DONC, DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Un grand voyage, ça n’existe plus. Le monde devient de plus en plus minuscule pour nous autres, les « usagés de la ligne de vie ». On bat les fuseaux horaires sur leur propre terrain, si je puis dire. Des fois on arrive avant d’être parti, selon la direction adoptée.

Ainsi, les îles Malotrus, quand vous les cherchez sur une mappemonde ou un planisphère, pauvres têtes d’épingles noyées dans des bleus pacifistes, elles vous paraissent fabuleusement inaccessibles ; éloignées de tout à en dégoûter tous les nouveaux Vasco de Gama, les Christophe Colomb, les Magellan et consort, tous les frémissants de l’évasion, tous les navigateurs à voile, à poil et à vapeur. On se dit : Bombard lui-même renoncerait. Ces minuscules chiures de mouche perdues dans le c… de la planète, faut viser droit pour les atteindre. Une erreur d’un centième de degré quand vous faites le point, et vous tous retrouvez au pôle Sud ou en Australie, chez ces marsupiaux qui ont tant fait pour le slip masculin. Je vous citais Bombard, en v’là un qui s’est fait péter la bagouze pour la peau. L’exploit du second demi-siècle, à mon avis, il l’a accompli. Après ça, il méritait une pension à vie, Alain, je proclame. On en verse bien à d’anciens parlementaires délabrés qui n’ont fait que s’emplir les fouilles quand ils étaient en exercice. Moi, Bombard, je le salue respectueusement. Il peut buter son crémier, montrer sa zézette aux petites filles du catéchisme ou bien vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs que ça ne changerait rien, je lui garderais pareillement la même admiration indélébile. Son exploit appartient à l’homme ; comme celui de Lindbergh, c’est un beau cadeau ; merci, Alain, et mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l’Académie Française, le génie avec la folie…

Donc, malgré qu’elles soient minuscules et difficilement discernables, les îles Malotrus existent et, après des heures de mangeaille et de somnolence dans l’appareil de la Swissair, nous finissons par nous poser sur l’aérodrome d’Obsénité-Atouva, la capitale de cet archipel convoité. L’aéroport fut construit par les Américains au cours de la (très provisoirement) dernière guerre mondiale. Il offre la particularité d’être posé au sommet d’une chaîne montagneuse, l’île de Merdabéru où se trouve Obsénité-Atouva ne comportant, en fait de plaine, que la place du parlement, laquelle mesure soixante-dix mètres de long sur cinquante-cinq de large, ce qui ne laisserait pas une marge de sécurité suffisante pour que s’y posent des Boeings.

Ouvrage d’art particulièrement hardi que cette aérogare juchée à quinze cents mètres d’altitude. Elle est faite de dalles en béton armé soutenues par de formidables poutrelles. Lorsqu’on débarque d’avion, on n’est pas arrivé pour autant à destination, puisque la fin de la descente s’effectue en téléférique. Du moins, cette piste constitue-t-elle un immense toit sous lequel bivouaque la population déshéritée de l’île. Celle-ci (la population) se compose principalement de bergers qui gardent des troupeaux de lézards de la race Hermès, laquelle, comme chacun le sait, est la plus recherchée.

Au moment où notre coucou amorce son atterrissage, nous avons beau mater par les hublots, à nous en faire dégouliner la rétine, nous n’apercevons que l’immense Pacifique moutonneux ; et nous nous demandons, avec une certaine inquiétude, si cet atterrissage ne risque pas de devenir, en fait, un amerrissage. Et puis non : au dernier moment, la piste jaillit au-dessus du flot berceur. Oriflammes et biroutes claquent dans le vent marin. La case de contrôle et son radadar étincellent au soleil. Tandis qu’on peut lire, en gigantesques caractères fluorescents peints sur la piste Pasikonksa, qui est le nom de l’aéroport.

Le Boeing se pose impeccablement. À cet instant, la voix du commandant de bord annonce en anglais :

— Sir Harry Dezange est invité à sortir le premier de l’appareil.

Je déboucle ma ceinture. Vous me verriez, strict dans une veste noire et un pantalon rayé, un œillet ronge à la boutonnière, les favoris grisonnants biscotte le talc dont je les ai saupoudrés, la cravetouze gris perle, le chapeau melon bien posé sur le dôme, vous vous diriez, mes très chéries, que votre San-A. se rend à un bal costumé, tant il est pas croyable !

La ravissante hôtesse, tout sourire, s’approche.

— Je crois que vous êtes attendu, sir, me dit-elle pendant que le steward déverrouille la porte des premières.

Une chaleur frémissante se rue dans l’appareil. Des gars café au lait, vêtus d’un short blanc et d’un képi portant le nom de l’aéroport roulent l’escalier jusqu’à nous. Derrière eux, une musique militaire se met en formation. M’est avis qu’il s’agit des musicos de la garde royale. Leur tenue est impeccable : pagne rouge à bandes blanche et or, chaussures de tennis, gants blancs, casquette blanche sommée d’une lyre. Leurs épaulettes sont peintes à même leurs épaules nues. Ils ne jouent que de deux instruments : tam-tam et cornet à piston, mais faut entendre comme !

Sitôt que j’apparais, le gros Béru sur mes talons, un hymne éclate, fracassant, concassant, qui domine les ultimes grondements des réacteurs. En tendant l’oreille, en me concentrant, en mobilisant à bloc mes trompes d’Eustache, je finis par identifier l’air des « Oignons » si cher au regretté Sidney Bechet. Un personnage que je n’avais point encore aperçu se détache du groupe et s’avance vers la passerelle. Il a des souliers vernis, un short noir, un habit noir, un nœud de cravate blanc, à pois rouges noué à même son cou (car il ne porte pas de chemise) et un chapeau haut-de-forme.

Je descends l’escalier. L’homme se dégibuse, je me démelonne. Il est gras, suifeux, et avec ce qu’il s’est collé sur les tifs pour les aplatir, on pourrait ravaler toute la partie ouest de l’hôtel de ville de Pantruche. Il s’adresse à moi en français, non pour que vous compreniez mieux ses paroles, mais parce que dans l’archipel des Malotrus, le français est la langue officielle.

— Au nom di Sa Majesté li Reine Kelbobaba, ji m’y fais grand honneur d’accueillir missager d’une autre grande souveraine. Sois li bien vinu aux Malotrus, sir Dezange.

Nous nous serrons énergiquement la paluche et je m’écarte légèrement afin de présenter Béru. Mais ce dernier devance mes civilités.

— William, la tête de camp du triste sir que tu vois là, mon pote. La santé est bonne ? Les affaires marchent ? Les mouflets travaillent bien à l’école ?

— Tout va très bien ! assure le royal messager, ravi de tant de sollicitude.

Ses musiciens prennent cette réponse pour un ordre et se mettent à jouer, « Tout va très bien, madame la marquise », car l’on est un tantinet en retard sur les « tubes » à Obsénité-Atouva. L’homme au gibus me saisit le bras.

— Si ti veux, ti passes li garde en revue ? me propose-t-il.

Et de m’entraîner vers une compagnie du Royal-Meddok, la garde d’apparat du palais. Nous marchons devant le front des troupes. Un peu baraqués, les archers de la reine ! Le plus petit mesure au moins deux mètres. Ils sont sobrement habillés de guêtres blanches, d’un cache-sexe en peau de lézard et d’un bicorne d’académicien français. Faut les admirer, dans un garde-à-vous impeccable, la lance au côté, le menton pointé, la peau luisante comme un vieux meuble bien ciré.

Béru pince l’oreille du dernier, en un geste hautement napoléonien :

— C’est bien, mec, approuve-t-il, c’est très bien, tu feras mes compliments à tes copains, sauf à çui qui tenait sa lance à droite.

Il tend un billet de cinq francs au militaire :

— Vu qu’il fait chaud, vous irez écluser un gorgeon à la santé de la couine d’Angleterre.

Le soldat n’empoche pas le talbin puisqu’il n’a pas de poche, mais il le fourre dans son cache-sexe d’un geste preste.

— Ah ben dis donc, je comprends pourquoi qu’on appelle ça des bourses, ricane Béru en pressant le pas pour nous rattraper.

C’est maintenant la case d’honneur de l’aéroport. Il est décoré des drapeaux anglais et malotrusien. Ce dernier, comme vous ne l’ignorez pas, représente un lézard vert sur fond jaune, avec, écrit en arc de cercle cette fière devise : « Si tu voulais chatouiller mon lézard, t’aurais affaire à moi ».

Nous nous inclinons devant les pavillons de nos deux pays. Un disque joue le « God save the queen ». L’instant est solennel. Après l’hymne britannique, le messager de la reine se penche vers moi.

— Excuse-moi, dit-il, mais aux Malotrus, on n’a pas d’hymne national.

Il me présente quelques hauts dignitaires vêtus de la même façon que lui, ensuite de quoi il fait un geste et une équipe de gus pousse vers nous une caméra de télévision.

Un opérateur est cramponné au lourd appareil. Il fait un geste de la main. Alors le messager me saisit par le cou et m’embrasse à pleine bouche. Il se tourne vers l’objectif, cligne de l’œil, fait un salut vaguement romain, rigole, lui adresse un pied de nez et se suspend à mon bras dans une posture très fin de noce.

— J’ignorais que vous eussiez la télévision, dis-je en me dégageant.

— On l’a pas encore, mais on a déjà une caméra, répond le protocolaire personnage. Alors on enregistre pour quand c’est qu’on l’aura.

Il me file un coup de coude dans l’estomac, pointe sa langue entre ses joues gonflées et émet un bruit que ne désavouerait pas un cheval trop nourri d’avoine.

Impatienté, Béru l’écarte d’un geste péremptoire.

— Après vous s’il en reste, m’sieur l’abbé, grogne le Mastar, tu permets que je travaille un peu des mirettes pour la postérité, moi z’aussi ?

Délibérément, Béru accapare l’objectif devant lequel il s’efforce de prendre une mine pensive, tout en se léchant les doigts afin d’aplatir sa mèche rebelle. Mais déjà, notre mentor va se jucher sur un praticable où se dresse la silhouette dégingandée d’un micro. Il sort un rouleau de papier hygiénique de sa poche et commence de le dérouler en lisant le texte qui s’y trouve tracé en caractères gras (évidemment).

— Misieur l’envoyé spicial, attaque le champ bêlant ; ci jour l’est un jour di gloire pour tous les malotrusiens. Notre souveraine l’y très flattée di t’accueillir, toi qui représentes une grande collègue à elle. Ci deux majestés gouvernent chacune une île. Li tienne l’est plus au nord qui li nôtre, mais, comme le dit notre grand pouête, Mâ-Lro qui l’a icrit ci discours : « li cocotiers del’une et li cocotiers de l’autre donnent la même ombre aux hommes de bonne volonté ». Nous sommes persuadés que li coopération di nos deux pays portera di fruits juteux comme di pamplemousses, et que la lumière di progrès l’éclairera les zobes radieux, pardon : j’y veux dire les aubes radieuses di lendemains qui chantent sur la perspective rijouissante d’un avenir qui, s’il n’appartenait pas à demain, serait dija dépassé, j’y veux dire : du passé ! Vive li Grande Britagne, vive li Malotrus !

Les personnalités présentes applaudissent en se frappant sur les fesses pour que ça fasse plus de bruit.

Notre mentor lève alors les bras en V pour saluer l’auditoire. Mais déjà, un Béru ronchon le tire par ses basques et grommelle :

— T’aurais pu espédier un peu de vapeur de mon côté, gars, y en a que pour le boss, c’est comme ça qu’on écœure le populo, à force de dorer ce qui l’est déjà !

Conscient du bien-fondé de la réclamation, le messager impose silence et ajoute :

— Ji manquerais à tous mes devoirs, si ji saluais pas li compagnon de voyage di sir Dezange. Son précieux collaborateur, en venant z’ici, ajoute une couche di gloire sur la tartine d’honneur qui nous y offerte.

Re-bravos.

Je m’avance pour répondre, mais Bérurier s’empare du micro (lequel, je le note au passage, n’est relié à rien et se trouve là en simple qualité de figurant).

Il a la pommette enflammée et le regard suintant, le Gros.

— Messieurs et messieurs, attaque Béru (car aucune femme n’est présente à cette cérémonie d’accueil), la façon espontanée et magistrale dont à laquelle votre gars ici présent vient de me passer la brosse, non seulement en tant que secrétaire du pelé ni pote hanse hier, mais en tant que moi-même, me touche profondément. J’eusse aimé, continue le Disert, en se tournant vers l’homme au gibus, apporter trois fleurs à votre dame pour dire de marquer le coup ; mais vous savez ce que c’est ; les bagages à faire, l’avion à prendre, les circulations de l’encombrement, une dernière bonne manière à bo-bonne histoire de lui faire le plein avant de partir, brèfle, j’ai omissionné.

Il se fouille, sort un billet de dix francs suisse de sa fouille et ajoute en le tendant au messager.

— Voilà pourquoi vous me feriez plaisir en lui achetant une bricole de ma part avant de rentrer chez vous.

L’émotion s’empare de l’assistance devant ce geste si élégant. Le mentor se jette en sanglotant sur la poitrine de Béru. Il bredouille qu’il n’oubliera jamais et qu’il gardera le billet pour son usage personnel vu que ce sont plutôt ses vingt-trois femmes qui lui font des cadeaux.

Enfin, dans une atmosphère de kermesse, nous nous dirigeons vers le téléphérique afin de terminer notre descente sur la capitale, dont les toits de paille scintillent tout en bas, dans une vapeur bleutée.

Le téléférique est hérissé d’oriflammes. Comme il ne comportait pas de sièges, on y a installé deux pliants d’honneur. Béru, du premier coup de miche fait craquer la sangle de retenue du sien et se retrouve sur le plancher ; mais l’incident reste plaisant et amuse tout le monde, le Gravos y inclus.

Tandis que la descente s’effectue (très lentement car la cabine est remuée par la seule traction humaine. En haut il y a huit cents préposés qui laissent couler le câble dans leurs mains caleuses), le messager de la reine nous donne des précisions sur Obsénité-Atouva. Un vrai petit guide noir, ce gros sac à charbon. Il nous raconte sa capitale en long, en large et dans sa périphérie. Quatre mille habitants, tous de race noire, excepté le consul de Suède. La plupart d’entre eux appartiennent à la religion pollueuse. Le catholicisme faillit s’instaurer dans l’archipel au début du siècle, malheureusement, des bergers de lézards arriérés et ayant un coupable penchant pour les friandises apprirent que le missionnaire avait du diabète et le consommèrent.

L’élevage du lézard mis à part, une seule industrie est pratiquée dans l’île de Merdabéru : le tissage de la peau de banane. Des caboteurs déchargent d’importantes quantités de ces fruits à Obsénité-Atonva. Les Obso-atouvabiens les décortiquent, jettent l’intérieur de la banane à la mer et en font sécher la peau afin de récupérer la fibre de cette dernière. Ils la tissent ensuite et obtiennent une espèce de rabane fruste dont on se sert pour confectionner des sacs destinés au transport exclusif des bananes. Ces sacs étant considérés comme emballage perdu, c’est dire si cette modeste industrie est rentable ! Le chômage est absolument inconnu à Merdabéru. Le standard de vie y est plus élevé que dans les autres îles des Malotrus. Chaque citoyen a ses sandales (alors qu’avant la dernière guerre, seuls les notables privilégiés en possédaient), dans chaque famille on trouve un phonographe et une bouteille thermos, ce qui prouve qu’on n’arrête pas le progrès et que le confort déferle sur les régions les plus isolées.

Parvenu au pied du mont Pasikonksa, une somptueuse Rolls-Royce s’avance vers le marchepied d’honneur. Ce n’est pas une Rolls comme les autres puisque sa carrosserie est en or massif et qu’elle ne comporte pas de roues. Les rues d’Obsénité-Atouva sont à la fois trop abruptes, trop étroites et trop mal pavées pour permettre à une voiture normale de circuler, aussi celle-ci est-elle constellée de mancherons gainés de velours grenat, ce qui permet de la porter à dos d’hommes.

Un chauffeur en grande tenue nous ouvre la portière cérémonieusement. Nous prenons place, tous les trois en grandes pompes (Béru et le messager chaussent du 46), ensuite de quoi le chauffeur va se mettre au volant et fait tourner le moteur au ralenti. Tout au long du trajet, il mettra les clignotants et klaxonnera dans les virages. La lenteur de notre déplacement nous permet de découvrir la beauté insolite de cette ravissante ville extrêmement basse de plafond puisque, de conception troglodyte, ses plus hauts buildings n’ont qu’un rez-de-chaussée. Une foule frénétique se bouscule le long du parcours, qui agite des petits drapeaux britanniques en criant à gorge déployée :

— Vive la bombe atomique !

M’est avis que la propagande du palais a fait son boulot, les gars. Béru est également de cet avis puisque, revenant à notre téméraire mission, il me coule dans le tube acoustique :

— Je crois que ça va être duraille de renverser la vapeur, mec. Je vois vraiment pas comment t’est-ce qu’on pourra faire revenir la reine sur la décision de signer avec les Rosbifs.

— Attendre et regarder, réponds-je, ce qui est une manière franco-britannique de s’exprimer.

— Comment ti trouves li capitale ? s’inquiète le messager de la reine.

Very belle, mon pote ! rétorque Béni. Faudra qu’un de ces quatre j’y vinsse en vacances avec ma bergère, y a des hôtels pas chers, dans le patelin ?

— On va en construire un avec li sous di traité, affirme l’important personnage. Notre pays, l’est en plein nixpension.

Il nous montre une immense case de forme ovale :

— Ici, ti as li Faculté di Lettres.

Effectivement, des étudiants nous adressent des grands gestes depuis les fenêtres de l’établissement.

— Quels diplômes ont les garçons qui sortent de là ? m’informé-je.

Il accordéonne son front, réfléchit un instant et affirme avec importance :

— Comment ti dire ? C’est mîme chose li certificat des tudes en Neurope. Mîme chose pareil ! Là, ajoute-t-il, en désignant une autre case dont seul le toit émerge du sol rocailleux, ti as l’hôpital des éléphants malades où c’est que la reine l’a été repérée de la prostate y a deux ans !

— La reine opérée de la prostate ! m’exclamé-je, mais les femmes n’ont pas la prostate !

Le messager se renfrogne.

— Notre reine, c’est même chose qu’un roi, tranche sèchement notre cicérone.

Il reste un instant silencieux, choqué par mon exclamation. À cet instant, nous passons devant une modeste habitation de torchis sur laquelle une plaque de marbre est fixée, qui indique :

— Dans cette maison, le grand savant Houlaksécho inventa l’eau chaude en 1934.

La foule se fait de plus en plus dense et danse de plus en plus. Le sévice d’ordre (ici les agents sont armés de fouets) a beaucoup de peine à comprimer la populace.

Nous débouchons sur la place du parlement, modeste de dimensions, mais belle de proportions, je crois vous l’avoir précisé naguère et plus haut. Un monument intéressant pour un amateur de bizarreries est érigé en son centre. Il représente une paire de pieds nus. Notre guide m’explique que cette œuvre est consécutive à un malentendu. La reine Kelbobaba avait commandé la statue en pieds de son défunt mari, le prince Lokdu. Se méprenant, le sculpteur de la cour n’a exécuté que les nougats ; ces derniers étant criants de vérité (il ne manque pas un durillon, pas un ongle incarné à leur reproduction de bronze). Sa Majesté décida de conserver tel quel le monument.

On nous traduit l’inscription figurant sur le socle en dialecte malotrusien. C’est un poème qui dit à peu près ceci :

Il avait les pieds sur la terre,

Il s’exprimait comme un pied

Et il est parti les pieds devant

Après nous avoir bien fait marcher.

Que le Dieu Pu-Rodor l’accueille

… ce qui, convenez-en, ou allez en vitesse vous faire tirer des cartes de visite sur papier-chiotte, ne manque ni de lyrisme ni d’envolée. Et astucieux avec ça ! Il fait passer le coup des panards solitaires ; il les justifie, leur donne une démarche, si je puis dire, les immortalise. Dans la vie, quand on a fait une bêtise, au lieu de la déplorer, il faut la célébrer. La plupart des grandes découvertes ont pour origine une bévue. Souvent, une connerie réussie est plus profitable qu’une grande œuvre loupée.

Pointalaligne.

