Mes bonzes amis, il y a des gars qui se figurent que les objets inanimés ont une âme. J’ai connu un vieux célibataire frapadingue qui, dès qu’il possédait trois balles, courait acheter des ballons rouges afin de leur rendre la liberté. Il les prenait pour des oiseaux, ou peut-être même pour des esprits réingazés. Ça ressemble à un conte de Marcel Aymé, et pourtant c’est réel.
Ce que nous éprouvons, à la suite de cette misérable affaire, lorsque nous nous retrouvons pour le grand savonnage dans le bureau du dabe, est un sentiment absolument inverse. En croisant le regard du Tondu, nous nous disons, le cher Béru et votre serviteur[2], que le Vieux est un objet sans doute animé (entre autres des plus mauvaises intentions) mais qu’il est absolument sans âme.
Sa frime est aussi inexpressive que la vitrine d’un magasin en cours de transformation. Ses yeux pointus sont pareils à une photographie de la foudre et ses doigts pâles caressent le cuir doux de son sous-main comme s’il affûtait son sens tactile pour l’utiliser à des fins meurtrières[3].
Un silence pétrifiant nous donne un avant-goût de la rigidité cadavérique.
Je ne me risque pas à l’interrompre.
Je le sens tellement aux limites de l’explosion, le dirlo, que je retiens mon souffle. Paraît que les amibes (les amibes de nos amis sont nos amibes) se reproduisent par scissiparité, vous voyez pas que ça soye tout à coup du kif pour le Boss et qu’on s’en farcisse deux au lieu d’un !
Pour m’évacuer l’angoisse, me préserver le système nerveux, je pense à autre chose : à des champs de blé truffés de coquelicots et de bluets, à des pubis savoureux, à des melons odorants, à des pins parasols, à des pigeons blancs sur une fenêtre, aux Lettres de mon Moulin et à des tas d’autres trucs délicats qui vous font croire un moment que la vie est jolie.
Mais le silence est trop féroce, trop inhumain, pour qu’on puisse penser vraiment à autre chose. Je devine que le dabe est en train de mijoter des mots bien flétrisseurs. Il les sélectionne, les assemble, les tresse. Il veut nous les planter jusqu’à la garde dans l’honneur. Nous sommes ses cons damnés d’être rois comme un ! Il élabore son exécution. Il la veut capitale. Rien ne sera trop acéré, trop vénéneux, trop contondant pour nous. II rêve de nous flageller avec ses épithètes ! De nous empaler sur ses qualificatifs, de nous vitrioler de ses verbes, de nous poignarder de ses adverbes, de nous étrangler avec ses métaphores, de nous empoisonner en distillant de perfides néologismes. Il souhaite pour nous une mort cérébrale longue et variée dans son processus. Il met du temps à se décider. Rien n’est assez acide dans le vocabulaire.
Je coule un z’œil au cher Béru, tout juste remis de son délire provoqué. Lui, il est à bout de tension. Il en peut plus. Il déclare forfait.
— Allez, faites-nous pas languir davantage, m’sieur le directeur. Disez-le ce que vous avez sur la patate.
O miracle, ça coupe la chique au daron. Le Mastar vient de lui détruire le silence préparatoire en le rompant lui-même. Il a brisé la hideuse tension qui nous dramatisait la nervouze.
— Bérurier ! clame le big dabe.
Mais son cri n’est que le misérable beuglement du bœuf sur qui la vache attache un long regard. Lancé, stoïque, disert, repentant, abnégateur à bloc, martyr se délectant de ses misères, volontaire de la mort offrant sa poitrine velue aux plus rudes syllabes, Béru brave les courroux directoriaux. Il remonte la colère du Vieux comme un steamer remonte les courants mississippiens.
— Si vous engueuleriez quelqu’un, m’sieur le directeur, vaudrait mieux que ça soye moi seul, vu que mon supérieur ici présent nez poux rien dans c’t’histoire. C’est par suite d’an malentendu que tout est arrivé.
