Le lundi matin, Anna Heymes quitta discrètement son appartement et prit un taxi en direction de la rive gauche. Elle se souvenait que plusieurs librairies médicales étaient regroupées autour du carrefour de l’Odéon.
Dans l’une d’elles, elle fureta parmi les livres de psychiatrie et de neurochirurgie, en quête d’informations sur les biopsies pratiquées sur le cerveau. Le mot prononcé par Ackermann résonnait encore dans sa mémoire : « biopsie stéréotaxique ». Elle n’eut aucun mal à dénicher des photographies et une description détaillée de cette méthode.
Elle découvrit les têtes des patients, rasées, enserrées dans une armature carrée. Une sorte de cube de métal vissé à même les tempes. Le cadre était surmonté d’un trépan – une véritable foreuse.
Elle suivit, en images, chaque étape de l’opération. La mèche qui perçait l’os ; le scalpel qui s’insinuait dans l’orifice et traversait à son tour la dure-mère, la membrane enveloppant le cerveau ; l’aiguille à tête creuse qui plongeait dans la substance cérébrale. Sur l’une des photographies, on distinguait même la couleur rosâtre de l’organe, alors que le chirurgien extirpait sa sonde.
Tout sauf ça.
Anna avait pris sa résolution : il lui fallait chercher un autre diagnostic ; consulter un deuxième spécialiste, de toute urgence, qui lui proposerait une alternative, un traitement différent.
Elle se précipita dans une brasserie, boulevard Saint-Germain, plongea dans la cabine téléphonique du sous-sol et feuilleta un annuaire. Après plusieurs tentatives malheureuses auprès de médecins absents ou débordés, elle tomba enfin sur Mathilde Wilcrau, psychiatre et psychanalyste, qui semblait plus disponible.
La voix de la femme était grave, mais le ton léger, presque malicieux. Anna évoqua brièvement ses « problèmes de mémoire » et insista sur l’urgence de sa démarche. La psychiatre accepta de la recevoir aussitôt. Près du Panthéon, à cinq minutes de l’Odéon.
Anna patientait maintenant dans une petite salle d’attente décorée de meubles anciens, vernis et ciselés, qui semblaient tout droit sortis du château de Versailles. Seule dans la pièce, elle observait les photographies encadrées qui décoraient les murs : des clichés d’exploits sportifs, dans des contextes les plus extrêmes.
Sur l’un des tirages, une silhouette s’envolait d’un versant montagneux, suspendue à un parapente ; sur le suivant, un alpiniste encapuchonné escaladait une muraille de glace ; dans un autre cadre, un tireur cagoulé et gainé d’une combinaison de ski braquait un fusil à lunette sur une cible invisible.
— Mes exploits sur le retour.
Anna se tourna vers la voix.
Mathilde Wilcrau était une grande femme aux épaules larges, au sourire rayonnant. Ses bras jaillissaient de son tailleur d’une manière brutale, presque inconvenante. Ses jambes, longues et très fuselées, dessinaient des courbes de puissance. « Entre quarante et cinquante ans », estima Anna, remarquant les paupières flétries, les sillons autour des yeux. Mais on n’appréhendait pas cette femme athlétique en termes d’âge : plutôt d’énergie ; ce n’était pas une question d’années, mais de kilojoules.
La psychiatre s’effaça :
— Par ici.
Le bureau était assorti à l’antichambre ; du bois, du marbre, de l’or. Anna pressentait que la vérité de la femme ne se situait pas dans cette décoration précieuse mais plutôt dans les photographies de ses exploits.
Elles s’assirent de part et d’autre d’un bureau couleur de feu. Le médecin saisit un stylo-plume et inscrivit sur un bloc quadrillé les renseignements d’usage. Nom, âge, adresse... Anna était tentée de mentir sur son identité, mais elle s’était juré de jouer franc jeu.
Tout en répondant, elle observait encore son interlocutrice. Elle était frappée par son allure brillante, ostentatoire, presque américaine. Sa chevelure brune ruisselait sur ses épaules ; ses traits amples, réguliers, s’épanouissaient autour d’une bouche très rouge, sensuelle, qui attirait le regard. L’image qui lui vint fut celle d’une pâte de fruits, gorgée de sucre et d’énergie. Spontanément, cette femme lui inspirait confiance.
— Alors, quel est le problème ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
Anna s’efforça d’être concise :
— Je souffre de défaillances de la mémoire.
— Quel genre de défaillances ?
— Je ne reconnais plus les visages qui me sont familiers.
— Tous les visages familiers ?
— Surtout celui de mon mari.
— Soyez plus précise : vous ne le reconnaissez plus du tout ? Plus jamais ?
— Non. Ce sont des absences très courtes. Sur l’instant, son visage ne m’évoque rien. Un parfait inconnu. Puis le déclic s’effectue. Jusqu’à maintenant, ces trous noirs ne duraient qu’une seconde. Mais ils me semblent de plus en plus longs.
Mathilde tapotait sa page avec l’extrémité de son stylo ; un Mont-Blanc laqué noir. Anna remarqua qu’elle avait discrètement ôté ses chaussures.
— C’est tout ?
Elle hésita.
— Il m’arrive parfois aussi le contraire...
— Le contraire ?
— Il me semble reconnaître des visages qui me sont étrangers.
— Donnez-moi un exemple.
— Cela survient surtout avec une personne. Je travaille à la Maison du Chocolat, rue du Faubourg-Saint-Honoré, depuis environ un mois. Il y a un client régulier. Un homme d’une quarantaine d’années. Chaque fois qu’il pénètre dans la boutique, j’éprouve une sensation familière. Mais je ne parviens jamais à préciser mon souvenir.
— Et lui, qu’est-ce qu’il dit ?
— Rien. A l’évidence, il ne m’a jamais vue ailleurs que derrière mon comptoir.
Sous le bureau, la psychiatre agitait ses orteils au bout de ses collants noirs. Il y avait une note espiègle, pétillante, dans toute son attitude.
— Si je résume, vous ne reconnaissez pas les gens que vous devriez reconnaître, mais vous reconnaissez ceux que vous ne connaissez pas, c’est ça ?
Elle prolongeait les dernières syllabes d’une manière singulière, un véritable vibrato de violoncelle.
— On peut présenter les choses de cette façon, oui.
— Vous avez essayé une bonne paire de lunettes ?
Anna fut soudain prise de fureur. Elle sentit une chaleur aiguë lui monter au visage. Comment pouvait-elle se moquer de sa maladie ? Elle se leva, attrapant son sac. Mathilde Wilcrau la retint avec empressement :
— Excusez-moi. C’était une plaisanterie. C’est idiot. Restez, je vous en prie.
Anna s’immobilisa. Le sourire rouge l’enveloppait comme un halo bienfaisant. Sa résistance s’évanouit. Elle se laissa tomber dans le fauteuil.
La psychiatre reprit place à son tour et modula encore :
— Poursuivons, s’il vous plaît. Eprouvez-vous parfois un malaise face à d’autres visages ? Je veux dire : ceux que vous croisez chaque jour, dans la rue, les lieux publics ?
— Oui. Mais c’est une autre sensation. Je subis... des sortes d’hallucinations. Dans le bus, dans les dîners, n’importe où. Les figures se brouillent, se mélangent, forment des masques atroces. Je n’ose plus regarder personne. Je ne vais bientôt plus sortir de chez moi...
— Quel âge avez-vous ?
— Trente et un ans.
— Depuis combien de temps souffrez-vous de ces troubles ?
— Un mois et demi environ.
— Sont-ils accompagnés de malaises physiques ?
— Non... Enfin, si. Des signes d’angoisse, surtout. Des tremblements. Mon corps devient lourd. Mes membres s’ankylosent. J’étouffe aussi, parfois. Récemment, j’ai saigné du nez.
— Votre état de santé est bon, en général ?
— Excellent. Rien à signaler.
La psychiatre marqua un temps. Elle écrivait maintenant sur le bloc.
— Souffrez-vous d’autres troubles de la mémoire, qui concerneraient des épisodes de votre passé par exemple ?
Anna pensa « à ciel ouvert » et répondit :
— Oui. Certains de mes souvenirs perdent en consistance. Ils me paraissent s’éloigner, s’effacer.
— Lesquels ? Ceux qui concernent votre mari ?
Elle se raidit contre le dossier de bois :
— Pourquoi vous me demandez ça ?
— A l’évidence, c’est surtout son visage qui provoque vos crises. Le passé que vous partagez avec lui pourrait aussi vous poser un problème.
Anna soupira. Cette femme l’interrogeait comme si son mal était influencé par ses sentiments ou son inconscient ; comme si elle refoulait volontairement sa mémoire dans une direction donnée. Cette lecture était totalement différente de celle d’Ackermann. N’était-ce pas ce qu’elle était venue chercher ici ?
— C’est vrai, concéda-t-elle. Mes souvenirs avec Laurent s’effritent, disparaissent. (Elle s’arrêta, puis reprit d’un ton plus vif :) Mais d’une certaine façon, c’est logique.
— Pourquoi ?
— Laurent est au centre de ma vie, de ma mémoire. Il occupe la plupart de mes souvenirs. Avant la Maison du Chocolat, j’étais une simple femme au foyer. Mon couple était ma seule préoccupation.
— Vous n’avez jamais travaillé ?
Anna prit un ton acide, se moquant d’elle-même :
— J’ai une licence de droit mais je n’ai jamais mis les pieds dans un cabinet d’avocat. Je n’ai pas d’enfant. Laurent est mon « grand tout », si vous voulez, mon seul horizon...
— Vous êtes mariée depuis combien d’années ?
— Huit ans.
— Avez-vous des relations sexuelles normales ?
— Qu’est-ce que vous appelez : normales ?
— Ternes. Ennuyeuses.
