CINQ

27

Entre ses bras, elle avait été une rivière.

Une force fluide, souple, déployée. Elle avait effleuré les nuits et les jours comme l’onde caresse les herbes englouties, sans jamais en altérer l’élan, la langueur. Elle s’était coulée entre ses mains, traversant le clair-obscur des forêts, le lit des mousses, l’ombre des rochers. Elle s’était cambrée face aux clairières de lumière qui éclataient sous ses paupières, quand survenait le plaisir. Puis elle s’était abandonnée de nouveau, en un mouvement lent, translucide sous ses paumes...

Au fil des années, il y avait eu des saisons distinctes. Des roucoulements d’eau, légers, rieurs. Des crinières d’écume secouées de colère. Des gués aussi, des trêves durant lesquelles ils ne se touchaient plus. Mais ces repos étaient suaves. Ils avaient la légèreté des roseaux, la douceur des galets mis à nu.

Lorsque le flux reprenait, les poussant de nouveau jusqu’aux rives ultimes, au-dessus des soupirs, des lèvres entrouvertes, c’était toujours pour mieux atteindre la jouissance unique, où tout n’était qu’un – et l’autre était tout.

— Vous comprenez, docteur ?

Mathilde Wilcrau sursauta. Elle regarda le sofa Knoll, à deux mètres de là – le seul meuble dans la pièce qui ne datât pas du XVIIIe siècle. Un homme y était allongé. Un patient. Perdue dans ses rêveries, elle l’avait complètement oublié, et n’avait pas entendu un mot de son discours.

Elle dissimula son trouble en rétorquant.

— Non, je ne vous comprends pas. Votre formulation n’est pas assez précise. Essayez de traduire cela avec d’autres mots. S’il vous plaît.

L’homme reprit ses explications, nez au plafond, mains croisées sur la poitrine. Mathilde saisit discrètement dans un tiroir une crème hydratante. La fraîcheur du produit sur ses mains la ramena à elle-même. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes. Elle poussait désormais la neutralité du psychanalyste à son point extrême : littéralement, elle n’était plus là. Jadis, elle écoutait les paroles de ses patients avec attention. Elle traquait leurs lapsus, leurs hésitations, leurs dérapages. Petits cailloux blancs qui lui permettaient de remonter la piste de la névrose, du traumatisme... Mais aujourd’hui ?

Elle rangea le tube de crème et continua à s’en enduire les doigts. Nourrir. Irriguer. Apaiser. La voix de l’homme n’était déjà plus qu’une rumeur, qui berçait sa propre mélancolie.

Oui : entre ses bras, elle avait été une rivière. Mais les gués s’étaient multipliés, les trêves étaient devenues plus longues. Elle avait d’abord refusé de s’inquiéter, de discerner dans ces pauses les premiers signes d’une dégradation. Elle s’était aveuglée, à la seule force de son espoir, de sa foi en l’amour. Puis un goût de poussière était né sur sa langue, une courbature lancinante s’était emparée de ses membres. Bientôt, ses propres veines avaient paru s’assécher, rappelant des travées minérales, sans vie. Elle s’était sentie vide. Avant même que les cœurs n’aient mis un nom sur la situation, les corps avaient parlé.

Puis la rupture avait franchi les consciences, et les mots avaient achevé le mouvement : la séparation était devenue officielle. L’ère des formalités avait commencé. Il avait fallu rencontrer le juge, calculer la pension, organiser le déménagement. Mathilde avait été irréprochable. Toujours alerte. Toujours responsable. Mais son esprit était déjà ailleurs. Dès qu’elle le pouvait, elle cherchait à se souvenir, à voyager en elle-même, dans sa propre histoire, étonnée de trouver dans sa mémoire si peu de traces, si peu d’empreintes de jadis. Tout son être ressemblait à un désert brûlé, un site antique où seuls quelques malheureux sillons, à la surface de pierres trop blanches, évoquaient encore le passé.

Elle s’était rassurée en songeant à ses enfants. Ils étaient l’incarnation de son destin, ils seraient sa dernière source. Elle se donna à fond dans cette voie. Elle s’oublia, s’effaça devant ces dernières années d’éducation. Mais ils avaient fini par la quitter, eux aussi. Son fils se perdit dans une ville étrange, à la fois minuscule et immense, constituée uniquement de puces et de microprocesseurs. Sa fille, au contraire, se « trouva » dans les voyages et l’ethnologie. Du moins le prétendait-elle. Ce dont elle était sûre, c’était que sa route était loin de ses parents.

Il lui fallut donc s’intéresser à la dernière personne restée à bord : elle-même. Elle s’accorda tous ses caprices, vêtements, meubles, amants. Elle s’offrit des croisières, des escapades dans des lieux qui l’avaient toujours fait rêver. En pure perte. Ces fantaisies lui semblaient accélérer encore son effondrement, précipiter sa vieillesse.

La désertification poursuivait ses ravages. La morsure du sable ne cessait de s’étendre en elle. Non seulement dans son corps, mais aussi dans son cœur. Elle devenait plus dure, plus âpre envers les autres. Ses jugements étaient péremptoires ; ses positions tranchées, abruptes. La générosité, la compréhension, la compassion la quittaient. Le moindre mouvement d’indulgence lui demandait un effort. Elle souffrait d’une véritable paralysie des sentiments, qui la rendait hostile aux autres.

Elle finit par se fâcher avec ses amis les plus proches et se retrouva seule, vraiment seule. Faute d’adversaire, elle se mit au sport, afin de se confronter à elle-même. Les chemins de la performance passèrent par l’alpinisme, l’aviron, le parapente, le tir... L’entraînement devint pour elle un défi permanent, une obsession qui drainait ses angoisses.

Aujourd’hui, elle était revenue de tous ces excès mais son existence était encore ponctuée d’épreuves récurrentes. Stages de parapente dans les Cévennes ; ascension annuelle des « Dalles », près de Chamonix ; épreuve de triathlon, dans le Val d’Aoste. A cinquante-deux ans, elle possédait une forme physique à faire pâlir d’envie n’importe quelle adolescente. Et elle contemplait chaque jour, avec un soupçon de vanité, les trophées qui scintillaient sur sa commode authentifiée de l’école d’Oppenordt.

En vérité, c’était une autre victoire qui la comblait ; une prouesse intime et secrète. Pas une seule fois, durant ces années de solitude, elle n’avait eu recours aux médicaments. Jamais elle n’avait avalé un anxiolytique ou le moindre antidépresseur.

Chaque matin elle s’observait dans son miroir et se rappelait cette performance. Le joyau de son palmarès. Un brevet personnel d’endurance qui lui prouvait qu’elle n’avait pas épuisé ses réserves de courage et de volonté.

La plupart des gens vivent dans l’espoir du meilleur.

