Luet observait les babouins. La femelle qu’elle désignait sous le nom de Rubyet, à cause de la cicatrice livide qui lui marquait le dos, était en période d’œstrus, et il était intéressant de regarder les mâles s’affronter pour elle. Le plus esbroufeur, Yobar, celui qui passait tant de temps au camp des humains, était celui qui réussissait le moins à attirer l’attention de Rubyet. En fait, plus il se montrait agressif, moins il progressait. Il exprimait sa colère en tapant des pieds et en montrant les dents, il faisait claquer ses mâchoires et agitait les bras dans l’espoir d’intimider un des mâles qui courtisaient Rubyet ; à chaque fois, celui-ci renonçait rapidement et s’enfuyait – mais profitant de ce que Yobar poursuivait sa victime, d’autres mâles s’approchaient d’elle. Et quand Yobar revenait « victorieux » auprès de Rubyet, il tombait sur de nouveaux mâles déjà sur place et toute la scène recommençait.
Pour finir, Yobar se mit vraiment en colère, attaqua un mâle pour de bon, le mordit et le griffa, il s’agissait de celui que Volemak avait baptisé « Maslo » parce qu’il s’était un jour barbouillé le museau de graisse alors qu’il volait de la nourriture près du feu. Maslo se soumit aussitôt et présenta son postérieur à Yobar, mais celui-ci était trop furieux pour accepter sa soumission. Les autres mâles, amusés peut-être, assistaient sans bouger au spectacle de Yobar continuant à rosser sa victime.
Maslo parvint enfin à se libérer et se sauva en hurlant puis en geignant, tandis que Yobar, toujours enragé, le pourchassait à toute allure tout en le bourrant de coups quand il revenait à sa portée.
Soudain, Maslo eut un comportement des plus extraordinaires. Il se précipita sur une jeune mère nommée Ploxy qui avait un nourrisson avec lequel il jouait souvent, et il lui arracha le bébé des bras. Ploxy poussa un ululement de contrariété, mais le petit se montra aussitôt joyeux et tout excité – jusqu’à l’instant où Yobar, toujours furieux, fonça sur lui et se remit à frapper Maslo.
Mais alors, le bébé que tenait Maslo poussa soudain des cris de terreur ; aussitôt, au lieu de rester tranquillement à regarder, les autres mâles commencèrent à s’agiter. Ploxy se mit à hurler à son tour pour appeler à l’aide, et en quelques instants, tous les babouins de la troupe s’étaient assemblés autour de Yobar et le frappaient en criant. Éperdu, affolé, Yobar voulut prendre le nourrisson des mains de Maslo, croyant peut-être qu’alors tout le monde se rangerait dans son camp ; mais Luet comprit que cela ne marcherait pas. En effet, à l’instant où il tendit les pattes vers le bébé, les autres devinrent carrément violents et finirent par l’éjecter du groupe. Plusieurs mâles le pourchassèrent sur une bonne distance, puis s’installèrent non loin de la troupe pour s’assurer qu’il ne s’approcherait plus. Est-ce la fin des tentatives de Yobar pour s’intégrer à la tribu ? se demanda Luet.
Elle chercha Maslo des yeux du côté de Ploxy et du bébé, mais il n’était plus là ; les autres babouins se tenaient pourtant dans les parages, en train de jacasser, de bondir sur place et de manifester leur agitation de diverses façons.
Non, Maslo se trouvait dans les buissons en amont du groupe principal. Il avait emmené Rubyet à l’écart et la montait. Elle avait un air résigné des plus comiques ; mais de temps en temps ses yeux se révulsaient de plaisir – de plaisir ou d’exaspération. Luet se demanda si les humains émettaient le même genre de signaux bizarrement mélangés dans des circonstances similaires… une espèce d’intensité distraite qui pouvait aussi bien indiquer le plaisir que la perplexité.
En tout cas, Yobar, l’agressif, avait subi une défaite totale – au point de n’avoir peut-être même plus sa place dans la tribu. Quant à Maslo, qui n’était pourtant pas particulièrement costaud, il avait perdu une escarmouche, mais gagné la bataille et la guerre par-dessus le marché.
Tout cela parce qu’il avait pris un bébé des bras de sa mère.
« Un veinard, ce Maslo, dit Nafai. Je me demandais qui allait gagner le cœur de la douce Rubyet.
— Il s’y est pris avec des fleurs, répondit Luet. Je n’avais pas l’intention de m’attarder ici aussi longtemps.
— Je ne te cherchais pas pour te mettre au travail. J’avais envie d’être avec toi. Je n’ai plus rien à faire jusqu’au dîner. J’ai abattu ma proie tôt ce matin et déposé sa sanglante dépouille aux pieds de ma compagne. Malheureusement, elle était occupée à vomir et ne m’a pas donné ma récompense habituelle.
— Dire qu’il faut que je sois la seule tout le temps malade ! soupira Luet. Hushidh a éructé une fois et tout était dit. Quant à Kokor, elle essaye bien de vomir mais elle n’arrive à rien, si bien que la compassion qu’elle voudrait éveiller lui passe sous le nez, tandis que j’y ai droit, moi, alors que je n’en veux pas.
— Qui aurait cru que ce serait la course entre Hushidh, Kokor et toi pour mettre au monde le premier bébé de la colonie ?
— Pour toi, c’est plutôt un bien, répondit Luet. Ça te fournira un nourrisson à prendre contre toi, en cas d’ennuis ! »
Nafai n’avait pas assisté au stratagème de Maslo et ne saisit pas l’allusion.
« Je parle de Maslo, dit Luet. Il s’est protégé avec le bébé de Ploxy.
— Ah oui, c’est leur méthode ; Shedemei m’en a parlé. Les mâles qui sont intégrés dans la tribu se lient d’amitié avec un ou deux petits pour s’en faire aimer. Et puis, lors des bagarres, ils s’emparent du petit, qui ne crie pas quand son ami le prend. L’autre mâle continue d’attaquer, le bébé se met alors à hurler de peur, et toute la tribu tombe à bras raccourcis sur le pauvre pizdouk.
— Ah ! dit Luet. Ça n’avait donc rien d’extraordinaire.
— Mais je n’y avais jamais assisté. Je suis jaloux que tu l’aies vu et pas moi.
— Et voilà la récompense. » Luet montra Maslo, qui n’en avait pas encore fini avec Rubyet.
« Et où est le perdant ? Je parie que c’est Yobar. » Luet indiqua une autre direction et en effet, Yobar était là, pitoyable dans son coin, les yeux fixés sur la troupe, sans oser s’approcher à cause des deux mâles qui grignotaient des feuilles à mi-chemin entre lui et le reste de la tribu.
« Tu vois, tu as intérêt à te mettre bien avec mon bébé, dit Luet. Sinon tu n’arriveras jamais à t’intégrer à la tribu que nous sommes en train de former. »
Nafai posa la main sur le ventre de Luet. « Il n’a pas encore grossi.
— Ça me convient très bien. Dis-moi, pourquoi es-tu venu ici, en fait ? »
Il la regarda d’un air consterné.
« Tu ne savais pas que j’étais ici, parce que personne n’était au courant, poursuivit Luet, donc tu n’es pas venu me retrouver : tu voulais être seul. »
Il haussa les épaules. « J’aime autant être avec toi.
— Tu es trop impatient. Surâme nous a déjà dit que rien ne pressait – elle n’aura rien préparé pour nous à Vusadka avant des années.
— Ce coin où nous sommes ne suffit pas à nous nourrir – il devient déjà difficile de trouver du gibier, dit Nafai. Et nous sommes trop près de la vallée habitée de l’autre côté des montagnes, à l’est.
— Oui, mais ce n’est pas ça qui te met dans tous tes états. Ce qui t’exaspère, c’est que le Gardien ne t’ait pas transmis de rêve.
— Non, ça, ça ne me tracasse pas. C’est plutôt la façon dont vous me le jetez tous à la tête. Toi, Shuya, Père, Mouj et Soif, vous avez tous vu ces anges et ces rats, moi pas ! Est-ce que ça veut dire qu’un ordinateur qui tourne autour d’une planète à une centaine d’années-lumière d’ici m’a jugé, un siècle avant ma naissance, indigne de recevoir sa petite ménagerie onirique ?
— Tu es vraiment en colère, dis donc !
— Je veux agir, et si c’est impossible, je veux au moins apprendre ! s’écria Nafai. J’en ai marre d’attendre sans arrêt et que rien ne se passe ! Ça ne sert à rien que je travaille avec l’Index ; Zdorab et Issib s’en servent constamment et ils connaissent bien mieux son fonctionnement que moi…
— Mais il te parle plus clairement qu’à quiconque.
— C’est ça : il ne me dit rien, mais sans parasites ! Quelle réussite !
— Et tu es bon chasseur. Même Elemak le reconnaît.
— Ah oui ! C’est tout ce qu’on m’a trouvé à faire : tuer ! »
Luet vit l’ombre de la mort de Gaballufix passer sur le visage de Nafai. « Vas-tu un jour te pardonner ton acte ?
— Oui. Quand Gaballufix sortira des grottes des babouins pour me dire qu’il faisait semblant d’être mort.
— Tu ne supportes pas d’attendre, c’est tout, dit Luet. Mais il en va de même pour ma grossesse. J’aimerais que ce soit fini. J’aimerais que le bébé soit déjà là. Mais ça prend du temps, alors j’attends.
— Tu attends, mais tu sens les changements en toi.
— Et je vomis tout ce que j’avale.
— Pas tout, fit Nafai, et tu sais ce que je veux dire. Moi, je ne sens aucun changement, je ne suis utile à rien…
— Sauf pour le gibier que nous mangeons.
— D’accord, tu as gagné ! J’ai un rôle vital, je suis utile à la communauté, je suis occupé tout le temps, je dois donc me tenir pour heureux. » Il commença à s’éloigner.
Elle voulut le rappeler, mais elle se rendit compte que cela ne servirait à rien. Il avait envie d’être malheureux et tout ce qu’elle obtiendrait en cherchant à lui remonter le moral n’aboutirait qu’à contrarier son humeur présente. Quelques jours plus tôt, tante Rasa l’avait avertie : elle devait se rappeler que Nafai n’était qu’un adolescent, elle ne pouvait l’espérer mûr et solide comme une tour. « Vous étiez tous les deux trop jeunes pour le mariage, avait dit Rasa, mais les événements nous ont dépassés. Tu as accepté le défi – Nafai y viendra, en son temps. »
Mais Luet n’avait pas particulièrement l’impression d’avoir relevé un quelconque défi. L’idée de mettre un enfant au monde dans le désert, loin de tout médecin, la terrifiait. Auraient-ils encore à manger dans quelques mois ? Tout dépendait de leur potager et des chasseurs, et seuls Elemak et Nafai s’y entendaient, en fait, même si Obring et Vas faisaient parfois quelques sorties avec leurs pulsants. Les vivres pouvaient venir à manquer, le bébé allait bientôt être là, et que se passerait-il s’ils décidaient soudain de reprendre le voyage ? Ses nausées étaient déjà difficiles à supporter, mais que serait-ce si elle devait voyager sur une monture cahotante ? Elle préférait encore avaler du fromage de chameau !
