XI

Le bruissement de la pluie, au-delà de la fenêtre ouverte, faisait penser au calme arrosage d’un potager, et c’étaient des bouffées de terreau mouillé qui pénétraient dans la salle à manger avec chaque souffle d’air.

De loin, pour le brigadier Lucas, par exemple, le spectacle devait être affolant de ces êtres figés dans la lumière de la salle à manger comme dans le cadre d’un tableau de maître.

Ducrau fut le premier à se redresser en soupirant :

— Et voilà, mes enfants !

Cela ne voulait rien dire, mais c’était déjà une détente. Il remuait. Il rompait avec la stagnation générale. Il regardait autour de lui avec l’étonnement de quelqu’un qui s’attendait à trouver quelque chose de changé.

Or, rien n’était changé. Chacun était à sa place, immobile et buté. Au point que les pas de Ducrau, qui marcha jusqu’à la porte, apparurent comme un vacarme !

— Cette idiote de Mélie est partie… grommela-t-il en revenant.

Et, tourné vers sa femme :

— Jeanne, tu devrais aller préparer du café.

Elle sortit. La cuisine devait être toute proche, car on entendit presque aussitôt le bruit du moulin, et Berthe se leva pour desservir.

— Voilà !… répéta Ducrau, qui s’adressait surtout à Maigret.

Son regard circulaire donnait son sens à ce mot :

— Le drame est fini. Nous nous retrouvons en famille. On moud du café. On heurte des tasses et des assiettes…

Il était mou, maintenant, et vide, et triste. En homme qui ne sait que faire, il prit sur la cheminée la cartouche que Maigret y avait posée et en regarda la marque, puis il se tourna vers Gassin.

— C’est de chez moi, pas vrai ? De la carrière de Venteuil ?

Le vieux fit signe que oui. Ducrau rêvait sur la cartouche et expliquait :

— Nous en avions toujours à bord, tu te souviens, qu’on faisait exploser dans des endroits bien poissonneux !

Il remit la cartouche à sa place. Il n’avait pas envie de s’asseoir, pas envie non plus de rester debout. Peut-être avait-il envie de parler, mais il ne savait pas au juste que dire.

— Tu comprends, Gassin ? soupira-t-il enfin en se campant à un mètre du marinier.

Celui-ci fixait sur lui le regard de ses petits yeux morts.

— Ou plutôt, tu ne comprends pas, mais ça ne fait rien. Regarde-les !

Il désignait sa femme et sa fille qui, comme des fourmis noires, servaient le café. La porte était restée ouverte et on entendait le chuintement du réchaud à gaz. La maison était grande, pourtant, presque somptueuse, mais on eût dit que la famille l’avait réduite à sa taille.

— Ça a toujours été comme ça ! Je les traîne tous à la force du poignet depuis des années et des années. Puis, pour me changer les idées, je vais au bureau et je gueule sur les crabes !… Puis… Merci. Pas de sucre.

C’était la première fois qu’il parlait à sa fille sans la rudoyer, et elle le regarda avec surprise. Elle avait les yeux gonflés, les joues marbrées de rouge.

— Tu es belle, va ! Et tu sais, Gassin, toutes les femmes sont comme ça à un moment ou l’autre. Voilà la vérité ! Reste calme. On est en famille. Je t’aime bien. Il faudrait qu’on puisse une fois pour toutes…

Machinalement peut-être, Mme Ducrau avait pris un tricot et, assise dans un coin, elle maniait les longues aiguilles d’acier, Decharme tournait sa cuiller dans sa tasse.

— Sais-tu ce qui m’a le plus embêté dans la vie ? C’est encore d’avoir couché avec ta femme ! C’était idiot, d’abord. Je ne sais même pas pourquoi je l’ai fait. Puis, après, je n’étais plus le même avec toi. Je te voyais de ma fenêtre, sur ton bateau, et elle aussi, et la gosse… Dis donc ! La vérité, c’est que ta femme elle-même n’a jamais pu dire à qui elle est. Peut-être à moi, peut-être à toi…

Comme Berthe poussait un profond soupir, il la regarda durement. Cela ne la regardait pas ! Il ne s’inquiétait ni d’elle, ni de sa femme !