Il raconte le vin, l’arrivée de la frangine, son réflexe.
Chaque fois que le Tondu veut parler, l’Enflure monte le ton. Il s’insurge. Il tisse mon salut sur l’autel de sa perte. Il paiera. Il est prêt. Il bourgeoisdecalise. Que sa tête tombe pour payer l’erreur, mais que la mienne du moins continue de flamboyer sous l’auréole du devoir accompli.
À la fin, le Vieux balaie d’un geste violent son sous-main, son porte-plume sur socle dateur, sa boîte à timbres-postes, son coupe-papier, son presse-papier, son mortier-cendrier, son tampon-buvard, sa pendulette aussi marmoréenne que son crâne, son appareil téléphonique, la photographie dédicacée de (et par) Napoléon IV, ainsi que la vieille tabatière d’ivoire dans laquelle il serre la clé de la pendulette et tonne :
— Bérurier, vous m’emmerdez, sortez !
Un gros mot, un mot gras dans la bouche du Boss ! C’est bien la première fois que nos tympans en sont meurtris. Béru en reste inerte, le clapoir plus béant que le cratère de l’Etna. Tel un automate il se lève, trébuche sur les objets précipités qui jonchent le sol, écrase la tabatière sous ses semelles et sort.
Je me grouille de ramasser la colère du dirlo. Je la dépose et la dispose sur le bureau. Il est gêné, horriblement, par son éclat, humilié par sa défaillance de vocabulaire. Il glisse deux doigts entre son col amidonné et sa glotte.
— Ce butor me ferait sortir de mes gonds, gémit-il.
J’en profite pour placer un doucereux :
— Je suis navré de vous voir dans un état pareil, monsieur le directeur.
… qui ferait frissonner une patinoire.
Le Vieux m’enveloppe d’un regard flottant. J’en profite pour déballer ma botte secrète.
— Certes, dis-je, avec un calme théâtral, il est désolant que ce pénible incident ait altéré vos relations avec le professeur Badouin…
— Vous voulez dire qu’elles sont terminées, lamente mon chef vénéré (et sans doute vénérable). Badouin a son métier trop à cœur pour me pardonner un tel scandale ! L’infirmière-chef a rameuté le personnel, et…
— Bien sûr, je sais, dis-je en évoquant le ramdam de sœur Marie des Anges ; en tout cas, côté enquête, rien n’est perdu.
Ça lui refile un poil d’énergie.
— Comment cela ?
Je lui rapporte mon embryon de conversation avec Tabobo Hobibi.
— Nous savons qu’il avait rendez-vous à l’hôtel Intermondial de Genève, patron. Par conséquent, il faut bondir là-bas pour tenter de découvrir qui y attend le ministre. La presse n’a pas parlé de l’identité véritable de blessé, et pour cause. Il se peut que le personnage avec lequel l’envoyé de la reine Kelbobaba avait rendez-vous se trouve encore à l’Intermondial. La rencontre devait avoir lieu hier, vraisemblablement, l’interlocuteur doit espérer l’arrivée du ministre.
— Il ne vous a pas confié le nom de cet homme ?
— Non, il a appelé la religieuse et il est entré dans le coma.
Il est des cas où le dabe oublie sa grandiloquence naturelle.
— Agissez, San-Antonio !
— Immédiatement, patron, je n’attendais que votre feu vert.
Là-dessus, la porte s’ouvre sans que le moindre index n’y ait toqué. Un Béru blafard paraît.
— M’sieur le directeur, dit-il, je vous apporte ma démission. Etant donné que je vous emm…, y’ a plus de raison pour que je m’éternisasse davantage ici !
— Je la refuse ! grince le Scalpé.
Très grand seigneur, le Gros se tourne vers moi.
— Dans cette eau curance, qu’est-ce que je dois faire ? m’interpelle-t-il.
— Comme le nègre, réponds-je, continuer.
— Continuer quoi ?
— Mais l’enquête, Grosse Pomme !
