons là-haut ? Si loin ?
— Je crois vous l’avoir déjà dit très clairement, M. Chaney.
— Pas tellement, dit-il, quelque peu embarrassé et confus. Le vent soufflait sur la plage… j’avais l’esprit ailleurs.
Les coups d’œil qu’il lançait à la dérobée à Saltus et au commandant ne lui apportaient guère de réconfort : l’un le regardait avec un sourire narquois, l’autre d’un air méprisant.
— Je m’imaginais que j’aurais un rôle passif : planter des jalons, sur le papier, préparer les enquêtes, des choses comme ça. Je pensais que vous utiliseriez des instruments pour le sondage proprement dit…
Ce n’était guère convaincant, et il s’en rendait compte.
— Non, Monsieur. Chacun de vous devra participer à l’enquête sur le terrain. Et là, bien sûr, vous utiliserez certains instruments, mais l’intervention humaine reste indispensable.
— L’ancienneté sera respectée, après tout, dit Moresby, peut-être pour irriter Chaney. Nous partirons dans le bon ordre. Moi d’abord, puis Art, ensuite vous.
— Nous comptons lancer l’opération d’ici trois semaines si le calendrier des essais peut être respecté jusqu’au bout. Et cette date pourrait être avancée si votre programme d’entraînement se terminait avant le jour prévu, dit Miss van Hise à Chaney, peut-être avec une pointe d’amusement à ses dépens. Un examen médical vous attend en fin d’après-midi, M. Chaney ; les autres ont déjà passé le leur. Les examens se poursuivront d’ailleurs au rythme de deux par semaine jusqu’au lancement effectif du véhicule.
— Pourquoi ?
— Pour votre sauvegarde et la nôtre, Monsieur. Si vous avez une tare quelconque il faut que nous le sachions au plus vite.
— Je suis une poule mouillée, dit-il mollement.
— Tiens, je croyais que vous vous étiez exposé au feu en Israël.
— Rien à voir. Je ne pouvais pas arrêter les bombardements et j’avais mon travail à faire.
— Vous auriez pu quitter le pays.
— Impossible… tant que le travail n’était pas achevé, les textes traduits et le livre terminé.
Pour toute réponse, Kathryn van Hise claqua des doigts et le regarda. Chaney se rappela une chose qu’elle lui avait dite sur la plage. Cela figurait-il dans son dossier, où l’en avait-elle tiré par déduction ? Peut-être était-ce ces fichus ordinateurs qui débitaient ces sornettes : sa prétendue résolution, sa prétendue stabilité. Un soupçon lui vint, en un éclair.
— Vous avez lu mon dossier ? Entièrement ?
— Oui, Monsieur.
— Aïe ! Contient-il des renseignements… euh… des ragots sur un incident qui s’est produit à l’autre bout du nouveau pont Allenby ?
— Je crois que le gouvernement jordanien nous a fourni une certaine quantité de renseignements sur cet incident, Monsieur. Nous les avons obtenus par l’intermédiaire de la légation suisse d’Amman, bien entendu. J’ai cru comprendre que vous aviez été sérieusement malmené.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? dit Saltus avidement.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit, dit Chaney. J’ai bien failli me faire fusiller comme espion en Jordanie, mais cette Musulmane ne portait pas de voile. Détail important – pas de voile. Et, à ce qu’on dit, ça change tout.
Saltus : – Une femme sans voile et un espion, je ne vois pas le rapport.
— On m’a pris pour un espion sioniste, expliqua Chaney. La femme sans voile n’était qu’un plaisant intermède… en tout cas je le croyais. La suite des événements m’a détrompé.
— On s’est emparé de vous. Et on a failli vous tuer.
— On m’a battu comme plâtre. Les Arabes n’observent pas, à ce jeu, les mêmes règles que nous. Ils emploient la garrotte et jouent du poignard.
— Et la femme ? dit Saltus.
— Zéro. Pas le temps. Elle est partie.
— Vraiment pas de chance, s’exclama Saltus.
— Continuons, si vous le voulez bien, dit Kathryn van Hise.
Chaney crut voir ses joues se teinter de rose.
— Nous sommes bons pour le voyage, dit Chaney d’un ton qui suggérait : « C’est irrévocable. »
— Oui, Monsieur.
Il aurait donné cher pour se retrouver sur la plage.
— Y a-t-il des risques ?
Arthur Saltus, une fois de plus, prit la parole, devançant la jeune femme.
— Les singes ne se plaignent pas – alors pourquoi vous ?
— Les singes ?
— Nos cobayes, civil. Ces bestioles circulent dans cette foutue machine depuis des semaines, en chandelle, à reculons, dans tous les azimuts. Mais elles n’ont pas encore porté plainte – pas par écrit.
— Et si elles le font ? Supposons…
— Dans ce cas, dit Saltus avec une suprême désinvolture, nous vous céderions, William et moi, nos droits d’ancienneté. C’est vous qui feriez le premier voyage pour enquêter sur leurs doléances, pour voir ce qui cloche. Il faut bien, de temps en temps, accorder un privilège aux contribuables.
— Une fois de plus, je vous prie de m’écouter, dit Kathryn van Hise.
— D’accord, Katrina, dit Saltus tranquillement.
Mais je trouve que vous devriez apprendre à ce civil ce qui l’attend.
Moresby comprit ce qu’il voulait dire et se mit à rire.
— Qu’est-ce qui m’attend ? dit Chaney avec méfiance.
— Vous partirez tout nu, dit Saltus en relevant sa chemise pour se frapper la poitrine. Oui, tout nu. Comme nous, d’ailleurs.
Chaney le regarda avec des yeux ronds, se demandant où était l’astuce. Il comprit, un peu tard, qu’il n’y avait pas d’astuce. Il se tourna vers la jeune femme et, de nouveau, vit le rouge lui monter au visage.
— C’est une question de poids, dit-elle. L’engin doit se propulser jusque dans l’avenir, et c’est une opération qui exige une quantité formidable d’énergie électrique. Les ingénieurs nous ont informé que le poids total est un élément décisif et que seul le corps du passager doit être lancé dans le temps et ramené au présent. Ils insistent sur cette nécessité de réduire le poids au minimum.
— Tout nu ? Jusque là-bas ?
— Nu comme un ver, monsieur le pékin, dit Saltus. Pour réduire le poids de dix, quinze ou vingt livres. Ils y tiennent. Vous ne voudriez pas contrarier ces ingénieurs, tout de même ? Alors que votre vie sera entre leurs mains ? Ils sont susceptibles, ces gars-là, vous savez… il faut leur passer tous leurs caprices.
Chaney luttait pour conserver son sens de l’humour.
Encore une fois la jeune femme allait répondre, mais Saltus lui coupa la parole.
— Oh, Katrina a pensé à tout. Votre bon vieux rapport de l’Indic dit que dans l’avenir les gens seront moins habillés, alors elle va nous fournir les papiers nécessaires. Nous irons là-bas comme nudistes patentés.
— J’aimerais tout de même comprendre ce qui se passe ici, dit Brian Chaney. Il y avait dans sa voix une nuance de récrimination.
— Je m’évertue à vous l’expliquer depuis une heure. M. Chaney.
— Recommencez, vous seriez gentille.
Kathryn van Hise l’observa attentivement. Elle reprit :
— Je vous ai dit sur la plage que les ingénieurs de Westinghouse ont mis au point un TDV. Il a été construit ici, dans ce bâtiment, aux termes d’un contrat qui fait au Bureau des Poids et mesures une obligation de conduire les recherches dans le plus grand secret – bien entendu. Les fonds nous sont alloués directement par l’entremise d’un sous-comité du Congrès, qui exerce sur ce projet une étroite surveillance. La Maison-Blanche est tenue pleinement informée des opérations, et nous sommes responsables devant elle. C’est du Président que dépendra le choix final des objectifs.
— Du Président ? Allons donc, c’est un comité qui décidera pour lui.
Le visage de Miss van Hise exprima une désapprobation très marquée. Il comprit qu’il avait touché un point sensible, et que si elle était dévouée à cet homme, c’était autant par conviction politique que parce qu’elle travaillait présentement à son service.
— Le président ne cesse d’être informé de la poursuite quotidienne de nos travaux. Tout comme son prédécesseur. » La jeune femme paraissait belliqueuse. « Le président sortant, continua-t-elle, a créé le projet par décret il y a trois ans, et si nous poursuivons l’opération, ce ne peut être qu’avec le consentement et l’approbation du nouveau président. Je suis bien persuadée que vous n’êtes pas un innocent en matière politique.
— Nullement, répondit-il sur un ton lugubre. Le rapport de l’Indic n’avait pas prévu l’élection d’un homme faible à la présidence. Ce rapport a été rédigé lorsque le pays était gouverné par un homme fort, et à son intention. Et ses prévisions étaient fondées sur l’hypothèse que ce chef d’État bouclerait deux mandats présidentiels. Ce fut là notre erreur ; nous n’avions pas prévu sa mort. Mais le nouveau président, il faut lui tirer l’argent sou par sou, jour après jour. Il manque d’initiative, d’audace.
Regardant le commandant à la dérobée, Chaney vit qu’il était d’accord avec lui sur un point. Il opinait du bonnet machinalement.
Kathryn van Hise s’éclaircit la voix.
— Continuons. Un laboratoire de recherches expérimentales est logé dans une autre partie du bâtiment, en dessous de nous, et depuis un certain temps on y procède à des essais sur le véhicule. Lorsque ces essais ont atteint un point où l’on pouvait envisager le succès de l’opération, l’équipe chargée de l’enquête sur le terrain a été recrutée. Le commandant Moresby, le lieutenant de vaisseau Saltus et vous-même avez été désignés comme premier choix, chacun dans votre spécialité. Vous êtes les seuls à avoir été contactés et, jusqu’ici, il n’y a pas d’équipe de rechange.
— Ça ne leur ressemble pas, dit Chaney. Dans l’armée on achète tout par paire – au cas où.
— Justement, il ne s’agit pas d’une opération militaire, et les chefs hiérarchiques du commandant Moresby et du lieutenant de vaisseau Saltus n’ont pas été informés des raisons pour lesquelles ils ont été affectés à ce centre. Mais je suppose qu’une équipe de rechange sera recrutée en temps voulu, et que peut-être le Pentagone sera mis au courant de nos opérations.
Elle croisa les mains, retrouvant son assurance.
— Les ingénieurs vous décriront le fonctionnement du véhicule ; je ne suis pas assez bien informée pour en donner une explication claire. Tout ce que je sais, c’est qu’il se crée un vide intense lorsque le véhicule se met en marche ; le bruit que vous avez entendu est le résultat d’une implosion d’air dans ce vide.
— On fait des tests de soixante et une secondes ?
— Non, Monsieur. Il n’y a pas de limite à la durée des tests ; le plus long, jusqu’ici, a sondé un passé vieux de douze mois, et le plus court a effectué une rétrogression de vingt-quatre heures. Les soixante et une secondes représentent une marge de sécurité nécessaire pour le passager ; celui-ci ne revient pas au moment exact de son départ, mais soixante et une secondes plus tard, quel que soit le temps écoulé sur le terrain.
Mais elle semblait gênée. Brian était certain qu’elle n’avait pas tout dit.
— Pour le moment, le laboratoire utilise des singes et des souris pour ses essais. Une fois terminée cette phase de l’opération, chacun de vous fera l’essai du véhicule pour se familiariser avec lui. L’un après l’autre, évidemment, en raison de son exiguïté. Les ingénieurs vous expliqueront comment la masse et le volume sont propulsés par la création d’un vide.
— Compris, dit Chaney. Quand je reviendrai d’une exploration, ça ne me dirait rien d’atterrir en plein sur mon propre crâne. Mais pourquoi soixante et une secondes ?
— C’est un peu par accident qu’on en a décidé ainsi. Les ingénieurs voulaient un minimum de soixante secondes. Et deux fois de suite, l’engin est revenu au bout de soixante et une secondes. Alors, si vous voulez, on a fixé à cette valeur la durée de la marge.
— Tous les essais ont été réussis ?
— Oui, Monsieur, dit-elle après un moment d’hésitation.
— Vous n’avez pas perdu de singe ? Pas un seul ?
— Non, Monsieur.
Mais la méfiance de Chaney n’était pas apaisée.
— Qu’arriverait-il si les essais n’étaient pas réussis ? Si l’un d’entre eux venait à échouer, au stade actuel ?
— En ce cas, le projet serait annulé et chacun d’entre vous retrouverait son ancienne affectation. En ce qui vous concerne vous seriez libre de retourner à l’Indiana, à votre gré.
— Jamais de la vie ! déclara Saltus. Retrouver ce rafiot dans la mer de Chine – la saumure et le mazout !
— Retrouver la plage de Floride, lui dit Chaney, et les belles demoiselles délicieusement dévoilées.
— Tu es un goujat, toi le civil. Tu as arraché ce voile…
— Les demoiselles rendent ce geste inutile.
— Messieurs, s’il vous plaît.
Mais Saltus était lancé.
— Et pensez à notre pauvre Katrina, qui se retrouverait dans la bureaucratie. Le Congrès nous couperait les vivres : finie la plaisanterie. Vous les connaissez.
— Durs à la détente sauf s’il s’agit de leurs rivières et de leurs ports favoris. Nous irons donc jusqu’au bout pour les beaux yeux de Katrina – nus et frissonnants jusqu’aux confins de l’an 2000. Que pensera de nous la nouvelle génération ?
— S’il vous plaît !
Chaney ne savait plus que penser. Il croisa les bras et regarda la jeune femme.
— Je persiste à croire qu’il y a là quelque chose qui cloche, dit-il. Je n’ai aucune aptitude militaire et c’est à peine si j’arrive à distinguer un écrou d’un boulon ; alors vous avez beau dire, je ne vois pas ce que je viens faire dans votre enquête ; mais je serai pour vous un conscrit assez docile si vous me promettez de ne plus me donner de chocs. Avez-vous encore une surprise en réserve ?
Chaney vit les yeux bruns de la jeune femme se fixer sur les siens avec une vague expression de colère. Pour tenter de l’effacer, il lui fit un large sourire. Miss van Hise baissa les yeux brusquement, et fit glisser sur la table, vers chacun des trois hommes, les volumineuses enveloppes.
— Maintenant ? demanda Saltus.
— Vous pouvez les ouvrir tout de suite. Vous y trouverez les renseignements relatifs à la zone de notre objectif numéro un, et toutes les données nécessaires pour y pénétrer.
Brian Chaney ouvrit son enveloppe et en sortit une liasse de papiers miméographiés et plusieurs cartes pliées. Puis il lut ce qui était inscrit à la machine sur l’enveloppe : un nom codé sous l’inévitable tampon Top Secret. Il le lut une seconde fois, et leva les yeux.
— Le projet Donaghadee ?
— Oui, Monsieur. M. Donaghadee est le directeur du Bureau des Poids et mesures.
— Bien entendu. Le monument, c’est l’homme.
Chaney déplia la première carte du paquet et l’orienta de façon à mettre le nord en haut. Le premier nom de ville qui attira son regard fut Joliet. C’était une carte du centre nord des États-Unis, et Chicago en occupait exactement le milieu ; tout autour on y voyait de gros tronçons des États limitrophes : Illinois, Indiana, Michigan, Wisconsin et la pointe de l’Iowa. Le centre de recherches d’Elwood était représenté par un signe rouge juste au sud. Il vit que c’était une carte de l’armée et remarqua le tampon Top Secret. Le signe rouge mis à part, la carte ne différait en rien de celles qu’on pouvait trouver dans les postes d’essence.
Sur la seconde, d’un grand format, ne figurait que l’Illinois, et son échelle supérieure permettait de voir que le centre d’Elwood était à une douzaine de kilomètres de Joliet, longé par une voie ancienne dénommée : itinéraire de remplacement 66. La troisième carte n’était pas moins grande : un plan détaillé du comté de Will, avec Joliet presque au centre. Et là Elwood était un important espace rouge d’environ huit kilomètres carrés, avec plusieurs bâtiments et maisons individuelles identifiés par un code numérique. Le Centre avait deux routes privées pour les besoins du service ; elles donnaient sur la grand-route. La ligne du Chicago & Mobile Southern Railroad passait à portée de voix du terrain militaire, avec un embranchement qui pénétrait dans son enceinte.
Le commandant leva les yeux après avoir examiné les cartes.
— Katrina, les enquêtes sur les lieux se feront ici, dans le centre d’Elwood ?
— En partie seulement, Commandant. Si Elwood vous paraît normal quand vous ferez surface, vous vous rendrez à Joliet ; vous aurez un moyen de transport à votre disposition. Pensez toujours à votre sécurité.
Moresby semblait déçu.
— Joliet ?
— Le champ de nos essais sera limité à cette ville. Monsieur. Il ne faut pas sous-estimer les risques. Mais l’enquête proprement dite sera conduite à Chicago et dans ses faubourgs si les essais ont été concluants. Veuillez étudier les cartes et vous mettre en mémoire au moins deux itinéraires de dégagement. Vous pourrez être contraints d’aller à pied en cas de panne de voiture.
Saltus : – Aller à pied lorsqu’il y aura des voitures partout ?
— N’essayez surtout pas de voler une voiture, dit la jeune femme en se rembrunissant. Il pourrait se révéler difficile, sinon impossible, de vous faire sortir de prison. Ce ne serait pas une chose à faire.
— Nu et abandonné dans une geôle de Joliet, marmonna Chaney. Je crois qu’il y a une prison d’État dans ce patelin.
— Je trouve que cette petite plaisanterie a assez duré, dit Miss van Hise en fixant sur lui son regard. Sur le terrain vous serez habillé, bien entendu, qu’il s’agisse du test ou de l’enquête, mais vous devrez toujours vous dévêtir avant de réintégrer le véhicule. Vous trouverez tout le nécessaire en fait de vêtements, d’outils et d’instruments à chaque point d’arrivée. Et le laboratoire sera toujours en service, cela va sans dire, il y aura toujours des ingénieurs pour attendre votre arrivée et faciliter votre passage.
— Très joli, dit Chaney, mais ces vêtements, ces ingénieurs, comment ferez-vous pour nous les procurer ? Par quel miracle seront-ils là-bas, prêts à nous accueillir ?
— C’est déjà réglé, Monsieur. Il existe en dessous de nous, à côté du laboratoire, un abri antiatomique et une réserve où se trouve stocké tout ce qui pourrait vous être nécessaire en n’importe quelle saison, armes et provisions comprises. Notre programme exige que le laboratoire et le véhicule soient constamment en service pour un temps indéterminé – un siècle ou plus, si nécessaire. Les heures d’arrivée, bien évidemment, seront connues des ingénieurs futurs. Tout est prévu.
— À moins qu’ils ne soient en grève.
— Plaît-il ?
— Votre planification à long terme est sujette aux mêmes incertitudes que mes études de prospective. Un hasard malheureux, un événement inattendu peuvent tout remettre en question. Le rapport de l’Indic n’avait pas prévu le remplacement d’un gouvernement fort par un faible, et si l’on me présentait ce rapport aujourd’hui je ne voudrais plus le signer ; les facteurs variables nuisent à la crédibilité de l’ensemble. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que les ingénieurs seront encore au travail demain et n’auront pas changé d’heure légale.
— M. Chaney, la planification à long terme du Bureau, c’est quelque chose de sérieux. Elle a des bases solides – et elle a été conçue pour durer. Je vous rappelle que le premier objectif se situe seulement à vingt-deux ans de distance.
— J’ai l’impression que j’en sortirai vieilli de mille ans.
— Je suis sûre que vous donnerez toute satisfaction, Monsieur. Notre équipe est remarquable par l’efficacité à toute épreuve de chacun de ses membres.
— Excellente façon de me remettre à ma place, Miss van Hise.
— Parlez-nous du stock de matériel, coupa Moresby.
— Oui, Monsieur. L’abri contient l’indispensable : caméras, magnétophones, radios, armes, détecteurs d’armes, radar portatif, etc. Et aussi de l’argent, des pierres précieuses et des médicaments. Nous avons prévu le remplacement échelonné d’une partie du matériel pour le renouveler et le moderniser : films, cassettes, munitions, vêtements.
— Ça, c’est trapu ! dit le commandant, qui se tut un moment pour digérer son admiration. C’est rationnel, poursuivit-il : nous prenons ce qu’il nous faut dans le magasin pour atteindre notre objectif, et nous y remettons ce qui nous reste avant notre retour.