Le Palais Royal (en anglais, the Royal Palace) se dresse dans le fond de la place. Contrairement aux autres constructions qui sont en paille et en bois, lui est fait de briques et de brocs, c’est dire qu’on n’a pas lésiné sur les matériaux. C’est une bâtisse qui serait presque rectangulaire si elle n’était parfaitement ovale. Elle a la forme d’un carton à chapeau. Elle ne comporte aucune fenêtre, afin que la chaleur ne puisse pas pénétrer à l’intérieur et prend le jour par une immense verrière en dent de scie. Cette royale demeure ferait songer à une usine si des gardes en grande tenue ne montaient la faction près du vaste perron à l’envers qui descend jusqu’à la porte.

La Rolls s’arrête. Nous en descendons. En veine de pourliches, le Gros file une pièce au conducteur. Des soldats s’approchent, armés de lances d’apparat. Au commandement de leur chef qui hurle : Nombri… il ! les valeureux guerriers malotrasiens se plantent le manche de leur arme dans l’alvéole qui leur vrille l’abdomen. Car, dès leur plus jeune âge, les enfants sont sélectionnés pour devenir lanciers de la reine. On leur fait porter une ceinture-perce-nombril qui leur pratique, au fil des ans, une cavité d’environ vingt-cinq centimètres dans la panse. Cette cavité est gainée de cuir, et les lanciers défilent avec leur lance dans le bide, sans avoir besoin de la tenir, ce qui leur permet de jouer de la musique en même temps, de jongler avec des noix de coco ou de lire Le Monde[11].

Nous descaladons les marches du perron et passons un porche monumental, tendu de velours grenat, ce qui fait éminemment royal. En revanche, la porte est étrange. En acajou massif, elle s’orne de deux panneaux sur lesquels on lit :

« Buvez Coca-Cola glacé ».

Aux dires de notre guide, cette porte fut offerte à la reine par les Américains, soucieux de remercier les Iles Malotrus de leur concours lors de la dernière guerre.

Le porche passé, sans crier gare (bien que nous en eussions fortement envie, vu l’ambiance) c’est la salle du Trône. Imaginez un immense local de cinquante-deux mètres sur trente-quatre, couvert de tapis et seulement meublé d’un trône gigantesque et de bornes kilométriques. Quand je vous assure que le trône est gigantesque, ne croyez pas que j’en remets, les mecs. Pour vous situer ses dimensions, laissez-moi vous dire qu’il comporte deux éléphants grandeur nature en guise d’accoudoirs. C’est autre chose que du Chippendale, croyez-moi ! Ces éléphants offrent la particularité d’être en ivoire et de posséder des défenses en or. Le dossier du formidable siège est également en or incrusté de pierreries. Les bornes disséminées dans la salle sont de véritables bornes servant de tabouret aux visiteurs. Elles font partie de la collection privée de la reine. Les îles Malotrus ne possèdent pratiquement pas de routes, et Kelbobaba est fascinée par les nationales d’autrui.

— Asseyez-vous, invite le messager, Sa Majesté ne va pas tarder.

Je pose mon dargif sur une borne indiquant « La Tour-du-Pin 8 km », tandis que Béru confie une partie du sien à une autre borne annonçant Birmingham à 3 miles.

En attendant la venue de la reine, je jette un œil fasciné aux murs couverts de panneaux indicateurs. Toujours la collection royale. On se croirait un peu dans les bureaux d’une autoécole. Il y a des interdictions de stationner, des sens uniques (en leur genre), des « stop », des sens interdits (je le suis aussi) ; des annonces de virage en Z, des panneaux pour pistes cyclables, des « fin d’interdiction de doubler », des convois exceptionnels, des danger, des rappel, des 80, des 100, des cassis, des chaussée rétrécie, des signaux sonores interdits, des hauteur limitée 3 m 5, des douane sur zoll, des intersections, des chaussées glissantes, des attention, verglas, des sens giratoire, des passages à niveaux gardés, des poids maximum autorisé et bien d’autres encore, dont j’avoue ignorer la signification, ce qui par l’étang qui court, peut me valoir le retrait du permis de conduire.

— Belle collection, hein ? exulte notre mentor, c’est li plue complète di tou li Pacifique.

— Superbe, admets-je.

— Li clou, poursuit notre aimable cicérone, ji crois qui c’est çui-là…

Il me montre un attention travaux très banal à première vue.

— Il vient d’une route di Corse, explique-t-il.

Soudain, il se pétrifie. Dans les profondeurs du palais, un chant vient d’éclater. Un hymne lent et emphatique, pompeux, caverneux, sirupeux, qui fait songer aux trente baignoires d’un hôtel de troisième ordre se vidant simultanément.

— Sa Majesté va apparaître, fait-il d’une voix recueillie (pour ne pas la laisser perdre).

Il se dresse et nous l’imitons. Il est tourné vers la porte du fond, à doubles battants dont chacun est illustré par une publicité des pneus Firestone. Des feux tricolores flanquent le chambranle. De rouges qu’ils étaient ils passent au vert. Deux esclaves qui seraient entièrement nus s’ils ne portaient l’un et l’autre un bracelet de cuir, ouvrent la porte en grand. Le chant se fait plus présent. Du fond d’une large galerie, nous voyons surgir un étrange cortège. Une vingtaine de gars habillés en pompistes avancent, à genoux, en psalmodiant le chant sacré de la Cour dont le titre est : « Prends ton fade, ô ma reine bien-aimée », et qui commence par ces célèbres paroles : « Si tu te la peignais en vert, on la prendrait pour un lézard ».

Derrière ce cortège de pompistes-choristes-pénitents, marche un groupe de jeunes filles vêtues de bleu, mais très légèrement puisque aussi bien elles ont la poitrine dénudée. Ce sont les vierges du palais, réservées depuis leur plus jeune âge aux notables. Et entièrement élevées à la farine Jacquemaire. Ensuite, une cohorte de guerriers dont le plus petit mesure au moins deux mètres coltine une espèce de litière voilée. Un vieillard chenu habillé de sa barbe blanche, marche à côté de la litière en portant le sceptre de Kelbobaba, pure merveille d’orfèvrerie puisqu’il représente précisément les trois orfèvres de la chanson, en train de célébrer la Saint-Éloi. Celui du bas glorifie la bonne, l’orfèvre intermédiaire s’occupe du chat, quant au troisième, espèce de glorieux Charlemagne qui domine la pyramide d’or et de rubis, il exhibe délibérément ses attributs et l’on peut lire, gravée en demi-cercle, la devise de la monarchie malotrusienne qui est, je vous le rappelle pour le cas où vous l’auriez oubliée : « Et ça c’est du Belge ? »[12].

Béru, un instant médusé, se penche sur la margelle de mon oreille et laisse tomber :

— Tu parles d’une entrée, mon pote ! C’est une comtesse d’Émile et une nuit, c’te reine !

Les pompistes se relèvent et se taisent. Les vierges s’écartent. Les porteurs amènent la litière au milieu de la salle du trône et le vieillard-coltineur de sceptre annonce d’une voix perçante :

— Sa Gracieuse Majesté, la reine Kelbobaba ! Impératrice des mers du Sud ! Gardienne des récifs de corail ! Souveraine des îles Malotrus ! Amirale de la flotte ! Générale en chef désarmée ! Membre de la laque à demi française ! Commandeuse de l’ordre du Lézard ! Chevalière de la figue de barbarie !

Et tous les suivants, toutes les suivantes de hurler en un seul cri :

— C’est elle !

Un peu comme au palais des sports lorsqu’on présente les adversaires.

Notre mentor incline la tête. Nous l’imitons, va que nous ignorons tout du protocole malotrusien et que nous préférons aligner notre comportement sur le sien.

Le vieillard au sceptre crie alors :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Et tous reprennent :

— Gloire à notre reine bien-aimée !

Nous nous redressons tandis que les vierges écartent les voiles de la litière. Nous avons hâte de découvrir la polissonne souveraine, grande organisatrice de parties fines. J’espère Antinéa, Nefertiti, une espèce de Monna Lisa noire. Depuis le début de cette peu banale affaire, je l’ai complaisamment idéalisée, la potentate des îles Pacifique ! Je la veux Astrid basanée, je la souhaite belle, glorieuse, triomphante, encore jeune, altière, romantique, envoûtante et, pour tout dire : légendaire.

Vous l’avouerais-je ? Je ressens un petit pincement au palpitant. Les gonzesses parviennent toujours à me plonger dans un état de semi-transe. Y’a qu’elles qui, sincèrement, me fassent vibrer. Je les préfère à Beethoven, à Van Gogh, à Balzac. Elles ! Avec leurs lents regards, leurs énigmatiques sourires, leurs délicats parfums, leurs soupirs qui sont déjà comme des bruits d’amour.

Je regarde. Béru regarde. Nous conjuguons de conserve le verbe regarder. Nous y mettons nos quatre prunelles, nous nous déplaçons sur nos orbites, tout notre individu s’irise.

Je me coagule, me pétrifie, me solidifie, les gars. Ça se recroqueville dans mes intérieurs. Je sens que ma bouche s’entrouvre toute seule comme une huître au soleil.

Ce que je vois, sur la litière, c’est pas une reine, c’est une vache. Pire : une éléphante, une baleine, un amas, un incoercible monceau de graisse.

Elle doit peser dans les trois cents livres, la souveraine. Elle est monstrueusement flasque. Elle tremblote, elle frémit, elle s’étale, se répand. Elle est ignoble. Elle est abjecte. Elle n’a pas d’âge, pas de tour de taille, pas de formes. C’est un volume fruste, un déchargement en vrac. Qu’est-ce que je racontais ; trois cents livres ! Trois cents kilogrammes, oui ! D’ailleurs ça n’est plus pesable, un truc pareil ! Plus contrôlable ! Il ne sert plus à rien de le vérifier, de le cataloguer. C’est énorme, hideux, et ça existe, voilà ses dernières caractéristiques.

Imaginez une barrique de gélatine noirâtre… Ça porte une robe de velours vert. C’est une colline de bidoche avariée. Ça remue de l’intérieur, comme l’Etna. La plus honteuse des fermentations. Cette fermentation, c’est ce qui lui reste de vie. Le ventre ? Bougez pas, je vous le résume : le mont Ventoux ! Les seins ? Les monts d’Auvergne. Mais le pire, le summum de l’abomination, l’horreur totale, le délire cauchemaresque, c’est la physionomie de la reine. Grosse comme une lessiveuse, qu’elle est, sa bouille, à mémère. Maflue, bajouteuse, triple-mentonneuse, boursouflée, soufflée, pendante, flasque, lourde, des joues comme des petits sacs de farine. Un nez épaté, avec des narines tellement béantes que les otorhinos se fringuent en spéléologues pour lui mater les végétations, des lèvres épaisses, craquelées, violacées et que sa respiration laborieuse garde ouverte. Des dents écartées, semblables à des crocs, terrible grille qui protège une langue follement écœurante. Des yeux exorbités, dont le blanc est jaune, le jaune rouge et les paupières insuffisantes. Des cheveux décrêpés qui se plaquent comme des algues mouillées sur sa devanture. Ajoutez à ce tableau des petits bras en ailerons de pingouin, et vous obtiendrez l’être le plus terrible, le plus monstrueux qui se puisse engendrer. M’est avis qu’elle doit avoir un hippopotame dans son ascendance, Kelbobaba, c’est fatal. Un gorille aussi, sûrement. Et peut-être, à quelques générations de là, un cachalot. C’est le produit de l’accouplement de Jonas avec sa Baleine-H-L-M.

Elle nous dévisage de son regard taillé dans la masse.

Je me sollicite, me force. J’initiative :

— Je prie Votre Majesté de bien vouloir agréer l’hommage de mon plus profond respect, récité-je.

Et je file un discret coup de coude à Béru. Il était dans les vapes, le Baby Food[13]. Mais il se reprend :

— Idem au cresson, Ma Majesté, bredouille l’Enflure (comme il semble fluet, le soi-disant Gros, comparé à la reine).

Il ajoute, en s’obligeant à sourire :

— On peut dire que vot’ royaume n’est pas à la porte à côté, mais quand on vous aperçoit, ma chère jesté, on ne regrette pas le voyage. J’espère qu’on vous dérange pas ?

Elle nous octroie un nouveau regard, plus pesant que le précédent. Puis ses vierges se précipitent et l’aident à s’extraire de sa litière.

Sur pied, le monument est beaucoup plus terrifiant. Le poids de ses nichemars, mal compensé par celui de son dargif, l’entraîne en avant, Kelbobaba. Soutenue par les jeunes vierges dont les petits seins drus nous agressent, elle gravit les degrés de son trône et s’affale entre les deux éléphants qui, tout à coup, sont ramenés à des proportions bibeloteuses.

Un grand silence se fait. Lorsque la souveraine est assise, tous les assistants se mettent à genoux, les fesses sur leurs talons. J’hésite à les imiter, mais je me dis que ma dignité de plénipotentiaire est incompatible avec cette position, aussi resté-je debout, en une sorte de garde-à-vous respectueux.

— Soyez les bienvenus à Merdabéru, ma capitale, déclare enfin la reine. Je suis heureuse de vous y accueillir, sir Dezange.

Sa voix, bien qu’un peu fluette, est la seule chose relativement humaine qui subsiste en elle.

Elle ajoute :

— J’ai été très touchée par le délicat présent que vous m’avez fait. Ces esclaves blanches sont fort belles.

Tiens donc, elle a déjà réceptionné le cheptel, Mémère.

Mon estimable camarade Alexandre-Benoît Bérurier se croit obligé de placer son grain de sel.

— Je peux certifier à vot’ majesté qu’elle en aura que des compliments. J’ai personnellement moi-même espérimenté ces demoiselles, et je vous certifie que, question du zim-la-boum, elles ont droit aux félicitations du jury.

— Nous verrons, assure le tas de bidoche. Nous verrons. « Les Malotrus sont en plein développement et l’amour fait partie des réformes entreprises. »

— Pourquoi t’est-ce que, Ma Majesté ? s’exclame Béru. Vous voudriez dire que vos nanas sont pas des frivoles ?

— Hélas, hélas, hélas ! clame la voix fluette de Son Obésité. Les filles de chez nous sont frigides, mon ami, et il s’ensuit une désaffection du Malotrusien pour la Malotrusienne. Contrairement aux autres peuples qui croissent, le nôtre est en voie de disparition et je veux remédier coûte que coûte à cet état de choses. L’éducation sexuelle de nos jeunes filles est nécessaire.

Le Mastar hoche la tête et affirme en désignant les vierges :

— Elles ont pourtant tout ce qu’il faut pour rire et s’amuser en société, ma chère jesté. Vous croyez-t-il pas qu’au lieu de leur montrer comment t’est-ce que les Européennes se font brillamment étinceler le trésor, vous auriez avantage de les confier à des dégourdis dessalés du calbar et bourrés de bonnes recettes ? Car, soyons logiques, ma Majesté, mais une frangine est surtout frigidaire biscotte les gus sont pas à l’hauteur de la situation. Vous avez des tas de petits malins qui se prennent pour des épées et qu’ont pas plus de fantaisie qu’un centre de sémination artificielle. Neuf fois sur dix, leurs prouesses c’est « dérangez-vous pas pour moi, je fais qu’entrer et sortir » ; à ce compte-là, les cœurs pas très portées sur la tendresse ravageuse prennent pour une corvée ce qui devrait z’être une partie d’extase, comprenez-vous ?

L’énorme potentate paraît troublée par la diatribe béruréeune. Elle écoute, depuis son trône majuscule, en caressant ses formidables bajoues plus ou moins goitreuses.

— J’ai pensé à cet aspect du problème, nous dit-elle, mais il offre une impossibilité majeure : si nos filles s’accouplent avec des Blancs, notre race sera polluée, car il s’ensuivrait une progéniture impure…

Le Gravossimo tique vachement sur les épithètes.

— Votre Majesté envoie le bouchon un peu loin, affirme-t-il. « Polluée », « impure », c’est pas très gentil, ça… Sa Majesté serait racisse sur les bords que j’en serais point tautrement surpris.

— Une race comme la nôtre doit se préserver farouchement, affirme la souveraine.

À mon tour, j’interviens.

— Le monde évolue, Majesté. Ce sont les croisements qui assurent la solidité de la race humaine. Lorsque tous les habitants de la planète auront la même couleur indéfinissable, le même gouvernement et la même religion, alors seulement les conflits cesseront et l’homme sera digne de lui-même.

Pour lors, le petit vieux barbu qui tient le sceptre gravit à genoux les marches du trône et dit quelque chose de pas gentil sur nous à la reine. Bien qu’il s’exprime en dialecte malotrusien, je devine à la vivacité, à l’âpreté de son ton qu’il ne partage pas notre point de vue et qu’il rappelle sa souveraine à l’ordre. Elle l’apaise d’un geste de ses petits bras jambonnesques.

— Le devin Nikola souhaite que nous changions de sujet et nous approuvons son objection, déclare Kelbobaba.

Je virgule un regard maussade au vieux barbu. D’instinct, je flaire l’ennemi chez cet homme. Il est ce qui existe de pire dans un pays : le représentant des vieilles traditions. La reine ajoute quelque chose, et tous les assistants se retirent, à l’exception du vieillard.

— Messieurs les envoyés spéciaux, dit alors le vieux croquant, Sa Gracieuse Majesté vous propose le programme suivant : discussion préalable, en privé, à propos des accords. Ensuite inauguration de la première ligne de métro de Merdabéru, puis banquet officiel suivi de la cour d’amour. Elle espère que ce déroulement des entretiens et festivités vous agrée ?

— Qu’il soit fait selon le désir de Sa Gracieuse Majesté, lancé-je d’un organe vibrant.

La reine nous consent un sourire. De quoi filer le vertige à un poseur de ligne électrique, les gars ! Ses dents jaunes de fée Carabosse née d’un ogre sont redoutables.

— Approchez ! invite la souveraine.

Nous nous hasardons sur les marches de son trône. Chacune de ses mains nous désigne les éléphauts-accoudoirs.

— Prenez place !

— C’est-à-dire, ma chère jesté ? demande le Gros.

Le barbu explique :

— Pour les entretiens privés, les interlocuteurs de Sa Très Gracieuse Majesté ont le droit de s’asseoir sur les accoudoirs du trône, face à Elle.

Nous obtempérons. M’est avis que nous devons composer un plaisant tableau, mes loutes. Le Gravos, à califourchon sur la tronche de son éléphant d’ivoire, constitue un extraordinaire cornac.

Le vieux au sceptre se tient debout sur la dernière marche du trône. Il est plus sévère que jamais.

— Avant toute chose, commence Kelbobaba, je voudrais connaître la vérité sur l’attentat dont a été victime Tabobo Hobibi, mon ministre des Affaires étrangères.

Je croise les gros carreaux globuleux de la reine. Yeux de vache, certes, mais qui reflètent pourtant une certaine intelligence. Je lis de la ruse et de l’observation dans ces énormes prunelles.

— Nous attendions sa venue à Genève, déclaré-je, et c’est le Foreign Office qui nous a appris l’agression. La police française enquête, paraît-il, mais n’a encore rien découvert.

— Connaît-elle l’identité de mon ministre ?

— Je ne le pense pas, les journaux n’ont cité que le nom d’emprunt de Son Excellence.

— Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’un meurtre commis par le Deuxième Bureau français ? continue la reine. Supposons que ces messieurs aient appris l’objet du voyage de Tabobo Hobibi et qu’ils aient voulu empêcher coûte que coûte ces entretiens ?

Mon petit doigt (qui s’est toujours montré de bon conseil), me chuchote que le moment de poncer le prestige français est arrivé. On a une sacrée vapeur à renverser, les gars. Faudrait p’t’être bien retrousser ses manches et se filer au turf, non ?

— Voyons, Majesté, dis-je en caressant la trompe de mon éléphant-tabouret sur lequel j’acalifourchonne, le Deuxième Bureau n’a pas l’habitude d’assassiner les ministres des nations amies, et s’il arrivait à une telle extrémité, il se garderait bien de commettre le meurtre en territoire français, ce qui serait de la dernière imprudence…

Le Mastar, qui écoute mon raisonnement et qui pige mes intentions, en rajoute iminedialely :

— Si vous voudriez me croire, ma chère jesté, ce coup-là, c’est les Anglais ! Ils ont eu peur que vous vous ravisassiez, et ils ont voulu fout’ la vérole entre la France et vous, ce qui est bien dans leurs manières sournoisely.

— Pourquoi dites-vous : les Anglais, alors que vous êtes anglais ? s’exclame la souveraine. Pourquoi accablez-vous votre pays ?

