VI


LA PRISON ROYALE

Cette nuit-là, nous nous rendîmes donc à la veillée de Nicasio Ganzúa. Mais, auparavant, je consacrerai un moment à certaine affaire personnelle qui continuait de faire battre mon cœur. À dire vrai, je ne pus rien éclaircir ; mais cela servit au moins à me distraire de la tristesse que me causait le rôle joué par Angelica d’Alquézar dans l’épisode de l’Alameda. Ce fut ainsi que mes pas me portèrent de nouveau vers les Alcazars, dont je fis le tour entier des murailles sans omettre la voûte de la juiverie et la porte du palais, où je restai un temps parmi les curieux, en sentinelle. Cette fois, ce n’était pas la garde jaune qui était de service, mais les archers bourguignons, avec leurs superbes uniformes damés de rouge et leurs courtes piques ; je fus donc rassuré de constater que le gros sergent n’était pas dans les parages et que rien ne viendrait troubler la fête. Devant le palais, la place était noire de peuple, car Leurs Majestés devaient assister à une récitation du rosaire en l’église Majeure, avant de recevoir une députation de la ville de Jerez. Cette affaire de Jerez n’est pas dénuée d’intérêt et vaut la peine d’être contée au lecteur : ces jours-là, les notables de Jerez, à l’instar de ceux de Galice, prétendaient acheter avec de l’argent une représentation aux Certes de la Couronne, dans le but de se libérer de l’influence de Séville. Dans cette Espagne autrichienne, transformée en cour de marchands, acheter une place aux Certes était une pratique fort courante — la ville de Palencia, entre autres, nourrissait aussi cette ambition — et la somme offerte par les habitants de Jerez atteignait le montant respectable de quatre-vingt-cinq mille ducats, qui iraient tomber dans l’escarcelle royale. La démarche n’eut pas de suite, parce que Séville contre-attaqua en subornant le conseil du Trésor, et la décision finale fut que la demande serait acceptée à cette seule condition que l’argent ne vienne pas des contributions des habitants, mais de la bourse personnelle des vingt-quatre magistrats municipaux qui briguaient ce siège. Or mettre en personne la main à la poche était une tout autre histoire ; aussi la corporation jérezienne retira-t-elle sa pétition. Tout cela explique bien le rôle que tinrent les Cortes à l’époque, la soumission de ceux de Castille et l’attitude des autres ; car, juridictions locales et privilèges mis à part, elles seules étaient prises en compte à l’heure de voter de nouveaux impôts ou des subsides pour les finances royales, la guerre ou les frais ordinaires d’une monarchie que le comte et duc d’Olivares rêvait unitaire et puissante. À la différence de la France et de l’Angleterre, où les rois avaient mis le pouvoir féodal en miettes et pactisé avec les intérêts des marchands et des commerçants — ni cette garce rousse d’Isabelle Ire, ni ce fourbe de Richelieu n’y étaient allés de main morte —, en Espagne, les nobles et les puissants se divisaient en deux groupes : ceux qui se pliaient obséquieusement, et de façon presque abjecte, à l’autorité royale, pour la plupart des Castillans ruinés qui n’avaient pour survivre que le crédit du roi ; et ceux, bien loin de la Cour, qui, retranchés dans les juridictions locales et leurs antiques privilèges, poussaient les hauts cris quand on leur demandait de participer aux dépenses ou de financer des armées. Sans oublier l’Église, qui allait pour son compte. De sorte que la plus grande part de l’activité politique consistait en une série de marchandages sur fond de deniers publics ; et que toutes les crises que nous devions vivre plus tard sous Philippe IV, les conjurations de Medina Sidonia en Andalousie et du duc de Hijar en Aragon, la sécession du Portugal et la guerre de Catalogne, ont été motivées, d’un côté par la rapacité du trésor royal, et, de l’autre, par la résistance des nobles, des ecclésiastiques et des grands commerçants locaux qui refusaient de puiser dans leurs coffres. La visite qu’effectuait pour l’heure le roi à Séville, de même que celle qu’il avait faite en l’an vingt-quatre, n’avait précisément d’autre objet que de juguler l’opposition locale aux nouveaux impôts. Dans cette malheureuse Espagne, il n’existait de plus grande obsession que celle de l’argent, d’où l’importance de la route des Indes. Quant au rôle que la justice et la décence pouvaient tenir dans tout cela, il suffit d’indiquer que, deux ou trois ans plus tôt, les Cortes avaient repoussé un impôt de luxe qui frappait spécialement ceux qui jouissaient de charges, de faveurs, de pensions et de rentes. C’est-à-dire les riches. Si bien que l’ambassadeur de Venise, Contarini, n’énonçait que la triste vérité, quand il écrivait, à l’époque : « La plus grande guerre que l’on puisse faire aux Espagnols est de les laisser se consumer et se faire d’eux-mêmes justice avec leur mauvais gouvernement. »