Anna ne comprit pas. Le sourire s’accentua :
— Encore de l’humour. Je vous demande simplement si vous avez des rapports réguliers.
— Tout va bien de ce côté-là. Au contraire, j’ai... enfin, je ressens un désir très fort pour lui. De plus en plus fort même. C’est si étrange.
— Peut-être pas tant que ça.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Un silence en guise de réponse.
— Quel est le métier de votre mari ?
— Il est policier.
— Pardon ?
— Haut fonctionnaire. Laurent dirige le Centre des études et bilans du ministère de l’Intérieur. Il supervise des milliers de rapports, de statistiques concernant les problèmes criminels de la France. Je n’ai jamais compris son job, mais cela a l’air important. Il est très proche du ministre.
Mathilde enchaîna, comme si tout cela allait de soi :
— Pourquoi n’avez-vous pas d’enfants ? Un problème de ce côté-là ?
— Pas physiologique, en tout cas.
— Alors, pourquoi ?
Anna hésita. La nuit du samedi lui revint : le cauchemar, les révélations de Laurent, le sang sur son visage...
— Je ne sais pas au juste. Il y a deux jours, j’ai posé la question à mon mari. Il m’a répondu que je n’en ai jamais voulu. J’aurais même exigé un serment de sa part à ce sujet. Mais je ne m’en souviens pas. (Sa voix monta d’un cran.) Comment je peux avoir oublié ça ? (Elle détacha chaque syllabe.) Je-ne-m’en-sou-viens-pas !
Le médecin écrivit quelques lignes, puis demanda :
— Et vos souvenirs d’enfance ? Ils s’effacent, eux aussi ?
— Non. Ils me semblent lointains mais bien présents.
— Des souvenirs de vos parents ?
— Non. J’ai perdu ma famille très tôt. Un accident de voiture. J’ai grandi en pension, près de Bordeaux, sous la tutelle d’un oncle. Je ne le vois plus. Je ne l’ai jamais beaucoup vu.
— De quoi vous souvenez-vous alors ?
— Des paysages. Les grandes plages des Landes. Les forêts de pins. Ces vues sont intactes dans mon esprit. Elles gagnent même en présence, en ce moment. Ces paysages me semblent plus réels que tout le reste.
Mathilde écrivait toujours. Anna s’aperçut qu’elle griffonnait en réalité des hiéroglyphes. Sans lever les yeux, la spécialiste repartit à l’assaut.
— Comment dormez-vous ? Vous souffrez d’insomnie ?
— Au contraire. Je dors tout le temps.
— Quand vous faites un effort de mémoire, ressentez-vous une somnolence ?
— Oui. Une espèce de torpeur.
— Parlez-moi de vos rêves.
— Depuis le début de ma maladie, je fais un rêve... bizarre.
— Je vous écoute.
Elle décrivit le songe qui hantait ses nuits. La gare et les paysans. L’homme en manteau noir. Le drapeau frappé de quatre lunes. Les sanglots d’enfants. Puis la bourrasque du cauchemar : le torse vide, le visage en lambeaux...
La psy émit un sifflement admiratif. Anna n’était pas certaine d’apprécier ces manières familières, mais elle éprouvait une sensation de réconfort auprès de cette femme. Soudain Mathilde la glaça :
— Vous avez consulté quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? (Anna tressaillit.) Un neurologue ?
— Je... Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Vos symptômes sont plutôt cliniques. Ces défaillances, ces distorsions font penser à une maladie neurodégénérative. Dans de tels cas, le patient préfère consulter un neurologue. Un médecin qui localise clairement la maladie et qui soigne avec des médicaments.
Anna capitula :
— Il s’appelle Ackermann. C’est un ami d’enfance de mon mari.
— Eric Ackermann ?
— Vous le connaissez ?
— On était à la fac ensemble.
Anna demanda avec anxiété :
— Qu’est-ce que vous pensez de lui ?
— Un homme très brillant. Quel a été son diagnostic ?
— Il m’a surtout fait subir des examens. Des scanners. Des radios. Une IRM.
— Il n’a pas utilisé le Petscan ?
— Si. Nous avons effectué des tests samedi dernier. Dans un hôpital plein de soldats.
— Le Val-de-Grâce ?
— Non, l’institut Henri-Becquerel, à Orsay.
Mathilde nota le nom dans un coin de sa feuille.
— Quels ont été les résultats ?
— Rien de très clair. D’après Ackermann je souffre d’une lésion située dans l’hémisphère droit, dans la partie ventrale du temporal...
— La zone de reconnaissance des visages.
— Exactement. Il suppose qu’il s’agit d’une nécrose infime. Mais la machine ne l’a pas localisée.
— Quelle serait la cause de cette lésion, selon lui ?
Anna parla plus vite, ces aveux la soulageaient :
— Il n’en sait rien, justement. Il tient à effectuer de nouveaux examens. (Sa voix se fêla.) Une biopsie pour analyser cette partie de mon cerveau. Il veut étudier mes cellules nerveuses, je ne sais quoi. Je... (Elle reprit son souffle.) Il dit qu’à cette seule condition, il pourra mettre au point un traitement.
La psychiatre posa son stylo-plume et croisa les bras. Pour la première fois, elle parut considérer Anna sans ironie, sans malice :
— Vous lui avez parlé de vos autres troubles ? Les souvenirs qui s’effacent ? Les visages qui se mélangent ?
— Non.
— Pourquoi vous méfiez-vous de lui ?
Anna ne répondit pas. Mathilde insista :
— Pourquoi êtes-vous venue me consulter ? Pourquoi me déballer tout ça, à moi ?
Anna eut un geste vague, puis elle prononça, les paupières baissées :
— Je refuse de subir cette biopsie. Ils veulent entrer dans mon cerveau.
— De qui parlez-vous ?
— Mon mari et Ackermann. Je suis venue vous voir dans l’espoir que vous auriez une autre idée. Je ne veux pas qu’on me fasse un trou dans la tête !
— Calmez-vous.
Elle releva les yeux, elle était au bord des larmes :
— Je... Je peux fumer ?
La psychiatre hocha la tête. Elle alluma aussitôt une cigarette. Quand la fumée se dissipa, le sourire était revenu sur les lèvres de son interlocutrice.
Un souvenir d’enfance la traversa, inexplicable. Les longues randonnées dans les landes, avec sa classe, le retour au pensionnat, les bras chargés de coquelicots. On leur expliquait alors qu’il fallait brûler les tiges des fleurs pour faire durer leur couleur...
Le sourire de Mathilde Wilcrau lui rappelait cette alliance mystérieuse entre le feu et la vivacité des pétales. Quelque chose était brûlé à l’intérieur de cette femme et soutenait le rouge de ses lèvres.
La psychiatre marqua une nouvelle pause puis demanda d’un ton calme :
— Ackermann vous-a-t-il expliqué qu’une amnésie pouvait être provoquée par un choc psychologique, et pas seulement par une lésion physique ?
Anna exhala la fumée avec violence.
— Vous voulez dire... Mes troubles pourraient être causés par un traumatisme... psychique ?
— C’est une possibilité. Une vive émotion aurait pu déclencher un refoulement.
Une onde de soulagement l’envahit tout entière. Elle savait maintenant qu’elle était venue entendre ces mots ; elle avait choisi une psychanalyste pour revenir à une version purement psychique de sa maladie. Elle peinait à maîtriser son excitation :
— Mais ce choc, dit-elle entre deux bouffées, je m’en souviendrais, non ?
— Pas forcément. La plupart du temps, l’amnésie efface sa propre source. L’événement fondateur.
— Et ce traumatisme concernerait les visages ?
— C’est probable, oui. Les visages, et aussi votre mari.
Anna bondit de sa chaise :
— Comment ça, mon mari ?
— Si j’en juge par les signes que vous me décrivez, ce sont vos deux points de blocage.
— Laurent serait à l’origine de mon choc émotionnel ?
— Je n’ai pas dit ça. Mais à mon avis, tout est lié. Le choc que vous avez éprouvé, s’il existe, a favorisé un amalgame entre votre amnésie et votre époux. C’est tout ce qu’on peut dire pour l’instant.
Silence d’Anna. Elle fixait le bout incandescent de sa cigarette.
— Pouvez-vous gagner du temps ? relança Mathilde.
— Gagner du temps ?
— Avant la biopsie.
— Vous... Vous acceptez de vous occuper de moi ?
Mathilde saisit son stylo et le pointa vers Anna.
— Pouvez-vous gagner du temps avant ces examens, oui ou non ?
— Je pense. Quelques semaines. Mais si mes troubles...
— Etes-vous d’accord pour plonger dans votre mémoire par la parole ?
— Oui.
— Etes-vous d’accord pour venir ici d’une manière intensive ?
— Oui.
— Pour tenter des techniques de suggestion, comme l’hypnose, par exemple ?
— Oui.
— Des injections de sédatif ?
— Oui. Oui. Oui.
Mathilde lâcha son stylo. L’étoile blanche du Mont-Blanc scintilla :
— On va déchiffrer votre mémoire, faites-moi confiance.
Le cœur en arc-en-ciel.
Elle ne s’était pas sentie aussi heureuse depuis longtemps. La simple hypothèse que ses symptômes soient causés par un traumatisme psychologique, et non par une détérioration physique, lui redonnait espoir ; cela lui laissait supposer en tout cas que son cerveau n’était pas altéré, ni rongé par une nécrose qui se répandait parmi ses cellules nerveuses.
Dans le taxi du retour, elle se félicita encore d’avoir pris un tel virage. Elle tournait le dos aux lésions, aux machines, aux biopsies. Elle ouvrait les bras à la compréhension, la parole, la voix suave de Mathilde Wilcrau... Ce timbre si bizarre lui manquait déjà.
