I
LES PENDUS DE CADIX
Nous voici humiliés, car ceux qui doivent nous respecter nous méprisent. Le seul nom d’Espagnol, que jadis le monde entier combattait en tremblant, nous l’avons aujourd’hui presque perdu par nos péchés.
Je fermai le livre et regardai dans la direction où tous regardaient. Après être resté plusieurs heures encalminé, le Jesús Nazareno entrait maintenant dans la baie, poussé par le vent de ponant qui gonflait la toile en faisant gémir le grand mât. Rassemblés le long de la lisse du galion, sous l’ombre des grandes voiles, soldats et matelots se montraient les cadavres des Anglais, fort gracieusement pendus sous les murs du château de Santa Catalina ou à des potences dressées sur le rivage, à la limite des vignes qui faisaient face à l’océan. On eût dit des grappes de raisin attendant la vendange, à cette différence près qu’elles avaient déjà été vendangées.
— Les chiens, dit Curro Garrote, en crachant dans la mer.
Il avait la peau luisante de crasse, comme nous tous : guère d’eau ni de savon à bord et des lentes grosses comme des pois chiches, après cinq semaines de navigation depuis Dunkerque, en passant par Lisbonne, avec les vétérans rapatriés de l’armée des Flandres. Il tâtait avec amertume son bras gauche, à demi estropié par les Anglais dans le réduit de Terheyden, en contemplant, satisfait, la basse de San Sebastián ; là où, face à l’ermitage et sa tour de la lanterne, fumaient encore les restes du bateau que le comte de Lexte avait fait incendier avec tous les morts qu’il avait pu ramasser, avant de rembarquer, lui et ses gens, et de s’escamper.
— Correction méritée, commenta quelqu’un.
— Elle eût été plus complète, tint à préciser Garrote, si nous étions arrivés à temps.
Il était inconsolable de n’avoir point accroché lui-même quelques-unes de ces grappes. Car Anglais et Hollandais s’étaient présentés devant Cadix une semaine plus tôt, sûrs comme toujours de leur invincibilité, avec cent cinq navires de guerre et dix mille hommes, bien décidés à mettre la ville à sac, brûler notre armada dans la baie et s’emparer des galions des flottes du Brésil et de la Nouvelle-Espagne qui étaient sur le point d’arriver. Leur suffisance, le grand Lope de Vega devait la raconter plus tard dans sa comédie La Servante et la Cruche, avec le sonnet célèbre :
De perfidie armé,
l’Anglais s’était risqué,
voyant le lion d’Espagne
en son nid retiré…
C’était ainsi qu’était arrivé le de Lexte, rusé, cruel et pirate, en bon Anglais qu’il était — même si ceux de sa nation se bardent toujours d’arrogance et d’hypocrisie —, débarquant une multitude d’hommes et s’emparant du fort du Puntal. En ce temps-là, ni le jeune Charles Ier ni son ministre Buckingham ne pardonnaient l’affront qu’ils avaient reçu lorsque le premier avait prétendu épouser une infante d’Espagne et qu’on l’avait fait lanterner interminablement à Madrid, jusqu’au moment où il avait dû repartir pour Londres, Grosjean comme devant — je parle ici de cette affaire, dont vos seigneuries doivent garder souvenance, où le capitaine Alatriste et Gualterio Malatesta furent à un doigt de lui trouer le pourpoint. Quant à Cadix, à la différence de ce qui s’était passé trente ans plus tôt lors du sac de la ville par Essex, Dieu, cette fois, en avait décidé autrement : nos gens étaient sous les armes, la défense avait été farouche, et aux soldats des galères du duc de Fernandina s’étaient joints les habitants de Chiclana, de Medina-Sidonia et de Vejer, en plus de l’infanterie, de la cavalerie et des vétérans qui se trouvaient dans les murs ; et à eux tous ils avaient administré une telle raclée aux Anglais que ceux-ci, bien saignés, avaient dû ravaler leurs prétentions. Si bien que, après avoir subi de lourdes pertes sans pouvoir avancer d’un pas, Lexte s’était rembarqué sans tambour ni trompette quand il s’était aperçu que, au lieu des flottes chargées d’or et d’argent des Indes, c’étaient nos galions qui arrivaient, six grands navires et d’autres de moindre taille espagnols et portugais — en ce temps, nous partagions empires et ennemis grâce à l’héritage maternel de notre grand roi Philippe II d’Autriche —, tous portant bonne artillerie, soldats de régiments réformés et vétérans licenciés, gens bien aguerris au feu des Flandres ; et que notre amiral, ayant appris la chose à Lisbonne, faisait force de voiles pour arriver à temps.