Mathilde Wilcrau ne craignait plus le pire.

Bien sûr, au milieu de ce désert, il lui restait le travail. Ses consultations à l’hôpital Sainte-Anne, les séances à son cabinet privé. Le style dur et le style souple, comme on dit dans les arts martiaux, qu’elle avait également pratiqués. Les soins psychiatriques et l’écoute psychanalytique. Mais les deux pôles, à la longue, avaient fini par se confondre dans la même routine.

Son emploi du temps était maintenant ponctué de quelques rituels, stricts et nécessaires. Une fois par semaine, elle déjeunait avec ses enfants, qui ne parlaient plus que de réussite pour eux, et de défaite pour elle et leur père. Chaque week-end, elle visitait les antiquaires, entre deux séances d’entraînement. Et puis, le mardi soir, elle se rendait aux séminaires de la Société de Psychanalyse, où elle croisait encore quelques visages familiers. Des anciens amants, surtout, dont elle avait oublié parfois jusqu’au nom et qui lui avaient toujours paru fades. Mais peut-être était-ce elle qui avait perdu le goût de l’amour. Comme lorsqu’on se brûle la langue et qu’on ne discerne plus la saveur des aliments...

Elle lança un coup d’œil à son horloge ; plus que cinq minutes avant la fin de la séance. L’homme parlait toujours. Elle s’agita dans son fauteuil. Son corps fourmillait déjà des sensations à venir : la sécheresse de sa gorge, quand elle prononcerait les mots de conclusion après le long silence ; la douceur de son stylo-plume sur l’agenda, quand elle noterait le prochain rendez-vous ; le bruissement du cuir quand elle se lèverait...

Un peu plus tard, dans le vestibule, le patient se retourna et demanda, d’une voix angoissée :

— Je n’ai pas été trop loin, docteur ?

Mathilde nia d’un sourire et ouvrit la porte. Qu’avait-il donc pu lâcher de si important aujourd’hui ? Ce n’était pas grave : il se surpasserait la prochaine fois. Elle sortit sur le palier et actionna le commutateur.

Elle poussa un cri quand elle la découvrit.

La femme se tenait blottie contre le mur, serrée dans un kimono noir. Mathilde la reconnut aussitôt : Anna quelque chose. Celle qui avait besoin d’une bonne paire de lunettes. Elle tremblait des pieds à la tête, livide. Qu’est-ce que c’était que ce délire ?

Mathilde poussa l’homme dans l’escalier et se retourna avec colère vers la petite brune. Jamais elle ne tolérerait qu’un de ses patients survienne comme ça, sans prévenir, sans rendez-vous. Un bon psy devait toujours faire le ménage devant sa porte.

Elle s’apprêtait à lui passer un savon quand la femme la prit de vitesse, braquant sous son nez un scanner facial :

— Ils ont effacé ma mémoire. Ils ont effacé mon visage.

28

Psychose paranoïaque.

Le diagnostic était clair. Anna Heymes prétendait avoir été manipulée par son époux et par Eric Ackermann, ainsi que par d’autres hommes, appartenant aux forces de police françaises. Elle aurait subi, à son insu, un lavage de cerveau qui la privait d’une partie de sa mémoire. On aurait modifié son visage grâce à la chirurgie esthétique. Elle ne savait pas pourquoi ni comment, mais elle avait été la victime d’un complot, d’une expérience, qui avait mutilé sa personnalité.

Elle avait expliqué tout cela d’un ton précipité, brandissant sa cigarette comme une baguette de chef d’orchestre. Mathilde l’avait écoutée avec patience, remarquant au passage sa maigreur – l’anorexie pouvait être un symptôme de la paranoïa.

Anna Heymes avait achevé son conte à dormir debout. Elle avait découvert la machination le matin même, dans sa salle de bains, en remarquant des cicatrices sur son visage alors que son mari s’apprêtait à l’emmener dans la clinique d’Ackermann.

Elle s’était enfuie par la fenêtre, avait été poursuivie par des policiers en civil armés jusqu’aux dents, équipés de récepteurs radio. Elle s’était cachée dans une église orthodoxe puis s’était fait radiographier le visage à l’hôpital Saint-Antoine afin de posséder une preuve tangible de son opération. Ensuite, elle avait erré jusqu’au soir, attendant la nuit pour se réfugier chez la seule personne en qui elle avait confiance : Mathilde Wilcrau. Et voilà.

Psychose paranoïaque.

Mathilde avait soigné des centaines de cas similaires à l’hôpital Sainte-Anne. La priorité était de calmer la crise. A force de paroles réconfortantes, elle était parvenue à injecter à la jeune femme 50 milligrammes de Tranxène en intramusculaire.

Anna Heymes dormait maintenant sur le sofa. Mathilde se tenait, assise derrière son bureau, dans sa position habituelle.

Elle n’avait plus qu’à téléphoner à Laurent Heymes. Elle pouvait même s’occuper de l’internement d’Anna à l’hôpital, ou prévenir directement Eric Ackermann, le médecin traitant. En quelques minutes, tout serait réglé. Une simple affaire de routine.

Alors, pourquoi n’appelait-elle pas ? Depuis plus d’une heure, elle demeurait là, sans décrocher son téléphone. Elle contemplait les fragments de mobilier qui miroitaient dans l’obscurité, à la lueur de la fenêtre. Depuis des années, Mathilde était entourée par ces antiquités de style rocaille, des objets dont la plupart avaient été achetés par son mari et qu’elle s’était battue pour conserver au moment du divorce. D’abord pour l’emmerder, puis, elle s’en était rendu compte, pour conserver quelque chose de lui. Elle ne s’était jamais résolue à les vendre. Elle vivait aujourd’hui dans un sanctuaire. Un mausolée rempli de vieilleries vernies qui lui rappelaient les seules années qui aient vraiment compté.

Psychose paranoïaque. Un vrai cas d’école.

Sauf qu’il y avait les cicatrices. Ces failles qu’elle avait observées sur le front, les oreilles, le menton de la jeune femme. Elle avait même pu sentir, sous la peau, les vis et les implants qui soutenaient la structure osseuse de la face. Le scanner effrayant lui avait fourni les détails des interventions.

Mathilde avait croisé beaucoup de paranoïaques dans sa carrière et il était rare qu’ils se promènent avec les preuves concrètes de leur délire creusées dans leur visage. Anna Heymes portait un véritable masque cousu sur la figure. Une croûte de chair, façonnée, suturée, qui dissimulait ses os brisés et ses muscles atrophiés.

Se pouvait-il qu’elle dise simplement la vérité ? Que des hommes – des policiers de surcroît – lui aient fait subir un tel traitement ? Qu’ils lui aient fracassé les os de la figure ? Lui aient trafiqué la mémoire ?