— Oui, Monsieur. Il vous est interdit de ramener quoi que ce soit, sauf les cassettes et les films impressionnés sur le terrain. Les ingénieurs vous expliqueront comment compenser ce léger surplus de poids. Ne pas rapporter les magnétophones et les appareils de photo-ciné, ni, ce qui est formellement interdit, aucun souvenir personnel tel que monnaies ou devises. Mais vous pouvez en prendre des photos.
— Ces ingénieurs ont réponse à tout, observa Chaney. Ils doivent travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Depuis trois ans nous travaillons à ce projet vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Monsieur.
— Qui paie la note d’électricité ?
— Nous disposons d’une centrale nucléaire sur place.
— Avec réacteur indépendant ? demanda Chaney, vivement intéressé. Quelle puissance fournit-elle ?
— Je ne sais pas, Monsieur.
— Je sais, dit Saltus. Les établissements Commonwealth-Edison en ont une nouvelle près de Chicago, et elle débite huit cent mille kilowatts. Colossale – je l’ai vue et j’ai vu la nôtre. On dirait des ampoules d’acier tournées sens dessus dessous.
— Le TDV a-t-il vraiment besoin d’une pareille puissance ? demanda Chaney, dont la curiosité n’était pas satisfaite.
— Je l’ignore, Monsieur.
Elle changea de sujet en attirant l’attention des trois hommes sur leurs liasses de papiers miméographiés.
— Nous avons encore le temps de travailler là-dessus cet après-midi.
Le premier feuillet portait l’estampille stylisée de l’Indiana Corporation, et Chaney reconnut aussitôt son œuvre. Il jeta à la jeune femme un coup d’œil amusé, mais elle détourna les yeux. Portant ensuite son regard sur ses compagnons, Chaney les vit contempler le volumineux rapport en hommes prêts à mourir d’ennui.
La deuxième page entrait dans le vif du sujet, et présentait de longues colonnes de statistiques annotées ; les premières colonnes reprenaient des données solidement fondées sur les résultats du recensement de 1970, tandis que celles des pages suivantes contenaient, toujours en colonnes, les schémas prospectifs de Chaney poussés jusqu’en l’an 2050. Il se rappelait quel labeur rude mais passionnant ç’avait été pour lui – et il se revoyait, dressé mentalement sur la pointe des pieds et tâchant d’atteindre cette limite extrême, l’an 2050.
NAISSANCES : légitimes et illégitimes ; prévisions annuelles par ethnies et par régions. Baisse rapide le long du littoral atlantique, au sud de Boston, et dans les États du Sud sauf en Floride. Les statistiques ne tenaient pas compte du nombre imprévisible de naissances en laboratoire résultant de méthodes artificielles ; ni du nombre non moins imprévisible d’anormaux nés dans le Nevada et l’Utah en raison des effets cumulatifs des retombées radioactives.
DÉCÈS. Projections annuelles par ethnies et par régions, avec des statistiques par âges pour les meurtres et les suicides reconnus (accroissement prévisible du taux de suicide en dessous de trente ans) ; la surlongévité féminine atteignant 12,3 ans en l’an 2000, et l’espérance de vie moyenne devant avoir augmenté de 1,9 année d’ici à 2050. Les chiffres faisaient abstraction de la mortalité infantile dans la zone à retombées radioactives du Nevada et de l’Utah, comme de celle des enfants produits artificiellement dans les laboratoires des hôpitaux.
MARIAGES ET MARIAGES A L’ESSAI. Prévisions des divorces et des annulations sur une base annuelle après 1980, date probable de l’entrée en vigueur du décret sur le mariage à l’essai. (Ce dernier ne devant pas influer sensiblement sur le taux de natalité, sauf dans l’Alabama et le Mississippi, mais tendant à accroître le taux de meurtre et de suicide et concourant au lent déclin du mariage à long terme.) Note : il serait recommandable d’instituer une formule de mariage à l’essai renouvelable ; une seconde année d’essai serait accordée sur demande des deux partenaires.
CRIMINOLOGIE. Schémas prospectifs pour vingt catégories de crimes, avec statistiques distinctes pour les États où la peine de mort est appliquée. Le meurtre et le vol accusent une progression notable, mais le viol connaît un baisse significative due au mariage à l’essai et à l’abaissement de l’âge légal pour toute forme de mariage.
ÉLECTIONS ET PARTIS. Apparition progressive d’un système tripartite durable après 1980. Les suffrages se partagent inégalement entre trois grands partis et un parti mineur ; c’est à ce dernier et à l’une des trois grandes formations que vont les préférences des électeurs noirs ; glissement prononcé à droite des deux grands partis « blancs » au cours des dix prochaines années, avec probabilité de gouvernements conservateurs jusqu’en 2000, plus ou moins quatre ans.
POPULATION TOTALE A LA FIN DU SIÈCLE. Les tendances actuelles laissaient prévoir 340 millions d’habitants dans les quarante-huit États contigus et dix millions dans les trois autres. Les États s’alignant sur les plaines du Nord connaîtraient vraisemblablement une baisse annuelle constante, et l’Alaska, en revanche, une hausse caractéristique. L’île de Manhattan atteindrait son point de saturation en moins de deux ans, la Californie en 1990, la Floride en 2010. Note : il serait recommandable d’instituer une loi interdisant toute immigration dans l’île de Manhattan, en Californie et en Floride, et d’offrir des avantages financiers à ceux qui se relogeraient dans les États du centre à faible densité de population.
Brian Chaney éprouvait un certain malaise devant certaines de ses conclusions.
Le mariage à l’essai pourrait se développer à un rythme phénoménal une fois passé dans les mœurs, mais si la période d’essai était limitée à un an, il était convaincu qu’il en résulterait une progression des taux de suicide et de meurtre – suicides et meurtres passionnels commis en particulier par des femmes ayant lieu de craindre que leurs maris ne les abandonnent pour tâter d’une autre liaison à court terme. La reconduction possible de la période d’essai et son étalement sur deux ans pourrait refréner ces deux tendances asociales.
Certains des mariages à l’essai ressembleraient sans doute à de folles équipées dans une auto volée, mais Chaney était prêt à parier qu’ils auraient sur le taux de natalité une incidence à peu près nulle – tout comme cette nouvelle pilule la KH3-B dont il ne pensait pas grand bien, se refusant à admettre, en particulier, qu’elle pût avoir un réel pouvoir de régénération. Il ne démordait pas de l’idée que le destin de l’homme était de vivre normalement quelque soixante-quinze ans, et que si son espérance de vie devait augmenter de 1,9 année d’ici à 2050, ce serait grâce au recul de la maladie, et non pas du fait de ces pilules et remèdes miracles auxquels on attribuait le pouvoir de régénérer la vigueur mentale et physique des personnes âgées. À l’extrême rigueur l’euphorie qu’ils produisaient pourrait prolonger de six mois certains patients, mais cette maigre différence ne saurait affecter les statistiques globales.
De grands mouvements de population avaient été prévus dès auparavant, et s’étaient vus confirmés par les faits – au profit d’un peuplement accru au long des voies d’eau naturelles. Il y aurait en 2050 cinq zones bien délimitées à population dense : le littoral atlantique, celui du Pacifique, celui du golfe du Mexique, de Tampa à Brownsville, les rives sud de tous les Grands Lacs, l’Ohio et le Mississippi sur toute la longueur de leur cours. Mais Chaney avait de sérieuses inquiétudes au sujet des Lacs. Leur niveau ne cessait de monter depuis le début du siècle, et les perspectives d’inondation et d’érosion – conjuguées avec l’accroissement de la population – seraient de nature à créer en ces régions des problèmes d’une ampleur catastrophique.
Le commandant Moresby rompit le silence.
— En somme, on attend de nous une confirmation de toutes ces prévisions.
— Oui, Monsieur. Il nous faudra des observations minutieuses sur chacune des dates que nous nous sommes fixées comme objectifs, mais c’est à M. Chaney qu’incombera le plus gros du travail, car il lui faudra vérifier ou modifier ses schémas prospectifs.
— Trois objectifs ? dit Chaney, surpris ? Nous n’irons pas là-bas ensemble ? Au même objectif ?
— Non, Monsieur. Ce serait du gaspillage. Notre calendrier prévoit trois enquêtes menées par trois hommes différents à trois dates différentes, séparées d’un an au minimum pour obtenir une meilleure vue d’ensemble. Chacun de vous gagnera séparément le point de l’avenir qui lui aura été assigné.
— Les gens de là-bas vont se moquer de nos vêtements.
— Je crois qu’ils auront trop de problèmes pour vous prêter attention, à moins que vous ne vous fassiez remarquer.
— Des problèmes ? Lesquels ?
— Des problèmes personnels préoccupants. On voit que vous n’avez guère fréquenté les villes américaines ces dernières années. Vous n’avez pas remarqué que vous êtes entré dans Chicago et que vous en êtes ressorti en train blindé ?
— Je l’ai remarqué. D’ailleurs les journaux d’Israël donnaient certaines informations sur l’Amérique, je dis bien certaines. On parlait du couvre-feu. Les gens du futur ne vont pas tiquer sur nos appareils photo et nos magnétophones ?
— Nous espérons vivement que non. Tout serait compromis si les nouvelles exigences de respect de la vie privée se développaient selon la tendance actuelle jusqu’à la fin du siècle.
— Je suis pour, dit Chaney. Vive la vie privée.
— Naturellement, continua la jeune femme, nous ne pouvons pas savoir ce que prescriront les lois futures à propos de vos instruments : ni si l’usage public de caméras et d’enregistreurs sera encore autorisé. Et quelle sera l’efficacité de la police, nous n’en savons strictement rien. Vous rencontrerez peut-être des difficultés. Le commandant, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil à Saltus, vous donnera des notions d’action clandestine.
— Moi ? dit Saltus.
— Oui, Monsieur. Vous devrez mettre au point une technique pour remplir cette partie de votre mission sans vous trahir. Les appareils sont miniaturisés, mais il vous faudra trouver un moyen de les dissimuler tout en les utilisant efficacement.
— Katrina, vous croyez vraiment que ce sera illégal de photographier une jolie fille au coin d’une rue ?
— Nous ne connaissons pas l’avenir, commandant ; l’enquête nous dira ce qui est légal et ce qui est illégal. Mais quelle que soit la technique employée, il vous faudra photographier un certain nombre d’objets et de personnes pendant une période donnée sans être remarqué.
— Pendant combien de temps ?
— Aussi longtemps que possible ; tant que vous serez sur les lieux et que votre stock de films ne sera pas épuisé. Il vous faudra travailler en profondeur pour juger de l’exactitude des travaux prospectifs de l’Indic. L’idéal serait de rester sur le terrain plusieurs jours, d’impressionner tous les films et toutes les bandes dont vous disposerez ; d’enregistrer tout ce qui peut offrir un intérêt majeur, et puis, dans les limites du temps disponible et jusqu’à épuisement, ce qui vous paraîtra d’un moindre intérêt ; de pénétrer sur le terrain sans risques, d’atteindre tous vos objectifs et de vous replier sans précipitation au moment choisi. Mais soyons réalistes, ajouta-t-elle en ébauchant un sourire, il est rare que l’idéal se laisse atteindre. Alors vous allez sur les lieux, vous enregistrez tout ce que vous pouvez, et vous vous repliez lorsqu’il le faut. Nous viserons au maximum et devrons nous contenter du minimum.
Chaney se tourna dans son fauteuil.
— À vous entendre, nous courons des dangers.
— Ce n’est pas exclu, M. Chaney. Ce que vous allez faire n’a jamais été tenté auparavant. Nous ne pouvons vous donner aucun conseil précis sur la manière de procéder, d’agir sur le terrain ou d’assurer votre sécurité. Nous vous fournirons le meilleur équipement possible, les instructions les plus complètes dans les limites de nos connaissances actuelles, et puis nous vous enverrons là-bas, et ce sera à vous de vous débrouiller.
— Faudra-t-il rendre compte de tout ce que nous verrons, sans exception ?
— Oui, Monsieur.
— Tout ce que j’espère, c’est que Seabrooke a prévu les réactions de l’opinion publique. Je le vois mal embarqué.
— Pardon ?
— Je crains qu’il s’attire des ennuis. Une grande partie de l’opinion fera un boucan de tous les diables quand cette histoire de TDV sera connue – quand on saura ce qui nous attend dans vingt ans. Il y a de quoi épouvanter tout le monde dans le rapport de l’Indic.
Kathryn van Hise secoua la tête.
— Le public ne sera pas informé, M. Chaney. Ce projet et nos programmes futurs sont et resteront secrets ; la diffusion des bandes et des clichés sera strictement limitée, et l’on ne fera aucune publicité à vos missions. Veuillez vous rappeler l’engagement qui vous lie aux services de sécurité et la sanction pénale dont il est assorti. Gardez le silence. Le président Meeks a décidé que la divulgation de cette opération serait contraire à l’intérêt public.
— Secret, renfermé et solitaire comme une huître, dit Chaney.
Saltus ouvrait la bouche pour rire lorsque les ingénieurs lancèrent leur véhicule dans le vide. Les lumières s’assombrirent.
La bande compacte de caoutchouc leur claqua douloureusement sur le tympan ; à moins que ce fût un maillet, un marteau, enfoncé par une pression brutale dans un bloc d’air comprimé. Un bruit d’impact suivi d’un soupir comme si le marteau rebondissait au ralenti dans un fluide épais. Ce bruit faisait mal. Trois visages se tournèrent d’un même mouvement vers la pendule.
Chaney se contenta d’observer les visages plutôt que la pendule. Encore un singe, pensa-t-il, dans le véhicule, en route vers un point quelconque du temps. Peut-être l’animal portait-il une étiquette avec ces mots : Diffusion limitée ; et peut-être avait-il l’ordre de ne pas parler. Le Président avait décidé que la divulgation de son voyage était contraire à l’intérêt public.
Brian Chaney se réveilla avec un sentiment de culpabilité : il était encore en retard. Le commandant ne le lui pardonnerait jamais.
Assis sur le bord de son lit, il était à l’écoute de bruits révélateurs, mais le bâtiment était silencieux. Un calme inhabituel semblait régner dans le Centre. Sa chambre, petite et sommairement meublée, se situait dans une double rangée de pièces identiques installées dans une ancienne caserne, et séparées par des cloisons minces et hâtivement construites ; le plafond ne dépassait guère sa tête que de quatre-vingts centimètres – et il était grand. À chaque extrémité de l’unique corridor, des salles plus spacieuses contenaient les douches et toilettes collectives. Tout, en ces lieux, portait l’inimitable empreinte militaire, tout comme si des troupes avaient quitté l’endroit la veille seulement de l’arrivée de Chaney.
C’était peut-être le cas. Et qui sait si ces troupes n’occupaient pas les trains blindés qui reliaient Chicago à Saint Louis ? Sans blindage un train de voyageurs traversant la banlieue sud de Chicago avait toutes les chances de n’en sortir qu’avec ses vitres brisées par des pierres ou des balles.
Chaney ouvrit sa porte et examina le couloir. Il était vide. Mais des bruits identifiables ayant leur source dans les deux chambres faisant face à la sienne le rassurèrent quelque peu. Dans l’une d’elles on ouvrait et fermait nerveusement des tiroirs de bureau pour y chercher quelque chose ; et dans l’autre on ronflait. Chaney prit une serviette et de quoi se raser, et se rendit aux douches. Le bruit de ronflement se faisait entendre tout le long du couloir.
Pour être froide, l’eau froide était froide, mais l’eau chaude n’avait que quelques degrés de plus. Chaney sortit de la douche, s’attacha une serviette à la taille et commença à s’enduire le visage de mousse de savon.
— Arrêtez !
Arthur Saltus, encadré par la porte, pointait sur lui un index accusateur.
— Lâchez ce rasoir, vous le civil.
Surpris, Chaney laissa tomber son rasoir dans la cuvette d’eau à peine tiède.
— Bonjour, commandant. » Il s’était ressaisi et avait récupéré son rasoir. « Pourquoi donc ? demanda-t-il.
— Des ordres secrets sont arrivés au milieu de la nuit, dit Saltus. Dans l’avenir tout le monde portera une barbe longue comme ce bon vieil Abraham Lincoln. Nous devons être dans la note.
— Des nudistes aux barbes fournies, dit Chaney en se rasant. Beau spectacle en perspective.
— Eh bien, hier, vous avez été féroce, vous le civil.
Saltus tendit une main méfiante sous la douche et fit couler l’eau : elle n’était pas plus chaude que prévu.
— Ça n’a pas changé depuis mon premier camp d’entraînement, dit-il. Chaque caserne a droit à quarante-cinq litres d’eau chaude. Le premier homme sous la douche prend tout pour lui.
— Je pensais bien que c’était une caserne.
— Ce bâtiment ? Il a dû servir de caserne à un moment donné, mais Elwood n’a pas toujours été une base militaire. J’ai vu ça tout de suite en entrant. Katrina dit qu’on l’a construit en 1941, comme fabrique d’armes et de munitions – oui, en 1941, vous savez il y avait cette guerre. Il y a de ça… combien ? Trente-sept ans ? Le temps passe et les souris ont fait leur travail, dit Saltus en se mettant sous la douche.
— L’autre bâtiment est neuf.
— Le bâtiment du labo est tout neuf. Katrina dit qu’on l’a bâti pour loger cet engin bruyant – et assez solidement pour durer une éternité. C’est du béton armé jusqu’aux fondations ; sous-sol, sous-sous-sol, etc. Le véhicule est quelque part dans ces profondeurs, et les singes font la navette dedans.
— Je voudrais tout de même le voir, ce sacré bidule.
— Vous le verrez avec moi, civil. Vous, moi et le commandant.
Sa tête sortit de la douche, et il dit, baissant la voix de façon théâtrale.
— J’ai mes idées là-dessus.
— C’est vrai ? Alors ?
— Vous me promettez de ne pas le dire à Katrina ? De ne pas dire à l’homme de la Maison-Blanche que j’ai enfreint les consignes de sécurité ?
— C’est promis, juré, craché.
— Eh bien voilà. Nous sommes joués. Katrina nous fourvoie. Pourquoi ? Parce que ces gens-là veulent être sûrs d’en savoir plus long que tout le monde. Nous n’allons pas grimper jusqu’en l’an 2000, nous allons redescendre, plonger dans le passé.
— Mais pourquoi ?
— Nous allons reculer de deux mille ans. Pour nous emparer de vos vieux parchemins, les voler, comme on vole des documents secrets ou confidentiels. Nous allons nous glisser par une nuit sombre dans une grotte quelconque, en trouver tout un paquet et les photocopier. Voilà à quoi serviront nos appareils. Pendant ce temps vous travaillerez avec un magnétophone, vous noterez l’emplacement des lieux, avec documents sonores à l’appui, etc. Vous pourrez peut-être dérouler un parchemin ou deux et lire les titres pour savoir si nous aurons mis la main sur quelque chose d’important.
— Il est rare que ces textes portent un titre.
— Pourquoi ? dit Saltus, tout surpris.
— Les titres, on trouvait ça accessoire, à cette époque, voilà tout.
— N’importe ; nous nous débrouillerons. Nous copierons tout ce que nous trouverons, quitte à faire un tri ensuite. Notre coup terminé, nous remettrons tout dans l’état où nous l’aurons trouvé et nous nous échapperons.
Saltus claqua des doigts pour suggérer la satisfaction d’un travail bien fait, et retourna sous la douche.
— C’est tout ?
— Pour nous ce sera beaucoup – nous aurons roulé tout le monde ! Et longtemps après – en l’année… enfin peu importe la date – un berger, suivant le scénario classique, découvrira la grotte accidentellement, et les documents qu’elle contient. Et nous serons seuls à savoir la vérité.
— Comment faire pour nous introduire dans la Palestine d’il y a deux mille ans ? Traverser l’Atlantique en canoë ?
— Mais non ! Il ne faudra pas commencer par reculer dans le temps – pas ici, pas dans l’Illinois. Ou alors nous aurions à nous bagarrer avec les Indiens. Écoutez : le Bureau des Poids et mesures transportera le véhicule par mer, et il sera là-bas en quelques semaines – cela après nos tests dans les parages d’Elwood. Il sera emballé dans une caisse, comme outillage agricole, par exemple. Et nous ne serons pas les premiers à faire entrer du matériel en fraude dans ce pays. Comment les Égyptiens ont-ils fait pour introduire en Israël leur mini-bombe ? Comme colis postal ?