— En faisant quoi ?
Je souris :
— En faisant le nègre, Béru, précisément !
Moi, vous me connaissez ? Si je lance une plaisanterie de ce genre, en présence du Vieux, c’est que j’ai une idée précise, non pas derrière la tête, mais à l’intérieur d’icelle.
Ma tronche, parfois, je me dis que c’est une serre où poussent, germent et essaiment les pensées les plus rares, les plus délicates. Faudra que je me décide à léguer mon cerveau à la Science, mes frères. Quand je serai canné de frais, les bistourieux, les passionnés de l’encéphale, les acharnés du bulbe rachidien batifoleront dans les circonvolutions de mes deux hémisphères. À la loupe, ils les dépiauteront. En coupe savante, ils les exploreront pour dénicher le mystérieux machin qui s’y terre comme un bernard-l’ermite à l’abdomen fragile dans une coquille vide. Qu’y trouveront-ils, ces acharnés chercheurs, dans mon vaste cerveau ? Je vais vous le dire : un rhume !
Un rhume qui sera des foins, poète comme je me sais !
Donc, ma boutade au Gros est, sans qu’il y paraisse, un véritable plan de country. Voilà pourquoi, quatre heures et dix minutes plus tard, Sa Majesté et moi passons la tête haute le seuil de l’hôtel Intermondial.
Ce magnifique établissement est situé en dehors de Genève sur le chemin de l’aéroport. Il dresse ses je-ne-sais-plus-combien-d’étages dans un îlot de verdure mamelonnée et constitue à lui tout seul une espèce de petite cité autonome, avec ses magasins, ses salles de restaurants, ses bars, son cinéma, ses terrains de jeux.
Un élévator nous hisse jusqu’au hall de réception où d’affables personnages nous accueillent. Vous nous verriez, mes drôles, que vous vous feriez des bleus plein les jambons tellement vous vous les claqueriez fort ! Je porte un complet bleu croisé, très strict. J’ai un bada à bord relevé, style Big Dabe, une cravate noire et un attaché-case à la main. Je chique les secrétaires empressés en gravitant autour d’un phénoménal Béru transformé en homme politique noir. Mathias, le rouquin du labo, l’a magnifiquement négroïdé, le Mastar ! Pour du beau travail, c’est du travail beau ! D’abord la couleur, œuf corse : un bistre très accentué. Ensuite les crins : une perruque crépue, descendant bas sur le front de taureau de mon dévoué compagnon. Et puis le nez : on lui a dilaté les narines à l’aide de petites boules de caoutchouc. Pour couronner le tout, il porte des lunettes cerclées d’or, Béru, et une énorme chevalière représentant un éléphant en train de tromper sa femme.
Un complet noir. Une limace à col cassé, des souliers jaunes. C’est le néo-diplomate nègre dans toute la force de l’âge. Quelle réussite, mes chéries ! Méconnaissable ! Digne ! Faut le voir, avec son pébroque roulé serré sous le bras, un délicat porte-documents en croco dans sa main gantée de fil noir !
Je m’avance vers le réceptionnaire, l’œil glacé, la bouche sévère.
— L’appartement de monsieur Kakaocho ! dis-je sèchement.
Le gars opine et consulte un registre un tout petit peu moins grand que la place de la Concorde.
— L’appartement était retenu pour hier, objecte-t-il.
— Son Excellence a eu un empêchement ! laisse-je tomber d’une voix maussade.
Béru renforce d’une farouche approbation.
— Personne ne nous a informés de ce retard, continue néanmoins d’objecter le préposé.
Son attitude agace « Son Excellence », laquelle bougonne fort agressivement :
— Te gratte pas, mon pote, on douillera la crèche comme si qu’on l’aurait occupée !
Son étrange parler fait sourciller notre interlocuteur.
— En tout cas il n’y avait qu’une seule chambre de retenue, déclare-t-il.
Je lui virgule un sourire diplomatique qui lui redonne de l’optimisme.