De fait, les voiles des hérétiques n’étaient plus maintenant que des petits points blancs sur l’horizon. Nous les avions croisés la nuit précédente, de loin, retournant chez eux après leur tentative infructueuse de renouer avec la fortune de l’année quatre-vingt-seize, quand Cadix avait entièrement brûlé et qu’ils avaient emporté jusqu’aux livres des bibliothèques. Il ne laisse pas d’être plaisant que les Anglais se vantent tellement de la défaite de ce qu’ils appellent ironiquement notre Invincible Armada, de l’exploit d’Essex et autres choses du même genre ; mais qu’ils se gardent bien de jamais évoquer les occasions où ils ont pris une déculottée. Car si cette malheureuse Espagne était déjà un empire en décadence, avec tous ces ennemis prêts à mordre dans le gâteau et à en ramasser les miettes, il restait encore au vieux lion des dents et des griffes pour vendre chèrement sa peau avant que les corbeaux ne se partagent son cadavre avec les mercantis à qui la duplicité luthérienne et anglicane — le diable les a engendrés, ils se sont accouplés — a toujours permis de conjuguer sans scrupules inutiles le culte d’un dieu aux idées larges avec la piraterie et le profit ; car, chez les hérétiques, le vol a toujours été pratiqué comme un respectable art libéral. De sorte que nous, les Espagnols, à en croire leurs chroniqueurs, faisions la guerre et pratiquions l’esclavage par superbe, cupidité et fanatisme, tandis que tous les autres, qui nous mordaient les talons, pillaient, trafiquaient et exterminaient au nom de la liberté, de la justice et du progrès. Bref, des sottises de ce genre. Quoi qu’il en soit, ce que les Anglais laissaient derrière eux, dans cette grandiose expédition, c’étaient trente navires perdus à Cadix, des étendards humiliés et un bon contingent de morts à terre, près d’un millier, sans compter les retardataires et les ivrognes que les nôtres pendaient sans pitié aux remparts et dans les vignes. Cette fois, les arquebuses de ces enfants de putain avaient lâché leurs balles par la culasse.
De l’autre côté des forts et des vignes, nous pouvions distinguer la ville aux maisons blanches et ses hautes tours semblables à des beffrois. Nous doublâmes le bastion de San Felipe pour arriver tout près du port, en humant l’odeur de la terre d’Espagne comme les ânes sentent le pré vert. Des canons nous saluaient par des salves à blanc, et les bouches de bronze dépassant de nos sabords leur répondaient. À la proue du Jesús Nazareno, les matelots préparaient les ancres de fer pour le mouillage. Et quand, dans la mâture, la toile faseya, carguée par les hommes juchés sur les vergues, je rangeai dans mon sac le Guzmán de Alfarache — acheté à Anvers par le capitaine Alatriste pour avoir une lecture pendant la traversée — et allai rejoindre mon maître et ses camarades sur le bord du tillac. Presque tous étaient en grande agitation, heureux d’être si près de la terre, sachant que, dans un moment, c’en serait fini des angoisses du voyage, du danger d’être drossés à la côte par des vents contraires, de la puanteur de la vie dans l’entrepont, des vomissements, de l’humidité, de l’eau croupie et rationnée à un demi-quart par jour, des fèves sèches et du biscuit grouillant de vers. Car si, à terre, la situation du soldat est misérable, elle est encore pire en mer ; aussi bien, si Dieu avait voulu y voir l’homme, ne l’aurait-Il pas doté de mains et de pieds, mais de nageoires.
Toujours est-il que, quand j’arrivai près de Diego Alatriste, mon maître sourit un peu en posant une main sur mon épaule. Il avait l’air songeur, ses yeux glauques observaient le paysage, et je me souviens d’avoir pensé que ce n’était pas l’aspect qu’eut dû prendre un homme qui rentrait en son pays.
— Nous voici revenus, mon garçon.
Il dit cela sur un ton étrange, résigné. Dans sa bouche, être là plutôt que n’importe où ailleurs semblait n’avoir aucune importance. Je regardais Cadix, fasciné par le jeu de la lumière sur ses maisons blanches et la majesté de son immense baie vert et bleu ; cette lumière si différente de celle de mon Ofiate natal, et que, pourtant, je ressentais aussi comme mienne.
— L’Espagne, murmura Curro Garrote. Il avait un sourire mauvais, l’air méprisant, et il avait prononcé le nom entre ses dents, comme s’il crachait.
— Cette vieille chienne ingrate, ajouta-t-il.