— Vous délirez, dit Chaney.
Saltus sortit la tête de la douche.
— Cherchez-vous à m’être désagréable, civil ?
— Je suis sceptique, marin.
— Rabat-joie !
— Quel intérêt aurions-nous à faire des copies des parchemins ?
— Pour être les premiers.
— Comment cela ?
Saltus sortit entièrement de la douche.
— Je dis bien pour être les premiers, et c’est tout. Nous aimons être les premiers partout. Et votre patriotisme, civil ?
— Je le transporte dans ma poche. Et comment photographier des textes dans le noir, dans une grotte ?
— Ça, c’est mon rayon ! On fait ça à l’infrarouge, naturellement. Ne vous faites pas de bile côté technique, Monsieur. Je suis un vieux photographe, vous savez.
— Je l’ignorais.
— J’ai été bel et bien photographe, photographe de métier, quand j’étais simple soldat. Vous vous rappelez les vols Gemini, il y a treize ou quatorze ans ?
— Je m’en souviens.
— J’étais là, Monsieur, sur le pont du bateau, comme apprenti photographe. Oui, j’étais sur le Wasp. Je faisais partie de l’équipe des reporters qui travaillaient sur ce navire au moment des premiers vols de 1964, mais quand la dernière cabine Gemini est tombée à l’eau en 1966, je me suis fait ballotter sur les vagues pour aller la repêcher. Et maintenant, ajouta Saltus en faisant un geste comme pour dire « Voyez où je suis tombé », je suis un rond-de-cuir. Officier d’état-major. (Son visage exprimait le mécontentement.) Je préférerais être derrière une caméra. Ceux qui ont la vie belle, ce sont les simples soldats qui font ce travail.
— J’ai appris quelque chose, dit Chaney.
— Quoi donc ?
— Pourquoi nous avons été attirés ici, vous et moi. Je dresse la carte du futur, j’en dessine les grandes lignes, à vous de le filmer. Et le commandant, quelle est sa spécialité ?
— Deuxième bureau de l’aviation. Vous ne saviez pas ?
— Non. Il fait de l’espionnage ?
— Non, c’est un rond-de-cuir comme moi, et il déteste ça tout autant que moi. Mais ce vieux William, quel cerveau ! Surtout pour interroger les gens et interpréter leurs réponses. Il donne des instructions aux pilotes avant leur départ, leur dit où trouver les objectifs, par quoi ils sont cachés et comment ils sont défendus ; et puis à leur retour il leur fait passer une colle du tonnerre de Dieu pour savoir ce qu’ils ont vu, où ils l’ont vu, comment ça s’est comporté, quelle odeur ça avait, qu’est-ce qui tirait sur les pilotes en fait d’armes nouvelles.
— Deuxième bureau de l’aviation, dit Chaney, songeur. Un fin limier ?
— Et comment ! Vous vous rappelez ces cartes que Katrina nous a données hier ?
— Je ne risque pas de les oublier. Ultra-secrètes.
— Le commandant les a apprises par cœur. Littéralement. Tenez-vous bien : si vous lui montriez aujourd’hui une autre carte sur laquelle une petite ville de l’Illinois se trouverait déplacée de cinq millimètres par rapport à la position qu’elle occupait hier, ce veux William mettrait le doigt dessus et dirait : « Cette ville a changé de place. » Il est vraiment fort. Ce n’est pas à lui que l’ennemi pourrait cacher un réservoir à eau, une base de lancement ou un bunker à munitions.
Chaney inclina la tête en signe d’admiration.
— Vous voyez quelle équipe Katrina est en train de réunir ? Quels hommes le mystérieux Seabrooke a recrutés ? Ils espèrent que nous allons leur rapporter quelque chose de là-bas. Quoi exactement, je donnerais cher pour le savoir.
Arthur Saltus quitta sa chambre et traversa le couloir pour se camper devant la porte de Chaney, en tenue estivale.
— Dites… comment trouvez-vous notre Katrina ? Elle vous plaît ?
— « Que beauté soit pour nous une fin suffisante », dit Chaney.
— Avez-vous avalé tout votre Bartlett ?
— J’aime rôder parmi les vieilles cultures et les temps anciens, dit Chaney avec un large sourire. Mes favoris sont Bartlett et Haakon ; ils offrent chacun dans leur genre un riche florilège, un trésor.
— Haakon ? Qui est Haakon ?
— Un Viking moderne ; il est né trop tard. Il a écrit Pax Abrahamitica, une histoire des tribus du désert. Je dirais que c’est plutôt un trésor poétique qu’une œuvre historique ; ses cartes, ses photos et son texte fournissent tous les renseignements possibles sur les tribus qui vivaient il y a cinq à sept mille ans.
— Des photos vieilles de milliers d’années ?
— Non ; des photos de vestiges de ces civilisations tribales vieilles de milliers d’années : des digues byzantines, des puits nabatéens, des cours d’eau du Néguev coulant toujours dans le même lit qu’autrefois au profit de leurs riverains actuels. Ce que bâtissaient les Nabatéens, c’était fait pour durer. Leurs puits sont encore étanches et sont toujours utilisés par les Bédouins. Le livre en donne quelques bonnes photos.
— J’aimerais voir ça. Voulez-vous me prêter ce bouquin ?
Chaney fit un signe de tête affirmatif.
— Je l’ai avec moi.
Il fixa une porte fermée et écouta les ronflements.
— On le réveille ?
— Non ! Il serait invivable toute la journée. Il est d’une humeur massacrante quand on veut le faire sortir de son repaire avant l’heure qui lui convient. D’ailleurs il ne prend pas de petit déjeuner. Il prétend qu’il pense plus clairement et combat plus efficacement à jeun.
— « Voilà ce qui s’appelle être un vrai Spartiate. »
— Bon, mais laissez votre Bartlett et allons déjeuner.
Ils quittèrent la caserne désaffectée et s’éloignèrent sur l’étroit trottoir de béton, vers le nord, pour se rendre à la cantine. Une jeep et une voiture de l’état-major passèrent dans la rue ; à mi-distance une certaine quantité de voitures civiles stationnaient autour du vaste bâtiment abritant la cantine. Seuls Chaney et Saltus allaient à pied.
— Un temps idéal pour nager, dit Chaney. Y a-t-il une piscine ?
— Oui, forcément. Ce n’est pas sous une lampe que Katrina s’est dorée si joliment. Je crois que c’est là-bas, rue E, près du mess des officiers. Vous voulez l’essayer cet après-midi ?
— Si elle le permet. Il faudra peut-être étudier.
— J’en suis déjà fatigué. Je me moque éperdument de savoir combien de millions d’électeurs à estomac en plastique affiliés au parti A vivront à Chicago dans vingt ans. Enfin, comment pouvez-vous passer des années à jongler avec les chiffres ?
— Les chiffres me fascinent – les chiffres et les gens. Un citoyen peut passer du parti A, mouvement activiste, au parti B, plus conservateur, simplement parce qu’il est soulagé de ses souffrances par un estomac en plastique ; son vote peut modifier le résultat d’une élection, et un gouvernement conservateur – dans une ville, dans un État ou dans la nation – peut se dérober devant un problème dont on a déjà trop retardé la solution. Et s’il y a un problème des Grands Lacs, c’est justement pour cette raison.
— Vous m’excuserez, mais quel est ce problème ? dit Saltus.
— On voit que vous étiez au loin. Les Lacs ont atteint un niveau record. On n’a jamais vu ça ; ils inondent seize mille kilomètres de rivage. Les précipitations annuelles dans le bassin hydrographique des Lacs augmentent continûment depuis quatre-vingts ans et les débordements causent des dégâts. Depuis des années, les maisons d’été culbutent dans les Lacs à mesure que leurs eaux érodent les rives escarpées ; et très bientôt on y verra culbuter autre chose que des maisons d’été. Les plages ont disparu, les ports privés disparaissent, les terres basses se transforment en marécages. Triste situation, Commandant.
— Dites donc, quand nous irons à Chicago pour notre enquête, il faudra peut-être voir si l’avenue du Michigan n’est pas submergée.
— Il n’y a pas de quoi rire. C’est très possible.
— Des catastrophes, toujours des catastrophes. C’est tout ce que vous savez prévoir, avec vos livres et vos statistiques.
— Je n’ai publié qu’un livre. Il n’y a pas eu de catastrophe.
— William m’a dit que c’était de la foutaise. Je ne l’ai pas lu, car je ne lis pas beaucoup, vous savez, mais William fait la petite bouche. Et Katrina m’a dit que les journaux vous ont éreinté.
— Vous avez parlé de moi ? Commérages frivoles !
— Doucement ! Vous êtes arrivé avec deux ou trois jours de retard, ne l’oubliez pas. Il fallait bien parler de quelque chose, alors nous avons parlé de vous principalement – cet unique civil apprivoisé dans notre équipe militaire excitait notre curiosité. Katrina savait tout sur vous ; je parie qu’elle a lu et relu votre dossier. Elle nous a dit que vous aviez eu des ennuis – avec l’Indic, avec les critiques et les exégètes et l’Église et… enfin avec tout le monde. Ce vieux William a dit que vous vous acharniez à détruire les fondements du christianisme. Vous avez bien dû faire quelque chose, tout de même. Les avez-vous ébréchés, ces fondements, ces fondations ?
Chaney répondit d’un mot.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Saltus intéressé.
— C’est de l’araméen. Vous connaissez sa traduction anglaise.
— Répétez-le – lentement – dites-moi ce que ça signifie.
Chaney répéta le mot, et Saltus le tourna sur sa langue, ravi de sa sonorité et de cette version nouvelle d’un certain verbe transitif qu’il connaissait bien.
— Eh bien, ça me plaît.
Il reprit sa route en répétant le mot à voix basse.
— Parlez-moi de ces fondements, dit-il au bout d’un moment.
— J’ai traduit deux parchemins en anglais, et j’ai publié cette traduction, dit Chaney d’un ton résigné. J’aurais pu m’épargner ce temps perdu, passer mes vacances à faire des fouilles. Un homme sur dix a lu le livre lentement et attentivement et a compris ce que j’avais voulu faire – les neuf autres ont commencé à braire avant d’arriver à la moitié du bouquin.
Saltus lui lança un bon sourire.
— William s’est mis à braire, Katrina a paru scandalisée, mais je parierais que Seabrooke l’a lu lentement : Katrina dit que vous avez mis le Bureau dans l’embarras, mais que Seabrooke vous a défendu.
Mais moi qui ne l’ai pas lu et qui ne le lirai probablement pas, où dois-je me situer ?
— Dans les rangs des neutres honnêtes susceptibles de se laisser intimider.
— Très bien, M’sieur. Essayez d’intimider ce neutre honnête.
Chaney mesura des yeux la distance qui le séparait de la cantine. Il se promettait d’être bref ; car c’était pour lui un sujet pénible que ce livre publié par une édition universitaire et mal compris du public.
— Je ne veux pas vous entendre braire, commandant, alors il faut que je commence par vous apprendre le sens d’un mot : midrash.
— Midrash ? Un autre mot araméen ?
— Non, hébreu. Cela veut dire fiction religieuse. Les équivalents modernes ne manquent pas : histoire romancée, émissions sentimentales pour ménagères, romans policiers, films et romans fantastiques ; les Hébreux aimaient leur midrash. C’était même ce qu’ils préféraient en fait de littérature d’imagination ; ils aimaient peupler leurs fictions d’événements et personnages bibliques – si vous voulez, c’était la Bible à la portée des ménagères sentimentales. Les érudits le savent depuis longtemps, ils savent reconnaître le midrash du premier coup d’œil, mais le grand public paraît en ignorer presque entièrement l’existence. Les gens s’imaginent que tout ce qui a été écrit il y a deux mille ans entre dans la littérature sacrée, que c’est l’œuvre de différents saints.
— Sans doute parce que personne ne les a détrompés, dit Saltus. Très bien, je suis satisfait de vos explications.
— Merci, j’aimerais que le public soit aussi généreux.
— Vous ne lui avez pas parlé du midrash ?
— Mais si. Douze pages de l’introduction sont consacrées à l’explication de ce terme et à tout ce qui pouvait en situer l’emploi. J’ai fait remarquer qu’il était très courant que les Hébreux aient recours aux fictions religieuses ou héroïques pour transmettre leur message. Les temps étaient durs, les juifs étaient presque continuellement sous la botte d’un oppresseur, et ils aspiraient éperdument à la liberté – ils voulaient ce messie qu’on leur promettait depuis des centaines d’années.
— C’est là votre erreur, civil ! Ces douze pages d’introduction, les gens trouvent que c’est du temps perdu : vous leur donnez un os à ronger, et ils sont pressés d’absorber la moelle. Excusez-moi, M’sieur, ajouta-t-il, ayant coulé un regard sur Chaney, et remarqué son expression peinée, je n’ai rien d’un liseur, et je suppose que ces gens-là non plus.
— Mes deux parchemins étaient du midrash, et tous deux offraient des variations sur le même thème : un personnage héroïque venait libérer le pays de l’oppresseur, délivrer le peuple de ses maux et de la famine, et lui montrer la voie vers une vie nouvelle et une félicité éternelle. Le premier texte était le plus long des deux. Plus détaillé, il contenait des promesses plus explicites, il prédisait des guerres et des épidémies, des présages célestes, des invasions étrangères, mais finalement, dans ce pays fauché par la mort, la venue du Messie qui apporterait au monde une paix éternelle. Je pensais que c’était une grande œuvre littéraire.
— Eh bien… qu’est-ce qui cloche ? dit Saltus, intrigué.
— Vous n’avez pas lu la Bible ?
— Non.
— Ni l’Apocalypse ?
— Je n’ai rien d’un liseur, je vous l’ai dit.
— Le premier texte était l’original de l’Apocalypse, qui fait partie de la Bible – son original puisque écrit cent ans auparavant. Et je présentais ce texte comme de la littérature d’imagination. Voilà pourquoi le commandant Moresby m’en veut tellement. Lui et ses pareils, n’acceptent pas que ce texte soit d’un siècle plus ancien qu’on l’imaginait ; ils n’acceptent pas l’idée que c’est une œuvre d’imagination créée par un prêtre ou scribe de Qumran, et diffusée dans tout le pays pour divertir ou édifier la populace. Le commandant Moresby n’accepte pas que cette œuvre soit du midrash.
Sifflement de Saltus.
— Je ne m’en étonne pas ! dit-il. Il prend tout cela très au sérieux. Il croit aux prophéties.
— Pas moi, dit Chaney. Je suis un sceptique, mais je ne songe pas à empêcher les autres d’être croyants, je n’ai pas formulé d’opinions personnelles. Mais ce que j’ai montré, c’est que l’original de l’Apocalypse a été écrit à l’école de Qumran, et qu’il a été enterré dans une grotte cent ans ou plus avant qu’on en ait tiré la version incluse dans la Bible. Et ce que j’ai prouvé de manière irrécusable c’est que l’Apocalypse non seulement n’est qu’une transcription ultérieure de ce texte primitif, mais qu’elle a subi de graves altérations ; les deux versions ne collent pas l’une à l’autre, les coutures sont visibles. L’auteur anonyme de la seconde version a supprimé plusieurs passages de la première et y a introduit des chapitres nouveaux plus en harmonie avec sa propre époque. Bref il l’a modernisée pour la rendre plus acceptable à son prêtre, à son roi et à son peuple. Son seul défaut, c’est qu’il était mauvais adaptateur – ou mauvais couturier – et ses coutures sont visibles. Il a mal fait son travail de rewriter.
— Et ce vieux William a fulminé, dit Saltus. À ses yeux, tout ça c’est votre faute.
— Presque tout le monde a réagi comme lui. Un journal de Saint Louis a mis en doute mon patriotisme ; une feuille de Minneapolis a suggéré que j’étais l’Antéchrist doublé d’un agent communiste. Mais c’est un organe de Rome qui m’a pourfendu le plus cruellement en intitulant sa critique Traduttore traditore – traduire, c’est trahir.
Il ne pouvait s’empêcher de laisser percer une certaine amertume.
— Pendant mes prochaines vacances, dit-il, je me cantonnerai dans une occupation moins risquée. Je ferai des fouilles dans une ville du Néguev vieille de dix mille ans, ou bien j’irai redécouvrir l’Atlantide.
Il marchèrent quelque temps en silence. Une voiture passa, filant vers la cantine, qui devait être bien remplie.
— Puis-je vous poser une question personnelle, Commandant ?
— Allez-y, M’sieur.
— Comment avez-vous fait pour gagner vos galons si jeune ?
— Vous n’avez pas été dans l’armée ? dit Saltus en riant.
— Non.
— Eh bien, c’est la faute à notre foutue guerre – la Guerre de Trente Ans, disent les plaisantins. La promotion est plus rapide en temps de guerre parce que les pertes en hommes et en navires prennent un rythme accéléré – et davantage encore quand on est en ligne que lorsqu’on reste en rade. Et j’ai toujours été en ligne. Lorsque la guerre du Vietnam a franchi le cap des cinq ans, j’ai commencé à monter en grade ; quand elle a dépassé les dix ans sans débander, je suis monté encore plus vite. Et au bout de quinze ans, après la drôle de paix, la trêve… mon ascension a été vertigineuse. Nous avons perdu là-bas beaucoup d’hommes et de navires quand les Chinois ont commencé à tirer sur nous, dit-il en regardant Chaney d’un air grave.
Chaney fit un signe de tête affirmatif.
— J’en ai eu des échos. Les journaux d’Israël étaient surtout consacrés aux difficultés de ce pays, mais ils faisaient place de temps en temps aux nouvelles de l’extérieur.
— Vous saurez un jour la vérité, et ce sera un choc pour vous. Washington n’a pas encore autorisé la publication du chiffre des pertes, mais quand vous le connaîtrez, quel coup sur l’estomac ! On garde beaucoup de choses secrètes dans ces guerres non déclarées. Parfois la vérité finit par transpirer, pas toujours.
Saltus coula de nouveau un regard sur Chaney pour le jauger.
— Vous rappelez-vous, dit-il, le jour où les Chinois ont lancé un missile sur un port que nous occupions en dessous de Saigon.
— Qui pourrait l’oublier ?
— Eh bien, nous leur avons rendu la pareille, et les Chinois ont perdu deux centres ferroviaires la même semaine – Keiyang et Yungning. Deux entonnoirs dans le sol, et plusieurs centaines de kilomètres carrés de terre cultivée atomisés. Leur bombe était du type A, à faible rendement, mais eux, ils ont eu droit à deux Harrys, deux bombes H. Vous serez gentil de garder ça pour vous jusqu’à ce que la chose soit rendue publique – si elle l’est jamais.
Chaney enregistra cette information en manifestant une vive inquiétude.
— Et à cela, comment ont-ils répliqué ?
— Pas de représailles encore. Mais ça viendra, M’sieur, ça viendra ! Dès qu’ils nous croiront endormis, ils nous asséneront un sacré coup.
Chaney ne pouvait que partager son avis.
— Je suppose, dit-il, que vous avez été de corvée plus d’une fois dans la mer de Chine ?
— Oui, répondit Saltus. La dernière fois ces salauds m’ont torpillé deux bons navires. Et j’étais dessus. Non pas un, mais deux. Et ce sont des sous-marins chinois qui ont fait le coup. Je vous garantis qu’ils savent tirer – ce sont des as.
— Un lieutenant de vaisseau, à quoi ça équivaut ?
— À un commandant. Ce vieux William et moi, nous sommes de bons copains, si différents que nous soyons. Mais ne vous laissez pas impressionner. Sans la guerre je ne serais encore qu’enseigne de vaisseau de deuxième classe.
La conversation étant épuisée, ils poursuivirent leur chemin vers la cantine, silencieux et songeurs. Chaney se rappelait, et c’était un souvenir bien déplaisant, le travail qu’il avait exécuté pour le Pentagone sur la puissance offensive des Chinois dans un proche avenir. Saltus, semblait-il, venait de confirmer partiellement ses prévisions.
Chaney précéda Saltus dans la queue du libre-service, mais s’arrêta un moment, une fois approvisionné, maintenant son plateau en bon équilibre pour ne pas renverser de café. Il fouillait la salle des yeux.
— Hé ! Voilà Katrina !
— Où donc ?
— Là-bas, à côté de la fenêtre.
— Je ne suis pas partisan d’attendre qu’elle vous invite.
— Eh bien, avancez, je vous suis.