— Mais nous allons arranger cela, promet l’affable garçon.
Il compulse des fiches, examine des graphiques comme s’il étudiait une refonte totale de l’exploitation de l’Intermondial.
— À propos, fais-je, on a dû demander Son Excellence à plusieurs reprises, je suppose ?
— Je vais m’informer, dit-il en se rabattant sur le standard.
Un instant plus tard, il réapparaît, l’expression positive.
— En effet, on a téléphoné à deux reprises dans la journée d’hier.
— De la part de qui ?
— La personne n’a pas dit son nom.
— Elle doit rappeler ?
— Elle ne l’a pas précisé.
Aucune importance, je sens que nous sommes sur le bon chemin, car si on a réclamé le pseudo Kakaocho on le redemandera sans doute encore, à moins, bien sûr que son énigmatique correspondant n’ait été mis au courant de l’attentat d’Orly.
Quelques minutes plus tard, nous nous trouvons dans deux chambres communicantes, luxueuses et agréables. J’ai commandé un whisky pour moi (double, vous vous en doutez) et une bouteille de juliénas pour Béru.
Notre filet est posé, il ne reste plus qu’à attendre.
C’est bien joli d’attendre.
Mais c’est long.
Le temps est plus difficile à tromper que les femmes.
Quand on attend pour attendre, on finit vite par se demander ce qu’on attend et par comprendre que, dans la vie, il n’y a qu’une chose de vraiment raisonnable à tenter ; c’est d’oublier le temps. Comment diantre oublier le temps lorsqu’on attend ?
Béru propose une belote. J’accepte. Je n’aime pas le jeu, mais je trouve les cartes jolies. Je serais bourré aux as, je me ferais faire des jeux de cartes par Picasso et par Buffet ; les habillés seulement. Je les mettrais sous verre. Ce serait chouette, non ?
Comme j’ai horreur de jouer, je triche pour que ça soit plus vite fini. Ou bien alors je fais exprès de perdre.
C’est selon mon humeur. Tricher, c’est encore marquer de l’intérêt aux brêmes. C’est leur donner une noblesse qu’elles ne méritent pas.
Pour faire plaisir au Gros, j’accumule bourde sur bourde. Ainsi « j’y vais » à cœur avec un simple sept, ce qui est assez téméraire, convenez-en. Pourtant, la veine s’obstine à me faire tarter et je gagne. L’après-midi s’écoule bon gré mal gré. J’ai beau loucher sur le bigophone, il ne se décide toujours pas. C’est rare pourtant qu’un turlu ne carillonne pas lorsque vous le regardez d’une certaine manière.
À la fin, je balance les cartons sur le guéridon.
— Excuse, Gros, ça me les brise !
— Si tu te figures que je m’en ai pas aperçu, fatalise-t-il.
Il ramasse les cartes, les fait miauler dans ses gros doigts et soupire :
— Vois-tu, San-A, j’ai idée qu’on goupille mal notre cinoche.
— Expliquez-vous, Docteur.
— Le ministre bougnoul t’a dit qu’il avait rencart ici et on s’annonce, parfait, très bien, hockey ! Tu me fais déguiser en Ailé-c’est-l’acier, re-bravo. Mais alors, mec, enferme-moi pas z’en-tre quatre murs pour mater comment les appareils téléphoniques suissagas sont mieux perfectionnés que les français ! À quoi que ça sert que je m’aie métaphormosé en Alfred Boigny si c’est pour me claquemurer ? Y’a une chose que tu perds de vue, bonhomme, c’est que la rencontre au sommier devait avoir lieu dans l’hôtel. Moi je te parie cent mille dollars au soleil contre les cinq sous pour l’avoir raide que le gus poireaute quéquepart dans un bar de l’hôtel à me guetter !
— Tu oublies qu’il a téléphoné pour savoir si Kakaocho était arrivé.
— Justement, Monseigneur, qu’est-ce on lui a répondu ? Que j’étais pas là, rétorque Béru, lequel s’identifie résolument au personnage qu’il incarne.