Quand elle parvint rue du Faubourg-Saint-Honoré, aux environs de 13 heures, tout lui semblait plus vif, plus précis. Elle savourait chaque détail de son quartier. C’étaient de véritables îlots, des archipels de spécialités qui se côtoyaient le long de la rue.
Au croisement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et de l’avenue Hoche, la musique régnait en maître : aux danseuses de la salle Pleyel répondaient les laques des pianos Hamm, situés juste en face. Puis c’était la Russie qui jaillissait entre la rue de la Neva et la rue Daru, avec leurs restaurants moscovites et leur église orthodoxe. Enfin, on accédait au monde des douceurs : les thés de Mariage Frères, les friandises de la Maison du Chocolat ; deux façades d’acajou brun, deux miroirs vernis, qui ressemblaient à des cadres dans un musée des saveurs.
Anna surprit Clothilde qui s’affairait à nettoyer les étagères. Elle s’acharnait sur des vases de céramique, des vasques de bois, des assiettes de porcelaine qui ne partageaient avec le chocolat qu’une familiarité de ton bistre, une nuance mordorée, ou simplement une certaine idée du bien-être, du bonheur. Une vie de confort, qui tinte et se boit chaud...
Clothilde se retourna, debout sur son tabouret :
— Te voilà ! Tu me donnes une heure ? Il faut que j’aille au Monoprix.
C’était de bonne guerre. Anna avait disparu toute la matinée, elle pouvait monter la garde durant le déjeuner. Le passage de relais se fit sans un mot, mais avec le sourire. Anna, armée d’un chiffon, reprit le travail aussitôt et se mit à frotter, lustrer, astiquer avec toute l’énergie de sa bonne humeur retrouvée.
Puis, soudain, sa vigueur retomba, lui laissant un trou noir au creux du torse. En quelques secondes, elle mesura à quel point sa joie était factice. Qu’y avait-il de si positif dans son rendez-vous de la matinée ? Lésion ou choc psychologique, qu’est-ce que cela changeait à son état, à ses angoisses ? Que pouvait faire de plus Mathilde Wilcrau pour la soigner ? Et en quoi tout cela la rendrait-elle moins folle ?
Elle s’écroula derrière le comptoir principal. L’hypothèse de la psychiatre était peut-être pire encore que celle d’Ackermann. L’idée d’un événement, d’un choc psychologique qui aurait provoqué son amnésie renforçait maintenant sa terreur. Qu’est-ce qui se cachait derrière une telle zone morte ?
Quelques phrases ne cessaient de tourner dans sa tête, et surtout cette réponse. : « Les visages, et aussi votre mari. » En quoi Laurent pouvait-il être lié à tout cela ?
— Bonjour.
La voix coïncida avec le carillon de la porte ; elle n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que c’était lui.
L’homme en veste usée s’avançait, de sa démarche lente. A cet instant, d’une manière infaillible, elle sut qu’elle le connaissait. Cela ne dura qu’un éclair de seconde, mais l’impression fut aussi puissante, aussi blessante qu’une tête de flèche. Pourtant, sa mémoire lui refusait le moindre indice.
Monsieur Velours s’approcha encore. Il ne manifestait aucune gêne, aucune attention particulière à l’égard d’Anna. Son regard distrait, à la fois mauve et doré, survolait les rangs serrés des chocolats. Pourquoi ne la reconnaissait-il pas ? Jouait-il un rôle ? Une idée folle cingla sa conscience : et s’il était un ami, un complice de Laurent chargé de l’épier, de la tester ? Mais pourquoi ?
Il sourit face à son silence puis déclara d’un ton désinvolte.
— Je crois que je vais prendre comme d’habitude.
— Je vous sers tout de suite.
Anna se dirigea vers le comptoir, sentant ses mains trembler le long de son corps. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour saisir un sachet et glisser à l’intérieur les chocolats. Enfin, elle posa les Jikola sur la balance :
— Deux cents grammes. Dix euros cinquante, monsieur.
Elle lui lança un nouveau coup d’œil. Déjà, elle n’était plus aussi sûre... Mais l’écho de l’angoisse, du malaise, demeurait. La sourde impression que cet homme, comme Laurent, avait modifié son visage, avait fait appel à la chirurgie esthétique. C’était le visage de son souvenir et ce n’était pas lui...
L’homme sourit encore et posa sur elle ses iris songeurs. Il paya, puis disparut en soufflant un « au revoir » à peine audible.
Anna demeura immobile un long moment, pétrifiée de stupeur. Jamais la crise n’avait été aussi violente. Comme si elle expiait tous ses espoirs de la matinée. Comme si, après avoir cru guérir, elle devait retomber plus bas encore. A la manière des prisonniers qui tentent de s’échapper et se retrouvent, une fois repris, au fond d’un cachot, plusieurs mètres sous terre.
Le carillon sonna de nouveau.
— Salut.
Clothilde traversa la salle, trempée de pluie, les bras chargés de sacs volumineux. Elle s’éclipsa quelques instants dans la réserve puis réapparut, dans un sillage de fraîcheur.
— Qu’est-ce que t’as ? On dirait que t’as vu un zombie.
Anna ne répondit pas. L’envie de vomir et celle de pleurer se disputaient sa gorge.
— Ça va pas ? insista Clothilde.
Anna la regarda, abasourdie. Elle se leva et dit simplement :
— Je dois faire un tour.
Dehors, l’averse redoublait. Anna plongea dans la tourmente. Elle se laissa emporter par les rondes du vent détrempé, par les cerceaux de pluie. A travers son hébétude, elle contemplait Paris qui chavirait, qui dérivait sous les stries grises. Les nuages se pressaient comme des vagues au-dessus des toits ; les façades des immeubles ruisselaient ; les têtes sculptées des balcons et des fenêtres ressemblaient à des faces de noyés, verdâtres ou bleuies, englouties par les flots du ciel.
Elle remonta la rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis l’avenue Hoche, à gauche, jusqu’au parc Monceau. Là, elle longea les grilles noir et or des jardins, et emprunta la rue Murillo.
Le trafic était intense. Les voitures bruissaient de gerbes et d’éclairs. Les motards encapuchonnés filaient comme des petits Zorros en caoutchouc. Les passants luttaient contre les rafales, moulés, façonnés par le vent qui plaquait leurs vêtements tels des linges humides sur des sculptures inachevées.
Tout dansait dans les bruns, dans les noirs, dans des brillances d’huile sombre, infectées d’argent et de lumière maladive.
Anna suivit l’avenue de Messine, encadrée d’immeubles clairs et d’arbres massifs. Elle ne savait pas où ses pas la menaient, mais elle s’en moquait. Elle marchait dans les rues comme dans sa tête : à perte.
C’est alors qu’elle le vit.
Sur le trottoir opposé, une vitrine exhibait un portrait coloré. Anna traversa la chaussée. C’était la reproduction d’un tableau. Un visage troublé, tordu, meurtri, aux couleurs violentes. Elle s’avança encore, comme hypnotisée : cette toile lui rappelait, trait pour trait, ses hallucinations.
Elle chercha le nom du peintre. Francis Bacon. Un autoportrait datant de 1956. Une exposition de l’artiste se déroulait au premier étage de cette galerie. Elle trouva l’entrée, à quelques portes sur la droite, dans la rue de Téhéran, puis monta l’escalier.
Des tentures rouges séparaient les salles blanches et donnaient à l’exposition un caractère solennel, presque religieux. Une foule nombreuse se pressait autour des tableaux. Pourtant, le silence était total. Une sorte de respect glacé emplissait l’espace, imposé par les œuvres elles-mêmes.
Dans la première salle, Anna découvrit des toiles hautes de deux mètres, représentant toujours le même sujet : un ecclésiastique assis sur un trône. Vêtu d’une robe pourpre, il hurlait comme s’il était en train de griller sur une chaise électrique. Une fois, il était peint en rouge ; une autre fois en noir ; ou encore en bleu-violet. Mais des détails identiques revenaient toujours. Les mains crispées aux accoudoirs, brûlant déjà, comme collées au bois carbonisé. La bouche hurlante, ouverte sur un trou qui ressemblait à une plaie, alors que les flammes violacées s’élevaient de toutes parts...
Anna passa le premier rideau.
Dans la pièce suivante, des hommes nus, recroquevillés, étaient pris au piège dans des flaques de couleur ou des cages primitives. Leurs corps lovés, difformes, évoquaient des bêtes sauvages. Ou des créatures zoomorphes, à mi-chemin entre plusieurs espèces. Leurs visages n’étaient plus que des rosaces écarlates, des groins sanglants, des figures tronquées. Derrière ces monstres, les aplats de peinture rappelaient les carrelages d’une boucherie, d’un abattoir. Un lieu de sacrifice où les corps étaient réduits à l’état de carcasses, de masses écorchées, de charognes à vif. Chaque fois, le trait était tremblé, agité, comme des images documentaires filmées à l’épaule, saccadées par l’urgence.
Anna sentait grandir son malaise mais elle ne trouvait pas ce qu’elle était venue chercher : les visages de souffrance.
Ils l’attendaient dans la dernière salle.
Une douzaine de toiles de dimension plus modeste, protégées par des cordons de velours rouge. Des portraits violentés, déchirés, fracassés ; des chaos de lèvres, de nez, d’ossatures, où des yeux cherchaient désespérément leur chemin.
Les tableaux étaient regroupés en triptyques. Le premier, intitulé Trois études de la tête humaine, datait de 1953. Des faces bleues, livides, cadavériques, qui portaient les traces de premières blessures. Le deuxième triptyque apparaissait comme la suite naturelle du précédent, franchissant un nouveau cran dans la violence. Etude pour trois têtes, 1962. Des visages blancs qui se dérobaient au regard pour mieux revenir en force et exhiber leurs cicatrices, sous un fard de clown. Obscurément, ces blessures paraissaient vouloir faire rire, comme ces enfants qu’on défigurait au Moyen Âge afin de produire des pitres, des bouffons sans retour.