Chaney s’aperçut qu’il avait finalement renversé du café lorsqu’il atteignit la table de Katrina. Il avait voulu aller trop vite, ce qui ne l’avait pas empêché d’être battu.
Arthur Saltus était arrivé le premier. Il s’assit promptement dans le fauteuil le plus proche de la jeune femme et transféra son petit déjeuner du plateau sur la table. Saltus s’accouda, dévisagea Katrina, puis se tourna à moitié vers Chaney.
— Elle est ravissante, ce matin, vous ne trouvez pas ? Que dirait là-dessus votre ami Bartlett ?
Chaney vit se dessiner sur le front de Katrina une ombre réprobatrice.
— « Vierges, votre sourire est de loin éclipsé.
Même par le seul pli de son front courroucé. »
— Bravo !
Saltus battit des mains en signe d’approbation, et voyant se fixer sur lui, aux tables voisines, des yeux ahuris, soutint leur regard effrontément.
— Bien indiscrets, ces péquenots ! dit-il très perceptiblement.
Kathryn van Hise luttait pour garder son quant-à-soi.
— Bonjour, Messieurs. Où est le commandant ?
— Il ronfle, répliqua Saltus. Nous sommes partis en catimini pour déjeuner avec vous sans lui.
— Et avec ces quelque deux cents personnages, dit Chaney en montrant de la main la salle bondée. Très romantique, ajouta-t-il.
— Ces rustauds n’ont rien de romantique, contesta Saltus. Ils n’ont ni le pittoresque des pays colorés, ni le charme de l’ancien monde, dit-il en fixant lugubrement la salle. Hé ! M’sieur, c’est sur eux que nous pourrions nous entraîner. Faisons une enquête : combien y a-t-il parmi eux de républicains consommant des œufs sur le plat ? Ou mieux, ajouta-t-il en claquant des doigts, combien d’estomacs républicains ont été démolis en absorbant ces œufs de l’Intendance !
— Chut ! fit Katrina. Surveillez votre conversation dans les lieux publics. Certains sujets ne doivent pas sortir de la salle de conférences.
— Vite, parlons araméen, dit Chaney. Ces paysans ne comprendront pas.
Saltus éclata d’un rire aussitôt réprimé.
— Je ne connais qu’un seul mot, dit-il. (Il paraissait embarrassé.)
— Alors ne le répétez pas. Katrina a peut-être étudié l’araméen – elle étudie tout.
— Hé là ! Ce n’est pas juste.
— Si je suis injuste, c’est pour vous rendre la monnaie de votre pièce, Commandant. La nuit dernière je suis entré furtivement dans la salle des conférences pendant que vous dormiez tous. Je connais votre secret, dit-il en se tournant vers la jeune femme. Je connais un des objectifs secondaires.
— Vraiment, M. Chaney ?
— Oui, Miss van Hise. J’ai fait une descente dans la salle de conférences, je l’ai fouillée de fond en comble – une fouille vraiment soignée. J’ai trouvé une carte secrète cachée sous un des téléphones – le rouge. L’objectif de remplacement est le monastère de Qumran. Nous allons plonger dans le passé pour détruire ces fâcheux parchemins – les arracher de leurs vases et les brûler. Na, voilà.
Il s’adossa à son fauteuil, visiblement heureux de sa plaisanterie.
La jeune femme le regarda un moment et il en éprouva une gêne soudaine, comme s’il pressentait quelque chose de pénible.
Lorsqu’elle rompit le silence, sa voix était si basse qu’elle ne portait pas jusqu’aux tables voisines.
— Vous n’êtes pas loin de la vérité, M. Chaney. Un de nos objectifs est effectivement un coup de sonde en Palestine, et c’est en partie votre connaissance générale de cette région qui vous a fait désigner comme membre de notre équipe.
Chaney eut une réaction de méfiance immédiate.
— Ne comptez pas sur moi, je ne toucherai pas à ces parchemins.
— Ce ne sera pas nécessaire. Ils ne constituent pas l’objectif dont je parlais.
— Quel est-il, alors ?
— Je n’en connais pas la date précise, Monsieur. Les chercheurs n’ont pas réussi à situer la date et le lieu exact, mais M. Seabrooke voit là un objectif intéressant. La chose est à l’étude.
Miss van Hise hésita, baissa les yeux.
— Et cet objectif, dit-elle, se trouve en un point d’un site palestinien aujourd’hui ou autrefois connu sous le nom de Mont du Crâne.
Chaney chancela dans son fauteuil.
Il se fit un long silence, que Saltus rompit pour essayer d’y voir clair.
— Chaney, qu’est-ce que…
Ses yeux se portèrent sur la jeune femme, puis revinrent se fixer sur son compagnon.
— Hé là ! Qu’est-ce qu’il y a ? Je veux savoir, moi aussi.
— Seabrooke a choisi un point chaud, brûlant, comme objectif de remplacement. Si nous ne pouvons pas faire notre enquête là-haut dans l’avenir, notre équipe plongera dans le passé pour y filmer la Crucifixion.
Brian Chaney fut le dernier à regagner la salle de conférences. À pied.
Kathryn van Hise leur avait offert de monter dans sa voiture en quittant la cantine, et Arthur Saltus avait bondi sur cette offre, prenant d’assaut le siège avant de la berline vert olive pour être assis à côté d’elle. Chaney préférait marcher. Katrina se retourna sur son siège pour le regarder tandis qu’elle quittait le parking, mais il fut incapable de déchiffrer l’expression de son visage – Déception ? Exaspération, peut-être ?
Il soupçonnait Katrina de perdre son antipathie pour lui, et ce n’était pas pour lui déplaire.
Le soleil brûlait déjà dans le ciel de juin voilé d’une brume légère, et Chaney eût aimé partir à la recherche de la piscine ; il y renonça, ne fût-ce que pour éviter un nouveau retard. Il s’en consola agréablement en regardant les quelques femmes qui venaient à passer. Il applaudissait à la jupe ultracourte qui était la mode dominante ; si les choses étaient à refaire, il aimerait, pensa-t-il, inclure ce sujet dans ses tableaux prospectifs – mais ce vieux et pesant Bureau le jugerait trop frivole. Les jupes raccourcissaient régulièrement depuis plusieurs années, jusqu’à devenir aussi courtes, bien souvent, que les shorts en delta – troublant délice pour un œil de mâle en quête de pâture. Mais dans l’armée – et c’était facile à prévoir, vu ses tendances conservatrices – les jupes des WAACs étaient loin d’être aussi succinctes que celles des civiles.
Heureusement, Katrina était civile.
La porte d’entrée massive du bâtiment de béton s’ouvrit aisément sous sa poussée, coulissant sur ses glissières. Chaney pénétra dans la salle de conférences et s’immobilisa à la vue du commandant. Un signe furtif de Saltus lui enjoignit le silence.
Le commandant Moresby tournait le dos à Chaney et à la salle. Il se tenait à l’extrémité la plus éloignée de la longue table, face au mur nu, les poings noués derrière le dos. Sa nuque était cramoisie, Kathryn van Hise était occupée à ramasser les papiers qui étaient tombés de la table – à moins qu’on ne les eût jetés par terre.
Chaney ferma doucement la porte derrière lui et s’avança vers la table, puis examina les documents posés devant son propre fauteuil. Il eut une réaction de panique. C’étaient des photocopies du moins important des deux textes de Qumran dont il avait publié une traduction – neuf feuillets reproduisant fidèlement et de bout en bout l’écriture carrée de ce document, l’Eschatos. S’il n’avait su à quoi s’en tenir, Chaney aurait pensé que le Commandant était exaspéré par l’audace qu’il avait eue de coller un titre grec descriptif à cette fiction israélite.
— Katrina ! Qu’est-ce que ces papiers font ici ?
Elle acheva méthodiquement de ramasser les feuillets épars, et en fit un tas bien propre sur la table devant le fauteuil du commandant.
— Ils figurent au programme d’aujourd’hui. Nous devons les étudier.
— Non !
— Si, Monsieur !
La jeune femme se glissa dans son propre fauteuil et attendit que Chaney et le commandant se fussent assis – ce que ce dernier ne fit qu’au bout d’un moment, foudroyant Chaney du regard.
— Est-ce encore une invention stupide de Seabrooke ? dit Chaney.
— Ces documents ont un rapport avec notre sujet, M. Chaney.
— Non, miss van Hise, aucun rapport ! Ils n’ont absolument rien à voir avec mon étude pour l’Indic, avec mes tableaux statistiques, avec nos futures enquêtes – rien !
— Ce n’est pas l’avis de M. Seabrooke.
— Gilbert Seabrooke, dit Chaney hors de lui, a le cerveau fêlé ; et le Bureau a des récipients fêlés comme étalons de capacité. Vous pouvez lui dire ça de ma part. Il devrait être assez intelligent pour ne pas…
Chaney s’arrêta court et regarda la jeune femme avec des yeux furibonds.
— Était-ce là une raison de plus pour m’embaucher dans l’équipe ?
— Oui, Monsieur. Vous êtes le seul expert en la matière.
Chaney lança de nouveau le mot araméen, et Saltus ne put s’empêcher de rire.
— M. Seabrooke, dit-elle, pense que ce pourrait bien ne pas être sans rapport avec notre enquête dans le futur, que nous devons donc nous familiariser avec ce document. De ce futur il nous faut connaître toutes les facettes, tout ce qui peut solliciter notre attention.
— Mais ça n’a rien à voir, ça n’a aucun rapport avec le Chicago de l’an 2000 !
— Sait-on jamais ?
— Sûrement pas. C’est une fiction, un conte de fées, l’auteur était un visionnaire, il racontait ça à ses disciples – ou aux paysans.
Chaney s’assit, réprimant sa colère.
— Katrina, dit-il, nous perdons notre temps.
Saltus intervint.
— Encore du midrash, M’sieur ?
— Oui, du midrash. Rien à voir avec la Bible, dit Chaney en se tournant vers le commandant. Absolument aucun rapport. C’est une œuvre prophétique mineure traitée en forme de conte fantastique ; elle raconte l’histoire d’un homme qui vécut deux fois – à moins qu’il s’agisse de jumeaux, le texte n’est pas clair – et qui chassait les dragons du ciel. Si les frères Grimm avaient découvert cette histoire les premiers, ils l’auraient publiée.
— Nous avons l’ordre de l’étudier, dit Katrina obstinément.
— L’an 2000, dit Chaney non moins obstinément, n’est qu’à vingt-deux ans de nous, mais ce document préfigure un futur très lointain – la fin du monde. Oui, il décrit la fin… les derniers jours. Je l’ai intitulé Eschatos, c’est-à-dire « La fin des choses ». Seabrooke croit-il vraiment que la fin du monde n’est qu’à vingt-deux ans d’ici ?
— Non Monsieur, certainement pas, mais il nous demande d’étudier minutieusement ce document en vue de notre sondage. Il peut y avoir entre l’un et l’autre un lien subtil.
— Quel lien subtil ? Où est-il, ce lien ?
— Il est question dans cette histoire, entre autres, d’une lumière jaune aveuglante emplissant le ciel. C’est peut-être une allusion à la guerre dans le Sud-Est asiatique. On y parle aussi d’un climat qui se refroidit et d’une série d’épidémies. Les dragons peuvent avoir une signification militaire. M. Seabrooke a relevé, tout particulièrement, ce que vous dites de l’Harmagedôn et de la guerre israélo-arabe. De nombreux détails…
Chaney ne put retenir un grognement.
— Vous êtes pris à votre propre piège, M’sieur. Toute ma sympathie, dit Saltus.
Chaney comprenait ce qu’il voulait dire. Tous les critiques et les Moresby du monde se refusaient à croire à sa traduction anglaise de l’original de l’Apocalypse, qui pourtant paraissait authentique. Inversement, Seabrooke paraissait vouloir croire à cette fiction qu’était Eschatos, ne pas demander mieux que d’y croire.
— La lumière jaune aveuglante dans le ciel n’a absolument rien à voir avec la guerre en Asie, dit Chaney d’un ton d’impatience. Les Hébreux y voyaient, dans leurs fictions, un présage poétique de santé, fortune, paix et prospérité pour tous. La lumière jaune est un soleil bienfaisant qui déverse la félicité sur le monde. Tout ce que disait le vieux prophète, c’est qu’enfin la terre appartenait aux hommes, à tous les hommes, et que la paix éternelle était prochaine. C’était une utopie. Purement et simplement.
« Cette utopie devait se réaliser après, je dis bien après, « la fin des choses », après les derniers jours ; alors un monde tout neuf sous un soleil d’or serait offert aux populations d’Israël. C’est une prophétie vieille comme le monde. Rien à voir avec la guerre en Asie, ni avec la couleur de peau d’aucun combattant.
Chaney montra la porte.
— Fait-il froid dehors, maintenant ? Non, c’est un temps idéal pour se baigner. Et où voyez-vous des épidémies ? Et avez-vous jamais vu un dragon ?
— Où est l’Harmagedôn ? dit Saltus.
— C’est une montagne d’Israël, Commandant, le mont Megiddo, qui se dresse sur la plaine d’Esdrelon. Et les prophéties sont venues un peu tard – toutes les prophéties. On ne compte pas les batailles décisives qui se sont déroulées à cet endroit jusqu’à nos jours et qui sont tombées dans l’oubli. C’était un site favori pour les anciens auteurs de fiction ; son histoire était si sanglante que son nom s’était fixé solidement dans les esprits. Et si l’on avait une nouvelle histoire à raconter, c’était là un cadre tout trouvé.
— Pas d’erreur, vous n’avez pas votre pareil pour doucher les gens, M’sieur.
— Je crois qu’il faut être réaliste, Commandant ; je crois aux faits, pas aux chimères. Je crois aux statistiques, aux tendances solidement fondées, pas aux prophéties et aux rêves.
Chaney frappa du doigt le document photocopié.
— L’homme qui a écrit cela, dit-il, était un rêveur, et il ne reculait pas devant le plagiat. Plusieurs passages ont été pris à Daniel, d’autres rappellent Michée.
— Croyez-vous que ce soit un faux !
— Non, certainement pas. Bien sûr, j’ai commencé par m’en assurer. La découverte du parchemin était conforme au scénario classique : trouvé par des étudiants examinant des vases anciens dans la grotte Q12. Enveloppés de l’habituel tissu décomposé autrefois fabriqué à Qumran. Soumis au test du carbone 14 pour en déterminer la date. Test effectué à l’Institut Libby de Chicago. Age du tissu : 1900 ans, à 70 ans près.
« Mais il n’était pas prouvé que c’était aussi l’âge du parchemin enveloppé dans le tissu. Il existe d’autres méthodes pour dater un manuscrit. Ce texte, dit-il en se penchant sur les photocopies et en plaçant un doigt sur la première ligne, est écrit en lettres carrées et ne contient pas de voyelles – aucune voyelle. Les lignes de chaque page du parchemin se lisent de droite à gauche. Or les caractères carrés n’ont commencé à être employés que vers le troisième siècle avant Jésus-Christ, à la place d’une écriture plus coulée.
Chaney, du coin de l’œil, vit quelqu’un remuer. Le Commandant se redressait pour examiner de près les photocopies.
— Il n’existait alors en hébreu que vingt-deux lettres, et c’étaient uniquement des consonnes. Les voyelles n’avaient pas encore été inventées et ne devaient l’être que six ou sept cents ans plus tard. Ce texte contient les vingt-deux consonnes habituelles mais le parchemin ne porte aucun signe – ni en dessus des lignes, ni au-dessous, ni dans le corps des mots, ni dans la marge – indiquant les cas où une consonne devient une voyelle. Et c’était révélateur.
Jetant un regard sur Moresby, il constata qu’il l’écoutait attentivement.
— Mais on pouvait se fonder sur d’autres indices. Le scribe connaissait bien les écrits de Daniel et de Michée. Le texte n’est pas du pur hébreu ; on peut y déceler des touches araméennes – un mot ou une expression plus percutants que l’équivalent hébreu. Le vieux mot grec eschatos n’est pas employé, et ce n’est pas normal. J’ai été surpris de son absence car le scribe connaissait l’œuvre dramatique ou mélodramatique des Grecs. Le texte, dit Chaney en soulignant d’un geste cette affirmation, n’a pu être écrit antérieurement à l’an 100 avant Jésus-Christ.
« Il est nettement plus facile de fixer la date après laquelle il n’a pu être rédigé. Pourquoi ? Parce que le scribe trahit les limites de son savoir. Et cette date limite, c’est 70 après Jésus-Christ. Le texte mentionne en trois endroits un certain Temple, un grand Temple blanc qui paraît être le centre de toute activité importante. Les temples étaient nombreux en Palestine et dans les pays environnants, mais il n’existait qu’un seul Temple avec un grand T : le plus saint des lieux saints, le Temple de Jérusalem. Dans cette histoire, le Temple est toujours debout, et c’est le centre de toute activité. Mais ce Temple-là a une fin : les armées romaines le rasent en 70 après J.-C. lorsqu’elles envahissent la Judée. Les Hébreux s’étaient révoltés et le Temple est démantelé jusqu’à la dernière pierre au cours de la répression qui s’ensuit.
— C’était prédit, dit le commandant Moresby.
Chaney ne daigna pas lui répondre. Il poursuivit :
— La période où ce texte a pu être composé se situe donc dans cette fourchette : entre 100 av. J.-C. et 70 ans après J.-C. Ce qui concorde parfaitement avec les tests au carbone 14. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un document authentique, mais l’histoire qu’il raconte ne l’est pas – c’est une pure fiction bâtie sur des symboles et des mythes connus des anciens Hébreux.
Arthur Saltus regarda les photocopies, puis la jeune femme.
— Va-t-il falloir avaler tout ça, Katrina ?
— Oui, Monsieur. Tel est le désir de M. Seabrooke.
— C’est du temps perdu, Commandant, dit Chaney.
— Le Grand Chef Blanc a parlé, M’sieur, dit Saltus en lui adressant un large sourire. Je ne veux pas retourner sur ce rafiot dans la mer de Chine.
— L’Indic ne me reprendrait pas – elle m’a vendu au Grand Chef Blanc.
Brian Chaney écarta les documents photocopiés et saisit le volumineux rapport de l’Indic. Il l’ouvrit au hasard et se mit à lire la page. C’étaient des statistiques sur une élection ouest-allemande vieille de trois ans.
Il se rappelait cette élection ; les gens qui travaillaient dans sa section l’avait suivie avec intérêt et avaient essayé de parier sur son résultat, sans trouver de preneurs. Le rapport allait être terminé et soumis au Bureau lorsqu’on apprit que le parti national démocrate obtenait 4,3 % des suffrages – soit presque le minimum de 5 % exigible pour être représenté au Bundestag. Le parti avait été accusé de néonazisme et Chaney se demandait s’il avait réussi à exorciser le spectre d’Hitler et à conquérir ces 5 % de voix. Si Israël avait été en paix, ses journaux en auraient parlé, et cela ne lui aurait pas échappé. Peut-être avaient-ils publié les résultats d’élections ultérieures en dépit de la crise du papier et des difficultés du pays – ce qui, après tout, avait pu lui échapper. Il était resté absorbé si longtemps par ses traductions. Tout comme Saltus et Moresby étaient en ce moment plongés dans l’Eschatos.
Chaney avait souvent spéculé sur la personnalité du scribe anonyme qui avait concocté cette histoire. À force de travailler sur ce texte, il en était arrivé à avoir l’impression qu’il connaissait presque cet homme, qu’il pouvait presque lire ses pensées. Mais il le voyait tantôt sous les traits d’un novice faisant l’apprentissage de son art et n’ayant pas encore reçu son moule définitif, tantôt sous ceux d’un prêtre défroqué pour non-conformisme. Il n’avait jamais hésité à employer le dialecte araméen lorsqu’il le jugeait plus coloré que l’hébreu, sa langue natale, et il avait narré son conte avec verve, en toute liberté poétique.
Eschatos
Le ciel était bleu, vierge, et pur de dragons (serpents ailés) lorsque l’homme qui était deux hommes (les jumeaux ?) vivait sur (ou sous) la terre. L’homme qui était deux hommes vivait en paix avec le soleil et ses enfants se multipliaient (les tribus ou familles qui l’entouraient croissaient avec le temps.) Il était connu et bien accueilli dans le Temple blanc, et peut-être y habitait-il. Son travail l’amenait fréquemment au lointain Harmagedôn, où il était aussi connu de ceux qui habitaient sur ses hauteurs que des hommes cultivant la plaine à ses pieds ; il frayait avec ces gens-là et les instruisait (conseillait, guidait) dans leur vie quotidienne ; c’était un sage. Il habitait une chambre d’ami (ou maison) chez (voisine de) une famille de montagnards, et il n’avait qu’à toucher la corde de la tente (leur faire signe) pour obtenir de la nourriture et de l’eau, qui lui étaient fournies gracieusement (en récompense de ses services ?).