— Je ne vois pas où tu veux en venir, conviens-je loyalement.
— Tu ne vois pas parce que tu croûtonnes de la pensarde depuis la séance chez Pépère, affirme mon Valeureux. Mords le topo, gars. J’ai la ranque à l’hôtel avec un bonhomme qu’on se connaît, moi et lui, nid des lièvres ni dedans. Il est à l’Intermondial et il m’espère. Me voyant pas radiner, il impatiente et tube à la réception pour savoir si que je me fusse point annoncé en catiminette.
— Pourquoi, s’il est ici, aurait-il téléphoné au lieu de demander carrément après toi ?
Le Mastar me toise d’un œil gluant de mépris apitoyé.
— Alors toi, sans te vexer, t’as la cervelle cotonneuse aujourd’hui, mec. Voyons, le ministre a pris le soin de changer de blaze pour venir à ce rendez-vous, c’est donc que les entretiens doivent se dérouler à mots couverts et derrière un paravent, en pleine nuit pendant une panne de courant !
Il commence à m’intéresser, Sac-à-Vin. C’est pas tellement pomme ce qu’il déballe. À quoi servira d’être intellectuel si les ahrutis se mettent à réfléchir !
— Un ministre, fatalement, il se dérange pas pour rencontrer le garçon tripier du coin ! Il a automatiquement rendez-vous avec quelqu’un d’haut-juché, d’où les précautions ci-incluses ! Mais je reprends ma démontrance, mon commissaire : le terlocuteur mystérieux demande après moi. Il demande une fois. Il demande deux fois. Personne ! Qu’est-ce qui se passe alors dans sa tronche ? Tu veux que je te le dise ?
— Yes, Gros, dis-me-le !
Béru examine son verre vide, la bouteille vide et chasse le début de tristesse consécutif à cette double constatation.
— Il se dit textuellement la phrase ci-contre, San-A, le messager. « Mon négus a du retard et, pour une raison que je m’esplique pas, il a pas pu me préviendre. Le plus sage, c’est de patienter encore un jour ou trois et d’attendre que ça soye lui qui me réclamasse. D’autre part, par ailleurs, vu qu’il est noir, je le remarquerai probablement. Alors, mon commissaire, l’homme que tu veux rencontrer est en train de nous attendre en bas. Et toi, belle crêpe, pendant ce temps, tu te forces à beloter dans une chambre sans en avoir la moindre envie.
— Impeccablement pensé, Béru, approuve-je. Tu vas pouvoir refaire ta provision de phosphore car il m’est avis que tu l’as complètement dévastée !
Il se lève, rajuste sa cravate noire à système et passe son veston.
— Si y’a du phosphore dans la côte de veau forestière que j’ai repérée sur le menu, je suis partant pour aller refaire mon plein de carburant, déclare Son Excellence.
C’est un brave type, Béru, ça vous ne l’ignorez pas, mais qui vanne un brin lorsqu’il vient de dire quelque chose d’un peu moins gland que ce qu’il dit d’ordinaire. Il convient donc de le remettre au pas illico pour empêcher son bout de cerveau d’émulsionner comme un comprimé d’Aqua-Seltzer.
— Essuie tes lèvres pleines de vinasse, Gros, tu ressembles à Guillaume II, et puis boutonne ta braguette, ça fera moins triste.
Il obéit, mais me roule un œil mauvais.
— Oh ! dis, la Lumière de la Poule, moule-moi un peu. C’est pas parce que je suis noircicot qu’il faut me prendre pour un esclave !
Nous optons pour le restaurant le plus gastronomique du complexe Intermondial et Béru s’empare du vaste menu, comme un naufragé d’une épave. Il l’ouvre avec un tel recueillement qu’il me semble ouïr des bribes d’orgue par-delà le brouhaha capiteux de la salle luxueuse.