Anna avança encore. Elle ne reconnaissait pas ses hallucinations. Elle était simplement entourée de masques d’horreur. Les bouches, les pommettes, les regards tournoyaient, vrillant leurs difformités en spirales insoutenables. Le peintre semblait s’être acharné sur ces faciès. Il les avait attaqués, tailladés, avec ses armes les plus affûtées. Pinceaux, brosse, spatule, couteau : il avait ouvert les plaies, écorché les croûtes, déchiré les joues...
Anna marchait la tête dans les épaules, courbée par la peur. Elle ne regardait plus les toiles que par à-coups, les paupières frémissantes. Une série d’études, consacrées à une dénommée « Isabel Rawsthorne », culminait dans la cruauté. Les traits de la femme volaient littéralement en éclats. Anna recula, cherchant désespérément une expression humaine dans cet affolement des chairs. Mais elle ne repérait que des fragments épars, des bouches-blessures, des yeux exorbités dont les cernes rougeoyaient comme des coupures.
Soudain, elle céda à la panique et tourna les talons, se hâtant vers la sortie. Elle traversait l’antichambre de la galerie quand elle aperçut le catalogue de l’exposition, posé sur un comptoir blanc. Elle s’arrêta.
Il fallait qu’elle le voie – qu’elle voie son visage à lui.
Elle feuilleta fébrilement l’ouvrage, passa les photographies de l’atelier, les reproductions des œuvres, et tomba, enfin, sur un portrait de Francis Bacon lui-même. Un cliché en noir et blanc, où le regard intense de l’artiste brillait plus intensément que le papier glacé.
Anna plaqua ses deux mains sur les pages pour bien lui faire face.
Ses yeux étaient brûlants, avides, dans une face large, presque lunaire, soutenue par de solides mâchoires. Un nez court, des cheveux rebelles, un front de falaise complétaient le visage de cet homme qui semblait de taille à tenir tête, chaque matin, aux masques écorchés de ses tableaux.
Mais un détail surtout retint l’attention d’Anna.
Le peintre possédait une arcade sourcilière plus haute que l’autre. Un œil de rapace, fixe, étonné, comme écarquillé sur un point fixe. Anna comprit l’incroyable vérité : Francis Bacon ressemblait, physiquement, à ses toiles. Sa physionomie partageait leur folie, leur distorsion. Cet œil asymétrique avait-il inspiré au peintre ses visions déformées, ou les tableaux avaient-ils fini au contraire par éclabousser leur auteur ? Dans les deux cas, les œuvres fusionnaient avec les traits de l’artiste...
Cette simple constatation provoqua dans son esprit une révélation.
Si les difformités des toiles de Bacon possédaient une source réelle, pourquoi ses propres hallucinations n’auraient-elles pas un fondement de vérité ? Pourquoi ses délires ne puiseraient-ils pas leur origine dans un signe, un détail existant dans la réalité ?
Un nouveau soupçon la glaça. Et si, au fond de sa folie, elle avait raison ? Si Laurent, ainsi que Monsieur Velours, avaient réellement changé de visage ?
Elle s’appuya contre le mur et ferma les yeux. Tout se mettait en place. Laurent, pour une raison qu’elle ne pouvait imaginer, avait profité de sa crise d’amnésie pour modifier ses traits. Il avait fait appel à la chirurgie esthétique afin de se cacher à l’intérieur de son propre visage. Monsieur Velours avait effectué la même opération.
Les deux hommes étaient complices. Ils avaient commis ensemble un acte atroce et avaient, pour cette raison, changé leur physionomie. Voilà pourquoi elle éprouvait un malaise face à leurs visages.
En un frémissement, elle rejeta toutes les impossibilités, toutes les absurdités que recouvrait un tel raisonnement. Elle sentait simplement qu’elle effleurait la vérité, aussi cinglée qu’elle puisse paraître.
C’était son cerveau contre les autres.
Contre tous les autres.
Elle courut vers la porte. Sur le palier, elle aperçut une toile qu’elle n’avait pas remarquée, au-dessus de la rampe.
Un amas de cicatrices qui tentaient de lui sourire.
Au bas de l’avenue de Messine, Anna repéra un café-brasserie. Elle commanda un Perrier au bar puis descendit directement au sous-sol, en quête d’un annuaire.
Elle avait déjà vécu cette scène – le matin même, lorsqu’elle avait cherché le numéro de téléphone d’un psychiatre, boulevard Saint-Germain. C’était peut-être un rituel, un acte à répéter, comme on franchit des cercles d’initiation, des épreuves récurrentes, pour accéder à la vérité...
Feuilletant les pages fripées, elle chercha la rubrique « Chirurgie esthétique ». Elle ne regarda pas les noms, mais les adresses. Il lui fallait trouver un médecin dans les environs immédiats. Son doigt s’arrêta sur la ligne : « Didier Laferrière, 12, rue Boissy-d’Anglas ». D’après ses souvenirs, cette rue se situait à proximité de la place de la Madeleine, soit à cinq cents mètres de là. Six sonneries, puis la voix d’un homme. Elle demanda :
— Docteur Laferrière ?
— C’est moi.
La chance était avec elle. Elle n’avait pas même à franchir le barrage d’un standard.
— Je vous téléphone pour prendre rendez-vous.
— Ma secrétaire n’est pas là aujourd’hui. Attendez... (Elle perçut le bruit d’un clavier d’ordinateur.) Quand voulez-vous venir ?
La voix était étrange : feutrée, sans timbre. Elle répondit :
— Tout de suite. C’est une urgence.
— Une urgence ?
— Je vous expliquerai. Recevez-moi.
Il y eut une pause, une seconde de retenue, comme chargée de méfiance. Puis la voix ouatée demanda :
— Dans combien de temps pouvez-vous être ici ?
— Une demi-heure.
Anna perçut un infime sourire dans la voix. Finalement, cet empressement avait l’air de l’amuser :
— Je vous attends.
— Je ne comprends pas. Quelle intervention vous intéresse au juste ?
Didier Laferrière était un petit homme aux traits neutres, aux cheveux crépus et gris, qui cadraient parfaitement avec sa voix atone. Un personnage discret, aux gestes furtifs, insaisissables. Il parlait comme à travers une paroi de papier de riz. Anna comprit qu’elle devrait percer ce voile si elle voulait obtenir les informations qui l’intéressaient.
— Je ne suis pas encore fixée, répliqua-t-elle. Je voudrais d’abord connaître les opérations qui permettent de modifier un visage.
— Modifier jusqu’à quel point ?
— En profondeur.
Le chirurgien commença sur un ton d’expert :
— Pour effectuer des améliorations importantes, il faut s’attaquer à la structure osseuse. Il existe deux techniques principales. Les opérations de meulage, qui visent à atténuer les traits proéminents, et les greffes osseuses, qui au contraire mettent en valeur certaines régions.
— Comment procédez-vous, précisément ?
L’homme prit une inspiration, se ménageant un temps de réflexion. Son bureau était plongé dans la pénombre. Les fenêtres étaient voilées par des stores. Une faible lueur caressait les meubles de facture asiatique. Il régnait ici une ambiance de confessionnal.
— Pour le meulage, reprit-il, nous réduisons les reliefs osseux en passant sous la peau. Pour la greffe, nous prélevons d’abord des fragments, le plus souvent sur l’os pariétal, au sommet du crâne, puis nous les intégrons aux régions visées. Parfois aussi, nous utilisons des prothèses.
Il ouvrit ses mains et sa voix s’adoucit :
— Tout est possible. Seule compte votre satisfaction.
— Ces interventions doivent laisser des traces, non ?
Il eut un bref sourire :
— Pas du tout. Nous travaillons par endoscopie. Nous glissons des tubes optiques et des micro-instruments sous les tissus. Ensuite nous opérons sur écran. Les incisions pratiquées sont infimes.
— Pourrais-je voir des photographies de ces cicatrices ?
— Bien sûr. Mais commençons par le début, voulez-vous ? Je voudrais que nous définissions ensemble le type d’opération qui vous intéresse.
Anna comprit que cet homme ne lui montrerait que des clichés édulcorés, où aucune marque ne serait visible. Elle prit un autre cap :
— Et le nez ? Quelles sont les possibilités pour le nez ?
Il plissa le front, sceptique. Le nez d’Anna était droit, étroit, menu. Rien à changer.
— C’est une région que vous voudriez modifier ?
— J’envisage toutes les possibilités. Que pourriez-vous faire sur cette zone ?
— Dans ce domaine, nous avons beaucoup progressé. Nous pouvons, littéralement, sculpter le nez de vos rêves. Nous en dessinerons ensemble la ligne, si vous voulez. J’ai là un logiciel qui permet...
— Mais l’intervention, en quoi consiste-t-elle ?
Le médecin s’agita, dans le spencer blanc qui lui tenait lieu de blouse.
— Après avoir assoupli toute cette zone...
— Comment ? En brisant les cartilages, non ?
Le sourire était toujours là, mais les yeux devenaient inquisiteurs. Didier Laferrière cherchait à déceler les intentions d’Anna.
— Nous devons bien sûr passer par une étape assez... radicale. Mais tout se déroule sous anesthésie.
— Ensuite, comment faites-vous ?
— Nous disposons les os et les cartilages en fonction de la ligne décidée. Encore une fois : je peux vous offrir du sur-me-su-re.
Anna ne lâchait pas sa direction.
— Une telle opération doit laisser des traces, non ?
— Aucune. Les instruments sont introduits par les narines. Nous ne touchons pas la peau.
— Et pour les liftings, enchaîna-t-elle, quelle technique utilisez-vous ?
— L’endoscopie, toujours. Nous tirons la peau et les muscles grâce à des pinces minuscules.
