Les doux agneaux, cruels sous leur air sage,
Les doux agneaux assoiffés de carnage
Vont bientôt, ô terreur, cueillir leur héritage.
Chaney n’était pas rassuré.
La lumière rouge cessa de clignoter. Il leva la main pour libérer l’écoutille et l’ouvrit d’un geste vif. La lumière verte s’éteignit. Chaney saisit les deux barres d’appui et fit une traction pour se mettre sur son séant, sa tête et ses épaules dépassant l’ouverture. Il espérait bien être seul dans la salle. Le véhicule était dans l’obscurité. L’air, glacial, sentait l’ozone. Il se hissa hors du TDV et se laissa glisser le long de sa paroi. Saltus l’avait prévenu que l’escabeau avait disparu, aussi exécuta-t-il ce mouvement avec précaution ; une fois les pieds à terre, il s’appuya sur le réservoir à eau hyperbare le temps de s’orienter. L’obscurité était totale : il ne voyait rien, et il n’entendait que le bruit rauque de sa propre respiration.
Brian Chaney se dressa pour refermer l’écoutille, puis se ravisa ; le TDV était la seule bouée de sauvetage qui pût le ramener à sa base de départ, il était donc plus sage de laisser l’écoutille ouverte, prête à l’accueillir. Il étendit la main pour trouver le coffre à tâtons ; se rappelant son emplacement approximatif, il fit quelques pas hésitants dans les ténèbres, et se cogna sur ce meuble. Son costume était pendu, à l’abri d’un fourreau de papier poussiéreux – enveloppé bien des années plus tôt, par les soins d’un teinturier – et ses souliers se trouvaient au fond du coffre sous le costume. Un pistolet, placé là sur l’insistance d’Arthur Saltus, faisait une bosse disgracieuse dans la poche de sa veste.
Cette arme ne fit qu’accroître son appréhension.
Chaney ne se donna pas la peine de consulter sa montre : elle n’avait pas de cadran lumineux et il n’y avait rien à voir sur le mur. Il quitta la salle enténébrée.
Il suivit lentement le couloir dans un noir silence sépulcral, en direction de l’abri ; la poussière qu’il soulevait sous ses pas lui donnait envie d’éternuer. Il trouva la porte de l’abri au toucher ; mais il la poussa sans déclencher l’allumage automatique des plafonniers. Il chercha à tâtons l’interrupteur placé près de la porte, le trouva et pressa dessus, mais resta dans l’obscurité ; il n’y avait plus de courant électrique, et l’ingénieur qui leur avait fait cet amphi était un menteur. Il écouta attentivement dans les ténèbres. Il n’avait ni allumettes ni briquet – c’est un désavantage pour le non-fumeur d’en être dépourvu lorsqu’il a besoin de s’éclairer ou de faire du feu – et il demeura un moment indécis, essayant de se rappeler où étaient rangées les choses d’importance secondaire. Il crut se souvenir qu’elles se trouvaient dans des coffres métalliques placés contre le mur le plus éloigné, près des portemanteaux où étaient pendus les vêtements d’hiver.
Chaney traversa la pièce d’un pas traînant, regrettant bien de n’avoir pas avec lui cet ingénieur qui était si sûr de lui.
Son pied heurta un carton vide, ce qui le fit sursauter ; il l’écarta de son chemin, d’un coup de pied, et il l’entendit heurter un autre objet : Saltus avait dit à Katrina que c’était un vrai taudis, et elle en avait pris bonne note. Après un bon moment de tâtonnements, le renflement de sa poche heurta le bord extérieur de l’établi, et il en explora le dessus, des deux mains. Inventaire : une lampe, une radio branchée sur une prise et reliée à l’antenne, quelques petites boîtes vides, une grande, un certain nombre d’objets métalliques que ses doigts ne purent identifier immédiatement, et une seconde lampe. Chaney ne palpa les objets que le temps d’hésiter sur leur nature et continua son exploration. Ses doigts vagabonds trouvèrent une boîte d’allumettes ; il entendit un bruit rassurant dans le réservoir des lampes lorsqu’il les secoua. Après les avoir allumées toutes les deux, il se retourna pour regarder la pièce. Chaney ne se considérait pas comme un pleutre, mais il porta la main sur la poche contenant son pistolet lorsqu’il se tourna pour scruter l’obscurité.
Le maraudeur était revenu piller le magasin.
À en juger par l’état des lieux, il avait dû y passer les derniers hivers, ou inviter des amis à partager l’aubaine.
Une troisième lampe était posée à terre près de la porte et il l’aurait renversée s’il avait marché dans le noir. Il y avait à côté d’elle une boîte d’allumettes. Un nombre incroyable de cartons à nourriture vides étaient entassés contre un mur avec toute une collection de récipients d’eau. Chaney se demandait pourquoi le maraudeur n’avait pas sorti et brûlé tous ces détritus au-dehors pour se débarrasser de cet entassement. Il compta cartons et récipients d’eau avec une stupeur croissante, et s’efforça d’estimer d’après leur nombre celui des années qui séparaient sa venue de la visite de Saltus. Et cette pensée lui donna l’idée de consulter sa montre : 8 h 55. Il était tourmenté par le sentiment que le TDV l’avait une fois de plus égaré. Un sac de plastique avait été ouvert, comme Saltus l’avait signalé, et un certain nombre de vêtements d’hiver manquaient sur les portemanteaux. Plusieurs paires de chaussures avaient disparu des étagères. Le paquet de moufles était ouvert et l’une d’elles était tombée à terre, oubliée à la faveur de l’obscurité.
Mais il n’y avait pas de nourriture sur le plancher en dépit de la pile de récipients vides. Tout avait été soigneusement recueilli et utilisé. Il n’y avait pas trace de rats ou de souris.
Chaney se précipita vers le râtelier d’armes. Il y manquait cinq fusils plus un nombre indéterminé de pistolets d’ordonnance. Il supposa, sans chercher à en faire le compte, qu’une quantité appropriée de munitions avait pris le même chemin. L’absence de deux des fusils était justifiée par l’usage qu’en avaient fait le commandant Moresby et Saltus.
Les petits objets métalliques éparpillés sur l’établi étaient les insignes que Moresby avait arrachés de son uniforme, pour la raison qu’avait indiquée Saltus : le commandant se savait dans une zone de combat. Les boîtes vides avaient contenu des cassettes de magnétophone, des films de nylon, des cartouches ; la grande boîte restée intacte renfermait son propre gilet pare-balles. La carte était couverte de poussière, comme tout le reste. La radio était maintenant inutilisable – à moins que la provision de piles eût résisté à l’épreuve des années.
Des années : du temps.
Chaney prit les deux lampes et regagna la salle renfermant le TDV. Il alla jusqu’au mur où étaient fixés le calendrier et l’horloge, et se pencha pour en lire les indications ; les deux instruments s’étaient arrêtés lorsqu’ils avaient cessé d’être alimentés en courant électrique : un certain 4 mars 09, à douze heures moins quelques minutes. Seul le thermomètre donnait une indication valable : 11 degrés.
Huit ans et demi après que Saltus eut vécu son désastreux cinquantième anniversaire, dix ans après que le commandant Moresby eut péri dans une escarmouche près de l’enceinte, la centrale nucléaire alimentant le laboratoire avait cessé de fonctionner, ou bien ses câbles avaient été détruits. À moins qu’ils soient devenus hors d’usage faute d’avoir été remplacés, ou que les transformateurs aient sauté, ou que l’énergie nucléaire se soit épuisée – on pouvait donner de la rupture de courant une centaine d’explications. Il n’y avait plus d’énergie.
Depuis combien de temps ? Chaney n’en avait pas la moindre idée : tout ce, qu’il savait, c’est que c’était arrivé après mars 2009. Cette panne définitive avait pu se produire une semaine, un mois ou une année, auparavant, ou dans un passé plus lointain pouvant se situer tout au long d’un siècle entier. Il n’avait pas demandé aux ingénieurs quelle était la date précise de son propre objectif, présumant qu’ils le lanceraient dans un futur postérieur d’une année à celui de Saltus, pour qu’il fît alors une nouvelle reconnaissance du Centre. Cette présomption était erronée – ou bien le véhicule s’était égaré une fois de plus. Lugubre, Chaney décida que cela n’avait pas d’importance, pas la moindre espèce d’importance. L’enquête, vouée à l’insuccès, était presque terminée ; elle le serait effectivement dès qu’il aurait fait une dernière inspection d’Elwood et serait revenu muni de son rapport.
Il ramena les lanternes à l’abri antiatomique.
La radio retint son attention. Chaney dénicha une boîte scellée de piles et en plaça le nombre requis dans le logement. Il explora le champ entier des fréquences militaires, dans un sens puis dans l’autre, sans résultat. Il poussa le gain au maximum et colla l’appareil à son oreille, mais celui-ci refusa d’émettre le moindre son, pas même un murmure ou un souffle d’air mort ; l’absence de sifflements et de parasites indiquait que les piles n’avaient pas résisté à l’épreuve du temps. Chaney abandonna cet instrument inutilisable et se prépara en vue de sa mission.
Il fut déçu de ne pas trouver un mot de Katrina, comme lors de son premier essai.
Il revêtit d’abord le gilet pare-balles. Arthur Saltus lui en avait souligné la nécessité, l’efficacité ; il n’avait dû son propre salut qu’à ce vêtement protecteur.
Ne sachant pas en quelle saison il était et connaissant seulement la température, Chaney enfila une paire de chaussures, un manteau chaud et des moufles. Il choisit un fusil, le chargea comme Moresby lui avait appris à le faire et vida une boîte de cartouches dans sa poche. La carte n’offrait pas d’intérêt : l’enquête sur Joliet et Chicago avait été précipitamment annulée, et il devait maintenant limiter son exploration au centre d’Elwood. Une rapide inspection et un retour immédiat à la base de départ. D’après Katrina, le Président et son cabinet attendaient un dernier rapport avant de décider d’un plan d’action pour remédier à la situation. Dans leur jargon hermétique ils appelaient ça « formuler un plan de polarisation positive ».
Une dernière tournée dans le Centre et l’enquête serait terminée ; là se bornerait la connaissance de l’avenir ; c’est jusque-là qu’on pourrait en dresser la carte.
Chaney prit un bidon d’eau qu’il mit en bandoulière sur une épaule, emplit de vivres et d’allumettes une musette dont il fit passer la sangle sur son autre épaule, comptant ne pas rester dehors assez longtemps pour avoir à user de ce viatique. Il était heureux que les piles soient trop vieilles pour fonctionner – c’était une excuse suffisante pour ne pas s’encombrer de la radio et du magnétophone – mais il chargea son appareil photo parce que Gilbert Seabrooke lui avait demandé de faire des photos sur la destruction du Centre. La description verbale qu’en avait donnée Saltus avait eu un effet déprimant. Il fit une dernière inspection minutieuse de l’abri, mais sans rien y trouver qui lui parût être de quelque utilité.
Il s’humecta les lèvres, devenues sèches sous l’effet de l’appréhension, et quitta l’abri.
Au bout du couloir quelques marches menaient à la porte des opérations. Le panneau interdisant le port d’armes à feu au-delà de la porte était barbouillé de peinture noire du premier au dernier mot, ce qui oblitérait à moitié l’inscription et la frappait de nullité. Chaney nota l’heure et posa les deux lampes sur la dernière marche pour les retrouver à son retour. Il introduisit les clefs dans les serrures jumelles et sortit d’un pas hésitant.