« Le foie gras des Landes, le pâté de caille aux raisins, le…
Je le laisse réciter sa prière pour mater attentivement les convives qui nous entourent. Je tâche à repérer ceux que Béru semblerait intéresser ; mais je dois reconnaître que personne ne fait attention à nous. Sans être à proprement parler une ville cosmopolite, Genève est un beau lieu de rencontre et des visiteurs de toutes races s’y côtoient. Béru est peut-être le seul faux Noir du restaurant, mais il n’est pas le seul Noir. Toutes les couleurs de peau sont représentées : du jais le plus luisant au blanc le plus laiteux, en passant par le jaune, l’ocre, le vert, le gris et le vert-de-gris.
« … la poularde du chef, les rognons flambés, les ris de veau à la crème, la côte bœuf persillée… Je vais prendre une côte de bœuf, décide le Gros, car tout compte fait c’est plus avantageux qu’une côte de veau. »
Une flaque de salive souille le menu.
— Tu ne vois pas que la côte de bœuf c’est pour deux personnes ! avertis-je.
— Eh bien ! j’en prendrai deux, vu que je mange comme quatre ! riposte Monsieur-la-Tortore. Et je commencerai par un pied de porc sauce madère, pour dire de colmater mes dents aux caries avant la grosse offensive !
Comme il fait signe au maître d’hôtel, un chasseur s’annonce, brandissant une ardoise encadrée de velours rouge et pourvue d’un timbre de bicyclette que l’employé actionne afin de solliciter l’attention. Il va de table en table en montrant le rectangle noir sur lequel une main consciencieuse a tracé à la craie jaune, et en caractères d’imprimerie : « Sir Harry Dezange ».
— C’est pas pour nous, mon pote ! dit plaisamment Bérurier au chasseur lorsqu’il passe à notre portée.
Il est tout joyce, le Gravos, au seuil d’un bon repas. Ça le stimule de bas en haut, la bouffe. Ça l’euphorise, le galvanise. Il devient tout poisseux de mansuétude, Bérurier. Il a des trémolos dans le tube digestif, des frissons dans l’estomac, de la musique dans le gros côlon, des chatouillis sur le pancréas, du velouté dans la vessie, des palpitations dans le rectum. Il est superbe et généreux, il pense aux petits Indiens faméliques, il leur dédie ardemment sa jaffe à venir, il la leur bénédicitise. Après le repas, il récitera les Grâces (ou plutôt les grasses !). Les Grâces, c’est en somme le bicarbonate de soude de la prière, n’est-ce pas ? Son suc gastrique caramélise, au Dodu.
— Et pour técoince ? s’informe-t-il.
Car, non seulement il se passionne pour la pitance, mais il se penche de surcroît sur la vôtre, il a tellement envie de tout ce qui est comestible ! Faut le voir loucher sur votre assiette pendant qu’il engloutit le contenu de la sienne ! La nostalgie lui monte à l’œil. Sa gourmandise lui jaillit des pores. Il convoite votre nourriture au point de regretter la sienne, de l’absorber machinalement. Et puis brusquement, il ne peut plus se contrôler, le Goret. D’un coup de baïonnette magistral, il vous embroche votre médaillon princesse en s’excusant d’un furtif. « C’est bon ça ? » qui ressemble déjà au râle d’un orgasme paroxystique. La fourchette est une arme dangereuse dans la main de Bérurier. L’expression « avoir un solide coup de fourchette » fut créée pour lui. Car il mange qu’à coups de fourchette, justement !
Me voyant songeur, il pique les ultimes olives déposées devant nous. Puis il recrache les noyaux dans différentes directions et sur différentes gens, d’une bouche adroite et propulsive.
— Qu’est-ce tu gamberges, San-A ?
— Bouge pas, Gros…
Quelque chose s’agite en moi. Indécis, embryonnaire, furtif. C’est le chasseur à l’ardoise qui me l’a provoqué. Pourquoi ? Ce garçon est un jeune Italien à la chevelure calamistrée, au regard dolent de biche égarée… Je ne l’ai jamais vu auparavant… Non, ça ne vient pas de lui, cette sensation d’alerte. Cet Achtung silencieux de ma chair. Pourtant, j’ai éprouvé un étrange sentiment de « mobilisation » lorsqu’il est passé devant notre table.
