Mathilde Wilcrau n’avait jamais approché d’aussi près une caméra à positons.
De l’extérieur, l’engin ressemblait à un scanner traditionnel ; une roue large, blanche, au centre de laquelle s’encastrait une civière d’inox dotée de différents instruments d’analyse et de mesure ; à proximité, un portant soutenait une poche de perfusion ; sur une table à roulettes s’alignaient des seringues sous vide et des flacons plastifiés. Dans la pénombre de la salle, l’ensemble dessinait une construction étrange — un hiéroglyphe grandiose.
Pour débusquer une telle machine, les fugitifs avaient dû se rendre au Centre Hospitalier et Universitaire de Reims, à cent kilomètres de Paris. Eric Ackermann connaissait le directeur du service de radiologie. Le médecin, appelé à son domicile, s’était aussitôt précipité et avait accueilli le neurologue avec effusion. Il ressemblait à un officier de poste-frontière recevant la visite impromptue d’un général de légende.
Depuis six heures, Ackermann s’affairait autour de l’appareil. Dans la cabine de commande, Mathilde Wilcrau l’observait à l’œuvre. Penché au-dessus d’Anna allongée, la tête introduite dans la machine, il pratiquait des injections, réglait la perfusion, projetait des images sur un miroir oblique, situé à l’intérieur de l’arc supérieur du cylindre. Et surtout, il parlait.
En le regardant s’agiter comme une flamme, à travers la vitre, Mathilde ne pouvait se déprendre d’une certaine fascination. Ce grand mec immature, à qui elle n’aurait pas prêté sa voiture, avait réussi, dans un contexte de violence politique extrême, une expérience cérébrale unique. Il avait franchi un cap décisif dans la connaissance et le contrôle du cerveau.
Une avancée qui aurait pu ouvrir, dans d’autres circonstances, sur des développements thérapeutiques majeurs. De quoi inscrire son nom dans les manuels de neurologie et de psychiatrie. La méthode Ackermann aurait-elle une seconde chance ?
Le grand rouquin s’agitait toujours, à grand renfort de mouvements nerveux. Mathilde savait lire entre ces gestes. Au-delà de la fébrilité de la séance, Ackermann était drogué jusqu’à l’os. Accro aux amphétamines ou à d’autres excitants. D’ailleurs, aussitôt arrivé, il avait effectué une pause « ravitaillement » à la pharmacie de l’hôpital. Ces drogues de synthèse lui convenaient parfaitement : un homme à l’esprit brûlé, qui avait vécu pour et par la chimie…
Six heures.
Bercée par le ronronnement des ordinateurs, Mathilde s’était endormie plusieurs fois. Lorsqu’elle se réveillait, elle tentait de rassembler ses pensées. En vain. Une seule idée l’aveuglait, à la manière d’une lampe attirant une phalène.
La métamorphose d’Anna.
La veille, elle avait recueilli une créature amnésique, vulnérable et nue comme un bébé. La découverte du henné avait tout changé. La femme s’était figée autour de cette révélation comme un cristal de quartz. Elle paraissait avoir compris à cet instant que le pire n’était plus à craindre, mais au contraire à envisager — et à affronter. C’était elle qui avait voulu marcher au-devant de l’ennemi et surprendre Eric Ackermann, malgré les risques encourus.
C’était elle qui tenait désormais la barre.
Puis, à la faveur de l’interrogatoire du parking, Sema Gokalp était apparue. L’ouvrière mystérieuse, aux multiples contradictions. La clandestine venue d’Anatolie, qui parlait parfaitement le français. La prisonnière en état de choc, qui dissimulait derrière son silence et son visage modifié un autre passé…
Qui se cachait derrière ce nouveau nom ? Qui était la créature capable de se transformer à ce point pour devenir une autre ?
Réponse : quand elle retrouverait définitivement la mémoire. Anna Heymes. Sema Gokalp… Elle était comme une poupée russe, aux identités enchâssées, dont chaque nom, chaque silhouette, abritait toujours un autre secret.
Eric Ackermann quitta son siège. Il ôta le cathéter du bras d’Anna, recula le pied de la perfusion et releva le miroir de l’arc. L’expérience était terminée. Mathilde s’étira, puis essaya, une dernière fois, de regrouper ses idées. Elle n’y parvint pas. Une nouvelle image oblitérait son esprit.
Le henné.
Ces lignes rouges qui marquent les mains des femmes musulmanes lui semblaient tracer une frontière radicale entre son univers parisien et le monde lointain de Sema Gokalp. Un monde de déserts, de mariages organisés, de rites ancestraux. Un univers sauvage et effrayant, né à l’ombre des vents brûlants, des rapaces et des rocailles.
Mathilde ferma les yeux.
Des mains tatouées ; des arabesques brunes qui s’enchevêtrent au creux de paumes calleuses, autour de poignets mats, de doigts musclés ; pas un seul centimètre de peau n’est vierge de ces traits ; la ligne rouge ne se rompt jamais : elle se lance, se déploie, revient sur elle-même, en boucles et ciselures, jusqu’à donner naissance à une géographie hypnotique…
— Elle s’est endormie.