— J’accable ballepeau, ma Majesté, je constate one-li ! C’est pas parce que j’sus rosbif que ça m’empêche l’esprit critique. D’ailleurs, entre nous et une boutanche de Vosne-Romanée, j’en suis pas plus fier qu’autre chose d’être anglais. Bon, vous allez me dire qu’il en faut. Mais puisque on discutaille le bout de gras en décatimimi entre la trompe d’éléphant et le faux mage, laissez-moi vous chuchoter, vu l’estime et le léger coup de foudre que je vous porte, que vous faites une sacrée boulette en traitant avec la Mahousse Bretagne. Le Majeur Thomerson va pulluler dans vos îles, les grands secs, moustachus comme des chats, couleur de steack tartare et plus rigides que des baleines de pébroque. Ah ! vous allez voir, c’est pas des farceurs ! Et pour ce qui est du radada avec vos mousmés, c’est pas eux qui risquent de transformer vos frigidaires gamines en braseros. Parce que des don Juan commak, ma pauvre jesté, ils sont tout juste bons à faire des balayettes de gogues ! Tandis que vous eussiez traité avec la France, oh pardon ! C’t’avalanche de petits polissons qu’allait s’abattre sur votre archi-pelle ! Les Français, qu’ils s’occupassent de l’atome de lancement ou qu’ils soyent fraiseurs chez Renault, pour eux, ce qui compte, c’est la bagatelle. Comment qu’ils allaient les éduquer, vos bergères, tout en explosionnant de la bombinette. En trois mois, ils te vous les déguisaient en petites délurées friponnes. Vous faisiez coup double ! Et quant à ce qui est de leurs espériences, ça circoncisait les risques, ma petite jesté ! Biscotte (comme on dit à Londres), la bombe anatomique française, c’est comme qui dirait un accessoire pour farces et attrapes, elle retombe en confetti ! Et les irradiations radiophoniques-activées, on s’en protège avec de l’ambre solaire ou de la crème Nivéa. Je vous cause comme je pense, uniquement parce que vous m’avez à la frissonnante, c’est comme qui dirait physique, quoi !

Reconnaissez, les potes, qu’il a fait ce qu’il pouvait pour convaincre, Alexandre-Benoît !

Il a même dépassé la dose prescrite.

Elle doit plus rien piger à ces étranges ambassadeurs, la souveraine !

Des zigotos s’annoncent pour traiter un accord, et, avant toute chose, s’appliquent à démontrer à la partie traitante, qu’elle aurait avantage à signer ailleurs, voilà qui est nouveau, non ? Un brin sidérant, ce me semble ?

C’est le représentant en bonneterie qui montrerait sa camelote à un mercier en lui conseillant de ne rien acheter.

Aussi, Kelbobaba pousse-t-elle une funeste frime. Après un bout de réflexion, elle se met à jacter à son devin Nikola :

Kékidi skonla envla humblabla ! s’exclame-t-elle, ce qui veut dire (je viens de potasser mon petit franco-malotrusien) : « Le langage de cet homme est surprenant, où veut-il en venir ? »

Le devin Nikola s’étrille la barbouze de ses doigts griffus. Il branle le chef et laisse tomber :

— Sepafrancotousa !

… Ce qui m’inquiète d’autant plus que je trouve pas la traduction du terme sur mon malotrusien-français.

Je suis en méchante rogne contre Bérurier.

— Mon collaborateur pratique l’humour à froid, Majesté, m’empresse-je. Il a le mépris du Français et ne peut s’empêcher de persifler. Mais si vous le voulez bien, entrons dans le vif du sujet. Le gouvernement britannique m’a laissé tout pouvoir pour traiter, vous avez dû en être informée ?

— En effet.

— Je suppose, Majesté, poursuis-je, en ayant le sentiment de marcher soit dans un marécage, soit sur des braises ardentes, soit encore dans un tas de m…, et peut-être même sur et dans les trois réunis ; je suppose que, depuis les derniers pourparlers vous avez fait le tour de la question ? Puis-je vous demander, Majesté, d’exprimer vos ultimes exigences ?

Bien tourné, non ? M. Couvre-moi de murs vils n’aurait pas dit mieux.

— Parlez, devin Nikola ! ordonne la reine à son fondé de pouvoirs.

Le dabuche écarte sa longue barbe comme on écarte un rideau et dégage une amulette nouée à son cou, il nous la montre théâtralement. Ça représente des espèces de gros haricots secs noués par un fil.

— Après que ma gracieuse souveraine m’ait demandé d’interroger le dieu Atouberzingue, le dieu Kontpassurmoa, la déesse Mirosca ainsi que Honorus Heskarpi, le recteur-sorcier de la faculté, il a décidé ce qui suit.

Il replanque son amulette (de la régie d’état-bas) sous sa barbe et sort de sa poche un rouleau de faf-à-train qu’il se met à dérouler en lisant les énormes caractères qui s’y trouvent tracés à l’encre d’échine.

— Le gouvernement malotrusien consent à céder à la Grande-Bretagne l’île de Tanfédonpa, située en bas et à droite de l’archipel, à 45 degrés de l’Atoll à brûler eux à deux jours de pirogue Eve and Rude de l’îlot Treize-Or, et ce, poursuit le bêlant, pour une durée de cent douze ans, quatre mois, six jours, neuf heures et onze minutes à compter de la signature des accords.

— En v’là une drôle de durée ! s’exclame Bérurier.

Le vieillard con descend à s’expliquer.

— La restitution de l’île coïncidera ainsi avec les fêtes du cent-cinquantenaire de notre souveraine.

Béru se livre à un fulgurant calcul mental, ce qui vaut mieux, comme disait Brassens, de l’Académie Française, que d’en délivrer un de sa vessie.

— Qu’apprends-je, ma chère jesté, s’égosille le galantin, vous n’avez pas encore 38 ans ! Mais alors votre hommage et ce thé est comme qui dirait moins vioque qu’elle en a l’air. D’accord, trente-huit carats, c’est plus la rosée de printemps, mais c’est pas non plus la brume d’automne. Si je me permettrais de causer en camarade à votre mage lesté, je lui dirais qu’elle est pile à l’intersection de la belle amour vache et du feu au derche.

Kelhobaba trémousse du fion entre ses deux éléphants d’ivoire. On a beau être reine, peser une tonne et s’empiler des mentons sur la poitrine, on n’en est pas moins femme, hein ? Reine ou concierge, une dame est toujours sensible aux compliments. Et ceux de Béru sont si merveilleusement tournés !

Elle virgule au Mastar un regard de vache qui regarde passer le dernier train d’une ligne secondaire qui va être remplacée par un service d’autocars.

— Je ne savais pas les Anglais aussi galants, murmure-t-elle.

La louange (qui implique une critique) va droit à l’orgueil (et au slip) de Bérurier.

— Je suis anglais par accident seulement, ma belle jesté. Papa était un pêcheur normand, invente ce fin poète. Il voulait conduire m’man à la clinique en barque, mais il s’est perdu dans le brouillard et a traversé la Manche inadvertancement. V’là pourquoi j’ai né à Boston au lieu de naître à Boulogne-Billancourt-sur-Mer. La fanalité, quoi !

— Donc vous êtes d’origine française ? conclut la reine qui ne chôme pas des cellules.

— En somme, si on voudrait conclure, oui ! fait le Gravos. C’est ce qui vous esplique mon tempérament bouillaveur, ma Majesté. C’est mon héritier, qu’est trop chargé et qui cause dans mes tuyaux. Moi, quand je vois une femme, je pense à son culte, c’est physique.

L’aigre toux du vieillard nous ramené aux affaires d’État. Il est plus que pas content du Gravos, le devin Nikola. Le baratin du Dodu à sa souveraine lui semble être un crime de b… — majesté.

— Je continue ! annonce-t-il en poursuivant le déroulement de son papier-hygiéno-diplomatique.

À l’achèvement de cette période, la Grande-Bretagne devra quitter l’île de Tanfédonpa sans rien enlever des installations qu’elle y aura aménagées, car à cette époque, le gouvernement malotrusien sera en possession de la bombe atomique et se servira de l’île pour y poursuivre ses propres expériences…

Un rire copieux de Béru l’interrompt.

— Oui ? demande le vieux crabe.

— Mon pauvre pépère, va, vous vous berlurez drôlement, affirme le Mastar, dans cent douze piges, votre archipel ressemblera aux crassiers de Denain. Et si j’aurais un conseil à vous donner, pépère, ça serait de pas jeter votre rouleau de papelard torcheur après lecture ; dès que les espériences commenceront, vous allez drôlement piocher dans le stock, je vous le prédis sans avoir besoin que je devinsse devin !

Le vieillard s’approche de moi et m’attire à l’écart.

— Votre compagnon aurait-il perdu la raison ? me demande-t-il. On a l’impression qu’il souhaite rompre les accords !

Je baisse le ton et lui murmure :

— À vous je peux bien le dire, ô grand devin de qualité supérieure, il a pour mission de tester les réactions de la couronne, il prêche le faux pour se convaincre du vrai.

— Il n’y a rien à redouter, fait le devin d’appellation contrôlée, vous savez bien que je vous suis tout acquis, sir ?

Sa voix n’est plus qu’un imperceptible murmure :

— À ce propos, dit-il, j’espère que vous avez fait le nécessaire en ce qui me concerne ?

Cette question m’a-brûle-pourpointé l’entendement. Je pige tout. Le vieux se fait graisser pour iniluencer la reine Kelbobaba. C’est lui qui est sûrement à l’origine de la rupture des pourparlers avec la France ! Il a dû faire du rentre-dedans à notre envoyé, lequel n’a pas pigé son appel du panard, cette pomme ! J’en frémis d’aise. Le voilà bien, l’élément qui va me servir à renverser la situation. Je prends une mine désolée.

— Je suis navré, cher monsieur, mais je crains fort que vous n’ayez une grosse déception de ce côté-là.

Il en postillonne d’excitation :

— Quoi ! fait le devin du postillone.

— Après examen de vos exigences, ces messieurs des fonds secrets ont décidé qu’ils ne pouvaient rien faire pour vous, monsieur Nikola.

Il aime pas, le vieux teigneux. Mais alors pas du tout. Il doit avoir de sévères exigences pour pousser une bouille aussi consternée.

— Prenez garde, grince-t-il, vous méconnaissez mon pouvoir !

Je lui virgule un petit sourire insultant (comme on disait jadis au Maroc).

Et, à haute et intelligente voix, je claironne :

— Si vous voulez bien poursuivre votre lecture, ô devin blanc, nous en serions ravis.

Nous nous rapprochons du trône et c’est pour découvrir une scène extrêmement troublante. Pendant que nous appartions, le vioque et moi, Béru s’est mis à faire du gringue à Kelbobaba. Il est tout près d’elle et lui chuchote des trucs en la matant dans le jaune des yeux. C’est attendrissant, ce flirt Béruro-monarchique. La reine est vachement troublée, ça se voit à la manière qu’elle tire ses stores et se tripote la bagouze royale (un énorme diamant éclairé de l’intérieur et serti de minuscules ballons de rugby en émeraude d’un rouge extraordinairement bleu).

Le devin continue de dévider son papier qui serpente sur les marches du trône. Il sucre de rage, le sacripant, et sa voix fait la béchamel :

— En contrepartie de cette location à long terme de l’île Tanfédonpa, poursuit-il, le gouvernement malotrusien exige la fourniture d’un porte-avion vieux de moins de cent ans, d’un cheptel de dix esclaves blanches renouvelé tous les mois, d’un stock de seize mille ronds de serviette assez larges pour pouvoir servir de bracelets, de quatre missionnaires bien en chair pour les fêtes annuelles de l’Emasculée Contraception[14], de cent mille porte-monnaie en matière plastique[15], de l’installation d’un ventilateur dans la chambre de Sa Majesté, et enfin d’une rente de deux cent mille livres dont les titres seront choisis sur le catalogue du Fleuve Noir.

J’en profite pour porter un nouveau coup d’estoc au vilain vieillard.

— En ce qui concerne le dernier paragraphe, y’a comme un défaut, ô devin des rochers, joie du cœur et velours de l’estomac.

— Ah vraiment ! grogne le barbouzard.

— Nous étions convenus de livres sterling, et non de livres de bibliothèques !

— C’est faux ! glapit le dabuche ! Que ferions-nous d’une monnaie qui n’a pas cours dans notre pays ?

C’est évidemment sans réplique, mais le faux sir que je suis s’obstine avec un entêtement tout britannique :

— Ce qui fut dit, fut dit, nous n’y reviendrons pas ! déclaré-je.

Ça le fait trépigner, pépère. Un vrai petit capricieux, le gnome de Sa Majesté.

— Menteur ! Menteur ! Menteur ! crie-t-il. Béru réagit avec sa spontanéité coutumière.

— Dites, ma petite jesté, votre devin a de la bouteille, déclare le cher Alexandre-Benoît, m’est avis qu’il faudrait lui trouver une gâche d’aide-jardinier à l’auspice des vieillards du coin ? C’est la politique de père radote qu’il applique !

Visiblement, l’incident la chiffonne, la brave Kelbobaba.

— Calmez-vous, devin Nikola, murmure-t-elle, nous reprendrons ces conversations en fin de journée !

Comme quoi, on a beau être manœuvrée par son conseil des anciens, quand on est reine, on sait établir sa souveraineté à l’occasion.

— Il est temps d’aller inaugurer notre ligne de métro urbain.

Elle tire sur un cordon qui déclenche un klaxon italien à quatre notes du plus tonitruant et mélodieux effet.

Illico, ses péones radinent.

— Votre bras, messager ! fait-elle à Béru.

Il est étourdi par cet insigne d’honneur, le Gros.

— Le bras ! balbutie-t-il, mais ma pauvre jesté, je suis pas titre. J’aurais un blaze qui se dévisse, un brin de molécule devant le patronyme, ne serait-ce même qu’un tiret entre deux noms ; mais des clous !

— Il est de fait ! clame le grincheux vieillard ! Ce roturier n’a pas le droit de toucher sa Majesté.

Bérurier sursaute.

— Le rôtissier que tu causes, toujours est-il, peut prendre le droit de t’arracher la barbouze, hé, fesse de rat, pour peu que tu l’insultâtes encore devant la Cour ! Non, mais qu’est-ce qu’y se croit, ce vieux fagot ! C’est pas pour dire, ma Majesté, mais vous supportez là un drôle d’oiseau !

— Attendez ! dit la reine.

Elle étend sa lourde battoir, où brille l’anneau royal, au-dessus de la tête courroucée de Béru.

— Au nom de la dynastie des Gouniafiés, j’élève cet homme à la dignité de vice-baron et le nomme gouverneur du musée de la Citronnerie. Ouïa ! Ouïa !

Toute la foule reprend en chœur : « Ouïa ! Ouïa ! ».

Béru regarde autour de lui d’un œil hébété. La lumière tombant de la verrière le nimbe littéralement.

— Vice-baron, soupire-t-il. Alors, la, sa jeste me fait une drôle de fleur.

— Votre bras ! dit alors Kelbobaba avec noblesse, en fustigeant le devin Nikola d’un regard de femelle triomphante.

CHAPITRE DEUX

Drôlement long et un peu bath le chapitre qui précède, hein ? Je viens de le religoter et je suis catégorique, les gars : c’est une pièce d’anthologie. La littérature ne l’oubliera plus. Jamais ! Hop ! Il appartient au patrimoine, j’y peux plus rien. Il a cessé d’être ma propriété. La Pléiade, déjà, me l’a soustrait, aspiré du stylo comme on suce un jus de fruit avec une paille. Fhhhloufff ! C’est terrible d’écrire trop au bord de la gloire, je vous jure ! On n’est plus maître de soi. Les rotatives de l’histoire vous happent. Ça me peine pour les ceux qui auraient eu tellement de plaisir à me découvrir, plus tard, à m’exhumer la prose d’un grenier. Je leur coupe la découverte sous les nougats. Trop tard, je me suis découvert moi-même. Je m’auto-Christophe-colombe. L’exploit du siècle, en somme. Il aura été jusqu’à se découvrir soi-même, San-A. Et pas seulement devant les enterrements ; dans le fond, je trouve ça inquiétant.

Mais je vous ai quittés au moment qu’on allait inaugurer le métro d’Obsénité-Atouva, en mahousses pompes, Béru, vice-baron, avec la reine au bras. Il est voué au gras double, le Mastar. C’est une vocation ! Pire : un signe ! Tout ce qui bajoute et ventripote, toutes les mères tue-bascules lui font du rentre-moi-dedans.

C’est une étrange spécialisation que seule sa forte musculature, sa sanguinité et le reste lui permettaient d’affronter.

Cette fois-ci, une reine authentique, dites, vous vous rendez compte !

— On pourrait pas prendre une petite photo souvenir, Majesté ? s’inquiète-t-il en gagnant la sortie, c’est juste pour en mettre plein les chasses à mes potes !

Elle le rassure, Kelbobaba. Y aura un reportage détaillé dans « Jours de Malotrus », et vraisemblablement la couverture de « Partouze », l’hebdomadaire de la famine. Alors il se rengorge, le Béru. Il se rengorge, bombe le torse et avance à petits pas solennels.

— J’ai l’impression de refaire ma première communion, m’avoue-t-il.

Nous sortons du palais. Des boys se précipitent pour porter la reine, car son poids et ses volumes ne lui permettent pas de gravir un escalier. Ce qu’elle a dû être sage et bien briffer sa soupe en étant chiare pour mériter un pareil embonpoint ! Béru, toujours à l’avant-garde (royale) de l’altruisme, aide à coltiner la viandasse souveraine. Il soutient un gigot, le Gros. Faut toujours qu’il choisisse les beaux morcifs.

On arrive sur la place. Non loin de la statue, une palissade subsiste. Des gus écartent les rondins de bambou et nous découvrent alors une espèce de vaste nacelle suspendue à un treuil. Un fauteuil rouge occupe le centre de ladite nacelle. La reine y prend place. Nous sommes une douzaine de hautes personnalités à être admis sur cette plate-forme.

Dès qu’installés, une armada de préposés portant une casquette sur laquelle flamboient en caractères dorés les mots Métropolitain-Express (l’inscription fait deux tours de casquette car les lettres sont assez grosses) s’emploie à actionner la manivelle du treuil et notre cage s’enfonce dans les profondeurs du sol. La reine Kelbobaba est radieuse. En revanche, son porte-sceptre continue de faire la gueule.

Il ne me coltine pas dans son cœur, le barbu. Il doit flétrir (in petto pour que ça fasse moins de bruit) la félonie britannique. On l’a possédé, le vieux crabe ! Il mijote des représailles. La façon dont sa souveraine s’est entichée de Béru lui fait comprendre que ça sera coton de l’amener à laisser quimper les accords. Mais un qui jubile à niort, c’est votre San-Antonio. Ma parole, tout ce méli-mélodramatique baigne dans le beurre des Charentes, mes fils. Avec quelle diabolique habileté j’ai trouvé l’étalon d’Achille, comme dirait Zavatta.

Mine de rien, c’est la partie adverse qui va saper les pourparlers.

Béru me glisse à l’oreille, profitant du grincement perçant de la poulie qui force la reine à se faire obstruer les portugaises avec de la gomme arabique chauffée :

— Tu dis que je l’ai en pogne, Poupette ? J’ai mon planninge tout tracé, mec. Je m’efforce de lui envoûter le sentiment et je chique un gars bourré de remords qui, en pleine commotion, annonce à la reine qu’on venait l’arnaquer. Je joue les traîtres par amour, si t’es d’accord ? Style : tant pis pour ma patrie, celle que j’en pince avant tout !

— Bravo, c’est exactement de cette manière qu’il faut usiner.

— Y’en a un qui m’inquiète, c’est le barbu, continue le Dodu, ce petit morpion ne peut pas nous encaisser.

— T’inquiète pas, ça sert nos intérêts…

Ouf ! après un long balancement et beaucoup de heurts (au fait, quel heurt avec vous ?) nous arrivons à la tête de ligne du premier tronçon.

Le métro d’Obsénité-Atouva est un large couloir éclairé par des lampes à huile de palmes académiques, long d’une cinquantaine de mètres et large de quatre.

Il va d’une extrémité de la place du parlement à l’autre, somme toute. Il est composé d’un vieux tramway cédé par la compagnie O.T.L. de Lyon et repeint aux couleurs nationales des Malotrus. Sur les flancs du véhicule, deux énormes lézards, emblèmes du paye, prennent des allures de crocodiles, ou tout au moins de caïmans.

Lorsque nous avons quitté la nacelle, la reine, portée dans son fauteuil, est placée devant le tramway. Des flashes explosent. Toute la presse des Malotrus est là, prête à faire le coup de feu pour pelliculer cet instant hystérique.

La reine tend la main. On lui place son discours dedans. L’endroit étant assez obscur, un serviteur éclairé lui braque le faisceau d’une lampe de poche sur le parchemin.