En moi, des forces secrètes se sont rassemblées. Je suis des yeux le chasseur. Il contourne la grande salle, emprunte une seconde travée qui le ramène dans notre secteur.
Une seconde fois, je lis le texte de l’ardoise. Sir Harry Dezange.
— Bonté divine ! m’écrié-je très poliment étant donné le lieu sélect où nous sommes.
— Nom de D… ! répond Béru à qui ma brusquerie vient de faire avaler quatre noyaux d’olive simultanément.
Fort heureusement, le sommelier nous apporte une carafe de Fandan qui permet au Mastar de se ramoner le tout à l’égout.
— Qu’est-ce qui t’a pris de pousser cette beuglante ? me demande-t-il d’une voix reprocheuse.
— Nous tenons notre homme, Gros !
— Le mec dont avec lequel le Négro…
— Oui. Lorsque le ministre est parti dans les questches, il m’a révélé qu’il avait rendez-vous ici. Je lui ai demandé avec qui, il a balbutié : sœur Marie des Anges… C’est du moins ce que j’ai cru. En réalité il a dit : « Sir Harry Dezange ! »
— Et c’est quoi t’est-ce, ce blaze ?
— Mords l’ardoise que promène le chasseur !
Sa Majesté coule un regard sur l’objet indiqué.
— Bath, mon pote ! apprécie-t-il.
Puis il se tait, car le quidam sollicité par l’ardoise vient d’apercevoir son nom et se lève. Il ne s’agit pas du tout d’un jules du type conspirateur. Sir Harry Dezange est un grand vieillard aux cheveux couleur de neige (comme c’est joli un cliché de cette qualité !) et au teint rouge-brique. Il est très grand, très large d’épaules et, tout aristocratique qu’il paraisse, s’il ne chausse pas du 56, j’accepte volontiers de poser dans la vitrine de chez Fauchon avec du persil dans les narines. Il est attablé en compagnie d’un jeune type à tête de saurien qui, s’il lui reste un cheveu, ne peut que l’avoir sur la langue, vu que son crâne ressemble à une grosse olive verte.
Mine de rien je quitte ma place et fais un grand détour pour gagner les cabines téléphoniques.
Sir Harry Dezange vient de se boucler dans celle du fond. Je fonce dans la plus proche et je brandis mes étiquettes pour capter de l’indiscret et du croustillant, mais ces diables de cabines sont tellement bien insonorisées que si on passait la bande sonore des « Canons de Navarone » dans chacune d’elles simultanément, la préposée dn standard ne sourcillerait même pas.
Réalisant que mon opération « oreille-traînante » est inopérante, je me dirige vers la réception.
— Il y a longtemps que sir Dezange est arrivé chez vous ? demande-je au préposé dont il a été fait état plus haut.
Le brave garçon compulse son grand livre.
— Il est ici depuis avant-hier soir, pourquoi ?
— Alors c’est son cousin germain que j’ai rencontré ce matin à Paris, déclare-je négligemment.
Ce petit renseignement me confirme dans la certitude que l’Anglais est bien l’homme que nous cherchons. À présent il ne nous reste plus qu’une chose à faire : lui tirer les vers du pif, et ça risque de ne pas être commode vu que, généralement, plus les rosbifs sont vieux et titrés, moins ils sont loquaces.
En regagnant la salle à manger, je me trouve face à face avec Dezange. Il a le sang à fleur de peau. C’est le ravitailleur de sangsues idéal. Moi, vous connaissez mes impulsions ? Sans me donner le temps de sortir ma balance de Roberval de gousset pour peser le pour et le contre, j’aborde le triste Sir (car c’est visiblement pas un poilant).
— Je m’excuse, Monsieur, ne seriez-vous pas Sir Harry Dezange ? que je lui bonnis avec force civilité, le bout de la langue sur la couture de mon pantalon.