Mathilde sursauta. Ackermann se tenait devant elle. Sa blouse flottait sur ses épaules comme un drapeau blanc. Des perles de sueur scintillaient sur son front. Des tics et des tremblements l’agitaient, mais une étrange solidité émanait aussi de sa silhouette, l’assurance du savoir sous la nervosité du drogué.
— Comment ça s’est passé ?
Il attrapa une cigarette sur la console informatique et l’alluma. Il prit le temps d’inhaler une profonde bouffée puis répondit, dans un tunnel de fumée :
— Je lui ai d’abord injecté du Flumazenil, l’antidote du Valium. Ensuite, j’ai effacé mon propre conditionnement, en sollicitant chaque zone de sa mémoire, sous Oxygène-15. J’ai remonté, exactement, le même chemin. (Il dessinait un axe vertical avec sa cigarette.) Avec les mêmes mots, les mêmes symboles. Dommage que je n’aie plus les photographies, ni les vidéos des Heymes. Mais je pense que le travail principal est accompli. Pour l’instant, ses idées sont confuses. Ses vrais souvenirs vont revenir peu à peu. Anna Heymes va s’effacer et céder la place à la première personnalité. Mais attention (il agitait sa cigarette), c’est de l’expérimental pur !
Un vrai cinglé, pensa Mathilde, un mélange de froideur et d’exaltation. Elle ouvrit les lèvres mais un nouvel éclair l’arrêta. Le henné, encore une fois. Les lignes sur les mains prennent vie ; des anses, des torsades, des volutes serpentent le long des veines, s’enroulent autour des phalanges, jusqu’à atteindre les ongles noircis de pigments…
— Au début, ça ne sera pas une partie de plaisir, poursuivit Ackermann en tirant sur sa cigarette. Les différents niveaux de sa conscience vont se télescoper. Parfois, elle ne saura plus distinguer ce qui est vrai de ce qui est artificiel. Mais progressivement, sa mémoire initiale reprendra le dessus. Il y a aussi des risques de convulsions, avec le Flumazenil, mais je lui ai donné un autre truc pour atténuer les effets secondaires…
Mathilde repoussa sa chevelure en arrière, elle devait avoir une tête de spectre.
— Et les visages ?
Il balaya la fumée d’un geste vague.
— Ça devrait s’estomper aussi. Ses repères vont s’affirmer. Ses souvenirs, ses références vont se clarifier, et partant, ses réactions vont s’équilibrer. Mais encore une fois, tout ça est très nouveau et…
Mathilde perçut un mouvement de l’autre côté de la vitre. Elle fila aussitôt dans la salle d’imagerie médicale. Anna était déjà assise sur la table du Petscan, les jambes pendantes, les mains appuyées en arrière.
— Comment tu te sens ?
Un sourire flottait sur son visage. Ses lèvres claires marquaient à peine sa peau. Ackermann revint et éteignit les dernières machines.
— Comment tu te sens ? répéta-t-elle.
Anna lui lança un regard hésitant. A cet instant, Mathilde comprit. Il ne s’agissait plus de la même femme : les yeux indigo lui souriaient de l’intérieur d’une autre conscience.
— T’as une clope ? demanda-t-elle en retour, d’une voix qui cherchait son timbre.
Mathilde lui tendit une Marlboro. Elle suivit du regard la main frêle qui l’attrapait. En surimpression, les dessins au henné revinrent. Des fleurs, des pics, des serpents s’enroulent autour d’un poing serré. Un poing tatoué, fermé sur un pistolet automatique…
La femme à frange noire murmura, derrière la volute de sa cigarette :
— Je préférais être Anna Heymes.
La gare ferroviaire de Falmières, à dix kilomètres à l’ouest de Reims, était un bloc solitaire posé le long des rails en rase campagne. Une baraque en pierre meulière coincée entre l’horizon noir et le silence de la nuit. Pourtant, avec sa petite lanterne jaune et sa marquise de verre feuilleté, l’édifice possédait une apparence rassurante. Son toit de tuiles, ses murs divisés en deux bandeaux, bleu et blanc, ses barrières de bois lui donnaient un air de jouet verni — un décor de train électrique.
Mathilde stoppa la voiture sur l’aire de stationnement.
Eric Ackermann avait demandé à être déposé dans une gare. « N’importe laquelle, je me débrouillerai. »
Depuis qu’ils avaient quitté l’hôpital, personne n’avait dit un mot. Mais la qualité du silence avait changé. La haine, la colère, la défiance étaient retombées ; une forme de complicité, étrange, s’était même ébauchée entre les trois fuyards.
Mathilde éteignit le moteur. Elle aperçut dans son rétroviseur le visage blême du neurologue, assis à l’arrière. Une véritable lame de nickel. Ils sortirent dans le même mouvement.
Dehors, le vent s’était levé. De violentes bourrasques s’abattaient en plaques sonores sur le bitume. Au loin, des nuages acérés s’éloignaient comme une armée de sagaies, dévoilant une lune très pure, un gros fruit à pulpe bleue.