Mais revenons à mon affaire. Ce soir-là, je déambulais donc dans ces parages, et ma persévérance fut finalement récompensée, encore qu’en partie seulement, car, au bout d’un moment, les portes s’ouvrirent, la garde bourguignonne forma une haie d’honneur, et les rois en personne, accompagnés de nobles et d’autorités sévillanes, parcoururent à pied la courte distance qui les séparait de la cathédrale. Il me fut impossible d’y assister au premier rang, mais, entre les têtes de la foule qui acclamait Leurs Majestés, je pus voir leur défilé solennel. La reine Isabelle, jeune et très belle, saluait avec de gracieux mouvements du chef. Parfois elle souriait, avec cet inimitable charme français qui n’était pas toujours conforme à l’étiquette rigide de la Cour. Elle était habillée à l’espagnole, de satin bleu à crevés sur fond de toile d’argent et brodé de fils d’or, tenait à la main un chapelet en or et un petit livre de prières en nacre, et portait sur la tête et les épaules une splendide mantille en dentelle blanche ourlée de perles. Tout aussi jeune qu’elle, le roi Philippe IV lui donnait galamment le bras, blond, pâle, hiératique et impénétrable comme à son habitude. Il était revêtu d’un riche velours gris argent, d’une courte collerette des Flandres, et portait un médaillon en or serti de diamants, une épée dorée et un chapeau à plumes blanches. L’air solennel de l’auguste époux contrastait avec la grâce et l’aimable sourire de la reine, car il observait toujours le sévère protocole bourguignon que l’empereur Charles avait ramené des Flandres ; de sorte que, sauf pour marcher, il ne bougeait jamais ni pied, ni main, ni tête, le regard toujours levé vers le ciel comme s’il n’avait de comptes à rendre qu’à Dieu. Ni à cette époque, ni par la suite, personne ne l’a jamais vu perdre son extraordinaire impassibilité, que ce soit en public ou en privé. Et moi-même, à qui, plus tard, la vie a donné l’occasion de le servir et de l’escorter en des moments difficiles pour lui et pour l’Espagne — mais comment aurais-je pu l’imaginer ce soir-là ? —, je puis assurer qu’il a toujours gardé cet imperturbable sang-froid qui a fini par devenir légendaire. Ce n’était pas pour autant un roi antipathique ; on le voyait fort amateur de poésie, de comédies et de joutes littéraires, d’arts et de mœurs chevaleresques. Il était courageux, même s’il ne mit jamais le pied sur un champ de bataille, sauf de loin et plus tard, au cours de la guerre de Catalogne ; mais à la chasse, qui était sa passion, il prenait des risques qui frisaient la déraison, et il lui est arrivé de tuer des sangliers en solitaire. C’était un cavalier consommé : et, une fois, comme je l’ai conté ailleurs à mes lecteurs, il s’est gagné l’admiration du peuple en foudroyant un taureau sur la Plaza Mayor de Madrid d’un coup d’arquebuse bien ajusté. Ses points faibles étaient une certaine mollesse de caractère qui l’a conduit à laisser les affaires de la monarchie aux mains du comte et duc d’Olivares, et le goût démesuré des femmes ; lequel, en certaine occasion — que je vous narrerai, amis lecteurs, dans un prochain épisode —, faillit bien lui coûter la vie. Pour le reste, il n’a jamais eu la grandeur ni l’énergie de son bisaïeul l’empereur, ni l’intelligence tenace de son aïeul, Philippe II ; mais, s’il s’est toujours diverti plus que de raison, sourd à la clameur du peuple affamé, aux souffrances des territoires et des royaumes mal gouvernés, à l’émiettement de l’empire dont il avait hérité, et à la ruine militaire et maritime, il est juste de dire que sa douce indolence n’a jamais éveillé de haines contre sa personne et que, jusqu’à la fin, il fut aimé du peuple, qui attribuait la plus grande part de ses malheurs à ses favoris, ministres et conseillers, dans cette Espagne trop vaste, trop entourée d’ennemis, et à ce point esclave de la vile condition humaine que même le Christ ressuscité n’eût point été capable de la conserver intacte.