Et naturellement, la pensée du fromage lui fit venir une vague de nausée, qui faillit cette fois passer par-dessus bord ; elle tomba donc à genoux, malade de l’acidité qui remontait de ses entrailles jusque dans sa bouche. Sa gorge était douloureuse, sa tête lui faisait mal et elle en avait assez !
Alors, des mains la touchèrent et rassemblèrent sa chevelure en torsade afin de la protéger des vomissures. Elle voulut dire merci, sachant qu’il s’agissait de Nafai ; elle désirait aussi lui dire de s’éloigner : quelle humiliation, quelle ignominie, quelle douleur de se montrer sous ce jour ! Mais c’était son mari ; il était partie prenante et elle ne pouvait le renvoyer. À vrai dire, elle n’en avait même pas envie.
Ses haut-le-cœur se calmèrent enfin. « Pas très efficace, commenta Nafai, si l’on en juge par la quantité.
— Tais-toi, s’il te plaît. Je n’ai pas envie qu’on me remonte le moral : je souhaiterais que mon bébé ait déjà dix ans pour que je me rappelle ce genre de séances comme un épisode amusant de mon enfance !
— Ton vœu est exaucé, répondit Nafai. Ta fille est ici et elle a dix ans. Évidemment, c’est une morveuse haïssable, comme toi au même âge.
— C’est pas vrai !
— Tu étais déjà la sibylle de l’eau et, comme chacun sait, tu prenais tout le temps des grands airs et tu faisais l’insolente avec les adultes !
— Je leur disais ce que je voyais, c’est tout ! » Puis elle se rendit compte qu’il se moquait d’elle. « Ne te fiche pas de moi, Nafai. Je le regretterai plus tard, mais si tu continues, je risque de sortir de mes gonds et de t’assassiner sur place ! »
Il l’enlaça et elle dut se tortiller pour l’empêcher de l’embrasser. « Arrête ! s’écria-t-elle. J’ai un goût si affreux dans la bouche que tu en tomberais comme une mouche ! »
Il se contenta donc de la tenir dans ses bras et au bout d’un moment, elle se sentit mieux.
« Je ne cesse pas de penser au Gardien de la Terre », dit Nafai.
J’y songerais moi aussi si le bébé ne m’occupait pas tout entière, se dit Luet.
« Peut-être n’est-ce pas un ordinateur, en réalité, reprit Nafai. Peut-être ne nous appelle-t-il pas à travers des rêves vieux de cent ans ; il est possible qu’il nous connaisse et qu’il attende simplement un… un événement avant de nous parler.
— Il attend le message que tu es le seul à pouvoir recevoir.
— Que je sois le seul, ça, je m’en fiche. Je me contenterais du rêve de Père, si seulement je pouvais éprouver les mêmes sentiments que lui, si je sentais en quoi l’effet du Gardien sur moi est différent de celui de Surâme. J’ai envie de savoir ! De savoir ! »
Je le sais bien. Tu nous en rebats les oreilles tous les jours.
« J’essaye de communiquer avec le Gardien de la Terre. C’est te dire à quel point je deviens fou, Luet ! Montre-moi ce que tu as montré à Père, voilà ce que je répète sans arrêt !
— Et il ne te répond pas.
— Il est à cent années-lumière d’ici ! Il ne sait même pas que j’existe !
— Ma foi, si tu désires seulement faire le même rêve que Volemak, pourquoi ne demandes-tu pas à Surâme de te l’envoyer ?
— Dois-je te rappeler qu’il ne provient pas de Surâme ?
— Mais elle a dû enregistrer toute l’expérience dans l’esprit de ton père, non ? Elle peut donc la retrouver et te la montrer. Et comme tu perçois beaucoup plus clairement que nous autres par le biais de l’Index…
— Ce serait comme si je le vivais moi-même ! s’écria Nafai. Mais comment n’y ai-je pas pensé ? Comment Surâme n’y a-t-il pas pensé ?
— Elle n’est pas très créative, tu le sais bien.
— Il est créativement inerte. Mais pas toi. » Il plaqua deux baisers sur les joues de Luet, l’enlaça une dernière fois et se leva d’un bond. « Il faut que j’aille parler avec Surâme.
— Transmets-lui mes amitiés, dit Luet avec douceur.
— Je… ah, je vois. Rien ne presse. Revenons au camp ensemble, tu veux ?
— Non, vraiment – ce n’était pas un reproche. J’ai envie de rester encore un peu ici. Peut-être pour voir si les babouins laisseront Yobar revenir.
— Ne manque pas le dîner, dit Nafai. Tu manges pour…
— Pour deux.
— Pour trois, peut-être ! Qui sait ? »
Elle poussa un gémissement théâtral, sachant que c’était ce qu’il attendait d’elle. Puis il détala vers le camp en amont de la vallée.
Ce n’est qu’un adolescent, comme l’a dit tante Rasa. Mais moi, qui suis-je ? Sa mère ? Non, pas vraiment – c’est Rasa. Je ne puis en attendre davantage de lui ; il travaille dur et bien, et plus de la moitié de la viande que nous mangeons provient de sa chasse. Il est bon et doux pour moi – je ne vois pas comment Issib pourrait être plus gentil et plus tendre que Nafai, quoi qu’en dise Shuya. Et je suis son amie ; il me parle de choses qu’il n’aborderait avec personne d’autre et quand je m’adresse à lui, il m’écoute et me répond, contrairement à certains autres maris, en tout cas au dire de leurs femmes. Selon toutes les normes que je connais, c’est un excellent époux, mûr pour son âge – mais je ne pensais pas que cela se passerait ainsi. Quand je lui ai fait traverser le lac des Femmes, pour moi cela signifiait que nous étions destinés à accomplir de hauts faits pleins de majesté. Je nous voyais roi et reine, ou du moins grande prêtresse et grand prêtre, changeant l’univers par de grands et augustes exploits. Au lieu de ça, je vomis tripes et boyaux tandis qu’il grimpe aux murs comme un gamin de quinze ans qui s’exaspère parce qu’un ordinateur d’une autre planète refuse de lui envoyer des rêves…
Ah, et puis je suis trop fatiguée pour réfléchir, trop malade pour m’inquiéter ! Un jour, peut-être, l’image que je me fais de mon mariage deviendra réalité. Ou alors, ce sera pour sa deuxième épouse, après que je me serai tuée à vomir et qu’on m’aura enterrée sous le sable du désert.
Depuis toujours, les gens regardaient Shedemei d’un air bizarre, et elle le savait. Au début, parce que c’était une enfant très intelligente qui s’intéressait à des sujets dont les enfants ne se préoccupent pas en général. Les adultes lui jetaient des regards étonnés. Les autres gamins aussi, mais parfois les adultes souriaient et hochaient la tête d’un air approbateur ; les gamins, jamais. Shedemei avait cru que cela signifiait qu’en grandissant, tout le monde l’accepterait ; mais c’était le contraire qui était arrivé. Quand elle était devenue adulte, les enfants de sa génération avaient grandi en même temps qu’elle et la traitaient comme autrefois. Naturellement, elle était capable maintenant d’identifier ce qu’elle lisait en eux : crainte, rancœur, jalousie.
La jalousie ! Qu’y pouvait-elle si elle avait bénéficié d’une combinaison de gènes qui lui donnait une mémoire extraordinaire, un don immense pour saisir et comprendre les idées et un esprit capable d’opérer des rapprochements que personne d’autre ne voyait ? Elle n’avait pas choisi ce don de pratiquer une gymnastique mentale inaccessible à ceux qu’elle côtoyait (il existait des gens aussi intelligents qu’elle, certains peut-être même plus, mais ils vivaient dans des cités lointaines, voire sur d’autres continents ; elle ne les connaissait que par les travaux qu’ils publiaient et que Surâme transmettait aux diverses cités). Elle n’était pas malveillante, mais elle n’avait pas le pouvoir de faire partager ses dons aux envieux ; elle ne pouvait leur faire partager que les produits de ses talents. Ils les acceptaient de grand cœur, puis ils lui en voulaient.
Elle en avait conclu depuis longtemps que la majorité des gens vénèrent de loin les surdoués, mais préfèrent pour amis de sympathiques incompétents.
Or voilà qu’elle était définitivement attachée à cette petite société de seize personnes qu’elle ne pouvait éviter de rencontrer tous les jours. Elle faisait son travail, le désherbage du potager, la corvée d’eau, la surveillance des babouins pour éviter qu’ils ne quittent leur terrain et ne s’attaquent à la réserve de vivres. Elle remplaçait de bon cœur Luet quand elle était prise de nausées et accomplissait sans se plaindre les tâches que Sevet était trop paresseuse, Kokor trop enceinte et Dol trop délicate pour exécuter. Mais elle ne s’adaptait pas, on ne l’acceptait pas, elle ne s’intégrait pas au groupe, et cela ne faisait qu’empirer à chaque jour qui passait.
Elle comprenait parfaitement ce qui se passait, mais n’y trouvait aucun soulagement. Le lien qui se crée entre un mari et sa femme induit le besoin que les autres soient unis par le même lien, elle le savait bien pour l’avoir étudié. Les anciennes habitudes de flirt, les amitiés flottantes et inconséquentes, tout cela met les gens mariés mal à l’aise parce qu’ils ne veulent dans leur environnement rien qui puisse menacer la stabilité de la monogamie, alors que l’essence de la société sans union fixe, c’est le déséquilibre permanent, le libertinage, le hasard, le décousu, le folâtre.
Il est vrai que c’était précisément la façon dont certains souhaitaient vivre – Shedemei voyait bien que la monogamie hérissait Mebbekew, Obring, Sevet et Kokor. Mais pour l’instant, ils jouaient leur rôle d’époux en y mettant peut-être plus de conviction que ceux qui y croyaient réellement. Quoi qu’il en soit, il en résultait que Shedemei se retrouvait encore plus coupée des autres que jamais. On ne la fuyait pas, ça non. Hushidh et Luet se montraient toujours aussi chaleureuses avec elle, Eiadh était convenable à sa façon et tante Rasa toujours la même – elle serait toujours la même. Néanmoins, les hommes étaient tous… comment dire ? civils ? Quant à Dol, Sevet et Kokor, leur attitude allait du glacial à l’acide.
Le pire, c’était que cette petite troupe d’humains prenait une forme qui excluait systématiquement toute influence de sa part. Pourquoi avait-on cessé de dire : « Les hommes vont faire ceci tandis que les femmes feront cela » ? Maintenant, c’était : « Les épouses peuvent rester ici pendant que les hommes s’en vont » faire ce qu’ils avaient envie de faire. Cette façon de classer les femmes sous le terme d’« épouses » la rendait folle de rage : les hommes, eux, ne se désignaient jamais comme « époux » ; c’étaient toujours des hommes. Et, comme si elles étaient aussi stupides que des babouins, les femmes ne paraissaient pas comprendre de quoi parlait Shedemei quand elle le leur faisait remarquer.
Naturellement, certaines, les plus intelligentes, en avaient conscience, mais elles préféraient ne pas en faire une affaire parce que… elles voulaient être de bonnes épouses ! Tant d’années à Basilica où les femmes n’avaient pas eu besoin d’effacer leur identité propre pour trouver des époux, et voilà que six semaines de voyage dans le désert suffisaient à les transformer en femmes de tribu nomade ! Le codage qui nous pousse à nous intégrer sans faire de vagues doit être si profondément ancré dans nos gènes qu’il est sans doute impossible à éradiquer, se dit Shedemei. Pourtant, j’aimerais mettre la main dessus ! Je l’arracherais au déplantoir, je le cautériserais avec un charbon ardent entre mes doigts nus ! L’absurdité de travailler sur des gènes avec des instruments aussi grossiers ne l’effleurait même pas ; la fureur que lui inspirait l’injustice de cet état de fait dépassait toute raison.