Un autre élément la troublait dans cette affaire : la présence d’Eric Ackermann. Elle se souvenait du grand rouquin au visage éclaboussé de taches et d’acné. Un de ses innombrables prétendants à l’université, mais surtout un type d’une intelligence remarquable, qui se tenait aux confins de l’exaltation.

A l’époque, il se passionnait pour le cerveau et les « voyages intérieurs ». Il avait suivi les expériences de Timothy Leary sur le LSD, à l’université d’Harvard, et prétendait explorer, par cette voie, des régions inconnues de la conscience. Il consommait toutes sortes de drogues psychotropes, analysant ses propres délires. Il lui arrivait même de glisser du LSD dans le café des autres étudiants, juste « pour voir ». Mathilde souriait en se remémorant ces délires. Toute une époque : le rock psychédélique, les libertés contestataires, le mouvement hippie...

Ackermann prédisait qu’un jour des machines permettraient de voyager dans le cerveau et d’observer son activité en temps réel. Le temps lui avait donné raison. Le neurologue lui-même était devenu un des meilleurs spécialistes de cette discipline, grâce à des technologies telles que la caméra à positons ou la magnéto-encéphalographie.

Etait-il possible qu’il ait mené une expérience sur la jeune femme ?

Elle chercha dans son agenda les coordonnées d’une étudiante qui avait suivi ses cours, en 1995, à la faculté de Sainte-Anne. A la quatrième sonnerie, on répondit.

— Valérie Rannan ?

— C’est moi.

— Je suis Mathilde Wilcrau.

— Le professeur Wilcrau ?

Il était plus de 23 heures mais le ton était alerte.

— Mon appel va sans doute vous paraître étrange, surtout à cette heure...

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je souhaitais juste vous poser quelques questions, vous savez, sur votre thèse de doctorat. Votre travail portait bien sur les manipulations mentales et l’isolation sensorielle ?

— Ça n’avait pas l’air de vous intéresser, à l’époque.

Mathilde discerna une inflexion agressive dans cette réponse. Elle avait refusé de diriger les travaux de l’étudiante. Elle ne croyait pas à ce thème de recherche. Pour elle, le lavage de cerveau s’apparentait plutôt à un fantasme collectif, une légende urbaine. Elle adoucit sa voix d’un sourire :

— Oui, je sais. J’étais assez sceptique. Mais j’ai besoin aujourd’hui de renseignements pour un article que je rédige en urgence.

— Demandez toujours.

Mathilde ne savait pas par quoi commencer. Elle n’était même pas sûre de ce qu’elle voulait savoir. Elle lança, un peu au hasard :

— Dans le synopsis de votre thèse, vous écriviez qu’il est possible d’effacer la mémoire d’un sujet. C’est... Enfin, c’est vrai ?

— Ces techniques se sont développées dans les années 50.

— Ce sont les Soviétiques qui pratiquaient cela, non ?

— Les Russes, les Chinois, les Américains, tout le monde. C’était un des principaux enjeux de la guerre froide. Anéantir la mémoire. Détruire les convictions. Modeler les personnalités.

— Quelles méthodes utilisaient-ils ?

— Toujours les mêmes : électrochocs, drogues, isolation sensorielle.

Il y eut un silence.

— Quelles drogues ? reprit Mathilde.

— J’ai surtout travaillé sur le programme de la CIA : le MK-Ultra. Les Américains employaient des sédatifs. Phénotrazine. Sodium amytal. Chlorpromazine.

Mathilde connaissait ces noms ; l’artillerie lourde de la psychiatrie. Dans les hôpitaux, on englobait ces produits sous le terme générique de « camisole chimique ». Mais il s’agissait en réalité de véritables broyeurs, de machines à moudre l’esprit.

— Et l’isolation sensorielle ?

Valérie Rannan ricana :

— Les expériences les plus poussées se sont déroulées au Canada, à partir de 1954, dans une clinique de Montréal. Les psychiatres interrogeaient d’abord leurs patientes, des dépressives. Ils les forçaient à avouer des fautes, des désirs qui leur faisaient honte. Ensuite, ils les enfermaient dans une pièce totalement noire, où on ne pouvait plus repérer ni le sol, ni le plafond, ni les murs. Puis ils leur fixaient un casque de footballeur sur la tête, dans lequel étaient diffusés en boucle des extraits de leur confession. Les femmes entendaient en permanence les mêmes mots, les passages les plus pénibles de leurs aveux. Leurs seuls répits étaient les séances d’électrochocs et les cures de sommeil chimique.

Mathilde lança un bref regard vers Anna, endormie sur le divan. Sa poitrine se soulevait doucement, au fil de sa respiration. L’étudiante poursuivait :

— Quand la patiente ne se souvenait plus ni de son nom ni de son passé, qu’elle n’avait plus aucune volonté, le véritable conditionnement commençait. On changeait les bandes dans le casque : des ordres étaient donnés, des injonctions répétées, qui devaient façonner sa nouvelle personnalité.

Comme tous les psychiatres, Mathilde avait entendu parler de ces aberrations, mais elle ne pouvait se persuader de leur réalité, ni surtout de leur efficacité.

— Quels étaient les résultats ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Les Américains n’ont réussi qu’à produire des zombies. Les Russes et les Chinois semblent avoir obtenu plus de résultats, avec des méthodes à peu près identiques. Après la guerre de Corée, plus de sept mille prisonniers américains sont revenus au pays totalement acquis aux valeurs communistes. Leur personnalité avait été conditionnée.

Mathilde se frotta les épaules ; un froid de sépulcre remontait le long de ses membres.

— Vous pensez que depuis cette époque des laboratoires continuent à travailler dans ces domaines ?

— Bien sûr.

— Quel genre de laboratoires ?

Valérie éclata d’un rire sarcastique :

— Vous êtes vraiment à la masse. On est en train de parler de centres d’études militaires. Toutes les forces armées travaillent sur la manipulation du cerveau.

— En France aussi ?

— En France, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. Partout où on possède des moyens technologiques suffisants. Il y a toujours de nouveaux produits. En ce moment, on parle beaucoup d’une substance chimique, le GHB, qui efface le souvenir des douze dernières heures qu’on a vécues. On appelle ça la « drogue du violeur » parce que la fille droguée ne se souvient de rien. Je suis sûr que les militaires travaillent actuellement sur ce genre de produits. Le cerveau reste l’arme la plus dangereuse du monde.

— Je vous remercie, Valérie.

Elle parut étonnée :

— Vous ne voulez pas des sources plus précises ? Une bibliographie ?

— Merci. Je vous rappellerai en cas de besoin.

29

Mathilde s’approcha d’Anna, toujours assoupie. Elle ausculta ses bras, en quête de marques d’injections : aucune trace. Elle observa ses cheveux, l’absorption répétée de sédatifs provoquant une inflammation électrostatique du cuir chevelu : aucun signe particulier.