Je pus voir dans le cortège le comte et duc d’Olivares, impressionnant tant par l’apparence physique que par la puissance sans égale qui se dégageait de chacun de ses gestes et de ses regards ; et aussi le jeune fils du duc de Medina Sidonia, le comte de Niebla, très élégant, qui accompagnait Leurs Majestés, avec la fleur de la noblesse. À l’époque, le comte de Niebla avait un peu plus de vingt ans, il était encore loin le temps où, devenu neuvième duc du nom, poursuivi par la haine et la jalousie d’Olivares et fatigué de la rapacité royale qui s’abattait sur ses États prospères — revalorisés par le rôle de Sanlúcar de Barrameda sur la route des Indes —, il devait succomber à la tentation de pactiser avec le Portugal pour soutenir la sécession de l’Andalousie qui voulait se séparer de la couronne d’Espagne, dans la fameuse conspiration dont l’échec causa son déshonneur, sa ruine et sa disgrâce. Derrière lui venait la longue suite des dames et des gentilshommes, y compris les dames d’honneur de la reine. Et en les regardant, je sentis mon cour bondir dans ma poitrine, car Angelica d’Alquézar était là. Elle était merveilleusement vêtue, de velours jaune avec des passements d’or, et portait avec grâce la lourde robe à paniers que surmontait l’ample vertugadin. Sous sa mantille en dentelle très fine brillaient ces longues boucles torsadées dont l’or, quelques heures à peine auparavant, avait effleuré mon visage. Hors de moi, j’essayai de me frayer un passage dans la foule pour m’approcher d’elle ; mais les larges épaules d’un garde bourguignon m’empêchèrent d’aller plus avant. Angelica passa ainsi tout près, sans me voir. Je cherchai ses yeux bleus, mais ceux-ci s’éloignèrent sans lire le reproche, le mépris, l’amour et la folie qui s’agitaient dans ma tête.

Mais changeons de registre, car j’ai promis de relater à mes lecteurs la visite à la prison royale et la veillée de Nicasio Ganzúa. Ce Ganzúa était un ruffian célèbre du quartier de La Heria, fleuron des hors-la-loi et représentant distingué de la truanderie sévillane, très apprécié de ses pareils. Le lendemain, on devait le tirer de la prison au son inharmonieux des tambours, précédé d’une croix, avant qu’une corde de chanvre ne lui fasse rendre son dernier souffle ; de sorte que tout ce que la confrérie des traîne-rapières comptait d’illustre l’accompagnait pour son dernier souper, et le faisait avec la gravité, le fatalisme propre à leur office et la figure de circonstance requis en un tel cas. Cette singulière manière de dire adieu à un camarade s’appelait, dans l’argot de la corporation, la dernière ripaille. Et c’était là une formalité habituelle, car tout un chacun savait que faire de la bravoure un métier et peiner dans des « travaux », comme on désignait alors le fait de gagner son pain au fil de son épée ou de condamnable façon, risquaient toujours de se terminer en raclant le fond des océans, les mains collées au bras d’une rame sous le fouet du garde-chiourme, ou, plus expéditivement encore, par le mal de chanvre ou maladie mortelle de la corde, fort contagieux parmi les

Autant en dévorent les ans,

les braves ne durent pas longtemps,

le bourreau les esquinte avant.

Une douzaine de voix éraillées par les boissons fortes étaient en train de chanter cela en sourdine, quand, à l’heure du premier sommeil, un alguazil à qui Alatriste avait graissé la patte et les scrupules avec un doublon de huit nous conduisit à l’infirmerie, qui était l’endroit où l’on enfermait les condamnés dans la nuit précédant leur exécution — on appelait cela « être en chapelle ». Le reste de la prison, les trois portes fameuses, les grilles, les couloirs et l’ambiance haute en couleur qui y régnait, tout cela a déjà été conté par de meilleures plumes que la mienne, et le lecteur curieux peut s’adresser à don Miguel de Cervantès, à Mateo Alemán ou à Cristóbal de Chaves. Je me bornerai à rapporter ce que je vis au cours de notre visite, à cette heure où l’on avait déjà fermé les portes et où les prisonniers qui jouissaient de la faveur du gouverneur de la prison ou des geôliers pour sortir de cage et y rentrer, libres comme l’air, avaient regagné leurs cellules, à l’exception des privilégiés par leur position ou par leur argent qui dormaient où bon leur chantait. Toutes les femmes, concubines et parents des prisonniers avaient également quitté l’enceinte, et les quatre tavernes et gargotes — vin du gouverneur et eau du tenancier — qui agrémentaient l’honorable établissement étaient fermées jusqu’au matin, de même que les tables de jeu de la cour et les étals de mangeaille et de légumes frais. Bref, cette Espagne en miniature qu’était la prison royale de Séville était allée dormir, avec ses punaises sur les murs et ses puces dans les courtines, y compris dans les meilleures cellules que les prisonniers qui avaient de quoi louaient six réaux par mois au sous-gouverneur, lequel avait acheté sa charge quatre cents ducats au gouverneur tout aussi fripon que lui et qui, à son tour, s’enrichissait en pratiquant pots-de-vin et contrebande de toute nature. Là encore, comme dans l’ensemble de la nation, tout s’achetait et tout se vendait, et mieux valait compter sur l’argent que sur la justice. Ce qui confirmait très à propos le vieux dicton espagnol qui dit que bien sot est celui qui reste affamé quand il fait nuit et qu’il y a des figuiers.