Le temps était ensoleillé mais d’un froid pénétrant. Le ciel était vierge, bleu, vide d’avions ; il semblait avoir été fraîchement nettoyé, par comparaison avec ce ciel brumeux et pollué qu’il avait connu presque toute sa vie. Des plaques de givre parsemaient le sol aux endroits que le soleil n’avait pas encore visités.
Sa montre marquait 9 h 30, et il jugea qu’elle devait être à peu près à l’heure. Tendre encore était la matinée radieuse.
Une charrette à deux roues l’attendait dans le parking.
Chaney regarda curieusement ce véhicule primitif : c’était bien la dernière chose qu’il se serait attendu à voir apparaître. La charrette était d’une fabrication assez maladroite, construite avec de vieilles planches, un essieu, et une paire de roues prélevées sur une des petites voitures électriques décrites par Saltus. Des bouts de fil de fer en maintenaient les quatre côtés en place là où des clous n’auraient pas fait l’affaire, et fixaient le châssis à l’essieu ; les pneus étaient pourris depuis longtemps et le véhicule roulait sur ses jantes métalliques. Ce n’était certes pas l’œuvre d’un charpentier qualifié.
Ce qui attira ensuite l’attention de Chaney, ce fut un monticule d’argile, non loin de là, dans l’espace qu’avait occupé un jardin d’agrément. Des herbes folles poussaient partout, si hautes qu’elles cachaient en partie le Centre, bloquant presque la vue du tertre jaune ; ces hautes herbes poussaient autour du parking et au-delà, et dans tous les espaces libres entourant les bâtiments situés de l’autre côté de la rue. Elles remplissaient tout l’espace visible, et Chaney se rappela que ç’avait été la pâture des bisons, en cette région, lorsque l’Illinois était une vaste prairie indienne. Telle était l’œuvre du temps – du temps et de l’abandon. Depuis bien longtemps les pelouses du Centre n’étaient plus entretenues.
Se déplaçant avec précaution, observant de fréquents arrêts pour scruter le terrain autour de lui, Chaney se dirigea vers le tertre.
Il en était encore à une certaine distance lorsqu’il découvrit une piste à peine marquée qui, à travers le jardin, allait du parking dans cette direction. Tout aussi brusque fut la découverte qu’il fit ensuite. Au bord de la piste, presque invisible dans les hautes herbes, était un conduit d’eau grossièrement confectionné au moyen de gouttières arrachées à quelque bâtiment, auxquelles on avait imprimé la forme voulue. Chaney s’arrêta tout saisi et fixa la gouttière et le tertre tout proche, se doutant déjà de ce qu’il allait trouver. Il poursuivit sa prudente approche.
Il arriva soudain à un endroit désherbé et découvrit l’artefact : une citerne dotée d’un grossier couvercle de bois. Un seau et une corde étaient posés à côté.
Chaney fit lentement le tour de la citerne et de l’argile provenant de l’excavation, et il trébucha sur un autre conduit d’eau, lui aussi fabriqué avec une gouttière ; ce second canal traversait les hautes herbes en direction du labo, et était sans doute destiné à recueillir la pluie qui coulait de son toit. Le monticule d’argile n’était pas de formation récente. Poussé par une curiosité irrésistible, il s’agenouilla et souleva le couvercle de la citerne ; elle était à moitié emplie d’eau. Sa maçonnerie intérieure était faite de vieilles briques et de dalles de pierre grossières mais l’eau était d’une propreté remarquable, et il en chercha la raison. Des filtres faits de treillis de fils de fer arrachés à des fenêtres étaient disposés à l’extrémité de chaque conduit d’eau pour protéger la citerne de tous les déchets, insectes ou menues charognes. Les gouttières elles-mêmes ne contenaient ni feuilles ni détritus, et l’on s’était donné le mal d’en obturer les joints avec une matière goudronneuse.
Chaney posa son fusil et se pencha pour examiner la citerne avec étonnement. Il l’avait reconnue.
Comme la charrette, ce n’était pas l’œuvre d’un artisan émérite. Sa forme – ses lignes – lui étaient familières : verticalité imparfaite, bouche imparfaitement circulaire, puits en tronc de cône, plus large en bas qu’en haut. C’était l’œuvre bizarroïde d’un amateur méprisant le fil à plomb – en fait une réplique exacte d’une citerne nabatéenne, et l’on pouvait être assuré qu’elle conserverait l’eau pendant un siècle ou davantage. Ce qui était saisissant, c’était de la trouver à cet endroit. Chaney remit le couvercle en place et se releva.
En se retournant, il vit la tombe. Elle lui avait été cachée jusque-là par les hautes herbes du jardin, mais là encore une piste faiblement marquée y conduisait depuis la citerne. Le tumulus dominant la tombe était bas, de formation ancienne et couvert d’une herbe sauvage assez courte ; la croix dont elle était surmontée avait été assemblée avec des clous et enduite d’une peinture blanche maintenant décolorée. Une inscription estompée apparaissait sur le bras de la croix.
Chaney s’approcha et s’agenouilla pour la lire.
A ditat Deus K
La porte du corps de garde avait été sortie de ses gonds et emportée – peut-être pour servir à construire la charrette.
Chaney risqua un œil prudent par l’entrée, guettant le danger mais en redoutant la possibilité, puis pénétra dans la pièce pour l’examiner de plus près. Elle était nue. Il ne restait aucune trace des hommes qui y avaient trouvé la mort : ni ossements, ni armes, ni lambeaux de vêtements, rien. Certaines des vitres des fenêtres avaient été enlevées, mais les autres étaient intactes. Deux des fenêtres avaient perdu leur treillis. Un endroit abandonné.
Il sortit et regarda la grille.
Elle était fermée et cadenassée, et elle constituait une protection efficace contre toute intrusion hormis celle d’un grimpeur décidé ; on avait fait de son mieux pour réparer les dommages qu’elle avait subis. Chaney enregistra tout cela d’un seul coup d’œil et s’avança pour examiner ce que l’on avait ajouté en guise d’épouvantail ou d’avertissement. Trois macabres talismans étaient accrochés sur le côté extérieur de la grille, face à la route : les crânes des hommes qui avaient été tués dans le corps de garde tant d’années auparavant. Comme avertissement à ceux qui seraient tentés d’entrer, on ne pouvait guère trouver plus explicite.
Chaney regardait fixement les crânes ; il savait que ce mode de mise en garde était vieux comme le monde ; il avait été utilisé pour protéger les villes palestiniennes avant la conquête romaine, et jusqu’au XVIIIe Siècle dans certains village reculés du Néguev.
Il ne vit personne dans les parages : l’entrée d’Elwood et ses alentours étaient déserts : l’avertissement avait porté. Des herbes d’un mètre de haut poussaient dans les fossés et les champs, de part et d’autre de la voie menant à la grand-route lointaine, mais ces herbes n’avaient pas été foulées par des hommes. La chaussée noire était déserte, sa ligne médiane blanche s’était effacée depuis longtemps et sa surface asphaltée s’était gravement détériorée au fil des années. Une auto utilisant cette route en aurait été réduite à rouler à un train de tortue.
Chaney prit des photos et quitta ces lieux.
Marchant vers le nord d’un pas élastique, il suivit la route familière menant à la caserne où il avait vécu, si peu de temps avant, avec Saltus et Moresby. Il faillit dépasser son emplacement sans le voir parce qu’il était envahi par un fouillis d’herbes folles ; nul édifice ne s’élevait en cette jungle.
Se frayant un chemin dans les herbes enchevêtrées – et faisant lever de son gîte un animal à fourrure en qui au bout d’un moment il reconnut un lapin – Chaney trébucha sur les fondations carbonisées d’un bâtiment presque enseveli dans la broussaille. Il ne reconnaissait pas sa propre caserne et eût été incapable de localiser sa petite chambre. D’ailleurs, était-ce bien la caserne ? Ce qui seul le laissait supposer, c’était la forme oblongue des fondations. Chaney regarda par-dessus le mur. Une bande étroite de givre bordait les blocs de béton au nord, là où l’air était le plus froid. Des fleurs sauvages formaient de grandes taches bleues ensoleillées, et, à sa grande surprise, des fraises sauvages leur opposaient des motifs rouges, poussant partout sur le côté des fondations exposées au soleil. Il eut l’idée d’observer la position du soleil, pour en confronter la hauteur avec l’avancement de la saison, puis considéra de nouveau les fraises. C’était bien, normalement, le début de l’été.
Chaney prit quelques photos et regagna la rue. C’était le désert. Il continua vers le nord.
La rue E était aisément identifiable, même sans le secours du poteau indicateur rouillé placé à un coin de rue. Il était sur ses gardes, marchant avec circonspection et attentif au moindre bruit autour de lui. Elwood était paisible sous le soleil d’été.
Le centre des loisirs était méconnaissable.
Furtivement et silencieusement, Chaney en franchit l’entrée et traversa son patio de ciment désagrégé pour gagner le bord de la piscine. Le fond en était recouvert de quelques centimètres d’eau sale provenant des dernières pluies et il y baignait un triste assortiment d’armes rouillées et brisées et une quantité appréciable de détritus amenés par le vent ; la piscine était devenue une décharge pour les ordures et les armes inutilisables. Le corps gonflé d’eau d’un petit animal flottait dans un coin. C’était un endroit désolé. Chaney prit bien soin d’écarter le souvenir de la piscine telle qu’il l’avait connue, et il s’en éloigna. Ces lieux paraissaient maintenant incultes et laids, sans rien de comparable avec ce qu’ils avaient été en des temps meilleurs.
Il marcha rapidement vers le nord-ouest. L’angle le plus éloigné du Centre devait se trouver à quelque deux kilomètres si ses souvenirs étaient exacts, mais il jugeait qu’il pouvait couvrir ce trajet à pied en un temps raisonnable.
Chaney longea à peine six longs pâtés de maison avant de tomber sur le cimetière de voitures. Près d’une vingtaine de véhicules gisaient sur l’asphalte, mais aucun n’était en état de marche et beaucoup d’entre eux n’étaient plus que des carcasses carbonisées. Le capot de chaque voiture était ouvert, et les batteries avaient été prélevées ; aucun des petits moteurs n’était intact, qui pût donner à Chaney une idée de leur mécanisme. Il fureta parmi toutes les épaves parce que Saltus avait éveillé sa curiosité en lui parlant de ces petits véhicules électriques. Il aurait aimé en conduire un. Il n’y avait pas de camion parmi les voitures, et il n’en avait vu aucun dans le Centre ; pourtant il y en avait eu un certain nombre, affectés au transport du courrier, pendant qu’il faisait son stage à Elwood. Sans doute avaient-ils été transférés à Chicago pour faire face à sa situation critique – ou peut-être volés par les ramjets lorsqu’ils avaient envahi le Centre.
Chaney sortit du cimetière de voitures, et s’immobilisa soudain dans la rue. Était-ce une illusion créée par sa tension nerveuse ? Toujours est-il qu’il crut surprendre un mouvement dans les hautes herbes de l’autre côté de la rue. Il dégagea le cran de sûreté de son fusil et s’avança vers le trottoir. Rien en vue dans les épaisses broussailles.
Il n’y avait pas de brèche vers l’angle de l’enceinte. Une carcasse de camion carbonisée et rouillée occupait ce qui avait été autrefois une brèche, mais elle était maintenant incorporée à la palissade. Du fil de fer barbelé avait été tendu de gauche à droite et de droite à gauche en travers de l’ouverture, bandé en dessous, en dessus et au travers de l’épave de telle manière que celle-ci faisait maintenant partie intégrante de l’enceinte ; d’autres fils, dirigés de haut en bas, avaient été entrelacés avec les précédents, si bien qu’il aurait été impossible, même à un enfant de petite taille, de franchir l’obstacle. Il suivit l’enceinte pour en examiner la seconde brèche. Elle avait été comblée. La barricade était sans faille, impénétrable.