Il tâtait toujours son bras estropié comme si celui-ci le faisait soudain souffrir, ou comme s’il se demandait en lui-même au nom de quoi il avait failli le laisser, et tout le corps avec, dans le réduit de Terheyden. Il allait ajouter encore quelque chose ; mais Alatriste lui lança un regard en dessous, l’air sévère, l’œil pénétrant, avec ce nez en bec d’aigle dominant la moustache qui lui donnait l’aspect menaçant d’un faucon dangereux et impitoyable. Il le dévisagea un instant puis revint à moi, avant de river à nouveau son regard glacé sur l’homme de Malaga qui referma la bouche sans poursuivre.
Pendant ce temps, les ancres étaient jetées à la mer et notre navire s’immobilisa dans la baie. Vers la bande de sable qui unissait Cadix à la terre ferme, on voyait monter la fumée noire du bastion du Puntal, mais la cité avait peu souffert des effets de la bataille. Sur le rivage, les gens nous saluaient en agitant les bras, se pressant entre les magasins royaux et le bâtiment de la douane, tandis que des felouques et de petites embarcations nous entouraient au milieu des vivats de leurs équipages, comme si c’était nous qui avions chassé les Anglais de Cadix. J’ai su ensuite qu’on nous avait pris par erreur pour l’avant-garde de la flotte des Indes, dont, tout comme de Lexte étrillé et ses pirates anglicans, nous devancions l’arrivée de quelques jours.
Et, par le Christ, on ne peut pas dire que notre voyage n’avait point été, lui aussi, long et hasardeux ! Surtout pour moi, qui n’avais jamais connu les froides mers septentrionales. Depuis Dunkerque, en convoi de six galions, auxquels s’ajoutaient d’autres navires marchands et divers corsaires basques et flamands, au total seize voiles, nous avions forcé le blocus hollandais vers le nord, où personne ne nous attendait, et nous étions tombés sur la flotte des pêcheurs de hareng néerlandais auxquels nous avions donné belle et bonne chasse, avant de contourner l’Ecosse et l’Irlande, et de descendre ensuite vers le sud par l’océan. Les navires marchands et un galion s’étaient détachés pour gagner Vigo et Lisbonne, tandis que le reste des grands navires poursuivait sa route vers Cadix. Quant aux corsaires, ils étaient restés plus haut, rôdant en face des côtes anglaises, faisant fort bien leur ouvrage qui était de piller, brûler et désorganiser les activités maritimes de l’ennemi, tout comme celui-ci le faisait dans les Antilles et partout où il le pouvait. Car on prend ce qu’on peut où l’on peut, et toujours à la grâce de Dieu.
C’est dans ce voyage que j’avais assisté à ma première bataille navale, lorsque, passé le canal entre l’Ecosse et les Shetland, à quelques lieues à l’ouest d’une île appelée Foula, ou Foui, noire et inhospitalière comme toutes ces terres au ciel gris, nous étions tombés sur une grande flottille de ces bateaux de pêche au hareng que les Hollandais nomment buizen, escortée de quatre navires de guerre luthériens, dont une hourque énorme et de belle prestance. Et tandis que nos navires marchands restaient à l’écart, louvoyant face au vent, les corsaires basques et flamands avaient fondu comme des vautours sur les pêcheurs, et le Virgen del Azogue, qui était notre navire amiral, avait conduit le reste sus aux bateaux de guerre hollandais. Comme à leur habitude, les hérétiques avaient voulu jouer de leur artillerie en tirant de loin avec leurs canons de quarante livres et leurs couleuvrines, forts de l’adresse de leurs équipages, mieux formés aux manœuvres sur mer que les Espagnols ; habileté dans laquelle — comme l’a démontré le désastre de la Grande Armada — Anglais et Hollandais nous étaient toujours supérieurs, car leurs souverains et gouvernants ont encouragé la science nautique et pris soin de leurs marins en leur offrant bonne solde ; tandis que l’Espagne, dont l’immense empire dépendait de la mer, a vécu en lui tournant le dos, habituée à donner plus d’importance au soldat qu’au navigateur. Car alors même que les prostituées du port ne juraient que par les Guzmán et les Mendoza, la milice était tenue ici pour un corps de nobles hidalgos et les gens de mer pour de la racaille. Avec ce résultat que, face à un ennemi réunissant de bons artilleurs, des équipages habiles et des capitaines expérimentés, nous qui pouvions pourtant compter sur de bons amiraux, de bons pilotes et des navires meilleurs encore, nous n’avions à bord qu’une infanterie très courageuse et pas grand-chose d’autre. Quoi qu’il en soit, il reste patent qu’à cette époque les Espagnols étaient très redoutés dans le corps à corps ; raison pour laquelle, dans les combats navals, les Hollandais et les Anglais tentaient toujours de se maintenir à distance, de déchaîner leur feu sur nous et de faucher nos ponts pour tuer beaucoup de monde et nous mener à reddition, tandis que nous essayions, au contraire, de nous approcher assez près pour passer à l’abordage, car c’était là que l’infanterie espagnole donnait le meilleur d’elle-même et savait se montrer féroce et invincible. Tel avait été le déroulement du combat de l’île de Foula, les nôtres s’efforçant de réduire la distance, comme nous en avions l’habitude, et l’ennemi tentant de s’y opposer par un feu nourri, comme il le faisait toujours lui aussi. Mais