— Est-ce que tu comprends, vieux ? Alors, dis quelque chose.

Il tournait autour de Gassin, sans oser le regarder, et il laissait de grands silences entre chaque phrase.

— Au fond, tu as encore été le plus heureux des deux !

Malgré la fraîcheur de la nuit, il avait chaud.

— Veux-tu que je te rende la cartouche ? Moi, tu sais, je me fous de sauter. Mais il faut que quelqu’un reste avec la petite, là-bas…

Son regard tomba sur Decharme, qui fumait une cigarette, et tout le mépris possible à un homme alourdit ses prunelles tandis qu’il laissait tomber :

— Ça t’intéresse ?

Puis, comme l’autre ne trouvait rien à répondre :

— Tu peux rester ! Tu ne me gênes pas plus que la cafetière, sans compter qu’après tout tu n’es même pas capable d’être méchant.

Il avait pris une chaise par le dossier, et il osait enfin la poser en face du vieux, s’asseoir, toucher le genou de Gassin.

— Alors ? Tu ne crois pas qu’on est à peu près tous au même point ? Dites-moi, commissaire, qu’est-ce que je risque pour Bébert ?

On en parlait comme, après dîner, en famille, on eût parlé des prochaines vacances, tandis que les aiguilles à tricoter cliquetaient en cadence.

— Vous vous en tirerez peut-être avec deux ans, peut-être même les jurés vous accorderont-ils le sursis ?

— Je n’en ai pas besoin. Je suis fatigué. Deux ans de tranquillité, c’est bien. Et après ?

Sa femme leva la tête, mais n’alla pas jusqu’à le regarder.

— Après, Gassin, je prendrai un petit chaudron, le plus petit, comme l’Aigle 1…

Et, la gorge soudain serrée :

— Dis-moi quelque chose, nom de Dieu ! Tu ne comprends pas encore qu’il n’y a plus rien d’autre qui compte ?

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Le vieux ne savait pas non plus. Il était abruti. Rien n’est plus déroutant qu’un drame qui fait long feu. Au point que, du coup, il reprenait ses allures timides et restait assis comme un visiteur pauvre, sans oser bouger.

Ducrau lui secouait les épaules.

— Tu vois ! On fera peut-être encore quelque chose ! Demain, tu partiras avec la Toison-d’Or. Puis, un beau jour, au moment où tu t’y attendras le moins, tu entendras crier ton nom, d’un remorqueur. Ce sera moi, en salopette ! Les types n’y comprendront rien du tout. On dira que j’ai fait des mauvaises affaires. Ce n’est pas vrai ! La vérité, c’est que je suis fatigué de traîner tout ça après moi…

Il éprouva le besoin de défier Maigret du regard.

— Vous savez, je pourrais encore nier, et il est probable que vous ne trouveriez pas de preuve ! C’est ce que je pensais faire. Si vous saviez ce que j’ai pu penser ! Quand je me suis trouvé blessé chez moi, avec la police sur pied, je me suis promis d’en profiter pour faire enrager tout le monde.

Malgré lui, il se tourna un instant vers sa fille et son gendre.

— C’était une occasion !

Il se passa la main sur le visage.

— Gassin ! cria-t-il, changeant d’idée, les yeux pétillants de malice.

Et, comme le vieux le regardait :

— C’est tout ? Tu ne m’en veux pas ? Tu sais, si tu veux ma femme à la place…

Il avait envie de pleurer, mais c’était impossible. Sûrement avait-il aussi envie d’embrasser son camarade. Il marcha vers la fenêtre, qu’il referma, tira les rideaux avec des gestes méthodiques de petit bourgeois.