La voix fluette de Kelbobaba s’élève, réverbérée par la voûte. C’est du torché, faites-lui confiance ! Elle célèbre en termes vibrants le fantastique « bond en avant » de la nation malotrusienne. À l’heure où tant de capitales occidentales sont encore dépourvues de métro, voici qu’Obsénité-Atouva possède le sien !

Elle entrevoit des lendemains féeriques dans l’aube nouvelle des futurs rénovés, textuellement ! Elle affirme que ce bouleversement dans la vie urbaine de sa cité fait augurer d’un essor que rien ne saurait entraver. Ce métro s’inscrit dans le conteste de ceci et bouleverse les coordonnées de cela ; c’est dire ! Bref, le jour d’hui est un grand jour dont les vingt-quatre heures pèseront leur poids de moutarde dans le destin du pays !

Ses sujets en sanglotent d’émotion. Béru fait une claque monstre à sa royale hôtesse. Il en remet, le vice-baron !

L’émotion, qui pourrait n’être que colonelle, est générale ! Le maréchalat la guette !

Toute la cour hisse sa souveraine dans le tramway qu’un wattman de cérémonie, en jaquette, short à poids et chapeau de boër ne pilote pas, puisque le métro est tracté à l’huile de coudes par cinquante gus plus nus qu’une banane épluchée. Du moins, ce somptueux wattman actionne-t-il la sonnette du ci-devant tramway bourré de moyeux, naguère de soyeux, et maintenant de joyeux.

Le véhicule s’ébranle (avec toutes ces mains, c’est facile). La reine se penche sur nous.

— Quel dommage que nous ne possédions pas d’hymne national, nous dit-elle.

— En effet, reconnais-je, ce serait le moment ou jamais !

Bérurier s’enhardit à saisir le poignet (jambonnesque) de la reine.

— Si vous en voudriez un, ma Majesté, je peux vous l’offrir, sur un plateau. S’agit d’une marche drôlement enlevée, que je verrais bien vos guignols marcher au pas sur son rythme.

Kelbobaba semble vivement intéressée.

— Vraiment, vice-baron ?

Son nouveau titre par lequel le qualifie celle qui le lui a offert (une phrase pareille, vaut mieux la prononcer à jeun) amène une rougeur sur la frime rubescente de ma Majesté à moi.

— Tel que je vous le cause, marraine ! Je sais même pas si les droits de la musique en question sont déposés à l’as à sème. Le morcif s’appelle La marche des matelassiers. Et ça dit exactement ceci.

Il ferme ses beaux yeux de baryton enrhumé, dénoue sa cravate et, tandis que le tramway roule, roulotte, tangue et tangote sur les rails mal ajustés du tunnel, Béru entonne son hymne allier :

Mon père était matelassier

Mon grand-père était matelassier

Mon arrière-grand-père était matelassier

C’est stimulant comme chant. Ardent et noble. Ça galvanise, ça enflamme, ça oriflamme. Les autres se taisent, babouche-bée. L’organe somptueux du Gravos roule comme un torrent sous-terrain sous la voûte où clignotent les quinquets.

Extasiée, la reine ne quitte pas le barde de ses yeux bardés de jambon. Il est en train de superbement gagner la partie, Béru. C’est Alexandre (Benoît) le Grand. Chaliapine la Guillaumette-le-con qu’est errant. Il charme, il embrase, il fascine. Vive Béru !

Lorsqu’enfin sa voix s’estompe dans les échos grotesques (venant de grottes) du métro, une salve d’applaudissements retentit. La reine a donné l’exemple. La première elle a crié : « Hip hip hip hourra », ce qui, dans le pittoresque dialecte du patelin se dit « Pipi qui pourra ». Y’a que le père Nikola qui moufle pas. On a le devin triste, les gars ! Il mâchouille des rancunes, aiguise des flèches, il a le curare à fleur de peau, la bile lui dégouline par les chasses.

— Dès ce soir, vice-vicomte, je vous prierai d’apprendre cette marche à mon chef de musique et je le décréterai hymne national, déclare Kelhobaba. On l’enseignera dans les écoles et toute la jeunesse malotrusienne devra le chanter, le matin, pendant le salut au coureur[16].

Nous voici parvenus à destination, c’est-à-dire à l’autre extrémité de la place. Le cortège se détramwayse.

L’ingénieur des ponts déchaussé (il est nu-pieds) attend, au garde-à-vous, les compliments de Sa Majesté.

Ceux-ci ne lui sont pas marchandés. Kelbobaba dit combien elle est éblouie par cette réalisation dont le modernisme est sidérant. Elle félicite l’ingénieur pour son travail titanesque et le décore séance-tenante du cordon de Matuche.

Il est très ému, l’ingénieur. Il explique à la reine le délicat extrême de ce fabuleux forage. Le hic, explique-t-il, c’est qu’il n’a pu pratiquer qu’une seule issue pour accéder au métro, le roc étant extrêmement dur et épais à l’autre bout de la place. Ça oblige à ressortir par où l’on est entré. La reine assure que c’est sans importance, que la force du sage est de savoir limiter ses ambitions. L’essentiel était de doter Obsénité-Atouva du métro. Maintenant que c’est fait, le peuple serait un beau peigne-zizi s’il exigeait deux issues. D’autant plus que la ligne n’étant pas très longue, il est facile de ressortir par où l’on est entré, d’ailleurs, un trottoir a été aménagé, parallèlement au rail permettant aux voyageurs qui ne veulent pas prendre le métro pour gagner la sortie de se déplacer à pinces.

Bref, la cérémonie s’achève dans l’euphorie, et le ministre des Travaux publics offre à sa souveraine, en souvenir de cette belle journée, une pochette d’allumettes réclame.

*

Le festin qui suit est digne de l’empire romain, les mecs ! Mes amis Oliver, Terrail, Carrère ou Albert du Bistroquet organiseraient les mêmes, faudrait qu’ils mettent le prix du couvert à cent raides anciens pour sélectionner un peu le clille, éviter la farouche bousculade, le siège de leurs chapelles à dents. Faut y participer pour y croire. Comprendre pourquoi la capitale des Malotrus se nomme Obsénité-Atouva !

C’est si tellement gaillard que j’ose pas vous le décrire. D’abord, vous diriez que j’invente, chinois comme je vous sais. Et y’aurait des bêcheurs qui réclameraient mon interdiction, à corps, à cris et au ministre de l’Intérieur. Je ne serais plus publié qu’au Liechtenstein. Notez qu’on organiserait des navettes de cars pour permettre aux touristes français de venir y acheter ma généreuse prose. Ils seraient obligés de planquer mes bouquins dans leur kangourou, pour me passer la frontière, les gueux ! Enfin, j’occuperais la place que je mérite ! Plus près de toi, mon Dieu ! Ça leur vaudrait des tourments de la part des douaniers, biscotte mes potes de la dogana leur kidnapperaient la belle provende pour s’éviter le voyage. Non, décidément, ça serait trop lourd de conséquences un reportage sur le festin de la reine Kelbobaba.

Ça provoquerait un scandale trop terrible ! Pas le moment de chiquer les fauteurs de troubles. Déjà ça se chamaille ferme à mon sujet. Y’a ceux qui me lisent, et ceux qui m’élisent… mécréant d’honneur vu que j’insubordonne et que je prends pas au sérieux les ce pourquoi ils se font médailler, sodomiser, buter et tout. Alors, molo pour la description. La vérité, faut la fringuer couleur de muraille. L’attendre à sa sortie du puits avec un peignoir de bain grand ouvert pour l’éviter de choquer et d’éclabousser. C’est pourquoi je vigilance. Ma carrière qui est en jeu, je vous dis. C’est pas pour moi, je m’en fous ; (je me fous de tellement de choses me concernant que, par moments, je me dis qu’il faudrait p’t’être bien consulter un docteur ; aller à Lourdes ou à Fatima pour me faire miraculer sur les bords) mais c’est pour vous que je voudrais pas sevrer du jour au lendemain.

Bon, maintenant que je vous ai fait saliver des glandes inférieures, faut quand même que je vous donne une idée de la chose, non ? Il va pas tomber dans la fosse à pudeur, votre San-A. ! Sans appeler un chat un chat, on peut au moins l’appeler minet, hein ?

Donc, le festin…

Ah ! mort de mes culs d’aïeux ! Cette vision bachique ! Je me risque ? Dites, si je dépasse la dose autorisée, faites-moi signe, je freinerai.

Ces agapes ont lieu dans la salle basse (qu’on appelle en souvenir de l’occupation espagnole de 1775 la calebasse). Imaginez une pièce assez vaste pour sembler immense, basse de plancher et de plafond, avec un aquarium taillé dans la masse sur tout un côté du mur d’en face, hmmm ? Vous mordez ? Dans l’aquarium il y a des poissons, ce qui jusque-là n’est pas propre à vous stupéfier, mais en compagnie des poissons nagent aussi des jeunes filles entièrement nues qui parviennent à rester trois quarts d’heure sous l’eau en ne respirant qu’avec leur pouce qu’elles se placent dans le rectum. Elles sont au nombre d’une demi-douzaine. Ce sont les six sirènes de la reine (Six sirènes est une variante malotrusienne de Sissi Impératrice)[17].

Une table de six cents doigts[18] occupe le centre de la pièce. Dans le fond, sur une estrade drapée de velours, la table de Kelbobaba à laquelle nous sommes conviés, Béru et moi, ainsi que les membres du gouvernement, fait songer à la scène d’un théâtre.

La souveraine m’a pris à sa droite et a placé le Gros à sa sinistre. Tous les convives d’honneur font face à la salle où se déroule le fin des faims. Figurez-vous que

CENSURÉ PAR L’ÉDITEUR

ce qui, vous en conviendrez, est d’une pornographie jamais atteinte.

Quant aux filles blondes qui ont voyagé en notre compagnie, et sur le compte desquelles Béru pourrait dresser un rapport aussi sexuel que circonstancié, elles participent aux réjouissances et en constituent, comme qui dirait, le clou.

On les a installées nues au milieu de la table, et

CENSURÉ PAR L’IMPRIMEUR[19]

vous comprendrez parfaitement que dans de telles conditions, d’emblée, le banquet dégénère en une vaste

CENSURÉ PAR LA CENSURE[20]

pareil foutoir.

Pour une cour royale, passez-moi la cantharide et réparez le robinet d’eau chaude ! Ah ! ma douleur, quel banquet ! On en a le rouge aux joues, le feu au dargif, le popaul qui trépigne, les glandes qui pâmoisent.

Le plus duraille c’est que, dans tout ça, les officiels dont nous sommes ont droit à balle-peau. Ils peuvent que crier ce « olé » comme à la corrida en assistant aux plus belles passes ! Et puis d’abord, la reine exceptée, il n’y a pas de polkas à notre table. Mais le vice-baron Béru se laisse pas déchiqueter le sensoriel. Sur Sa Majesté qu’il se défoule, Alexandre-Benoît. Il a la paluche qui investigue drôlement dans le bustier royal, je vous le dis. Et il débite des trucs bougrement ensorcelants. On ne peut pas croire combien la frénésie calbardière peut donner de l’inspiration, du vocabulaire et le sens de la métaphore à cet être fruste. Il trémolise dans les étiquettes éléphantesques de la reine :

— Ma jolie jesté, lui gazouille pépère, veuve comme vous êtes, et en voyage comme je suis, on doit s’opérer tous les deux une mignonne rencontre au sommier. Vous savez que vous êtes mon genre, dans votre genre ?… Tous vos grands défonceurs ici présents me font pitié quand je mesure la lagune de leur instruction. Pas de fantoche, ma reine. C’est pas des hommes, mais des pompes à bière. Ils ont pas le don de l’invention, si vous voudrez que je vous dise. Chez nous en Fr… en Angleterre, se repêche le Dodu, des collégiens feraient beaucoup mieux. Si je peux me permettre, grâce à la vice-baronnerie dont vous avez bien voulu m’honorer, entre la banane et le fromage au lait de noix de coco, on s’éclipse sur la pointe des nougats et vous m’emmenez visiter votre collection d’estampage japonaise dans vos appartements privés. D’accord ?

Et il ponctue, de gestes téméraires, ces entreprenantes paroles. La grosse Kelbobaba se trémousse à l’intérieur de son saindoux. Elle donne de l’épiderme, c’est visible. Elle a du trouble dans le regard et des spasmes sous la ligne de partage des eaux. Pourtant elle tient bon son gouvernail souverain.

— Ne prononcez pas de pareilles folies, mon ami, susurre-t-elle, très stendhalienne de ton. Pour être femme je n’en suis pas moins reine, et je me dois avant tout aux exigences de ma charge !

— Pour être reine, vous n’en êtes pas néanmoins femme, objecte Béru, comme dans une pièce de Bernstein. Je vois pas pourquoi vous auriez pas droit aux doigts de pieds en bouquet de violette, comme toute une chacune !

— L’étiquette, mon pauvre ami, râlotte la chère personne.

— Écoutez, Kelbo, s’enhardit le Gros (il en est délibérément au diminutif), y a des moments que votre étiquette vous devriez la coller sur un bocal de confiture et plus y penser. Alors, toute jeunette comme je vous voilà, vous vous mettriez la tringle à cadenas parce que votre monarque a chopé la myxomatose ! Permettez, pour lors, que je m’insurgeasse.

— C’est la loi ! dit farouchement l’opulente reine en repoussant la main de mon ami. Désormais, ajoute la vaillante personne, j’ai pour mâle mon royaume ! Je ne connais l’amour qu’à travers les autres…

— La Jeanne d’Arc de la ceinture de chastété ! gouaille l’Abominable. C’est pas avec un royaume qu’on se fait reluire, ma Majesté, mais avec ses sujets !

Et, sur ces belles paroles, le Gros se tait, retire sa main, perd ses couleurs, ouvre la bouche, cesse de mastiquer et fixe l’entrée de la salle des festins.

Je l’imite.

À mon tour je perds mes couleurs et cesse de mastiquer.

Flanqué de deux officiers anglais en grande tenue d’officiers britanniques, sir Harry Dezange et son fidèle William se tiennent dans l’encadrement.

Malgré l’étrange banquet qui se déroule sous leurs yeux non habitués d’arrivants, ils n’ont de regards que pour la table royale. Le messager qui nous accueillit le matin à l’aéroport accompagne ces messieurs. Sa figure crispée affirme qu’il est au courant de notre supercherie.

Le petit groupe s’avance vers nous, implacable.

— Eh ben mon vieux, murmure le Gros, ton ami Burny, je le retiens ! On me causera des pensions suisses après ce coup-là !

CHAPITRE TROIS

Je vous mate d’ici, mes bons apôtres. Vous vous disiez : le San-A., il se paie des cerises à l’eau-de-vie avec son voyage aux îles Malotrus. Il fait de la croisière ; il se roule dans le pittoresque, il se badigeonne d’exotisme, et nous avec ! Le rentre-dedans de Béru à la reine, c’est poilant un instant, mais ça ne fait pas de l’action. C’est statique, le descriptif, il zolase, le frère !

Je me goure, peut-être ? Avouez que vous vous demandiez s’il n’allait pas tourner au guide bleu des Vosges, mon nouveau chef-d’œuvre ! Si, partant d’une affaire policière, on allait pas larguer l’action pour tout de bon, se cantonner dans le farfelu de la cour malotrusienne, en rajouter, passer de l’inauguration du métro aux amours de Kelbobaba avec Béru ! Encore, ça, a la rigueur, vous me l’auriez toléré, hein, mes drôles ? À condition que ça soye un peu osé. Eh ben non, vous voyez, fallait pas paniquer, on enchaîne !

Et c’est un peu sec, pour mon goût, la renversée. Je me disais aussi que ça nageotait trop dans l’huile purifiée, notre truc. Le Gros avec son ticket royal ! Le devin Nikola si teigneux, et que je poussais, mine de rien, vers le renversement d’alliances, tout ça me faisait bien inaugurer de la suite, comme disait un ministre en coupant un ruban. Parce que, vous remarquerez, les ciseaux, pour les ministres, c’est plus important que le portefeuille.

Des vrais petits rabins, ces bons messieurs.

Et puis voilà qu’en pleine fiesta, et au moment précis où mon Gravos est en train de proposer un amendement à l’étiquette malotrusienne, qui c’est qui surgit ? Le vilain sir Dezange, avec des généraux britiches (et de la rancune plein ses yeux). Ah ! je vous jure, dans notre turbin, faut avoir le palpitant solidement arrimé ! On essuie de ces coups de théâtre, mes amis, qui rendraient cardiaque un type sans coeur !

— Majesté, fait notre ci-devant guide, ti me pardonnes di troubler li banquet, mais di z’ivinements graves sont produits. Je ti prisente, Majesté, li vrai sir Harry Dizange, que çui-là qu’est près di toi, l’est un composteur !

— J’en étais sûr et certain, clame une voix ! Par le dieu Taldargeopabo, prince de la vérité, par la déesse Dizenof, par les mânes d’O-Zié, notre grand sorcier, je savais que ces deux hommes mentaient et usurpaient des pouvoirs qui ne leur étaient pas conférés.

Ainsi parle le devin Nikola. Ça file Béru dans une rogne sauvage.

— Écoutez-moi ce piège à poux qui fait le flambard ! T’avais deviné que tchi, hé, vieux chnoque ! Pour ce qui est de ta voyance, tu devrais te rapatrier chez Lissac, car j’ai idée que t’as coulé une bielle à ta rétine, mon pote ! Ou alors t’as de la conjoncture[21]. À moins que t’aies de la buée sur ta boule de cristal…

— Écrase, Gros ! fais-je sèchement ! C’est pas le moment…

La grosse reine tourne la tronche de gauche à droite, comme si elle assistait à la finale simple messieurs des championnats de France à Roland-Garros.

— Que signifie ? Mais que signifie donc ? interroge la pauvre baleine blasonnée.

— Je vais tout vous expliquer, Majesté, lui dis-je.

Mais sir Dezauge s’avance, s’incline et coupe sèchement :

— Mes très humbles respects, Majesté. Si Sa Majesté me permet, c’est moi qui vais lui expliquer l’inqualifiable comportement de ces deux hommes qui nous ont kidnappés, mon collaborateur et moi, nous ont séquestrés, ont pris nos identités et qui se sont rendus coupables du plus impardonnable des forfaits en abusant la clémente, la grande souveraine qu’est Sa Majesté !

Point à la ligne, les mecs.

Après ce petit préambule, nos actions dégringolent comme les Suez un jour de guerre au Moyen-Orient.

Reste plus qu’à attendre la décision de la reine.

— Devin Nikola, soupire-t-elle, veuillez agir en conséquence !

Tu parles qu’il attendait que cette invite, pépère la barbiche, pour nous contrer !

Il remet son couteau de table dans le manche du sceptre royal dont il est le permanent détenteur, ce qui l’oblige à l’utiliser comme étui à rasoir, à peigne, à brosse à dents, comme boîte à pilules à malices, à gros sel, à timbres, à outils.

— La gaaaaaaarde ! crie-t-il.

Des malabars bien féroces se pointent au pas gymnastique.

Le barbu nous désigne à ces redoutables gorilles.

— Emparez-vous de ces hommes et enchaînez-les dans le torturorium !

Tous les participants de la fête s’arrêtent qui de manger, qui de démanger, qui d’embourber, qui dame. Il est terrible, le sceptentrion.

— Le plus terrible des crimes de lèse-majesté vient d’être commis, harangue le Dabuche. Ces misérables seront jugés, condamnés et exécutés comme ils le méritent.

— Allez, gardes ! Et fermez vos cœurs à toute pitié. C’est l’honneur de votre reine qui est à jeun, je veux dire : qui est en jeu !

Comme on nous embarque, sans ménagement je remarque le rire sardonique de Dezange.

O.K., sir, lui dis-je, vous venez de gagner la seconde manche, il ne nous reste plus qu’à jouer la belle !

— Et comment, renchérit le Gros pour qui, jouer la belle est le synonyme de mettre les adjas !

*

Toutes ces flambantes répliques, ça fait un peu capédépé, hein ? On se croirait vaguement dans un roman de mon regretté camarade Paul Féval. La gare d’Hyères ira t’a toi ! Et pourtant, y a des moments où le sens du panache l’emporte sur celui du cheval blanc. Ce n’est qu’après mûres réflexions et maints marrons mûrs qu’on se dit que Paris vaut bien une messe. Sur le moment on trémole du vaniteux, c’est humain. Un réflexe qu’on dit tionné (et qui l’est).