— Donc, pas de marques non plus ?
— Pas l’ombre d’une trace. Nous passons par le lobe supérieur de l’oreille. C’est absolument indécelable. (Il agita la main.) Oubliez ces problèmes de cicatrices : ils appartiennent au passé.
— Et les liposuccions ?
Didier Laferrière fronça les sourcils :
— Vous m’avez parlé du visage.
— Il existe bien des liposuccions de la gorge, non ?
— C’est vrai. C’est même une des opérations les plus faciles à pratiquer.
— Provoque-t-elle des cicatrices ?
C’était la question de trop. Le chirurgien prit un ton hostile :
— Je ne comprends pas, ce sont les améliorations qui vous intéressent ou les cicatrices ?
Anna perdit contenance. En une seconde, elle sentit revenir la panique qu’elle avait éprouvée à la galerie. La chaleur montait sous sa peau, de la gorge jusqu’au front. A cette minute, son visage devait être marbré de rouge.
Elle murmura, parvenant tout juste à lier ses mots :
— Excusez-moi. Je suis très craintive. Je... J’aimerais... Enfin, avant de me décider, j’aimerais voir des photographies des interventions.
Laferrière radoucit sa voix : un peu de miel dans le thé de l’ombre.
— C’est hors de question. Ce sont des images très impressionnantes. Nous devons seulement nous préoccuper des résultats, vous comprenez ? Le reste, c’est mon affaire.
Anna serra les accoudoirs de son siège. D’une manière ou d’une autre, elle devait arracher la vérité à ce médecin.
— Je ne me laisserai jamais opérer si je ne vois pas, de mes yeux, ce que vous allez me faire.
Le médecin se leva, effectuant un geste d’excuse :
— Je suis désolé. Je ne crois pas que vous soyez prête, psychologiquement, pour une intervention de ce type.
Anna ne bougea pas.
— Qu’est-ce que vous avez donc à cacher ?
Laferrière se figea.
— Je vous demande pardon ?
— Je vous parle de cicatrices. Vous me répondez qu’elles n’existent pas. Je demande à voir des images d’opérations. Vous refusez. Qu’est-ce que vous avez à cacher ?
Le chirurgien se pencha et appuya ses deux poings sur le bureau :
— J’opère plus de vingt personnes par jour, madame. J’enseigne la chirurgie plastique à l’hôpital de la Salpêtrière. Je connais mon métier. Un métier qui consiste à apporter du bonheur aux gens en améliorant leur visage. Pas à les traumatiser en leur parlant de balafres ou en leur montrant des photographies d’os broyés. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous vous êtes trompée d’adresse.
Anna soutint son regard :
— Vous êtes un imposteur.
Il se redressa, éclatant d’un rire incrédule :
— Qu... quoi ?
— Vous refusez de montrer votre travail. Vous mentez sur vos résultats. Vous voulez vous faire passer pour un magicien mais vous n’êtes qu’un escroc de plus. Comme il y en a des centaines dans votre profession.
Le mot « escroc » provoqua le déclic espéré. Le visage de Laferrière se mit à blanchir au point de briller dans la pénombre. Il pivota et ouvrit une armoire à lamelles souples. Il en sortit un classeur de fiches plastifiées et le plaqua sur le bureau avec violence.
— C’est ça que vous voulez voir ?
Il ouvrit le classeur sur la première photographie. Un visage retourné comme un gant, la peau écartelée par des pinces hémostatiques.
— Ou ça ?
Il dévoila le deuxième cliché : des lèvres retroussées, un ciseau chirurgical enfoncé dans une gencive sanglante.
— Ou ça, peut-être ?
Troisième intercalaire : un marteau plantant un burin à l’intérieur d’une narine. Anna se forçait à regarder, le cœur violenté.
Sur la photo suivante, un bistouri tranchait une paupière, au-dessus d’un œil exorbité.
Elle releva la tête. Elle avait réussi à piéger le médecin, il n’y avait plus qu’à continuer.
— Il est impossible que de telles opérations ne laissent aucune trace, dit-elle.
Laferrière soupira. Il fouilla de nouveau dans son armoire puis posa sur la table un second classeur. Il commenta d’une voix épuisée le premier tirage :
— Un meulage du front. Par endoscopie. Quatre mois après l’opération.
Anna observa avec attention le visage opéré. Trois traits verticaux, de quinze millimètres chacun, se dessinaient sur le front, à la racine des cheveux. Le chirurgien tourna la page :
— Prélèvement de l’os pariétal, pour une greffe. Deux mois après l’intervention.
La photographie montrait un crâne surmonté de cheveux en brosse, sous lesquels on distinguait nettement une cicatrice rosâtre en forme de S.
— Les cheveux recouvrent aussitôt la marque, qui finit elle-même par s’effacer, ajouta-t-il.
Il fit claquer le feuillet en le tournant :
— Triple lifting, par endoscopie. La suture est intradermique, les fils résorbables. Un mois après, on ne voit pratiquement plus rien.
Les deux plans d’une oreille, de face et de profil, se partageaient la page. Anna repéra, sur la crête supérieure du lobe, un mince zigzag.
— Liposuccion de la gorge, poursuivit Laferrière, dévoilant un nouveau cliché. Deux mois et demi après l’opération. La ligne qu’on aperçoit ici va disparaître. C’est l’intervention qui cicatrise le mieux.
Il tourna encore une page et insista, sur un ton de provocation, presque sadique :
— Et si vous voulez la totale, voici le scanner d’un visage ayant subi une greffe des pommettes. Sous la peau, les traces de l’intervention restent toujours...
C’était l’image la plus impressionnante. Une tête de mort bleutée, dont les parois osseuses exhibaient des vis et des fissures. Anna referma le classeur.
— Je vous remercie. Il fallait absolument que je voie ça.
Le médecin contourna le bureau et l’observa avec intensité, comme s’il cherchait encore à discerner sur ses traits le mobile caché de cette visite.
— Mais... mais enfin, je ne comprends pas, qu’est-ce que vous cherchez ?
Elle se leva et enfila son manteau souple et noir. Pour la première fois, elle sourit :
— Je dois d’abord juger sur pièces.
Il est 2 heures du matin.
La pluie, toujours ; un roulement, une cadence, un martèlement ténu. Avec ses accents, ses syncopes, ses résonances différentes sur les vitres, les balcons, les parapets de pierre.
Anna se tient debout face aux fenêtres du salon. En sweat-shirt et pantalon de jogging, elle grelotte de froid dans cet appartement.
Dans l’obscurité, elle scrute à travers les vitres la silhouette noire du platane centenaire. Elle songe à un squelette d’écorce flottant dans l’air. Des os brûlés, marqués de filaments de lichen, presque argentés dans l’éclat des réverbères. Des griffes nues qui attendent leur revêtement de chair – le feuillage du printemps.
Elle baisse les yeux. Sur la table, devant elle, sont posés les objets qu’elle a achetés dans l’après-midi, après sa visite au chirurgien. Une torche électrique miniature, de marque Maglite ; un appareil photo polaroïd permettant des prises de vue nocturnes.
Depuis plus d’une heure, Laurent dort dans la chambre. Elle est restée à ses côtés, à guetter son sommeil. Elle a épié ses légers tressaillements, décharges du corps révélant les débuts de l’endormissement. Puis elle a écouté sa respiration devenue régulière, inconsciente.
Le premier sommeil.
Le plus profond.
Elle regroupe son matériel. Mentalement, elle dit adieu à l’arbre du dehors, à cette vaste pièce aux parquets moirés, aux canapés blancs. Et à toutes ses habitudes attachées à cet appartement. Si elle a raison, si ce qu’elle a imaginé est réel, alors il lui faudra fuir. Et tenter de comprendre.
Elle remonte le couloir. Elle marche avec tant de précaution qu’elle perçoit la respiration de la maison – les craquements du parquet, le bourdonnement de la chaudière, le frémissement des fenêtres, harcelées par la pluie...
Elle se glisse dans la chambre.
Parvenue près du lit, elle pose en silence l’appareil photographique sur la table de chevet puis incline sa lampe vers le sol. Elle place sa main dessus avant de déclencher le petit faisceau halogène, qui chauffe sa paume.
Alors seulement, elle se penche sur son mari, en retenant son souffle.
Elle discerne, dans le rayon de sa lampe, le profil immobile ; le corps dessiné en replis flous sous les couvertures. A cette vue, sa gorge se serre. Elle manque de flancher, de tout abandonner, mais elle se ressaisit.
Elle passe une première fois le faisceau sur le visage.
Aucune réaction : elle peut commencer.
D’abord, elle soulève légèrement les cheveux et observe le front : elle ne trouve rien. Aucune trace des trois cicatrices aperçues sur le cliché de Laferrière.
Elle descend sa torche vers les tempes ; aucune marque. Elle balaie la partie inférieure du visage, sous les mâchoires, le menton : pas l’ombre d’une anomalie.
Ses tremblements la reprennent. Et si tout cela n’était qu’un délire de plus ? Un nouveau chapitre de sa folie ? Elle se contracte et poursuit son examen.
Elle s’approche des oreilles, appuie très doucement sur le lobe supérieur afin d’en scruter la crête. Pas la moindre faille. Elle soulève très légèrement les paupières, en quête d’une incision. Il n’y a rien. Elle scrute les ailes du nez, l’intérieur des parois nasales. Rien.
Elle est maintenant trempée de sueur. Elle tente encore d’atténuer le bruit de sa respiration, mais son souffle lui échappe, par les lèvres, par les narines.
Elle se souvient d’une autre cicatrice possible. La suture en S sur le crâne. Elle se redresse, plonge lentement la main dans la chevelure de Laurent, relevant chaque mèche, pointant sa lampe sur chaque racine. Il n’y a rien. Pas de fissure. Pas de relief irrégulier. Rien. Rien. Rien.