l’Azogue, malgré le coup qui avait mis bas une partie de son gréement et couvert son pont de sang, avait réussi à entrer hardiment au milieu des hérétiques, si près de leur navire amiral que les voiles de sa civadière balayaient le tillac du hollandais ; et, après avoir jeté des grappins d’abordage, un fort parti d’infanterie espagnole s’était jeté dans la hourque sous le feu des mousquets en brandissant piques et haches. Et bientôt, nous autres qui, sur le Jesús Nazareno, nous tenions vent debout en arquebusant l’autre bord de l’ennemi, nous avions vu comment les nôtres parvenaient jusqu’au château du navire amiral hollandais et rendaient très cruellement aux autres tout le mal que ceux-ci leur avaient fait de loin. Il suffit, pour résumer, d’indiquer que les plus fortunés des hérétiques furent ceux qui s’étaient jetés dans l’eau glacée pour ne pas être égorgés. Tant et si bien que nous leur avions pris deux hourques et coulé une troisième, la quatrième s’échappant en fort piteux état, tandis que les corsaires — nos Flamands catholiques de Dunkerque n’étaient pas restés à la traîne — pillaient et incendiaient tout à leur aise vingt-deux bateaux de pêche, qui fuyaient en tirant des bords désespérés dans toutes les directions comme des poules quand des goupils se sont glissés dans le poulailler. Et, à la tombée de la nuit, qui sous cette latitude et sur ces mers arrive à l’heure où, en Espagne, c’est encore le milieu de l’après-midi, nous avions fait voile au sud-ouest en laissant à l’horizon un paysage d’incendies, de naufrages et de désolation.
Il n’y avait pas eu d’autres incidents, hors les désagréments inhérents à la navigation et si nous tenons pour négligeables trois jours d’une tempête, à mi-chemin de l’Irlande et du cap Finisterre, qui nous avait tous tenus ballottés dans l’entrepont, Pater Noster et Ave Maria aux lèvres — un canon détaché avait écrasé plusieurs d’entre nous comme des punaises contre les cloisons avant que nous puissions le réarrimer —, et qui avait causé de si fortes avaries au galion San Lorenzo qu’il avait dû finalement nous quitter pour se réfugier à Vigo. Puis était venue la nouvelle que l’Anglais attaquait une fois de plus Cadix, apprise par nous à Lisbonne où elle causait grande alarme ; aussi, tandis que plusieurs navires affectés à la garde de la route des Indes appareillaient pour les Açores, allant à la rencontre de la flotte du trésor afin de la prévenir et de la renforcer, avions-nous fait force de voiles vers Cadix ; où nous étions arrivés juste à temps, comme je l’ai dit, pour apercevoir le cul des Anglais.
Tout ce voyage, enfin, je l’avais passé à lire avec grand plaisir et profit le livre de Mateo Alemán, et d’autres que le capitaine Alatriste avait emportés ou que j’avais pu me procurer à bord — lesquels étaient, si ma mémoire est bonne, La Vie de l’Écuyer Marcos de Obregón, un Suétone et la seconde partie de L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche. Le voyage avait eu aussi pour moi un aspect pratique qui, avec le temps, devait s’avérer très utile ; à savoir qu’après mon expérience des Flandres, où je m’étais formé à toutes les façons de se comporter à la guerre, le capitaine Alatriste et ses camarades m’avaient exercé au véritable maniement des armes. J’allais rapidement sur mes seize ans, mon corps prenait de bonnes proportions, et les fatigues flamandes m’avaient endurci les membres, forgé le tempérament et cuirassé le cœur. Diego Alatriste savait mieux que personne qu’une lame d’acier fait du plus humble des hommes l’égal du plus haut des monarques ; et que, dans l’adversité, la rapière est le meilleur recours pour qui veut gagner son pain, ou se défendre. C’est pourquoi, afin de compléter mon éducation âprement commencée dans les Flandres, il avait décidé de m’initier aux secrets de l’escrime ; et ainsi, chaque jour, nous cherchions sur le pont un lieu dégagé où les camarades nous ménageaient un espace, voire se rassemblaient pour observer d’un œil expert et prodiguer avis et conseils, en les agrémentant du récit d’exploits et de rencontres souvent plus inventés que réels. Dans cette ambiance de connaisseurs — il n’est point de meilleur maître, ai-je dit un jour, qu’un bon bretteur —, le capitaine Alatriste et moi pratiquions estocades, feintes, engagements, dégagements, bottes, parades, moulinets et tous les et cetera qui composent la panoplie d’un escrimeur patenté. J’ai appris ainsi à me battre farouchement, à retenir l’épée de l’adversaire et à lui planter la mienne droit dans la poitrine, à le prendre à revers, à frapper de taille et blesser d’estoc avec l’épée et la dague, à aveugler avec la lumière d’une lanterne, ou avec le soleil, à m’aider sans faire d’embarras de coups de pied et de coude, ou les mille artifices pour entraver la lame de l’adversaire avec la cape et envoyer celui-ci ad patres le temps d’un soupir. Bref, tout ce qui fait l’adresse d’un spadassin. Et nous étions loin alors de soupçonner que j’aurais très vite l’occasion de mettre ce savoir en pratique ; car à Cadix nous attendait une lettre, à Séville un ami, et à l’embouchure du Guadalquivir une incroyable aventure. Toutes choses que, prenant mon temps, je me propose de conter à vos seigneuries par le menu.