Les gorilles de la reine nous embarquent durement vers des sous-sols inquiétants. Elles ne sont pas très geogeôles, les geôles du palais, ma doué ! Creusées in the rock, elles dégoulinent de flotte dont les gouttelettes en train de stalactiter produisent un bruit tout ce qu’il y a de crispant.

Nous v’là embastillés dans une vilaine grotte (de chien), mes fils. Un conduit vertical, pareil à la hotte (toit que j’humecte) d’une cheminée y déverse un jour filtré de sépulcre. Des chaînes plus énormes que celles dont on usait jadis pour entraver les forçats sont rivées aux parois de la grotte (de bique) où elles composent une lugubre sarabande (de c…).

Les bourdilles of the gracious queen nous enferment les chevilles et les poignets. Cric-crac-croc ! Terminé ! Pour se dégager de cette panoplie du parfait petit inquisiteur, faudrait un atelier de forgeron en ordre de marche, les gars. C’est du fruste et du robuste. Les serrures de nos bracelets sont moins compliquées que celles des coffre-forts Fichet, mais tout aussi résistantes. Dans la vie, le plus simple est toujours le plus efficace.

L’unique porte du torturorium est épaisse comme un matelas de campagne, en acier pur fruit, avec verrous extérieurs plus épais que mon bras. Quant au trou d’aération, il est pourvu, tout là-haut, de barreaux mis en croix pas dégueulasses du tout. J’ai un peu l’impression de chiquer au comte de Monte-Cristo, Béru interprétant le noble rôle de l’abbé Faria. Quand je vous le disais qu’on versait dans Dumas père, mes bons aminches.

— Ils auraient pu nous laisser croquer le dessert, lamente le Lugubre. J’aime pas me tailler de la table avant les pousse-caouas !

— En fait de pousse-café, on aura sûrement droit au verre de rhum, prophétisé-je ; t’as entendu ce qu’a dit le vieux crabe ? Nous allons passer en jugement, être condamnés et exécutés…

— Ce sale Rosbif ; c’est de ta faute, aussi ! bougonne Sa Rondeur.

— Ma faute !

— Au lieu de le mettre en pension chez ton vieux malfrat-rentier, tu lui aurais coulé une praline dans le citron, une bonne pierre aux gambettes, et vlouff dans le Léman, on serait nainaises, moi, en train de caracoler dans le private-galipettes-room de la Majesté. Elle avait beau s’offusquer, ça rendait que tu peux pas t’imaginer, elle et moi. J’avais ma canne entortillée à la sienne comme du lierre après un sapin, mon pote ! C’t’un signe d’encouragement, non ? Une prime à la patience, je suppose ? La nana qui se laisse toupiller les échasses sous la table, crois-en ma vieille expérience, elle est partante pour la grande farandole plumassière, c’est couru. Déjà qu’elle m’a bombardé vice-baron dans la foulée, ça voulait tout dire, non ?

— Je me demande ce qui a bien pu se passer en Suisse !

— Moi pas ! Dès qu’on eûmes tourné les talons, ton pourri de Burny est allé délivrer ses pensionnaires. Et il a dû faire fissa pour que les voilaille aux Malotrus avec seulement quèques heures d’intervaux sur nous !

Un court silence nous disjoint. Et puis le Gravos soupire :

— Ah ! si seulement je pourrais baratiner Kelbobaba, je parie que ça s’arrangerait, nos bidons. J’avais la manière avec cette femme. Satiné, chez moi, l’art de causer aux voluptueuses. Parce que, tout ce qu’elle nous bonnit sur l’éducation sexuelle de ses adjectifs[22], c’est de la mauvaise farine de lin, mon pote. Mémère a besoin de se ramoner le veuvage, ça se sent. Elle se rabat sur le côté voyeur, mais au lieu de la calmer, ça ne fait que lui passer les sens à la lampe à souder.

Un nouveau silence méditatif et A.-B. demande :

— Qu’est-ce tu crois qu’ils vont nous faire ?

— Rien de très gentil… T’as maté un peu le matériel ? ajouté-je en désignant un louche attirail au fond de la grotte.

Je distingue un chevalet, des outils barbares, une forge, des brodequins, une série de pals et les œuvres complètes de Jules Romains.

Tout en supposant, en regrettant, en appréhendant, en échalaudant, en devisant et en soliloquant (avec rictus), nous laissons passer le temps. Pas moyen de le stopper, celui-là. On est tous charriés dans cette débâcle glaciaire. Même après nous, ça continue. La vérité est qu’on ne meurt pas puisqu’on se trouve toujours au cœur du même mouvement, embarqués dans le superbe voyage intersidéral, tueur de néant. Mort ou vivant, on continue d’être malaxé par les secondes qui gouttagouttent. Ça fait peur et ça rassure. La mort n’est qu’un changement de compartiment : on reste dans le même train !

Soudain, le bruit d’une cohorte dans l’escalier, la porte s’ouvre devant une armada de vilains. Sur nous, donc, cette troupe s’avance, et porte sur son front une malle assurance.

Le devin Nikola marche en tête. Derrière suit le conseil des Sinistres, le président de la chambre des Réputés et celui du Séné (lequel chose curieuse, est un Blanc métissé des îles Pranmoatou). Ces personnages sont graves et doctoraux (Noriscausa). Des guerriers en armes de l’attribut des Con-Plé-Mando-Bjé (une des plus redoutables) les escortent.

Le devin Nikola vient jusqu’à nous. Il frappe par trois fois le sol avec le manche du sceptre et déclare :

— Le conseil suprême s’étant érigé en tribunal d’exception vient de vous condamner pour espionnage, atteinte à l’absurdité de l’Etat (je veux dire, à la sûreté de l’Etat), usurpation de fonctions, abus de pouvoir, crime de lèche-majesté (je veux dire de lèse-majesté), tentative de corruption, violation de palais, haute et basse trahison…

— Prends ton souffle, pépère, recommande Béru, et garde le reste pour la prochaine fois.

Le devin le fustige de son regard en forme de crachats.

— Silence ! Le tribunal, en sa grande sagesse, sa parfaite équité et son sens profond de la justice, vous condamne à la peine de mort et ordonne que la sentence soit exécutée sur-le-champ.

Dites, on est un peu expéditif à Obsénité-Atouva. Les jugements hors la présence des accusés, les sentences immédiates, c’est du travail rapide. Célérité, discrétion.

— Ça consiste en quoi ? demande Béru sans s’émouvoir.

— L’exécution ? demande Nikola.

— Oui.

— Ordinairement, les condamnés de droit commun sont écartelés, révèle le devin (qui a de la bouteille).

— Ç’aurait t’été assez mon genre, moi qui me mets toujours en quatre pour les copains, gouaille l’Hilare (de cochon).

— Mais étant donné l’aspect diplomatique de votre affaire, vous allez être simplement décapités, termine le vieillard.

« Gardes », continue-t-il, « exécutez ces deux hommes par le glaive.»

La promptitude et la stupidité des événements me laissent pantois.

— Vous ignorez qui nous sommes ! m’égosillé-je.

— Absolument pas, rétorque le vieux filou. Vous êtes deux policiers français, nous avons percé jusqu’à vos véritables identités. Votre nom est San-Antonio, et votre grade : commissaire. Cet individu qui se permettait des familiarités avec notre glorieuse souveraine est un dénommé Bérurier.

— Vous ne redoutez pas des incidents diplomatiques graves avec la France, à la suite de nos deux assassinats ? Car il s’agit d’assassinats !

Le barbichu secoue sa bavette de poils.

— C’est plutôt la France qui entendra parler de vous. Car vous êtes les meurtriers de notre ministre des Affaires étrangères, son Excellence Tabobo Hobibi dont vous avez pris la place afin de rencontrer sir Dezange et de saper nos accords en cours.

Agacé, il frappe encore du sceptre.

— Gardes ! Vite ! La justice de Sa Majesté ne souffre pas de retard !

Les colosses aux torses couleur d’ébène s’emparent de nos personnes en deux temps trois mouvements (quatre au plus).

Ils nous entraînent vers le fond de la salle.

— Admirez la clémence de Sa Majesté, poursuit la vieille frappe, on va seulement vous couper le cou. Il m’aurait appartenu de décider seul, je vous aurais arraché chaque parcelle de chair avec des tenailles rougies !

— Je reconnais bien là la mansuétude de la reine Kelbobaba, dis-je. Veuillez la remercier pour nous.

— Il en sera fait selon votre dernière volonté, déclare sans humour le devin.

Il montre Béru :

— Commencez par lui !

Ma parole, c’est pas de la frime. Écoutez, se faire sectionner le cigare dans une grotte, en plein Pacifique, y a de quoi perdre la tête, non ? Et le plus fortissimo de caoua, c’est que moi qui vois toujours la feinte à Jules dans les circonstances dramatiques, eh bien ! en ce moment, je vois rigoureusement bezef, les gars.

Il y a une vraie armée entre nous et la porte. Nous sommes vigoureusement maintenus par des gorilles athlétiques, et la décapitation est immédiate. C’est ce qu’un commentateur de la télé appellerait une conjoncture néfaste.

— On n’a pas droit à un petit remontant ? s’inquiète Bébélune ; moi, avec vos conneries, j’ai fait ballon pour les liqueurs !

— Chez nous, ce n’est pas la coutume ! répond Nikola.

Et puis v’là le gnome qui se met à trépigner et à vitupérer en agitant le sceptre de la brave Kelbobaba, comme quoi ses gorilles lambinent et que si d’ici trois minutes nos deux tronches n’ont pas roulé dans le salpêtre de la grotte, il y aura d’autres têtes qui tomberont. Pour lors, les archers se grouillent. On dégage un fort billot du magasin aux accessoires. Le bourreau (qui est également buraliste à Obsénité-Atouva) s’empare d’une hache beaucoup trop polie pour être honnête dont, par excès de précaution, il affûte encore le fil avec une pierre.

Le billot, que je vous le raconte, est vachement perfectionné. Il paraît que son inventeur l’a fait breveter et qu’il va l’exposer l’an prochain au concours Lépine, c’est vous dire. Il est très large de diamètre et comporte deux petites anses de part et d’autre de sa tranche (c’est marrant pour un billot d’avoir une tranche, quand on y réfléchit). Ses anses sont munies de sangles en cuir auxquelles on attache les poignets du supplicié. De ce fait, le condamné est forcé d’étreindre le billot et d’avoir sa tête sur la partie plane. Astucieux, non ? Le bourreau peut prendre tout son temps pour assurer son coup de hachoir.

Les horribles gorilles royaux forcent le Gros à s’agenouiller. Il essaie bien de regimber, mais il se soumet devant la loi du nombre.

— Salut, San-A. ! me lance-t-il d’une voix aussi unie et calme que celle qu’il prend pour me dire bonsoir avant de rentrer chez lui. Fallait bien qu’on tombe sur un os, un jour ou l’autre. Moi je me gaffais pas que notre circuit s’achèverait de cette manière, mais comme disait mon cousin Mathieu : « Que ça soye pour une chaude-lance ou une première communion, y’a toujours un cierge qui coule, pas vrai ? » On se sera payé du bon temps sur cette terre, mec, et c’est ce donc à propos de cela qu’importe. Tchao ! Je t’en fais mettre une au frais en arrivant.

Et, là-dessus, le cher, le tendre, le bon, le brave (ô combien) Béru encercle le billot et y dépose sa bonne grosse bouille patinée par le beaujolais.

Mon regard est aveuglé par les larmes. Tout se brouille, les gars. Béru, le Mahousse, Bibendum, l’Affreux, va périr sous mes yeux effarés dans une poignée de secondes. Ma propre mort me paraîtra délectable après m’être farci un tel spectacle. Et tout est de ma faute. J’ai voulu épater le Vieux, jouer les Machiavel ! Faire du super-zèle alors qu’on ne me demandait rien ! Ah ! misère, si je pouvais me flanquer un dernier coup de pied occulte avant de disparaître. J’évoque, en un éclair, ma Félicie qui, en ce moment… Tiens, au fait, quelle heure est-il dans notre douce France ? Les fuseaux horaires tangotent dans mon esprit. J’arrive pas à situer m’man à la seconde présente.

C’est épouvantable. Béru, les poignets liés par ces sauvages… Il a la frime sur le rude bois. C’est du tek !

Un zig au torse nu, le Samson de la reine, assure le manche de la hache dans ses monstrueuses mains assassines. Doucement, avec d’infinies prévenances, il met le tranchant de l’arme sur le bout de cou du Gros (à force de galimafrer, il n’a presque plus de cou, Béru, sa tronche est posée sur ses épaules comme une courge sur un mur.)

J’ai la tête qui me tourne, mes amis. Tout bastringue. Je vois la terrible lame qui, lentement, se redresse, bien perpendiculaire à son terrible objectif. Elle monte sans frémir vers la voûte suintante, accaparant tous les reflets qui se sont fourvoyés en ce cul-de-basse-fosse. Le visage du bourreau est tendu, hermétique (on joue à bourreau fermé, quoi, c’est là que je voulais en venir).

Une fois à la verticale de l’homme, la hache reste en suspens. Et puis il y a un sifflement dominé par un hurlement de kamikazé (comme le sirop des Vosges). Un choc sourd, vibrant. Les larmes brouillant ma vue tombent. Je vois ! Je n’en reviens pas, ni personne, excepté Béru. Ah ! le gaillard ! Ah ! l’invincible ! Ah ! le rapide ! Comment un corps si embonpointé peut-il accomplir des gestes si fulgurants et si précis ?

Au moment où on lui liait ses poignets aux anses du billot, Pépère les a fait gonfler à l’extrême, c’est un truc connu des malfrats qui parfois font de même lorsqu’on leur passe le cabriolet. En outre, dans leur précipitation, les gardes houspillés par le barbu n’ont pas fait trente-six nœuds, si bien qu’à la toute dernière seconde, Grosse Pomme a tout fait péter d’une fabuleuse détente et la lame de la hache n’a fait que lui effleurer la joue.

Personne n’a eu le temps de concevoir qu’il est déjà debout, le bon taureau. D’une seule main il arrache la hache du billot et mouline comme un dingue.

Les tronches pleuvent autour de lui comme des noix fouettées par deux gaules. Il a une crise de dinguerie furieuse. Il hurle sa rage, sa survie, son obstination à se poursuivre, à Anvers et contre tous.

Il carnage à tout berzingue. Et rrran, et rran !

Moi, vous me connaissez ? Mes instants de stupeur ne sont jamais de longue durée. D’une double bourrade je me défais de mes gorilles affolés. Unissant mes efforts à ceux de mon hacheteur éventuel (car Béru n’a pas tellement l’habitude de manier la hache), je m’empare d’une gigantesque paire de tenailles et je décime additionnellement.

Ça tombe autour de nous. Mais nous ne perdons pas de temps à dénombrer les pertes de l’adversaire. Les bilans des batailles, comme ceux des maisons de commerce, ne se font pas en cours d’exercice. Notre objectif, c’est la lourde, point hautement stratégique. Ceux qui ne sont pas K.O. sont à plat ventre, ce qui les rend tout aussi faciles à enjamber. En moins de temps qu’il n’en faut à un discobole pour morfler une contre-danse en zone bleue, nous atteignons la porte, la refermons et la verrouillons. Cette première étape vers le salut franchie, nous nous accordons quelques instants pour respirer. Nous sommes haletants, mais radieux ! Croyez-moi, ou allez vous faire beurrer le trésor afin de mieux pouvoir utiliser les paratonnerres comme tabourets, mais j’ai envie de rire. Cette renversée quasi miraculeuse. Cette fantastique pirouette du destin.

— Des comme toi, Gros, m’époumoné-je, des comme toi…

— Je sais, m’interrompt-il charitablement. Et maintenant ?

Dans la grotte y a du sacré bigntz, je peux vous le dire. Ça remue-ménage sans ménagement. Et puis, brusquement, le silence se fait. Des coups d’une résonance particulière se mettent à vaser sur la porte. Un roulement précipité avec, par instant, des périodes de silence.

— Ils jouent du tambour ? s’ébahit le Gros.

— Non, mon pote, ils téléphonent !

— Qu’est-ce tu débloques ?

— La vérité, ils utilisent le tam-tam pour donner l’alerte, on ne va pas tarder à déguster des renforts…

— Alors magnons-nous !

Tout en répondant à cette invite, je continue de penser que nos peaux ne valent pas grand chose à l’heure où je mets sous presse ! D’abord parce que la peau de Blanc se déprécie à toute vibure aux jours de ces jours-ci, ensuite parce que nous nous trouvons dans le sous-sol d’un palais possédant une seule issue. De plus, quand bien même nous parviendrions à en sortir, n’oubliez pas que Merdabéru est une île perdue en plein Pacifique !

Néanmoins, notre tempérament combatif n’étant plus à vanter, nous jouons notre va-tout.

Pour commencer, c’est l’escalade des degrés très roides donnant accès au rez-de-chaussée. Ils furent taillés dans le roc et sont assez glissants.

Nous en avons escaladé les deux tiers lorsque des guerriers Matuvu[23] surgissent. Oh ! Oh ! des marches. Ils sont armés de lances qu’ils braquent dans notre direction. Comment passer outre ce rempart ? La hache trop courte du Gros est impuissante. Il ne peut que la balancer dans le tas, mais APRÈS ?

Les faces luisantes où les regards brillent sauvagement guériraient le hoquet d’un marteau-piqueur. Que faire ? Rien !

C’est pourquoi nous nous arrêtons.

— Bonjour, Messieurs, salue Béru d’un ton courtois.

Au lieu de répondre, les « messieurs » poussent un cri pareil à une exclamation de surprise. Quelque chose dans le genre de « Tiens » et, en chœur, descendent deux marches, puis s’arrêtent.

— Quels sont tes projets, mec ? s’informe Béru sans me regarder. Après tout, c’est toi le boss, je te laisse responsabiliser.

Une idée me vient. Elle ne vaut que par l’espoir que je mets en elle.

— Carre-toi la paluche dans le clapoir, mec, débloque ta salle à manger deux pièces et virgule-la-leur, s’ils n’ont jamais entendu causer de la prothèse dentaire, ça les épatera !

— T’as pas déjà fait ce coup-là dans « Y’a bon, San-Antonio » ? s’inquiète le Consciencieux.

— C’était avec un œil de verre, gars. Et, de toute façon, si nos lecteurs s’y trouvaient, ces guerriers, eux, ne s’y trouvaient pas !

Vaincu, le cher Béru passe à l’action. Il pousse un grognement, s’introduit le pouce et l’index dans la bouche et d’un coup sec, dégage son matériel à pique-niquer. Lors, il le brandit au-dessus de sa tête en roulant des yeux féroces.

L’effet dépasse mes espérances. À cela près, du moins, que là où j’escomptais l’effroi, je récolte la tempête.

De rires !

Faut dire que Béru sans ses dominos, c’est quelque chose de pas soutenable. Sa figure devient flasque et ses joues lui pendent des mâchoires. Il a la bouille du cador qui fait de la pub pour une marque de godasses.

Les guerriers du premier rang commencent à se cintrer, puis ça gagne le second rang, le troisième… Ils se claquent les cuisseaux comme des frénétiques, les redoutables Matuvu. Ils en laissent quimper leurs lances ! Ile se montrent Béru du doigt. Ils s’étranglent. Ça les désopile.

— Eh bien ! eh bien, les gars, proteste mon ami, est-ce que ce serait que vous vous payez ma fiole, ou quoi donc ?

Le fou rire, comme le président de la Republique française, est général. Il a la vertu de survolter Béru, lequel planque son râtelier dans sa fouille.

— On va voir, déclare le Bestial, on va voir, mes gamins…

Il cramponne le premier qui se trouve à sa portée par la jugulaire de son cache-sexe et le déséquilibre violemment.

Le gars bat l’air de ses deux bras et me choit sur les endosses. Je file un petit coup d’épaule au moment propice, si bien que le rieur va éternuer sa marrade sur l’angle de la dernière marche.

Les autres hurlent de joie. Ils trouvent poilant l’exploit de Béru. Alors, le Gros devient fou. Le voici sanglier forçant la meute ! La colère lui fait pousser des défenses à la place de ses crocs empochés.

Terrifie, je vous dis ! Tornade humaine ! Cyclone à quatre membres dont les inférieurs sont supérieurs aux supérieurs. Hélas, les gardes réagissent. Lorsque le quatrième se pète la coupole et qu’il y en a un tas au pied de l’escalier, saupoudré de ratiches et arrosés de sang, les crépus de la touffe commencent à moins rigoler.