Mathilde ferma son manteau. Elle aurait donné cher pour un tube de crème hydratante. Il lui semblait que chaque rafale asséchait sa peau, creusait un peu plus les rides de son visage.
Ils marchèrent jusqu’à la barrière fleurie, toujours sans un mot. Elle songea à un échange d’otages, à l’époque de la guerre froide, sur un pont de l’ancien Berlin — aucun moyen de se dire adieu.
Anna demanda soudain :
— Et Laurent ?
Elle avait déjà posé la question, dans le parking de la place d’Anvers. C’était un autre versant de son histoire : la révélation d’un amour qui persistait, malgré la trahison, les mensonges, la cruauté.
Ackermann paraissait trop épuisé pour mentir :
— Honnêtement, il y a très peu de chances pour qu’il soit encore vivant. Charlier ne laissera aucune trace derrière lui. Et Heymes n’était pas fiable. Au moindre interrogatoire, il aurait craqué. Il aurait même été foutu de se livrer lui-même. Depuis la mort de sa femme, il…
Le neurologue s’arrêta. Durant quelques instants, Anna parut tenir tête au vent, puis ses épaules s’affaissèrent. Elle se détourna sans un mot et regagna la voiture.
Mathilde considéra une dernière fois le grand échalas à la tignasse carotte, noyé dans son imperméable.
— Et toi ? demanda-t-elle, presque avec pitié.
— Je pars en Alsace. Je vais me noyer dans la masse des « Ackermann ».
Un ricanement de canard secoua sa carcasse. Puis il ajouta, avec un lyrisme exagéré :
— Ensuite, je trouverai une autre destination. Je suis un nomade !
Mathilde ne répondit pas. Il se dandinait, serrant son cartable sur son torse. Exactement le même qu’à la fac. Il entrouvrit les lèvres, hésita, puis chuchota :
— En tout cas, merci.
Il arma son index, en un salut de cow-boy, et tourna les talons vers la gare isolée, tendant ses épaules contre le vent. Où allait-il au juste ? « Je trouverai une autre destination. Je suis un nomade ! »
Parlait-il d’un pays terrestre ou d’une nouvelle région du cerveau ?
— La drogue.
Mathilde se concentrait sur les marques blanches de l’autoroute, que la vitesse saccadait. Les traits scintillaient devant ses yeux, comme certains planctons sous-marins brillent la nuit à l’étrave des navires. Au bout de quelques secondes, elle lança un regard à sa passagère. Un visage de craie, lisse, indéchiffrable.
— Je suis une trafiquante de drogue, reprit Anna d’un ton plat. Ce qu’on appelle, en français, un courrier. Un pourvoyeur. Un passeur.
Mathilde hocha la tête, comme si elle s’attendait à cette révélation. En fait, elle s’attendait à tout. Il n’y avait plus de limite à la vérité. Cette nuit, chaque nouveau pas donnerait lieu à un vertige.
Elle focalisa de nouveau son attention sur la route. De longues secondes passèrent avant qu’elle ne demande :
— Quel genre de drogues ? De l’héroïne ? De la cocaïne ? Des amphétamines ? Quoi ?
Sur les dernières syllabes, elle avait presque crié. Elle fit jouer ses doigts sur le volant. Se calmer. Immédiatement. La voix reprit :
— Héroïne. Exclusivement de l’héroïne. Plusieurs kilos à chaque voyage. Jamais plus. De la Turquie à l’Europe. Sur moi. Dans mes bagages. Ou par d’autres moyens. Il y a des astuces, des combines. Mon travail consistait à les connaître. Toutes.
Mathilde avait la gorge si sèche que chaque respiration lui était une souffrance.
— Pour… Pour qui tu travaillais ?
— Les règles ont changé, Mathilde. Moins tu en sauras, mieux ça sera.
Anna avait pris un ton étrange, presque condescendant.
— Quel est ton vrai nom ?
— Pas de vrai nom. Cela faisait partie du métier.
— Comment faisais-tu ? Donne-moi des détails.
Anna lui opposa un nouveau silence, dense comme du marbre. Puis, au bout d’un long moment, elle poursuivit :
— Ce n’était pas une existence très grisante. Vieillir dans les aéroports. Connaître les meilleurs lieux d’escale. Les frontières les moins bien gardées. Les correspondances les plus rapides, ou au contraire les plus compliquées. Les villes où les bagages vous attendent sur la piste. Les douanes où on vous fouille et celles où on ne vous fouille pas. La topographie des soutes, des lieux de transit.
Mathilde écoutait, mais captait surtout le grain de la voix : jamais Anna n’avait parlé aussi vrai.
— Une activité de schizophrène. Parler sans cesse des langues différentes, répondre à plusieurs noms, posséder plusieurs nationalités. Avec comme seul foyer le confort standard des salons VIP des aéroports. Et toujours, partout, la peur.
Mathilde cligna des yeux pour chasser le sommeil. Son champ de vision perdait en netteté. Les traits de la route flottaient, se déchiquetaient… Elle questionna encore :
— D’où viens-tu exactement ?
— Pas encore de souvenir précis. Mais cela viendra, j’en suis sûre. Pour l’heure, je m’en tiens au présent.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Comment t’es-tu retrouvée à Paris dans la peau d’une ouvrière ? Pourquoi avoir changé ton visage ?