Tout était envahi par les hautes herbes, qui cachaient bel et bien le tiers inférieur de la grille à une personne ne s’en trouvant éloignée que d’un mètre ou deux. Chaney ne fut pas surpris de voir l’angle nord-ouest protégé par les mêmes talismans macabres que l’entrée principale ; il s’attendait à les y trouver. Il ne vit pas trace des squelettes auxquels ces crânes appartenaient ; il n’avait d’ailleurs vu de corps humains en aucun endroit du Centre – quelqu’un les avait tous enterrés, l’ennemi comme l’ami. Les trois têtes de mort étaient accrochées au sommet de l’enceinte, paraissant fixer leur regard sinistre sur la plaine qu’elles dominaient et sur la voie ferrée rouillée qui passait au loin.
Chaney s’éloigna.
Il erra dans les hautes herbes, cherchant quelque chose. Arthur Saltus n’avait trouvé aucun vestige du commandant, mais Chaney ne pouvait s’empêcher de rechercher quelque indice de la présence de Moresby en ces lieux. Il lui était impossible d’abandonner, pour ainsi dire, le commandant sans s’être efforcé d’abord de le situer en cet endroit.
Un cri lointain déchira le silence du matin, un joyeux cri d’enfant à la voix aiguë.
Chaney sursauta d’étonnement et faillit perdre l’équilibre en heurtant un gros morceau de métal enfoui dans l’herbe. Il se retourna rapidement pour fouiller du regard cet angle d’Elwood qu’il pensait être inoccupé, puis l’itinéraire qu’il avait suivi depuis le cimetière de voitures. Il entendit l’enfant une seconde fois, puis une voix de femme qui l’appelait. Derrière lui. Vers le bas de la pente. Chaney fut pris d’une exaltation avide ; il fit volte-face et courut vers l’enceinte. Ils étaient là, de l’autre côté de la grille.
Il les repéra immédiatement : un homme, une femme et un enfant de trois à quatre ans, marchant, cahin-caha, sur la voie ferrée, à moyenne distance. L’homme n’avait à la main qu’une canne solide ou un gourdin, la femme portait un sac, l’enfant trottinait derrière eux, absorbé par quelque jeu de son invention.
Chaney fut si heureux de les voir qu’il en oublia toute prudence et hurla de tous ses poumons. Il jeta son fusil à terre pour pouvoir sans encombre agiter les deux bras.
Méprisant le fil de fer barbelé, il escalada une partie de la grille pour se montrer et attirer leur attention. Il cria de nouveau et leur fit signe de venir à lui.
Leur réaction lui coupa bras et jambes.
Les deux adultes regardèrent partout avec étonnement, devant et derrière eux sur la voie ferrée, dans les champs, et ils le virent enfin accroché à la grille à côté des talismans. Ils s’immobilisèrent, pétrifiés, l’espace d’un instant. La femme poussa comme un cri de douleur et laissa tomber son sac, puis courut à l’enfant pour le protéger. L’homme s’élança vers elle, la dépassa, et cueillit l’enfant, d’un geste rapide, dans le creux de ses bras. Son gourdin lui tomba des mains. Il ne se retourna que le temps de voir Chaney cramponné à l’enceinte, puis s’enfuit à toute allure le long de la voie. La femme trébucha, faillit tomber, puis fit des efforts désespérés pour ne pas se laisser distancer par son compagnon. Celui-ci plaça son petit fardeau sur son épaule, et se servit de sa main libre pour aider la femme – la pressant, l’exhortant. Ces gens le fuyaient aussi vite qu’ils en étaient capables, mobilisant pour cela toute leur énergie ; l’enfant était maintenant terrifié et tout en pleurs. Ils étaient possédés par la peur.
« Revenez ! »
S’agrippant aux barbelés, Chaney les observa jusqu’à ce qu’ils disparussent. Le panneau et les hautes herbes les cachèrent, les éclipsèrent, et les pleurs de l’enfant furent étouffés. Chaney restait perché, les doigts agrippés aux trous du grillage.
« Je vous, en prie, revenez ! »
L’angle nord-ouest resta désert. Il descendit de son perchoir, les mains ensanglantées.
Chaney ramassa son fusil et s’éloigna, se frayant un passage dans les herbes en direction de la route lointaine et du groupe de bâtiments situés au cœur d’Elwood. Il n’avait pas le courage de regarder derrière lui. C’était bien la première fois que des hommes le fuyaient – il n’avait même pas effarouché ces petits mendiants du Néguev qui, accroupis par terre, l’avaient regardé fouiller les sables de leur histoire oubliée. Ils étaient pourtant craintifs et méfiants, ces Bédouins, mais ils ne l’avaient pas fui. Il ne fit aucune pause sur le chemin du retour, ne voulant revoir ni les autos dépouillées, ni le centre des loisirs avec sa fosse grande comme une piscine, ni la caserne brûlée égayée de fleurs sauvages – rien de tout cela, rien du monde qui avait existé autrefois ni du nouvel univers qu’il avait découvert en ce jour. Il marchait, un goût d’amertume dans la bouche.
Le centre d’Elwood était un monde clos, un monde clôturé et terrifiant, formant parmi les survivants d’une violente guerre civile un ilot résolu à défendre son isolement. Il y avait effectivement des survivants. Ils étaient là-bas, à l’extérieur, et ils l’avaient fui parce qu’il était dans l’enceinte d’Elwood. Leurs peurs se cristallisaient sur le Centre ; c’est là que résidait pour eux le démon. Et ce démon qu’ils avaient entrevu, c’était lui.
Mais quelqu’un habitait le Centre – pas un visiteur, ni un maraudeur ayant franchi l’enceinte pour piller le magasin pendant l’hiver, mais quelqu’un qui résidait à demeure. Un démon qui avait réparé la grille et y avait accroché les talismans pour éloigner les survivants, un chrétien qui avait creusé une tombe et planté sur cette tombe une croix.
Chaney se tenait au milieu du parking.
Devant lui : les murs impénétrables du laboratoire se dressaient comme un grand temple grisâtre au milieu des herbes. Devant lui : un tertre d’argile jaune s’élevait près de la citerne nabatéenne, et c’était comme un symbole anachronique à côté d’un unique tombeau. Devant lui : une charrette à deux roues faite de bric et de broc.
Quelque part derrière lui : deux yeux qui l’observaient.
Brian Chaney sortit les clefs de sa poche et ouvrit la porte des opérations. Deux lampes étaient posées sur la première marche, mais l’ouverture de la porte ne déclencha pas de sonnerie dans les profondeurs du bâtiment. Un grand souffle d’air froid et humide en sortit, pour se perdre dans l’air vif et pur du dehors. Le soleil était haut dans le ciel – proche du zénith – mais le temps restait froid et ne promettait guère de se réchauffer. Chaney se félicitait d’avoir revêtu un manteau chaud.
Soleil paisible, ciel pur, temps anormalement froid pour la saison – données à inclure dans son rapport à Gilbert Seabrooke.
Il cala la lourde porte au moyen de la charrette pour la maintenir ouverte, puis descendit chercher de la nourriture en un premier voyage. Il laissa son fusil près de la charrette, oubliant presque son existence. Il monta des cartons de vivres l’un après l’autre pour les empiler dans la charrette, ne s’arrêtant que lorsque ses bras furent épuisés de les porter, et ses jambes de grimper les marches ; mais s’avisant qu’il avait négligé de prendre des médicaments et des allumettes, il fit un voyage supplémentaire. Il ajouta enfin à tout cela, au dernier moment, quelques outils pour son usage personnel. Il avait préjugé de ses forces : la charrette était si lourdement chargée qu’il eut du mal à l’éloigner de l’entrée, ce qui l’obligea à abandonner quelques-unes des boîtes les plus lourdes.
Il quitta le parking en poussant la charrette.
Il lui fallut plus de trois heures et une résolution tenace pour atteindre l’angle nord-ouest de l’enceinte, cela pour la deuxième fois de la journée. Le chargement fut assez facile à véhiculer tant qu’il put emprunter les rues pavées, mais lorsqu’il lui fallut s’engager dans les hautes herbes pour reprendre la piste qu’il avait suivie précédemment, ce fut une autre affaire. La charrette était plutôt moins dure à tirer qu’à pousser. Chaney ne se rappelait pas avoir vu une machette dans le magasin, mais il aurait donné cher pour en avoir une douzaine – et une douzaine de porteurs qui lui auraient frayé un chemin dans la savane à grands coups de cet instrument. Il était littéralement éreinté.
Lorsqu’il atteignit enfin l’enceinte, il se laissa tomber, haletant. D’après le soleil, midi était passé depuis longtemps.
Pour attaquer le grillage, il se servit d’un levier. Le travail se révéla plus facile là où la clôture avait été rafistolée autour de l’épave du camion ; elle n’était pas aussi solide à cet endroit et il décida d’y concentrer ses efforts, car c’était là que son pied-de-biche pourrait en venir à bout le plus aisément. Il arracha le barbelé de la carcasse du camion, puis fit levier sur l’extrémité des fils de la clôture primitive et les enroula sur eux-mêmes pour ouvrir une brèche. Quand il eut fini, ses mains étaient à nouveau ensanglantées par de nombreuses écorchures, mais l’ouverture pratiquée dans l’enceinte était assez large pour permettre le passage de la charrette à côté du camion. Le mur était percé.
La lourde charrette lui échappa dans la descente.
Il la rattrapa, lutta pour freiner son élan vers le bas de la pente, jurant rageusement dans son épuisement, mais la charrette ne tint aucun compte de ses imprécations et dévala la pente à toute allure dans les hautes herbes qui ne lui opposaient aucune résistance – jusqu’au moment où, arrivée sur le plat, elle se renversa comme sous l’effet d’une chiquenaude, répandant tout son contenu dans les herbes. Chaney rugit de colère, employant le mot araméen tant prisé par Arthur Saltus, puis une autre expression réservée aux ânes et aux percepteurs des contributions. La charrette – comme l’eût fait un âne, mais non un percepteur – ne répondit pas.
Il redressa laborieusement le véhicule, ramassa son chargement et le remorqua péniblement dans les herbes en direction de la voie ferrée.
La canne abandonnée par le père de famille lui servit de repère.
Il laissa là son petit trésor, au bord de la voie ferrée qui servait de passage public ; il appartiendrait à qui le trouverait, la petite famille apeurée ou toute autre personne qui viendrait à passer par là. Il mit les allumettes et les médicaments sur le dessus du plus grand carton, puis les recouvrit de son manteau pour les protéger. Chaney ne resta qu’un moment à scruter la voie dans les deux sens : il avait peu de chances d’y voir un être humain, car il était sûr que ses cris et ses malédictions auraient effarouché quiconque se serait trouvé dans ces parages. Il entendit l’appel d’un oiseau dans un bois, et c’était tout ce qu’il pouvait espérer.
À la fin de l’après-midi, lorsque la maigre chaleur du soleil commença de faiblir, il ramena la charrette au laboratoire. Gravissant la colline, traversant une fois de plus le trou béant de l’enceinte, il ne s’arrêta que pour récupérer le pied-de-biche. Il n’osait regarder derrière lui. Il avait peur de ce qu’il pourrait voir ou ne pas voir. S’il se retournait subitement et découvrait qu’un homme puisait déjà dans les provisions, ce serait un désastre car il savait qu’il se comporterait comme la fois précédente et que cela ferait fuir son obligé. Mais s’il ne voyait, en se retournant, qu’un monde inhabité, toujours le même, cela ne ferait qu’aggraver sa dépression. Il décida de ne pas se retourner.