Ils récupèrent leurs hallebardes. Et, contrairement aux gardes suisses, ils ne vont pas pontifiquer. Y’en a un, particulièrement féroce qui s’apprête à embrocher le Gravos. Il est accroupi, ce méchant lancier. Entre les cannes de ses potes qu’il mijote son assaut. Je me sers de mes tenailles comme d’un projectile et il les chope sur le museau. Bloinggg ! Il part en avant, glisse sur les marches humides. Je cramponne sa lance au passage et le laisse poursuivre sa coulée.

— En avant ! je hurle.

Une charge, retenez bien ça, mes frères, doit toujours s’accompagner de cris pour être efficace. L’oreille, c’est la faiblesse du combattant. C’est à cause d’elle qu’il s’écoute ! Donc, il convient d’user et d’abuser du bruit pour dérouter l’adversaire.

Je fonce. En me voyant et en m’entendant charger avec brusquerie, moi qui, jusqu’alors, occupais une position inférieure, ils ont un brusque mouvement de recul. Nous abusons de ce repli. Le flux les apporta, le reflux les emporte ! Ça réveille les ardeurs béruréennes un moment calfeutrées. Il reprend sa hache de guerre, Béru. On dirait le Grand Ferré, tel que le popularisait mon livre d’histoire cours élémentaire première année. Le Grand Ferré, célèbre anglophobe… Mort en 1358 ; mais vous vous en foutez, et lui aussi maintenant. Nous bousculons l’adversaire, le taillons en pièces. Vlan ! Plouf ! Boinggg ! Ouille ! Faut que ça passe ou que ça dise pourquoi !

Ça passe !

Nous voici dans une vaste pièce qui sert de resserre. Nos adversaires, refoulés, s’y réorganisent, l’espace leur redonnant de l’audace. Ils demi-cerclent pour nous cerner mais nous usons de subterfuges. Des barils de je ne sais quoi (mais pleins) étant empilés dans un angle du local, nous nous mettons à les dépiler afin qu’ils roulent et se propagent.

Ce flot roulant oblige les guerriers à s’écarter. Alors nous prenons la porte en vitesse. Manque de bol, elle ne comporte pas de verrous. Nous traversons les cuisines du palais où des femmes vêtues seulement de gants de caoutchouc (la reine est très à cheval sur l’hygiène) préparent déjà le repas du soir en mâchant du manioc pour en faire une soupe de tapioca.

Sans ralentir notre allure forcenée, nous faisons tomber tout ce qui se trouve sur notre passage, manière de freiner le rush de nos poursuivants. Les tabourets, les ustensiles de cuisine, les sacs de victuailles, tout un incroyable fourbi jonche le sol.

Le plus efficace, c’est le tonneau d’olives… Les frénétiques Matuvu dérapent dessus et se ramassent des bûches Denoël.

La cuisine passée, nous revoilà dans la salle à manger, déserte à cette heure, si l’on veut bien compter pour du beurre noir les trois paumés occupés à fourbir la vaisselle d’or en crachant dessus et en la frottant avec la peau de leurs vestibules (ce sont les fameux orchitiers-laveurs des Malotrus). Ils nous regardent passer d’un œil surpris, puis se tournent vers la horde salopante qui débouche à son tour.

Notre affaire ressemble à ces films muets basés sur des poursuites farfelues. II n’importe. Une poursuite continue de faire bien dans une histoire. Y’a des recettes éprouvées qui ne seront jamais réprouvées.

La salle à orgies est traversée. Nouvelle porte ! Maintenant c’est la salle du trône. Nous débouchons dans un tableau magnifiquement composé, style Sacre of Napoléon, le brandy de l’estomac.

La reine Kelbobaba sur son plantureux trône. Des esclaves l’éventent car elle a des digestions laborieuses.

Elle est entourée de sir Dezange, en jaquette et pantalon rayé, ayant à son cou l’ordre de la jarretelle et à sa droite, le général Mac Seynett de l’amirauté. De William, le secrétaire et du général Latumefey-Shier des services compris britannouilles. La converse doit être vachement serious, car ils arborent tous des mines un tant soit peu sinistres.

— Mes respects, Majesté ! crié-je, en traversant la salle au triple galop.

— Mon cœur ne bat que pour vous, ma beauté ! renchérit Béru.

Nous n’avons pas le temps de déguster la stupeur de ces messieurs-dames. Déjà une nouvelle porte. Tchao, tchao, bambino ! Heureusement, les guerriers stoppent devant leur reine. Ils ont trop de respect pour continuer de courir en sa présence. De plus, elle les interroge pour savoir ce qui se passe. Nous jouissons donc d’un certain répit.

Cette fois, nous v’là dans un couloir… Les lourdes s’y multiplient. Nous dubitativons de conserve, Béru et moi, ce qui nous permet de reprendre notre souffle.

— Qu’est-ce que ? demande le Gros Ferré.

À cet instant, une lourde s’ouvre et un gigantesque personnage passe la bouille dans le couloir. Il s’agit du chef eunuque chargé du service des esclaves blanches, un dénommé Latume-Lakoupe, brave garçon au demeurant malgré sa misogynie prononcée.

En un peu moins de très peu de temps, je mets une patate sur la nuque de l’eunuque et il va voir par terre si j’essuie. Nous le refoulons, pénétrons dans l’arène, relourdons.

Les demoiselles blondes qui furent nos compagnes de voyage s’exclament devant notre intrusion.

Je mets un doigt sur mes lèvres et je fais « chut ». Bien que je l’aie dit en français, elles comprennent qu’il y a danger et cessent de glapir.

L’une d’elles, la plus ravissante, celle qui a des yeux verts, un grain de beauté sur la cuisse droite et les seins en forme de poires-avocats, s’approche de nous.

— Que se passe-t-il ? me demande-t-elle en anglais, malgré qu’il ne s’agisse pas de sa langue d’origine.

— Nos vies sont entre vos mains (pour ne pas changer), réponds-je. Ces idiots de Malotrusiens nous ont condamnés à mort et veulent nous couper la tête…

— Qu’avez-vous fait ?

— Une bonne action, ma jolie.

— Quoi ?

— Nous sommes français et nous nous sommes fait passer pour anglais, vous voyez bien que c’était une bonne action dont le Royaume-Uni avait tout lieu de se féliciter.

Elle sourit.

Well[24], dit-elle, qu’allez-vous faire ?

— Je vous le demande !

Elle se tourne vers ses potesses et leur jacte un truc rapide en scandinave moderne. Aussitôt, les belles enfants nous font cacher sous leurs plumards. Après quoi, elles s’activent pour réveiller Latume-Lakoupe de son K.O. Elles lui affirment que nous avons continué notre route dans le couloir. Sur ces entre-fesses, la garde surgit, renforcée.

Je me dis alors que si les archers ont pour deux ronds de chou, ils vont tout fouiller, mais comme ils n’en possèdent que pour cinquante centimes, ils continuent de galoper dans les couloirs et le calme revient.

Nous restons bloqués sous nos plumards, biscotte l’eunuque ne quitte pas l’appartement des toutes belles. Il a repris sa place dans un fauteuil Loulou XIII et se met à lire Malotrus-Dimanche histoire de se relaxer. Le dernier numéro est passionnant pour le sujet d’une monarchie absolue, puisqu’il relate les amours de la fille d’un président de république avec un marchand de fromages.

La lecture opérant son œuvre, l’eunuque ne tarde pas à s’assouplir, puis à s’assoupir. Lorsqu’il en écrase, la magnifique esclave blonde vient me rejoindre sous mon lit. Elle me dit son blaze : Vicky Hinegue. Comme elle est obligée de parler bas, elle approche ses lèvres de mon visage. Et je le déplore d’autant moins qu’elles sentent la fraise et la femme.

CHAPITRE QUATRE

Vous allez vous dire, avec ce cartésianisme qui vous pousse à demander des cartes chaque fois que vous vous asseyez à une table de jeux, vous allez vous dire, mes bons vilains, il déchoit un peu, notre San-A. Le v’là qui monte en mayonnaise avec une gonzesse dont le job consiste précisément à donner du bon temps à ceux pour qui le bon temps c’est de l’argent ! Honte à lui ! L’homme qui ne réserve pas ses ardeurs à d’honnêtes femmes adultères se ravale un rang du pigeon ! Vous vous dites tout ça parce que vous êtes jalminces, ça part d’un bon ressentiment, somme toute. Si j’essaie de me disculper à vos yeux, n’en déduisez pas que je me sente morveux. Simplement, j’ai des scrupules, mes frères. Je me crois concerné par votre bêtise, alors j’essaie de lutter contre pour en atténuer les conséquences. Mon ambition secrète, c’est pas les bicornes, les prix Duchenock et les merdailles, mais qu’au moment où je cannerai, si c’est pas trop furtif, un gus quelconque se penche sur mon cercueil-studio et dise quelque chose dans le genre de : « T’as bien bagarré contre la connerie, San-A. T’as essayé de montrer à tes temporains à quel point il est c… d’être c… quand on est c… et combien ça l’est davantage encore lorsqu’on joue au c… sans l’être[25]. » Voilà, c’est tout ce que j’aspire, mes lapins. Vous ne viendrez pas dire que j’exigeante ! Au besoin vous pouvez recopier la phrase et venir la ligoter le moment venu devant mon coffret à bijoux. Ainsi ça donnera peut-être envie de me lire aux assistants et les droits d’auteur continueront de vaser pour mes veuves et mes orphelins.

Vicky, pour vous en revenir à la pauvrette qui poireaute sous le plumard avec ses lèvres rivées z’aux miennes (car vous vous doutez bien que je n’ai pas perdu mon temps pendant que je dissertais), Vicky, disais-je, a choisi de faire sa carrière dans l’amour, comme d’autres s’engagent dans l’armée, chez les caramélites ou troupes théâtrales d’assaut de Jean-Louis Barrault. C’est une scientifique de l’acte de chair, comprenez-vous ? Une technicienne, une tacticienne, une patricienne plus qu’une péripatéticienne. Moi, une polka experte, je la retapisse à sa façon d’embrasser.

Tenez, on fait un concours si vous voulez. Vous sélectionnez douze bergères masquées, je les embrasse et leur donne une note. Eh bien ! je vous parie que ma cotation sera la même que celle qu’établira un jury spécialisé dans le grumage de radasses. Parole ! Le temps de compter jusqu’à quatre, et je vois à qui j’ai affaire. Vicky, sans charrier, c’est du grand art. Y’a tout qui participe. Une vraie femelle, faut qu’elle fasse l’amour avec ses cils, les ailes de son nez, les battements de son cœur, la sueur de ses tempes aussi bien qu’avec son compteur Geiger. Elle s’engage entièrement dans la cérémonie. C’est ça la ferveur. Les Sainte-Blandine de l’amour !

Au bout d’un moment, on oublie l’exiguïté de ma planque, le critique de l’instant, la menace de l’eunuque qui, dans son rêve, est en train de se demander pourquoi, diantre ! il est né sous le signe du taureau.

Je le vois, depuis mon dessous de pucier, le cher platonique, qui fut soustrait jadis à l’infection de ses parents (ils habitaient un bidonville) pour commencer sa dure carrière d’eunuque.

Tout en prouvant à Vicky que sa présence à mes côtés a retenu toute mon attention, je ne puis détacher mes yeux de ce pauvre Latume-Lakoupe. Ce qui me permet, tout en surveillant le dormeur, de remercier le ciel des performances qu’il m’aura permis de réaliser pendant mon passage terrestre.

Sous le pageot voisin, Béru essaie de héler une fille pour sa consommation personnelle mais ces demoiselles sont fourbues. Le banquet les a mises K.O. et, si j’ose m’exprimer de la sorte, elles ne sont pas pressées de remettre le couvert. Aussi font-elles la sourde oreille, ce qui file Alexandre-Benoît en renaud. À un moment donné, le frénétique personnage se permet des « pssst ! hep ! héééé ! hooo ! » si bruyants que l’eunuque se réveille. Je le vois qui soulève un store. Il ne remue pas… Il reste évasif, mais à l’intérieur de sa bouille, il prend lentement conscience d’une présence étrangère, je le pige à un papillotement de plus en plus précipité de ses paupières.

Alors là, mes amis, un dilemme se pose à votre cher San-A. « Ou bien il interrompt l’exercice éblouissant auquel il se livre pour neutraliser une fois de plus Latume-Lakoupe avant qu’il ne soit trop tard. Ou bien il va jusqu’au bout de son propos et accepte les risques susceptibles d’en découler. Ai-je le droit de risquer la vie du Gros en même temps que la mienne ? Oui, puisque c’est cette truffe immonde qui vient de créer le danger en sollicitant les pures jeunes filles. Et il continue, cette espèce de bouc en train ! Imaginez qu’il s’enhardit à leur parler, aux ravissantes esclaves blondes. Il leur dit des « Ho, les mômes, soyez pas vaches avec moi ! On se connaît, non ! Vous savez bien qu’avez mécolle c’est pas le travail à la chaîne, mais le bon vieux artisanat de papa ». Et puis, comme il se souvient qu’elles ne pigent pas le français, il mobilise toutes ses connaissances linguistiques. « Hello, bitte, señoritas ! Come vouize me, fräuleins. Béru il gode for you ! ».

Les mômes pouffent.

Béru pousse son pif.

Et moi je ne m’en fais paf outre mesure.

En attendant, l’eunuque, lui, se réveille tout à fait.

Drôle de conjoncture ! Faut que je me hâte d’atterrir, les gars ! Que je balise la piste en vitesse. Que je me sorte le train. Que je me branche sur le radar. C’est le moment d’attacher sa ceinture et de mouler le pilotage automatique pour prendre les commandes.

Se souvenant du crochet de tout à l’heure, et sachant qu’en aucun cas il ne saurait être remboursé par la Sécurité Sociale, Latume-Lakoupe bondit hors de son fauteuil et sort. Une fois dans le couloir, il relourde et rameute la garde. C’est à ce moment que je conclus mes entretiens privés avec Vicky. Elle ne perd pas le nord, la môme, et elle a d’autant plus de mérite que nous nous trouvons à la hauteur du tropique du Capricorne (d’abondance).

— C’est foutu, lui dis-je, mais je te remercie pour la partie d’extase, ma poule, comme dernière cigarette on ne peut pas souhaiter mieux !

Elle me saisit le bras :

— Attends ! fait-elle, tout n’est pas perdu !

— Penses-tu, avec ces pièces sans fenêtre on est marron !

En guise de réponse, elle se met sur le dos (nous avions manœuvré sur le côté), et je la vois passer sa main entre les lames du sommier de bois assez rudimentaire.

— Eh, dis donc, don Juan, m’interpelle le Gros, faudrait peut-être se mettre en position de châtaigne, m’est avis qu’on va voir débouler les lanciers.

— Ne t’en prends à personne, hé, Goret nauséabond, c’est toi qui as réveillé l’eunuque en hélant ces jeunes vierges.

Je me tais, abasourdi par la stupeur. Vicky retire des entrailles de son matelas éventré une sorte de bouteille thermos dont elle dévisse prestement le bouchon. Elle renverse la bouteille. Un tube d’environ quatre centimètres de diamètre, long de quinze, pointu du bout et pourvu d’un bouton rouge sur le côté gauche (lequel ne demande qu’à devenir un côté droit pour peu qu’on fasse pivoter le tube) lui tombe dans la main.

Elle me le présente.

— Prends ! dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un hypnovaporiso à bradabrant comprimé… Il y a là-dedans assez de gaz soporifique pour endormir tout le palais. Il suffit de braquer l’extrémité du tube sur les assaillants et de presser légèrement le bouchon.

— Et alors ?

— Tu verras…

— Comment se fait-il que tu possèdes un joujou de ce genre, Vicky ?

Elle sourit.

— Tu ne vas pas me reprocher de prendre des précautions lorsque je voyage !

Pas le temps de converser plus longtemps. La porte s’ouvre et les gardes se ruent dans la chambre. N’écoutant que le conseil de Vicky, je dirige la pointe du tube dans leur direction et j’appuie sur le bouton.

C’est de la magie, mes amis ! Vous m’esgourdez attentivement, hein ? De la magie ! Ces messieurs s’effondrent mollement et à qui mieux-mieux, ce qui n’est pas incompatible. À mesure qu’ils se pointent, voyez rez-de-chaussée ! Ils se retrouvent le nez sur le tapis. Et le plus formide, c’est que nous ne sommes pas incommodés le moins du monde.

J’en fais la remarque à Vicky. Elle me donne un cours de chimie gazandormante développé. Le gaz est projeté si fortement et il est si volatil, comme disait une poule qui disposait d’un e muet[26], qu’il n’a pas le temps de se disperser. Il paralyse le cerveau de ceux qui le respirent en une fraction de seconde et ce, pour une durée qui varie entre deux heures et six mois.

Nous sortons de sous nos plumards. Béru est interloqué bien que n’appartenant à aucun milieu interloque.

— Où que t’as piqué ça, San-A. ?

— Je l’ai trouvé dans une surprise de la catégorie « petite fille », Gros, expliqué-je en me redressant.

Je me rajuste, sans lâcher l’appareil.

— Il a beaucoup d’autonomie, ton extincteur à volonté, chérie ?

— Je t’ai dit que tu avais là-dedans de quoi endormir tout le palais !

— Je te jure que tu es la fée Marjolaine dans ton genre.

Et encore, entre nous, puisqu’on ne se cache rien, je peux vous avouer que la fée Marjolaine ne devait pas s’envoyer en l’air aussi bien que Vicky. Elle pouvait tricoter de la baguette magique, l’équivalent n’était pas réalisable, je m’en porte garant.

— Conservez-le, me dit Vicky. Et maintenant disparaissez !

Je refoule tout ce que j’ai à lui dire et surtout à lui demander. Un signe au Mastar, et nous enjambons (de Bayonne) cette nouvelle moisson d’allongés.

Comme nous gagnons le couloir, une nouvelle fournée d’alertés se pointe, en provenance de la salle du trône. Ils ont droit à la petite giclouille-maison et partent sans se faire prier pour le pays du L.S.D.

— En somme, remarque le Placide, c’est comme qui dirait l’arme absolue, mec. S’agit seulement de manœuvrer ton vaporisateur avant que l’ennemi défouraille sur toi. Heureusement que ces gardes n’ont que des armes blanches[27].

Il y a maintenant une bonne vingt-deuxaine de pèlerins étalés sur les dalles du couloir.

Je me dirige jusqu’à la lourde que j’écarte un tantinet pour filer un coup de robert sur les intérieurs de la salle.

La reine Kelbobaba est toujours en conversation animée avec les Anglais.

Le barbu, délivré, les a rejoints et vitupère comme un perdu. Il décrit des moulinets avec le sceptre royal, qui se met à ressembler au spectre solaire. Il est en train de prononcer un méchant anathème contre nous qu’il traite de pirates, de démons démoniaques et tout… Il conseille à sa souveraine de nous infliger une mort horrible. Il nous verrait assez avec des colonies de fourmis rouges dans le rectum, ou alors qu’on nous fasse de la grande acupuncture avec des aiguilles à tricoter frottées d’ail… La pauvre grosse reine paraît toute triste. Mais son conseiller insiste, il requiert le renchérissement des Rosbifs, et il l’obtient. Sir Dezange affirme qu’on devrait nous fusiller pour espionnage. Charmante attention, non ? Kelbobaba lui objecte que ses guerriers ne peuvent se servir de fusils, car ils ont peur des détonations. Le seul zig qu’on ait passé par les armes, Abba Lakalote, un farouche révolutionnaire, s’est vu introduire des balles dans le corps non pas à l’aide d’un fusil, mais par le truchement d’un vilebrequin.

À ce stade, cela cesse d’être une exécution capitale pour devenir un travail d’incrustation. Du coup, un général anglais suggère qu’on nous brûle vifs. V’là cinq cents ans que ça les obsède dans leur famille (il avait un aïeul qui servait comme pyroman-chef à Rouen en 1431). Cette fois, la moutarde commence à me dégouliner des naseaux. Je trouve qu’ils attigent un chouïa, les camarades de l’entente cordiale ! Qu’on se bricole des coups bas pour faire prévaloir nos missions, je veux bien ; mais de là à préconiser la mort de l’adversaire, y’a qu’un faux pas, qu’ils franchissent allègrement.

Je vous parie un lit à colonnes contre Œdipe à Colone que je vais me fâcher, que je me fâche, que ça y est : me voilà fâché.

J’écarte grande la lourde et je m’avance d’un pas lourd vers le trône.