Cher Capitaine Alatriste,
Peut-être serez-vous surpris par ces lignes, dont le premier usage est de vous donner la bienvenue pour votre retour en Espagne qui, je l’espère, se sera heureusement conclu.
Grâce aux nouvelles que vous m’envoyâtes d’Anvers où, vaillant soldat, vous vîtes le pâle Escaut, j’ai pu suivre vos pas ; et j’espère que vous vous maintenez en forte et bonne santé ; ainsi que notre cher Iñigo, en dépit des embuches du cruel Neptune. Si ces souhaits sont fondés, sachez que vous débarquez au moment opportun. Car au cas où, lors de votre arrivée à Cadix, la flotte des Indes n’y aurait pas encore touché, je dois vous prier d’accourir sur le champ à Séville par les moyens les mieux appropriés. Le Roi, Notre Maître, qui visite l’Andalousie en compagnie de Sa Majesté la Reine, se tient en la ville de Bétis et comme je continue de jouir des faveurs de Philippe le Quatrième et se son Atlante le Comte et duc, je suis ici en leur illustre compagnie, faisant un peu de tout, et en apparence beaucoup de rien ; au moins en forme officielle. Jusque-là je ne puis vous en dire d’avantage. Si ce n’est que, la chose ayant à voir avec vous, cher capitaine, il s’agit (naturellement) d’une affaire d’épée.
Je vous mande ma plus affectueuse accolade, et le salut du comte de Guadalmedina ; lequel se trouve également en ce lieu, aussi gracieux d’allure qu’à son habitude, séduisant les Sévillanes.
Votre ami, toujours,
Fran de Quevedo Villegas
Le capitaine Alatriste glissa la lettre dans son pourpoint et sauta dans le canot pour s’installer près de moi, au milieu des sacs de notre bagage. Les voix des matelots retentirent tandis qu’ils se courbaient sur les rames, celles-ci clapotèrent, et le Jesús Nazareno fut derrière nous, immobile dans l’eau calme, près des autres galions, de leurs flancs imposants, noirs de la poix du calfatage, la peinture rouge et les dorures brillant dans la clarté du jour, et la mâture s’élevant dans le ciel entre ses manœuvres emmêlées. Un instant plus tard nous étions à terre, sentant le sol osciller sous nos pieds incertains. Nous marchions étourdis dans la foule, avec tout l’espace que nous voulions pour nous déplacer après trop de temps passé sur le pont d’un bateau. Nous étions émerveillés par les denrées exposées à la porte des boutiques : les oranges, les citrons, les raisins secs, les prunes, l’odeur des épices, les salaisons et le pain blanc des boulangeries, les voix familières qui vantaient des marchandises et des produits singuliers, tels que papier de Gênes, cire de Berbérie, vins de Sanlúcar, de Xérès et de Porto, sucre de Motril… Le capitaine se fît raser, tailler les cheveux et la moustache à la porte d’un barbier ; et je restai près de lui, à observer les alentours, tout content. En ce temps-là, Cadix ne supplantait pas Séville sur la route des Indes, et la ville était petite, avec cinq ou six auberges et hôtelleries ; mais la rue, fréquentée par des Génois, des Portugais, des esclaves nègres et maures, était baignée d’une lumière aveuglante, l’air était transparent, et tout était joyeux et très différent des Flandres. Il y avait peu de traces du récent combat, même si l’on voyait partout des soldats et des habitants en armes ; et la place de l’église Majeure, à laquelle nous arrivâmes après le passage chez le barbier, fourmillait de gens qui allaient rendre grâce de ce que la ville n’eût pas été livrée au pillage et au feu. Le messager, un nègre affranchi envoyé par don Francisco de Quevedo, nous y attendait, comme convenu ; et tandis que nous nous rafraîchissions dans un estaminet en mangeant des tranches de thon avec du pain de froment et des haricots bouillis arrosés d’huile, le mulâtre nous mit au courant de la situation. Tous les chevaux ayant été réquisitionnés à cause de l’attaque des Anglais, nous expliqua-t-il, le moyen le plus sûr d’aller à Séville était de gagner par mer le port de Santa Maria où étaient mouillées les galères du roi, et de trouver place sur l’une de celles-ci pour remonter le Guadalquivir. Le nègre tenait prête une barque avec un patron et quatre matelots ; aussi retournâmes-nous au port et, chemin faisant, il nous remit des papiers dûment signés par le duc de Fernandina, passeports stipulant que toutes facilités de circulation et d’embarquement à destination de Séville devaient être données à Diego Alatriste y Tenorio, soldat du roi en congé des Flandres, et son valet Iñigo Balboa Aguirre.