L’homme qui était deux hommes travaillait dans la montagne.
Lourde était sa tâche (dont on ne sait à quels intervalles elle devait être accomplie). Elle consistait à se tenir sur le sommet de la montagne et à nettoyer le ciel des ordures (impuretés, détritus laissés par la Création) qui tendaient à s’amonceler en cet endroit.
Les montagnards devaient l’assister en lui fournissant dix cor d’eau (2 250 litres) prélevés dans un puits (ou une citerne) intarissable au pied de la montagne ; et chaque fois le travail était accompli dans l’obscurité et la lumière d’un seul jour (d’un coucher de soleil au suivant). Cette tâche lui avait été assignée par le prophète égyptien nomade (Moïse ?) il y avait de cela plus de cinq fois l’An du Jubilé (plus de 250 ans) ; c’était là un présage et une promesse que le prophète donnait à ses enfants, ses tribus : tant que les cieux seraient ainsi nettoyés on ne verrait pas le soleil entrer en effervescence ni les dragons planer, et l’âpre froid qui paralysait les vieillards serait refoulé au loin, à la place qui lui convenait.
Le nouveau prophète qui succéda à l’Égyptien (Aaron) approuva le pacte qui fut perpétué ; après lui Élisée approuva le pacte qui fut perpétué ; et après lui Sophonie approuva le pacte, qui fut perpétué ; après lui Michée approuva le pacte (erreur chronologique), qui fut perpétué. Et il est encore en vigueur. Les cieux étaient nettoyés et les peuples prospéraient.
L’homme qui était deux hommes était une figure étonnante. Il était fils (descendant direct) de David.
Sa tête était du plus bel or et ses yeux étaient des (mot manquant ; probablement gemmes) brillantes ; sa poitrine et ses bras étaient du plus pur argent, son corps était de bronze, ses jambes étaient de fer, et ses pieds étaient de fer mêlé d’argile (description entièrement empruntée à Daniel). L’homme qui était deux hommes ne vieillissait pas, son âge ne changeait pas, mais un jour qu’il travaillait à la tâche qui lui était assignée, il fut frappé par un malheur. Une pierre se détacha de la montagne et roula sur lui, lui écrasant le pied et broyant l’argile en une poussière qui s’envola au vent, et il s’écroula grièvement blessé. (Nouvel incident emprunté intégralement à Daniel.) Il cessa de travailler. Les montagnards l’amenèrent aux gens de la plaine, et les gens de la plaine le transportèrent au Temple blanc où les prêtres et les docteurs le déposèrent en son mal (l’enterrèrent).
Le Jubilé vint une fois, puis une seconde fois (un siècle), mais il ne reparut pas au sommet de la montagne. Sa chambre (maison) n’était plus tenue prête pour lui, car les nouveaux enfants l’avaient, oublié ; les gens n’allaient plus puiser d’eau et le puits (citerne) se tarissait. Des impuretés s’amoncelaient au-dessus de l’Harmagedôn. On y vit un premier dragon, puis un deuxième, et ils se multipliaient dans l’immondice jusqu’à assombrir le ciel de leurs ailes et à l’emplir de leur vacarme assourdissant. Un froid glacial envahit le pays et les cours d’eau étaient gelés. Les tribus étaient clairsemées (dépeuplées) et elles étaient affamées ; elles se disputaient la nourriture, et l’on en vint à ne plus observer la coutume de venir en aide à qui touchait la corde de la tente : le quémandeur, parent ou voyageur, était éconduit ou chassé dans le désert pour être la proie des chacals. Les messagers ( ?) cessèrent de travailler et il n’y eut plus d’échanges entre les tribus et entre leurs villes, et les routes furent envahies par les herbes folles.
Les anciens perdirent la foi de leurs pères. Une tribu s’entoura d’un mur, puis une autre et encore une autre jusqu’à ce qu’il y eût une centaine et une centaine de murs, que chaque maison fût séparée de la maison voisine, chaque famille des autres familles. Les anciens firent construire de grands murs et tout commerce cessa ; les cités s’appauvrirent et se firent la guerre, et le soleil entra en effervescence.
Un fléau descendit du monceau d’impuretés au-dessus de l’Harmagedôn, et la fiente des dragons couvrit le pays, telle une brume fétide avant l’aube. Le fléau était une maladie repoussante de l’œil, du nez, de la gorge, de la tête, du cœur et de l’âme, et la peau se détachait ; ce mal faisait ressembler les hommes aux quatre Bêtes, ils étaient répugnants dans leur malheur, et leurs frères, terrifiés, les fuyaient.
Sur ce la voix de Michée cria, disant que c’était la fin des jours ; et la voix d’Élisée cria, disant que c’était la fin des jours ; et l’esprit d’Ézéchiel, son spectre, cria, et on le vit dans les murs de la cité, poussant des lamentations et se désolant, car c’était la fin des jours.
Et il en advint ainsi.
(La ligne suivante ne contient qu’un mot d’origine araméenne exprimant l’idée de ténèbres, ou de temps, ou de génération. On pourrait traduire par Interrègne.)
L’homme qui était deux hommes sortit de son lit (sa tombe ?) dans les enfers, et fut courroucé par ce qu’il vit dans le pays. Il fendit la terre du Temple (sortit de sa tombe sous ? ou dans ? le Temple) et s’élança, plein de colère, pour chasser les dragons de la montagne. Il éleva sa baguette et frappa les murs, ordonnant aux familles de vivre et d’aller librement ; il donna nourriture et soulagement au voyageur, le conseilla, guida sa main vers la corde de la tente ; il pria son parent d’entrer dans sa (chambre ? maison ?) et de s’y reposer ; il peina sans trêve pour mettre fin au cruel malheur où le pays était plongé.
Lorsque le soleil fut redevenu calme, l’homme qui était deux hommes s’employa à remplir le puits (la citerne) et nettoya les cieux de leurs impuretés. Les dragons s’enfuirent de leurs nids fétides, et avec eux s’enfuit le fléau vers une autre partie du monde. L’homme leva les yeux vers le Temple et vit une grande lumière jaune aveuglante qui emplissait les cieux d’un bord à l’autre : et c’était un présage et une promesse par lesquels les saints prophètes annonçaient au travailleur que le monde était renaissant et en paix avec lui-même. Les fleurs s’épanouirent et la vigne porta des fruits. Le soleil était calme.
L’homme qui était deux hommes se reposa à l’endroit qu’il occupait dans la terre (sa tombe ?), et son âme était en paix.
Brian Chaney s’arracha à sa rêverie pour regarder ses compagnons.
Arthur Saltus parcourait sans suite les feuillets photocopiés, maigrement intéressé par le récit. Le commandant Moresby griffonnait dans un carnet – le seul aide-mémoire dont ce prodige eût besoin – et il avait repris le début de la traduction pour le lire une seconde fois. Il était accroché, pensa Chaney. Kathryn van Hise était assise en face de lui, immobile, les doigts croisés sur la table. La jeune femme l’avait observé à la dérobée tandis qu’il était plongé dans sa rêverie, mais elle baissa les yeux lorsqu’il dirigea sur elle son regard.
Chaney se demanda ce qu’elle pensait de tout cela. Abstraction faite de l’opinion de ses supérieurs, de la position officielle adoptée par le Bureau, que pensait-elle, personnellement ? Au petit déjeuner, elle s’était montrée gênée – ou s’était alarmée, peut-être – devant la perspective de filmer la Crucifixion, objectif secondaire ; mais quant à l’enquête sur l’avenir, il n’avait pu déceler aucun indice sur son attitude et ses idées personnelles à cet égard. Elle s’était montrée fière du beau travail des ingénieurs, triomphante même, et sa loyauté envers son patron allait jusqu’au fanatisme – mais que pensait-elle, personnellement ? Avait-elle des arrière-pensées, des réticences ?
Il n’arrivait pas à comprendre ce qui pouvait intéresser Seabrooke dans l’Eschatos.
Tous les exégètes s’accordaient à dire que c’était du midrash, et ce texte n’avait donné lieu à aucune controverse ; s’il avait été publié seul, son auteur eût échappé à la notoriété. Il pensait que Gilbert Seabrooke devait avoir un brin de folie pour aller jusqu’à l’introduire dans la salle de conférences. Il ne contenait rien qui pût alimenter l’enquête, rien qui se rapportât au sondage envisagé de l’an 2000 ; l’histoire était solidement enracinée dans le Ier siècle avant J.-C. et ne dépassait pas, même allusivement l’an 70 après J.-C. Elle n’avait rien, et ne prétendait rien avoir de prophétique, comme c’était, par exemple, le cas du Livre de Daniel – dont le scribe soutenait avoir été en vie environ cinq cents ans avant sa propre naissance, mais s’était trahi par ses lacunes en matière historique. Gilbert Seabrooke lisait entre les lignes des lignes imaginaires, à l’affût de rayons de lumière jaune et de fiente de dragons.
Un des trois téléphones sonna.
Kathryn van Hise se leva d’un bond pour répondre et les trois hommes se retournèrent pour l’observer.
La conversation était rapide. Elle écouta attentivement, dit Oui, Monsieur trois ou quatre fois, et assura son interlocuteur que le programme d’études se poursuivait à un rythme satisfaisant. Elle dit un dernier Oui, Monsieur et raccrocha. Moresby, trépignant, s’était à moitié levé de son fauteuil.
— Eh bien, accouchez, Katrina, dit Saltus.
— Les ingénieurs ont terminé leurs essais et le véhicule est désormais en état de marche. Les essais sur le terrain vont commencer très prochainement, Messieurs. M. Seabrooke propose que nous fêtions cet événement par une journée de repos. Il nous attend à la piscine cet après-midi.
Arthur Saltus, hurlant de joie, se précipita vers la porte.
Brian Chaney jeta son exemplaire de l’Eschatos dans une corbeille à papier et se prépara à le suivre. Il regarda la femme et dit :
— Le dernier à l’eau sera un Égyptien errant.
Après un plongeon peu profond, Brian Chaney gagna en barbotant le rebord carrelé de la piscine, puis il s’y agrippa un moment en essayant de se débarrasser les yeux de l’eau chlorée qui les irritait. Le soleil était brûlant, et l’air plus chaud que l’eau. Deux de ses compagnons jouaient dans l’eau derrière lui tandis que le troisième – le commandant – était assis à l’ombre, les yeux gravement fixés sur un échiquier, dans l’attente d’un partenaire. Les pions étaient en place. Il y avait quelques personnes autour d’eux, mais nul ne semblait s’intéresser aux échecs.
Chaney jeta un regard par-dessus son épaule sur le couple qui jouait dans l’eau, non sans ressentir une pointe de jalousie. Il se hissa hors de la piscine et attrapa une serviette.
— Bonjour, Chaney, dit Gilbert Seabrooke.
Le Directeur des Opérations était assis sous un parasol criard, sirotant une boisson et regardant les baigneurs. C’était la première fois qu’il se montrait.
Chaney étala la serviette sur son dos et courut sur le carrelage brûlant.
— Bonjour. Vous êtes le téléphone rouge ?
Ils échangèrent une poignée de main.
— Non, dit Seabrooke avec un bref sourire ; le téléphone rouge nous relie à la Maison-Blanche. Ne vous en servez pas pour appeler le Président.
D’un geste de la main, il invita Chaney à s’asseoir sur un fauteuil abrité par le parasol.
— Voulez-vous prendre quelque chose ?
— Pas tout de suite, merci, dit Chaney, étudiant son interlocuteur avec une franche curiosité. Ai-je été cafardé ?
— Je reçois des comptes rendus journaliers, bien entendu ; je m’efforce de coiffer toutes les activités de ce centre. Il arrive qu’on déforme mes mobiles, mes actions : j’en ai l’habitude. Je me suis fait une règle, dit Seabrooke, ébauchant de nouveau son sourire avare, d’explorer toutes les voies susceptibles de me conduire au but recherché. Veuillez ne pas vous formaliser de l’intérêt que je prends à vos diverses activités.
— Elles sont sans rapport avec l’activité pour laquelle je suis ici.
— Peut-être que oui, et peut-être que non. Mais je me refuse à les négliger parce que je suis un homme méthodique.
— Et persévérant, dit Chaney.
Gilbert Seabrooke était grand, mince, tendu, et il ressemblait à cet homme bien connu du State Department – ou peut-être à son sosie de la Cour Suprême. Il cultivait l’image de marque du parfait homme d’État. Il portait la raie au milieu, une raie bien nette de part et d’autre de laquelle ses cheveux argentés étaient coiffés en arrière dans un style du meilleur ton ; ses yeux paraissaient gris mais étaient, à y regarder de près, d’un bleu-vert glacé ; ses lèvres étaient fermes, peu faites pour le rire, et son menton, énergique, sans le moindre pli sous son dessin bien tracé. Il se tenait avec une rigidité toute militaire, la pipe saillant droit de ses lèvres pour défier le monde. Il appartenait à l’Establishment.
Chaney connaissait vaguement sa carrière politique.
Seabrooke avait été gouverneur du Dakota du Nord ou du Sud – la mémoire de Chaney se refusait à plus de précision – et fut battu de justesse lorsqu’il brigua son troisième mandat. Il monta à Washington aussitôt après cette défaite et obtint un poste au ministère de l’Agriculture ; son parti savait soigner ses fidèles. Quelques années plus tard, il passa au ministère du Commerce, et au bout de quelques années encore, fut promu à une haute fonction au Bureau des Poids et mesures. Cet homme alors assis au bord de la piscine avait la haute main sur le centre d’Elwood.
— Où en est la bataille ? demanda Chaney.
— Quelle bataille ?
— Celle qui vous oppose au sous-comité du Sénat. Je parie que ces gens-là lâchent le temps et l’argent au compte-gouttes.
Les lèvres serrées frémirent en une ébauche de sourire.
— Une vigilance sans défaut est la condition de finances saines, Chaney. Mais effectivement je suis en difficulté avec « ces gens-là ». La science leur fait peur parce que ce sont des profanes, alors que les initiés sont souvent les êtres les plus méconnus du monde. Notre projet prendrait une autre tournure si on y donnait une plus grande part à l’imagination. Savez-vous ce qu’il faudrait faire pour obtenir des fonds à gogo ? Orienter nos recherches vers la guerre en Asie, vers un résultat pratique dans le domaine militaire. Mais il faut se battre pour chaque dollar. Les militaires et leur guerre ont la priorité, conclut Seabrooke avec un geste d’agacement.
— Il y a pourtant bien un rapport.
— Je vous ai dit que les choses prendraient une autre tournure si on donnait une plus grande place à l’imagination, rappela Seabrooke sèchement. Et c’est justement ce qui fait cruellement défaut aux militaires : ils ne savent pas reconnaître les applications pratiques d’une expérience parce qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Une application possible, vous en voyez peut-être une et je crois en voir une, mais il faudra douze ans au Pentagone comme au Congrès pour les discerner. Il faut leur soutirer l’argent sou par sou et nous en remettre à la bonne volonté du Président pour la poursuite de notre expérience.
— Le fauteuil à bascule de Benjamin Franklin a mis pas mal de temps à s’imposer.
Chaney voyait bien une possibilité d’application militaire, mais avec l’espoir que les militaires ne la découvriraient jamais.
Seabrooke regarda la piscine ; le corps souple de Katrina fuyait celui d’Arthur Saltus.
— J’ai cru comprendre que vous aviez éprouvé quelque difficulté à vous décider.
Chaney avait compris.
— Je ne suis pas un homme d’une bravoure excessive, M. Seabrooke. Il m’arrive de faire preuve de bravade, de culot, lorsque je suis en terrain familier, mais je ne suis pas ce qu’on appelle un homme brave. Je serais bien incapable de faire ce que font tous les jours, dans leur service, les deux autres hommes de l’équipe.
L’ombre d’une appréhension de l’avenir passa rapidement sur son esprit.
— Je ne suis pas du type héroïque ; l’essentiel du courage, c’est la prudence – voilà ma devise. Ou, si vous voulez : se sauve qui peut.
— Mais vous êtes resté en Israël sous les bombardements.
— C’est vrai, mais tout ce temps-là j’avais une frousse à en perdre la tête.
— Croyez-vous qu’Israël sera vaincu ? Croyez-vous que ça va se terminer à l’Harmagedôn ?
— Non.
La réponse de Chaney était catégorique.
— Vous ne trouvez pas ce nom d’Harmagedôn suggestif ?
— Non. Ce pays est un champ de bataille depuis quelque cinq mille ans – depuis le temps où la première armée égyptienne en marche vers le nord a rencontré la première armée sumérienne en marche vers le sud. Elles étaient accompagnées de prophètes de malheur, mais ne tombez pas dans le panneau.
— Pourtant ces prophètes anciens de la Bible sont plutôt sinistres, inquiétants.
— Ces prophètes anciens vivaient en des temps difficiles, dans un pays déshérité, presque toujours sous la botte d’un envahisseur. Ils devaient fidélité et obéissance à un gouvernement et à une religion qui étaient en conflit avec toutes les nations environnantes ; ils risquaient de le payer cher s’ils réclamaient l’indépendance. Ne tombez pas dans le panneau, répéta Chaney. N’essayez pas d’enlever ces prophètes à leur époque pour les introduire dans le XXe siècle. Ils sont périmés.
— Peut-être, en effet, dit Seabrooke.
— Rien ne m’empêche de prédire la chute des États-Unis, de chaque État de l’Amérique du Nord. Allez-vous m’en récompenser par une médaille ?
— Que voulez-vous dire ? dit Seabrooke, tout saisi.
— Que tout cela sera réduit en poussière dans dix mille ans. Citez-moi un seul gouvernement, une seule nation qui ait survécu depuis la naissance de la civilisation, disons depuis cinq ou six mille ans.
— Oui, je vois votre idée.
— Rien n’est éternel. Les États-Unis pas plus que le reste. Avec de la chance nous durerons au moins aussi longtemps que Jéricho.
— Je connais, bien sûr.
Sceptique, Chaney résuma l’histoire de Jéricho.
— C’est la plus vieille ville du monde, la ville qui est « à moitié vieille comme le temps ». Bâtie à l’époque natufienne, rasée ou brûlée et rebâtie tant de fois que seul un archéologue peut s’y retrouver. Mais la ville est toujours debout, habitée depuis au moins six mille ans. Puissent les États-Unis avoir la même chance. Ce n’est pas impossible.
— C’est mon vœu le plus cher, déclara Seabrooke.
— Alors, dit Chaney, éprouvant le besoin de le secouer, laissez tomber l’Eschatos car ça ne rime à rien, et si vous voulez vous tracasser, que ce soit pour des choses qui en vaillent la peine : le raz de marée de l’extrême droite, les chasses aux hippies, ce président qui ne sait même pas se faire obéir de son propre parti, ni, a fortiori, de son pays.
Seabrooke s’abstint de tout commentaire.
Brian Chaney, ayant pivoté dans son fauteuil, observait de nouveau les ébats de Kathryn van Hise. Sa peau bronzée, généreusement livrée aux regards par un maillot de bain dégageant le buste, était le point de mire des spectateurs. Ces coupes de plastique transparentes que certaines femmes portaient alors en guise de soutien-gorge, c’était une de ces petites surprises qui l’avaient accueilli à son retour en Amérique. La mode, en Israël, était beaucoup plus conservatrice, et il avait oublié, au bout d’une absence de trois ans, les tendances américaines. Chaney regarda le corps mouillé de la jeune femme et il éprouva plus qu’une pointe de jalousie ; ces coupes transparentes, était-ce décent ? se demandait-il. Le succès remporté par l’extrême droite allait provoquer tôt ou tard une réaction en matière de mode féminine : les jambes seraient probablement cachées jusqu’aux chevilles, coupes et corsages transparents seraient relégués au magasin des accessoires.
Et ce ne serait sans doute pas la seule réaction qui, dans les prochaines années, démentirait certaines de ses propres prévisions – surtout en raison de l’avènement inattendu d’un gouvernement faible. Ses recommandations en faveur d’un mariage à l’essai renouvelable ne seraient probablement pas suivies – cette nouvelle institution elle-même serait peut-être abrogée avant d’être mise en pratique si le Congrès se laissait impressionner par les hurlements de la réaction ; et celle-ci, de minoritaire, pourrait facilement devenir majoritaire.