Sur le chemin de la veillée, nous avions fait une rencontre inattendue. Nous venions de laisser derrière nous la grande grille et la prison des femmes, près de l’entrée, à main gauche ; et, tandis que nous passions près de la salle où l’on mettait ceux qui étaient destinés aux galères, plusieurs locataires, en grande conversation derrière les barreaux, tournèrent la tête pour nous regarder. Une torche éclairait cette partie du couloir et, à sa lueur, l’un des hommes qui se trouvait à l’intérieur reconnut mon maître.

— Ou je suis devenu aveugle, dit-il, ou c’est le capitaine Alatriste.

Nous nous arrêtâmes devant la grille. L’individu était un colosse, avec des sourcils si noirs et si fournis qu’ils semblaient n’en former qu’un. Il portait une chemise sale et des culottes de drap grossier.

— Pardieu, Chie-le-Feu, dit le capitaine. Que faites-vous donc à Séville ?

La bouche du géant, ravi de la surprise, s’élargit en un sourire qui lui fendit le visage d’une oreille à l’autre. À la place des incisives inférieures, il y avait un trou noir.

— Voyez vous-même, seigneur capitaine. Me voici gibier de galères. J’en ai pris pour six ans à gauler les poissons dans la grande mare.

— La dernière fois que je vous ai vu, vous faisiez retraite à San Ginés.

— Tout cela est bien loin.

Bartolo Chie-le-Feu haussait les épaules avec la résignation de ses semblables.

— Vous savez bien, seigneur capitaine, comment va la vie.

— Et cette fois, de quoi devez-vous répondre ?

— Je paye pour ce que j’ai fait et pour ce que d’autres ont fait. Il paraît qu’à Madrid j’ai dévalisé, avec d’autres camarades — et, en s’entendant mentionner, les camarades, du fond de la geôle, eurent des sourires féroces —, diverses hôtelleries de la Gava Baja, détroussé plusieurs voyageurs à l’auberge de Bubillos, près du port de la Fuenfria…

— Et ?

— Et rien. Vu que je n’avais pas d’espèces sonnantes pour attendrir le greffier, ils m’ont mis plus de cordes et chevillé plus de clés qu’à une guitare, et me voilà ici, en l’état où vous me voyez. Préparant mon échine.

— Quand êtes-vous arrivé ?

— Il y a six jours. Un charmant voyage de septante-cinq lieues, remercions le Seigneur. Enchaînés en troupeau, à pied, entourés de gardes et crevant de froid… À Adamuz, nous voulions nous faire la belle en profitant de ce qu’il pleuvait à seaux, mais les pourceaux de l’escorte avaient l’œil, et ils nous ont amenés ici. Ils nous embarqueront lundi au port de Santa Maria.

— Vous m’en voyez fort marri.

— N’en soyez point marri, seigneur capitaine. Je ne suis pas un freluquet et ces gens sont des durs à cuire. La chose eût pu tourner plus mal, vu qu’au lieu des galères ils ont envoyé plusieurs de nos camarades aux mines de mercure d’Almadéna, et ça, c’est la fin du monde. Bien peu en reviennent.

— Puis-je vous aider en quelque chose ? Chie-le-Feu baissa la voix.

— Si vous aviez un peu d’aubert en trop, je vous en resterai éternellement reconnaissant. Ici, tant votre serviteur que les amis, nous n’avons rien pour nous défendre.

Alatriste sortit sa bourse et mit quatre écus d’argent dans les grosses pattes du colosse.

— Comment va Blasa Pizorra ?

— Elle est morte, la pauvre.

Chie-le-Feu rangeait discrètement les trente-deux réaux en surveillant ses compagnons du coin de l’œil.