Glapissement du devin Nikola qui nous aperçoit le premier et hurle aux gardiens du trône l’ordre de s’assurer de nos personnes ! C’est la ruée. Tchliiik ! Une petite prise surprise et ces bons guignols s’écroulent. Le sceptre du devin se met à pendre comme un lendemain de noces. Il n’en revient pas. Les Anglais, eux, ont illico réalisé la nature de ma seringue. Avec un ensemble touchant, ils portent la main à leurs vagues pour dégainer leurs rapières. Deux petites pressions sur le bouton et les représentants de la grande Albion rejoignent, sur les marches du trône, les endormis de frais.

C’est la panique dans la volière. Les vierges d’apparat, les valets de bains de pied de la reine, ses torche-miches, ses éventeurs, ses éventreurs, ses épousseteurs, ses dépisteurs, ses porte-bannières, ses mastiqueurs, ses taste-poisons, ses goûte-plats, ses gâte-sauces, ses biographes, ses gratteurs de luth, ses gratteurs de c…, ses lécheurs d’élite, ses bêcheurs spécialiés, sa brigade des rieurs serviles, ses lanceurs de pétales de rose, ses minimiseurs, ses bourreurs de mou, ses arrangeurs de faits divers, ses inventeurs de gloire, ses tisseurs d’auréoles, et ses sorciers-sourciers se débinent par tous les trous, comme rats affolés. Ils se ruent hors du palais. Pas un mot, la grande peur est muette ! Seulement un piétinement nombreux, un froufrou d’étoffe…

Nous ne sommes plus que quatre personnes lucides dans la salle du trône : la reine, le devin, Béru et votre serviteur. Grâce à la belle et mystérieuse Vicky, je contrôle la situation.

Vachement pâlichonne, la souveraine ; sa graisse devient verdâtre sous la peau bistre. Ça la faisande sacrement, la frousse.

Je m’empresse de la rassurer.

— N’ayez pas peur, Majesté, nous ne vous voulons aucun mal, à vous ni à vos sujets, pas même à ce vieux brigand qui prétend vous conseiller et qui trafique dans votre dos, ajoute-je en désignant le barbouzard. Car il va vous l’avouer lui-même qu’il négocie des pots de vin avec les Anglais. N’est-ce pas, cher devin ?

Il craquerait des dents s’il en avait encore, Nikola. Il va sûrement faire de la gingivite en tout cas.

Il regarde les bonshommes inanimés, les prend pour morts et bredouille :

— C’est vrai, c’est vrai, j’en demande très humblement pardon à sa gracieuse et puissante Majesté, que le Dieu Félakète la protège, que la déesse Onkonsemé étende sur son auguste tête…

— Auguste toi-même, hé, sac à poux, éclate Béru. Va te faire raser, vilain ! Alors môssieur chambrait ma belle jesté, en loucedé ? Môssieur Quinze-pour-moi se remplissait les fouilles en profitant de ce que sa gentille patronne qu’est le bon cœur incarné, n’y mordait que tchi ! Ah ! je me retiendrais pas, un presse-varices qu’a tort[28] de ce t’acabit, j’y morflerais la gogne jusqu’à ce qu’il existe plus !

Un rire argentin (bien qu’elle soit nordique) retentit et, comme ma parenthèse l’aura déjà fait comprendre aux moins ballots d’entre vous, Vicky paraît.

Elle est radieuse. Ses belles camarades l’escortent.

— Ce que votre ami est amusant dans sa colère, me dit-elle.

— Comprendriez-vous le français, par hasard ? sourcillé-je.

— Je parle couramment sept langues, mon cher ami, rétorque la belle donzelle. Quand quelqu’un parle sept langues, le français est fatalement inclus dans celles-ci !

Elle arrive à moi.

— Que pensez-vous de mon gadget ?

— Merveilleux, vous devriez le faire breveter.

Je m’arrête de plaisanter car un groupe de types viennent de faire irruption dans le palais. Ils sont armés de lances et de couteaux et ne portent pas d’uniformes. Ce sont des gars du peuple venus à la rescousse, je suppose. Je m’apprête à les vaporiser, mais Vicky intervient.

— Non ! Pas eux ! dit-elle, ce sont des amis à nous !

— Des amis ! sursauté-je.

— Je vous promets de vous raconter tout cela par le menu, déclare Vicky en tendant la main vers son ustensile. Vous permettez ?

Elle m’ôte d’un geste déterminé le tube magique des doigts.

— Excusez-moi, ajoute la fille, on continuera cette conversation plus tard. En attendant, je vous remercie d’avoir fait le plus gros du travail.

Elle braque son appareil contre moi. J’ai juste le temps de voir son pouce délicat presser le bouton rouge. Tout cesse immédiatement.

CHAPITRE CINQ

Un train rapide passe en sifflant et en tambourinant des traverses dans ma tête. Je suis sous un tunnel. Et puis, instantanément, c’est le jour et le train s’éloigne. Je rouvre les yeux, aussitôt lucide. Tout est très net. J’ai l’impression de voir le pouce manucure de la môme Vicky sur le bouton rouge, mais non. Je suis allongé sur une peau de tigre. Je n’ai pas du tout mal au crâne. Au contraire, je me sens éminemment dispos.

Mon cerveau émet la prétention de me lever, mais mes membres ne peuvent lui obéir du fait qu’ils sont entravés avec du gros fil de nylon. Je tourne la tête et j’aperçois Béru, encore endormi à mon côté. Au-delà de Béru, il y a un immense tas de couleurs : la reine Kelbobaba, envapée idem, et pareillement garrottée, et puis le devin Nikola. Je me trémousse dans le sens contraire, et c’est pour apercevoir sir Dezange sur ma droite, pleinement réveillé. Il n’est pas seul puisque ses collaborateurs gisent aussi sur les peaux jonchant la pièce où l’on nous a saucissonnés et qui doit être la chambre à coucher de Sa Majesté.

En remuant encore la tête, j’achève de considérer les lieux. Je vois un grand diable quasiment nu, au crâne bas, au nez complètement aplati, qui affûte un sabre, adossé à la porte.

Deux autres gus peu amènes sont assis sur le lit de Sa Majesté et y dégustent chacun un gigot de porc-épic en nous filant des regards sanguinolents.

Well, il semblerait que les choses n’aient pas évolué comme vous le souhaitiez, depuis votre intervention ? remarque très calmement Harry Dezange.

— En effet, reconnais-je, il y a eu comme un défaut.

— C’est-à-dire ?

— Le personnel amoureux que vous avez recruté pour l’agrément de Sa Majesté, s’il fait montre d’une superbe conscience professionnelle, ne me paraît pas des plus dignes de confiance.

Et je lui relate ce qui s’est passé avec Vicky, comment la jeune fille nous a sauvé la mise, la manière dont elle m’a confié son lance-sommeil, et pour conclure celle dont elle l’a utilisé contre moi.

Sir Dezange, pour lequel j’ai moins de ressentiment depuis que nous sommes devenus compagnons d’infortune, hoche la tête autant que le lui permettent ses liens.

— Ces filles ont été recrutées dans une officine de Stockholm, dit-il, mais je crains, en effet, que nous ayons été joués par un troisième larron, my dear[29].

— Qui serait ?

— On ne peut que faire des suppositions…

Béru fait entendre un vagissement.

— Pour moi ça sera un petit Brouilly-framboise, articule le Savonneux, ça décrasse.

Puis il refait surface et gronde :

— Mais qu’est-ce qu’on fout là !

— On se repose, Gros. Tous allongés à la même enseigne !

— Il s’est passé quoi t’est-ce ?

— Une révolution de palais, les demoiselles de petite vertu se sont rendues maîtresses de la situation après s’être servies de nous comme de détonateurs.

Il tète sa langue desséchée et grogne :

— T’es en plein délirium, mon pote, qu’est-ce que ces souris ont à fiche du château !

— C’est ce que j’aimerais savoir !

Voilà que la reine reprend conscience à son tour. Elle s’offusque drôlement, la mère Kelbobaba. Ligoter une souveraine, elle trouve qu’il faut un certain toupet. C’est faire montre d’une témérité forcenée. Les auteurs d’un pareil forfait seront châtiés.

Bérurier, philosophe, tente de la calmer :

— Ma petite reine, dites-vous que c’est rien comparé à ce qui est arrivé à Louis XVI. Ce pauv’ monarque, lui, il a éternué dans les sciures de souches…

Sur ces paroles évocatrices d’un sanglant passé, la porte s’ouvre violemment pour permettre à une horde d’investir la chambre royale. Ces goujats ne respectent rien : pas plus les belles jardinières constituées par des pneus peints en blanc que la coiffeuse en provenance de la galerie des glaces Lafayette.

Ils renversent les meubles (en malotrusien : li meubles), ouvrent les tiroirs, s’emparent de leur contenu, crachent sur le portrait du feu roi qui fut offert à celui-ci par Pierre Lazareff et, sur lequel, en reconnaissance, le défunt monarque a tracé d’une écriture ferme : « J’élis toujou François ».

— C’est une indignité ! Une forfaiture ! Une infamie ! annonce sévèrement Kelbobaba. Vous serez tous pendus par les pieds sur la place, jusqu’à ce que les mouches laissent vos carcasses aussi blanches que si on les avait lavées avec OMO.[30]

En guise de réponse, les révolutionnaires se déculottent, ce qui est une façon sommaire, mais efficace d’exprimer à une personne le peu de cas que l’on fait de ses paroles.

Après avoir tout mis à sac et à sec et labouré comme des socs pour récupérer le suc (sic) ces malotrus de Malotrusiens s’emparent de nos personnes de la façon la plus déplaisante qui soit : en les saisissant par les pieds, et ils les traînent dans la salle du trône où l’atmosphère a bien changé. On a brisé le monumental fauteuil de la reine à coups de masse et les éléphants-accoudoirs, complètement détrompés, absolument sans défense, ne ressemblent pas plus à des pachydermes que la Vénus de Milo à Bouddha. Sur le dossier, ou plus exactement, sur ce qu’il en subsiste, on a placé le pavillon révolutionnaire, lequel est entièrement rouge, avec, écrit en travers, cette farouche devise : « Vive la raie biblique » !

Une table rudimentaire : simple planche de sycomore placée sur deux tréteaux de palissandre, a été dressée au beau mitan de l’immense local. Une flopée de gus bien farouches, qui se sont mis des lunettes pour faire intellectuels, mais qui en ont ôté les verres afin que leur vue ne soit pas perturbée, siègent derrière cette redou-table table. Il y a là l’ancien ministre des P.T.T.T. (postes et tam-tam-téléphones), l’ex-garde des Sceaux (à ordures), le ci-devant chef de la saison militaire (y’a pas d’armée pendant la saison des pluies), le secrétaire général du syndicat des sorciers, l’érecteur de la Faculté des grigris et totems et, dirigeant l’aréopage, Anar Chizan, le leader révolutionnaire proscrit, lequel depuis son exil à Levallois-Perret, dirigeait le groupement malotrusien libéré.

Derrière Anar, j’aperçois, se faisant toute petite, la môme Vicky.

Un mec qui se croit obligé de faire du foin, c’est le devin Nikola ! Il traite les révolutionnaires de félons et leur promet d’imminentes catastrophes. Une beigne dans la barbe l’oblige à stopper ses prédictions vengeresses. Alors, le calme s’étant rétabli, Anar Chizan sort sa pochette de soie pour s’en éventer d’un geste de dandy qui impressionne fortement ses compagnons.

Il regarde tous les « prévenus » avec une sombre obstination, achevant son examen par la reine. Puis il attaque d’une voix un peu snob :

— Dans sa première séance historique d’aujourd’hui, le Comité révolutionnaire malotrusien déclare par ma voix, ce qui suit :

Article premier, la monarchie est renversée.

« Article deux, la république est proclamée.

« Article trois, la ci-devant reine Kelbobaba, son âme damnée, le mage Nikola et tous les chiens d’étrangers qui l’aidaient à corrompre le pays seront exécutés sur la place du Peuple, ex-place du Parlement.

Les autres membres du Comité révolutionnaire se lèvent et applaudissent.

C’est impressionnant. Béru se tourne vers moi et murmure :

— Deux condamnations à mort dans la même journée, gars, tu trouves pas que ça commence à bien faire ?

Le mage Nikola éclate en sanglots, il demande pardon. Il veut participer à la révolution. Il connaît tous les petits secrets de la Cour, il ne demande qu’à en faire profiter les républicains. Il avait lu dans les astres, la chandelle fondue, la peau de banane, les chiures de mouche, les amulettes suédoises consumées, la poudre de capharnaüm, la diarrhée Moréno, la tignasse de chauve, la fiente de chauve-souris, la souris de jouvence, et dans Ici Paris la chute de la royauté. S’il rouscaillait, quelques minutes plus tôt, c’était uniquement pour s’assurer de la sincérité des insurgés. Il va les aider à établir une république de first quality.

Bref, il tient à sa vieille carcasse. Anar Chizan le fait taire d’un geste et annonce qu’il sera pendu le premier.

On nous coltine au-dehors.

La place est noire de monde (ce qui n’est pas une image !).

On a dressé huit potences en couronne (ultime rappel du régime renversé). La populace, contenue par un sévice d’ordre, est frénétique. Lorsque notre lamentable cortège paraît, elle qui, le matin même, criait : vive l’Angleterre, vive la bombe anatomique, vocifère, soit : vive la Republique, soit vive l’arrêt oblique, soit vive la raie biblique selon son degré d’instruction.

Des voix lancent même des : à mort la reine, ou des bourre la reine, selon leur degré de salacité. Le chahut est inouï.

Je cherche des yeux la môme Vicky. Je la trouve à mon côté, souriante. Elle m’escorte a l’échafaud fort discrètement.

Elle sait organiser les événements et les accompagner modestement. Elle se veut résolument rouage.

Je l’interpelle :

— Ohé, Vicky, alors, ma poule, ces explications ? C’est peut-être le moment de me les fournir.

Elle se rapproche de moi.

— La France et l’Angleterre n’étaient pas les seuls pays à avoir besoin des Malotrus comme champ d’expérience. La Chine a trouvé que l’archipel constituait une base idéale pour embêter l’Amérique.

— Et vous travaillez pour les rizmen, ma toute belle ?

— Exactement, mon cher ami. Tandis que vous vous faisiez une guerre secrète entre alliés, nous autres, tout bonnement, nous nous occupions à renverser le régime. C’était simple mais il fallait y penser.

— C’est vous qui avez liquidé le ministre des Affaires étrangères, à Orly ?

Elle acquiesce.

— Ça n’est pas moi personnellement, mais quelqu’un de ma section. Nous tenions à l’empêcher de s’engager au nom des Malotrus afin d’éviter des incidents diplomatiques par la suite.

— Et quand vous nous avez vus débarquer sur le bateau du Léman ?

— Nous avons compris, sachant — et pour cause — que votre ami n’était pas Tabobo-Hobibi et même ayant découvert qu’il n’était pas noir ; nous avons compris que vous étiez en train de pigeonner les Britanniques.

« La chose ne nous a pas déplu. Vous constituiez des auxiliaires possibles pour l’opération d’aujourd’hui…

Nouveau petit rire.

— Et la preuve en a été, mon bel idiot ! Lorsque le monde apprendra le coup d’Etat, notre rôle passera inaperçu. Officiellement, le peuple se sera soulevé contre l’ingérence des Occidentaux. Les errements de cette grosse reine grotesque, ballottée entre Londres et Paris, auront été fatals à la monarchie.

Le cortège s’arrête au pied des potences. Le bourreau (ce n’est pas le même que celui du torturorium), un gros ventru dont le nombril ressemble à une photographie aérienne de l’Etna s’avance, superbement et seulement vêtu d’un polo rouge et de bottes d’égoutier. Il s’empare du vieux barbu et le coltine sur ses épaules jusqu’au premier gibet.

— Comme à Mautfaucon, murmuré-je. Sacré Villon, va !

Vicky est encore près de moi.

— C’est maintenant qu’il faudrait utiliser votre merveilleux petit extincteur à consciences, lui dis-je.

— Mille regrets, riposte la jeune femme en tapotant la sacoche qui lui bat les flancs. Il a rempli sa mission. Je vous dis donc adieu, avec une pointe de nostalgie, car vous m’étiez plutôt sympathique…

— Charmé de vous l’entendre dire.

On nous dépose chacun verticalement contre nos potences respectives. Les gardes qui nous ont coltinés jusque-là nous encadrent, le visage ruisselant de sueur et le regard débordant d’allégresse car le spectacle les ravit.

Une puissante acclamation monte de la foule : le devin Nikola se balance au bout de sa ficelle, la langue pendante.

Le bourreau salue à la romaine. Il s’approche ensuite de l’infortuné William. Il exécute en rond, le bourreau. Après William, il y aura les deux : généraux, sir Dezange, Béru, moi et Sa Gracieuse ex-Majesté à qui on a tout de même laissé la vedette du spectacle. William reste imperturbable, magnifique de tranquillité.

Sorry de passer devant vous, sirs, lance-t-il à ses compagnons tandis qu’on le cravetouze.

Son courage me file comme une sorte d’espèce de décharge dans toute la viande. Je me prends à part et je m’apostrophe ainsi : « Tu vas pas te laisser suspendre sans tirer ton baroud d’honneur, hé, San-A. C’est pas dans tes emplois, la passivité. »

Et je gamberge, mes gamins ! Et je me trémousse du cervelet ! Et je zyeute autour de moi, avec l’espoir d’une idée géniale !

L’ampleur de la scène est shakespearienne. Les néo-républicains sont transportés. C’est du délire collectif ! Un fade populaire monstre. Ils en suent d’enthousiasme.

Gling ! Bye-bye William ! À son tour de jouer les rosettes de Lyon[31] à quelques mètres de feu Nikola. Ballade des pendus ! Frères humains qui après nous vivez… Vanitas terminée, kaput ! Priez pour nous, pauvres bêcheurs !

L’orgasme du populo ressemble à un rugissement. Ça fait « vrraâoum ! » L’entrée d’Anquetil au Parc des Princes à l’issue de son triomphal Bordeaux-Paris.

Je tire sur mes ficelles, mais y’a rien de plus traître que le nylon. Plus vous faites d’effort, plus il vous cisaille l’habit d’Hoche. C’est alors que j’avise le sabre dabe hors d’âge d’un de mes gardes. Il l’a passé dans sa ceinture qui lui sert aussi d’uniforme et la lame rebique agressivement de mon côté. J’amorce un léger mouvement d’approche en pivotant sur mes talons. J’y vais molo, mais mes précautions sont superflues car il est trop fasciné par les prouesses de l’exécuteur des hautes œuvres.

On s’occupe d’un général pour l’instant, ce qui est moins affligeant. Lorsque j’ai bien pivoté, je me mets à frotter mes liens sur le tranchant du sabre. Et vous pouvez croire que je m’en paie une tranche, que je me passe au fil de l’épais, comme dirait our président. Cette pomme de garde ne prend même pas garde à mon manège. Je lime à l’envers. Ça pète… Je continue de me désaucissonner. Maintenant, lorsque je tire sur mes bras je sens que ça vient.

Encore un petit effort. Pour comble de chance, avant de se laisser haler, le général fait une déclaration. Il bonnit comme quoi le supplice qu’on lui inflige est indigne de sa qualité d’officier supérieur, et que l’histoire jugera sévèrement un tel acte. Les gus ne comprenant pas l’anglais s’entre-questionnent.

— Qu’est-ce qu’il dit ? me demande mon gardien au sabre en trompette.

Je lui traduis obligeamment, et à l’oreille, ce qui me permet de cramponner la poignée de son arme de ma main droite libérée. Je tire doucement, doucement. Lorsque je m’écarte de l’homme, ça y est j’ai son coupe-cigare bien à moi.

La suspension du général crée la bonne diversion. Je pige pourquoi, au moyen âge, les tire-laines opéraient au pied des estrades de bateleurs. Un zig qui, en extérieur surtout, a son attention accaparée devient un mannequin pour les détrousseurs de tous poils.

Je tranche les liens paralysant mes jambes. Ce que c’est bon de récupérer, ne fût-ce que pour quelques instants, la totale liberté de ses mouvements.

Mes deux gardes sont penchés en avant pour mieux voir hisser le pauvre officier. Moi, futé comme belette, je me coule en arrière, contourne ma potence, et passe derrière Bérurier.

— Bouge pas, mec, chuchoté-je. Et attends que je déclenche le patacaisse avant de nous jouer le retour de King-Kong.

Aucune réaction. Il se laisse couper les liens sans broncher, et même une fois que les fils de nylon gisent à ses pieds, il conserve farouchement la même position.

— Prépare-toi à piquer le sabre d’un de tes guignols, tu piges ?