Je n’avais pas l’intention de me marier, pas avant longtemps, et encore, ce n’aurait été que pour une année, le temps de concevoir ; puis je me serais débarrassée de mon époux, en respectant quand même ses droits sur l’enfant. Il n’y avait pas de place dans ma vie pour un lien avec un homme. Et quand je me serais mariée, ce n’aurait sûrement pas été avec un mollasson d’archiviste invertébré qui s’est laissé transformer en domestique d’une communauté de seigneurs !
Shedemei était entrée dans le camp bien décidée à tirer le meilleur parti d’une triste situation, mais plus elle côtoyait Zdorab, moins elle l’appréciait. Elle aurait pu lui pardonner la façon dont il s’était retrouvé dans le groupe, Nafai l’ayant amené par ruse à sortir l’Index de la cité, puis obligé par force à jurer de les accompagner dans le désert. On peut excuser la faiblesse d’un homme dans un instant de trouble, d’incertitude et de surprise. Mais à son arrivée, elle avait découvert un Zdorab se prêtant à un rôle si avilissant qu’elle avait eu honte d’appartenir à la même espèce que lui. Ce n’était pas qu’il prenait sur lui les corvées dont personne ne voulait – couvrir les latrines, en creuser de nouvelles, évacuer les déchets corporels d’Issib, faire la cuisine, nettoyer la vaisselle. Elle aurait même plutôt eu du respect pour quelqu’un qui prêtait volontiers son aide – en tout cas, elle préférait cela à la paresse de Meb, d’Obring, de Kokor, de Sevet et de Dol. Non, ce qui éveillait en elle un tel mépris pour Zdorab, c’était son attitude envers ces travaux : il ne proposait pas de s’en charger comme s’il avait eu le droit de le refuser ; il agissait tout bonnement comme si c’était son rôle naturel d’accomplir les pires corvées du camp, et il les exécutait dans un tel silence, avec si peu d’ostentation qu’il était vite devenu normal pour tous que les tâches désagréables ou rebutantes lui reviennent de droit.
C’est un serviteur-né, se disait Shedemei. Il est venu au monde pour être esclave. Je n’aurais jamais cru qu’il pût exister une pareille créature, mais elle existe bel et bien, et c’est Zdorab, et c’est lui que les autres m’ont choisi pour époux !
Comment Surâme avait-elle pu permettre à Zdorab un accès aussi aisé à sa mémoire par le biais de l’Index ? Cela dépassait Shedemei. À moins que Surâme n’ait elle aussi désiré un serviteur. C’est peut-être ceux-là qu’elle préfère : ceux qui se conduisent comme des esclaves. N’est-ce pas pour cela que nous sommes tous ici ? Pour servir Surâme ? Pour lui servir de bras et de jambes, afin qu’elle puisse retourner sur Terre ? Des esclaves, tous… sauf moi !
C’est du moins ce que Shedemei s’était dit pendant des semaines, jusqu’au jour où elle s’était rendu compte qu’elle aussi commençait à tomber dans la catégorie des servantes. Cela lui était arrivé aujourd’hui même, alors qu’elle rapportait de l’eau de la rivière pour Zdorab, à la fois pour sa cuisine et sa toilette. D’habitude, elle s’en chargeait avec Hushidh et Luet, mais les vomissements de Luet l’affaiblissaient au point qu’elle avait perdu du poids, ce qui était mauvais pour l’enfant, et Hushidh s’occupait d’elle ; Shedemei se retrouvait donc seule pour la corvée. Elle attendait toujours que Rasa s’aperçoive qu’elle se coltinait l’eau toute seule et intervienne : « Sevet, Dol, Eiadh, prenez une palanche et transportez des seaux d’eau ! Faites votre part de travail ! » Mais Rasa voyait chaque jour Shedemei porter l’eau, passer devant Sevet et Kokor qui jacassaient en feignant de carder du poil de chameau et de le tortiller en fils, et tante Rasa ne disait jamais rien.
Elle avait envie de crier : « Avez-vous donc oublié qui je suis ? Ne vous rappelez-vous pas que je suis la plus grande savante de cette génération à Basilica ? La plus grande depuis dix générations ? »
Mais elle connaissait la réponse et elle ne criait pas. Tante Rasa avait oublié, en effet, parce que dans ce camp, elle se trouvait dans un monde nouveau, et le statut de tel et tel à Basilica ou ailleurs, cela ne comptait plus. Dans ce camp, on était une épouse, ou non, et dans ce dernier cas, on n’était personne.
Et voilà pourquoi Shedemei, son travail accompli, alla trouver Zdorab. Serviteur ou pas, c’était le seul homme disponible et elle en avait par-dessus la tête de n’être qu’une citoyenne de seconde classe dans cette nation en miniature. Un mariage prouverait qu’elle se pliait au nouvel ordre, elle entrerait dans une autre sorte de servitude avec un époux pour qui elle n’aurait que mépris. Mais cela valait mieux que disparaître purement et simplement.
Évidemment, quand elle l’imaginait en train de faire ses petites affaires avec son corps, elle en avait la chair de poule. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Luet qui vomissait tout le temps – voilà ce qui arrive quand on laisse les hommes traiter les femmes comme des banques où déposer leur triste petit sperme.
Non, je me raconte des histoires, se dit-elle. Je suis furieuse, et c’est tout. Le partage du matériel génétique est élégant, magnifique ; c’est toute ma vie. Quelle grâce dans l’accouplement des lézards, le mâle monte sur la femelle et s’y accroche, son long et fin pénis l’enlace et cherche l’ouverture, agile et préhensile comme une queue de babouin ; la danse des pieuvres, leurs tentacules qui se touchent à leur extrémité, le frisson des saumons quand ils expulsent leurs œufs, puis leur semence, au fond de la rivière ; tout ça est magnifique, tout ça fait partie du ballet de la vie.
Mais les femelles disposent toujours d’un minimum de choix ; les fortes, en tout cas, les futées. Elles se débrouillent pour donner leurs œufs au mâle qui leur offrira les meilleures chances de survie – le mâle fort, le dominant, l’agressif, l’intelligent – pas à un esclave tremblant. Je n’ai pas envie que mes enfants aient des gènes d’esclave. Je préfère ne pas avoir d’enfant du tout plutôt que de les voir ressembler chaque année un peu plus à Zdorab, pour finir par avoir honte de les regarder.
C’est donc dans cet état d’esprit qu’elle se retrouva devant la tente de l’Index, prête à proposer à Zdorab une sorte de demi-mariage. Étant donné son mépris de l’homme, elle voulait un mariage sans relations sexuelles ni enfants. Et comme il était méprisable, elle pensait qu’il accepterait la formule.
Il était assis en tailleur sur le tapis, l’Index entre les jambes, les deux mains posées sur la boule, les yeux fermés. Il passait chacun de ses moments de liberté avec l’Index – ce qui ne faisait pas beaucoup, car il disposait de peu de temps libre. Souvent, Issib lui tenait compagnie, mais en fin d’après-midi, Issib était de garde au jardin – le bras à rallonge de son fauteuil faisait merveille pour empêcher les babouins de s’approcher de trop près des melons et s’était révélé efficace pour abattre des oiseaux en plein vol. C’était donc pour Zdorab le moment privilégié pour s’isoler avec l’Index ; cela durait rarement plus d’une heure et l’unique respect que le groupe lui manifestait consistait à le laisser seul en ces instants – pourvu que le dîner soit déjà sur le feu et que personne d’autre n’ait besoin de l’Index, sans quoi on le délogeait sans autre forme de procès.
Le voyant ainsi, les yeux clos, Shedemei aurait presque pu croire qu’il communiait avec le grand esprit de Surâme. Mais naturellement, il n’avait pas l’intelligence nécessaire. Sans doute mémorisait-il les articles principaux de l’Index, afin d’aider Wetchik, Nafai, Luet ou Shedemei elle-même à trouver un renseignement qu’ils recherchaient. Même avec l’Index, Zdorab restait un pur serviteur.
Il leva les yeux. « Avez-vous besoin de l’Index ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Non, répondit-elle. Je suis venue vous parler. »
Est-ce qu’il frissonna ? Ou bien fut-ce un mouvement vif et involontaire de ses épaules ? Mais non ! Il haussait les épaules, voilà tout.
« Je m’y attendais, dit-il.
— Tout le monde s’y attend ; c’est bien pour ça que je ne suis pas venue tout de suite.
— Très bien, dit-il. Alors, pourquoi maintenant ?
— Parce qu’à l’évidence, dans ce groupe, les célibataires seront de plus en plus laissés pour compte à mesure que le temps passera. À vous, ça vous convient peut-être, mais pas à moi.
— Je n’ai pas remarqué qu’on vous laisse jamais pour compte, dit Zdorab. On vous écoute dans les conseils.
— On m’écoute patiemment, répliqua Shedemei. Mais je n’ai pas d’influence réelle.
— Comme nous tous. C’est l’expédition de Surâme.
— Je me doutais que vous ne comprendriez pas. Essayez d’envisager notre groupe comme une tribu de babouins. Vous et moi sommes en train de nous faire repousser de plus en plus en marge de la troupe. Dans peu de temps, nous ne serons plus rien.
— Mais ça n’a d’importance que si on se soucie d’être quelqu’un. »
Shedemei eut de la peine à croire qu’il l’eût dit aussi clairement. « Je sais parfaitement que vous n’avez strictement aucune ambition. Zdorab, mais moi, en tant qu’être humain, je n’ai pas l’intention de disparaître. Aussi, ce que je propose est très simple. Nous nous prêtons à la cérémonie de mariage avec tante Rasa et nous partageons une tente, point final. Personne n’a besoin de savoir ce qui se passe entre nous. Je ne veux pas de vos enfants et votre compagnie ne m’intéresse pas particulièrement. Nous dormirons simplement dans la même tente et de ce fait nous ne serons plus en marge de la troupe. Ce n’est pas plus compliqué que ça. D’accord ?
— Parfait », dit Zdorab.
Elle avait espéré qu’il dirait cela. Mais il y avait un accent dans sa façon de le dire, un accent très subtil…
« C’est ce que vous vouliez, en fait », dit-elle.
Il lui adressa un regard inexpressif.
« C’est ce que vous vouliez depuis le début. »
Encore ce quelque chose dans le regard…
« Et vous avez peur. »
Un éclair de fureur jaillit soudain des yeux de Zdorab. « Alors, vous vous prenez pour Hushidh, maintenant ? Vous croyez savoir ce que les gens éprouvent les uns pour les autres ? »
Elle ne l’avait encore jamais vu manifester de la colère – pas la moindre bouderie et surtout pas ce mépris brûlant, flamboyant, qu’elle constatait à présent. C’était là une facette de Zdorab dont elle ignorait l’existence. Elle ne l’en apprécia d’ailleurs pas plus pour autant. Son expression lui rappelait en fait le rictus d’un chien qu’on vient de fouetter.