Il était perdu en ses pensées, le ressortissant de Sa Gracieuse Majesty. Il marque un temps d’arrêt et son regard bleuâtre finit par se poser sur moi après un vol plané magistral dans le hall.
— En effet, laisse-t-il tomber d’un ton hostile.
On doublerait sa voix à cet instant, on pourrait lui faire dire « Et merde » sans difficulté tellement l’expression est conforme.
— Je me présente : Alcide Citrique, fais-je en me cassant en deux, je suis le secrétaire de monsieur… heu, Kakaocho, si vous voyez ce que je veux dire ?
Il semble voir en effet, car un peu d’intérêt ôte à ses yeux leur aspect d’huîtres avariées.
— Oh, parfaitement, exhale Dezange dans un soupir.
Je baisse la voix.
— Nous avons un certain retard rapport à un ennui mécanique de notre avion qui a dû être dérouté.
— Sorry ! laisse tomber le Sir.
— Son Excellence souhaiterait vous rencontrer le plus rapidement possible, ajoute-je en baissant la voix.
— Naturellement, rétorque l’Anglais. Où est-elle ?
Je désigne la salle à manger.
— Elle est eu train de dîner. Peut-être pourrions-nous prendre le café ensemble ?
Sir (conspect) médite un instant. Ses paupières battent à peine. Il regarde un tableau au mur qui représente une portion de raclette sur de la marmelade d’orange et qui s’intitule « Coucher de soleil sur le Léman ».
— L’hôtel n’est pas très indiqué : trop de gens curieux, dit-il enfin.
Je flotte dans ce que les chimistes appellent une joie sans mélange. Ainsi, le hasard et ma proverbiale jugeote m’ont permis de harponner le correspondant du ministre en quelques heures ! Bravo, San-Antonio ! Une prouesse de plus à ajouter à ton actif !
— Que proposez-vous, en ce cas, Sir ? insisté-je.
— Un de mes amis possède une propriété sur la rive du lac, nous y serons mieux pour causer.
— L’adresse, je vous prie, Sir ?
Il caresse un gros poil blanc planté à l’extrémité de son nez écarlate.
— Le plus simple est que mon secrétaire vous y conduise, décide-t-il. Il vous attendra dans une heure au parking de l’hôtel. Vous le reconnaîtrez : il est à ma table présentement.
— Entendu, Sir.
Il entre le premier et ne s’occupe plus de moi. Je lui rends l’appareil en ne m’occupant plus de lui.
— Ça usine ? me demande Béru dont la bouche graisseuse ressemble à un pain de margarine.
— Plutôt, oui ; j’avais vu juste, il s’agit bel et bien de notre homme.
Le Gros sursaute :
— Si vous voudrez bien me permettre, Baron, c’est plutôt le citoilien Bérurier qu’avait vu juste. Si on t’aurait écouté, on serait encore dans notre piaule à faire de la contemplation téléphonique un tantinet mordbide.
Je rends hommage au sûr instinct qui le fit se rabattre sur ce restaurant.
— Nous avons rendez-vous dans une plombe pour une conférence au sommet, Gros. N’oublie pas que tu as un rôle capital à jouer ! Mets-toi bien dans la peau d’un ministre. Du tact, du doigté, de la diplomatie !
— Et t’essaieras, et t’essaieras ! termine le Mastar. On dirait que tu ne me connais pas, San-A !
Il libère un borborygme intempestif qui fait se retourner la moitié de la salle.
— Pour ce qui est de l’éducation, continue mon sagace ami, c’est pas un ministre qui pourrait m’en remontrer, je tiens à te le souligner pour si des fois ça t’aurait échappé.
Puis, essuyant sa bouche avec la partie la plus large de sa cravate, il ajoute négligemment.
— Tu ferais bien de te recommander une raie au beurre noir, mec ; vu que je m’ai permis de becter la tienne qui refroidissait.