— Elle a été recueillie à l’hôpital d’Atocha. Couverte de pustules et sans cheveux, elle faisait peine à voir, la pauvrette.

— Elle vous a laissé quelque chose ?

— Du soulagement. Par son métier, elle avait pris le mal français, et c’est miracle qu’elle ne me l’ait point passé.

— Je suis de tout cœur avec vous.

— Soyez-en remercié. Alatriste esquissa un sourire.

— Peut-être, dit-il, tirerez-vous la bonne carte. À supposer que votre galère soit capturée par les Turcs, vous pourrez accepter d’abjurer et vous finirez à Constantinople, maître d’un harem…

— Ne dites pas cela.

Le colosse semblait réellement offensé.

— Chaque chose à sa place, et ni le roi ni le Christ ne portent la faute de l’état où je me trouve.

— Vous avez raison, Chie-le-Feu. Je vous souhaite bonne chance.

— Et moi de même, capitaine Alatriste. Il resta appuyé à la grille pour nous regarder poursuivre notre marche dans le couloir. On entendait, je l’ai dit, les voix des ruffians qui chantaient dans l’infirmerie, mêlées aux notes d’une guitare que quelques prisonniers des cellules voisines accompagnaient du martèlement de leurs couteaux contre les barreaux, d’une musique de flûtes fausses, voire d’un simple battement de paumes. La salle de la veillée avait deux bancs et un petit autel supportant un christ et un cierge, et l’on avait installé au milieu, en cette occasion, une table avec des chandelles de suif entourée de tabourets qu’occupaient pour l’heure, comme les bancs, une représentation choisie de tout ce que pouvait fournir la truanderie du cru. Ils étaient là depuis la tombée de la nuit et d’autres arrivaient encore, sérieux, avec des figures de circonstance, capes rejetées dans le dos, vieux casaquins, pourpoints d’étoupe plus troués que le cul de la Mendez, chapeaux au bord relevé par-devant, moustaches en croc, cicatrices, emplâtres, cours portant le nom de leurs concubines et autres emblèmes tatoués en vert-de-gris sur la main ou le bras, barbes turques, médailles de la Vierge et des saints, chapelets à grains noirs au cou et harnachement complet avec son compte de dagues et d’épées, couteaux de boucher à manche jaune glissés dans les chausses et les bottes. Cette dangereuse senne de requins s’abreuvait largement aux pichets de vin disposés sur la table avec de grosses olives, des câpres, du fromage des Flandres et des tranches de lard frit ; ils s’appelaient entre eux « monsieur », « messire collègue » et « seigneur camarade », parlant l’argot de leur confrérie. On buvait aux âmes d’Escamilla, d’Escarramán et de Nicasio Ganzúa, cette dernière encore présente et bien vivante. On buvait aussi à l’honneur et à la santé du brave en chapelle — « A votre honneur, seigneur camarade », disaient les ruffians — et, chaque fois, tous les assistants portaient avec beaucoup de sérieux leur godet aux lèvres pour confirmer ces paroles ; même dans une veillée de Biscaye ou dans une noce flamande, on n’eût pu voir chose pareille. Quant à l’honneur de Ganzúa dont il était ainsi question, je m’émerveillais, en les voyant boire, qu’il fût si grand.

Qui dans ce jeu veut gagner le front haut doit s’en aller car toujours tourner le dos n’est bon que pour les pétauds.

Chants, beuverie et conversation continuaient, comme continuaient d’arriver les compères de la veillée. Le dénommé Ganzúa était un grand gaillard qui frisait la quarantaine comme le fil d’une dague frise la pierre à aiguiser ; olivâtre, dangereux, mains et face larges, avec une moustache d’un empan dont les féroces pointes cirées remontaient presque jusqu’aux yeux. Pour l’occasion, il s’était mis sur son trente et un : pourpoint de drap violet avec quelques reprises, manches à crevés, culottes de drap vert, escarpins de ville, ceinture de quatre pouces à boucle d’argent, et c’était merveille de le voir si bien mis et si grave, en bonne compagnie, assisté et réconforté par ses compères, tous le chapeau sur la tête comme des grands d’Espagne, faisant honneur au vin dont ils avaient déjà vidé plusieurs pintes, beaucoup d’autres les attendant encore, car — ne faisant pas confiance à celui que vendait le gouverneur — ils avaient fait venir en abondance pichets et chopines d’une taverne de la rue des Cordonniers. Quant à Ganzúa, il ne semblait pas prendre son rendez-vous du matin trop au tragique, et il tenait son rôle avec fermeté, solennité et décence.