— L’histoire classique. J’ai voulu garder le dernier chargement. Tromper mes employeurs.
Elle s’arrêta. Chaque souvenir semblait lui coûter un effort.
— C’était en juin de l’année dernière. Je devais livrer la drogue à Paris. Un chargement spécial. Très précieux. J’avais un contact ici, mais j’ai choisi une autre voie. J’ai planqué l’héroïne et j’ai consulté un chirurgien esthétique. Je crois, enfin… je pense qu’à ce moment-là, j’avais toutes mes chances… Mais pendant ma convalescence, quelque chose est arrivé que je n’avais pas prévu. Que personne n’avait prévu : l’attentat du 11 septembre. Du jour au lendemain, les douanes sont devenues des murailles. Il y a eu des fouilles, des vérifications partout. Plus question pour moi de repartir avec la drogue, comme je l’avais prévu. Ni de la laisser à Paris. Je devais rester, attendre que la situation se calme, tout en sachant que mes commanditaires allaient tout faire pour me retrouver…
« Je me suis donc planquée là où, à priori, personne ne chercherait une Turque qui se cache : chez les Turcs eux-mêmes. Parmi les ouvrières clandestines du 10e arrondissement. J’avais un nouveau visage, une nouvelle identité. Personne ne pouvait me repérer.
La voix mourut, comme épuisée. Mathilde tenta de raviver la flamme :
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Comment les flics t’ont-ils trouvée ? Ils étaient au courant pour la drogue ?
— Ça ne s’est pas passé de cette façon. C’est encore vague, mais j’entrevois la scène… Au mois de novembre, je travaillais dans un atelier de teinture. Une sorte de pressing souterrain, dans un hammam. Un lieu comme tu n’en imagines pas. Du moins pas à un kilomètre de chez toi. Une nuit, ils sont venus.
— Les flics ?
— Non. Les Turcs envoyés par mes employeurs. Ils savaient que j’étais planquée là. Quelqu’un a dû me trahir, je ne sais pas… Mais à l’évidence, ils ignoraient que j’avais changé de visage. Ils ont enlevé, sous mes yeux, une fille qui me ressemblait. Zeynep quelque chose… Bon sang, quand j’ai vu débouler ces tueurs… Je ne garde le souvenir que d’un grand flash de peur.
Mathilde tentait de reconstituer l’histoire, de combler les lacunes :
— Comment as-tu atterri chez Charlier ?
— Je n’ai pas de souvenirs précis là-dessus. J’étais en état de choc. Les flics ont dû me découvrir dans le hammam. Je revois un commissariat, un hôpital… D’une façon ou d’une autre, Charlier a été informé de mon existence. Une ouvrière amnésique. Sans statut légal en France. Le parfait cobaye.
Anna parut soupeser sa propre hypothèse, puis murmura :
— Il y a une ironie incroyable dans mon histoire. Parce que les flics n’ont jamais su qui j’étais vraiment. Malgré eux, ils m’ont protégée des autres, les Turcs.
Mathilde commençait à éprouver une douleur aux entrailles — la peur, aggravée encore par la fatigue. Sa vision s’obscurcissait. Les formes blanches de la route devenaient des mouettes, des oiseaux vagues aux envols convulsifs.
A cet instant, les panneaux du boulevard périphérique apparurent. Paris était à l’horizon. Elle se concentra sur la ligne d’asphalte et poursuivit :
— Ces hommes qui te cherchent, qui sont-ils ?
— Oublie tout ça. Je te répète que moins tu en sauras, mieux tu te porteras.
— Je t’ai aidée, répliqua-t-elle les dents serrées. Je t’ai protégée. Parle ! Je veux connaître la vérité.
Anna hésita encore. C’était son monde — un monde qu’elle n’avait sans doute jamais dévoilé à personne.
— La mafia turque a une particularité, dit-elle enfin. Elle utilise des hommes de main venus du front politique. On les appelle les Loups Gris. Des nationalistes. Des fanatiques d’extrême droite qui croient au retour de la Grande Turquie. Des terroristes entraînés dans des camps dès leur enfance. Inutile de te dire qu’à côté d’eux, les sbires de Charlier ressemblent à des scouts armés d’Opinel.
Les panneaux bleus grossissaient. PORTE DE CLIGNANCOURT. PORTE DE LA CHAPELLE. Mathilde n’avait plus qu’une idée en tête : larguer cette bombe à la première station de taxis. Retrouver son appartement, renouer avec son confort, sa sécurité. Telle était sa voie : dormir vingt heures et se réveiller demain en se disant : « Juste un cauchemar. »
Elle prit la sortie de la Chapelle et déclara :
— Je reste avec toi.
— Non. Impossible. J’ai une chose importante à faire.
— Quoi ?
— Récupérer mon chargement.
— Je viens avec toi.
— Non.
Un noyau se durcit au fond de son ventre. Plutôt de l’orgueil que du courage.
— Où est-il ? Où est cette drogue ?
— Au cimetière du Père-Lachaise.