« À vrai dire, fit Shedemei, que vous ayez eu envie de faire l’amour avec moi ou non m’indiffère. Je n’ai jamais eu le souci de plaire aux hommes – je laisse ça aux femmes qui n’ont rien d’autre à offrir au monde qu’une paire de seins et un utérus.
— Je vous ai toujours estimée pour vos travaux en génétique, répondit Zdorab. En particulier pour votre étude sur la dérive génétique parmi les espèces prétendument stables. »
Shedemei en resta sans voix. Il ne lui était jamais venu à l’idée qu’un membre du groupe ait lu et encore moins compris une de ses publications scientifiques. Tout le monde la prenait pour une savante capable de mettre au point des altérations génétiques qu’on pouvait vendre dans des cités lointaines – telles étaient depuis des années ses relations avec Wetchik et ses fils.
« Je ne puis cependant que regretter que vous n’ayez pas eu accès aux archives génétiques de l’Index. Plusieurs de vos assertions auraient été confirmées si vous aviez eu alors le codage génétique exact des espèces-tests, telles qu’elles étaient sorties des vaisseaux de la Terre. »
Elle était abasourdie. « L’Index renferme des renseignements de cet ordre-là ?
— C’est ce que j’ai découvert il y a des années. L’Index refusait de me les fournir – je sais pourquoi, aujourd’hui : certaines informations de sa mémoire peuvent avoir des applications militaires, comme la création d’épidémies mortelles. Mais il existe des moyens de tourner quelques interdictions et je les ai trouvés. Je ne sais d’ailleurs pas exactement ce que Surâme en pense.
— Et c’est seulement maintenant que vous me le dites ?
— J’ignorais que vous poursuiviez vos recherches, dit Zdorab. Vous avez écrit ces articles il y a des années, alors que vous sortiez de l’école. C’était votre premier projet sérieux. Je supposais que vous aviez changé d’orientation.
— C’est donc ça que vous faites avec l’Index ? De la génétique ? »
Zdorab secoua la tête. « Non.
— Alors, quoi ? Qu’étiez-vous en train d’étudier quand je suis arrivée ?
— Des modèles de probabilités concernant la dérive des continents sur la Terre.
— Sur la Terre ! Surâme possède des données aussi précises sur la Terre ?
— Oui, mais il l’ignorait. J’ai dû user de persuasion pour les lui soutirer. Bien des éléments sont cachés à Surâme lui-même, il faut le savoir. Mais l’Index en détient la clé. Surâme était dans tous ses états devant certaines choses que j’ai découvertes dans sa mémoire. »
Telle était la surprise de Shedemei qu’elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. « C’est très drôle, en effet, dit Zdorab sans une once d’humour.
— Non, c’est juste que je…
— Que vous vous étonnez d’apprendre que j’ai d’autres talents que de faire du pain et d’enfouir les excréments. »
Il avait tapé si près de son attitude précédente que Shedemei se sentit prise de colère. « Je m’étonne surtout que vous ayez conscience de valoir mieux que ça !
— Vous n’avez aucune idée de ce que je sais ni de ce que je pense de moi-même, aucune idée de ce qui me concerne. Et vous n’avez fait aucun effort dans ce sens ! Vous êtes arrivée ici comme le chef des dieux de tous les panthéons, vous avez daigné me proposer le mariage à condition que je ne vous touche pas, et vous pensiez que j’allais accepter votre offre avec reconnaissance. Eh bien, je l’ai acceptée. Et vous pouvez continuer à me traiter comme si je n’existais pas, pour moi, ce sera parfait ! »
De toute sa vie, jamais Shedemei ne s’était sentie aussi honteuse. Elle qui abhorrait la façon dont tout le monde traitait Zdorab en quantité négligeable, elle l’avait traité de la même manière et n’avait accordé aucune attention à ses sentiments, comme s’ils ne comptaient pas. Mais maintenant qu’elle l’avait frappé au cœur avec sa méprisante proposition de mariage, elle prenait conscience qu’elle lui avait fait du mal et voulait réparer son tort. « Je regrette, dit-elle.
— Pas moi, répondit Zdorab. Oublions simplement cette conversation, marions-nous dès ce soir et puis nous ne serons plus obligés de nous parler, d’accord ?
— Vous ne m’aimez vraiment pas, fit Shedemei.
— Comme si vous vous étiez inquiétée un seul instant de moi ou de quiconque vous apprécie, du moment que cela ne vous dérangeait pas trop dans votre travail ! »
Shedemei éclata de rire. « Vous avez raison !
— J’ai l’impression que nous nous sommes évalués mutuellement, mais que l’un de nous y est mieux arrivé que l’autre. »
Elle hocha la tête, acceptant la rebuffade. « Naturellement, il faudra que nous discutions de nouveau.
— Ah bon ?
— Oui, pour que vous me montriez comment accéder aux données concernant la Terre.
— Ce qui concerne la génétique, voulez-vous dire ?
— Et la dérive des continents, aussi. N’oubliez pas que je transporte des semences pour réintroduire des espèces disparues sur Terre. J’ai besoin de connaître les formes des terres. Et beaucoup d’autres choses encore. »
Il acquiesça. « Je peux vous le montrer, mais à condition que vous vous rappeliez que je dispose de données vieilles de quarante millions d’années, et que les extrapolations couvrent quarante millions d’années. Elles risquent donc d’être fausses, et de beaucoup : une erreur minime au départ pourrait avoir pris des proportions gigantesques aujourd’hui.
— Je me permets de vous rappeler que je suis scientifique.
— Et moi archiviste, répondit Zdorab. Je me ferai un plaisir de vous indiquer comment accéder aux informations sur la Terre. Il faut passer par une espèce de porte de service – j’ai découvert un chemin par les données agricoles, précisément par l’élevage des porcs, croyez-le ou non. C’est un avantage d’être curieux de tout. Tenez, asseyez-vous en face de moi et posez les mains sur l’Index. J’espère que vous y serez sensible.
— Assez, en tout cas. Wetchik et Nafai m’ont invitée à des séances et j’en ai profité pour chercher des renseignements. Mais la plupart du temps, je me sers de mon ordinateur personnel, parce que jusqu’à présent je croyais déjà connaître tout ce qui concernait mon domaine dans l’Index. »
Assis l’un en face de l’autre, l’Index posé entre eux, ils se penchèrent pour appuyer leurs coudes sur leurs genoux et placer les doigts sur la boule dorée. Leurs mains se touchaient, mais Zdorab ne retira pas la sienne ; il ne tremblait pas ; ses mains étaient calmes, fraîches, comme s’il ne remarquait pas la présence de Shedemei.
Elle capta aussitôt la voix de l’Index qui répondait aux requêtes de Zdorab par des noms de chemins, de rubriques, de sous-rubriques et de catalogues contenus dans la mémoire de Surâme. Mais à mesure que les noms se succédaient, elle en perdait le fil, parce que les doigts de Zdorab touchaient les siens. Elle ne ressentait pourtant rien pour lui ; non, ce qui la perturbait, c’était qu’il ne ressente rien pour elle. Depuis plus d’un mois, il la savait destinée à devenir son épouse, du moins était-ce prévu ; il avait bien dû l’observer, quand même ! Et rien, pas la moindre étincelle de désir. Il avait accepté l’interdiction de toute relation sexuelle sans l’ombre d’un regret. Et il supportait de la toucher sans manifester le moindre signe de trouble.
Jamais comme en cet instant Shedemei ne s’était sentie plus laide ni moins désirable. C’était absurde ! À peine quelques minutes plus tôt, elle avait eu tant de mépris pour cet homme que s’il lui avait montré quelque désir, elle en aurait été écœurée. Mais ce n’était plus le même homme, c’était quelqu’un de beaucoup plus intéressant, quelqu’un d’intelligent doué d’un esprit et d’une volonté, et s’il ne déclenchait pas en elle une grande vague d’amour ni même d’attirance, elle n’en ressentait pas moins pour lui un respect nouveau et assez fort pour que l’absence totale de désir d’elle lui soit douloureux.
Encore une blessure, toujours au même endroit, qui rouvrait les escarres et les cicatrices fragiles, et qui la faisait de nouveau saigner de l’humiliation d’être une femme que nul homme ne désirait.
« Vous n’êtes pas à ce que vous faites, dit Zdorab.
— Excusez-moi. »
Il ne répondit pas. Elle ouvrit les yeux. Il la regardait.
« Ce n’est rien, déclara-t-elle en essuyant une larme accrochée à ses cils. Je ne voulais pas vous distraire. Pouvons-nous reprendre ? »
Mais il ne baissa pas les yeux sur l’Index. « Le problème n’est pas que je ne vous désire pas, Shedemei. »
Quoi, son cœur était-il à ce point transparent qu’il puisse voir au-delà de ses faux-semblants et discerner la source de sa peine ?
« Le problème, c’est que je ne désire aucune femme. »
Il fallut un moment à Shedemei pour apprécier tout le sens de la phrase. Puis elle éclata de rire. « Vous êtes un jop !
— En fait, il s’agit d’un ancien terme qui désignait l’anus, dit Zdorab d’un ton mesuré. Certains pourraient s’offusquer de s’entendre traiter de la sorte.
— Mais personne ne s’en est jamais douté !
— J’ai pris les plus grandes précautions pour cela et c’est ma vie que je remets entre vos mains en vous le révélant.
— Allons, ce n’est tout de même pas si dramatique ! se récria Shedemei.
— Deux de mes amis ont été tués à Clébaud », répondit Zdorab.
Clébaud, c’était là que les hommes qui n’étaient unis à aucune femme de Basilica devaient résider, puisqu’il était illégal pour un mâle sans attache d’habiter ni même de passer une nuit intra-muros.
« L’un d’eux a été attaqué par une foule qui avait entendu dire que c’était un jop, un pidar. On l’a pendu par les pieds à la fenêtre du premier étage d’un immeuble, on lui a coupé les organes génitaux, puis on l’a lacéré jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’autre s’est laissé séduire par un homme qui feignait d’être… l’un d’entre nous. On l’a arrêté, mais en se rendant à la prison, il a eu un accident. Un accident très étrange. Il avait tenté de s’enfuir et, je ne sais comment, en tombant, ses testicules ont sauté en l’air et se sont coincés dans sa gorge, sans doute avec un manche à balai ou l’extrémité d’une lance, en tout cas il s’est étouffé avec avant qu’on puisse lui venir en aide.
— C’est vraiment ça qui se passe ?
— Oh, je le comprends sans mal. Basilica n’est pas un endroit facile pour les hommes. Nous avons un besoin inné de dominer, voyez-vous, mais à Basilica, il nous faut affronter notre propre absence de pouvoir sauf à posséder une influence sur une femme. Les hommes qui vivent hors les murs à Clébaud sont, par le fait même qu’ils ne résident pas à l’intérieur, catalogués comme deuxième choix, comme des hommes que les femmes ne désirent pas. Les hommes de Clébaud ne se sentent pas de vrais hommes, ils n’ont pas ce qu’il faut pour plaire aux femmes. C’est leur identité de mâles qui est en question. Et à partir de là, leur crainte et leur haine des jops – il prononça le terme avec un mépris écrasant – atteint des sommets dont je n’ai jamais entendu parler par ailleurs.
— Ces amis dont vous parliez… c’étaient vos amants ?