Elle se redressa, stupéfaite d’apporter quelque crédit à l’histoire de cette femme. Non, vraiment, elle se mettait à déjanter elle aussi... A cet instant, elle remarqua de nouveau les cicatrices sur le front – trois traits verticaux, infimes, espacés de quelques centimètres. Malgré elle, elle tâta les tempes, les mâchoires : les prothèses bougeaient sous la peau.

Qui avait fait cela ? Comment Anna pouvait-elle avoir oublié une telle opération ?

Lors de sa première visite, elle avait évoqué l’institut où elle avait effectué ses tests tomographiques. C’est à Orsay. Un hôpital plein de soldats. Mathilde avait noté le nom quelque part dans ses notes.

Elle fouilla rapidement dans son bloc et tomba sur une page couverte de ses idéogrammes habituels. Dans un coin, à droite, elle avait écrit « Henri-Becquerel ».

Mathilde attrapa une bouteille d’eau dans le réduit qui jouxtait son bureau puis, après avoir bu une longue rasade, décrocha son téléphone. Elle composa un numéro :

— René ? C’est Mathilde. Mathilde Wilcrau.

Légère hésitation. L’heure. Les années passées. La surprise... La voix grave demanda enfin :

— Comment ça va ?

— Je ne te dérange pas ?

— Tu plaisantes. C’est toujours un plaisir de t’entendre.

René Le Garrec avait été son maître et professeur lorsqu’elle était interne à l’hôpital du Val-de-Grâce. Psychiatre des armées, spécialiste des traumatismes de guerre, il avait fondé les premières cellules d’urgence médico-psychologiques ouvertes aux victimes d’attentats, de guerres, de catastrophes naturelles. Un pionnier qui avait prouvé à Mathilde qu’on pouvait porter des galons sans être forcément un con.

— Je voulais juste te poser une question. Tu connais l’institut Henri-Becquerel ?

Elle perçut une brève hésitation.

— Je connais, oui. Un hôpital militaire.

— Sur quoi ils bossent, là-bas ?

— Au départ, ils faisaient de la médecine atomique.

— Et maintenant ?

Nouvelle hésitation. Mathilde n’avait plus de doute : elle mettait les pieds là où il ne fallait pas.

— Je ne sais pas exactement, dit le médecin. Ils soignent certains traumatismes.

— Des traumatismes de guerre ?

— Je crois. Il faudrait que je me renseigne.

Mathilde avait travaillé trois années dans le service de Le Garrec. Jamais il n’avait mentionné cet institut. Comme pour rattraper la maladresse de son mensonge, le militaire passa à l’attaque :

— Pourquoi ces questions ?

Elle ne chercha pas à esquiver :

— J’ai une patiente qui a subi des examens là-bas.

— Quel genre d’examens ?

— Des tests tomographiques.

— Je ne savais pas qu’ils avaient un Petscan.

— C’est Ackermann qui aurait dirigé les tests.

— Le cartographe ?

Eric Ackermann avait écrit un ouvrage sur les techniques d’exploration du cerveau, réunissant les travaux des différentes équipes du monde entier. Le livre était devenu une référence. Depuis cette parution, le neurologue passait pour un des plus grands topographes du cerveau humain. Un voyageur qui sillonnait cette région anatomique comme s’il s’agissait d’un sixième continent.

Mathilde confirma. Le Garrec remarqua :

— C’est étrange qu’il travaille avec nous.

Le « nous » l’amusa. L’armée était plus qu’une corporation : une famille.

— Comme tu dis, confirma-t-elle. J’ai connu Ackermann à la fac. Un vrai rebelle. Objecteur de conscience, drogué jusqu’aux yeux. Je le vois mal travailler avec des militaires. Il avait même été condamné, je crois, pour « fabrication illégale de stupéfiants ».

Le Garrec laissa échapper un rire :

— Ça pourrait être une raison, au contraire. Tu veux que je les contacte ?

— Non. Merci. Je voulais savoir si tu avais entendu parler de ces travaux, c’est tout.

— Comment s’appelle ta patiente ?

Mathilde comprit à cet instant qu’elle s’était aventurée trop loin. Le Garrec allait peut-être mener sa propre enquête ou, pire encore, en « référer » à ses supérieurs. Tout à coup, le monde de Valérie Rannan lui parut possible. Un univers d’expériences secrètes, insondables, menées au nom d’une raison supérieure.

Elle tenta de désamorcer la tension :

— Ne t’en fais pas. C’était juste un détail.

— Comment s’appelle-t-elle ? insista l’officier.

Mathilde sentit le froid s’insinuer plus avant dans son corps.

— Merci, répliqua-t-elle. Je... J’appellerai directement Ackermann.

— Comme tu voudras.

Le Garrec reculait lui aussi : ils réintégraient tous les deux leur rôle habituel, leur ton désinvolte. Mais ils le savaient : le temps de quelques répliques, ils avaient traversé le même champ de mines. Elle raccrocha, après avoir promis de le rappeler pour un déjeuner.

C’était donc une certitude : l’institut Henri-Becquerel abritait un secret. Et la présence d’Eric Ackermann dans cette affaire renforçait encore la profondeur de l’énigme. Les « délires » d’Anna Heymes lui paraissaient de moins en moins psychotiques...

Mathilde passa dans la partie privée de son appartement. Elle marchait selon sa manière particulière : épaules hautes, bras le long du corps, poings relevés, et surtout, hanches légèrement de biais. Lorsqu’elle était jeune, elle avait longuement peaufiné cette démarche oblique, qui lui semblait flatter sa silhouette. Aujourd’hui, ce maintien était devenu une seconde nature.

Une fois dans sa chambre, elle ouvrit un secrétaire verni orné de palmes et de faisceaux de joncs. Meissonnier, 1740. Elle utilisa une clé miniature, qu’elle conservait toujours sur elle, et déverrouilla un tiroir.

Elle y trouva un coffret de bambou tressé, incrusté de nacre. Au fond, il y avait une peau de chamois. Du pouce et de l’index, elle écarta les pans du tissu et dévoila, dans un chatoiement doré, l’objet interdit.

Un pistolet automatique de marque Glock, calibre 9 millimètres.

Une arme d’une extrême légèreté, à verrouillage mécanique, dotée d’une sûreté de détente Safe-Action. Jadis, ce pistolet avait été un instrument de tir sportif, autorisé par une licence d’Etat. Mais l’engin, chargé de seize balles blindées, ne faisait plus l’objet d’aucune autorisation. Il était devenu un simple instrument de mort, oublié dans les dédales de l’administration française...