Anna retient ses sanglots, fourrageant maintenant sans précaution dans cette tête qui la trahit, qui lui démontre qu’elle est folle, qu’elle est...
La main lui saisit brutalement le poignet.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Anna bondit en arrière. Sa torche roule à terre. Laurent s’est déjà redressé. Il allume la lampe de chevet en répétant :
— Qu’est-ce que tu fous ?
Laurent aperçoit la Maglite sur le sol, l’appareil polaroïd sur la table :
— Qu’est-ce que ça veut dire ? souffle-t-il, les lèvres crispées.
Anna ne répond pas, prostrée contre le mur. Laurent écarte les couvertures et se lève, ramassant la torche électrique. Il considère l’objet, l’air dégoûté, puis le lui brandit à la face.
— Tu m’observais, c’est ça ? En pleine nuit ? Bon Dieu : qu’est-ce que tu cherches ?
Silence d’Anna.
Laurent se passe la main sur le front et souffle avec lassitude. Il est seulement vêtu d’un caleçon. Il ouvre la pièce adjacente qui fait office de dressing et attrape un jean, un pull qu’il enfile sans un mot. Puis il sort de la chambre, abandonnant Anna à sa solitude, à sa folie.
Elle se laisse glisser contre le mur, se recroqueville sur la moquette. Elle ne pense rien, ne perçoit rien. A l’exception des coups dans son torse, qui semblent s’amplifier chaque fois davantage.
Laurent réapparaît sur le seuil, son téléphone portable à la main. Il arbore un curieux sourire, hochant la tête avec compassion, comme s’il s’était calmé, raisonné, en quelques minutes.
Il prononce d’une voix douce, en désignant le téléphone :
— Ça va aller. J’ai appelé Eric. Je t’emmène demain à l’institut.
Il se penche sur elle, la relève, puis l’entraîne lentement vers le lit. Anna n’oppose aucune résistance. Il l’assoit avec précaution, comme s’il avait peur de la briser – ou au contraire de libérer en elle quelque force dangereuse.
— Tout ira bien, maintenant.
Elle acquiesce, fixant la torche électrique qu’il a posée sur la table de nuit, près de l’appareil photographique. Elle balbutie :
— Pas la biopsie. Pas la sonde. Je ne veux pas être opérée.
— Dans un premier temps, Eric va juste effectuer de nouveaux examens. Il fera le maximum pour éviter le prélèvement. Je te le promets. (Il l’embrasse.) Tout ira bien.
Il lui propose un somnifère. Elle refuse.
— S’il te plaît, insiste-t-il.
Elle consent à l’avaler. Il la glisse ensuite dans les draps puis s’installe à ses côtés, l’enlaçant avec tendresse. Il n’exprime pas un mot sur sa propre inquiétude. Pas une réflexion sur son propre bouleversement face à la folie définitive de sa femme.
Que pense-t-il réellement ?
N’est-il pas soulagé de s’en débarrasser ?
Bientôt, elle perçoit sa respiration, gagnée par la régularité du sommeil. Comment peut-il se rendormir dans un tel moment ? Mais peut-être de longues heures sont-elles déjà passées... Anna a perdu la notion du temps. Joue posée contre le torse de son mari, elle écoute le battement de son cœur. La calme pulsation des gens qui ne sont pas fous, qui n’ont pas peur.
Elle sent les effets du calmant l’envahir peu à peu.
Une fleur de sommeil en train d’éclore à l’intérieur de son corps...
Elle éprouve maintenant la sensation que le lit dérive et quitte la terre ferme. Elle flotte, lentement, dans les ténèbres. Il n’y a plus à opposer la moindre résistance, à tenter quoi que ce soit pour lutter contre ce courant. Il faut seulement se laisser porter par l’onde filante...
Elle se blottit encore contre Laurent et songe au platane luisant de pluie devant les fenêtres du salon. Ses rameaux nus qui attendent de se couvrir de bourgeons et de feuilles. Un printemps qui s’amorce et qu’elle ne verra pas.
Elle vient de vivre sa dernière saison chez les êtres de raison.
— Anna ? Qu’est-ce que tu fais ? On va être en retard !
Sous le jet brûlant de la douche, Anna percevait à peine la voix de Laurent. Elle fixait simplement les gouttes qui explosaient à ses pieds, savourant les lignes qui crépitaient sur sa nuque, redressant parfois son visage sous les tresses liquides. Tout son corps était amolli, alangui, gagné par la fluidité de l’eau. A l’image de son esprit, parfaitement docile.
Grâce au somnifère, elle avait réussi à dormir quelques heures. Ce matin elle se sentait lisse, neutre, indifférente à ce qui pouvait lui arriver. Son désespoir se confondait avec un calme étrange. Une sorte de paix distanciée.
— Anna ? Dépêche-toi, enfin !
— Voilà ! J’arrive.
Elle sortit de la cabine de douche et sauta sur le caillebotis posé devant le lavabo. 8 heures 30 : Laurent, habillé, parfumé, trépignait derrière la porte de la salle de bains. Elle s’habilla rapidement, se glissant dans ses sous-vêtements puis dans une robe de laine noire. Un fourreau sombre, signé Kenzo, qui évoquait un deuil stylisé et futuriste.
Tout à fait de circonstance.
Elle attrapa une brosse et se coiffa. A travers la vapeur de la douche, elle ne voyait dans le miroir qu’un reflet troublé : elle préférait cela.
Dans quelques jours, quelques semaines peut-être, sa réalité quotidienne serait à l’image de cette glace opaque. Elle ne reconnaîtrait rien, ne verrait rien, deviendrait étrangère à tout ce qui l’entourait. Elle ne s’occuperait même plus de sa propre démence, la laissant détruire ses dernières parcelles de raison.
— Anna ?
— Voilà !
Elle sourit à la hâte de Laurent. Peur d’être en retard au bureau ou pressé de larguer son épouse cinglée ?
La buée s’estompait sur la glace. Elle vit apparaître son visage, rougi, gonflé par l’eau chaude. Mentalement, elle dit adieu à Anna Heymes. Et aussi à Clothilde, à la Maison du Chocolat, à Mathilde Wilcrau, la psychiatre aux lèvres coquelicot...
Elle s’imaginait déjà à l’institut Henri-Becquerel. Une chambre blanche, fermée, sans contact avec la réalité. Voilà ce qu’il lui fallait. Elle était presque impatiente de s’en remettre à des mains étrangères, de s’abandonner aux infirmières.
Elle commençait même à apprivoiser l’idée d’une biopsie, d’une sonde qui descendrait, lentement, dans son cerveau et trouverait peut-être l’origine de son mal. En réalité, elle se moquait de guérir. Elle voulait simplement disparaître, s’évaporer, ne plus gêner les autres...
Anna se coiffait toujours quand tout s’arrêta.
Dans le miroir, sous sa frange, elle venait de remarquer trois cicatrices verticales. Elle ne put y croire. De sa main gauche, elle effaça les dernières traces de buée et s’approcha, la respiration coupée. Les marques étaient infimes, mais bien là, alignées sur son front.
Les cicatrices de chirurgie esthétique.
Celles qu’elle avait vainement cherchées cette nuit.
Elle se mordit le poing pour ne pas hurler et se plia en deux, sentant son ventre se soulever en un jet de lave.
— Anna ! Mais qu’est-ce que tu fous ?
Les appels de Laurent lui semblaient provenir d’un autre monde.
Secouée de tremblements, Anna se releva, scruta de nouveau son reflet. Elle tourna la tête et abaissa d’un doigt son oreille droite. Elle trouva la ligne blanchâtre qui s’étirait sur la crête du lobe. Derrière l’autre oreille, elle découvrit exactement le même sillon.
Elle recula, tentant de maîtriser ses tremblements, les deux mains en appui sur le lavabo. Puis elle leva le menton, à la recherche d’un autre indice, la trace minuscule qui révélerait une opération de liposuccion. Elle n’eut aucun mal à la repérer.
Un vertige s’ouvrait en elle.
Une chute libre au fond de son ventre.
Elle baissa la tête, écarta ses cheveux en quête du dernier signe : la suture en forme de S, qui trahissait un prélèvement osseux. Le serpent rosâtre l’attendait sur le cuir chevelu, à la manière d’un reptile intime, immonde.
Elle se cramponna un peu plus pour ne pas défaillir, alors que la vérité éclatait dans son esprit. Elle ne se lâchait plus du regard, tête baissée, mèches ruisselantes, mesurant l’abîme dans lequel elle venait de tomber.
La seule personne qui avait changé de visage, c’était elle.
— Anna ? Bon sang, réponds-moi !
La voix de Laurent résonnait dans la salle de bains, planant à travers les dernières vapeurs, rejoignant l’air humide du dehors, par le vasistas ouvert. Ses appels se déployaient dans la cour de l’immeuble, poursuivant Anna jusque sur la corniche qu’elle venait d’atteindre.
— Anna ? Ouvre-moi !
Elle se déplaçait latéralement, dos au mur, en équilibre sur le parapet. Le froid de la pierre lui collait aux omoplates ; la pluie ruisselait sur son visage, le vent plaquait ses cheveux trempés sur ses yeux.
Elle évitait de regarder la cour, à vingt mètres sous ses pieds, et maintenait son regard droit devant elle, se concentrant sur la paroi de l’immeuble opposé.
— OUVRE-MOI !
Elle entendit la porte de la salle de bains craquer. Une seconde plus tard, Laurent s’encadrait dans la lucarne par laquelle elle avait fui – ses traits étaient décomposés, ses yeux injectés.
A la même seconde, elle atteignit le claustra qui délimitait le balcon. Elle attrapa la bordure de pierre, l’enjamba en un seul mouvement, et retomba de l’autre côté, à genoux, sentant claquer le kimono noir qu’elle avait enfilé sur sa robe.