Chaney suivit sa propre piste dans les herbes verdoyantes, cherchant d’où partait la route pavée. Un petit animal détala à son approche.
Ayant regagné le parking, il regarda le jardin abandonné en songeant à Kathryn van Hise. Sans elle, il serait en train de lézarder sur la plage et de penser qu’il allait se remettre au travail dans son réservoir à matière grise – mais d’y penser seulement ; dans une semaine, peut-être, il se déciderait enfin à consulter les horaires et étudier les communications pour se rendre à Indianapolis, si c’était encore possible compte tenu du déclin du rail. Ce qui seul le tourmenterait, ce serait ces critiques qui, lisant et jugeant trop vite, aboutissent à des conclusions aberrantes. Sans cette femme, il n’aurait jamais entendu parler de Seabrooke, Moresby, Saltus – à moins de voir leurs noms sur un document dont il ait connaissance dans le cadre de son travail. Il n’aurait pas fait un saut de deux ans dans le futur pour apprendre, à Joliet, l’existence du mur de Chicago ; il n’aurait pas fait ce grand bond pour atteindre un avenir sinistre, quelle qu’en fût la date, et découvrir une catastrophe. Il aurait cheminé cahin-caha à travers le temps jusqu’à ce que cet avenir cruel fasse irruption brutalement dans son existence, ou son existence dans cet avenir.
Il pensait qu’il en avait fini avec tout cela – avec l’enquête avortée, avec le monde silencieux et presque désert de l’an 2000 + x. Il ne lui restait qu’à informer Katrina, informer Seabrooke, et peut-être les écouter transmettre la nouvelle à Washington. Quant à la suite, c’était aux hommes politiques et aux bureaucrates d’en décider. C’était à eux de changer l’avenir s’ils en avaient la possibilité, le pouvoir.
Son rôle était terminé. Il pourrait enregistrer un compte rendu et l’intituler Eschatos.
Le tertre d’argile jaune retint son attention, et il suivit des yeux entre les herbes le trajet allant de la gouttière à la citerne. Il voulut la photographier. Il n’en revenait pas d’avoir trouvé un artefact nabatéen projeté dans le XXIe siècle, et il soupçonnait Arthur Saltus d’en être l’artisan : il avait dû vouloir copier la citerne figurant sur le livre que Chaney lui avait prêté, Pax Abrahamitica. On pouvait raisonnablement escompter qu’elle capterait et conserverait l’eau pendant une centaine d’années ; et s’il pouvait en mesurer la capacité, elle serait probablement de dix cor. Saltus s’en était bien tiré pour un amateur.
Chaney se tourna vers la tombe.
Il ne voulait pas la photographier car une telle image susciterait des questions auxquelles il n’avait aucune envie de répondre. Seabrooke demanderait s’il y avait une inscription sur le bras de la croix et pourquoi il ne l’avait pas photographiée. Katrina serait assise devant lui, son crayon prêt à enregistrer son rapport verbal.
A ditat Deus K
Qui était dans la tombe, Arthur ou Katrina ?
Comment pourrait-il annoncer à Katrina qu’il avait trouvé son tombeau ? Où celui de son mari ? Si seulement ç’avait pu être la dernière demeure du commandant Moresby !
Il entendit un nouveau cri d’oiseau au loin, ce qui lui fit lever les yeux vers le bois lointain et le ciel au-delà du bois.
Les arbres étaient couverts de feuilles printanières : c’était le début de l’été. L’herbe était d’un doux vert tendre, pas encore rendue rigide par la sécheresse du plein été : un monde de fraîcheur. Des nuées diaphanes s’assemblaient autour du soleil déclinant, ce qui créait le mirage d’une toison d’or rougeâtre. Vers l’orient le ciel était étonnamment bleu et pur – un ciel fraîchement nettoyé comme avec une brosse de chiendent, désinfecté et stérilisé. La nuit les étoiles devaient ressembler à d’énormes diamants polis.
Arthur ou Katrina ?
Brian Chaney s’agenouilla un moment pour toucher le gazon sur la tombe, et se prépara à l’idée du retour. Profonde était sa dépression.
Une voix lui dit :
— Pardon, M. Chaney.
Il resta pétrifié. Il craignait que s’il se retournait rapidement ou bondissait, un doigt nerveux n’appuyât sur une détente, ce qui aurait pour effet de lui réserver le sort de Moresby, enterré quelque part dans le Centre. Il garda une immobilité rigide, conscient d’avoir laissé son propre fusil dans la charrette. Négligence ; insouciance ; stupidité. Une de ses mains reposait sur la tombe ; son œil restait fixé sur la petite croix.
— M. Chaney ?
Au bout d’un long moment – une angoissante éternité – il tourna la tête, sans bouger le reste du corps, pour regarder derrière lui sur le sentier.
Deux étrangers. Non, pas tout à fait des étrangers. Deux êtres qui reflétaient sa propre incertitude, sa propre appréhension.
Le plus proche portait un manteau chaud et des chaussures provenant du magasin. Il avait la tête et les mains nues et, pour toute arme, des jumelles de la même origine. Il était presque aussi grand que Chaney, maigre, dégingandé, mais il n’avait de son père ni les cheveux blond roux, ni la belle musculature ; lui faisaient défaut la peau bronzée, le plombage d’argent à une dent et ces yeux qui cillaient comme ceux d’un marin affrontant l’éclat du soleil. Il n’avait pas non plus ce trop-plein d’énergie juvénile. Si cet homme avait possédé ces particularités au lieu d’en être dépourvu, Chaney aurait cru qu’il avait devant lui Arthur Saltus.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Vous êtes le seul que nous attendions encore.
— Et vous aviez mon signalement ?
— Oui, Monsieur, dit l’homme avec douceur.
Chaney pivota sur les genoux pour faire face aux étrangers. Il se rendit compte que, s’il avait peur d’eux, ils le lui rendaient bien. Depuis quand n’avaient-ils pas rencontré un être humain en ces lieux ?
— Vous vous appelez Saltus ?
Un signe de tête : – Arthur Saltus.
Chaney porta son regard sur la femme qui se tenait à bonne distance derrière son compagnon. Elle le fixait avec un mélange de fascination et de frayeur, comme prête à prendre la fuite. Depuis quand n’avait-elle pas vu ici un autre homme ?
Chaney interrogea : « Kathryn ? »
Elle ne répondit pas, mais l’homme dit : « Ma sœur. »
La fille ressemblait à sa mère presque en tous points ; seuls lui manquaient le hâle estival et le short en delta. Elle était emmitouflée dans un grand manteau pour se protéger du froid et portait des chaussures d’ordonnance beaucoup trop grandes pour elle. Elle avait une paire de jumelles en bandoulière autour du cou : c’était lui, Chaney, que l’on observait de si près. Elle avait la tête nue, la même abondante toison de fins cheveux bruns, les yeux de la même nuance délicate, adorable, mais avec une expression de frayeur. C’était une petite femme qui ne devait peser guère plus de quarante-cinq kilos, une fois débarrassée de son lourd manteau et de ses chaussures, vive et alerte selon toute apparence, et qui semblait plus âgée que Katrina.
Les yeux de Chaney allaient de l’un à l’autre : ces deux êtres, frère et sœur, étaient à des années de ceux qu’il avait quittés dans le passé, à des années de leurs parents.
Il dit enfin.
— En quelle année sommes-nous ? Le savez-vous ?
— Non.
Une hésitation, et puis : – Je crois que vous m’attendiez.
Arthur Saltus fit un signe de tête affirmatif, et sa sœur esquissa une ébauche à peine perceptible du même, acquiescement.
— Mon père nous a dit que vous viendriez – un jour. Il en était certain ; vous étiez le dernier des trois.
Surprise : – Personne après nous ?
— Personne.
Chaney posa une main sur la tombe une dernière fois, et leurs yeux suivirent le mouvement de cette main. Il avait encore une question à poser avant de s’enhardir à se lever.
— Qui repose ici ?
— Mon père, dit Arthur Saltus.
Chaney aurait voulu crier : comment ? quand ? pourquoi ? mais il restait muet, de gêne, de chagrin, d’abattement ; il regrettait amèrement d’avoir un jour accepté la proposition de Katrina, qui avait eu pour conséquence de le mettre dans cette douloureuse situation. Il se releva, évitant tout geste brusque qui risquerait d’être mal interprété, et se félicita de n’avoir pas pris de photo de la tombe, de n’avoir pas à en parler à Katrina, Saltus ou Seabrooke. Non, il ne ferait pas la moindre allusion au tombeau.
Debout, Chaney fouilla du regard les alentours, sondant par-dessus la tête des Saltus le jardin envahi par les herbes, le parking, la rue qui passait de l’autre côté et tout ce qu’on pouvait voir du Centre.
D’une voix cassante :
— Êtes-vous seuls ici tous les deux ?
Le ton de Chaney avait fait sursauter la femme, et elle parut sur le point de s’enfuir, mais son frère tint bon.
— Non, Monsieur.
Une pause, et puis : – Où est Katrina ?
— Elle vous attend, M. Chaney.
— Elle sait que je suis ici ?
— Oui, Monsieur.
— Elle savait que j’allais m’inquiéter d’elle ?
— Oui, Monsieur. Elle s’y attendait.
— Je vais violer une règle, dit Chaney.
— Elle s’y attendait aussi.
— Et elle n’y voit pas d’objection ?
— Elle nous a donné des instructions, Monsieur. Si vous vous inquiétiez d’elle, nous devions vous dire qu’elle vous a déjà précisé l’endroit où elle vous attendrait.
Chaney fit un signe de tête pour exprimer son admiration.
— C’est vrai, elle l’a précisé – deux fois.
Il reprit le sentier qui passait par la citerne, et ils s’écartèrent prudemment de son chemin comme s’ils se méfiaient encore de lui.
— C’est vous qui avez fait ça ?
— Oui, nous avons creusé la citerne, mon père et moi. Nous avions votre livre. Les explications sont très claires.
— Je le dirais à Haakon, si j’osais.
Arthur Saltus s’écarta de Chaney lorsqu’ils arrivèrent au parking, le laissant marcher en tête. La femme s’était éloignée de lui en faisant un bond de côté et se tenait maintenant à distance respectueuse. Elle continuait à le dévisager avec une insistance qui aurait pu paraître déplacée en d’autres circonstances, et Chaney était certain qu’elle était restée trop longtemps sans voir d’autres hommes. Il était non moins certain qu’elle n’avait jamais vu un homme comme lui dans l’enceinte d’Elwood ; telle était la cause de son appréhension.
Il ne toucha pas au fusil resté dans la charrette.
Brian Chaney introduisit les clefs dans les serrures jumelles et fit basculer la lourde porte. Ses deux lampes étaient sur la première marche ; comme précédemment, un grand souffle d’air sentant le moisi s’échappa du bâtiment pour se perdre dans l’atmosphère de cette fin d’après-midi ensoleillé. Chaney s’arrêta au seuil de la porte ; il était gêné, se demandant ce qu’il pourrait dire à ces gens-là, comment il pourrait leur faire ses adieux. Il faudrait être un pauvre imbécile pour dire quelque chose de désinvolte, de stupide, d’inepte ; il faudrait être un pauvre imbécile pour prononcer un des clichés de sa génération ; mais il faudrait aussi être un pauvre imbécile pour s’en aller tout bonnement sans rien dire.
Il jeta un nouveau coup d’œil sur le ciel et la toison dorée qui cernait le soleil, l’herbe et les feuilles toutes fraîches, puis sur le tertre vieilli d’argile jaune. Enfin ses yeux revinrent se fixer sur l’homme et la femme qui l’accompagnaient. Il leur dit :
— Merci de m’avoir fait confiance.