Mathilde soupesa l’arme dans sa paume, songeant à sa propre situation. Une psychiatre divorcée, en panne de pénis, cachant dans son secrétaire un calibre automatique. Elle murmura en souriant : « Je vous laisse juge du symbole... »

De retour dans son cabinet, elle passa un nouvel appel téléphonique, puis s’approcha du sofa. Elle dut secouer rudement Anna pour obtenir quelques signes d’éveil.

Enfin, la jeune femme se déroula avec lenteur. Elle considéra son hôtesse, sans étonnement, la tête penchée de côté. Mathilde demanda à voix basse :

— Tu n’as parlé à personne de ta visite chez moi ?

Elle fit « non » de la tête.

— Personne ne sait que nous nous connaissons ?

Même réponse. Mathilde songea qu’elle avait peut-être été suivie – c’était quitte ou double.

Anna se frotta les yeux avec ses deux paumes, accentuant encore son regard étrange : cette paresse des paupières, cette langueur étirée vers les tempes, au-dessus des pommettes. Elle portait encore sur la joue les marques de la couverture.

Mathilde songea à sa propre fille, celle qui était partie avec un idéogramme chinois tatoué sur l’épaule signifiant : « la Vérité ».

— Viens, chuchota-t-elle. On s’en va.

30

— Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

Les deux femmes filaient à pleine vitesse sur le boulevard Saint-Germain, en direction de la Seine. La pluie s’était arrêtée mais avait laissé partout ses empreintes : des moires, des paillettes, des taches bleues dans le vibrato du soir.

Mathilde prit son ton de professeur pour mieux masquer ses incertitudes :

— Un traitement, assena-t-elle.

— Quel traitement ?

— Sans doute une méthode inédite, qui a permis d’affecter une partie de ta mémoire.

— C’est possible ?

— A priori, non. Mais Ackermann doit avoir inventé quelque chose de... révolutionnaire. Une technique liée à la tomographie et aux localisations cérébrales.

Tout en conduisant, elle ne cessait de jeter de brefs coups d’œil à Anna, qui se tenait prostrée, regard fixe, les deux mains glissées entre ses cuisses jointes.

— Un choc peut provoquer une amnésie partielle, poursuivit-elle. J’ai soigné un joueur de football après une commotion lors d’un match. Il se souvenait d’une partie de son existence, mais absolument pas d’une autre. Peut-être Ackermann a-t-il trouvé le moyen de provoquer le même phénomène grâce à une substance chimique, une irradiation ou n’importe quoi d’autre. Une sorte d’écran dressé dans ta mémoire.

— Mais pourquoi m’ont-ils fait ça ?

— A mon avis, la clé est à chercher dans le métier de Laurent. Tu as vu quelque chose que tu ne devais pas voir, ou tu connais des informations liées à son activité, ou peut-être simplement as-tu subi une expérience, à titre de cobaye... Tout est possible. Nous sommes dans une histoire de cinglés.

Au bout du boulevard Saint-Germain, l’Institut du Monde Arabe apparut sur la droite. Les nuages voyageaient dans ses parois de verre.

Mathilde s’étonnait de son propre calme. Elle roulait à cent kilomètres-heure, un pistolet automatique dans son sac, avec cette poupée morbide à ses côtés, et elle n’éprouvait pas la moindre peur. Plutôt une curiosité distanciée, mêlée à une certaine excitation d’enfant.

— Ma mémoire, elle peut revenir ?

Anna parlait d’une voix butée. Mathilde connaissait cette inflexion : mille fois, elle l’avait entendue lors de ses consultations à Sainte-Anne. C’était la voix de l’obsession. La voix de la démence. Sauf qu’ici, la folie coïncidait avec la vérité.

Elle choisit ses mots avec parcimonie :

— Je ne peux pas te répondre sans connaître la méthode qu’ils ont utilisée. S’il s’agit de substances chimiques, il existe peut-être un antidote. S’il s’agit de chirurgie, je serais plus... pessimiste.

La petite Mercedes longeait les grilles noires du zoo du Jardin des Plantes. Le sommeil des animaux, l’immobilité du parc semblaient s’unir à l’obscurité pour creuser des abysses de silence.

Mathilde s’aperçut qu’Anna pleurait ; des sanglots de petite fille, ténus, aigus. Au bout d’un long moment, sa voix reprit, mêlée de larmes :

— Mais pourquoi m’ont-ils changé le visage ?

— C’est incompréhensible. Je peux admettre que tu te sois trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais je ne vois aucune raison de transformer ton visage. Ou bien alors, c’est une histoire plus dingue encore : ils ont modifié ton identité.

— J’aurais été quelqu’un d’autre avant tout ça ?

— L’opération de chirurgie esthétique pourrait le laisser supposer.

— Je... je ne serais pas la femme de Laurent Heymes ?

Mathilde ne répondit pas. Anna surenchérit :

— Mais... mes sentiments ? Mon... intimité avec lui ?

La colère s’empara de Mathilde. Au milieu de ce cauchemar, Anna songeait encore à sa propre histoire d’amour. Il n’y avait rien à faire : pour les femmes, en cas de naufrage, c’était toujours « le désir et les sentiments d’abord ».

— Tous mes souvenirs avec lui : je ne peux pas les avoir inventés !

Mathilde eut un haussement d’épaules, comme pour atténuer la gravité de ce qu’elle allait dire :

— Tes souvenirs ont peut-être été implantés. Tu m’as dit toi-même qu’ils s’effritaient, qu’ils n’avaient aucune réalité... A priori, une telle manœuvre est impossible. Mais la personnalité d’Ackermann prête à toutes les suppositions. Et les flics ont dû lui accorder des moyens illimités.

— Les flics ?

— Réveille-toi, Anna. L’institut Henri-Becquerel. Les soldats. Le métier de Laurent. A part la Maison du Chocolat, ton univers n’était composé que de policiers ou d’uniformes. Ce sont eux qui t’ont fait ça. Et ce sont eux qui te recherchent.

Elles parvenaient aux abords de la gare d’Austerlitz, en pleine rénovation. Une des façades révélait son propre vide, à la manière d’un décor de cinéma. Les fenêtres béant sur le ciel évoquaient les vestiges d’un bombardement. Sur la gauche, à l’arrière-plan, la Seine coulait. Limon sombre aux flots lents...

Au bout d’un long silence, Anna reprit :

— Il y a quelqu’un dans cette histoire qui n’est pas flic.

— Qui ?

— Le client de la boutique. Celui que je reconnaissais. Avec ma collègue, on l’appelait « Monsieur Velours ». Je ne sais pas comment t’expliquer, mais je sens que ce type est extérieur à toute l’histoire. Qu’il appartient à la période de ma vie qu’ils ont effacée.

— Et pourquoi serait-il sur ta route ?

— Peut-être par hasard.