Au port, où s’amoncelaient sacs de matelots et équipements de soldats, nous avons pris congé de plusieurs camarades qui traînaient là, absorbés autant par le jeu que par les racoleuses louches qui profitaient de leur débarquement pour trouver des proies faciles. Quand nous dîmes adieu à Curro Garrote, il était déjà redevenu un terrien, accroupi devant une table de jeu, trichant et mentant à l’envi, surveillant ses cartes comme si sa vie en dépendait, le pourpoint défait et la main droite posée sur le pommeau de sa biscaïenne pour faire face à toute éventualité, la gauche passant constamment d’un pot de vin aux cartes qui allaient et venaient au milieu des blasphèmes, des jurons et des imprécations, car il voyait déjà la moitié de sa bourse entre les doigts d’autrui. Malgré tout cela, l’homme de Malaga interrompit son affaire pour nous souhaiter bonne chance, en ajoutant que nous nous reverrions tôt ou tard, en un lieu ou un autre.
— Et sinon, en enfer, conclut-il.
Après Garrote, nous fîmes nos adieux à Sebastián Copons qui, comme vos seigneuries s’en souviendront, était de la province de Huesca et vieux soldat, petit, sec, dur, et encore moins prodigue en paroles que le capitaine Alatriste. Copons nous dit qu’il pensait mettre son congé à profit pour rester quelques jours dans la ville et qu’il monterait ensuite, lui aussi, à Séville. Il avait cinquante ans, beaucoup de campagnes derrière lui et trop de coutures sur le corps — la dernière, celle du moulin Ruyter, le balafrait de la tempe à l’oreille ; et il était peut-être temps, expliqua-t-il, de penser à Cillas de Ansó, le petit village où il était né. Il s’accommoderait fort bien d’une jeunesse et d’un peu de terre, si seulement il parvenait à s’habituer à étriper des mottes en place de luthériens. Mon maître et lui convinrent de se revoir à Séville, à l’auberge de Becerra. Et, tandis que nous nous quittions, j’observai qu’ils se donnaient une accolade silencieuse, sans démonstrations inutiles, mais d’une fermeté qui correspondait bien à leurs caractères.
Je regrettais de me séparer de Copons et de Garrote ; oui, même de ce dernier que, pourtant, je n’avais jamais réussi à trouver sympathique tout le temps que nous avions vécu ensemble, avec ses cheveux en broussaille, son anneau d’or à l’oreille et ses dangereuses manières de ruffian du Perchel. Mais ils étaient les seuls camarades de notre ancien escadron de Breda à nous avoir accompagnés jusqu’à Cadix. Le reste était resté là-bas, dispersé un peu partout : le Majorquin Llop et le Galicien Rivas à deux pieds sous la terre flamande, l’un au moulin Ruyter, l’autre dans la caserne de Terheyden. Le Biscaïen Mendieta, s’il était encore de ce monde, gisait prostré par le typhus dans un sinistre hôpital pour soldats de Bruxelles ; et les frères Olivares, emmenant avec eux comme valet mon ami Jaime Correas, s’étaient engagés pour une nouvelle campagne dans le régiment d’infanterie espagnole de don Francisco de Medina — le nôtre, celui de Carthagène qui avait tant souffert durant le long siège de Breda, ayant été temporairement réformé. La guerre des Flandres menaçait d’être longue ; on disait que, après tant de dépenses en argent et en vies, le comte et duc d’Olivares, favori et ministre de notre roi Philippe IV, avait décidé de mettre, là-haut, l’armée en position défensive, afin de combattre de façon économique, réduisant les troupes d’assaut à l’indispensable. Ce qui est sûr, c’est que six mille soldats s’étaient vus congédiés, de gré ou de force ; voilà pourquoi beaucoup de vétérans étaient revenus en Espagne sur le Jesús Nazareno, les uns trop vieux ou malades, les autres ayant dûment reçu leur dernière solde après avoir accompli leur temps de service réglementaire ou ayant été affectés à différents régiments ou détachements dans la Péninsule ou en Méditerranée. La plupart fatigués, enfin, de la guerre et de ses périls ; qui pouvaient dire, comme le personnage de Lope de Vega :
Mais tout bien vu,
qui me dira ce que m’ont fait ces luthériens ?