— Celui qui s’est fait arrêter, c’était mon amant depuis plusieurs semaines et il souhaitait continuer ; moi, je ne le voulais pas, parce que si nous continuions, on aurait commencé à se douter de quelque chose. Pour nous sauver la vie, j’ai refusé de le revoir. Et il s’est jeté tout droit dans la gueule du loup. Vous voyez donc que Nafai et Elemak ne sont pas les seuls à avoir tué un homme. »
Le chagrin qu’il manifestait semblait plus profond que tout ce que Shedemei avait jamais ressenti. Elle comprenait pour la première fois à quel point son existence de savante avait été protégée. Jamais elle n’avait été assez proche de quelqu’un au point de ressentir sa mort aussi violemment, si longtemps après. Mais était-ce si longtemps après ?
« À quand est-ce que ça remonte ?
— J’avais vingt ans. Il y a neuf ans. Non, dix. J’ai trente ans. J’avais oublié.
— Et l’autre ?
— Quelques mois avant de… avant de quitter la cité.
— C’était votre amant, lui aussi ?
— Oh non – il n’était pas comme moi. Il avait une maîtresse dans la cité, mais elle voulait que ça reste discret si bien qu’il n’en parlait pas – elle était mal mariée, elle marquait le pas en attendant le terme, et il ne parlait jamais d’elle. C’est comme ça que la rumeur s’est répandue que c’était un jop. Il est mort sans rien dire.
— C’était… courageux, j’imagine.
— C’était d’une bêtise inconcevable, répliqua Zdorab. Il n’a jamais voulu me croire quand je lui disais à quel point la situation était horrible à Basilica pour des gens comme moi.
— Vous lui aviez confié ce que vous étiez ?
— Je le jugeais capable de garder un secret. Il a prouvé que j’avais raison. Je crois… qu’il est mort à ma place. Pour que je sois vivant quand Nafai est venu sortir l’Index de la cité. »
Cela dépassait de loin toute l’expérience de Shedemei, tout ce qu’elle avait pu imaginer. « Pourquoi avez-vous persisté à vivre là-bas, alors ? Pourquoi n’être pas parti vers une vie moins… horrible ?
— Pour commencer, s’il y a des endroits supportables, je n’en connais pas qui soient sûrs pour des gens comme moi. Et en second lieu, l’Index était à Basilica. Maintenant que l’Index en est sorti, j’espère que la cité sera rasée de fond en comble. J’espère que Mouj aura tué tous les fiers-à-bras de Clébaud.
— L’Index avait donc une telle importance à vos yeux qu’il vous ait obligé à rester ?
— J’ai entendu parler de son existence dans mon enfance. Une simple histoire de boule magique, grâce à laquelle, en la tenant dans la main, on pouvait parler à Dieu et obtenir de lui toutes les réponses aux questions qu’on lui posait. Je trouvais ça prodigieux. Et puis j’ai vu une image de l’Index des Palwashantu et elle ressemblait exactement à celle que je m’étais faite de la boule magique.
— Mais ça n’a rien d’une preuve ! s’écria Shedemei. C’était un rêve d’enfant.
— Je le sais bien. Je le savais alors. Mais je me suis retrouvé inconsciemment en train de me préparer pour le jour où je tiendrais la boule magique. Je me suis mis à essayer d’apprendre les questions dignes d’être posées à Dieu. Et, toujours sans le vouloir, je me suis surpris à faire des choix qui me rapprochaient chaque fois un peu plus de Basilica, du sanctuaire où les Palwashantu gardaient l’Index sacré. En même temps, mon image de jeune homme studieux m’aidait à dissimuler mon… défaut. Mon père me répétait : “Laisse tomber tes livres de temps en temps et va te faire des amis ! Trouve-toi une fille ! Comment comptes-tu te marier un jour si tu ne rencontres jamais de filles ?” Une fois à Basilica, je lui envoyais des lettres où je lui parlais de mes amies, ce qui le rassurait, mais il me disait en même temps que la coutume matrimoniale de Basilica, le mariage d’un an, était abominable et contre nature. Il détestait tout ce qui était contre nature.
— Cela devait vous faire mal, dit Shedemei.
— Pas vraiment. Mon cas est contre nature, c’est vrai. Je suis coupé de l’arbre de vie qu’a vu Volemak, je ne fais pas partie de la chaîne ; je constitue une impasse génétique. Il me semble avoir lu quelque part, dans l’article d’une étudiante en génétique, qu’il n’était pas déraisonnable de considérer l’homosexualité comme un mécanisme dont se servirait la nature pour éradiquer les gènes défectueux. L’organisme serait capable de détecter un défaut génétique par ailleurs indécelable et mettrait en place un mécanisme qui bloquerait l’hypothalamus, ce qui ferait de nous des créatures très portées sur le sexe, mais incapables de se fixer sur le sexe opposé. Comme un système d’auto-guérison des blessures du patrimoine génétique. L’article nous décrivait, je crois, comme les rebuts de l’humanité. »
Shedemei devint cramoisie – réaction rare chez elle et qu’elle détestait. « Il s’agissait d’un travail d’étudiante. Je ne l’ai jamais publié en dehors de la communauté universitaire. C’était un article de pure spéculation.
— Je sais.
— Mais comment l’avez-vous découvert ?
— Quand j’ai compris que je devais vous épouser, j’ai lu tous vos écrits. J’essayais de savoir ce que je pouvais vous dire ou pas.
— Et qu’aviez-vous décidé ?
— Que je ferais mieux de garder mes secrets pour moi-même. C’est pourquoi je ne vous parlais jamais et que je me suis senti bien soulagé que vous ne vouliez pas de moi.
— Pourtant, maintenant, vous me parlez.
— Parce que je me suis aperçu que mon absence de désir pour vous vous blessait. Cela, je ne l’avais pas prévu. Vous ne donniez pas l’impression de quelqu’un qui rechercherait l’amour d’un méprisable vermisseau tel que moi. »
De pire en pire ! « Mon attitude était-elle donc si limpide ?
— Pas du tout, répondit Zdorab. J’ai délibérément cultivé mon insignifiance. Je me suis donné un mal fou pour devenir l’être le moins remarquable, le plus méprisable, le plus invertébré qu’on puisse rencontrer dans cette troupe. »
Songeant au sort qu’avaient connu les deux amis de Zdorab, Shedemei comprit. « Du camouflage, dit-elle. Pour rester célibataire sans qu’on suspecte ce que vous êtes, vous deviez vous montrer asexué.
— Faible.
— Mais Zdorab, nous ne sommes plus à Basilica !
— Nous portons Basilica en nous. Prenez les hommes qui nous entourent. Voyez Obring, par exemple, et Meb : leur absence d’aucun talent les condamne à rester au bas de toutes les hiérarchies sociales imaginables. Ils sont tous deux agressifs et lâches en même temps – ils désirent être au sommet, mais ils n’ont pas l’intelligence nécessaire pour défier les puissants et les renverser. Voilà pourquoi ils passeront leur vie à suivre des hommes comme Elemak, Volemak et même Nafai, le plus jeune pourtant, parce qu’ils ne savent pas prendre de risques. Imaginez la fureur qui monte en eux ; et ensuite, imaginez ce qu’ils feraient s’ils apprenaient que je suis l’abomination, le crime contre nature, l’homme qui n’en est pas un, l’image même de ce qu’ils redoutent d’être.
— Volemak ne les laisserait pas vous toucher.
— Volemak ne vivra pas éternellement, rétorqua Zdorab. Et je ne confie pas mon secret à ceux qui ne sauront pas le garder.
— Me faites-vous à ce point confiance ? demanda Shedemei.
— J’ai remis ma vie entre vos mains. Non, je ne vous fais pas confiance à ce point ; mais que cela nous plaise ou non, on nous a unis de force. J’ai donc pris un risque calculé, celui de tout vous dire, afin d’avoir une personne dans cette troupe à qui je ne sois pas obligé de mentir. Une personne qui sache que ce que je parais n’est pas la réalité.
— Je vais les forcer à cesser de vous traiter de façon aussi… aussi indifférente !
— Non ! s’écria Zdorab. Non, surtout pas ! Tout ira mieux lorsque nous serons mariés, pour tous les deux – vous aviez raison là-dessus. Mais laissez-moi rester invisible, autant que possible. Je suis le mieux placé pour savoir comment m’y prendre, croyez-moi ; vous n’aviez jamais imaginé une telle situation, vous l’avez dit vous-même, alors ne venez pas saccager ma stratégie de survie, n’essayez pas d’arranger les choses : vous n’arriverez qu’à me faire tuer. Vous comprenez ? Vous êtes intelligente, vous êtes un des plus fins esprits de notre temps, mais vous ignorez tout des circonstances présentes, vous en êtes totalement ignorante, et vous allez détruire tout ce que vous approcherez ; alors, ne touchez à rien ! »
La véhémence et l’intensité de son discours étaient incroyables. Shedemei ne l’aurait jamais cru capable de parler ainsi. Être remise à sa place avec tant de fermeté la hérissait, mais en réfléchissant au lieu de réagir viscéralement, elle comprit qu’il avait raison. Pour le moment du moins, elle était vraiment ignorante et le mieux était de le laisser continuer à s’organiser comme il l’entendait.
« D’accord, dit-elle. Je ne dirai rien et je ne ferai rien.
— Personne n’attend que vous tiriez une fierté quelconque de votre union avec moi, fit Zdorab. Tout le monde pensera plutôt que c’est un noble sacrifice de votre part. Devenir mon épouse ne vous dégradera donc pas. Les autres y verront même quelque chose d’héroïque. »
Shedemei eut un rire amer. « Zdorab, je ne vous cacherai pas que c’est ainsi que je voyais la situation !
— Je sais, répondit-il. Mais pas moi. J’espérais même… Imaginez ça : obtenir le droit de me trouver seul toutes les nuits en compagnie de l’esprit le plus brillant de la planète, sans rien d’autre à faire que parler ! »
C’était gentiment flatteur pour Shedemei, et pourtant, sans qu’elle pût mettre le doigt dessus, il y avait là quelque chose de vaguement tragique.
« Ce sera notre mariage à notre manière, vous ne pensez pas ? Nous n’aurons pas de bébés comme les autres, mais des entretiens. Vous m’enseignerez, vous me parlerez de votre travail et si je ne comprends pas, je promets de m’instruire auprès de l’Index jusqu’à ce que ça rentre. Et je pourrai peut-être vous apprendre certaines choses que j’ai découvertes.
— Ce serait merveilleux.
— Nous pourrons donc devenir amis, dit-il. Notre mariage en sera meilleur que la plupart des autres. Vous imaginez de quoi Kokor et Obring peuvent bien parler ? »
Elle éclata de rire. « Parce que vous croyez qu’ils se parlent ?
— Et Mebbekew et Dol, qui jouent la comédie et se haïssent secrètement ?
— Non, je ne pense pas que Dol déteste Mebbekew ; à mon avis, elle croit au rôle qu’elle joue.
— Oui, sans doute. Mais c’est effrayant, vous ne trouvez pas ? Et dire qu’ils vont avoir des enfants !
— C’est terrifiant ! »
Et ils éclatèrent de rire, longtemps, fort, au point que des larmes leur coulèrent sur les joues.
Le rabat de la tente s’ouvrit. C’était Nafai.