Mathilde secoua la tête :

— Ecoute. S’il y a quelque chose dont je suis sûre, c’est qu’il n’y a aucun hasard dans cette affaire. Ce type est avec les autres, tu peux en être certaine. Et si son visage te dit quelque chose, c’est que tu l’as aperçu avec Laurent.

— Ou qu’il aime les Jikola.

— Les quoi ?

— Des chocolats fourrés à la pâte d’amandes. Une spécialité de la boutique. (Elle rit dans un souffle, en essuyant ses larmes.) Dans tous les cas, il est logique qu’il ne m’ait pas reconnue, puisque mon visage n’est plus le même. (Elle ajouta, sur un ton d’espoir :) Il faudrait le retrouver. Il doit savoir quelque chose sur mon passé !

Mathilde s’abstint de tout commentaire. Elle remontait maintenant le boulevard de l’Hôpital, le long des arches d’acier du métro aérien.

— Où on va, là ? s’écria Anna.

Mathilde traversa en diagonale, et se gara à contresens devant le campus de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Elle coupa le contact, serra le frein à main puis se tourna vers la petite Cléopâtre :

— La seule manière de comprendre cette histoire, c’est de découvrir qui tu étais « avant ». Si j’en juge par tes cicatrices, ton opération date d’environ six mois. D’une façon ou d’une autre, on doit remonter avant cette période. (Elle appuya de l’index sur son front.) Tu dois te souvenir de ce qui s’est passé avant cette date.

Anna lança un regard au panneau de l’hôpital universitaire :

— Tu veux... Tu veux m’interroger sous hypnose ?

— On n’a plus le temps pour ça.

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

Mathilde replaça une mèche noire derrière l’oreille d’Anna :

— Si ta mémoire ne peut plus rien nous dire, si ton visage est détruit, il reste une chose qui peut se souvenir pour toi.

— Quoi ?

— Ton corps.

31

L’unité de recherche en biologie de La Pitié-Salpêtrière est installée dans le bâtiment de la faculté de médecine. Un long bloc de six étages, égrenant des centaines de fenêtres, étourdissant par le nombre de laboratoires qu’il suppose.

Cet immeuble caractéristique des années 60 rappelait à Mathilde les universités et hôpitaux où elle avait suivi ses études. Elle possédait une sensibilité particulière à l’égard des lieux, et ce type d’architecture était à jamais associé dans son esprit au savoir, à l’autorité, à la connaissance.

Elles marchèrent en direction du portail. Leurs pas claquaient sur le trottoir argenté. Mathilde composa le code d’entrée. A l’intérieur, l’obscurité et le froid les accueillirent. Elles traversèrent un hall immense et gagnèrent un ascenseur d’acier, sur la gauche, qui ressemblait à un coffre-fort.

Dans ce monte-charge aux odeurs de graisse, Mathilde éprouva la sensation de s’élever dans la tour même du savoir, le long des superstructures de la science. Malgré son âge, son expérience, elle se sentait écrasée par ce lieu qui évoquait pour elle un temple. Un territoire sacré.

L’ascenseur n’en finissait pas de monter. Anna alluma une cigarette. Les sens de Mathilde étaient si exacerbés qu’elle crut percevoir le grésillement du papier qui brûlait. Elle avait habillé sa protégée avec les vêtements de sa fille, oubliés chez elle après une soirée de jour de l’an. Les deux femmes avaient la même taille, mais aussi le même ton : le noir.

Anna portait maintenant un manteau en velours cintré, aux manches étroites et longues, un pantalon pattes d’ef’ en soie, des souliers vernis. Cette tenue de soirée lui donnait l’air d’une petite fille en deuil.

Au cinquième étage, enfin, les portes s’ouvrirent. Elles remontèrent un couloir tapissé de carreaux rouges, ponctué de portes aux lucarnes de verre dépoli. Une lumière vague filtrait au fond du corridor. Elles s’approchèrent.

Mathilde ouvrit la porte sans frapper. Le professeur Alain Veynerdi les attendait, debout près d’une paillasse blanche.

De petite taille, la soixantaine allègre, il avait le teint sombre d’un Hindou et la sécheresse d’un papyrus. Sous la blouse immaculée, on devinait une tenue de ville plus impeccable encore. Ses mains étaient manucurées ; ses ongles paraissaient plus clairs que sa peau, petites pastilles nacrées surmontant les phalanges ; ses cheveux gris gominés étaient bien coiffés en arrière. Il ressemblait à une figurine peinte tout droit sortie des bandes dessinées de Tintin. Son nœud papillon brillait comme la clé d’un mécanisme secret, prêt à être remonté.

Mathilde fit les présentations et reprit les grandes lignes du mensonge qu’elle avait déjà servi au biologiste par téléphone. Anna avait eu un accident de voiture, huit mois auparavant. Son véhicule avait été carbonisé, ses papiers brûlés, sa mémoire anéantie. Ses blessures au visage avaient exigé une importante intervention chirurgicale. Le mystère de son identité était donc total.

L’histoire était à peine crédible mais Veynerdi n’évoluait pas dans un univers rationnel. Seul comptait pour lui le défi scientifique que représentait le cas d’Anna.

Il désigna la table en inox :

— Nous allons commencer tout de suite.

— Attendez, protesta Anna. Il serait peut-être temps de me dire de quoi il s’agit, non ?

Mathilde s’adressa à Veynerdi :

— Professeur, expliquez-lui.

Il se tourna vers la jeune femme :

— Je crains qu’il ne faille passer par un petit cours d’anatomie...

— Lâchez vos grands airs avec moi.

Il eut un bref sourire, acide comme un zeste.

— Les éléments qui composent le corps humain se régénèrent selon des cycles spécifiques. Les globules rouges se reproduisent en cent vingt jours. La peau mue intégralement en cinq jours. La paroi intestinale se renouvelle en seulement quarante-huit heures. Pourtant, au fil de cette perpétuelle reconstruction, il existe dans le système immunitaire des cellules qui conservent pendant très longtemps la trace des contacts avec les éléments extérieurs. On les appelle des cellules à mémoire.

Il avait une voix de fumeur, grave et éraillée, qui jurait avec son apparence soignée :

— Au contact des maladies, ces cellules créent des molécules de défense ou de reconnaissance qui portent la marque de l’agression. Quand elles se renouvellent, elles transmettent ce message de protection. Une sorte de souvenir biologique, si vous voulez. Le principe du vaccin repose entièrement sur ce système. Il suffit de mettre une seule fois le corps humain en contact avec l’agent pathogène pour que les cellules produisent durant des années des molécules protectrices. Ce qui est valable pour une maladie est valable pour n’importe quel élément extérieur. Nous conservons toujours l’empreinte de notre vie passée, des innombrables contacts avec le monde. Il est possible d’étudier ces empreintes, leur origine et leur date.