Là-dessus, je recule dans le sein de la foule toujours hypnotisée. Mon propos : dénicher la môme Vicky avant que ça berzingue. La dernière fois que je l’ai située, cette douce panthère, elle se tenait près de l’échafaud de la reine. Faut que je fasse fissa. Dès que le général aura cessé de gambader dans le néant, il y aura ce relâchement qui succède à chaque numéro dans les music-halls, et alors, aussi pommes à l’huile qu’ils fussent, mes sbires s’apercevront que je viens de choisir la liberté.

Le sabre collé le long de ma jambe (pas celle-ci, l’autre !) je me glisse à travers la foule. Un incident amuse beaucoup cette dernière, un petit gavroche malotrusien vient de grimper à la potence du général comme à un mât de cocagne et a ôté la casquette de l’officier pour s’en coiffer. De là-haut, il adresse des grands signes à la foule et virgule des coups de pompe au corps pour le faire se balancer. L’intermède a beaucoup de succès. D’autres gosses, ne voulant pas être en reste, escaladent les premiers gibets. Ça plaît énormément. Je vois Anar Chizan, dressé sur un baril de peaux de bananes traitées qui applaudit et hurle « Mort aux pas noirs ! », ce qui n’est pas gentil pour les Chinois qui ont organisé cette révolution, ni pour les belles Scandinaves qui lui ont permis de la réaliser.

Docile, la foule reprend, « mort aux pas noirs ». Quand une populace vous clame ça dans les portugaises, vous rêvez d’être le cousin germain de M. Humphouët Boigny. Je me ratatine, me recroqueville. Je noircis sûrement à force de bonne volonté.

Enfin, j’avise Vicky, à trois mètres de là, pas tellement à son aise, elle non plus. C’est alors qu’un grand escogriffe s’interpose. Il m’a vu et reconnu ; il est tout à la fois surpris et courroucé. Il va pour, simultanément (car c’est un gars qui a une certaine ubiquité dans la pensée, l’expression et l’action) hurler et me sauter dessus. Mais San-Antonio, le petit intrépide, lui plonge confidentiellement sa rapière dans l’estomac. Vous devez bien penser, malgré votre inaptitude congénitale, que si j’ai chouravé un sabre, c’était pas pour m’en servir comme signet ! Du reste, de nos jours les bouquins sont massicotés, ce qui est la logique même. Car enfin, un livre ne peut servir que lorsqu’il est feuilletable, conclusion, il y a pas si longtemps, et même encore parfois, on est obligé de terminer soi-même la fabrication de ceux qu’on achète.

Pourquoi je vous parle de ça à un pareil moment, alors là, je suis bien incapable de vous l’expliquer. Simple enchaînement d’idées. Vous détraquez pas le grand zygomatique, je poursuis.

L’escogriffe pousse une grimace épouvantable et se plie en deux. Le gars bibi décide qu’il y a extrême urgence et, oubliant toute prudence, écarte les badauds à coups de coudes pour aller plus vite.

Je m’annonce enfin derrière Vicky. Elle a sa sacoche sous le bras, la sangle de celle-ci étant entortillée à son poignet.

Pas mèche de la lui arracher par surprise. Alors aux grands maux, les… etc… Je baisse le bras droit à fond afin de pouvoir tenir le sabre comme un coutelas. Puis j’abats la gauche sur la sacoche afin d’empêcher la gosse de l’ouvrir.

Elle sursaute, se détourne. Nous sommes visage à visage. Ses yeux s’agrandissent de stupeur, comme on le dit si joliment dans les bouquins d’action depuis bientôt un siècle.

Des cernes lui soulignent le regard.

— Lâche ta sacoche, môme, ou je t’étripe.

Et, joignant the geste to the parole, je lui pique le ventre avec mon instrument.

Elle s’est ressaisie, au lieu de devenir souple, son bras se crispe.

— Vite ! gronflé-je silencieusement, tu dois bien piger que l’époque des cadeaux est finie entre nous !

À cet instant, il y a une bousculade. Des cris. Je pige qu’on vient de s’apercevoir de ma fugue. Le remous me fait faire un faux mouvement et la lame bien affûtée s’enfonce dans le corps de la fille. J’ai beau essayer de contenir mon geste forcé, la pression de la foule m’en empêche et je sens pénétrer le sabre dans les chairs palpitantes. Les yeux de Vicky se révulsent.

À ce moment des paluches m’alpaguent. Je sens pleuvoir des coups dans mes reins, sur ma nuque. Le cadavre de Vicky m’entraîne. Je tombe. On m’assaisonne affreusement. La multitude se concentre. Tout le monde veut me piétiner.

Je n’ai qu’une idée. Ouvrir la sacoche, m’emparer du vaporisateur… Je suis étourdi. Endolori. En feu ! J’ai du sang dans la bouche. Je sais que je vais m’évanouir. Périr là, dévoré par ces jambes en furie comme par les dents d’un monstre. Je lutte, une main sur ma nuque, l’autre s’affolant sur le fermoir de la sacoche. Je ne vois même pas ce que je fais. J’ai des cloches plein la tronche. Je n’y vois plus clair. Il n’y a plus que ma main qui tâtonne. Elle est toute seule. Délivrée de moi, autonome ! Des mâchoires d’acier me coupent les chairs. Je perds conscience… Je retrouve conscience. J’entends des cris. Ça et là, un gnon plus douloureux m’est perceptible. Je me vide comme un tube de crème qu’on piétinerait. Je me réunis encore un coup. Un dernier. Je sens du froid, du lisse, du rond dans ma main.

Je me dis : « C’est le tube lance-sommeil ». Et je me dis également : s’il a son couvercle je suis marron parce qu’il me sera impossible de le dévisser. Je coule ma main droite sous mon autre bras et j’appuie sur toute la surface du tube dans l’espoir de trouver le bouton. Illico, les coups cessent. Des poids pesants s’abattent mollement sur moi. Je pense : « Ça y est, ça fonctionne ». Je rassemble ce qui demeure en moi de récupérable. Je finis mes propres restes, en somme. Je m’arc-boute. Alentour c’est la panique. Je la décèle à travers un brouillard sanglant. Je vois une traînée de gus inanimés devant moi. D’autres qui fuient en se bousculant sauvagement. Et puis, plus loin, une autre traînée de gus out mais pour ces derniers c’est plus grave. Béru se fraie un passage en moulinant de deux sabres à la fois. Ah ! il fait le détail, pépère ! Tzouim ! Floc ! Ça taille, ça crève, ça perce, ça estoque comme à Bouvine. Il marche droit vers le gibet de sa chère reine, le vaillant bretteur. Quelques téméraires essaient bien de se le payer par-derrière, à la sournoise, façon roquet, mais on dirait qu’il a des yeux dans le dos, Béru. Peut-être que sa bonne vierge a fait un miracle, qu’elle a donné le don de la vue à son dargeot. Il a l’anus en œil de Caïn, le Gros. Ça lui permet de voltefacer opportunément.

Dopé par ce fabuleux spectacle, je me dresse, tout sanguinolent, mon fly-tox braqué. Une giclée à droite, une giclée à gauche. Bouvine, que je vous dis ! Les récalcitrants s’endorment. Les gardes déguerpissent. Ça se vide. On fait place (du Peuple) nette. Y reste plus que le bourreau, les suppliciés en attente et ce bon Anar Chizan, toujours debout sur son baril qui hurle en nous désignant à ses chers absents :

« Emparez-vous de ces hommes ! Je vous ordonne de vous emparer de ces hommes ! »

Je lui cloque un coup de reniflette pour le faire taire. Il choit de son piédestal. Un petit coup au bourreau, lequel passait déjà sa cravate de cérémonie à sir Dezange, et nous voici maîtres de la situation.

Je laisse au bon Bérurier l’honneur et l’ineffable plaisir de délivrer la reine Kelbobaba.

Elle a dû maigrir d’une vingtaine de kilogrammes, la brave souveraine, pendant ces dernières heures. Vu son embonpoint, ça ne se remarque pas, mais ça se lit à la langueur de son regard. Un sacré coup de sauna qu’elle vient de se torchonner, Poupette.

Elle s’abat en sanglotant sur la poitrine de son Bayard.

— Allons, allons, ma gosse, essaie de la calmer Béru, faut pas vous détraquer les glandes lacrymogènes. Vous deviez bien vous douter que tant que nous fussions vivants, mon camarade San-A. et moi, personne ne pourrait toucher à un seul poil de votre barbe !

CHAPITRE CINQ bis[32]

Pendant que les ivoiriers de la Cour retapent le trône, et tandis que la foule se rassemble sur la place du Parlement (ex-place du Peuple) que l’on a débarrassée de ses gibets (les à fruits et les pas mûrs) aux cris de : « Vive la reine, vive la monarchie » ; je discute le bout de gras avec sir Harry Dezange, le miraculé du nœud coulant.

Nous sommes assis chacun sur une borne-tabouret. La mienne indique « Marlow 4 miles » et la sienne « Ouinville 2 km », c’est vous dire si nous faisons assaut de politesse. Celle-ci ne se limite pas au choix de nos sièges, mais elle fait de notre conversation, un pur joyau du XVIIe siècle.

— Mon cher[33], déclare Dezange, je ne souhaite qu’une chose : toujours rencontrer sur mon route des adversaires de votre trempe. Je vous dois la vie, comment pourrais-je vous revaloir cela ?

— Vous m’abonnerez à Life, plaisanté-je non sans finesse.

Il me présente la main.

— Et sorry pour ma conduite de midi. J’aurais pu intercéder en votre faveur, après vous avoir confondu…

— Bast, clémenté-je, les affaires étrangères sont les affaires étrangères. L’essentiel est que tout cela finisse bien pour nos os, n’est-ce pas ?

— Il ne nous reste plus qu’un point litigieux à trancher, fait Dezange de sa belle voix paresseuse en lissant les phalanges de sa main gauche.

Je le vois radiner, le sir, avec sa nonchalance et sa vue basse.

— Croyez-vous ? demandé-je.

— Voyons, my friend, l’affaire du Traité n’a toujours pas été réglée.

Il allume un cigare et poursuit :

— Malgré la dette de reconnaissance que j’ai envers vous, il me faut vous prévenir que je vais tout mettre en œuvre pour faire prévaloir la thèse britannique.

— … ?

Et d’ajouter, en riant à travers la fumaga bleue de son havane :

— Vous l’avez dit : « Les affaires étrangères sont les affaires étrangères ».

— Vous venez de perdre un solide atout en la personne du devin Nikola que vous aviez soudoyé…

— Bast, il m’en reste d’autres.

— On peut savoir ?

— La reine Kelbobaba n’est qu’une souveraine d’opérette. Si Sa Majesté Élisabeth II l’invite à lui rendre une visite officielle et qu’elle la lui promette triomphale, pensez-vous que Kelbobaba résistera à un tel argument ?

Je fais la grimace car, effectivement, le coup est rude.

— Reste à savoir, si votre reine…

— Mais je sais, sourit Dezange, et je suis autorisé à formuler l’invitation en dernier argument.

Ça me plaît pas, ce machin-là, mes frères. Mais alors, pas du tout.

— Après cette révolution avortée, continue le Talleyrand d’Outre-Manche, la monarchie malotrusienne va avoir besoin d’être consolidée. L’opération prestige, my dear, croyez-moi, il n’y a rien de tel. Kelbobaba cédera, d’abord parce que ça lui fera plaisir, ensuite parce qu’il y va de son trône !

— Je pourrais la faire inviter par notre Président, objecté-je.

— Hmmm, murmure le Diable goitreux, sans vouloir diminuer le prestige de votre grand homme, permettez-moi de vous faire remarquer qu’une Citroën ne vaut pas un carrosse et qu’il a reçu déjà tellement de dignitaires noirs que la chose manquerait de panache.

La carne ! Je commence à regretter d’être intervenu à temps pour lui sauver la mise. S’être donné tout ce mal pour se faire coiffer au poteau, avouez qu’il y a de quoi grincer des chailles !

Je dois arborer une moue de circonstance, car l’œil de Dezange frise.

— Allons, cher collègue, me dit-il, il faut savoir perdre avec le même brio que vous apportez à gagner.

Il a raison. Je lui rends son aimable sourire.

— Au fait, sir, comment avez-vous échappé à l’honorable gentleman suisse auquel je vous avais confié ?

Il hausse les épaules.

— Mon ami, ne prenez jamais pour complice un monsieur qui gobe une petite pilule toutes les cinq minutes. Lorsque vous avez été parti, il m’a suffi de lui affirmer que l’Intelligence Service serait chez lui avant vingt-quatre heures pour qu’il nous reconduise lui-même à Genève en se confondant en excuses…

Là-dessus, les portes s’ouvrent à deux battants. Le héraut annonce :

— Sa Puissante et Gracieuse Majesté, la Reine !

Nous nous levons.

Kelbobaba revient de ses appartements, flanquée de toute sa cohorte de lécheurs et pourlécheurs. Bérurier marche noblement à son côté, le front ondulé comme le toit d’une cabane à outils. Tiens, au fait, où était-il passé, le bougre ? Captivé par ma conversation avec Dezange, je ne m’étais pas gaffé de son absence.

Elle prend le bras du Gros pour gravir les marches de son trône rafistolé. Je remarque que leurs doigts sont emmêlés. Dites donc ! Est-ce que le gars Béru n’aurait pas aidé (à sa façon) la reine à se remettre de ses émotions ? Comme s’il devinait ma pensée, Alexandre-Benoît se retourne et me virgule un clin d’œil.

Au lieu de s’asseoir, la souveraine lève les bras en V.

— Vive la reine ! Vive la monarchie ! crie l’assistance.

Kelbobaba impose silence. Sa voix fluette retentit.

— Écoutez, vous tous, commence-t-elle, après m’être longuement recueillie…

Le Gros considère la pointe de ses groles d’un œil modeste. Un léger sourire satisfait donne de l’apaisement à son rude visage.

— Après avoir consulté le dieu Reféme le…

— Présent, gouaille Béru.

— Le dieu Cequélébate, poursuit la reine…

— C’est lui ! ajoute Béru en levant le bras.

— Et le dieu Tanhalonkomsa, termine Kelbobaba.

— C’est toujours lui, insère Béru.

— J’ai décidé ce qui suit, continue la grosse dame. À compter d’aujourd’hui, la monarchie est abolie aux îles Malotrus. Moi, votre reine, j’abdique afin que la nation malotrusienne poursuive plus librement sa marche triomphale vers le progrès.

C’est la stupeur ! Le silence ! L’hébétude !

Je me remets tant bien que mal pour filer un coup de coude à Dezange.

— Dites donc, vieux, familiarisé-je, j’ai idée que votre opération « consolidation du trône » est annulée !

Kelbobaba continue.

— À dater de cet instant, poursuit la citoyenne Kelbobaba (n’étant plus reine elle a droit à cette promotion), je deviens présidente de la nouvelle république. Ce faisant, j’ai les mêmes droits que mes sujets et je pourrais même me remarier s’il m’en prenait la fantaisie.

Ah ! petit monstre ! Ah ! sacré Béru !

— Une nouvelle constitution sera établie, à l’élaboration de laquelle le peuple participera par voie de référendum. En attendant, je nomme ministre des Affaires étrangères M. Alexandre-Benoît Bérurier, ici présent, dont le courage et la clairvoyance ont évité à notre bien-aimé pays de sombrer dans le chaos et l’anarchie.

— Et toc ! me fait le Gros. Une extraordinaire acclamation jaillit de toutes les poitrines :

— Vive la République ! Vive la Présidente ! Vive le ministre !

Des estafettes partent au galop pour annoncer au peuple la grande nouvelle. On se congratule.

Rapidement, je m’approche du Gros.

— Ça consiste en quoi, ton petit tour ? je lui demande.

Il bat des paupières.

— C’te femme, depuis des années qu’elle faisait roue libre du fouinozoff, les émotions édentes, j’ai eu qu’à me baisser pour lui ramasser la vertu. Tu penses bien que lorsque je lui eus fait ma grande séance parisienne : la cabriole d’Asnières, le mistifrisé de Pantin, la vipère lubrique du Kremlin-Bicêtre, le triple élan d’Aubervilliers, le ramoneur de la Bastille, l’arrosé du Petit-Clamart, l’inondé de la Butte, le Mimi de Pinson ; en continuant par mes célèbres tableaux vivants, style « Pose ta chique sur le radiateur », « Y a ton lacet qui se délasse » ou « Si t’aimes plus ça, n’en dégoûte pas les autres », elle était sous ma coupole, la majestueuse Majesté. Sa dynastie faisait des couacs, mon pote ! Sans compter que ça l’épouvantait, l’idée qu’on suce qu’elle venait de s’espédier chez Montgolfier. Le foutre m’a pris, et je lui dis tout de gauche : écoute, Germaine…

— Germaine ? m’étouné-je.

— C’est son deuxième prénom, je le trouve plus à ma portée. Donc, je lui dis : écoute, Germaine, avec ta royauté de mes choses, t’auras jamais que des zizanies, t’en as eu un exemple assez carabiné t’t’ à l’heure. Tu vas me virer ton trône à la gomme, ta majesté grassouillette, tes esclaves et tout le bigntz et te foutre en république à responsabilité limitée, que de cette façon, en prenant les devants, tu feinteras tous les pas contents. Si Louis XVI en aurait fait autant, il serait encore vivant, bien peinard à tirer le faisan à Rambouillet, au lieu de chercher sa tronche à quatre pattes.

Il baisse le ton.

— Elle a réfléchi un rien de temps : « Vendu ! » qu’elle m’a fait, Germaine. Et aussi sec, la v’là qui fout son affaire en société et qui me bombarde ministre des Affaires étrangères.

Revenant aux solennités de sa charge, le Gros m’écarte gentiment de son champ visuel et se frappe dans les mains.

— Dites donc, citoilliens ! crie-t-il. On va commencer par fout’ un peu d’ordre dans la crèche. Si la Présidente est d’accord pour me débloquer des crédits, emmenez-moi ce t’affreux Anglish et le révolutionnaire à l’ami de pain ainsi que les filles blondes à l’arrêt au port, et filez-leur un bifton pour London qu’on les revoie plus. Moi, ce que je veux, c’est la salubrissement du pays. Je ne suis Nègre que d’adoption, c’t’entendu, mais vous le voyez : le cœur y est !

— Vive le ministre ! lui est-il répondu.

CONCLUSION facultative[34]

Quelques semaines plus tard…

À l’ambassade malotrue de Paris, un deux-pièces sur cour rue du 29-Juin[35]. Sont réunis autour d’une table bancale recouverte d’une toile cirée verte : l’ambassadeur malotru en France (dans le privé il est poseur de rails à la R.A.T.P.), le ministre des Affaires étrangères français, son homologue malotru et leurs secrétaires, plus, un peu à l’écart et debout, le Vieux, de hautes personnalités si viles et pourtant militaires ainsi que votre serviteur.

Le ministre des A.É. français appose son paraphe sur un document et, toujours très gracieux, tend sa pointe bic au ministre des A.É. malotru.

— À votre tour, Excellence ! dit-il à son collègue.

L’interpellé s’essuie le nez d’un revers de manche, frotte la pointe du stylo sur le rêvers de son veston afin de lui refaire une virginité et écrit au bas du parchemin, en caractères délibérés :

« Pour la République malotrue : Alexandre-Benoît Bérurier.

Ainsi, par ce trait de plume, la France vient-elle d’acquérir cette fameuse île de Tanfédonpa, objet de tant de convoitises.

Un soupir de soulagement décoiffe l’assistance. Lors, la porte s’ouvre sur un Noir amaigri qui marche en s’aidant d’une canne. Je sursaute en reconnaissant Tabobo Hobibi.

— Comment, c’est vous ! balbutié-je.

Il me secoue énergiquement la main.

— C’est moi, grâce à vous, cher Monsieur. Sans le vin que vous m’avez fait boire alors que j’agonisais, je ne m’en serais sûrement pas tiré.

Béru fronce les sourcils, un bref moment dérouté. Puis, le côté bon bougre de son personnage reprend le dessus.

— Deux ministres des Affaires étrangères pour un même État, ça fait un peu beaucoup, mon pote, dit le Gros à Tabobo Hobibi. Je vais te rendre ton larfouillet, collègue. Et quand tu seras rentré au pays, dis à la Présidente, en lui remettant le pognon de la France, qu’elle l’utilise un peu mieux qu’elle !

FIN

Et, comme promis : résumé de la seconde partie

Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier sont revenus de l’archipel des Malotrus après avoir obtenu que la Présidente Kelbobaba cède à la France, plutôt qu’à la Grande-Bretagne, l’île de Tanfédonpa où notre gouvernement va poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l’appréhension de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.

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