— Le TDV est prêt à fonctionner ? demanda Chaney pour rompre leur silence gêné.
— Oh, oui. Il a été déclaré prêt à fonctionner ce matin à l’aube. Les années d’études, de construction et d’essais sont révolues. Nous sommes prêts, nous aussi, à aller de l’avant.
— Qu’est-ce qui vous a pris tout ce temps ?
Seabrooke se tourna vers Chaney d’un mouvement pesant. Ses yeux bleu-vert étaient durs.
— Chaney, ce véhicule a déjà fait neuf morts. Vous n’auriez tout de même pas voulu être le dixième.
Un choc, une violente réaction :
— Non !
— Bien sûr, ni vous ni personne. Il fallait que les ingénieurs multiplient les tests jusqu’à ce que tous les doutes soient dissipés. Si la moindre incertitude avait subsisté, le projet aurait été annulé et le véhicule mis à la ferraille. Nous aurions brûlé les bleus, les études, les notes de travail, tout. Nous aurions effacé toute trace du véhicule. Vous connaissez ce principe : deux objets ne peuvent occuper la même position au même instant.
— C’est élémentaire.
— Tellement élémentaire que nos ingénieurs l’ont oublié. Neuf hommes sont morts lorsque le véhicule est revenu à son point d’origine, à la seconde exacte de son lancement, et a essayé d’occuper la même position. Chaney, dit Seabrooke en baissant la voix, ce que j’ai vu dans ma vie de plus horrible, ç’a été un accident d’aviation : un avion de ligne s’écrasant sur une colline du Dakota. Je participais à une chasse à un kilomètre de là, et je l’ai vu tomber. J’étais parmi les premiers à atteindre l’épave. Il ne pouvait pas y avoir de survivant – pas un seul. L’explosion qui s’est produite dans notre laboratoire, continua Seabrooke après un moment d’hésitation, le cède à peine en horreur à cet accident. Je n’étais pas là – j’étais dans un autre bâtiment – mais quand je suis arrivé au laboratoire, j’y ai trouvé comme une réplique de la catastrophe aérienne. Tout était réduit en miettes, les hommes et le matériel. Nous avons perdu l’ingénieur qui se trouvait dans le véhicule et huit de ses collègues qui étaient de service au laboratoire. L’engin était revenu au moment exact, à la milliseconde précise de son départ, et s’était détruit lui-même. C’était un désastre et une négligence incroyables – mais c’est arrivé. Une fois.
Au bout d’un moment, Seabrooke reprit le fil de son récit.
— C’était une dure leçon. Nous avons reconstruit le laboratoire avec des murs plus épais, renforcés, et reconstruit le véhicule ; nous avons élaboré un nouveau programme de recherches en mettant l’accent sur le facteur sécurité. La marge de sécurité a été fixée à soixante et une secondes, à notre satisfaction.
— Je les ai entendu compter mille fois, ces soixante et une secondes. Je vais perdre une minute à chaque voyage.
— Supposons que vous partiez à midi, vous reviendrez à midi, une minute, une seconde – et cela indépendamment du temps passé sur le terrain : vous pourriez y rester dix ans, vous n’en reviendriez pas moins soixante et une secondes après votre départ. Si nous n’en étions pas absolument certains, nous fermerions boutique et nous nous avouerions vaincus.
— Merci, dit Chaney gravement. Je tiens à ma peau. Comment protégez-vous vos hommes maintenant ?
— Par des murs renforcés et une observation à distance. Les ingénieurs opèrent dans la pièce à côté mais un mètre et demi d’acier et de béton vous sépareront. Ils actionnent le TDV et l’observent par télévision en circuit fermé ; en fait ce n’est pas seulement la salle des opérations qu’ils observent, mais les couloirs d’accès à cette salle, le magasin et l’abri antiatomique – tout ce qui se trouve au niveau de ce sous-sol.
— Comment pouvez-vous réellement savoir que le véhicule est en mouvement ? Est-ce qu’il déplace quelque chose ? dit Chaney.
Sa curiosité était excitée.
— Il n’est pas doué de mouvement, il ne voyage pas au sens propre, ne se déplace pas dans l’espace. Il restera toujours à son emplacement originel, à moins que nous décidions de le déménager. Mais cet engin fonctionne, il marche, comme on dit, ce qui consiste à déplacer des strates temporelles, cela aussi infailliblement que ces gens-là déplacent de l’eau en plongeant dans la piscine.
— Comment l’avez-vous prouvé ?
— Un appareil photo a été monté à l’avant du véhicule, derrière un orifice par lequel peut être photographiée la salle des opérations. Une horloge et un calendrier automatique sont fixés au mur dans le champ de l’appareil ; il a pu ainsi photographier non seulement des heures et des dates passées, mais le mur avant, je dis bien avant, qu’on y ait fixé l’horloge. Nous savons que le TDV est remonté d’au moins douze mois dans le passé.
— Quel effet sur les singes ?
— Aucun. Ils sont en parfaite santé.
— Qu’avez-vous fait pour prévenir un nouvel accident – une, autre sorte d’accident ?
— Expliquez-vous, dit Seabrooke d’une voix cassante.
— Qu’arrivera-t-il, dit Chaney en pesant ses mots, si cet engin explore, un passé antérieur à la construction de ce sous-sol ? Qu’arrivera-t-il s’il creuse un banc d’argile, s’il le fouit comme un lapin ?
— C’est interdit, tout simplement, répliqua promptement Seabrooke. La limite inférieure d’exploration, c’est le 30 décembre 1941.
Le Directeur vida son verre.
— Chaney, dit-il, cet emplacement a été l’objet d’investigations minutieuses pour fixer cette limite inférieure ; et la même minutie a présidé à la préparation de toutes les phases de cette opération pour ne rien laisser au hasard. L’emplacement a été d’abord occupé par une construction grossière, une sorte de cabane. Elle a brûlé entièrement en février 1867.
— Vous êtes remonté jusque-là ?
— Nous étions prêts à aller plus loin si nécessaire ; nous avions accès à des archives qui vont jusqu’à une guerre contre les Indiens en 1831. Je continue. Une ferme – avec sous-sol, je précise – est bâtie dans l’été de 1901, et reste en place jusqu’en 1941 ; le gouvernement achète alors ce terrain pour en faire un dépôt d’artillerie, et la ferme est démolie. Le gouvernement ne cesse depuis lors d’occuper les lieux, et l’emplacement en question reste vide jusqu’à la construction du laboratoire. Les ingénieurs ont situé très soigneusement l’emplacement de ce sous-sol. Aujourd’hui le TDV flotte dans un réservoir d’eau hyperbare, scellé, et placé à un mètre au-dessus du plancher de l’ancien sous-sol, dans un espace que rien d’autre n’a pu occuper précédemment. Nous avons même déterminé avec précision où se trouvaient autrefois le fourneau et la cave à charbon.
— La limite extrême est donc 1941 ? Pourquoi pas 1901 ?
— La limite inférieure est le 30 décembre 1941, date largement postérieure à la démolition de la ferme. La sécurité avant tout.
— J’aimerais bien voir ce réservoir d’eau hyperbare.
— Vous le verrez. Il faut absolument vous familiariser avec chaque aspect de l’opération. Avez-vous passé les visites médicales ?
— Oui.
— Avez-vous fait des tirs d’entraînement ?
— Non. Ça aussi, c’est nécessaire ?
— Le facteur sécurité, Chaney. Il vaut mieux prévoir. C’est peut-être une précaution inutile, mais il est plus sage de se préparer sur toute la ligne.
— Vous semblez pessimiste. En quel sens cela pourrait-il être une précaution inutile ?
— Excusez-moi, j’oubliais que vous avez été absent d’Amérique. Le port de toute arme à feu va probablement être interdit aux civils dans un proche avenir. Le président Meeks est partisan de cette mesure.
— Voilà qui plaira au commandant, dit Chaney distraitement. Il pense que les civils ne sont pas fichus de braquer une arme dans la bonne direction.
Il regardait de l’autre côté de la piscine. Katrina, sortie de l’eau, était maintenant perchée sur le rebord carrelé du bassin ; elle dégageait sa chevelure emprisonnée dans un bonnet de plastique. Arthur Saltus était aussi près d’elle que le lui permettaient leurs maillots mouillés. Mais ce n’est pas lui qui attirait l’attention des gens qui se trouvaient là, pas plus que les deux autres femmes en train de se baigner – il est vrai qu’elles ne s’exhibaient ni l’une ni l’autre comme Katrina. Le code militaire prévalait même à la piscine, que cela plût aux WAACs ou non.
Chaney continuait à fixer la jeune femme – et Saltus à ses côtés – mais tout en pensant à Gilbert Seabrooke, à ses déclarations froidement réalistes. Et il pensait à cet engin, au TDV. Du moins essayait-il d’y penser. Tous ses efforts pour le visualiser étaient voués à l’échec, comme aussi tous ses efforts pour en comprendre le principe et le fonctionnement – il lui manquait pour cela l’indispensable formation scientifique. L’engin fonctionnait, il fallait l’admettre. Ses propres oreilles, lors de chaque essai, en témoignaient.
Développant une puissance colossale, télécommandé, le véhicule déplaçait… quoi ? Des strates temporelles. Des couches de temps. L’engin ne se déplaçait pas dans l’espace, il ne quittait pas son réservoir du sous-sol, mais l’appareil photo logé à l’avant du véhicule scrutait et sondait le temps, photographiait une horloge ou un calendrier. Bientôt ce seraient des hommes qu’il transporterait dans le futur, des hommes qui ne devraient pas se contenter de regarder une horloge. Mais il avait déjà tué neuf hommes en se rabattant sur lui-même. En dépit de son effort pour réprimer cette réaction, Chaney en avait la chair de poule. Il était encore glacé par le choc qu’il avait reçu.
— Vous avez choisi une drôle d’équipe, dit Chaney.
— Drôle ? Pourquoi ?
— Pas un ingénieur, pas un scientifique parmi nous. Moresby et moi sommes aussi amis qu’un cobra et une mangouste. Je crois que je suis la mangouste. Vous ne voulez pas essayer de trouver autre chose ?
— Je sais ce que je fais, Chaney. Les ingénieurs et les physiciens viendront plus tard, pour les sondages exigeant des ingénieurs et des physiciens. Combien de temps la lune a-t-elle dû attendre son premier géologue, son premier sélénographe ? Pour l’enquête que nous envisageons il faut des hommes comme vous, comme Moresby, comme Saltus. Si nous vous avons choisis, vous et Moresby, c’est parce que chacun de vous est le meilleur dans son domaine et que vous vous opposez idéalement. Je vois en vous les deux pôles d’un équilibre délicat, avec Saltus au centre jouant le rôle d’un poids neutre. Je le répète, je sais ce que je fais.
— Moresby pense que je suis une espèce de cinglé.
— Oui. Et que pensez-vous de lui ?
— Que c’est lui l’espèce de cinglé, riposta Chaney, tout joyeux.
Seabrooke se permit un sourire glacé.
— Ne m’en veuillez pas, mais il y a un peu de vrai dans chacun de ces deux jugements. Le commandant a lui aussi une marotte qui le met dans une situation difficile.
— Ces satanés prophètes ! dit Chaney avec un grognement. Il ne pourrait pas collectionner les soldats de plomb, ou être champion du monde d’échecs ?
— Vous ne pourriez pas écrire des livres de cuisine ?
Chaney baissa les yeux sur sa poitrine.
— Un beau coup de poignard, dit-il. Voyez comme la lame s’est enfoncée proprement entre les côtes. Comme le manche en sort tout droit. Du beau travail.
— Vous aimez explorer le passé, dit Seabrooke, le commandant préfère lire l’avenir. Je reconnais que votre vocation a plus d’intérêt.
— Encore un futurologue ? Vous les collectionnez.
— Il pousse à l’extrême la croyance aux prédictions. Pour commencer, il lit tout bêtement son horoscope dans les journaux, et s’y conforme dans sa conduite. Lorsqu’il est arrivé ici, il a avoué à Kathryn que cette affectation ne l’avait pas surpris parce qu’un certain horoscope lui avait conseillé de se préparer à un changement important dans sa vie quotidienne.
— C’est là une chose vieille comme le monde, dit Chaney ; les premiers Égyptiens, les Sumériens, les Akkadiens étaient tous passionnés d’astrologie. C’est la religion la plus tenace.
— Je suppose que vous connaissez ces petits bouquins qu’on appelle « almanachs agricoles » ?
Signe de tête affirmatif.
— J’en ai entendu parler.
— Moresby les achète régulièrement, pas seulement pour savoir comment il pourra être affecté par leurs moindres prophéties, mais pour prévoir le temps un an à l’avance. J’avoue avoir étudié cette partie de son dossier, et je dois dire que les états de service du commandant révèlent un don remarquable pour coordonner les opérations militaires avec les conditions atmosphériques – quand il est en garnison aux États-Unis, vous comprenez. On a l’impression que le baromètre est à son service. Et on l’a vu, au cours de sa carrière, planter un jardin en suivant strictement les indications fournies par ces almanachs en fonction des phases de la lune, etc.
— Les épinards ont poussé, dit Chaney, sceptique.
Un sourire effleura les lèvres fermées de Seabrooke, vite réprimé.
— Enfin il a sa bibliothèque : une petite sélection de livres, quarante ou cinquante environ, pas plus, qu’il trimbale avec lui de garnison en garnison. Ses auteurs favoris ? Des gens comme Nostradamus, Shipton, Blavatsky, Forman et la pythonisse de Washington. Il a un livre dédicacé par un certain Guinness, qu’il a rencontré à l’occasion d’une conférence. J’ai fait ma petite enquête là-dessus à cause du facteur sécurité, mais ce Guinness s’est révélé inoffensif. Il vient d’ajouter votre bouquin à sa collection.
— C’est de l’argent perdu.
— Pour moi aussi ?
— Si vous espériez y trouver des visions prophétiques, oui. Si vous vous intéressiez à une curiosité en matière d’exégèse, non. L’avenir nous réserve sans doute de grands débats sur cette version de l’Apocalypse. Je suis un affreux trouble-fête.
— Mais voyez-vous le parti que je veux tirer de Moresby ? dit Seabrooke, perçant Chaney du regard.
— Oui. Il sera votre instrument, tout comme moi-même.
— Parfaitement. Je me plais à croire que j’ai réuni la meilleure équipe possible pour l’entreprise la plus importante du XXe siècle. Nous n’avons rien de réel et de solide pour nous guider dans le futur, rien que des études spéculatives et une littérature pseudo-spéculative. Nous avons recours à ces deux sortes d’ouvrages, et à des hommes dignes de confiance qui y prennent un intérêt actif. Lorsque vous ferez surface, dans vingt-deux ans d’ici, l’un de vous aura les pieds solidement sur terre – ou peut-être tous les deux. Que pouvons-nous faire de plus, Chaney ?
— Vous tenez le loup par les oreilles. Ne pourriez-vous trouver un moyen de le lâcher – une issue honorable ?
— Le loup par les oreilles, dit Seabrooke après un silence songeur. C’est exact. Mais vous savez, Chaney, je n’ai aucune envie de le lâcher ; je suis fasciné par cette aventure, je suis décidé à ne pas lâcher prise. Aventure comparable à la première fusée lancée dans l’espace, au premier vol orbital, au premier homme sur la lune. Je ne pourrais pas lâcher prise, même si je le voulais !
Chaney fut impressionné par cette véhémence enthousiaste, passionnée.
— Pourquoi n’allez-vous pas vous-même dans le futur ?
— Je l’ai tenté, répondit Seabrooke calmement. J’étais volontaire, mais j’ai été éliminé.
Sa voix trahissait une douloureuse déception.
— J’ai été liquidé au premier examen médical à cause d’un murmure cardiaque. Une fois de plus on peut comparer ça à un vol spatial, Chaney. Les hommes âgés, faibles, handicapés ne connaîtront jamais le TDV. Nous sommes exclus.
Le regard de Seabrooke se posa de nouveau sur Katrina, et Chaney l’imita. Son maillot réduit commençait à sécher au soleil de juin, cessant ainsi de mouler ses formes aux endroits les plus intéressants. À côté d’elle, leurs peaux se touchant, Saltus monopolisait son attention.
Chaney sentit qu’il avait été exclu.
Au bout d’un moment il posa une question qui le tourmentait vaguement depuis un moment.
— Katrina nous a dit que vous aviez prévu deux objectifs secondaires en cas d’échec de l’exploration du futur. Quels sont ces objectifs ?
Il était curieux de savoir si la jeune femme avait rapporté au Directeur la conversation qu’ils avaient eue au petit déjeuner.
— Puis-je vous faire une confidence, Chaney ?
— Certainement.
— Je connais le Président un peu mieux que vous.
— Je vous l’accorde.
— Je suis à même de prévoir ce qu’il me refusera.
Chaney eut une intuition.
— Il vous refusera les objectifs secondaires ? Tous les deux ?
— Bien plus, il en sera scandalisé. Les ondes de choc ainsi produites se feront sentir jusqu’ici depuis Washington.
Seabrooke frappa la table, renversant son verre vide.
— Je voulais visiter l’avenir, voir le futur, sentir son odeur, mais j’ai été éliminé dès le premier jour par les toubibs, j’ai fait naufrage avant de monter à bord, et je ne peux pas vous dire quel mal ça m’a fait. Tout ce que je pouvais faire pour m’en consoler, c’était de voir l’avenir par vos yeux – vos appareils photo, vos cassettes, vos observations et vos réactions. Grâce à vous, à Moresby et à Saltus, je vivrai là-bas par personnes interposées ; et je suis absolument décidé à le faire ! C’est la seule possibilité qui me reste.
« À cet effet, j’ai prévu deux objectifs secondaires à soumettre au président, soigneusement choisis : il fallait qu’ils soient inacceptables à ses yeux, pour qu’il me donne l’ordre de poursuivre la réalisation du projet primitif. C’est le futur qu’il me faut !
— Le Président sera scandalisé ? demanda Chaney.
Bref signe de tête.
— Le Président est très religieux ; c’est un pratiquant. Jamais il ne permettra qu’on aille filmer et enregistrer la Crucifixion.
— Non, c’est vrai, dit Chaney, méditant cette affirmation. Mais en raison d’éventuelles conséquences politiques, et non religieuses. Il a peur du peuple, et peur des politiciens.
— Si vous dites vrai, le deuxième objectif de remplacement l’effraierait encore davantage.
— Où ? Quoi ? dit Chaney sur ses gardes.
— Ce second objectif, c’est Dallas en novembre 1963. Je propose d’enregistrer l’assassinat de Kennedy comme on n’a jamais pu le faire. Je propose de poster une caméra au sixième étage du dépôt de livres, pour couvrir l’itinéraire du cortège ; je propose de poster un second opérateur dans les bosquets au sommet du mamelon, pour trancher une certaine controverse ; je propose d’en poster un troisième, vous-même, sur le trottoir que doit longer la voiture présidentielle, à l’endroit précis où il pourra enregistrer les coups tirés de la fenêtre ou des arbres. Nous aurons un document cinématographique authentique sur le crime, Chaney.
Le TDV fut une cruelle désillusion.
Brian Chaney était bien déçu, et même consterné. Peut-être avait-il trop attendu de ce véhicule, peut-être avait-il imaginé un engin rutilant avec des chromes, des émails et des glaces, tout frais sorti de l’atelier de montage ; ou peut-être un monstre pour film de science-fiction, un colossal engin hérissé de câbles pareils à des tentacules se tortillant dans tous les sens, un Léviathan dont le poids énorme menacerait de faire crouler le plancher. Peut-être s’était-il laissé emporter par son imagination.
Le véhicule n’était rien de tout cela. C’était un engin trapu, plutôt disgracieux, portant au flanc le numéro 2 marqué à la craie. Le TDV n’avait rien d’exaltant. Il était strictement fonctionnel.
Pour en donner une idée, on ne pouvait mieux faire que le comparer à un fût à pétrole qu’on aurait fabriqué avec des chutes d’aluminium et de plastique récupérées en vue de ce seul bricolage. Chaney pensa à une Ford modèle T qu’il avait vue dans un musée, et à un biplan délabré figurant dans un autre musée, deux reliques du passé qui semblaient bien incapables de parcourir un mètre. Le TDV était un engin en plastique et en aluminium reposant dans un réservoir en béton rempli d’eau hyperbare, le tout occupant un espace réduit dans une pièce à peu près vide du sous-sol. Cet engin paraissait bien incapable de « parcourir » une minute.