Il s’inclina, en une courte révérence :

— Ce domaine, encore mal connu, est ma spécialité.

Mathilde se souvenait de sa première rencontre avec Veynerdi, lors d’un séminaire sur la mémoire, à Majorque, en 1997. La plupart des invités étaient des neurologues, des psychiatres, des psychanalystes. Ils avaient parlé de synapses, de réseaux, d’inconscient, et avaient tous évoqué la complexité de la mémoire. Puis, le quatrième jour, un biologiste à nœud papillon était intervenu et tous les repères avaient changé. Derrière son pupitre, Alain Veynerdi ne parlait plus de la mémoire du cerveau mais de celle du corps.

Le savant avait présenté une étude qu’il avait effectuée sur les parfums. L’imprégnation permanente d’une substance alcoolisée sur la peau finit par « graver » certaines cellules, formant une marque identifiable même après que le sujet a arrêté de porter le parfum. Il avait cité l’exemple d’une femme qui avait utilisé le n° 5 de Chanel durant dix années et dont la peau portait encore, quatre ans plus tard, la signature chimique.

Ce jour-là, les auditeurs de la conférence étaient ressortis éblouis. Tout à coup, la mémoire se traduisait d’une manière physique et pouvait être soumise à l’analyse, à la chimie, au microscope... Tout à coup, cette entité abstraite, qui ne cessait d’échapper aux instruments de la technologie moderne, se révélait matérielle, tangible, observable. Une science humaine devenait science exacte.

Le visage d’Anna était éclairé par la lampe basse. Malgré sa fatigue, ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Elle commençait à comprendre :

— Dans mon cas, qu’est-ce que vous pouvez trouver ?

— Faites-moi confiance, répliqua le biologiste. Votre corps, dans le secret de ses cellules, a conservé des marques de votre passé. Nous allons débusquer les vestiges du milieu physique dans lequel vous viviez avant votre accident. L’air que vous respiriez. Les traces de vos habitudes alimentaires. La signature du parfum que vous portiez. D’une manière ou d’une autre, j’en suis sûr, vous êtes encore celle de jadis...

32

Veynerdi actionna plusieurs machines. La lueur des voyants et des écrans d’ordinateurs révéla les véritables dimensions du laboratoire : une grande pièce, dont les cloisons se répartissaient en baies vitrées et murs tapissés de liège, encombrée d’instruments d’analyse. La paillasse et la table en inox reflétaient chaque source de lumière, les étirant en filaments verts, jaunes, roses, rouges.

Le biologiste désigna une porte sur la gauche :

— Déshabillez-vous dans cette cabine, s’il vous plaît.

Anna s’éclipsa. Veynerdi enfila des gants de latex, disposa des sachets stériles sur le carrelage du comptoir, puis se plaça derrière une batterie de tubes à essai alignés. Il ressemblait à un musicien s’apprêtant à jouer d’un xylophone de verre.

Quand Anna réapparut, elle ne portait plus qu’une culotte noire. Son corps était d’une maigreur maladive. Ses os semblaient près d’écorcher sa peau au moindre geste.

— Allongez-vous, s’il vous plaît.

Anna se hissa sur la table. Lorsqu’elle faisait un effort, elle semblait plus robuste. Ses muscles secs bombaient sa peau, déclenchant une étrange impression de force, de puissance. Cette femme abritait un mystère, une énergie contenue. Mathilde songea à la coquille d’un œuf révélant en transparence la silhouette d’un tyrannosaure.

Veynerdi dégagea une aiguille et une seringue d’un conditionnement stérile :

— Nous allons commencer par une prise de sang.

Il enfonça l’aiguille dans le bras gauche d’Anna, sans déclencher la moindre réaction. Il demanda à Mathilde, le sourcil froncé :

— Vous lui avez donné des calmants ?

— Du Tranxène, oui. En intramusculaire. Elle était agitée ce soir et...

— Combien ?

— 50 milligrammes.

Le biologiste fît la grimace. Cette injection devait gêner ses analyses. Il retira l’aiguille, colla un pansement dans le creux du coude puis se glissa derrière la paillasse.

Mathilde suivait chacun de ses gestes. Il mélangea le sang recueilli avec une solution hypotonique, afin de détruire les globules rouges et obtenir un concentré de globules blancs. Il plaça l’échantillon dans un cylindre noir qui ressemblait à un petit réchaud : la centrifugeuse. Tournant à mille tours-seconde, l’appareil séparait les globules blancs des derniers résidus. Quelques instants plus tard, Veynerdi y puisa un dépôt translucide.

— Vos cellules immunitaires, commenta-t-il à l’intention d’Anna. Ce sont elles qui contiennent les traces qui m’intéressent. Nous allons les regarder de plus près...

Il dilua le concentré avec du sérum physiologique puis le versa dans un cytométre de flux – un bloc gris dans lequel chaque globule était isolé et soumis à un rayon laser. Mathilde connaissait la procédure : la machine allait repérer les molécules de défense et les identifier, grâce à un catalogue d’empreintes que Veynerdi avait constitué.

— Rien de significatif, dit-il après plusieurs minutes. Je repère seulement un contact avec des maladies et des agents pathogènes ordinaires. Bactéries, virus... En quantité inférieure à la moyenne. Vous meniez une existence très saine, madame. Je ne vois pas non plus de trace d’agents exogènes. Pas de parfum, ni d’imprégnation singulière. Un véritable terrain neutre.

Anna se tenait immobile sur la table, les bras croisés autour des genoux Sa peau diaphane réfléchissait les couleurs des voyants, à la manière d’un fragment de glace, presque bleuté à force d’être blanc. Veynerdi s’approcha, tenant une aiguille beaucoup plus longue :

— Nous allons effectuer une biopsie.

Anna se redressa.

— N’ayez pas peur, souffla-t-il. C’est sans douleur. Je vais simplement prélever un peu de lymphe dans un ganglion situé sous l’aisselle. Levez votre bras droit s’il vous plaît.

Anna plaça son coude au-dessus de sa tête. Il insinua l’aiguille, en murmurant de sa voix de fumeur :

— Ces ganglions sont en contact avec la région pulmonaire. Si vous avez respiré des poussières particulières, un gaz, un pollen ou quoi que ce soit de significatif, ces globules blancs s’en souviendront.

Toujours engourdie par l’anxiolytique, Anna n’esquissa pas le moindre sursaut. Le biologiste retourna derrière son comptoir et procéda à de nouvelles opérations.

Plusieurs minutes passèrent encore avant qu’il ne dise :

— Je discerne de la nicotine, ainsi que du goudron. Vous fumiez dans votre vie antérieure.

Mathilde intervint :

— Elle fume aussi dans sa vie actuelle.

Le biologiste accepta la remarque d’un hochement de tête, puis ajouta :

— Pour le reste, aucune trace significative d’un milieu, d’une atmosphère.