Saltus fit un signe de tête.
— Nous savions que l’on pouvait vous faire confiance.
Chaney examina Arthur Saltus et crut presque revoir les cheveux blond roux rebelles et ce je ne sais quoi dans les yeux qui trahit le marin habitué depuis longtemps à porter son regard sur une mer éclatante de soleil. Il fixa longtemps Kathryn Saltus, mais en revanche ne put l’imaginer portant un corsage transparent et un short en delta ; cette tenue eût paru obscène sur elle, elle appartenait à un monde depuis longtemps disparu. Il scruta son visage une seconde de trop, car il bascula un instant dans l’irréel… mais le réel reprit ses droits.
La dure réalité : elle vivait ici, mais sa place à lui était dans le passé. C’était folie que de faire de beaux rêves sur une femme vivant à un siècle de lui. Blessante réalité.
Sa conscience le tenailla lorsqu’il ferma la porte parce qu’il n’avait plus rien à leur dire. Chaney leur tourna le dos et descendit les marches, coupant à jamais les ponts avec le soleil calme, le monde froid de l’an 2000 + x, les survivants inconnus qui, hors d’Elwood, s’étaient enfuis terrifiés en le voyant et en l’entendant, et les survivants à moitié familiers qui, dans l’enceinte du Centre, lui avaient cruellement rappelé ce qu’il avait perdu. Sa conscience le tenaillait, mais il ne se retourna pas.
Le soleil allait se coucher au terme d’une journée dont la date lui était inconnue.
C’était le jour le plus long de sa vie.
La salle de conférences différait subtilement de celle où il était entré pour la première fois, des semaines, des années ou des siècles auparavant.
Il se rappela les policiers militaires qui lui en avaient ouvert la porte après l’avoir escorté depuis la grille ; il se rappela l’aspect de la salle à son entrée, la réception peu chaleureuse que son retard lui avait value. Kathryn van Hise le dévisageait d’un œil critique, le jaugeait comme pour décider s’il serait à la hauteur de la tâche qui l’attendait ; le commandant Moresby et Arthur Saltus jouaient aux cartes, se morfondant, impatients de le voir arriver. Tout et tous l’attendaient, y compris la longue table d’acier occupant une position centrale sous les plafonniers.
Il s’était présenté et avait commencé à s’excuser de son retard lorsque le bruit douloureux l’avait interrompu, lui avait coupé la parole et lui avait martelé le tympan. Il avait vu les autres se tourner d’un seul mouvement pour observer l’horloge : soixante et une secondes. Il n’y avait de cela qu’une semaine ou deux – un siècle ou deux ; ç’avait été juste avant que les enveloppes volumineuses ne soient ouvertes et ne laissent libre cours aux rêves les plus fantastiques. Le long voyage qui l’avait conduit ici depuis la plage de Floride aboutissait une fois de plus à cette salle, mais elle était maintenant chichement éclairée par une lampe à essence.
Katrina était là.
La vieille femme était assise dans son fauteuil habituel à un bout de la table d’acier disproportionnée – assise tranquillement dans l’obscurité sous les plafonniers éteints. Comme toujours, ses mains croisées reposaient sur la table. Chaney plaça la lampe entre eux sur la table et son obscure clarté tomba sur le visage de Katrina.
Katrina.
Ses yeux étaient brillants et vifs, et elle avait toujours le même regard d’aigle, mais le temps ne l’avait pas épargnée. Il lut dans les rides de son visage la douleur, les ennuis, le chagrin ; c’étaient les rides d’une femme tenace qui avait beaucoup enduré, beaucoup souffert, mais jamais ne s’était laissé décourager. La peau était tendue sur ses pommettes ainsi qu’autour de sa bouche et de son menton, et son teint paraissait jaunâtre à la lueur de la lampe. Ses ravissants cheveux lustrés étaient devenus gris. Elle avait vécu des années dures, des années malheureuses, des années maigres.
En dépit de tout, il reconnut cette étincelle spéciale qu’elle allumait en lui : elle était restée aussi belle que dans sa jeunesse. Il était heureux de constater que sa beauté était à l’épreuve du temps.
Chaney écarta son propre fauteuil de la table et s’y laissa tomber sans détacher d’elle son regard. La vieille femme ne bougeait pas, ne parlait pas, l’observant attentivement, attendant ses premières paroles.
Il se prit à rêver : elle était là depuis des siècles dans cette salle toujours plus poussiéreuse et ténébreuse ; elle attendait patiemment qu’il atteignît son objectif, qu’il vînt explorer le Centre, remplir sa dernière mission, terminer l’enquête, et, ensuite, qu’il ouvrît des portes interdites pour trouver les réponses aux questions que l’on se posait. Chaney n’aurait pas été surpris qu’elle l’attendît à Jéricho s’il avait fait un saut de dix mille ans dans le passé. Elle aurait été là, l’attendant dans un temple ou dans un bouge, l’attendant là où il l’aurait trouvée lorsqu’il aurait entrepris d’ouvrir des portes interdites.
La salle de conférences poussiéreuse était aussi froide que le sous-sol, aussi froide que l’air du dehors. Les mains de Katrina étaient gantées de grandes moufles faites pour un homme – et il lui aurait suffi de se pencher pour constater qu’elle portait aussi des chaussures trop grandes. Elle semblait tassée, minuscule dans son fauteuil, et terriblement lasse.
Katrina attendait.
Chaney cherchait désespérément ce qu’il pourrait lui dire qui n’eût l’air ni absurde, ni mélodramatique, ni d’une cordialité qui eût sonné faux. C’eût été s’exposer à son mépris. Il était aux prises avec la même difficulté qu’à la porte d’entrée, lorsqu’il avait dit adieu aux enfants de Katrina, et cette fois encore il craignait de ne pas savoir s’en tirer. Il l’avait quittée dans cette pièce quelques heures auparavant, il l’avait quittée la gorge sèche, avec un sentiment d’appréhension alors qu’il s’apprêtait à effectuer son troisième et dernier sondage du futur. Elle était alors assise dans ce même fauteuil et dans la même attitude détendue. Il lui dit :
— Je suis toujours amoureux de vous, Katrina.
Il observa son regard et crut le voir prendre aussitôt une expression rieuse d’humour et de plaisir.
— Merci, Brian.
Sa voix aussi avait vieilli : elle lui parut plus rauque, reflétant sa lassitude.
— J’ai trouvé des fraises sauvages près de l’ancienne caserne, Katrina. Quelle est la saison des fraises dans l’Illinois ?
Oui, ses yeux étaient rieurs.
— Mai ou juin. Les étés sont devenus vraiment froids, mais c’est en mai ou juin.
— Savez-vous en quelle année vous êtes ? La date ?
Katrina hocha la tête imperceptiblement.
— Nous sommes privés d’électricité depuis de nombreuses années. Je regrette, Brian, mais j’ai perdu la notion du temps.
— Je suppose que cela n’a pas d’importance réelle – plus maintenant, avec ce que nous savons déjà. Je partage l’opinion de Pindare.
Elle l’interrogea des yeux.
— Pindare vivait il y a quelque deux mille cinq cents ans mais il était plus sage que beaucoup d’hommes de notre temps. Il déconseillait à l’homme de regarder trop loin dans l’avenir, l’avertissant que ce qu’il y trouverait ne serait pas à son goût. Encore Bartlett, c’est mon vice, ajouta-t-il avec un geste d’excuse et un demi-sourire. Le commandant Saltus me taquinait toujours sur mon flirt avec Bartlett.
— Arthur vous a longtemps attendu. Il espérait que vous viendriez rapidement, afin de vous revoir.
— J’aurais bien aimé… Mais personne ne savait ?… ne connaissait la date ?
— Non.
— Pourquoi non ? Le gyroscope me traçait la voie.
— Personne ne connaissait la date de votre arrivée, n’en avait la moindre idée. Le mécanisme du gyroscope ne pouvait plus mesurer votre progression une fois épuisée, ici, notre source d’énergie. Nous ne connaissions que la date de l’échec, lorsque le TDV cessa subitement de transmettre des informations là-bas à l’ordinateur. Vous étiez, pour nous, complètement perdu, Brian.
— Chîg ! Ces satanés ingénieurs soi-disant infaillibles avec leurs sacrées inventions prétendument infaillibles !
Il s’était laissé emporter, et il en fut tout gêné.
— Excusez-moi, Katrina.
Chaney allongea les bras au-dessus de la table et couvrit de ses mains celles de Katrina.
— J’ai découvert son tombeau dehors… je regrette bien d’être arrivé trop tard. Et j’avais déjà pris la décision de ne pas vous parler du tombeau à mon retour, lorsque je ferais mon rapport. Au fait, je n’en ai parlé à personne ? Je n’en ai rien dit ?
— Non, vous n’en avez rien dit.
— Un bon point pour moi, dit Chaney, exprimant sa satisfaction d’un signe de tête. Il m’avait fait promettre de ne pas parler de votre futur mariage, il y a de cela environ une semaine lorsque nous sommes rentrés de nos voyages d’essai à Joliet. Mais vous avez essayé de m’extorquer ce secret, vous vous rappelez ?
Elle sourit à ces mots.
— Il y a de cela environ une semaine.
Chaney s’en voulait d’avoir ainsi gaffé.
— C’est bien de moi, je n’en fais jamais d’autres.
Elle fit un petit signe de tête pour le rassurer.
— Mais j’avais deviné votre secret, Brian. En rapprochant votre attitude du comportement d’Arthur, j’avais deviné. Vous vous êtes éloigné de moi.
— Je crois que vous aviez déjà pris votre décision. Les petits indices commençaient à apparaître, Katrina.
Il avait un souvenir très net de la soirée donnée en l’honneur de leur succès la nuit de leur retour. Elle lui dit :
— J’étais déjà presque décidée à ce moment, et ma décision a été prise quelque temps après ; elle a été arrêtée lorsqu’il est revenu blessé de son enquête. Il était si désarmé et si près de la mort lorsque vous l’avez sorti du véhicule avec l’aide du médecin que je me suis décidée sur-le-champ.
Elle jeta un regard sur les mains de Chaney, qui enveloppaient les siennes, puis leva les yeux.
Il lui serra les doigts en un geste d’encouragement.
— C’est vieux et c’est loin, Katrina. Je commence à m’en consoler.
Elle ne répondit pas, sachant que ce n’était qu’une demi-vérité.
— J’ai rencontré les enfants…
Il s’interrompit, embarrassé.
— Ce ne sont pas des enfants… ils sont plus âgés que moi. J’ai rencontré Arthur et Kathryn dehors, mais je leur ai fait peur.
Katrina inclina la tête, puis ses yeux se détachèrent de lui pour se poser une fois de plus sur les mains qui couvraient les siennes.
— Arthur doit avoir dix ans de plus que vous, mais Kathryn à peu près votre âge. Je suis désolée de ne pouvoir être plus précise, désolée de ne pouvoir vous dire depuis combien de temps mon mari est mort. Nous ne comptons plus le temps ici, Brian ; nous vivons au jour le jour, et d’un été à l’autre. Ce n’est pas une existence idéale.
Au bout d’un moment ses mains s’agitèrent sous celles de Chaney, et elle leva les yeux vers lui.
— Ils ont eu peur de vous parce qu’ils n’ont rencontré aucun autre homme depuis que le Centre a été envahi, depuis que le personnel militaire est parti d’ici et que nous y sommes restés seuls pour être protégés par l’enceinte d’Elwood. Pendant un an ou deux, nous n’osions même pas quitter ce bâtiment.