— Écoutez, mes enfants. Il est onze heures. Je propose qu’on dorme tous ici et, demain matin, on s’en ira ensemble…

C’était surtout au commissaire que cela s’adressait, ainsi que la suite :

— Ne craignez rien. Je n’ai pas envie de m’enfuir, au contraire ! D’ailleurs, vous avez là-bas un inspecteur. Jeanne ! sers-nous un petit grog avant d’aller nous coucher…

Elle obéit comme une servante, lâchant ses aiguilles. Ce fut Ducrau qui gagna la porte de la cour et cria dans la nuit humide :

— Monsieur l’inspecteur ! Venez, votre patron vous demande…

Lucas était mouillé, ahuri, inquiet.

— Commencez par prendre un verre avec nous.

Si bien qu’en fin de soirée ils étaient tous debout autour de la table, un verre fumant à la main. Quand Ducrau tendit le sien pour trinquer avec Gassin, celui-ci ne tressaillit pas et but bruyamment.

— Il y a des draps dans les lits ?

— Je ne crois pas, dit Berthe.

— Va en mettre.

Un peu plus tard, il confiait à Maigret :

— Je n’en peux plus de fatigue, mais quand même, ça va mieux !

Les femmes trottinaient d’une chambre à l’autre, faisant les lits, cherchant une chemise de nuit pour chacun. Maigret, qui avait mis la cartouche dans sa poche, dit à Ducrau :

— Donnez-moi votre revolver et jurez-moi qu’il n’y en a pas d’autre dans la maison.

— Je le jure.

D’ailleurs, l’atmosphère n’était plus au drame. C’était plutôt l’atmosphère d’une maison mortuaire après l’enterrement, et le sentiment qui dominait était la lassitude. Une fois encore, l’armateur s’approcha de Maigret, et ce fut pour lui dire, en lui désignant l’ensemble de la maison :

— Vous voyez ! Même un soir comme celui-ci, ils parviennent à faire quelque chose de sordide !

Ses pommettes étaient plus rouges que d’habitude. Il devait avoir la fièvre. Il gravit l’escalier le premier, pour montrer le chemin. Des deux côtés d’un couloir s’alignaient des chambres quelconques, meublées à peu près comme des chambres d’hôtel. Ducrau désigna la première.

— C’est la mienne. Vous le croirez si vous voulez : je n’ai jamais pu dormir sans ma femme.

Celle-ci avait entendu. Elle cherchait des pantoufles pour Maigret, dans une armoire, et son mari lui donna une bourrade en disant :

— Ma pauvre vieille ! Allons ! je crois que je te ferai une petite place sur le chaudron.


Quand le jour commença à se lever, Maigret était accoudé à sa fenêtre, tout habillé, les épaules serrées dans une couverture, car la nuit avait été humide. Les graviers de la cour étaient encore mouillés et, s’il ne pleuvait plus, de grosses gouttes fluides tombaient encore de la corniche et des arbres.

La Seine était grise. Un remorqueur et ses quatre bateaux attendaient devant l’écluse. Très loin, au milieu d’une boucle de la rivière, on voyait graviter un autre train de péniches, entre deux lignes de forêt sombre.

La surface de l’eau blanchissait, et Maigret se débarrassa de sa couverture, mit de l’ordre dans sa toilette. Il ne s’était rien passé. Il n’avait rien entendu. Pour se rassurer davantage, il ouvrit la porte et trouva l’inspecteur Lucas debout dans le corridor.

— Tu peux entrer.

Lucas, pâle de fatigue, but de l’eau de la carafe et s’étira devant la fenêtre.

— Rien ! dit-il. Personne n’a bougé. C’est le jeune couple qui s’est endormi le plus tard. À une heure du matin, ils chuchotaient encore.

On vit arriver à vélo le chauffeur, qui n’habitait pas la maison.

— Je donnerais gros pour une tasse de café bien chaud, soupira Lucas.

— Va en faire !

On eût dit que son souhait avait été deviné. On perçut en effet un glissement dans le couloir, et Mme Ducrau, en peignoir, un madras sur la tête, s’avança sans bruit.