— ANNA ! REVIENS !
A travers les colonnes de la balustrade, elle aperçut son mari qui la cherchait du regard. Elle se releva, courut le long de la terrasse, contourna la cloison suivante et se plaqua au mur, afin d’attaquer la nouvelle corniche.
A partir de cet instant, tout devint fou.
Entre les mains de Laurent, un émetteur VHP se matérialisa. Il hurla d’une voix paniquée :
— Appel à toutes les unités : elle est en fuite. Je répète : elle est en train de se tirer !
Quelques secondes plus tard, deux hommes surgirent dans la cour. Ils étaient en civil mais portaient des brassards rouges de la police. Ils braquaient dans sa direction des fusils de guerre.
Presque aussitôt, une fenêtre de vitrail s’ouvrit, dans l’immeuble qui lui faisait face, au troisième étage. Un homme apparut, les deux bras tendus sur un pistolet chromé. Il lança plusieurs coups d’œil avant de la repérer, cible parfaite dans sa ligne de mire.
Un nouveau galop retentit en bas. Trois hommes venaient de rejoindre les deux premiers. Parmi eux, il y avait Nicolas, le chauffeur. Ils serraient tous les mêmes fusils mitrailleurs au chargeur courbe.
Elle ferma les yeux et ouvrit les bras pour assurer son équilibre. Un grand silence l’habitait, qui anéantissait toute pensée et lui apportait une sérénité étrange.
Elle continua d’avancer, paupières closes, bras écartés. Elle entendait Laurent qui hurlait encore :
— Ne tirez pas ! Bon Dieu : il nous la faut vivante !
Elle rouvrit les yeux. Avec une distance incompréhensible, elle admira la symétrie parfaite du ballet. A droite, Laurent, peigné avec soin, criant dans sa radio, tendant vers elle son index. En face, le tireur immobile, les poings verrouillés sur son pistolet – elle discernait maintenant son micro fixé près des lèvres. En bas, les cinq hommes en position de tir, le visage levé, le geste arrêté.
Et au beau milieu de cette armée : elle. Forme de craie drapée de noir, dans la position du Christ.
Elle sentit la courbe d’une gouttière. Elle se cambra, glissa sa main de l’autre côté, puis se coula au-dessus de l’obstacle. Quelques mètres plus loin, une fenêtre l’arrêta. Elle se remémora la configuration de l’immeuble : cette fenêtre s’ouvrait sur l’escalier de service.
Elle releva son coude et le rabattit violement en arrière. La vitre résista. Elle reprit son élan, balança de nouveau son bras, de toutes ses forces. Le verre éclata. Elle poussa sur ses pieds et bascula en arrière.
Le châssis céda sous la pression. Le cri de Laurent l’accompagna dans sa chute :
— NE TIREZ PAS !
Il y eut un suspens d’éternité, puis elle rebondit sur une surface dure. Une flamme noire traversa son corps. Des chocs l’assaillirent. Dos, bras, talons claquèrent sur des arêtes dures alors que la douleur explosait en mille résonances dans ses membres. Elle roula sur elle-même. Ses jambes passèrent au-dessus de sa tête. Son menton s’écrasa sur sa cage thoracique et lui brisa le souffle.
Puis ce fut le néant.
Le goût de la poussière, d’abord. Celui du sang, ensuite. Anna reprenait conscience. Elle se tenait recroquevillée, en chien de fusil, au bas d’un escalier. Levant les yeux, elle aperçut un plafond gris, un globe de lumière jaune. Elle se trouvait bien là où elle l’espérait : l’escalier de service.
Elle attrapa la rampe et se remit debout. A priori, elle n’avait rien de cassé. Elle découvrit seulement une entaille le long de son bras droit – un morceau de verre avait déchiré le tissu et s’était enfoncé près de l’épaule. Elle était aussi blessée à la gencive, sa bouche était emplie de sang, mais ses dents semblaient en place.
Elle extirpa lentement le tesson, puis, d’un geste sec, déchira le bas de son kimono et se fabriqua une sorte de garrot-pansement.
Elle rassemblait déjà ses pensées. Elle avait dévalé un étage sur le dos, ce palier était donc celui du second. Ses poursuivants n’allaient pas tarder à surgir du rez-de-chaussée. Elle gravit les marches quatre à quatre, dépassant son propre étage, puis les quatrième et cinquième.
La voix de Laurent explosa soudain dans la spirale de l’escalier :
— Magnez-vous ! Elle va rejoindre l’autre immeuble par les chambres de bonne !
Elle accéléra et atteignit le septième, remerciant mentalement Laurent pour l’information.
Elle plongea dans le couloir des chambres de service et courut, croisant des portes, des verrières, des lavabos, puis, enfin, un autre escalier. Elle s’y précipita, franchit de nouveau plusieurs paliers quand, en un flash, elle comprit le piège. Ses poursuivants communiquaient par radio. Ils allaient l’attendre en bas de cet immeuble, pendant que d’autres surgiraient dans son dos.
Au même instant, elle perçut le bruit d’un aspirateur, sur sa gauche. Elle ne savait plus à quel étage elle se trouvait mais c’était sans importance : cette porte s’ouvrait sur un appartement, qui donnerait lui-même accès à un nouvel escalier.
Elle frappa contre la paroi de toutes ses forces.
Elle ne sentait rien. Ni les coups dans sa main, ni les battements dans sa cage thoracique.
Elle frappa encore. Une cavalcade résonnait déjà au-dessus d’elle, se rapprochant à grande vitesse. Il lui semblait aussi percevoir d’autres pas, en bas, qui montaient. Elle se rua de nouveau sur la porte, lançant ses poings comme des masses, hurlant des appels au secours.
Enfin, on ouvrit.
Une petite femme en blouse rose apparut dans l’entrebâillement. Anna la poussa de l’épaule puis referma la paroi blindée. Elle tourna deux fois la clé dans la serrure et la fourra dans sa poche.
Elle pivota et découvrit une vaste cuisine, à la blancheur immaculée. Stupéfaite, la femme de ménage se cramponnait à son balai. Anna lui cria près du visage :
— Vous ne devez plus ouvrir, vous comprenez ?
Elle lui attrapa les épaules et répéta :
— Plus ouvrir, tu piges ?
On cognait déjà, de l’autre côté.
— Police ! ouvrez !
Anna s’enfuit à travers l’appartement. Elle remonta un couloir, dépassa plusieurs chambres. Elle mit quelques secondes à comprendre que cet appartement était agencé comme le sien. Elle vira à droite pour trouver le salon. Des grands tableaux, des meubles en bois rouge, des tapis orientaux, des canapés plus larges que des matelas. Elle devait encore tourner à gauche pour rejoindre le vestibule.
Elle s’élança, se prit les pieds dans un chien – un gros caramel placide – puis tomba sur une femme en peignoir, une serviette éponge sur la tête.
— Qui... qui êtes-vous ? hurla-t-elle, en tenant son turban comme une jarre précieuse.
Anna faillit éclater de rire – ce n’était pas la question à lui poser aujourd’hui. Elle la bouscula, atteignit l’entrée, ouvrit la porte. Elle allait sortir quand elle vit des clés et un bipeur sur une desserte d’acajou : le parking. Ces immeubles accédaient tous au même parc souterrain. Elle attrapa la télécommande et plongea dans l’escalier tapissé de velours pourpre.
Elle pouvait les avoir – elle le sentait.
Elle descendit directement au sous-sol. Son torse lui cuisait. Sa gorge happait l’air par brèves aspirations. Mais son plan s’ordonnait dans sa tête. La souricière des flics allait se refermer au rez-de-chaussée. Pendant ce temps, elle sortirait par la rampe du parking. Cette issue s’ouvrait de l’autre côté du bloc, rue Daru. Il y avait fort à parier qu’ils n’avaient pas encore pensé à cette sortie...
Une fois dans le parking, elle courut à travers l’espace de béton, sans allumer, en direction de la porte basculante. Elle braquait son bipeur quand la paroi s’ouvrit d’elle-même. Quatre hommes armés dévalaient la pente. Elle avait sous-estimé l’ennemi. Elle n’eut que le temps de se planquer derrière une voiture, les deux mains sur le sol.
Elle les vit passer, sentit dans sa chair la vibration de leurs semelles lourdes, et faillit éclater en sanglots. Les hommes furetaient entre les voitures, balayant le sol de leurs lampes torches.
Elle s’écrasa contre le mur et prit conscience que son bras était poisseux de sang. Le garrot s’était dénoué. Elle le resserra en tirant le tissu avec ses dents alors que ses pensées couraient encore, en quête d’une inspiration.
Les poursuivants s’éloignaient lentement, fouillant, inspectant, scrutant chaque parcelle du périmètre. Mais ils allaient revenir sur leurs pas et finir par la découvrir. Elle lança encore un regard circulaire et aperçut, à quelques mètres sur la droite, une porte grise. Si ses souvenirs étaient exacts, cette issue débouchait sur un immeuble qui donnait également sur la rue Daru.
Sans plus réfléchir, elle se faufila entre le mur et les pare-chocs, atteignit la porte et l’entrouvrit juste assez pour s’y glisser. Quelques secondes plus tard, elle jaillissait dans un hall clair et moderne : personne. Elle vola au-dessus des marches et bondit dehors.
Elle s’élançait sur la chaussée, savourant le contact de la pluie, quand un hurlement de freins la stoppa net. Une voiture venait de piler à quelques centimètres d’elle, frôlant son kimono.
Elle recula, cassée, apeurée. L’automobiliste baissa sa vitre et gueula :
— Ho, cocotte ! Faut regarder quand tu traverses !
Anna ne prêta aucune attention à lui. Elle jetait de brefs coups d’œil de droite à gauche, à l’affût de nouveaux flics. Il lui semblait que l’air était saturé d’électricité, de tension, comme lorsqu’un orage menace.