« J’ai tapé dans les mains, dit-il, mais vous ne m’avez pas entendu. Et puis j’ai compris que vous riiez et je me suis permis d’entrer. »
Les deux autres se calmèrent aussitôt. « Bien sûr, dit Zdorab.
— Nous parlions de notre mariage », ajouta Shedemei.
Elle vit une expression de soulagement passer sur le visage de Nafai, comme l’ombre d’un nuage qui s’éloigne. « Vous vous êtes donc décidés, dit-il.
— Nous étions juste assez entêtés pour vouloir que ce soit notre choix à nous, expliqua Zdorab.
— Je veux bien le croire, fit Nafai.
— Donc, reprit Zdorab, il nous faut maintenant avertir Rasa et Volemak. Par ailleurs, tu voulais utiliser l’Index, je vois.
— C’est exact, mais seulement si vous avez fini de vous en servir.
— Il sera toujours là, dit Shedemei, quand nous en aurons besoin. » Et l’instant suivant, ils sortaient de la tente, pour aller… où ?
Zdorab prit Shedemei par la main et l’emmena vers le foyer de la cuisine. « Dol devait être de garde, dit-il, mais elle se débine, en général – elle a besoin de sa petite sieste, tu sais. Ça n’a pas d’importance, d’ailleurs : j’ai laissé Yobar toucher la marmite une fois et il a dû raconter aux autres l’effet que ça faisait, parce que les babouins ne s’en approchent plus, même quand ça sent bon comme maintenant. »
Et en effet, ça sentait bon.
« Comment avez-vous appris à cuisiner ?
— Nous pourrions peut-être nous tutoyer, non ? Eh bien, dit Zdorab, mon père était cuisinier. C’était une affaire de famille. Il se débrouillait si bien qu’il a pu m’envoyer faire mes études à Basilica et j’ai appris pas mal de ce qu’il savait. À mon avis, il serait fier de ce que j’ai accompli dans des conditions aussi lamentables.
— À part le fromage de chamelle !
— Je crois avoir trouvé une herbe qui l’améliorera. » Il souleva le couvercle de la marmite. « Je fais un essai ce soir – j’ai mis deux fois plus de fromage que d’habitude là-dedans, mais je pense que personne ne s’en apercevra. » Il retira la cuiller du récipient : le liquide en dégoulina lentement par paquets.
« Miam ! s’exclama-t-elle. J’ai hâte d’y goûter ! »
L’ironie du ton n’échappa pas à Zdorab. « Tu as toutes les raisons de te méfier de ce qui présenterait le goût du fromage de chamelle ; mais pendant des années, nous avons adoré le fromage à Basilica et nous ne le détestons que depuis quelques mois. En m’y prenant bien, je devrais parvenir à retourner la situation. Et nous aurons besoin de ce fromage – c’est une excellente source de protéines animales pour les mères qui ne vont pas tarder à allaiter.
— Tu as tout prévu, je vois.
— Le temps ne m’a pas manqué pour réfléchir.
— D’une certaine façon, c’est toi le chef du groupe.
— D’une certaine façon, répliqua-t-il, tu aurais intérêt à ne pas tenir ce genre de propos devant n’importe qui ou l’on va croire que tu as perdu l’esprit.
— C’est toi qui décides ce que nous allons manger et quand, où nous allons nous soulager, ce qu’on va planter dans le potager, et c’est toi qui nous sers de guide dans l’Index…
— Mais si je m’y prends bien, personne ne s’en aperçoit.
— Tu nous prends tous en charge, sans attendre qu’on te le demande.
— C’est ce que font les gens bien, dit-il. C’est ça, être quelqu’un de bien. Et je suis quelqu’un de bien, Shedya.
— Je le sais, maintenant. Et j’aurais dû m’en douter bien avant. Je prenais ta conduite pour de la faiblesse – mais j’aurais dû comprendre que c’était de la sagesse et de la force partagées avec tous, même avec ceux qui ne le méritent pas. »
Et enfin, les larmes montèrent aux yeux de Zdorab. Ce n’était qu’un scintillement, mais elle le vit, et il sut qu’elle le voyait. Elle comprit alors que leur mariage ne serait pas le trompe-l’œil qu’elle en attendait. Ce pouvait être une amitié authentique entre les deux personnes qui avaient le moins espéré trouver des amis et des compagnons dans ce voyage.
Il touilla le potage, puis remit le couvercle en place, en raccrochant la cuiller sur le bord.
« Ce doit être l’endroit le plus sûr pour discuter si l’on n’a pas envie d’être dérangé ni espionné, dit Shedemei. Je n’imagine pas qu’on s’approche de la cuisine si on peut l’éviter, de peur de se faire embaucher ! »
Zdorab eut un petit rire. « Ta compagnie me sera toujours un plaisir quand je travaillerai ici, du moment que tu comprends que la cuisine est un art et que je dois parfois me concentrer quand j’y œuvre.
— J’espère bien t’entretenir de sujets tellement stimulants, tellement intéressants que tu en rateras quelquefois ta soupe !
— Fais ça trop souvent et tout le monde nous suppliera de divorcer ! »
Ils éclatèrent de rire, puis leur hilarité s’éteignit peu à peu.
« Et si j’allais parler à tante Rasa ? demanda Shedemei. Elle voudra nous organiser un mariage dès ce soir, j’en suis sûre. Elle sera encore plus soulagée que Nafai.
— Et il faudra faire le plus de battage possible », ajouta Zdorab.
Shedemei comprit. « Nous veillerons à ce que chacun constate que nous sommes mari et femme. » Sous-entendue la promesse : je ne dirai à personne que c’est un simulacre.
Elle se détourna pour sortir, pour aller trouver Rasa, mais la voix de Zdorab l’arrêta. « Shedya !
— Oui ?
— Appelle-moi Zodya, s’il te plaît.
— Bien sûr », dit-elle, bien qu’elle n’eût jamais entendu son diminutif. Personne ne l’employait.
« Et autre chose encore.
— Oui ?
— Ton article universitaire… tu te trompais. À propos des rebuts génétiques.
— J’ai dit que ce n’était que de la spéculation…
— Non, je veux dire que je suis sûr que tu te trompais parce que je sais ce que nous sommes. Je l’ai appris dans la science ancienne, dans la science de la Terre que j’ai explorée par le biais de l’Index : il ne s’agit pas d’un mécanisme interne à l’organisme humain. Ce n’est pas génétique ; ce n’est qu’une question de niveau d’hormones mâles dans le flux sanguin de la mère au moment où l’hypothalamus passe par sa phase de différenciation et de croissance active.
— Mais c’est presque aléatoire ! se récria Shedemei. Ça n’aurait aucun sens ; ça ne serait qu’un accident si le niveau se trouvait abaissé durant les quelques jours décisifs !
— Ce n’est pas tout à fait aléatoire, répondit Zdorab. Mais ça reste un accident, en effet. Ça n’a aucun sens, sinon que nous naissons avec une sorte de handicap.
— Comme Issib.
— À mon avis, quand Issib me voit marcher, faire ce que je peux accomplir avec mes mains, il échangerait avec plaisir sa place contre la mienne. Mais quand je le regarde avec Hushidh, que je la vois enceinte comme aujourd’hui et que je constate le respect que les autres lui manifestent à cause de ça, qu’ils le reconnaissent comme l’un d’entre eux, alors il y a des moments – des moments, seulement, attention – où je serais heureux d’échanger ma place contre la sienne. »
Dans un élan d’affection, Shedemei lui pressa la main, et pourtant, ce n’était pas son genre. Mais c’était bien venu, elle le sentait. C’était un geste amical qu’elle devait faire, et il le lui rendit ; tout était pour le mieux. Puis elle partit d’un pas alerte chercher dame Rasa.
Et elle songeait : Mon futur époux est un jop, c’est une merveilleuse nouvelle et je ne l’en aime que plus… qui aurait pu le croire ? Le monde marche vraiment sur la tête, ces temps-ci !
Resté seul dans la tente après le départ de Shedemei et de Zdorab, Nafai n’hésita pas un instant. Il saisit l’Index – encore tiède du contact de leurs mains –, le tint tout contre lui et s’adressa d’un ton presque violent à Surâme. « Tu disais que le rêve de Père au sujet de l’arbre ne venait pas de toi, mais tu t’es bien gardé de mentionner que tu avais toute son expérience dans ta mémoire !
— Bien sûr que je l’ai, répondit l’Index. Ce serait manquer à mon devoir que de ne pas enregistrer un fait aussi important.
— Et tu savais à quel point je désirais un rêve du Gardien de la Terre ! Tu le savais parfaitement !
— Oui, dit l’Index.
— Alors, pourquoi ne m’as-tu pas fait partager le rêve de mon père ?
— Parce que c’était le rêve de ton père.
— Mais il nous l’avait raconté ! Ce n’était plus un secret ! Je veux voir ce qu’il a vu !
— Ce n’est pas une bonne idée.
— J’en ai marre que tu décides tout le temps de ce qui est une bonne idée et de ce qui ne l’est pas ! Tu considérais que tuer Gaballufix était une bonne idée, tu te rappelles ?
— Et c’était vrai.
— Pour toi, peut-être. Toi, tu n’as pas de sang sur les mains.
— J’ai le souvenir de ton acte. Et je ne m’en suis pas trop mal tiré dans le désert, quand Elemak complotait de t’assassiner.
— Alors… tu m’as sauvé la vie parce que tu voulais préserver mes gènes dans ton petit patrimoine ?
— Je suis un ordinateur, Nafai. Espères-tu que je te sauve la vie parce que je t’aime ? Mes mobiles sont beaucoup plus fiables que les émotions humaines.
— Ce n’est pas ce que j’attends de toi ! Je veux un rêve du Gardien !
— Exactement. Et instiller le rêve de ton père dans ton esprit, ce n’est pas la même chose que le recevoir du Gardien. Cela revient à obtenir de moi un rapport mémoriel.
— Je veux voir les créatures terriennes que les autres ont vues. Les chauves-souris et les anges.
— Ce qu’ils croient être des créatures terriennes, veux-tu dire.
— Je veux sentir le goût du fruit de l’arbre dans ma bouche ! »
Mais tout en parlant, alors que ses lèvres formaient silencieusement les mots, que son cri d’angoisse naissait dans son esprit, Nafai savait qu’il se conduisait comme un enfant. Pourtant il en avait tellement envie, il voulait si intensément savoir ce que son père savait, voir ce que Luet avait vu, ce qu’Hushidh avait vu, ce que même le général Mouj et l’étrange mère de Luet, Soif, avaient vu ! Il voulait savoir non ce qu’ils en disaient, mais de quoi ça avait l’air, quelle impression ça faisait, les sons, les odeurs, les goûts. Et il en avait tellement envie que, puéril ou non, il fallait qu’il l’obtienne, il l’exigeait !
Et Surâme, jugeant néfaste que le mâle qu’il avait désigné à terme comme chef du groupe se trouve aux prises avec une telle angoisse et donc dans un état aux conséquences aussi imprévisibles, céda à ses désirs.
Nafai tenait l’Index et se trouva brutalement envahi : la pénombre que Père avait décrite, l’homme qui l’avait invité à le suivre, l’interminable cheminement. Mais il y avait autre chose, que Père n’avait pas mentionné – un effrayant sentiment de fausseté, de pensées superflues, inconcevables, qui formaient un puissant courant sous-jacent. Il ne s’agissait pas seulement d’un désert : c’était un enfer mental et Nafai ne supportait pas d’y demeurer.