— Déjà levés ? s’étonna-t-elle. Je vais vite préparer le petit déjeuner.

Le drame n’avait pas eu de prise sur elle. Elle était la même qu’elle avait dû être toujours, triste et besogneuse.

— Reste quand même dans le corridor.

Maigret se lava à l’eau froide pour s’éveiller, et bientôt il vit en se retournant que le fleuve avait changé de couleur cependant que passait le train de bateaux déjà éclusé. Il y avait du rose au ciel, des chants d’oiseaux. Un moteur bourdonna, celui de la voiture que le chauffeur sortait du garage. Mais ce n’était pas encore le grand jour. On gardait, dans les moelles, la fraîcheur de la nuit, et le soleil n’avait pas donné sa vie au paysage.

— Patron, le voici…

C’était Ducrau qui sortait de sa chambre et qui entrait chez Maigret, les bretelles sur les reins, les cheveux non peignés, la chemise ouverte sur sa poitrine velue.

— Vous n’avez besoin de rien ? Vous ne voulez pas que je vous prête un rasoir ?

Il regarda la Seine, lui aussi, mais d’un autre œil, et constata :

— Tiens ! ils ont déjà recommencé le sable.

C’était à nouveau, en bas, le bruit du moulin à café.

— Dites donc, pour aller en prison, qu’est-ce que j’ai le droit d’emporter ?

Ce n’était pas une plaisanterie. Il parlait simplement.

— Si vous voulez, nous partirons tout de suite après le déjeuner et nous déposerons Gassin à bord, ce qui me permettra peut-être d’apercevoir Aline…

Il était vraiment énorme, et, en négligé, il avait l’air d’un ours, surtout quand les pantalons tire-bouchonnaient sur ses jambes.

— Il faut encore que je vous demande quelque chose. Vous savez ce que j’ai dit hier au sujet du fric. Je peux le faire, bien entendu, et ça mettrait en rage ma fille et son mari. Mais étant donné les circonstances…

C’était bien fini ! Il était réveillé, avec, comme après une terrible ivresse, la bouche amère et la tête froide.

— En tout cas, vos concurrents se réjouiraient… dit Maigret.

C’était assez. Ducrau retrouvait son lourd regard de patron.

— Quel avocat me conseillez-vous ?

Le remorqueur sifflait pour s’annoncer à l’écluse suivante et précisait par la même occasion le nombre de ses remorques. On n’entendit pas venir Mme Ducrau, qui avait des pantoufles de feutre.

— Le café est servi, dit-elle humblement.

— Ça ne vous gêne pas que je descende comme je suis ? C’est une vieille habitude. Nous allons prévenir Gassin…

C’était la chambre voisine. Ducrau frappa à la porte.

— Gassin !… Hé ! vieux !… Gassin !…

Déjà l’angoisse l’empoignait. Sa main chercha le bouton de la porte. Il ouvrit, fit un pas, se retourna vers Maigret.

Il n’y avait personne dans la chambre. Le lit n’était pas défait, et la chemise de nuit préparée par Mme Ducrau était toujours, bras écartés, sur la couverture.

— Gassin !

La fenêtre n’était même pas ouverte, et Maigret eut malgré lui un regard soupçonneux vers l’inspecteur. Mais Ducrau avait aperçu quelque chose, une enflure du rideau. Il s’avança, calme et froid, tira le tissu.

Un corps pendait, tout sombre, tout étiré, contre le mur. La corde n’était pas très solide car, au mouvement premier, elle cassa et le vieux roula par terre, d’un bloc, comme une statue, au point qu’on put croire qu’il allait se briser.


L’odeur de pipe froide régnait encore dans la salle à manger où traînaient des verres sales et des cendres. La nappe était tachée de la veille. La voiture attendait juste en face de la fenêtre que l’on venait d’ouvrir.

On n’avait rien dit à Mme Ducrau, et le jeune couple, qu’on entendait aller et venir à l’étage, n’était pas encore prêt à descendre.