— Mourir est une formalité, répétait-il de temps à autre, avec beaucoup de dignité.

Le capitaine Alatriste, en fin politique qui connaissait la chanson par cour, alla se présenter à Ganzúa et à la compagnie, transmettant le salut de Juan Jaqueta que, dit-il, son état présent, dans la cour des Orangers, privait du plaisir de tenir cette nuit compagnie au camarade. Le ruffian lui répondit avec la même courtoisie, en nous invitant à prendre place dans l’assistance, ce que fit Alatriste après avoir salué quelques connaissances en train de bâfrer. Ginesillo le Mignon, un élégant gredin blond au regard affable et au sourire dangereux, ses longs cheveux soyeux coiffés à la milanaise tombant sur les épaules, l’accueillit fort amicalement en se réjouissant de le voir à Séville et en bonne santé. Tout un chacun savait que ce Ginesillo était efféminé — je veux dire qu’il avait peu de goût pour l’acte de Vénus ; mais pour ce qui est d’avoir du cœur au ventre il n’avait personne à envier, car il se montrait aussi redoutable qu’un scorpion tenant chaire d’escrime. D’autres de la même condition n’avaient pas tant de chance, arrêtés par la justice sous le moindre prétexte et traités par tous, y compris les autres détenus des prisons, avec une cruauté extrême qui ne s’arrêtait qu’aux fagots du bûcher. Dans cette Espagne si souvent hypocrite et vile, chacun pouvait coucher avec sa sœur, ses filles ou sa grand-mère, il ne se passait rien ; mais commettre le péché abominable vous valait d’être brûlé vif. Tuer, voler, corrompre, suborner, n’était pas grave. Cette chose-là, si. Comme l’étaient le blasphème ou l’hérésie.

Toujours est-il que je m’assis sur un tabouret, goûtai au pichet, mangeai quelques câpres, et restai attentif à la conversation et aux grands arguments que les autres donnaient à Nicasio Ganzúa en manière de consolation ou d’encouragement. Les médecins tuent plus que les bourreaux, dit quelqu’un. Un compère fit remarquer que la lime sourde, c’est-à-dire le greffier, est toujours l’amie des mauvais procès. Un autre que mourir était fâcheux mais inévitable, y compris pour les ducs et les papes. L’un maudissait l’engeance des avocats, qui n’avait d’équivalent, affirmait-il, ni chez les Turcs ni chez les luthériens. Que Dieu nous fasse la grâce d’être notre juge, disait l’autre, et laisse la justice aux fripons. Un autre se désolait d’une sentence telle que celle-là, qui privait le monde d’un membre aussi illustre de la confrérie.

— Je suis bien chagrin, monsieur, dit un prisonnier qui assistait également à la veillée, que ma sentence, que j’attends d’un jour à l’autre, ne soit point encore signée… Et je maudis le diable qu’elle ne m’arrive point céans, car j’aurais eu le plaisir de vous accompagner demain.

Tous trouvèrent que cette déclaration venait d’un bon camarade, louèrent sa pertinence et firent voir à Ganzúa combien ses amis le tenaient en estime, et quel honneur c’était pour eux de lui faire escorte en ce douloureux moment, comme le feraient au matin ceux qui pourraient passer sur la place de San Francisco sans crainte des gens d’armes. Car c’était un pour tous et tous pour un, et, à un homme d’honneur dans la peine, il reste toujours les amis.

— Vous faites bien, monsieur, d’affronter ce coup du sort avec le même détachement que moi pour affronter la vie, opina un balafré aux longs cheveux aussi gras que son col à la wallonne, que l’on appelait le Brave des Galions et qui était une canaille fieffée, originaire de Chipiona.

— Par le siècle de mon aïeul, voilà une grande vérité, répondit Ganzúa, serein. Car personne ne m’a rien fait que je ne lui aie fait payer. Et s’il en reste un, quand au jour de la résurrection de la chair je poserai de nouveau le pied sur cette terre, je lui ferai rendre jusqu’à son âme.