Mathilde lança un coup d’œil à Anna : elle lui parut ratatinée, mais aussi plus dure, plus dense — le cristal de quartz compressé sur ses strates de vérité…
— Pourquoi là-bas ?
— Vingt kilos. Il fallait trouver une consigne.
— Je ne vois pas le lien avec le cimetière.
Sourire d’Anna, rêveur, comme tourné vers l’intérieur :
— Un peu de poudre blanche parmi la poudre grise…
Un feu rouge les arrêta. Après ce carrefour, la rue de la Chapelle devenait la rue Marx-Dormoy. Mathilde répéta plus fort :
— Quel est le rapport avec le cimetière ?
— C’est vert. Place de la Chapelle, tu prendras la direction de Stalingrad.
La ville des morts.
Des avenues amples et rectilignes, bordées d’arbres imposants qui savaient tenir leur rang. Des blocs massifs, des monuments élevés, des tombes lisses et noires.
Dans la nuit claire, cette partie du cimetière distribuait ses parterres avec largesse — un luxe, une opulence d’espace.
Un parfum de Noël flottait dans l’air ; tout semblait cristallisé, enveloppé par le dôme de la nuit, comme sous ces petits globes qu’il faut agiter pour que la neige saupoudre le paysage.
Elles avaient attaqué la forteresse par l’entrée de la rue du Père-Lachaise, près de la place Gambetta. Anna avait guidé Mathilde le long de la gouttière qui borde le portail, puis entre les pics de fer du mur de clôture. La descente, de l’autre côté, avait été plus facile encore : des câbles électriques suivent les pierres à cet endroit.
Elles gravissaient maintenant l’avenue des Combattants-Etrangers. Sous la lune, les tombes et leurs épitaphes se dessinaient avec précision. Un bunker était dédié aux morts tchécoslovaques de la guerre de 14–18 ; un monolithe blanc rappelait la mémoire des soldats belges ; un épi colossal, multipliant les arêtes à la Vasarely, rendait hommage aux défunts arméniens…
Quand Mathilde aperçut, en haut de la côte, le grand édifice surmonté de deux cheminées, elle comprit. Un peu de poudre blanche parmi la poudre grise. Le columbarium. Avec un cynisme étrange, Anna la trafiquante avait caché son stock d’héroïne parmi les urnes cinéraires.
A contre-nuit, le bâtiment évoquait une mosquée, crème et or, coiffée d’une large coupole, dominée par ses cheminées comme par des minarets. Quatre longs édifices le cernaient, disposés en quinconce.
Elles pénétrèrent dans l’enceinte et traversèrent des jardins alignés, aux haies carrées et drues. Au-delà, Mathilde distinguait les galeries constellées de casiers et de fleurs. Elle songea à des pages de marbre incrustées d’écritures et de sceaux colorés.
Tout était désert.
Pas un vigile en vue.
Anna gagna le fond du parc, où l’escalier d’une crypte plongeait sous des buissons. En bas des marches, un portail de fonte noire était verrouillé. Durant quelques secondes, elles cherchèrent une voie d’entrée. En guise d’inspiration, un claquement d’ailes leur fit lever les yeux : des pigeons s’ébrouaient, blottis dans une lucarne grillagée, à deux mètres de hauteur.
Anna se recula pour évaluer les dimensions de la niche. Puis elle cala ses pieds dans les ornements de métal de la porte et grimpa. Quelques secondes plus tard, Mathilde perçut le raclement d’un grillage qu’on arrachait puis la gifle brève d’une vitre brisée.
Sans même réfléchir, elle prit le même chemin.
Parvenue en haut, elle se glissa par le vasistas. Elle touchait le sol quand Anna actionna le commutateur.
Le sanctuaire était immense. Agencées autour d’un puits carré, ses galeries rectilignes, creusées dans le granit, s’étiraient à perte de ténèbres. A intervalles réguliers, des lampes diffusaient quelques éclats de lumière.
Elle s’approcha de la balustrade du puits : trois niveaux s’enfonçaient sous leurs pas, multipliant les tunnels. Au fond du gouffre, un bassin de céramique paraissait minuscule. On aurait pu se croire au cœur d’une ville souterraine, construite au plus près d’une source sacrée.
Anna emprunta l’un des deux escaliers. Mathilde la suivit. A mesure qu’elles descendaient, le bourdonnement d’un système d’aération affirmait sa présence. A chaque palier, la sensation de temple, de tombeau géant, devenait plus écrasante.
Au deuxième sous-sol, Anna prit une allée sur la droite, ponctuée de centaines de casiers, dallée de carreaux blancs et noirs. Elles marchèrent longtemps. Mathilde observait la scène avec une distance étrange. Parfois elle remarquait un détail, au fil des lucarnes. Un bouquet de fleurs fraîches posé à terre, enveloppé dans du papier d’aluminium. Un ornement, une décoration, qui distinguait un casier cinéraire. Comme ce visage de femme noire, sérigraphié, dont les cheveux bouclés moussaient à la surface du marbre. L’épitaphe disait : TU ÉTAIS TOUJOURS LÀ. TU SERAS TOUJOURS LÀ. Ou, plus loin, cette photographie d’enfant aux cernes gris, collée sur une simple plaque de plâtre. Dessous, on avait inscrit au feutre : ELLE N’EST PAS MORTE MAIS ELLE DORT. SAINT-LUC.