Il saisit un petit flacon et s’approcha de nouveau d’Anna :

— Vos globules n’ont pas conservé les souvenirs que j’espérais, madame. Nous allons passer à un autre type d’analyses. Des régions du corps conservent non pas l’empreinte mais directement des parcelles des agents extérieurs. Nous allons fouiller ces « microstocks ». (Il brandit le flacon.) Je vais vous demander de faire pipi dans ce récipient.

Anna se leva lentement et rejoignit la cabine. Une vraie somnambule. Mathilde reprit la parole :

— Je ne vois pas ce que vous espérez trouver dans l’urine. Nous cherchons des traces datant de près d’une année et...

Le savant la coupa d’un sourire :

— L’urine est produite par les reins, qui agissent comme des filtres. Des cristaux s’entassent à l’intérieur de ces filtres. Je peux déceler la trace de ces concrétions. Elles datent de plusieurs années et peuvent nous renseigner, par exemple, sur les habitudes alimentaires du sujet.

Anna revint dans la pièce, son flacon à la main. Elle paraissait de plus en plus absente, étrangère aux travaux dont elle était l’objet.

Veynerdi utilisa une nouvelle fois la centrifugeuse pour séparer les éléments puis se tourna vers une nouvelle machine, plus imposante encore : un spectromètre de masse. Il déposa le liquide doré à l’intérieur de la cuve, puis lança le processus d’analyse.

Des oscillations verdâtres s’affichèrent sur l’écran d’un ordinateur. Le scientifique fit entendre un clappement de langue réprobateur :

— Rien. Voilà une jeune personne qui ne se laisse pas facilement déchiffrer...

Il changea d’attitude. Redoublant de concentration, il multiplia les prélèvements, les analyses, plongeant, littéralement, dans le corps d’Anna.

Mathilde suivait chacun de ses mouvements et écoutait ses commentaires.

Il recueillit d’abord des parcelles de dentine, tissu vivant situé à l’intérieur des dents qui accumule certains produits, comme les antibiotiques, drainés par le sang. Il s’intéressa ensuite à la mélatonine produite par le cerveau. Selon lui, le taux de cette hormone, sécrétée en priorité la nuit, pouvait révéler les anciennes habitudes « veille/sommeil » d’Anna.

Puis il détacha avec précaution quelques gouttes de l’humeur située dans l’œil, où peuvent s’agglomérer d’infimes résidus issus de la nourriture. Enfin, il coupa quelques cheveux, qui conservent en mémoire des substances exogènes, au point de les sécréter à leur tour. Le phénomène est connu : un cadavre empoisonné à l’arsenic continue d’exsuder, après la mort, ce produit par la racine des cheveux.

Après trois heures de recherche, le scientifique battit en retraite : il n’avait rien découvert, ou presque. Le portrait qu’il pouvait dresser de l’ancienne Anna était insignifiant. Une femme qui fumait, menant par ailleurs une vie très saine ; qui devait souffrir d’insomnies, si on en jugeait par son taux irrégulier de mélatonine ; qui avait consommé depuis l’enfance de l’huile d’olive – il avait trouvé des acides gras au fond de son œil. Le dernier point était qu’elle se teignait les cheveux en noir ; au départ, elle était plutôt châtain, tirant sur le roux.

Alain Veynerdi ôta ses gants et se lava les mains dans l’évier creusé au fond de la paillasse. De minuscules gouttelettes de sueur perlaient sur son front. Il semblait déçu et épuisé.

Une dernière fois, il s’approcha d’Anna, à nouveau endormie. Il tourna autour d’elle, paraissant chercher encore, traquant une trace, un signe, un soupçon, qui lui permettrait de déchiffrer ce corps diaphane.

Soudain, il se pencha sur ses mains. Il saisit ses doigts et les observa avec attention. D’un geste, il la réveilla. Dès qu’elle ouvrit les yeux, il lui demanda, avec une excitation à peine contenue :

— Je vois sur votre ongle une tache brune. Savez-vous d’où elle vient ?

Anna lança des regards égarés autour d’elle. Puis elle contempla sa main et haussa les sourcils.

— Je sais pas, marmonna-t-elle. De la nicotine, non ?

Mathilde s’approcha. Elle aperçut à son tour une infime pointe ocre, à la pointe de l’ongle.

— Vous vous coupez les ongles selon quelle fréquence ? interrogea le biologiste.

— Je sais pas. Je... Toutes les trois semaines environ.

— Avez-vous le sentiment qu’ils poussent vite ?

Anna bâilla sans répondre. Veynerdi retourna vers sa paillasse, murmurant : « Comment n’ai-je pas vu ça ! » Il saisit des ciseaux minuscules, une boîte transparente, puis revint vers Anna et coupa le fragment qui semblait si intéressant.

— S’ils poussent normalement, commenta-t-il à voix basse, ces extrémités cornées datent de la période qui a précédé votre accident. Cette tache appartient à votre vie passée.

Il ralluma ses machines. Pendant que les moteurs bourdonnaient de nouveau, il dilua l’échantillon dans un tube contenant du solvant.

— Nous avons eu chaud, ricana-t-il. A quelques jours près, vous vous coupiez les ongles et nous perdions ce précieux vestige.

Il plaça le tube stérile dans la centrifugeuse et lança le mécanisme.

— Si c’est de la nicotine, risqua Mathilde, je ne vois pas ce que vous pouvez...

Veynerdi plaça le liquide dans le spectromètre :

— Je vais peut-être en déduire la marque de cigarettes que cette jeune personne fumait avant son accident.

Mathilde ne comprenait pas son enthousiasme ; un tel détail n’apporterait rien de palpitant. Sur l’écran de la machine, Veynerdi observait les diagrammes luminescents. Les minutes passaient.

— Professeur, s’impatienta Mathilde, je ne vous comprends pas. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un plat. Je...

— C’est extraordinaire.

La lumière du moniteur fixait sur le visage du biologiste une expression d’émerveillement :

— Ce n’est pas de la nicotine.

Mathilde s’approcha du spectromètre. Anna se redressa sur la table métallique. Veynerdi fit pivoter son siège vers les deux femmes.

— Du henné.

Le silence s’ouvrit comme une mer.

Le chercheur arracha le papier millimétré que la machine venait d’imprimer, puis pianota des coordonnées sur un clavier d’ordinateur. L’écran afficha en retour une liste de composants chimiques.

— D’après mon catalogue de substances, cette tache correspond à une composition végétale spécifique. Un henné très rare, cultivé dans les plaines d’Anatolie.

Alain Veynerdi posa son regard triomphant sur Anna. Il semblait n’avoir vécu que pour cet instant :

— Madame, dans votre vie précédente, vous étiez turque.

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