Tous les compères acquiescèrent solennellement, en affirmant que c’était bien là parole d’hidalgo, que chacun savait que demain, au moment fatal, il ne détournerait pas les yeux ni ne se perdrait en discours inutiles ; que ce n’était pas pour rien qu’il était un homme, et rejeton de Séville ; il était notoire que La Heria ne produisait pas de couards, et d’autres avant lui avaient avalé cette potion sans nausée. Un autre qui avait un accent lusitanien prononcé fit valoir comme une consolation que c’était du moins la justice royale, comme qui dirait le roi en personne, qui retranchait Ganzúa du monde, et pas n’importe quelle justice. Qu’il eût été déshonorant pour si illustre brave de se voir expédié par le premier venu. Cette dernière considération philosophique fut très appréciée de l’assistance, et l’intéressé lui-même caressa sa moustache, satisfait de la pertinence de l’argument. Elle était due à un ruffian aussi peu fourni en chairs qu’en cheveux, lesquels formaient une couronne grise et frisée autour d’un respectable crâne recuit par le soleil. Il avait été, disait-on, théologien à Coïmbre, jusqu’à ce qu’une mauvaise dispute le pousse sur le chemin de la truanderie. Tous le tenaient pour un homme de lettres et de loi autant que de rapière, il était connu sous le nom de Saramago le Portugais, très hidalgo mais fort mesuré, et l’on disait de lui qu’il expédiait des âmes par nécessité, car il économisait comme un juif pour imprimer à ses frais un interminable poème épique auquel il travaillait depuis vingt ans et qui racontait comment la péninsule ibérique se détachait de l’Europe et flottait à la dérive comme un radeau sur l’océan, avec un équipage d’aveugles. Ou quelque chose de ce genre.

— Je regrette seulement pour Maripizca, dit Ganzúa entre deux godets.

Maripizca Cœur-en-Or était la concubine du ruffian, que l’exécution, au dire de la compagnie, laissait seule au monde. Elle était venue lui rendre visite dans l’après-midi, avec force cris et tapage : hélas, lumière de mes yeux, condamné de mon âme, etc., s’évanouissant tous les cinq pas dans les bras de vingt chenapans, camarades du prisonnier ; et, à ce que l’on contait, Ganzúa, dans un tendre entretien pré mortuaire, lui avait recommandé son âme, c’est-à-dire plusieurs messes — un ruffian ne se confessait pas, même sur le chemin de l’échafaud, tenant pour peu honorable de bailler à Dieu ce qu’il ne livrait pas sur le chevalet —, et dit de se concerter, en usant de son corps ou de son argent, avec le bourreau pour que, le lendemain, tout se passe dignement et soit mené comme il le fallait, et qu’il ne fasse pas triste figure quand il aurait le chanvre au cou sur la place San Francisco, où beaucoup de ses connaissances seraient là pour le regarder. À la fin, la donzelle avait pris congé avec une grande distinction, en faisant l’éloge du courage de son homme et avec un : « J’espère te retrouver aussi gaillard dans l’autre monde, mon héros. » Cœur-en-Or, expliqua Ganzúa aux convives, était une excellente femme qui prenait son travail très à cœur, aussi propre de corps qu’honnête de gains, à qui il fallait seulement secouer les puces de temps en temps, et point n’était nécessaire de la vanter davantage puisqu’elle était bien connue des présents, de tout Séville et de la moitié de l’Espagne. Quant à sa balafre au visage, précisa-t-il, c’était quelque chose qui ne l’enlaidissait pas outre mesure, et dont on ne devait pas non plus trop tenir compte, car le jour où il l’avait faite, lui, Ganzúa, il avait bu plus que son content de jus de Sanlúcar. Et puis, par Dieu, les couples aussi avaient leurs hauts et leurs bas sans que cela dépasse les limites de l’ordinaire. Outre qu’un coup de couteau au visage de temps en temps était aussi une marque salutaire d’affection ; et la preuve en était que lui-même sentait les larmes lui monter aux yeux chaque fois qu’il était dans l’obligation de la rouer de coups. De plus, Cœur-en-Or avait montré qu’elle était une femme de cœur et une compagne fidèle, en le soutenant dans sa prison avec du bon argent gagné par son labeur, un argent qui lui serait décompté de ses péchés, si tant est que c’est péché de veiller à ce que rien ne manque à l’homme qui la protège. Et il n’avait rien à ajouter. Arrivé à cet endroit de son discours, le ruffian, sans perdre une once de sa virilité, trahit une légère émotion ; il renifla et la dissimula par un autre emprunt au pichet, et plusieurs voix s’élevèrent pour le tranquilliser. Soyez sans inquiétude, personne ne lui fera de mal, je m’en porte garant, dit l’un. Et moi aussi, dit un autre. Les camarades sont là pour ça, avança un troisième. Rassuré de la laisser en si bonnes mains, Ganzúa continuait de boire tandis que Ginesillo le Mignon accompagnait de séguedilles le souvenir de la concubine.