— Ici, dit Anna.
Un casier plus large fermait le couloir.
— Le cric, ordonna-t-elle.
Mathilde ouvrit le sac qu’elle portait en bandoulière et sortit l’instrument. D’un geste, Anna le coinça entre le marbre et le mur, puis fit levier de toute sa force. Une première fissure traversa la surface. Elle appuya encore à la base du bloc. La plaque s’écrasa à terre, en deux morceaux.
Anna replia le cric et l’utilisa comme un marteau contre la cloison de plâtre, au fond de la niche. Des particules volèrent, s’accrochant à ses cheveux noirs. Elle frappait avec obstination, sans se soucier de la résonance des chocs.
Mathilde ne respirait plus. Les coups lui semblaient retentir jusqu’à la place Gambetta. Combien de temps avant que les gardiens ne rappliquent ?
Le silence retomba. Dans un nuage blanchâtre, Anna plongea dans le casier et dégagea les gravats. De grandes brassées de poussière basculaient le long du mur.
Soudain, un tintement retentit dans leur dos.
Les deux femmes se retournèrent.
A leurs pieds, une clé de métal luisait parmi les débris de plâtre.
— Essaie avec ça. Tu gagneras du temps.
Un homme coiffé en brosse se dressait sur le seuil de la galerie. Sa silhouette se reflétait sur le damier du sol. Il paraissait se tenir debout sur l’eau.
Il demanda, en levant un fusil à pompe :
— Où est-elle ?
Il était vêtu d’un imper fripé qui tordait sa silhouette, mais cela n’altérait en rien l’impression de puissance qu’il libérait. Son visage surtout, flatté de côté par le rayon d’une lampe, dégageait une force de cruauté sidérante.
— Où est-elle ? répéta-t-il en avançant d’un pas.
Mathilde se sentit mal. Un point de douleur creusa son ventre, ses jambes s’affaissèrent. Elle dut se cramponner à un casier pour ne pas tomber. On ne jouait plus. Il ne s’agissait pas de tir sportif, ni de triathlon, ni d’aucun risque calculé.
Elles allaient mourir, tout simplement.
L’intrus avança encore puis, d’un geste précis, arma son fusil :
— Bordel de Dieu : où est la drogue ?
L’homme en imperméable prit feu.
Mathilde plongea à terre. Au moment où elle touchait le sol, elle comprit que la flamme avait jailli de son fusil. Elle roula dans les gravats de plâtre. A cet instant, une seconde vérité éclata dans son esprit : c’était Anna qui avait tiré la première — elle avait dû cacher un pistolet automatique dans le casier.
Les détonations se multiplièrent. Mathilde groupa son corps, les poings serrés sur sa tête. Des casiers explosèrent au-dessus d’elle, libérant les urnes et leur contenu. Elle hurla quand les premières cendres la touchèrent. Des nuages gris volèrent, alors que les balles sifflaient, ricochaient. Dans un brouillard de poussière, elle vit des étincelles jaillir des angles de marbre, des filaments de feu sautiller au-dessus des gravats, des vases rouler sur le sol, rebondir en lançant des reflets argentés. Le couloir ressemblait à un enfer sidéral, mêlé d’or et de fer…
Elle se recroquevilla encore. Les impacts fracassaient les cases. Les fleurs se déchiquetaient. Les urnes se brisaient, se vidaient alors que les balles cinglaient l’espace. Elle se mit à ramper, fermant les yeux, sursautant à chaque déflagration.
Soudain, le silence revint.
Mathilde s’arrêta net, et attendit plusieurs secondes pour ouvrir les paupières.
Elle ne vit rien.
La galerie était totalement obstruée par les cendres, comme après une éruption volcanique. Une puanteur de cordite se mêlait aux scories, aggravant encore l’asphyxie.
Mathilde n’osait plus bouger. Elle faillit appeler Anna, mais se retint. Pas question de se faire repérer par le tueur.
Tout en réfléchissant, elle palpa son corps, elle n’était pas blessée. Elle ferma de nouveau les paupières et se concentra. Pas un souffle, pas un frémissement autour d’elle, à l’exception de quelques gravats qui chutaient encore avec un bruit amorti.
Où était Anna ?
Où était l’homme ?
Etaient-ils morts tous les deux ?
Elle plissa les yeux pour tenter d’apercevoir quelque chose. Elle repéra enfin, deux ou trois mètres plus loin, une lampe qui lançait un signal flou. Elle se souvenait que ces luminaires ponctuaient l’allée, tous les dix mètres environ. Mais lequel était-ce ? Celui de l’entrée du couloir ? De quel côté trouver une issue ? A droite ou à gauche ?
Elle réprima une toux, avala sa salive, puis, sans bruit, se leva sur un coude. Elle commença à avancer sur les genoux vers la gauche, évitant les gravats, les douilles, les flaques répandues par les vases…
Soudain, le brouillard se matérialisa devant elle.