— Les gens que j’ai rencontrés là-bas ont eu peur de moi, eux aussi. Ils m’ont fui, dit Chaney avec amertume.
Elle manifesta une prompte surprise et parut alarmée.
— Quels gens ? Où ?
— La famille que j’ai vue hors de l’enceinte – là-bas sur la voie ferrée.
— Il n’y a là-bas personne de vivant.
— Si, Katrina, je vous assure. Je les ai vus, appelés, suppliés de revenir, mais ils se sont sauvés tout effrayés.
— Combien étaient-ils ? Combien ?
— Trois : le père, la mère et un petit garçon. Ils suivaient la voie ferrée là-bas, par-delà l’angle nord-ouest du Centre. Le petit bonhomme ramassait quelque chose – peut-être des morceaux de charbon – et les mettait dans un sac que sa mère transportait ; ils paraissaient en faire un jeu. Ils marchaient paisiblement, l’air heureux, jusqu’au moment où je les ai appelés.
D’un ton sec : – Pourquoi avez-vous fait ça ? Pourquoi avoir attiré l’attention sur vous ?
— Parce que je me sentais seul ! Parce que ce monde vide m’oppressait, m’était intolérable ! J’ai crié parce que c’étaient pour moi, mis à part un lapin effarouché, les seuls êtres vivants en ce monde. Je voulais qu’ils m’admettent parmi eux, qu’ils me parlent d’eux-mêmes. Je leur aurais donné tout ce que je possédais en échange d’une heure seulement de leur temps. Katrina, je voulais savoir s’il y avait encore des vivants sur cette terre, je voulais le savoir.
Il s’interrompit et réprima ses émotions. Il reprit, plus calmement :
— Je voulais leur parler, leur poser des questions, mais ils avaient peur de moi. En me voyant, ils étaient paniqués, frappés d’horreur. Ils se sont enfuis comme des lapins effarouchés et je ne les ai pas revus. Vous ne pouvez pas savoir quel mal ça m’a fait.
Elle dégagea ses mains de celles de Chaney et les posa sur ses genoux.
— Katrina…
Elle se refusa d’abord à lever les yeux, les gardant rivés sur la table. Le mouvement de ses mains avait laissé de légères empreintes sur la table, dans la poussière. Ce petit paquet de femme, se dit-il, s’était comme rabougri, ratatiné : la peau tendue de son visage semblait avoir vieilli en cinq minutes – ou peut-être la vieillesse n’avait-elle cessé de réclamer son dû pendant qu’ils parlaient ensemble.
— Katrina, je vous en prie.
Au bout d’un long moment, elle lui dit :
— Pardon, Brian. J’ai des excuses à vous présenter au nom de mes enfants et au nom de cette famille. Vous n’étiez pas, pour eux, un homme à qui on pût faire confiance, et ces pauvres gens de l’extérieur avaient de bonnes raisons de vous craindre.
Elle leva la tête, et il eut un choc.
— Tout le monde vous craint, nul ne peut se fier à vous depuis la rébellion. Je suis la seule ici qui n’ait pas peur d’un Noir.
Il fut chagriné, non de ses paroles, mais de la voir pleurer. Il souffrait de la voir pleurer.
Brian Chaney revint dans la salle de conférences. Il rapportait une seconde lampe, deux tasses en plastique et un récipient d’eau provenant du magasin. Il aurait amené, s’il avait pu, une bouteille de whisky, mais il était probable que le lieutenant de vaisseau Saltus en avait épuisé la provision depuis bien longtemps à force de fêter ses anniversaires successifs.
La vieille femme s’était essuyé les yeux.
Chaney remplit d’eau les deux tasses et en plaça une sur la table devant elle.
— Buvez… nous allons porter un toast.
— En l’honneur de quoi ? Nous faut-il pour boire un prétexte ?
Il fit un large geste dû bras qui désignait toute la pièce.
— Buvons à cette maudite horloge là-haut, qui m’a si souvent rompu le tympan en comptant soixante et une secondes ; à ce téléphone rouge que je n’ai jamais utilisé pour appeler le Président et lui dire qu’il était un âne ; à notre santé à tous les deux, un démographe de l’Indiana Corporation, et une directrice de recherche du Bureau des Poids et mesures – deux inadaptés, les derniers de leur espèce, attendant la fin du monde. Nous sommes déplacés et hors de saison, Katrina : qu’a-t-on besoin ici de démographes et de chercheurs, de sociétés et de bureaux ? Buvons à notre santé.
— Brian, vous faites le clown.
— Oh oui, dit-il, s’asseyant et la regardant de près à la lueur de la lampe. Oui, c’est vrai, dit-il. Et il me semble avoir presque réussi à vous rendre votre sourire. Faites cela pour moi, souriez.
Katrina sourit – l’ombre d’une ombre de son sourire d’autrefois. Chaney lui dit :
— C’est pour ce sourire que je vous aime toujours.
Il leva sa tasse.
— À la plus belle des femmes dans le monde de la science – et vous pouvez boire au démographe le plus cruellement frustré de ses espérances. Vidons nos tasses !
Chaney vida la sienne, dont l’eau lui parut insipide – éventée.
Elle inclina la tête sur le bord de sa tasse, et avala une petite gorgée.
Chaney fixa la longue table, les plafonniers éteints, l’horloge arrêtée, les téléphones muets.
— Je suis censé faire un travail – une enquête.
— Peu importe.
— Il faut que je fasse plaisir à Seabrooke. Je peux lui annoncer l’existence d’une famille là-bas : au moins une famille vivante et menant une existence paisible. Je suppose qu’il y en a d’autres – c’est inévitable. Avez-vous entendu parler de quelqu’un d’autre ? D’un quelconque être humain ?
Patiemment : – Il y en avait quelques-uns au début, cela fait de nombreuses années ; nous arrivions à maintenir un contact radio avec quelques survivants avant d’être privés d’énergie. Arthur avait localisé un petit noyau en Virginie, un groupe militaire vivant clandestinement dans un QG militaire ; et, plus tard, il a contacté une famille dans le Maine. Il nous arrivait de communiquer brièvement avec un ou deux individus dans les États montagneux de l’Ouest, mais c’était toujours pour en recevoir de tristes nouvelles. Ils avaient dû leur salut soit à une suite d’heureuses circonstances, soit à leur savoir-faire et à leur débrouillardise, soit, comme nous, au fait qu’ils se trouvaient exceptionnellement bien protégés. Ils étaient chaque fois peu nombreux et porteurs de nouvelles décourageantes.
— Mais certains d’entre eux ont survécu. C’est ce qui compte, Katrina. Depuis quand êtes-vous seuls dans le Centre ?
— Depuis la rébellion. L’année du commandant Moresby.
— Cela peut faire…
Chaney scruta le visage de Katrina, essayant de lui donner un âge.
— Cela peut faire une trentaine d’années.
— Peut-être.
— Mais que sont devenus tous ceux qui étaient ici ?
— Presque tout le personnel militaire a été retiré d’Elwood dès le début pour être affecté outre-mer. Les rares militaires restés au Centre n’ont pas survécu à l’attaque des rebelles lorsqu’ils ont envahi Elwood. Quelques techniciens civils sont restés un certain temps avec nous, puis nous ont quitté pour rejoindre leurs familles – ou tenter de les rejoindre. Le laboratoire était déjà vide l’année d’Arthur. Nous avions reçu l’ordre de nous cacher dans l’abri pendant la durée des hostilités.
— La durée des hostilités. Combien d’années ?
Les yeux d’aigle de la vieille femme étudiaient Chaney.
— Je dirais que les hostilités sont en train de prendre fin, Brian. Ce que vous m’avez dit de cette famille que vous avez vue hors de notre enceinte donne à penser que nous sommes parvenus à la fin des hostilités.
Amèrement : – Et personne d’autre que vous et moi pour signer le traité de paix et poser pour les photographes ! Et Seabrooke ?
— M. Seabrooke a été relevé de ses fonctions peu après les trois lancements du TDV. Je crois qu’il est retourné dans les Dakotas. Le Président l’avait rendu personnellement responsable de l’échec de l’enquête ; il a servi de bouc émissaire.
Chaney frappa la table du poing.
— J’avais bien dit que cet homme était un âne – bien digne de figurer dans la longue lignée des imbéciles et des ânes bâtés qui ont habité la Maison-Blanche. Katrina, je ne comprends pas comment ce pays a pu survivre avec tant d’incapables à sa tête.
— Il n’a pas survécu, Brian, lui rappela Katrina d’une voix douce.
Il maugréa entre ses dents et fixa d’un œil furieux la poussière qui couvrait la table.
— Pardonnez-moi, dit-il.
Elle inclina la tête de bonne grâce, mais ne répondit pas.
Un souvenir le poursuivait.
— Que sont devenus les chefs de l’état-major interarmées, les hommes qui ont tenté de s’emparer de Camp David ?
Elle ferma les yeux un moment, comme pour chasser la vision du passé. Son expression était amère.
— Les chefs d’état-major ont été fusillés par un peloton d’exécution ; en public. Le Président avait déclaré que la journée serait chômée ; les administrations et les écoles étaient fermées pour que tous, grands et petits, puissent voir ce spectacle à la télévision. Il était résolu à donner un avertissement au pays. C’était horrible, démoralisant, et je l’ai haï d’avoir agi ainsi.
Chaney la regarda fixement.
— Et il va falloir que je retourne lui dire ce qu’il va faire. C’est une fichue corvée, cette enquête !
Il lança sa tasse à travers la salle, incapable de réprimer ce mouvement de colère.
— Katrina, comme je regrette que vous m’ayez trouvé sur la plage ! Comme je regrette de ne pas vous avoir fuie, jetée dans la mer, kidnappée, enlevée jusqu’en Israël – peu importe !
Elle sourit de nouveau, peut-être au souvenir de la plage.
— Nous n’aurions pas été mieux lotis, Brian. La Fédération Arabe a envahi Israël et jeté son peuple à la mer. Nous serions tombés de Charybde en Scylla.
Il lança un monosyllabe, ce qui l’obligea à s’excuser une fois de plus bien que son interlocutrice ne pût en comprendre le sens.
— Le commandant peut se vanter d’être arrivé juste au début de l’enfer.
— À la fin de l’enfer, rectifia Katrina. Le conflit sévissait depuis près de vingt ans, et la nation était au bord du précipice. Tout ce que le commandant Moresby a pu voir lorsqu’il est arrivé, c’était notre fin, la fin des États-Unis. Après lui, nous avons cessé d’être gouvernés. Les vingt années précédentes nous avaient complètement épuisés, usés, et nous ne pouvions plus nous défendre contre qui que ce soit.
La vieille femme s’exprimait avec sécheresse et lassitude, comme brisée par une longue fatigue, et il semblait à Chaney que sa voix et son ressort moral s’affaiblissaient à mesure qu’elle parlait.
Les guerres avaient commencé juste après l’élection présidentielle de 1980, juste après le voyage d’essai à Joliet. Arthur Saltus avait parlé à Katrina de la destruction des deux centres ferroviaires chinois, et soudain, un jour de décembre, les Chinois avaient bombardé Darwin en Australie, par mesure de représailles longtemps différées. Toute l’Australie du Nord devint inhabitable à cause des radiations. Le public n’avait jamais été informé du coup porté aux centres ferroviaires ; il ne pouvait donc savoir qu’il s’agissait de représailles, et on lui présenta cette attaque comme un acte de sauvagerie inhumaine contre une population innocente. La radioactivité s’étendit d’île en île vers le nord à travers la mer jusqu’aux Philippines. La Grande-Bretagne fit appel aux États-Unis.