Les coudes sur la table, Ducrau mangeait. C’était inouï ce qu’il avalait pour son petit déjeuner, farouche, talonné, eût-on dit, par la plus terrible des fringales. Il ne disait rien. Ses mâchoires faisaient du bruit. Il en faisait plus encore en absorbant son café au lait.

— Descends mon veston, mon col et ma cravate.

— Tu ne vas pas t’habiller dans la chambre ?

— Fais ce que je te dis.

Il regardait droit devant lui. Il mangeait vite. Quand il se leva enfin pour passer le veston que sa femme lui tendait, il étouffait.

— Je t’avais préparé une valise.

— On verra plus tard.

— Tu n’attends pas que Berthe…

Elle montra le plafond, mais il ne répondit même pas.

— Et Gassin ?

— L’inspecteur s’en occupe, intervint Maigret.

Et c’était vrai, puisque Lucas avait déjà téléphoné à la police locale et au Parquet.

Ils partirent tous les deux, Ducrau et le commissaire, avec une précipitation maladroite. Ducrau embrassa le front de sa femme, peut-être sans s’en rendre compte.

— C’est promis, Émile ? Nous reprendrons le chaudron ?

— C’est ça ! C’est ça !

Il était pressé. On eût dit que quelque chose le tirait en avant. Il se jeta lourdement au fond de sa voiture, et ce fut Maigret qui commanda le chauffeur :

— À Charenton.

Ils ne se retournèrent pas. À quoi bon ? Et on avait déjà parcouru des kilomètres dans la forêt de Fontainebleau, quand Ducrau prononça, en serrant le bras de Maigret :

— C’est vrai que je ne sais même pas pourquoi j’ai couché avec sa femme !

Puis, sans transition, au chauffeur :

— Vous ne pouvez pas aller plus vite ?

Sa barbe avait poussé. Pas lavé, il avait le teint sale. Il chercha en vain sa pipe, qu’il avait oubliée, et ce fut le chauffeur qui lui tendit un paquet de cigarettes bleues.

— Vous me croirez si vous voulez, mais j’ai rarement été aussi heureux qu’hier au soir. Il me semblait… C’est difficile à expliquer. Savez-vous ce que la vieille a fait, quand nous avons été couchés ? Elle s’est blottie contre moi en pleurant et en me disant que j’étais bon.

Sa voix était toute barbouillée, comme si des tas de choses eussent empli sa gorge.

— Plus vite, nom de Dieu ! supplia-t-il en se penchant sur le chauffeur.

Et c’étaient Corbeil, Juvisy, Villejuif et toutes les autos des propriétaires de villas qui, le lundi matin, rentrent à Paris. Il y avait autant de soleil que la veille. La pluie n’avait fait que verdir davantage les champs et le feuillage. On s’arrêta devant une station d’essence où il y avait huit pompes rouges en rang dans la lumière, et le chauffeur dit à son patron :

— Vous avez cent francs ?

Ducrau lui tendit tout son portefeuille. Enfin ce fut Paris, l’avenue d’Orléans, la Seine. On lavait les vitres des bureaux, quai des Célestins. Ducrau se pencha à la portière. Devant un petit bistrot, il arrêta l’auto.

— Je peux acheter une pipe et du tabac ?

Dans le débit, il ne trouva qu’une pipe en merisier, à deux francs, qu’il bourra lentement. Les quais défilaient. On dépassait les barriques de Bercy.

— Pas si vite !

On devina l’écluse que surmontait une péniche à vide qui était tout en haut du sas. Le concasseur fonctionnait déjà. Il y avait du linge à sécher sur les bateaux à quai. Au bistrot, des hommes en casquette de marinier reconnurent le patron et s’approchèrent de la vitre.

— Je crois qu’il vaut mieux… commença Ducrau.

Mais il surmonta sa faiblesse et descendit l’escalier de pierre. Ce n’était pas sa maison qu’il regardait, ni la fenêtre ouverte, derrière laquelle on apercevait la servante. Il s’engageait sur la frêle passerelle de la Toison-d’Or. Des gens le saluaient des autres péniches.