Car le Seigneur qui les créa
ne peut-il pas, et aussi bien,
les tuer tous s’il veut, ma foi,
beaucoup plus aisément que moi ?
Le nègre envoyé par don Francisco de Quevedo nous fit aussi ses adieux sur le port de Cadix, après nous avoir indiqué, au capitaine Alatriste et à moi, notre embarcation. Nous montâmes à bord, nous nous éloignâmes de la terre à la force des rames, et après être passés de nouveau entre les galions imposants — ce n’était pas spectacle courant que de les voir ainsi au ras de l’eau — le patron fit hisser la voile, le vent étant propice. Nous traversâmes ainsi la baie en direction de l’embouchure du Guadalete et, à la tombée de la nuit, nous nous rangions au flanc de la Levantina, une svelte galère mouillée parmi beaucoup d’autres au milieu du fleuve, toutes avec leurs antennes et leurs vergues arrimées sur le pont, face aux grands monticules neigeux des salines qui se dressaient sur la rive gauche. La ville blanche et brune s’étendait sur la droite, le haut donjon du château protégeant l’entrée du mouillage. Le port de Santa Maria était la base principale des galères du roi notre seigneur, et mon maître le connaissait depuis l’époque où il y avait été embarqué pour lutter contre les Turcs et les Barbaresques. Quant aux galères, ces machines de guerre mues par les muscles et le sang humains, il en savait également beaucoup plus que ce que la plupart des gens veulent savoir. Aussi, après nous être présentés au capitaine de la Levantina, qui, au vu du passeport, nous autorisa à rester à bord, Alatriste chercha un endroit convenable près d’un sabord, graissa la patte au garde-chiourme avec un doublon de huit et s’installa avec moi, adossé à notre bagage et gardant la main sur la dague toute la nuit. Car, ajouta-t-il en esquissant un sourire sous sa moustache, chez les gens de sac et de corde, c’est-à-dire aux galères, du capitaine au dernier forçat, le plus honnête n’obtient congé pour la Gloire qu’après au moins trois cents ans de purgatoire.
Je dormis enroulé dans mon manteau, sans que les cafards et les poux qui couraient dessus n’ajoutent rien de neuf à ce dont j’avais pris l’habitude au cours du long voyage sur le Nazareno ; car entre les rats, les punaises, les puces et autres vermines, il n’est point de bateau ni autre chose flottante qui ne renferment une légion de ces bestioles, si vaillantes qu’elles sont capables de dévorer un mousse sans respecter vendredi ni carême. Et chaque fois que je me réveillais en train de me gratter, je rencontrais les yeux ouverts de Diego Alatriste, si clairs qu’ils semblaient faits de la lumière de la lune qui se déplaçait lentement au-dessus de nos têtes et des mâts de la galère. Je me souvenais de sa plaisanterie sur le congé du purgatoire. En fait, je ne l’avais jamais entendu commenter la raison du congé demandé à notre capitaine Bragado au terme de la campagne de Breda et, ni alors ni depuis, je n’avais pu lui arracher une syllabe à ce sujet ; mais j’avais l’impression que je n’avais pas été étranger à cette décision. C’est plus tard, seulement, que j’ai su qu’Alatriste avait un moment envisagé, parmi d’autres, l’éventualité de passer avec moi aux Indes. J’ai déjà raconté que depuis la mort de mon père dans un bastion de Julien, en l’an vingt et un, le capitaine s’occupait de moi à sa manière ; et, à cette époque, il était arrivé à la conclusion que, l’expérience flamande achevée, utile pour un garçon de mon siècle et de ma condition s’il n’y laissait pas sa santé, sa peau ou sa conscience, il était temps de pourvoir à mon éducation et à mon avenir en rentrant en Espagne. L’emploi de soldat n’était pas celui qu’Alatriste jugeait le meilleur pour le fils de son ami Lope Balboa, même si je l’ai démenti par la suite, quand, après Nördlingen, la défense de Fontarabie et les guerres de Portugal et de Catalogne, j’ai été fait sous-lieutenant à Rocroi ; et si, après avoir commandé une compagnie, je me suis hissé au rang de lieutenant des courriers royaux puis de capitaine de la garde espagnole du roi Philippe IV. Mais pareille biographie donne totalement raison à Diego Alatriste ; car si j’ai honorablement combattu sur nombre de champs de bataille en bon catholique et bon Basque, je n’en ai guère tiré profit ; et je dois plus mes avantages et mon ascension à la faveur du roi, à mes liens avec