Le Président réélu, en accord avec le Congrès, déclara officiellement la guerre à la République Populaire de Chine dans la semaine qui suivit sa réélection ; mais en fait son pays lui livrait une guerre non déclarée depuis 1954. Le Pentagone avait confidentiellement donné l’assurance au Président que tout pourrait se terminer dans les trois semaines par la défaite de l’ennemi. Quelques mois plus tard le Président dut ordonner un envoi massif de troupes, vers le champ de bataille de l’Extrême-Orient qui touchait maintenant onze nations sans compter l’Australie, et qui s’étendait, d’est en ouest, de la République des Philippines au Pakistan. Les États-Unis durent ensuite expédier des troupes en Corée pour parer à une reprise des hostilités dans ce secteur, mais elles furent anéanties lorsque les Chinois et les Mongols envahirent la péninsule et mirent fin à l’occupation étrangère.
Elle continua avec lassitude :
— Le Président a été réélu en 1980, et de nouveau en 1984 pour un troisième mandat. Lorsque Arthur a ramené de Joliet de si mauvaises nouvelles, il a commencé à perdre toute maîtrise de lui-même : c’était un incapable. L’interdiction d’exercer trois fois de suite la fonction présidentielle fut abrogée sur sa demande, et au cours de son troisième mandat l’application de la Constitution fut bel et bien suspendue « pour toute la durée de l’état d’urgence ». L’état d’urgence n’a jamais pris fin. Brian, cet homme a été le dernier président élu dans ce pays. Après lui, zéro.
Chaney dit amèrement :
— « Les doux agneaux, cruels sous leur air sage. » J’espère qu’il est encore en vie pour voir tout ça.
— Non. Il a été assassiné et son corps jeté dans la Maison-Blanche en flammes. Ses ennemis ont incendié Washington pour détruire en cette ville un symbole d’oppression.
— Ils l’on incendiée ! Voilà une chose intéressante à lui dire !
Elle fit un geste discret pour le faire taire ou exprimer son désaccord.
— Et ce n’était pas fini, loin de là. Ces vingt ans avaient été une épreuve atroce ; à la fin nous nous sentions comme paralysés. La vie semblait s’être arrêtée, le monde être revenu à l’état primitif. C’étaient d’abord de petites privations : ni trains, ni avions pour les civils, le courrier deux fois par semaine, puis entièrement supprimé, les informations télévisées réduites à une par jour, puis, la guerre prenant mauvaise tournure, limitées aux seules nouvelles locales n’ayant pas un caractère militaire. Nous étions coupés du monde, et presque coupés de Washington.
« Plus de camions : les nôtres nous avaient été retirés pour servir ailleurs. Plus de nourriture, ni de médicaments, de vêtements, de combustibles ; il nous a fallu nous rabattre sur les provisions emmagasinées dans le Centre. Le personnel militaire a été affecté à d’autres postes aux États-Unis ou en Extrême-Orient, et il n’est resté ici qu’un effectif symbolique préposé à la garde des installations d’Elwood.
« Brian, nos gardes ont dû tirer sur des gens venus des villes voisines pour tenter de piller nos provisions ; on avait fait courir le bruit que d’énormes stocks de nourriture étaient emmagasinés ici, et la population était affamée.
Katrina regarda ses mains et avala sa salive : la suite lui coûtait.
— En ce qui nous concerne, les vingt années terribles se sont terminées par une atroce guerre civile.
— Les ramjets, dit Chaney.
— C’est le nom qu’on leur a donné lorsqu’ils ont commencé à lutter à visage ouvert, à faire connaître leur programme : Révolution And Morality. On voyait parfois le sigle RAM sur des bannières, mais il prit bientôt un sens obscène… un peu comme le nom dont on désignait ces gens-là depuis des siècles. C’était une époque cruelle et vous auriez souffert si vous étiez resté au Centre.
« Tout le monde mourait de faim ou de maladie, dans la pourriture, l’abandon, la misère, mais les ramjets étaient efficacement encadrés, ils avaient de vrais chefs, et c’était là ce qui nous manquait. Ces chefs lançaient leurs troupes contre nous, et c’était à notre tour de souffrir. Ils ont fait la révolution, oui, mais quant à la moralité… si tant est qu’il y en ait eu au départ, elle s’est bien vite perdue dans la rébellion, et nous avons tous souffert horriblement. Le pays a sombré dans la barbarie, une absurde barbarie.
— C’est alors que Moresby est arrivé.
De sa tête lasse, Katrina fit un signe affirmatif.
Le commandant Moresby avait assisté au début de la guerre civile lorsqu’il était sorti du laboratoire à la date qu’il avait choisie comme objectif. Les ramjets, de leur côté, avaient fait choix de la même date pour le début de la rébellion – ils avaient fixé au 4 juillet le déclenchement de leur mouvement insurrectionnel pour rejeter le joug des Blancs d’Amérique ; le bombardement de Chicago devait en être le signal. Leurs agents de liaison à Pékin avaient obtenu que ce coup soit porté à Chicago – et non à Atlanta, Memphis ou Birmingham – parce que l’affaire du mur avait cristallisé sur cette ville la haine des Noirs.
Mais il y eut un contretemps. L’insurrection éclata près d’une semaine avant la date prévue, tout à fait accidentellement : une émeute avait mis le feu aux poudres à Cairo, petite ville de l’Illinois ; un embouteillage avait provoqué une fusillade dans les rues, et des prisonniers noirs avaient été délivrés en masse ; le plan de l’insurrection s’en était trouvé bouleversé et rapidement la révolte avait échappé à tout contrôle. La milice d’État et la police étaient restées impuissantes, affaiblies par le fait que leurs réserves avaient été expédiées depuis longtemps en Extrême-Orient. Il ne subsistait plus de troupes régulières aux États-Unis, hormis quelques détachements symboliques occupant différentes positions. Même les régiments d’apparat affectés à la garde des monuments nationaux avaient été versés dans des unités combattantes, à l’étranger. Il ne demeurait aucune force capable de réprimer la rébellion. Le commandant Moresby sortit du véhicule pour se trouver au beau milieu du grand carnage.
Le cauchemar dura près de dix-sept mois.
Le Président fut assassiné, les membres du Congrès s’enfuirent – ou trouvèrent la mort en tentant de s’enfuir – et Washington brûla. Les ramjets incendièrent beaucoup de villes où ils avaient la supériorité numérique. Dans leur rage aveugle ils brûlaient ainsi leurs propres demeures, les champs et les récoltes qui auraient pu les nourrir.
Les quelques transports subsistant à cette époque furent entièrement supprimés. Les camions étaient interceptés, pillés et brûlés, et leurs conducteurs abattus. Les autocars étaient arrêtés sur les autoroutes et leurs occupants blancs massacrés. Les trains étaient abandonnés là où ils étaient stoppés, que la voie eût été détruite ou les cheminots assassinés. Une terrible famine suivit l’arrêt des transports.
« Tout le monde, dit Katrina, s’attendait à une intervention chinoise, à une invasion, et nous savions que nous ne pourrions pas les arrêter. Savez-vous, Brian, que l’Amérique avait perdu vingt millions d’hommes en Extrême-Orient ? Nous n’aurions rien pu faire contre une invasion. Mais les Chinois ne sont pas venus. J’en remercie le ciel. Ce qui les en a empêchés, c’est que les Soviets ont lancé contre eux une guerre sainte au nom du communisme ; le conflit de frontière qui les opposait depuis si longtemps s’est transformé soudain en guerre ouverte et les Russes ont attaqué Lop Nor.
Katrina eut un geste d’impuissance et poursuivit :
— Nous n’avons jamais su ce qui est arrivé – ni en Extrême-Orient, ni en Europe. Peut-être se bat-on toujours là-bas, s’il reste des hommes pour se battre. L’Amérique a perdu le contact avec l’Eurasie, et à notre connaissance cette communication n’a jamais été rétablie. En ce qui nous concerne, ici à Elwood, nous avons perdu tout contact avec le détachement militaire de Virginie lorsque nous avons été privés d’électricité. Nous étions seuls.
Chaney trahit son étonnement.
— Israël, Égypte, Australie, Angleterre, Russie, Chine – le monde entier.
— Le monde entier, répéta-t-elle avec une morne lassitude. Et nos troupes ont été sacrifiées dans presque tous ces pays par la faute d’un égoïste forcené. De toutes ces troupes, il n’est jamais revenu qu’une poignée d’hommes. Nous étions perdus.
— Je suppose, dit Chaney, que le lieutenant de vaisseau Saltus est arrivé à la fin – dix-sept mois plus tard.
— Arthur est sorti du TDV à la date choisie comme objectif, juste après la fin de l’insurrection, au début du second hiver qui suivit le 4 juillet 1999. Nous pensons que les hommes qui l’ont assailli au corps de garde étaient des maraudeurs, des survivants épargnés par le premier hiver. Il m’a dit qu’ils avaient été aussi surpris de voir un homme comme lui qu’il l’avait été de se trouver face à des hommes comme eux ; peut-être se seraient-ils enfuis s’il ne les avait pas pris au piège.
Katrina se croisa les doigts sur la table en un geste familier et le regarda.
— Nous avons vu quelques bandes armées rôder dans les parages au cours de ce second hiver. Nous avons réparé la palissade, monté la garde, mais nous n’avons plus été attaqués : Arthur a mis en place des épouvantails dont il a trouvé le modèle dans le livre que vous lui aviez donné. L’année suivante les bandes de rôdeurs se réduisaient à quelques hommes en quête de gibier – ensuite, plus personne. Plus personne jusqu’à votre arrivée.
— « S’achève ainsi la sanglante bataille », dit Chaney.
Katrina le perça du regard et fit un effort pour rompre le silence pénible.
— Une famille, avez-vous dit. Père, mère et enfant. Un enfant bien portant ? Quel âge ?
— Je ne sais pas : trois ans, peut-être quatre. Ce gosse s’amusait bien ; il jouait, criait à tue-tête, ramassait des choses – jusqu’au moment où j’ai fait peur à ses parents.
Ce souvenir remplissait encore Chaney d’amertume.
— Ils avaient l’air tous bien portants. Cela se voyait à leur façon de courir.
Katrina exprima sa satisfaction d’un signe de tête.
— Cela laisse de l’espoir pour l’avenir, n’est-ce pas ?
— Oui, je suppose.
— Vous le savez très bien, dit-elle sur un ton de réprimande. Si ces gens sont bien portants, c’est qu’ils mangent bien et qu’ils jouissent d’un minimum de sécurité. Si l’homme n’était pas armé, c’est qu’il n’en éprouvait pas le besoin. Et s’ils ont pu avoir un enfant viable et même florissant, cela semble indiquer que le monde est redevenu paisible, normal, qu’il a retrouvé un certain équilibre. Tout cela me donne de l’espoir pour l’avenir.
— Paisible, normal, répéta-t-il. Le soleil était calme dans le ciel. Il faisait froid dehors.
Les yeux sombres de Katrina le scrutèrent de nouveau.
— Vous est-il jamais arrivé de reconnaître que vous pouviez vous tromper, Brian ? Avez-vous seulement pensé à vos traductions aujourd’hui ? Vous étiez vraiment têtu ; c’est tout juste si vous ne vous êtes pas moqué du commandant Moresby.
Chaney ne trouva rien à répondre : il fallait tout de même plus d’une journée pour reconsidérer la signification de l’Eschatos. Une partie de son cerveau persistait à croire que cet ancien texte hébreu n’était qu’une œuvre de pure fiction.