Il se pencha vers l’écoutille en même temps que Maigret, et en même temps que lui il vit Aline, un sein nu, un enfant dans les bras, près de la table que couvrait une nappe à fleurs roses. Elle berçait le petit tout en regardant droit devant elle. Et quand parfois le sein échappait à la petite bouche avide, elle le lui rendait d’un geste machinal.

Il faisait chaud. Le poêle était allumé depuis longtemps. Au portemanteau pendait un lourd veston du vieux Gassin, et ses souliers cirés étaient posés en dessous.

D’un geste lent et ferme, Maigret empêcha Ducrau d’entrer, l’attira vers le gouvernail et lui tendit une lettre écrite sur du papier de bistrot.


… Je t’écris pour te dire que je me porte bien et j’espère que la présente te trouvera de même…

Ducrau ne comprenait pas. Mais peu à peu lui apparaissaient l’auberge, le village de la Haute-Marne et la sœur de Gassin, qu’il avait connue jadis.

— Elle sera très bien là-bas, dit Maigret.

Le soleil devenait plus chaud. Un marinier cria en passant :

— L’Albatros est en panne à Meaux !

Il s’adressait à Ducrau et il fut sans doute très étonné de ne recevoir aucune réponse.

— Nous partons ?

On les regardait de partout. Quelqu’un vint même à leur rencontre sur le quai, toucha sa casquette.

— Dites, patron, c’est rapport aux pierres à décharger.

— Plus tard.

— C’est que…

— Fiche-moi la paix, Hubert !

Le tramway étirait son ruban coloré sur le gris des pavés. Le concasseur semblait broyer le paysage tout entier cependant qu’une fine poussière blanche retombait sur les choses.

L’auto avait fait demi-tour. Ducrau regardait derrière lui par la petite ouverture de la carrosserie.

— C’est formidable ! soupira-t-il.

— Quoi ?

— Rien.

Est-ce que vraiment Maigret ne comprenait pas ? C’était lui, maintenant, qui avait envie de voir le chauffeur se hâter. Il lui semblait que chaque minute qui s’écoulait était un danger.

Ducrau suait à grosses gouttes. À certain moment, comme on dépassait un tramway, sa main se crispa sur la poignée de la porte.

Mais non ! Il était sage ! On franchissait le Pont-Neuf. Le chauffeur se retourna pour demander :

— Au tabac ?

Car le Tabac Henri-IV était toujours là, rouge et blanc, face à la statue équestre.

— Arrêtez ici, dit Maigret. Vous retournerez à Samois et vous attendrez…

Il valait mieux marcher. Il n’y avait que cent mètres à parcourir. C’était encore le long de la Seine. Ducrau était du côté du parapet.

— En somme, vous allez pouvoir partir chez vous dès maintenant ? dit-il brusquement. Vous gagnez deux jours !

— Je ne sais pas encore.

— C’est joli, là-bas ?

— C’est calme.

Vingt mètres encore, la rue à traverser, et c’était les bâtiments noirs du Palais de Justice, le grand portail du Dépôt, avec son guichet à droite.

Pour la seconde fois, la main de Ducrau s’accrocha au bras du commissaire et, tandis qu’ils traversaient la chaussée, l’armateur haleta :

— Je ne peux pas !

Il devait parler de la Seine, du tramway, de la corde, de tout ce qui pouvait empêcher…

Sur le trottoir, il se retourna. Le factionnaire avait reconnu Maigret. Le guichet s’ouvrait déjà.

— Je ne peux pas ! répéta Ducrau en entrant sous le porche sonore tandis qu’une plume se trempait dans l’encre violette pour inscrire ses nom et prénoms au livre d’écrou.

Un remorqueur avalant sifflait deux coups, annonçant qu’il prenait la deuxième arche, et une péniche belge, qui montait, obliquait dans le courant afin d’entrer dans la troisième.


Marsilly, « La Richardière », avril 1933.


FIN

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