Le fût mesurait un peu plus de deux mètres de long, et avait un diamètre à peine suffisant pour qu’on pût y loger un homme corpulent ; couché sur le dos, le passager reposait de tout son long sur une litière de sangles, se tenant à deux barres d’appui placées près de ses épaules, et les pieds calés sur une autre barre au fond du tonneau. Une petite écoutille placée sur le dessus permettait d’entrer dans le véhicule et d’en sortir. Sa partie avant avait été tronçonnée – après coup, semblait-il – et l’ouverture garnie d’une cloche transparente par laquelle pouvaient être observés l’horloge et le calendrier. Un appareil photo et un cube métallique scellé étaient logés dans la cloche. Plusieurs câbles électriques, tous plus gros que le pouce, émergeaient de l’arrière du véhicule et serpentaient sur le sol pour disparaître dans le mur séparant la salle des opérations du laboratoire. Un escabeau était placé à côté du réservoir d’eau hyperbare.
On eût dit l’œuvre d’un bricoleur sommairement outillé.
— Et ça marche, un pareil bidule ? demanda Chaney.
— Parfaitement, répliqua Seabrooke.
Enjambant les câbles, Chaney fit le tour du véhicule sur l’invitation d’un ingénieur. Horloge et calendrier étaient solidement fixés sur un mur tout proche, protégés l’un et l’autre par une cloche de plastique bien transparent. Au-dessus d’eux – tels des vautours haut perchés – deux petites caméras de télévision dominaient la salle. Un coffre métallique, placé près de la porte et fixé au mur, était destiné à contenir les vêtements des chronautes. Un appareillage électrique encastré dans le haut plafond baignait la pièce d’une lumière froide et crue. Cette pièce paraissait glaciale, et curieusement sèche pour un sous-sol ; on y respirait une odeur piquante, de l’ozone peut-être, et aussi, chose désagréable, celle de la poussière soulevée en nuages.
Chaney mit le plat de la main sur la coque d’aluminium et la trouva froide. Il sentit sur sa paume une très légère décharge d’électricité.
— Comment les singes ont-ils fait pour piloter cet engin ? demanda-t-il.
— Ils n’ont rien piloté, naturellement », riposta l’ingénieur. Il avait l’air irrité ; peut-être n’avait-il pas le sens de l’humour. « Ce véhicule, continua-t-il, est conçu pour être à la fois télécommandé et auto-commandé, M. Chaney. Tous les tests effectués ont été déclenchés du laboratoire, et c’est ainsi que vous serez lancé vous-même vers votre objectif. C’est nous qui vous expédions.
Chaney se demanda si ces dernières paroles n’étaient pas à double sens. L’ingénieur poursuivit :
— Lorsque le véhicule est programmé en vue d’une mission, il peut être littéralement catapulté pour atteindre cet objectif et pour en revenir en appuyant sur la barre où reposent vos pieds. Nous vous lancerons, mais c’est vous qui déclencherez votre retour une fois votre mission accomplie. Nous ne rappelons le véhicule qu’en cas d’urgence.
— Je suppose qu’arrivé là-bas il nous attendra.
— Il vous attendra. L’objectif atteint, le véhicule se verrouillera sur ce point et y restera jusqu’à ce qu’il soit débloqué, par vous ou par nous. Le véhicule ne peut se mouvoir que sous la poussée d’une force électrique, et cette poussée doit être continue. Les générateurs de tachyons produisent cette poussée sur un écran déflecteur qui fournit l’impulsion. Le TDV opère dans un vide artificiellement créé qui précède le véhicule d’une milliseconde ; en fait il se creuse son propre sillon temporel. Vous me suivez ?
— Non, dit Chaney.
L’ingénieur paraissait contrarié.
— Il vous faudrait peut-être un bon livre sur le mécanisme des déflecteurs de tachyons.
— Peut-être. Où pourrais-je en trouver un ?
— Vous n’en trouverez pas. Il n’en existe pas.
— Mais tout ça, c’est du mouvement perpétuel, non ?
— Pas du tout, vous pouvez m’en croire. Ce joli bébé consomme une sacrée énergie.
— Alors, ce réacteur nucléaire, il vous est vraiment indispensable ?
— Il nous le faut tout entier. Il n’alimente que ce labo.
Chaney trahit sa surprise.
— Et rien d’autre à Elwood ? Quelle énergie faut-il pour lancer ce bidule dans le futur ?
— Cinq cent mille kilowatts par lancement.
Chaney et Arthur Saltus sifflèrent à l’unisson.
— Cette centrale nucléaire est-elle protégée ? dit Chaney. Que fait-on pour le câblage ? Pour les transformateurs ? Les génératrices d’électricité sont terriblement vulnérables : elles craignent tout, les tempêtes de neige fondue, les soûlards qui lancent leurs voitures sur des poteaux, les fuites, etc.
— Notre réacteur est enveloppé de béton, M. Chaney. Nos conduits sont souterrains. On évalue à un minimum de vingt ans la durée d’utilisation continue de notre équipement.
L’ingénieur fit un geste de la main suggérant qu’il était meilleur juge. N’était-il pas spécialiste ?
— Soyez sans crainte ; tout est prévu, rien n’est négligé. Nous aurons plus d’énergie qu’il n’en faudra pour cinq cents ans, si nécessaire. Elle sera disponible pour tous les lancements et retours possibles.
Brian Chaney était sceptique.
— Les câbles et les transformateurs vont durer cinq cents ans ?
Nouveau réflexe d’irritation.
— Il n’en est pas question. Notre équipement sera entièrement renouvelé tous les vingt ou vingt-cinq ans. C’est prévu, c’est au programme. Il s’agit vraiment d’une opération parfaitement planifiée.
Chaney donna un coup de pied au réservoir de béton et se fit mal aux orteils.
— Le réservoir pourrait fuir.
— L’eau hyperbare ne fuit pas. Elle a la consistance d’une graisse fluide, et elle est en suspension dans des tubes capillaires. Ce réservoir contient les 99 centièmes du stock mondial.
Imitant Chaney, l’ingénieur donna un coup de pied au réservoir.
— Pas de fuite, dit-il.
— Sur quoi se fait la poussée du TDV ? Sur cette eau hyperbare ?
L’ingénieur regarda Chaney comme s’il avait affaire à un déficient mental.
— Le véhicule flotte sur l’eau hyperbare, M. Chaney. Je vous ai pourtant bien dit que c’est la poussée exercée sur un écran, un écran de molybdène, qui fournit l’impulsion nécessaire pour déplacer les strates temporelles.
— Ah ! j’ai compris, dit Chaney.
— Pas moi, dit Arthur Saltus sur un ton funèbre. Il se tenait à l’avant du véhicule, le nez appuyé sur la cloche transparente.
— Comment se pilote cet engin ? Je ne vois pas de barre ni de gouvernail.
L’ingénieur parut vouloir quitter les lieux, se décharger de cette mission d’information sur quelque subordonné.
— Le véhicule est piloté par un gyroscope à protons de mercure, M. Saltus. (Il désigna sous le nez de Saltus le cube de métal niché dans la cloche à côté de l’appareil photo.) Voilà l’objet. Nous avons emprunté cette technique à la marine, elle entre dans son programme de guidage des vaisseaux interplanétaires pour les vols lointains.
Arthur Saltus parut impressionné.
— Bon appareil, hein ?
— Excellent. Les gyroscopes utilisant des protons de mercure ne sont pas affectés par le mouvement, les chocs, les vibrations ; rien ne les dérègle, même pas les perturbations les plus violentes ; il faut qu’ils soient détruits pour cesser de fonctionner. Cet élément-là vous amènera là-bas et vous ramènera ici soixante et une secondes après votre lancement. Vous pouvez y compter.
— Comment ? dit Saltus.
— Expliquez-nous ça, s’il vous plaît. Cela m’intéresse, dit le commandant Moresby, appuyant Saltus.
L’ingénieur considérait Moresby comme le seul non-ingénieur relativement intelligent de cette équipe.
— Les cellules détectrices de l’élément nous retransmettront un signal continu indiquant votre trajectoire temporelle, M. Moresby. Il nous signalera toute déviation de la trajectoire normale ; si le véhicule se dérègle, nous le saurons immédiatement. Notre ordinateur interprétera et corrigera instantanément. Il enverra les signaux correctifs voulus au déflecteur de tachyons et replacera le véhicule dans sa trajectoire temporelle normale, le tout en moins d’une seconde. Vous ne vous apercevrez pas de la déviation ni de la correction, bien entendu.
— Vous nous garantissez que nous atteindrons l’objectif ? dit Saltus.
— Oui, avec une marge d’erreur de quatre minutes par an ; notre système rend impossible tout dépassement de cette marge. C’est bien là atteindre l’objectif. Les Soviétiques ne pourraient faire mieux.
— Ils ont cet engin ? demanda Chaney, surpris.
— Non, intervint Seabrooke. C’était une façon de parler. Nous tirons tous une juste fierté de notre travail.
L’ordre hiérarchique, c’est sacré. Le TDV fut essayé en premier lieu par le commandant Moresby, puis par le lieutenant de vaisseau Saltus.
Lorsque vint son tour, Chaney se déshabilla et rangea ses vêtements dans le coffre. Un ingénieur tournait autour de lui, mais sa présence lui était indifférente, contrairement à celle des deux caméras de télévision braquées sur lui. Impossible de savoir qui l’observait de l’autre côté du mur. Il n’avait sur lui que son slip – concession de dernière minute à la pudeur – et, nu-pieds sur le sol de béton, il réprima une impulsion, faire un pied de nez aux caméras indiscrètes pour ragaillardir son amour-propre menacé. Gilbert Seabrooke n’aurait sans doute pas apprécié pareil geste.
Obéissant aux instructions, il grimpa dans le TDV.
Il s’y introduisit par l’écoutille, non sans contorsions, se coucha sur la litière, et se cogna douloureusement la tête sur l’appareil photo logé dans la cloche.
— Saloperie !
— Je vous en prie, faites un peu attention à l’appareil photo, dit l’ingénieur d’un ton sévère.
— Vous pourriez bien mettre ce truc-là à l’extérieur du rafiot.
Se laissant glisser sur la frêle litière il constata que, lorsque ses pieds reposaient sur la barre-catapulte, il n’avait ni la place de tourner la tête sans heurter l’appareil photo ou le gyroscope, ni celle d’écarter les coudes. Il fit une grimace de protestation à l’adresse de l’ingénieur, mais son visage disparut lorsque l’écoutille fut refermée d’un coup sec. Chaney connut un moment de panique, mais surmonta sa peur ; après tout, ce tonneau n’était pas pire qu’une tombe étroite. Sur un point, la comparaison était même à son avantage : la cloche transparente laissait entrer la lumière diffusée du plafond. Obéissant toujours aux instructions, il leva la main pour bloquer l’écoutille, et en fut aussitôt récompensé par une lumière verte clignotant au-dessus de sa tête. Très agréable, pensa-t-il.
Chaney regarda la lumière un moment mais rien ne se produisit. Il cria :
— Allez-y, faites démarrer l’engin !
Le son de sa voix résonnant dans le réservoir le fit sursauter. Se tortillant, se foulant un muscle du cou et se cognant une fois de plus sur l’appareil photo, il regarda par la cloche de plastique mais ne vit personne dans la salle. En principe, elle était évacuée lors des lancements. Ses compagnons devaient être dans le labo de l’autre côté du mur, et l’observer de la cabine comme il les avait observés. Et là le bruit avait été assourdissant, mettant son tympan à rude épreuve.
Chaney regarda de nouveau la lumière verte au-dessus de sa tête, et constata qu’une lumière rouge flamboyait maintenant à côté d’elle, clignotant avec la même monotonie que sa sœur jumelle. Il fixait les deux lumières en se demandant ce qu’il fallait faire ensuite. Les instructions n’avaient pas dépassé ce stade.
Il s’aperçut qu’il avait les genoux repliés ; ses jambes lui faisaient mal ; l’intérieur du rafiot n’était pas fait pour un homme d’un mètre quatre-vingt-dix condamné à cohabiter, par-dessus le marché, avec un appareil photo et un gyroscope. Chaney baissa les genoux et s’étendit de tout son long sur la litière. Ses pieds nus heurtèrent la barre-catapulte ; il l’avait oubliée. La lumière rouge s’éteignit.
Au bout d’un moment, on frappa sur la cloche en plastique et Chaney se tourna péniblement ; il vit Arthur Saltus qui lui faisait signe de sortir. Il ouvrit l’écoutille et s’assit. Dans cette position plus confortable, il constata qu’il pouvait poser le menton sur le rebord de l’écoutille et regarder autour de lui.
Saltus lui faisait un large sourire.
— Alors, M’sieur, qu’est-ce que vous en dites ?
— Il y a plus de place dans un cercueil syrien, répondit Chaney. Je suis tout meurtri.
— Oui, bien sûr, civil, on est à l’étroit, c’est entendu, mais qu’est-ce que vous dites de ça ?
— De quoi ?
— Eh bien, de…
Saltus s’interrompit et regarda Chaney, bouche bée.
— Dites donc, civil, est-ce que vous vous foutez de moi ? Vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas regardé l’horloge ! Vous faites l’idiot.
— J’ai regardé les lumières ; ça me rappelait Noël.
— Vous avez fait votre test, M’sieur. Vous avez assisté au nôtre, n’est-ce pas ? Vous avez vérifié l’heure ?
— Oui, je vous ai regardés.
— Eh bien, vous avez fait un bond dans le futur. Un saut d’une heure !
— Formidable.
— Non, minable ! Qu’est-ce que vous foutiez là-dedans ? Un roupillon ? Mais vous étiez là pour regarder l’horloge. Vous avez fait un saut d’une heure, et puis vous êtes revenu d’un coup de pied. Ce vieux grincheux d’ingénieur était fou furieux – c’était à lui de faire cette manœuvre.
— Mais je n’ai rien entendu, rien senti.
— Bien entendu. On n’entend rien là-dedans. Dehors seulement. C’est réservé aux spectateurs. Et je vous garantis que nous, nous avons entendu ! Vous savez, le fameux marteau à air comprimé. Le type ne vous a pas dit qu’on n’avait aucune sensation de mouvement ? On grimpe dans l’engin, et on redescend. Un saut d’une heure. Civil, vous me décevez, dit Saltus en faisant une grimace.
— Parfois je suis déçu de moi-même, dit Chaney. J’ai raté l’heure la plus captivante de ma vie. Car ça devait être captivant. Je regardais les lumières et j’attendais les événements.
— Les événements ne vous ont pas attendu » dit Saltus, et il descendit de l’escabeau. « Sortez de là et habillez-vous. Le beau parleur doit nous faire un amphi au labo, et puis nous faire visiter les provisions du bord. Abri antiatomique, nourriture et boisson, matériel ; nous aurons peut-être besoin de ça pour vivre quand nous arriverons là-bas aux abords de l’an 2000. Qu’arrivera-t-il si tout est rationné et que nous n’ayons pas de cartes de rationnement ?
— Nous pourrons toujours nous adresser à Katrina.
— Oui, mais Katrina sera vieille, avez-vous pensé à ça ? Elle aura dans les quarante-cinq ou cinquante ans, peut-être… je ne sais pas quel âge elle a maintenant. Une vieille femme… flûte alors !
Une telle conception de la vieillesse fit sourire Chaney.
— Vous n’aurez pas de temps pour les rendez-vous. Nous devrons faire la chasse aux Républicains.
— Ni le temps, ni l’occasion. Nous ne devons rechercher personne, une fois là-bas : ni elle, ni Seabrooke, ni nous-mêmes. Ils ont peur que nous nous trouvions face à face avec nous-mêmes ! Enfilez votre pantalon, dit Saltus avec un geste las. Encore un amphi. Je déteste ça. Je m’endors toujours.
Le cours fut fait par un tandem d’ingénieurs. Le commandant Moresby suivait attentivement. Chaney écoutait à moitié, d’une oreille, se laissant distraire par la présence de Kathryn van Hise, qui était assise d’un côté de la pièce. Arthur Saltus dormait.
Chaney regrettait une chose : que la matière des exposés n’ait pas été imprimée sur les habituels feuillets ronéotés. On aurait pu ainsi les faire circuler autour d’une table pour que chacun les étudie à loisir. C’était pour lui la manière la plus efficace d’assimiler quoi que ce soit : lire un texte et pouvoir se reporter à la phrase précédente ou au paragraphe antérieur pour y souligner un point quelconque. Il était plus difficile de revenir en arrière dans le cas d’un exposé oral : il fallait alors poser des questions au conférencier, ce qui lui faisait perdre le fil de ses explications et en rompait le débit monotone, qui assurait à Saltus un sommeil paisible. L’idéal eût été un cours écrit en araméen ou en hébreu : il l’aurait traduit, ce qui était pour lui le meilleur moyen de se concentrer sur un texte et d’en assimiler le message.
Il regarda le conférencier d’un œil et l’écouta d’une oreille.
Objectifs. On choisit une date comme objectif, on réunit les données appropriées sur cette date, les ordinateurs calculent la quantité exacte d’énergie nécessaire pour y parvenir, cette énergie alimente le générateur de tachyons en un flux colossal. La décharge ainsi provoquée sur le déflecteur fournit l’impulsion voulue en déplaçant des strates temporelles à l’avant du véhicule sur une trajectoire temporelle déterminée ; les strates déplacées créent un vide ou le véhicule se trouve aspiré vers son objectif, toujours sous le contrôle du gyroscope à protons de mercure.
Chaney pensa : mouvement perpétuel. L’ingénieur poursuivit :
— Si l’objectif est l’an 2000, la marge d’erreur ne peut être que de 88 minutes – quatre minutes par an, il faut prévoir cette marge. Autre donnée chronométrique qu’il est capital de garder présente à l’esprit sur le terrain : cinquante heures. Vous pouvez passer jusqu’à cinquante heures sur les lieux, quelle que soit la date choisie, mais pas davantage ; c’est impératif. Il est certain, Messieurs, que c’est la sécurité du chronaute qui doit primer jusqu’à un certain point. Jusqu’à un certain point, répéta le conférencier en fixant Saltus. Passée cette limite, c’est la récupération du véhicule qui l’emporte.
— Je vous ai compris, dit Chaney. Nous pouvons être sacrifiés, mais pas le rafiot.
— Je ne saurais accepter cette formule, M. Chaney. Je dirais plutôt qu’à l’expiration des cinquante heures le véhicule sera rappelé pour permettre à un second chronaute, si on le juge utile, d’aller récupérer son prédécesseur.
— S’il le trouve. Si ! ajouta Chaney.
Sèchement : – Vous ne devez pas rester sur l’objectif au-delà de la limite arbitraire de cinquante heures. Nous n’avons qu’un véhicule ; nous ne voulons pas le perdre.
— C’est largement suffisant, dit le commandant Moresby. Après tout, on peut faire le travail en deux fois moins de temps.
Une fois sa mission accomplie, chacun des chronautes retournera au laboratoire soixante et une secondes après le lancement initial, qu’il soit resté sur l’objectif une heure ou cinquante heures. Le temps passé sur les lieux n’a aucune incidence sur le moment du retour. C’est uniquement sur le terrain que l’on est affecté par le temps écoulé ; on vieillit de quelques heures selon un processus naturel, irréversible bien entendu.
Tout ce qu’il faut pour vivre, avec un peu de superflu en plus du nécessaire est stocké dans l’abri : nourriture, médicaments, vêtements chauds, armes, argent liquide, appareils de photo-ciné, magnétophones, radios à ondes courtes, outils. Si, dans un proche avenir, on met au point des batteries d’accumulateurs d’une durée de dix ou vingt ans, elles figureront dans le matériel. Les radios sont des émetteurs-récepteurs utilisant à la fois les bandes civiles et militaires. Ils seront alimentés par le courant disponible dans l’abri ou par batteries. L’abri est équipé de câbles permettant de brancher les radios sur une antenne extérieure, mais à l’extérieur, sur l’objectif, des mini-antennes incorporées donneront à ces appareils une portée approximative de quatre-vingts kilomètres. L’abri contient des lampes et des poêles à essence ; un réservoir de carburant est installé dans un mur extérieur.