Une forme entièrement grise : le tueur.
Ses lèvres s’ouvrirent mais une main écrasa sa bouche. Mathilde lut dans les yeux injectés qui la regardaient : Tu cries, tu es morte. Le canon d’un revolver s’enfonçait dans sa gorge. Elle cligna furieusement les paupières en signe d’assentiment. Lentement, l’homme souleva ses doigts. Elle l’implora encore du regard, lui exprimant sa soumission totale.
A cette seconde, elle ressentit une sensation abjecte. Il était survenu quelque chose qui la terrassait plus encore que la peur de mourir : elle avait fait sous elle.
Ses sphincters s’étaient relâchés.
Urine et excréments s’écoulaient entre ses jambes, trempant ses collants.
L’homme l’empoigna par les cheveux et la traîna sur le sol. Mathilde se mordit les lèvres pour ne pas hurler. Ils traversèrent les nappes de brume, parmi les vases, les fleurs et les cendres humaines.
Ils tournèrent plusieurs fois dans les galeries. Toujours tirée brutalement, Mathilde glissait dans la poussière dans un chuintement feutré. Elle battait des jambes mais ses mouvements ne produisaient aucun bruit. Elle ouvrait la bouche mais aucun son n’en sortait. Elle sanglotait, gémissait, sifflait entre ses lèvres, mais le poussier absorbait tout. A travers sa douleur, elle comprenait que ce silence était son meilleur allié. Au moindre bruit, l’homme la tuerait.
La marche ralentit. Elle sentit la pression se relâcher. Puis l’homme l’empoigna de nouveau et attaqua l’ascension de plusieurs marches. Mathilde se cambra. Une onde de souffrance irradia de son crâne jusqu’au bas de son échine. Il lui semblait que des clamps meurtriers lui tiraient la peau du visage. Ses jambes s’agitaient toujours, lourdes, humides, pourries par la honte. Elle sentait la boue immonde qui maculait ses cuisses.
Tout s’arrêta encore une fois.
Cela ne dura qu’une seule seconde, mais ce fut suffisant.
Mathilde se tordit sur elle-même pour voir ce qui se passait. L’ombre d’Anna se découpait dans le brouillard, alors que l’assassin braquait son revolver sans un bruit.
Dans un sursaut, elle se dressa sur un genou pour la prévenir.
Trop tard : il écrasa la détente, provoquant un fracas assourdissant.
Mais rien ne se passa comme prévu. La silhouette explosa en mille éclats, les cendres se transformèrent en grêle blessante. L’homme hurla. Mathilde se libéra et partit à la renverse, dégringolant au bas des marches.
Dans sa chute, elle comprit ce qui s’était passé. Il n’avait pas tiré sur Anna mais sur une porte vitrée, maculée de poussière, qui lui renvoyait son propre reflet. Mathilde s’écrasa sur le dos et découvrit l’impossible. Alors que sa nuque frappait le sol, elle vit la véritable Anna, grise et minérale, accrochée aux lucarnes éventrées. Elle les attendait là, comme en apesanteur au-dessus des morts.
A cet instant, Anna bondit. Cramponnée de sa main gauche à un casier, elle balança son corps de toutes ses forces. Elle tenait dans son autre main un cornet de verre brisé. La bordure tranchante vint se planter dans le visage de l’homme.
Le temps qu’il braque son revolver, Anna avait retiré sa lame. Le coup de feu traversa la poussière. La seconde suivante, elle attaquait encore. Le tesson dérapa sur la tempe et crissa sur les chairs. Une autre balle se perdit dans l’air. Anna était déjà plaquée contre la paroi.
Front, tempes, bouche : elle revint plusieurs fois à la charge. La figure du tueur se déchira en giclées sanglantes. Titubant, il perdit son arme, battant maladroitement des bras, comme s’il était harcelé par des abeilles meurtrières.
Enfin, Anna porta le coup de grâce. De tout son poids, elle se lança sur lui. Ils roulèrent sur le sol. Le cornet s’enfonça dans la joue droite. Anna maintint sa pression, crochetant littéralement la peau, mettant à nu la gencive.
Mathilde rampait sur le dos, s’aidant des coudes Elle hurlait, sans pouvoir quitter des yeux le combat sauvage.
Anna lâcha enfin sa lame et se redressa. L’homme, gesticulant dans le bourbier de cendres, tentait d’extirper la coupe enfoncée dans son orbite. Anna ramassa le revolver et écarta les mains de l’agonisant. Elle attrapa le goulot et opéra une torsion, l’arrachant de l’arcade — il contenait l’œil rougeoyant. Mathilde voulut encore détourner son regard mais n’y parvint pas. Anna enfonça le canon dans le trou béant et tira.
De nouveau, le silence.
De nouveau, l’odeur acre des cendres.
Les urnes répandues, avec leurs couvercles ouvragés.
Les fleurs de plastique, éparses et colorées.
Le corps s’est abattu à quelques centimètres de Mathilde, l’aspergeant de sang, de cervelle et de débris d’os. Un des bras touche sa jambe mais elle n’a pas la force de s’en écarter. Les battements de son cœur sont si lâches que l’intervalle entre deux pulsations lui semble être, chaque fois, le dernier.