« Saute cette partie, dit-il à l’Index. Envoie-moi plus loin, sors-moi de là ! »
Le rêve prit fin tout à coup.
« Je ne t’ai pas dit de me sortir du rêve ! s’exclama Nafai avec impatience. Saute simplement le passage lugubre.
— Le Gardien a envoyé le passage lugubre comme le reste, argua l’Index.
— Saute jusqu’au moment où il commence à se passer quelque chose.
— C’est de la triche, mais j’obéis. » Nafai détestait que l’Index parle ainsi. L’appareil avait appris que les humains interprétaient une résistance suivie d’une obéissance comme de la raillerie, et il s’en servait à présent pour simuler un comportement naturel. Nafai, sachant que c’était un ordinateur qui le taquinait et non une personne, trouvait cela plutôt pénible. Pourtant, quand il s’en plaignait, l’Index répondait que les autres appréciaient ses facéties et que Nafai était un vrai rabat-joie.
Le rêve revint donc et aussitôt Nafai retrouva la pénombre, la marche pénible, le dos de l’homme qui le précédait, et l’affreux courant mental de fond, si douloureux et si affolant. Mais il entendit alors la voix de son père qui implorait l’homme de lui parler, de le sortir de là. Seulement, ce n’était pas la voix de son père. C’était une voix inconnue que Nafai n’avait jamais entendue, mais qu’en esprit il percevait comme la sienne ; seulement, c’était la voix de son père dans l’esprit de son père, pas celle de Nafai, parce que sa voix ne ressemblait pas à cela, ni celle de son père. Finalement, Nafai comprit que c’était la façon dont son père entendait sa propre voix. Évidemment, dans un rêve, son père ne pouvait la percevoir comme les autres l’entendaient, mais comme lui l’entendait en parlant. Et encore, ce n’est pas sa voix actuelle, elle est beaucoup plus jeune ; c’est celle qu’il a appris à reconnaître comme la sienne lorsqu’il a formé son identité d’homme ; une voix plus grave que la vraie, plus virile et plus jeune.
Pourtant, malgré cette analyse, Nafai ne pouvait se défaire de la puissante conviction que c’était là sa propre voix et non celle de son père, bien qu’elle fût complètement déformée. Et soudain, il comprit que si l’Index lui rejouait le souvenir du rêve de Volemak, cela devait naturellement passer par le filtre de la conscience de Volemak ; toutes ses attitudes devaient y être inextricablement liées.
Voilà ce qu’était ce courant sous-jacent de pensées affolantes, absurdes, confuses, effrayantes. Il s’agissait du flux de conscience de Père, qui évaluait, comprenait, interprétait constamment le rêve et y réagissait sans cesse ; des pensées dont Père n’aurait sans doute pas été conscient lui-même, parce qu’elles n’apparaissaient pas à la surface – des bribes d’idées : « Ce n’est qu’un rêve », « Ça vient de Surâme », « En fait, je suis mort », « Ce n’est pas un rêve », et toutes sortes de pensées contradictoires mélangées, accumulées. Quand Père avait ces pensées, elles émergeaient de son esprit inconscient, sa volonté les triait et les pensées répondaient à sa volonté, qui les effaçait dès qu’il désirait passer à une autre. Mais dans l’esprit de Nafai, alors que tout le rêve se rejouait, les pensées ne réagissaient pas à sa volonté et se surimposaient à son propre courant de conscience. Il se retrouvait donc avec deux fois plus de pensées sous-jacentes que d’habitude, dont la moitié n’obéissaient pas à sa volonté ; c’était à la fois ahurissant et terrifiant, car il n’avait aucun contrôle sur son esprit.
Son père avait cessé de s’adresser à l’homme et implorait Surâme. C’était humiliant d’entendre la peur, l’anxiété, les gémissements dans la voix de Père. Il avait reconnu avoir supplié Surâme, mais Nafai n’avait jamais entendu son père prendre ce ton abject avec quiconque ; c’était comme le voir aller aux toilettes ou quelque chose d’aussi dégoûtant ; voir son père ainsi lui faisait horreur. Je l’espionne ; je le vois tel qu’il est dans ses pires moments, au lieu de le voir tel qu’il se présente au monde, à ses fils. Je lui vole sa personnalité, et c’est mal, c’est une chose horrible que je fais là. Mais d’un autre côté, il faut peut-être que je sache cela de mon père, que je sois au courant de ses faiblesses. Je ne peux pas compter sur lui, sur un homme qui pleurniche ainsi en parlant à Surâme, qui supplie qu’on l’aide comme un bébé…
Et soudain, il se vit lui-même suppliant l’Index de lui montrer le rêve de son père et prit conscience qu’au fond d’eux-mêmes, les hommes les plus braves et les plus forts doivent connaître de tels moments, mais personne ne s’en aperçoit parce qu’ils les gardent dans leurs rêves et leurs cauchemars. Si je sais cela de Père, c’est parce que je l’espionne.
À cet instant, alors qu’il allait demander à l’Index d’arrêter le rêve, la scène changea et il se retrouva soudain dans le champ que son père avait décrit. Aussitôt, Nafai voulut voir l’arbre, mais naturellement il ne pouvait regarder que ce que regardait son père dans le rêve, et il ne le vit que lorsque son père porta ses regards sur lui.
Son père le vit, et l’arbre était magnifique, immense soulagement après ce paysage de pénombre et de désolation. Nafai ne sentait pas seulement son propre soulagement, mais aussi celui de son père qui se surimposait au sien, si bien qu’il ne s’agissait plus de soulagement, mais d’un surcroît de tension, de confusion et de désorientation ; pour ne rien arranger, au lieu de marcher normalement vers l’arbre. Père s’y rendit d’un coup : il croyait marcher, mais en fait il se retrouva tout à côté, brutalement.
Nafai sentit le désir de son père pour le fruit, le ravissement que lui procurait son parfum, mais la vague nausée provoquée par le déplacement vers l’arbre et le léger mal de tête que déclenchaient en lui les pensées sous-jacentes de son père ne provoquèrent aucun désir chez lui. Il eut plutôt envie de vomir. Père tendit la main, cueillit un fruit et le goûta. Nafai sentit que son père le trouvait délicieux et, l’espace d’un instant, alors que le goût parvenait à l’esprit de Nafai, ce fut un pur délice, un ravissement puissant, exquis, dont Nafai n’avait jamais eu la moindre idée. Mais presque aussitôt, l’expérience fut subvertie par la propre réaction de son père, par ses associations au goût et à l’odeur ; ses réactions furent si violentes, son père avait été tellement submergé par le goût qu’il en avait perdu la maîtrise de ses émotions, et Nafai ne pouvait les contenir. C’était physiquement douloureux. Il était terrifié. Il hurla à l’Index d’arrêter le rêve.
Le rêve prit fin et Nafai se laissa choir de côté sur le tapis, hoquetant et sanglotant, en essayant d’extirper la folie de son esprit.
Et peu de temps après il allait mieux, car la folie l’avait quitté.
« Tu vois le problème que j’ai à communiquer clairement avec les humains ? dit la voix dans sa tête. Je dois façonner mes idées de façon claire, forte, et même ainsi, la plupart croient n’entendre que leurs propres pensées. Seul l’Index permet une réelle clarté de communication avec la majorité des gens. Luet et toi constituez des exceptions – je peux communiquer avec vous deux mieux qu’avec les autres. » L’Index se tut un instant. « L’espace d’un moment, j’ai cru que tu allais devenir fou. Ce n’était pas beau à voir, ce qui se passait dans ta tête.
— Tu m’avais prévenu, pourtant.
— Moi ? Je ne t’avais pas prévenu de tout, parce que j’ignorais que cela t’arriverait. Je n’avais encore jamais transféré le rêve d’une personne dans la tête d’une autre. Et je crois que je ne recommencerai jamais, même si on doit piquer une grosse colère parce que je refuse.
— J’approuve ta décision, dit Nafai.
— Et tu as beaucoup manqué de bonté dans ton jugement sur ton père. C’est un homme très fort et très courageux.
— Je sais. Si tu écoutais, tu dois savoir que j’ai fini par le comprendre.
— Je n’étais pas sûr que tu t’en souviennes. La mémoire humaine est très infidèle.
— Laisse-moi seul, à présent, dit Nafai. Je n’ai pas envie de parler, ni à toi ni à personne, en ce moment.
— Alors, lâche l’Index. Rien ne t’oblige à rester. »
Nafai retira ses mains de l’Index, roula sur le flanc, se mit à genoux, puis debout. La tête lui tournait. Il avait le vertige et se sentait nauséeux.
Il sortit de la tente en titubant. Il rencontra Issib et Mebbekew. « On allait dîner, dit Issib. Tu as eu une bonne séance avec l’Index ?
— Je n’ai pas faim, dit Nafai. Je ne me sens pas très bien. »
Mebbekew poussa un hurlement de rire. Aux oreilles de Nafai, cela ressemblait tout à fait aux ululements des babouins. « Ne me dites pas que Nafai va essayer de couper aux corvées en se prétendant malade tout le temps ! Mais si ça marche si bien pour Luet, ça vaut la peine de tenter le coup, pas vrai ? »
Nafai ne se donna même pas la peine de répondre. Il poursuivit sa marche titubante vers sa tente. Il faut que je dorme, se disait-il. C’est de ça que j’ai besoin : dormir.
Mais une fois allongé, il s’aperçut qu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il était trop agité, trop écœuré, la tête lui tournait ; il n’arrivait pas à penser mais il ne pouvait pas non plus s’empêcher de penser.
Bon, eh bien, je vais aller chasser, se dit-il. Je vais trouver une bête sans défense, je vais la tuer, la dépecer, lui arracher les entrailles, et alors je me sentirai mieux parce que c’est le genre d’homme que je suis. Ou bien quand l’odeur de ses tripes me montera aux narines, je vomirai et alors je me sentirai mieux.
Personne ne l’aperçut qui sortait du camp – si on l’avait vu, avec sa démarche instable et un pulsant à la main, on l’aurait sans doute arrêté. Il franchit la rivière et s’engagea dans les collines qui s’élevaient au-delà. On n’allait jamais y chasser parce que c’était là que les babouins dormaient dans les falaises et que si on s’avançait trop loin, on se rapprochait des villages de la vallée de Luja, où l’on risquait de rencontrer du monde. Mais Nafai n’avait pas les idées claires. Tout ce qu’il se rappelait, c’est qu’une fois il avait franchi la rivière, qu’il s’était produit quelque chose de merveilleux et que maintenant il avait très envie de voir quelque chose de merveilleux. Ou bien de mourir. L’un ou l’autre.
J’aurais dû attendre, se répéta-t-il quand, ses idées étant redevenues assez claires, il sut ce qu’il pensait. Si le Gardien de la Terre voulait m’envoyer un rêve, il l’aurait fait. Et dans le cas contraire, j’aurais dû patienter. Je regrette. J’avais simplement envie de ressentir l’expérience par moi-même, mais je n’aurais pas dû presser le mouvement. Maintenant, je suis capable d’attendre, mais bien entendu tu ne m’enverras pas de rêve, parce que j’ai triché, comme l’Index l’a dit, j’ai triché et je ne suis plus digne… D’ailleurs, je ne vaux plus rien, je me suis bousillé le cerveau en obligeant Surâme à m’obéir ; je vais avoir la tête à l’envers pour toujours et ni toi, ni Surâme, ni Luet ni personne ne voudra plus de moi ; je pourrais aussi bien sauter du haut d’une falaise et en finir une bonne fois.