Angelica d’Alquézar et à la chance qui m’a toujours accompagné qu’aux effets de la vie militaire proprement dite. Parce que l’Espagne, rarement mère et plus souvent marâtre, paye toujours mal le sang de qui le verse à son service ; d’autres, qui avaient plus de mérite, ont pourri dans les antichambres d’agents royaux indifférents, dans les asiles d’invalides ou à la porte des couvents, de la même manière qu’auparavant ils avaient pourri dans les assauts et les tranchées. Et si j’ai eu une chance exceptionnelle, dans le métier d’Alatriste et le mien, le sort commun, après toute une vie passée sous le harnois à voir grêler les balles, est de finir
de mille blessures rompu,
encore heureux si tu as pu
présenter dans les hôpitaux
tes états de service et mourir aussitôt,
ou de quémander, pas même un avantage, ou un bénéfice, ou une compagnie, voire du pain pour ses enfants, mais une simple aumône, pour être revenu manchot de Lépante, des Flandres ou de l’enfer, quand on vous ferme la porte au nez en disant :
Si vous servîtes Sa Majesté
et si le sort contraire fit
qu’en Flandres perdîtes le bras,
avons-nous à payer ici
le prix de vos lointains combats ?
Et puis j’imagine que le capitaine Alatriste se sentait devenir vieux. Pas un vieillard, que le lecteur me comprenne bien ; car à cette époque — à la fin du premier quart de ce siècle — il devait avoir dans les quarante ans, ou un peu plus. Je parle d’un vieillissement intérieur, chose qui arrivait aux hommes qui, comme lui, avaient combattu dès le sortir de l’enfance pour la vraie religion sans rien obtenir d’autre en échange que cicatrices, travaux et misères. La campagne de Breda, en laquelle Alatriste avait placé quelques espérances pour lui et pour moi, avait été ingrate et dure, avec des chefs injustes, des officiers cruels, beaucoup de sacrifices et peu de bénéfices ; et, si l’on excepte le sac d’Oudkerk et quelques petites rapines çà et là, au bout de deux ans nous étions tout aussi pauvres qu’au début, hormis la solde du congé — celle de mon maître, car les valets comme moi ne recevaient rien —, qui, sous les espèces de quelques écus d’argent, devait nous permettre de survivre quelques mois. Malgré cela, le capitaine a dû encore repartir au combat, quand la vie nous a imposé, inéluctablement, de retourner sous les drapeaux espagnols ; jusqu’au jour où, chevelure et moustaches devenues grises, je l’ai vu mourir comme je l’avais vu vivre : debout, le fer à la main et les yeux calmes et indifférents, à Rocroi, en cette journée où la meilleure infanterie du monde s’est laissé anéantir, impassible, sur un champ de bataille, par fidélité à son roi, à sa légende et à sa gloire. Et avec elle s’est éteint le capitaine Alatriste, loyal à lui-même, de la manière que je lui ai toujours connue, tant dans la fortune qui fut mince, que dans la misère qui fut grande. Silencieusement, comme toujours. En soldat.
Mais n’anticipons pas sur les épisodes ni sur les événements. Je disais donc à vos seigneuries que, bien avant que tout cela n’arrive, quelque chose se mourait chez celui qui était alors mon maître. Quelque chose d’indéfinissable, dont je n’ai commencé à prendre réellement conscience qu’au cours de ce voyage maritime qui nous avait ramenés des Flandres. Et même sans bien comprendre ce qu’était cette partie de Diego Alatriste, je la voyais, moi qui atteignais quelque lucidité avec la vigueur des ans, dépérir lentement. Plus tard, je suis arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’une foi, ou des restes d’une foi : peut-être en la condition humaine, ou en ce que les incroyants hérétiques appellent hasard et que les hommes de bien appellent Dieu. Ou encore qu’il s’agissait de la douloureuse certitude que notre pauvre Espagne, et Alatriste lui-même avec elle, glissait dans un gouffre sans fond et sans espoir dont personne ne pourrait la sortir, ni nous sortir, avant que de nombreux siècles ne s’écoulassent. Et, aujourd’hui encore, je me demande si ma présence à ses côtés, ma jeunesse et mon regard — je le vénérais encore, alors — n’étaient pas ce qui l’obligeait à maintenir les apparences. Des apparences qu’en d’autres circonstances, peut-être, il eût noyées comme moucherons dans du vin, dans ces pichets qui, parfois, se succédaient trop vite. Ou dans le canon noir et définitif de son pistolet.