— Il faut partir. Les gardiens vont rappliquer.
Mathilde lève les yeux.
Ce qu’elle découvre lui déchire le cœur.
Le visage d’Anna est devenu pierre. La poussière des morts s’amasse au creux de ses traits, les transformant en sillons craquelés, en rides ravinées. Par contraste, ses yeux paraissent injectés, à vif.
Mathilde songe à l’œil qui a roulé dans le goulot : elle va vomir.
Anna tient à la main un sac de sport, sans doute récupéré dans le casier.
— La drogue est foutue, dit-elle. Plus le temps de pleurer là-dessus.
— Qui es-tu ? Seigneur, qui es-tu ?
Anna pose le sac à terre et l’ouvre :
— Il ne nous aurait pas fait de cadeau, crois-moi.
Elle attrape des liasses de dollars et d’euros, les compte rapidement puis les replace à l’intérieur.
— C’était mon contact à Paris, reprend-elle. Celui qui devait répartir la drogue en Europe. S’occuper des réseaux de distribution.
Mathilde baisse les yeux vers le cadavre. Elle aperçoit une grimace brunâtre d’où jaillit un œil fixe, rivé vers le plafond. Lui donner un nom, en guise d’épitaphe :
— Comment s’appelait-il ?
— Jean-Louis Schiffer. C’était un flic.
— Un flic, ton contact ?
Anna ne répond pas. Elle saisit au fond du sac un passeport, qu’elle feuillette rapidement. Mathilde revient au corps :
— Vous étiez… partenaires ?
— Il ne m’avait jamais vue, mais je connaissais son visage. Nous avions un signe de reconnaissance. Une broche en forme de fleur de pavot. Et aussi une sorte de mot de passe : les quatre lunes.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Laisse tomber.
Un genou à terre, elle poursuit sa fouille. Elle découvre plusieurs chargeurs de pistolet automatique. Mathilde l’observe, incrédule. Son visage ressemble à un masque de boue séchée ; une figure rituelle, figée par la glaise. Anna n’a plus rien d’humain.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Mathilde.
La femme se redresse et sort de sa ceinture une arme de poing — sans doute l’automatique qu’elle a trouvé dans le casier. Elle actionne le ressort de la crosse, expulse le chargeur vide. Son assurance trahit les réflexes de l’entraînement :
— Partir. Il n’y a plus d’avenir pour moi à Paris.
— Où ?
Elle glisse un nouveau chargeur dans le magasin.
— Turquie.
— Turquie ? Mais pourquoi ? Si tu vas là-bas, ils te trouveront.
— Où que j’aille, ils me trouveront. Je dois couper la source.
— La source ?
— La source de la haine. L’origine de la vengeance. Je dois retourner à Istanbul. Les surprendre. Ils ne m’attendent pas là-bas.
— C’est qui : ils ?
— Les Loups Gris. Tôt ou tard, ils découvriront ma nouvelle tête.
— Et alors ? Il y a mille endroits où te cacher.
— Non. Quand ils connaîtront mon nouveau visage, ils sauront où me débusquer.
— Pourquoi ?
— Parce que leur chef l’a déjà vu, dans un tout autre contexte.
— Je ne comprends rien.
— Je te le répète : oublie tout ça ! Ils me poursuivront jusqu’à leur mort. Pour eux, ce n’est pas un contrat ordinaire. Ils en font une question d’honneur. Je les ai trahis. J’ai trahi mon serment.
— Quel serment ? De quoi tu parles ?
Elle abaisse le cran de sécurité et glisse l’arme dans son dos.
— Je suis des leurs. Je suis une louve.
Mathilde sent sa respiration se figer, l’irrigation de son corps se ralentir. Anna s’agenouille et lui saisit les épaules. Son visage n’a plus de couleur mais quand elle parle, on aperçoit, entre ses lèvres, sa langue rose, presque fluorescente.
Une bouche de viande crue.
— Tu es vivante et c’est un miracle, dit-elle avec douceur. Quand tout sera fini, je t’écrirai. Je te donnerai les noms, les circonstances, tout. Je veux que tu connaisses la vérité, mais à distance. Quand je serai près d’en finir et que tu seras à l’abri.
Mathilde ne répond pas, hagarde. Durant quelques heures — une éternité —, elle a protégé cette femme comme sa propre chair. Elle en a fait sa fille, son bébé.
Et c’est en réalité un tueur.
Un être de violence et de cruauté.
Une sensation atroce se réveille au fond de son corps. Un remous de vase dans un bassin pourri. L’humidité glauque de ses entrailles relâchées, ouvertes.
A cette seconde, l’idée d’une grossesse lui coupe le souffle.
Oui : cette nuit, elle a accouché d’un monstre.
Anna se relève, attrapant le sac de sport :
— Je t’écrirai. Je te le jure. Je t’expliquerai tout.
Elle disparaît dans une éclipse de cendres.
Mathilde demeure immobile, les yeux fixés sur la galerie vide.
Au loin, les sirènes du cimetière retentissent.