Le soleil se couchait quand il s’aperçut qu’il ignorait où il se trouvait et jusqu’où il avait erré. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il était assis sur un rocher au sommet d’une colline – en pleine vue, si des bandits rôdaient à la recherche d’une victime à dépouiller, ou un chasseur à la poursuite d’une proie. Et bien qu’il tînt son visage entre ses mains et regardât par terre, il prit conscience d’une présence en face de lui. Une présence qui n’avait encore rien dit, mais qui l’observait attentivement.
Dis quelque chose, émit Nafai en silence. Ou tue-moi et qu’on en finisse.
« Ouh. Ou-ouh », dit la présence.
Nafai releva les yeux, car cette voix avait éveillé un souvenir en lui. « Yobar ! »
Le babouin s’agita un peu et poussa quelques ululements, apparemment ravi d’avoir été reconnu.
« Je n’ai rien à te donner à manger, reprit Nafai.
— Ouh », s’exclama Yobar d’un ton joyeux. Sans doute était-il simplement content qu’on l’ait remarqué, après l’ostracisme dont sa troupe l’avait frappé.
Nafai tendit la main et Yobar s’avança hardiment pour poser sa patte dans cette main.
À cet instant, Yobar perdit toute ressemblance avec un babouin. À sa place, Nafai vit un animal ailé, avec une face à la fois plus féroce et plus intelligente que celle d’un babouin. Une de ses ailes se plia, puis s’étendit, mais l’autre resta immobile, car c’était la main que Nafai tenait. La créature qui avait pris la place de Yobar lui parla, mais Nafai ne comprit pas son langage. La créature – l’ange, comme Nafai le savait à présent – parla de nouveau, mais cette fois Nafai comprit, vaguement, qu’il l’avertissait d’un danger.
« Que dois-je faire ? » demanda-t-il.
L’ange se mit à jeter des regards autour de lui, pris d’une grande agitation, puis, apparemment, d’une puissante frayeur ; il lâcha la main de Nafai et bondit vers le ciel où il se mit à voler en cercle.
Nafai entendit un bruit, comme un fort raclement sur le rocher. Il regarda en contrebas et vit ce qui produisait ce bruit : une demi-douzaine de créatures encore plus grandes et plus féroces, les rats des rêves qu’avaient faits les autres. Ils avaient l’air plus lourds et plus forts que les babouins, et Nafai savait par les récits des voyageurs du désert que les babouins dépassaient de loin en force un homme bien bâti. Ils possédaient des crocs impressionnants, et leurs mains – car il s’agissait de mains, pas de pattes – avaient une apparence terrifiante, surtout parce que beaucoup tenaient des pierres toutes prêtes à jaillir.
Nafai se rappela son pulsant. Combien puis-je en tuer avant qu’une pierre ne me fauche ? Deux ? Trois ? Mieux vaut mourir en combattant plutôt que les laisser m’attraper sans qu’ils le payent.
Mieux ? En quoi serait-ce mieux ? Il est déjà triste qu’un seul doive mourir. Que gagnerait-il à tuer encore, sinon que les créatures se sentiraient justifiées de l’avoir abattu ?
Il posa donc son pulsant par terre devant lui, croisa ses mains sur ses genoux et attendit.
Les bêtes attendirent aussi. Leurs bras restaient en position de jet. L’ange volait en rond au-dessus de la scène, témoin silencieux en dehors de quelques cris haut perchés.
Soudain, Nafai sentit qu’il tenait quelque chose dans la main. Il l’ouvrit et vit qu’il s’agissait d’un fruit. Il reconnut aussitôt un des fruits de l’arbre de vie. Il le porta à sa bouche, le mordit et, ah ! c’était comme l’avait dit Père, comme ce que Nafai avait éprouvé quelques instants plus tôt, la sensation la plus exquise qu’on pût imaginer ! Mais cette fois, il n’y eut pas de confusion, pas de trouble, pas de dissonance ; il était en paix au fond de lui-même, il était guéri.
Sans réfléchir, il écarta le fruit de sa bouche et l’offrit au rat qui se trouvait devant lui.
L’animal regarda la main, puis le visage de Nafai, et enfin revint au fruit.
L’idée traversa Nafai de poser le fruit à terre pour permettre au rat de le ramasser lui-même, mais il sentit qu’il serait mal de laisser le fruit toucher le sol, comme une vulgaire pomme pourrie tombée de l’arbre. Il devait passer d’une main à l’autre. C’était un fruit à cueillir sur l’arbre lui-même ou à prendre dans la main de quelqu’un.
Le rat renifla, s’avança, renifla encore. Puis il saisit le fruit dans la main de Nafai, le porta à sa gueule et le mordit. Du jus gicla qui éclaboussa le visage de Nafai, mais il n’y prit pas garde, sauf pour se lécher les lèvres : il n’arrivait pas à détacher ses yeux du rat. L’animal était immobile, pétrifié, du jus dégoulinait des commissures de sa gueule. L’ai-je empoisonné ? se demanda Nafai. L’ai-je tué, je ne sais comment, avec ce fruit ? Ce n’est pas ce que je voulais.
Mais non, le rat n’était pas empoisonné : il était simplement abasourdi. Il se mit bientôt à pousser des cris gutturaux qui exprimaient l’urgence et courut jusqu’à son plus proche compagnon, qui lui prit le fruit de la gueule entre ses dents. Et le fruit fit tout le tour du cercle, chaque rat le saisissant directement dans la gueule d’un autre, jusqu’à ce qu’il revînt au premier. Alors celui-ci s’avança et tendit sa gueule à Nafai, avec ce qu’il restait du fruit.
Le visage de Nafai n’était pas pointu comme celui des rats ; il lui fallut donc prendre le fruit avec la main. Mais il le mit aussitôt dans sa bouche, en redoutant le goût qu’il allait lui découvrir, mais sachant qu’il devait le faire. À son grand soulagement, la saveur du fruit n’avait pas changé. Il était même peut-être encore plus suave d’avoir été partagé par les créatures.
Il le mâcha, puis l’avala. Alors seulement, les rats déglutirent à leur tour le jus et les morceaux de fruit qu’ils avaient gardé dans leur bouche.
Ils s’approchèrent de lui et déposèrent à ses pieds les pierres qui devaient leur servir d’armes. Le tas finit par former une pyramide. Quatorze pierres. Puis les rats disparurent en file indienne parmi les rochers.
Aussitôt, l’ange se laissa tomber du ciel, tournoya autour de Nafai en gazouillant éperdument, les ailes battantes, avant de se poser lourdement sur ses épaules et de l’envelopper de ses ailes.
« J’espère que ça veut dire que tu es content », dit Nafai.
Pour toute réponse, l’ange s’envola à tire d’aile.
Alors Nafai se redressa et s’aperçut qu’il ne se trouvait nullement au sommet d’une colline rocheuse, mais dans un champ, près d’un arbre, et que non loin coulait une rivière que longeait un sentier bordé d’une rambarde métallique. Il voyait tout ce que son père avait vu, y compris le bâtiment de l’autre côté du cours d’eau.
Et alors, comme il s’attendait que le rêve s’achève – car il s’agissait d’un rêve, il le savait –, la scène se modifia. Il se vit lui-même au milieu d’une foule immense de gens, d’anges et de rats, et tous regardaient une vive lumière qui tombait du ciel. Il comprit qu’ils attendaient depuis longtemps. Ils attendaient tous et il était enfin là : le Gardien de la Terre.
Nafai voulut s’approcher pour voir son visage. Mais la lumière était trop aveuglante. Il distingua quatre membres, rien que des contours, quatre membres et une tête, mais à part cela, la lumière l’éblouissait trop, comme si le Gardien était une petite étoile, un soleil trop éclatant pour le regarder en face sans se brûler les yeux.
Enfin, Nafai se mit à loucher et dut fermer les yeux tant il souffrait à contempler ainsi le soleil. Mais quand il les rouvrit, il sut qu’il serait assez près, il sut qu’il verrait le visage du Gardien.
« Hou ! »
C’était le museau de Yobar qu’il contemplait.
« Hou toi-même, murmura Nafai.
— Hou-ou.
— Il fait presque nuit, dit Nafai. Mais tu dois avoir sacrément faim, non ? »
Yobar s’assit sur son arrière-train, l’air plein d’espoir.
« Voyons si je peux te dégoter quelque chose. »
Cela ne présenta pas de difficulté, malgré la pénombre : les lièvres sur ce versant de la vallée ne s’étaient pas encore raréfiés. À la nuit complète, Yobar continuait à déchirer le cadavre, à en dévorer chaque petit morceau, en se servant d’un caillou pour ouvrir le crâne et accéder à la cervelle moelleuse. Ses mains et son museau étaient couverts de sang.
« Si tu avais pour deux sous de jugeote, dit Nafai, tu rentrerais en vitesse chez toi avec ce qui te reste de viande et tout barbouillé de sang pour qu’une femelle se prenne d’amitié pour toi et te laisse jouer avec son bébé ; comme ça, tu deviendrais copain avec lui et ça ferait de toi un membre à part entière de la tribu. »
Il était peu probable que Yobar le comprît, mais ce n’était pas nécessaire. Il cherchait déjà à dissimuler le corps du lièvre aux yeux de Nafai, se préparant à s’enfuir avec. Nafai lui facilita d’ailleurs la tâche en se détournant légèrement pour laisser à Yobar l’occasion de se sauver. Il entendit le bruit précipité des pattes de l’animal qui détalait et lui adressa un message silencieux : Achète ce que tu peux avec le sang de ce lièvre, mon ami. J’ai vu le visage du Gardien de la Terre, et c’est le tien.
Puis, regrettant aussitôt cette pensée irrévérencieuse, il s’adressa en silence au Gardien de la Terre – ou à Surâme, ou même à personne de précis. Merci de m’avoir montré tout ça, dit-il. Merci de m’avoir fait voir ce que Père a vu, ce que les autres ont vu. Merci de m’avoir permis de faire partie de ceux qui savent.
Maintenant, si quelqu’un pouvait m’aider à retrouver mon chemin, ça m’arrangerait.
Surâme l’aida-t-il ? Ou bien ne le dut-il qu’à sa mémoire et son talent de traqueur ? Toujours est-il qu’il rentra au camp au clair de lune. Luet était inquiète, sa mère et son père aussi, ainsi que certains autres. Ils avaient repoussé le mariage de Shedemei et de Zdorab : il n’aurait pas été convenable de le célébrer une nuit où Nafai était peut-être en danger. Maintenant qu’il était là, toutefois, le mariage pouvait avoir lieu et personne ne lui demanda où il était allé ni ce qu’il avait fait, comme si tous sentaient qu’il s’agissait d’un événement trop étrange, trop merveilleux ou trop affreux pour en parler.
Mais plus tard, cette nuit-là, au lit avec Luet, il raconta son aventure. D’abord, il lui dit qu’il avait nourri Yobar, puis il lui décrivit le rêve.
« On dirait que tout le monde a trouvé son compte, ce soir, fit Luet.
— Même toi ?
— Tu es rentré ; je suis satisfaite. »