Dans le silence pesant de la salle de conférences, ils se regardaient à la lueur de la lampe, sachant que leur entrevue touchait à sa fin. Chaney était mal à l’aise. Il avait voulu poser cent questions, mille questions à Katrina lorsqu’il était entré dans la salle, lorsqu’il l’avait trouvée là, et voilà qu’il ne trouvait rien à lui dire. Il avait devant lui Katrina, jadis éclatante de jeunesse, la troublante naïade de la piscine – et dehors sa famille attendait qu’il voulût bien prendre congé d’elle.
Il brûlait de lui poser une dernière question, mais il avait peur de la poser : que lui était-il arrivé, à lui, après son retour, une fois son enquête menée à son terme ? Que lui était-il arrivé, à lui ? Il voulait savoir où il était allé, ce qu’il avait fait, comment il avait survécu aux années terribles – il voulait savoir s’il avait survécu. Chaney était persuadé depuis longtemps qu’il ne se trouvait plus au centre l’Elwood en 1980, qu’il n’y était pas à l’époque des premiers essais, mais alors où était-il ? Peut-être n’avait-elle pas perdu sa trace après l’accomplissement de sa mission et son départ ; ils avaient pu garder le contact. Il avait peur de poser cette question. Le conseil de Pindare le fit taire.
Il se leva subitement.
— Katrina, voulez-vous descendre au sous-sol avec moi ?
Elle le regarda avec une expression étrange, presque effrayée, mais lui répondit :
— Oui, Monsieur.
Elle se leva de son fauteuil et contourna la table pour aller à lui. L’âge avait rendu plus lente sa démarche gracieuse, et il fut cruellement affligé de constater qu’elle ne se déplaçait qu’avec difficulté. Chaney prit une lampe et lui offrit son bras libre. Il connut un moment d’ivresse lorsqu’elle l’approcha, le toucha.
Ils descendirent l’escalier en silence. Chaney ralentit le pas pour s’accorder au sien, et ils descendirent doucement, prudemment, marquant un temps d’arrêt à chaque marche. Kathryn van Hise se tenait à la rampe, et elle avait l’allure hésitante des vieillards.
Ils s’arrêtèrent à la porte, restée ouverte, de la salle des opérations. Chaney leva sa lampe pour inspecter le véhicule : l’écoutille était ouverte, et sa paroi couverte de poussière ; son support de béton était sale, délabré.
Il demanda soudain :
— Qu’est-ce que j’ai révélé dans mon rapport, Katrina ? Ai-je parlé de vous ? De votre famille ? Ai-je parlé de la famille que j’ai vue sur la voie ferrée ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Rien.
Elle gardait les yeux baissés.
— Quoi ?
— Vous n’avez rien dit.
Il crut sentir une tension douloureuse dans sa voix.
— Il a bien fallu que je dise quelque chose. Gilbert Seabrooke va l’exiger.
— Brian…
Elle s’interrompit, avala péniblement sa salive et reprit :
— Vous n’avez rien dit, M. Chaney. Vous n’êtes pas rentré de votre mission. Nous avons su que vous étiez perdu pour nous lorsque le véhicule n’est pas revenu au bout de soixante et une secondes : vous étiez entièrement perdu pour nous.
Brian Chaney posa la lampe à terre avec beaucoup de précaution, puis força Katrina à lui faire face et lui leva la tête. Il voulait voir son visage, il voulait voir pourquoi elle mentait. Ses yeux étaient gonflés de larmes mais ils ne mentaient pas.
Sèchement : – Pourquoi, Katrina ?
— Nous n’avons pas d’énergie, M. Chaney. Le véhicule est impuissant, condamné à l’immobilité.
Chaney tourna brusquement la tête pour fixer le TDV, puis, non moins brusquement, pour regarder Kathryn van Hise. Il ne se rendait pas compte qu’il la serrait douloureusement.
— Les ingénieurs peuvent me rappeler.
— Non, ils ne peuvent rien pour vous : ils vous ont perdu lorsque le gyroscope a cessé de vous guider, lorsque l’ordinateur a cessé de fonctionner, lorsque nous avons été privés d’énergie et que vous avez dépassé la date où cela s’est produit. Ils vous ont perdu, je dis bien : perdu ; ils ont perdu le véhicule.
Elle se dégagea, si fort que Chaney la serrât, et son regard mal assuré s’abaissa.
— Vous n’êtes pas revenu au laboratoire, M. Chaney. Personne ne vous a revu après le lancement ; personne ne vous a revu avant que vous fassiez ici votre apparition, aujourd’hui.
— Cessez de m’appeler M. Chaney ! dit-il presque en criant.
— Je suis… je suis navrée. Nous vous avons perdu exactement comme nous avions perdu le commandant Moresby. Nous pensions…
Il tourna le dos à la femme et pénétra d’un pas décidé dans la salle des opérations. Il grimpa sur le réservoir d’eau hyperbare et glissa une jambe dans le TDV par l’écoutille restée ouverte. Il ne prit pas la peine de se déshabiller ni d’ôter ses lourdes chaussures. Il se laissa glisser dans le véhicule, ferma l’écoutille d’un coup sec et attendit la lumière verte clignotante. Vainement. Chaney s’étendit de tout son long sur la litière à sangles et donna un bon coup de talon sur la barre-catapulte. Il n’y eut pas de lumière rouge.
Il fut pris de panique.
Il réprima cette panique et attendit que ses nerfs retrouvent le calme, un flegme impassible. Il se rappela son premier essai : il avait pensé que le véhicule était comme une tombe trop étroite, et il retrouva cette impression. La première fois qu’il s’était couché sur cette litière, il avait attendu que se produise quelque chose de spectaculaire, puis, sentant une douleur dans les jambes, il les avait allongées pour soulager cette douleur. Ses pieds avaient heurté la barre-catapulte, ce qui l’avait renvoyé à son point de départ avant que les ingénieurs ne l’aient prévu ; ils avaient été furieux contre lui. Une heure plus tard, pendant l’amphi, tout le monde avait vu et entendu le résultat de son geste : le véhicule catapulté à son point de départ, le bruit qui vous déchirait le tympan, les lumières qui baissaient. Étonnés, les ingénieurs étaient partis en courant, et Gilbert Seabrooke avait proposé qu’un nouveau programme d’études fût soumis à l’Indic. Le TDV ne pouvait tirer d’énergie que de son présent, non de son passé.
Chaney leva un bras pour s’assurer que l’écoutille était bien close ; elle l’était parfaitement. Le clignotant vert, pourtant, ne s’alluma pas ; c’était anormal. Chaney appuya ses lourdes chaussures sur la barre. La lumière rouge ne s’alluma pas. Il pressa sur la barre une seconde fois, puis donna un bon coup de pied. Au bout d’un moment, il se retourna pour regarder la salle à travers la cloche de plastique. Elle était faiblement éclairée par la lampe posée sur le sol. Il cria :
— Démarre, bon Dieu !
Et il donna encore un coup de pied.
La salle était faiblement éclairée par la lueur de la lampe.
Il suivit lentement le couloir à la faible lueur de sa lampe. Sa démarche était rigide, comme s’il était étourdi par une commotion imprégnée de peur. Le refus du véhicule de se mettre en marche malgré ses coups de pied avait été pour lui un vrai coup de massue.
Dans cette situation désespérée, ses pensées allèrent à Katrina : si seulement elle avait pu être à ses côtés, pour le soutenir d’un geste ou d’un mot ! Mais elle n’était pas dans le couloir. Elle l’avait quitté tandis qu’il se battait avec le véhicule, peut-être pour regagner la salle de conférences, peut-être pour sortir du bâtiment, peut-être pour retrouver l’abri, quel qu’il fût, où elle se terrait avec son fils et sa fille. Il était seul, luttant contre la panique. La porte du laboratoire béait grande ouverte, comme celle du magasin, mais elle ne l’attendait dans aucun de ces lieux. Chaney tendit l’oreille, mais ne perçut aucun bruit ; il reprit sa marche après une brève pause. Le couloir poussiéreux conduisait aux quelques marches qui menaient à la porte des opérations.
L’inscription peinte sur la porte lui parut d’une ironie amère – comme tant de choses dans sa vie depuis qu’il était parti pour Israël en un autre siècle. Il regrettait d’avoir lu et traduit ces textes anciens – mais en même temps, il souhaitait désespérément, connaître l’identité du scribe qui avait écrit l’Eschatos pour son amusement et celui de ses pairs. Il se serait contenté d’un nom de prophète ou de poète mineur, comme un Amos, un Malachie, un Ibycos.
Alors il puiserait un verre d’eau dans la citerne nabatéenne et saluerait le génie inconnu pour son esprit et sa sagesse, pour son talent humoristique. Il crierait au ciel fraîchement décapé : « Que le diable t’emporte, Ibycos ! Tiens, voici pour les dragons morts depuis longtemps, pour l’enceinte défoncée, pour les rivières gelées, voici pour ma tête d’or, ma poitrine d’argent, mes jambes de fer et mes pieds d’argile. Mes pieds d’argile, Ibycos ! » Et il lancerait le verre à toute volée sur l’épave du TDV.
Chaney tourna les clefs dans les serrures et, poussant la porte, surgit dans l’air froid du dehors. Il fut surpris de constater qu’il faisait nuit ; il ne s’était pas rendu compte qu’il avait passé tant d’heures amères et douces avec Katrina. Le parking était vide, mis à part le chariot et son fusil abandonné. Les enfants de Katrina ne l’avaient pas attendu, et il ne put se défendre d’un léger serrement de cœur.
Il s’écarta du bâtiment puis se retourna pour le regarder : temple blanc massif au clair de lune. Les légions barbares n’avaient pu l’abattre, ce temple, et pourtant tout, ailleurs dans le Centre, n’était que ruine.
Autre surprise, le ciel. Il l’avait vu de jour et s’en était émerveillé, mais il était la nuit, d’une beauté bouleversante. Les étoiles, effectivement, avaient le brillant et la netteté de gemmes bien polies, et il y en avait des centaines ou des milliers de plus que dans la carte du ciel qu’il connaissait ; il n’avait, de sa vie, jamais vu pareil ciel. À l’orient, tout l’horizon était éclairé par une lune montante d’un éclat extraordinaire.
Chaney, debout au centre du parking, scrutait la face de la lune, y cherchant la mer des Vapeurs et la dépression connue sous le nom de cratère de Bode. Son regard rencontra l’éclat puisant d’un laser, et s’y accrocha. C’était la seule chose qui n’eût pas changé – le seul monument qui n’eût pas été détruit. Ce petit point brillant étincelait encore au bord du cratère de Bode, signalant l’endroit où deux astronautes étaient tombés dans les années soixante-dix, leur tombe et leur monument funéraire. L’un d’entre eux avait été un Noir. Brian s’estima heureux : il avait de l’air à respirer, contrairement à ces deux hommes. Il dit, à voix forte :
— Tu n’étais pas aussi fort que tu le croyais, Ibycos ! Tu n’as rien vu de tel, en tout cas – tes prophètes ne t’ont pas montré ce nouveau présage dans le ciel.
Chaney s’assit dans le chariot incliné et allongea les jambes pour maintenir l’équilibre. Le fusil formait une bosse inconfortable tout au long de sa colonne vertébrale, et il le jeta par-dessus bord. Puis il se laissa aller en arrière pour s’étendre sur le fond de la charrette. Il apercevait toute la partie sud-est du ciel étoile. Chaney pensa qu’il devrait partir à la recherche de Katrina, d’Arthur et de Kathryn, trouver un endroit pour dormir. Il s’y déciderait peut-être, mais plus tard, plus tard.
Il s’avisa tout à coup que les ingénieurs avaient eu raison sur un point, et sur un seul : le réservoir d’eau hyperbare n’avait pas fui.
Le centre d’Elwood était en paix.