Et l’orage, c’était elle.
Le conducteur la dépassa avec lenteur.
— Faut te faire soigner, ma grande !
— Casse-toi.
L’homme freina.
— Quoi ?
Anna le menaça de son index rougi de sang :
— Tire-toi, je te dis !
L’autre hésita, un tremblement passa sur ses lèvres. Il semblait deviner que quelque chose ne cadrait pas, que la situation dépassait la simple altercation de rue. Il haussa les épaules et accéléra.
Une nouvelle idée. Elle s’enfuit à toutes jambes vers l’église orthodoxe de Paris, située quelques numéros plus haut. Elle longea la grille, traversa une cour de gravier et grimpa les marches qui menaient au portail. Elle poussa une vieille porte de bois verni et se jeta dans les ténèbres.
La nef lui parut plongée dans le noir absolu mais en réalité, c’étaient les palpitations de ses tempes qui obscurcissaient sa vision. Peu à peu, elle discerna des ors brunis, des icônes roussâtres, des dos de chaise cuivrés qui ressemblaient à autant de flammes lasses.
Elle avança avec retenue et repéra d’autres éclats atténués, tout en discrétion. Chaque objet se disputait ici les quelques gouttes de lumière distillées par les vitraux, les cierges, les lustres de fer forgé. Même les personnages des fresques paraissaient vouloir s’arracher à leurs ténèbres pour boire quelque clarté. L’espace tout entier était nimbé d’une lumière d’argent ; un clair-obscur moiré, où une sourde lutte s’était engagée entre la lumière et la nuit.
Anna reprenait son souffle. Une brûlure consumait sa poitrine. Sa chair et ses vêtements étaient trempés de sueur. Elle s’arrêta, s’appuya contre une colonne et savoura la fraîcheur de la pierre. Bientôt, les pulsations de son cœur s’apaisèrent. Chaque détail ici lui semblait posséder des vertus apaisantes : les cierges qui vacillaient sur leurs chandeliers, les visages du Christ, longs et fondus comme des pains de cire, les lampes mordorées, suspendues à la manière de fruits lunaires.
— Ça ne va pas ?
Elle se retourna et découvrit Boris Godounov en personne. Un pope géant, vêtu d’une robe noire, portant une longue barbe blanche en guise de plastron. Malgré elle, elle se demanda de quel tableau il sortait. Il répéta de sa voix de baryton :
— Vous vous sentez bien ?
Elle lança un coup d’œil à la porte puis demanda :
— Vous avez une crypte ?
— Je vous demande pardon ?
Elle s’efforça d’articuler chaque mot :
— Une crypte. Une salle pour les cérémonies funéraires.
Le religieux crut comprendre le sens de la requête. Il se forgea une mine de circonstance et glissa ses mains dans ses manches :
— Qui enterrez-vous, mon enfant ?
— Moi.
Quand elle pénétra dans le service des urgences de l’hôpital Saint-Antoine, elle comprit qu’une nouvelle épreuve l’attendait. Une épreuve de force contre la maladie et la démence.
Les rampes fluorescentes de la salle d’attente se reflétaient sur les murs de carrelage blanc et annulaient toute lumière venue du dehors. Il aurait pu tout aussi bien être 8 heures du matin que 11 heures du soir. La chaleur renforçait encore cette atmosphère de sas. Une force étouffante, inerte, s’abattait sur les corps comme une masse plombée, chargée d’odeurs d’antiseptiques. On entrait ici dans une zone de transit située entre la vie et la mort, indépendante de la succession des heures et des jours.
Sur les sièges vissés au mur s’entassaient des échantillons hallucinants d’humanité malade. Un homme au crâne rasé, la tête entre les mains, ne cessait de se gratter les avant-bras, déposant sur le sol une poussière jaunâtre ; son voisin, un clochard sanglé sur un siège roulant, injuriait les infirmières d’une voix de gorge tout en suppliant qu’on lui remette les tripes en place ; non loin d’eux, une vieillarde, debout, vêtue d’une blouse de papier, ne cessait de se déshabiller en murmurant des mots inintelligibles, révélant un corps gris, aux plis d’éléphant, ceinturé par une couche de bébé. Un seul personnage paraissait normal ; il se tenait assis, de profil, près d’une fenêtre. Pourtant, lorsqu’il se tournait, il révélait une moitié de visage incrustée de bris de verre et de filaments de sang séché.
Anna n’était ni étonnée ni effrayée par cette cour des Miracles. Au contraire. Ce bunker lui paraissait le lieu idéal pour passer inaperçue.
Quatre heures auparavant, elle avait entraîné le pope au fond de la crypte. Elle lui avait expliqué qu’elle était d’origine russe, fervente pratiquante, qu’elle était atteinte d’une maladie grave et qu’elle voulait être inhumée dans ce lieu sacré. Le religieux s’était montré sceptique mais l’avait tout de même écoutée durant plus d’une demi-heure. Il l’avait ainsi abritée malgré lui pendant que les hommes aux brassards rouges écumaient le quartier.
Lorsqu’elle était revenue à la surface, la voie était libre. Le sang de sa blessure avait coagulé. Elle pouvait évoluer dans les rues, le bras glissé sous son kimono, sans trop attirer l’attention. Avançant au pas de course, elle bénissait Kenzo et les fantaisies de la mode qui permettaient qu’on porte une robe de chambre en ayant l’air, tout simplement, dans le coup.
Durant plus de deux heures, elle avait erré ainsi, sans repères, sous la pluie, se perdant dans la foule des Champs-Elysées. Elle s’efforçait de ne pas réfléchir, de ne pas s’approcher des gouffres béants qui cernaient sa conscience.
Elle était libre, vivante.
Et c’était déjà beaucoup.
A midi, place de la Concorde, elle avait pris le métro. La ligne n° 1, direction Château de Vincennes. Assise au fond d’un wagon, elle avait décidé, avant même d’envisager la moindre solution de fuite, d’obtenir une confirmation. Elle avait énuméré, mentalement, les hôpitaux qui se trouvaient sur sa ligne et s’était décidée pour Saint-Antoine, tout proche de la station Bastille.
Elle attendait maintenant depuis vingt minutes, quand un médecin apparut, tenant une grande enveloppe de radiographie. Il la déposa sur un comptoir désert puis se pencha pour fouiller dans un des tiroirs du bureau. Elle bondit à sa rencontre :
— Je dois vous voir tout de suite.
— Attendez votre tour, jeta-t-il par-dessus son épaule sans même la regarder. Les infirmières vous appelleront.
Anna lui saisit le bras :
— Je vous en prie. Je dois faire une radiographie.
L’homme se retourna avec humeur mais son expression changea lorsqu’il la découvrit.
— Vous êtes passée à l’accueil ?
— Non.
— Vous n’avez pas donné votre carte Vitale ?
— Je n’en ai pas.
L’urgentiste la contempla des pieds à la tête. C’était un grand gaillard très brun, en chasuble blanche et sabots de liège. Avec sa peau bronzée, sa blouse en V ouverte sur un torse velu et une chaîne en or, il ressemblait à un dragueur de comédie italienne. Il la détailla sans aucune gêne, un sourire de connaisseur collé aux lèvres. D’un geste, il désigna le kimono déchiré, le sang coagulé :
— C’est pour votre bras ?
— Non. Je... J’ai mal au visage. Je dois faire une radiographie.
Il fronça un sourcil, se gratta les poils du torse – le crin dur de l’étalon.
— Vous avez fait une chute ?
— Non. Je dois avoir une névralgie faciale. Je ne sais pas.
— Ou simplement une sinusite. (Il lui fit un clin d’œil.) Il y en a plein en ce moment.
Il lança un regard sur la salle et ses pensionnaires : le junkie, le saoulard, la grand-mère... La troupe habituelle. Il soupira ; il paraissait tout à coup disposé à s’accorder une petite trêve en compagnie d’Anna.
Il la gratifia d’un large sourire, modèle Côte d’Azur, et susurra d’une voix chaude :
— On va vous passer au scanner, la miss. Un panoramique. (Il attrapa sa manche déchirée.) Mais d’abord, pansement.
Une heure plus tard, Anna se tenait sous la galerie de pierre qui borde les jardins de l’hôpital ; le médecin lui avait permis d’attendre là les résultats de son examen.
Le temps avait changé, des flèches de soleil se diluaient dans l’averse, la transformant en une brume d’argent, à la clarté irréelle. Anna observait avec attention les soubresauts de la pluie sur les feuilles des arbres, les flaques miroitantes, les fins ruisseaux qui se dessinaient entre les graviers et les racines des bosquets. Ce petit jeu lui permettait de maintenir encore le vide dans son esprit et de maîtriser sa panique latente. Surtout pas de questions. Pas encore.
Des sabots claquèrent sur sa droite. Le médecin revenait, longeant les arcades de la galerie, clichés en main. Il ne souriait plus du tout.
— Vous auriez dû me parler de votre accident.
Anna se leva.
— Mon accident ?
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Un truc en voiture, non ?
Elle recula avec frayeur. L’homme secoua la tête, incrédule :
— C’est dingue ce qu’ils font maintenant en chirurgie plastique. Jamais j’aurais pu deviner en vous voyant...
Anna lui arracha le scanner des mains.
L’image montrait un crâne fissuré, suturé, recollé en tous sens. Des lignes noires révélaient des greffes, à hauteur du front et des pommettes ; des failles autour de l’orifice nasal trahissaient une refonte complète du nez ; des vis, au coin des maxillaires et des tempes, maintenaient des prothèses.
Anna partit d’un rire brisé, un rire-sanglot, avant de s’enfuir sous les arcades.
Le scanner virevoltait dans sa main comme une flamme bleue.