En sortant du véhicule chaque chronaute devra fermer l’écoutille et noter soigneusement l’heure et la date. Il devra comparer l’heure donnée par l’horloge avec celle de sa montre pour régler cette dernière et pour déterminer l’avance ou le retard du véhicule. Avant de quitter le sous-sol pour exécuter sa mission, il devra s’équiper et s’approvisionner, et noter, éventuellement, tout indice d’une récente utilisation de l’abri. Il lui sera interdit d’ouvrir aucune autre porte ou d’entrer dans aucune autre pièce du bâtiment ; en particulier, défense de pénétrer dans le laboratoire où les ingénieurs prépareront sa rétrogression, et défense d’entrer dans la salle de conférences, où pourrait se trouver une personne attendant une arrivée ou un départ.
Il devra suivre le couloir du sous-sol vers l’arrière du bâtiment, monter quelques marches et ouvrir la porte de sortie. Il recevra les instructions nécessaires pour trouver les deux clefs des serrures jumelles de cette issue, qui ne sera empruntée que par les trois chronautes.
— Pourquoi ? demanda Chaney.
— Cette porte a été désignée « porte des opérations ». Elle est interdite à tout autre membre du personnel : Accès interdit sauf aux chronautes.
Au-dehors, un parking. Des voitures s’y trouveront en permanence pour leur usage exclusif ; elles seront alimentées en essence et prêtes à fonctionner à n’importe quelle date choisie comme objectif. Une mise en garde : ne pas conduire un modèle nouveau avant de s’être familiarisé avec ses commandes et son fonctionnement. Chacun des trois hommes sera muni des papiers nécessaires, convenablement datés, pour franchir la grille du Centre, et d’une somme d’argent suffisante pour subvenir à ses besoins.
Saltus était réveillé. Il donna un coup de coude à Chaney :
— Vous pourrez aller en Floride par avion, nager un peu et revenir ici, le tout en moins de cinquante heures. Une occasion à saisir, civil.
— En cinquante heures, je pourrai aller à Chicago à pied, riposta Chaney.
Mission des chronautes : observer, filmer, enregistrer, vérifier ; réunir le maximum d’éléments d’information sur chacune des dates choisies. Chacun devra s’efforcer de renseigner utilement son successeur par des observations dont un enregistrement permanent sera conservé dans l’abri. À part cela il faudra ramener tous les films et toutes les bandes impressionnés, mais les appareils seront remisés dans l’abri à l’intention du prochain utilisateur. Un certain nombre de petits disques de métal pesant chacun trente grammes seront placés dans le véhicule avant le lancement pour faire office de lest – la quantité de ces disques à jeter par-dessus bord au retour correspondra au poids des films et des cassettes.
— Avez-vous des questions à poser ? demanda l’ingénieur.
Arthur Saltus le fixa avec des yeux somnolents.
— Pas pour l’instant, merci, dit le commandant Moresby.
Chaney secoua la tête.
Kathryn van Hise intervint.
— M. Chaney, vous devez subir un nouvel examen médical dans une demi-heure. Lorsque vous en aurez terminé, veuillez vous rendre au champ de tir ; il est grand temps de vous entraîner au maniement des armes à feu.
— Je ne vais pas terroriser Chicago en lâchant partout des coups de feu – ils en sont saturés, ces malheureux.
— Il s’agit d’assurer votre propre protection, Monsieur.
Chaney ouvrit la bouche pour continuer à protester, mais un bruit lui cloua le bec. C’était comme si une bande compacte de caoutchouc lui claquait sur le tympan, ou comme un marteau ou un maillet écrasant un bloc d’air comprimé. Un bruit d’impact suivi d’un soupir de regret : le marteau rebondissant au ralenti dans un fluide huileux. Ce bruit faisait mal.
Chaney se tourna vers les ingénieurs, une question aux lèvres.
Ils se regardaient, abasourdis. D’un seul élan ils sortirent de la salle en courant.
— Et maintenant, dit Saltus, qu’est-ce qui arrive encore ?
— Un resquilleur est monté dans l’engin pour faire une petite balade. Je leur conseillerais de compter les singes ; il pourrait bien en manquer un.
— Il n’y avait pas de test au programme, dit Katrina.
— L’engin peut-il partir tout seul ?
— Non, Monsieur. Ce véhicule ne peut être mû que par la main de l’homme.
Chaney eut un soupçon et regarda sa montre. Le soupçon s’épanouit en certitude, et il ne put, malgré ses efforts, réprimer un petit rire nerveux.
— C’était moi, à la fin de mon essai. J’ai appuyé accidentellement sur la barre-catapulte, il y a de cela une heure.
— Mon essai n’a pas fait un pareil boucan ; celui de William non plus, objecta Saltus.
Chaney désigna sa montre.
— Vous m’avez dit que j’avais fait un saut d’une heure. Donc un saut jusqu’à maintenant. Vous autres, comment êtes-vous revenus ? D’un coup de barre-catapulte ?
— Non… nous avons attendu que les ingénieurs nous rappellent.
— Mais moi, j’ai donné un coup de pied sur la barre, et ce coup de pied… il date d’une minute.
Chaney regarda la porte par laquelle les deux hommes étaient sortis.
— Si l’ordinateur a enregistré une perte d’énergie, j’en suis responsable. J’espère qu’ils ne vont pas retenir ça sur ma paie.
Ils étaient dehors, dans la bonne chaleur d’un après-midi d’été ensoleillé. Le ciel de l’Illinois était chargé de nuages sombres à l’horizon, vers l’ouest, prélude d’un orage nocturne.
Arthur Saltus regarda les nuages et fit part de ses doutes à Chaney.
— Ces ingénieurs, je me demande s’ils ne divaguent pas. À votre avis, savent-ils vraiment de quoi ils parlent ? Ces poussées d’énergie, ces trajectoires temporelles, ce liquide qui n’est pas liquide ?…
Chaney haussa les épaules.
— Un cheveu, peut-être, sépare le faux du vrai. Ils ont l’avantage sur nous.
Saltus lui lança un œil critique.
— Vous citez encore un bouquin. Et par-dessus le marché je vous soupçonne de l’estropier.
— J’ai changé un ou deux mots, reconnut Chaney. Vous vous rappelez la suite ? Les trois autres vers de la strophe.
— Non.
Chaney les récita, et Saltus approuva.
— Bien, Commandant. Cet engin, au sous-sol, c’est notre Alif ; le TDV est un Alif. Avec ça, nous pouvons rechercher la maison au trésor.
— Peut-être.
— Pas de peut-être : certainement. Nous pourrons faire l’inventaire de tous les trésors de l’histoire. Les archéologues et les historiens seront fous de joie.
Chaney suivit le regard de Saltus vers l’ouest, d’où semblait venir un sourd grondement de tonnerre.
— Si ce projet n’était pas conçu par des politiciens, on trouverait mieux que Chicago à explorer. La Smithsonian ferait un meilleur usage du véhicule.
— Ah ! Je vois votre idée, civil. Vous aimeriez aller dans le passé, et non dans l’avenir. Vous carapater jusqu’en l’an zéro ou quelque chose comme ça, et regarder les vieux scribes barbouiller leurs parchemins. C’est votre marotte, c’est tout ce qui vous intéresse.
— C’est faux, dit Chaney. Et il n’y a jamais eu d’année zéro. Mais vous avez raison sur un point : je ne choisirais pas l’avenir, alors que tous les trésors de l’histoire nous attendent, prêts à être découverts, explorés, catalogués. Non, je n’irais pas dans le futur.
— Alors, où iriez-vous, M’sieur ? Où donc dans le passé ?
— Eridou, Larsa, Nippour, Kish, Koufa, Ninive, Ourouk…
— Mais ce ne sont que de vieilles… de vieilles villes, non ?
— De vieilles villes, d’anciennes cités disparues depuis longtemps – comme Chicago disparaîtra quand son tour viendra. Ce sont les trésors de l’histoire, Commandant. Je voudrais me poster sur les remparts d’Our et observer la crue de l’Euphrate ; je voudrais voir comment cette histoire-là a bien pu s’introduire dans la Genèse. Je voudrais être sur la plaine d’Ourouk et voir Gilgamesh reconstruire les murs de la ville ; Je voudrais voir de mes yeux sa lutte légendaire contre Enkidou.
« Mais surtout je voudrais me trouver dans les forêts de Kadesh et voir Mouwatalli repousser la marée égyptienne. Je crois que ça vous intéresserait, vous et Moresby. Mouwatalli avait en face de lui des troupes et des chars beaucoup plus nombreux que les siens, et il était démuni de tout sauf de cran et d’intelligence ; il réussit à surprendre l’armée de Ramsès alors qu’elle était partagée en quatre divisions, et la défaite qu’il leur infligea a changé le cours de l’histoire de l’Occident. Il y a de cela trois mille ans, mais si les Hittites avaient perdu la bataille – si Ramsès avait battu Mouwatalli – il est probable que nous serions aujourd’hui des sujets égyptiens.
— Je ne parle pas égyptien, dit Saltus.
— Vous le parleriez – ou un dialecte régional – si Ramsès avait gagné. En tout cas voilà ce que je ferais, moi, si j’avais l’Alif et si j’étais libre de choisir.
Arthur Saltus était perdu dans ses pensées, les yeux sur le banc des nuages au couchant. Le tonnerre était très perceptible. Il dit au bout d’un moment :
— Moi, je sèche lamentablement, M’sieur. Je ne trouve rien, pas une seule chose que j’aimerais voir. Autant aller à Chicago.
— « Un homme satisfait, quel imposant spectacle. Vil rebut dont l’histoire est le grand réceptacle. »
Brian Chaney s’ébattait dans la piscine le lendemain matin ; la plupart des membres du personnel d’Elwood n’avaient pas terminé leur petit déjeuner. Il nageait seul, goûtant le plaisir exquis de cette solitude après être venu à pied de la caserne selon son habitude. Le soleil de ce début de matinée était d’un éclat aveuglant sur l’eau de la piscine, et ce temps contrastait avec celui de la nuit précédente ; le Centre avait été balayé par un violent orage, et les rues étaient encore jonchées de débris semés par le vent.
Chaney fit la planche et remplit d’air ses poumons, flottant paresseusement à la surface de l’eau. Il fermait les yeux pour les protéger du soleil.
Il avait presque l’illusion de se retrouver sur sa plage de Floride – d’être transporté au jour où il flânait au bord de l’eau, observant les mouettes et les voiles lointaines, et se contentant, pour tout effort, de spéculer sur les craintes inavouées des critiques et des lecteurs qui l’avaient maudit, lui et sa traduction d’une version ancienne de l’Apocalypse. Oui, et d’être transporté à la veille du jour où il avait rencontré Katrina. Chaney n’éprouvait alors aucun sentiment de vide dans son existence, mais quand ils se sépareraient, une fois sa mission terminée, il savait qu’il éprouverait ce sentiment. Cette femme lui manquerait. Il lui serait douloureux de se séparer de Katrina, et lorsqu’il retrouverait la plage, cruel serait le vide où le laisserait cette séparation.
Il avait été à son égard d’une impolitesse toute gratuite lorsqu’elle l’avait abordé, et il le regrettait maintenant ; il avait cru que c’était encore une de ces journalistes qui le harcelaient. Il faisait fi de toute civilité dans ses rapports avec la presse. Et puis, si Chaney répugnait à s’avouer accessible à la jalousie, ce sentiment puéril, il n’en restait pas moins qu’Arthur Saltus avait éveillé en lui une réaction qui y ressemblait étrangement. Saltus, sans tergiverser, avait pris hardiment possession de cette femme – et c’était une nouvelle blessure pour Chaney.
Ce n’était pas la seule.
Son index était gourd et endolori, et il ressentait une violente douleur à l’épaule ; on avait prétendu que son fusil était une arme légère, mais Chaney n’en croyait rien au terme d’une heure de tir. Même dans son sommeil il avait vu le commandant Moresby le rudoyer et l’éperonner : « Serrez, serrez fort, et tirez sans à-coup, sans saccade… De la poigne ! » Chaney avait étreint son arme et avait réussi à placer en moyenne quatre ou cinq balles sur dix dans la cible. Il trouvait cela remarquable, mais pas ses compagnons. Moresby était tellement écœuré qu’il avait arraché le fusil à Chaney et avait fait mouche cinq fois de suite d’une seule haleine.
Pire encore était le pistolet automatique. Cette arme paraissait infiniment plus légère que le fusil mais, ne pouvant se servir de sa main gauche pour soulever et stabiliser le canon, il avait manqué la cible huit fois sur dix, ne plaçant les deux autres coups que sur ses bords.
Moresby avait marmonné : « Donnez à ce civil un fusil de chasse ! » et s’était éloigné à grands pas rageurs.
Arthur Saltus lui avait enseigné les nouvelles techniques photographiques.
Chaney connaissait les appareils courants, et aussi les photocopieurs avec lesquels il avait reproduit des documents au laboratoire, mais Saltus l’introduisit dans un monde nouveau. L’appareil à hologrammes était une innovation qui, à en croire Saltus, avait relégué le film au domaine des instruments bon marché. L’hologramme utilisait un mince ruban de nylon gaufré qui pouvait supporter les pires traitements sans cesser pour autant de produire une image reconnaissable. Saltus frottait un négatif au papier de verre, et en tirait ensuite une bonne épreuve. L’éclairage ne posait plus de problème ; on pouvait prendre un bon hologramme sous la pluie.
Chaney s’était exercé à faire des photos avec un appareil fixé sur sa poitrine par une courroie, l’objectif se trouvant placé derrière une boutonnière de son veston ; un autre était attaché à son épaule, son objectif étant camouflé en emblème franc-maçon porté au revers gauche. Un câble passant dans sa manche aboutissait au déclencheur caché dans la paume de sa main. Un chapeau melon dissimulait un appareil. Un journal plié était en réalité une caméra camouflée, de même qu’une élégante mallette d’homme d’affaires. Les magnétophones logés sous le veston ou dans ses poches avaient pour micros des boutons, des insignes, des épingles de cravate et des baleines de col de chemise.
En général Chaney réussissait à peu près ses photos – il est difficile de les rater avec l’hologramme – mais Saltus trouvait à y redire : il aurait fallu faire ceci, cela ou autre chose encore pour obtenir un cliché plus contrasté ou une composition mieux équilibrée. Katrina s’était laissé photographier des centaines de fois pour les besoins de cet apprentissage. Elle paraissait supporter cette épreuve avec patience.
Chaney expira fortement et se laissa couler. Il se tourna sur le ventre d’une secousse et nagea sous l’eau vers le bord de la piscine. Agrippant son pourtour carrelé, il se hissa hors de l’eau et fut tout surpris de se trouver nez à nez avec Saltus qui souriait de toutes ses dents.
— Salut, civil. Quoi de neuf chez les Pharaons ?
Chaney scruta le terrain derrière Saltus.
— Où est ?…
— Je ne l’ai pas vue, répondit Saltus. Elle n’était pas à la cantine – je la croyais ici avec vous.
Chaney s’essuya le visage avec une serviette.
— Non, pas ici. J’avais la piscine pour moi tout seul.
— Ah… ce vieux William a peut-être été plus rapide que nous ; il est bien capable de jouer aux échecs avec elle dans un coin sombre.
Heureux de sa trouvaille, Saltus sourit d’une oreille à l’autre.
— Devinez ce qui est arrivé, M’sieur, dit-il.
— Quoi encore ?
— J’ai lu votre bouquin hier soir.
— Faut-il que je coure me mettre à l’abri, ou que je bombe le torse pour me faire médailler ?
— Non, non, pas ce livre-là. Ces vieux textes ne m’intéressent pas. Je parle de l’autre livre, celui que vous m’avez prêté, sur les tribus du désert – le vieil Abraham et tout ça. Bon sang de bon Dieu, quelles belles photos il a faites, ce type-là. Vous vous rappelez celle du puits ou de la citerne, appelez ça comme vous voudrez ? Vous savez, au pied de cette forteresse nabatéenne.
— Je m’en souviens. Du beau travail, et qui a servi plus d’une fois à la forteresse assiégée.
— Pour sûr. Le type a fait cette photo à la lumière naturelle. Sans flash. Sans réflecteurs. Rien. La lumière naturelle, et c’est tout ; on voit le détail de la maçonnerie et le niveau de l’eau. Et ç’a été fait sur film – pas sur nylon.
— Vous pouvez voir la différence ?
— Naturellement ! Moi, oui. Mais je vous garantis que c’est de la belle photo. Ce type est fort.
— Merci. Je lui transmettrai le compliment quand je le verrai.
— Je lirai peut-être votre livre un de ces jours. Rien que pour savoir pourquoi on vous prend à partie.
— Il n’a pas de photos.
— Oh, je comprends tous les mots faciles.
Il étendit les jambes et fixa le dessous du parasol criard. Une araignée commençait à tisser sa toile entre les tiges métalliques.
— C’est mort ici ce matin.
— Que faire ? Une partie passionnante avec le commandant ? Une nouvelle séance de tir ? À part ça, je ne vois pas…
— Mal à l’épaule ? dit Saltus en riant. Ça passera. Dites donc, si je pouvais mettre la main sur Katrina, je la jetterais dans la piscine et ensuite j’y plongerais pour la retrouver – voilà ce qui s’appelle agir !
Chaney jugea plus sage de ne pas répondre. Son regard se fixa de nouveau sur les eaux ensoleillées de la piscine qui, débarrassées de sa présence, retrouvaient lentement leur sérénité. Il se rappelait comment Saltus avait folâtré dans ce bassin avec Katrina, souvenir rien moins que plaisant. Il ne s’était pas mêlé à leurs ébats parce que, pour la première fois de sa vie, il se sentait mal dans sa peau, parce que la jeune femme semblait préférer à sa compagnie celle de son cadet. Aveu bien mortifiant.
Chaney vit entrer un homme en coup de vent.
— Le commandant nous a dénichés, dit-il.
Le commandant Moresby se hâtait vers la piscine. Il les cherchait. Lorsqu’il les eut trouvés sous le parasol, il vira brusquement. Il respirait péniblement, surexcité, le visage cramoisi.
— Debout ! dit-il à Saltus d’un ton cassant.
Puis se tournant vers Chaney :
— Habillez-vous, c’est urgent. On nous attend à la salle de conférences immédiatement. J’ai une voiture pour vous.
— Hé là, qu’est-ce qui se passe ? demanda Saltus, bondissant de son fauteuil.
— Nous partons. La grande décision est prise. Bon sang, remuez-vous, Chaney !
— Essais sur le terrain ? dit Saltus. Ce matin ? Maintenant ?
— Ce matin, maintenant. Gilbert Seabrooke vient de l’annoncer. On m’a fait sauter du lit. On va là-bas. Pas trop tôt !
Il se tourna de nouveau vers Chaney.
— Allez-vous extraire votre derrière de ce fauteuil, vous le civil ? Maniez-vous ! Je vous attends, tout le monde attend, le véhicule est prêt à démarrer.
Chaney sauta de son fauteuil. Son cœur battait la chamade.
Moresby : – Katrina dit qu’il faut y aller en voiture. Il est interdit de perdre son temps à faire le chemin à pied. C’est un ordre.
Les réflexes de Chaney étaient plus lents, mais il courait maintenant vers les cabines pour se rhabiller, accompagné des deux militaires.
— Je ne vais pas au labo à pied, dit-il.
— Où allons-nous ? demanda Saltus, le souffle coupé. Je veux dire quand ? À Joliet, mais à quelle date ? Le savez-vous ?
— Oui, je le sais par Katrina. Ça ne va pas te plaire, Art.
Arthus Saltus s’arrêta pile à la sortie de la piscine, et Chaney se cogna sur lui.
— Pourquoi est-ce que ça ne me plaira pas ?
— Parce que c’est un truc politique. Oui, finalement, c’est une foutue histoire politique. Katrina dit que la décision est venue ce matin de bonne heure, droit de la Maison-Blanche – du Président en personne.
Lentement : – Pourquoi est-ce que ça ne me plaira pas ?
Moresby laissa tomber sa réponse dédaigneusement :
— Nous allons à deux ans d’ici. Objectif : le 6 novembre 1980, un jeudi. Le Président veut savoir s’il sera réélu.
Arthur Saltus, cloué par l’étonnement, restait bouche bée. Au bout d’un moment d’incrédulité, il se tourna vers Chaney.
— Rappelez-moi ce mot, M’sieur. Ce mot araméen.
Brian Chaney s’exécuta.