— Quant à la mouche qui a bourdonné, dit Ganzúa sur ces entrefaites, je ne vous en dis pas non plus davantage.

Un nouveau chœur de protestation s’éleva. Il allait sans dire, naturellement, que le mouchard qui avait mis l’estimable Ganzúa en si mauvaise posture ne jouirait plus longtemps du plaisir de respirer ; que c’était la moindre des choses que ses amis devaient au condamné. Vu que le pire des forfaits, entre gens de la corporation, était de bavarder sur les camarades ; que tout ruffian ayant du cœur, et quelle que fût l’offense ou le dommage causé, tenait la dénonciation à la justice pour une infamie et préférait se taire et se venger.

— Autant que possible, et si ce n’est trop vous demander, expédiez aussi l’argousin Mojarrilla, qui m’a traité de façon fort incivile et avec peu de considération.

Ganzúa pouvait y compter, le rassurèrent les braves. N’en déplaise à Dieu et à ses saints, c’était comme si Mojarrilla avait déjà reçu l’extrême-onction.

— Il ne serait pas de trop non plus, se souvint le ruffian après un instant de réflexion, que vous alliez saluer le bijoutier de ma part.

Le bijoutier fut inscrit sur la liste. Et cela fait, on convint que si, le lendemain, le bourreau ne se montrait pas suffisamment attendri par les libéralités de Cœur-en-Or et faisait trop maladroitement son office en ne donnant pas les tours de garrot avec l’habileté et le décorum requis, il recevrait aussi sa part dans la distribution. Car une chose était d’exécuter — et chacun, en fin de compte, faisait son travail — et une autre, bien différente, d’agir en façon de traître et de lâche, en ne manifestant point les égards auxquels a droit tout homme d’honneur, etc. Suivit une ribambelle de considérations sur le sujet, qui satisfirent et réconfortèrent grandement Ganzúa. À la fin, il regarda Alatriste pour lui exprimer sa gratitude d’être venu lui faire bonne compagnie en pareil moment.

— Je n’ai pas, monsieur, le plaisir de vous connaître.

— Certains de ces messieurs me connaissent, répondit le capitaine sur le même ton. Et c’est un grand honneur pour moi de vous accompagner, monsieur, au nom des amis qui n’ont pu le faire.

— Inutile d’en dire plus.

Ganzúa m’observait d’un air aimable à travers son énorme moustache.

— Le garçon est avec vous ?

Le capitaine dit que oui et j’acquiesçai de mon côté, avec un salut de la tête des plus courtois qui suscita l’approbation de l’assistance ; car nul n’apprécie tant la modestie et la bonne éducation chez les jeunes gens que le peuple de la truanderie.

— Il a fort bon maintien, dit le ruffian. Je lui souhaite d’attendre longtemps avant de se voir en l’état où je suis.

— Amen, approuva Alatriste.

Saramago le Portugais intervint pour louer ma présence en ce lieu. Car rien n’est plus édifiant pour la jeunesse, dit-il avec son accent lusitanien en traînant beaucoup les s, que de voir comme les gens de cœur et d’honneur savent prendre congé de ce monde, et plus encore en ces temps d’affliction où tout n’est plus qu’effronterie et mauvaises manières. Car, hormis la chance de naître au Portugal — ce qui n’était pas, hélas, à la portée de tous —, rien n’était plus instructif que de voir bien mourir, fréquenter des hommes sages, connaître d’autres terres et pratiquer la lecture assidue de bons livres.

— Ainsi, conclut-il poétiquement, ce jeune homme pourra-t-il dire avec Virgile : « Arma virumque cano », et avec Lucain : « Plus quam civilia campos. »

Ces paroles furent suivies d’échanges prolixes et d’autant d’emprunts aux pichets. Sur ces entrefaites, Ganzúa eut l’idée d’une dernière partie de lansquenet avec les camarades ; et Guzmán Ramirez, un ruffian silencieux à la mine sombre, tira de son pourpoint un jeu crasseux qu’il posa sur la table. On distribua les cartes, on joua quelques doublons de huit, d’autres regardèrent, et tous burent, moi compris. L’argent changeait de mains et, hasard ou complaisance des camarades, la chance favorisa Ganzúa.

— Je joue six points, sur ma vie.

— Tirez une carte, je vous prie.

— Je donne.

— Je n’ai que des mauvaises cartes.

— Inutile de m’en faire accroire.

Ils en étaient là, quand on entendit des pas dans le couloir et que l’on vit entrer, noirs comme des corbeaux, le greffier de la justice, le gouverneur avec des alguazils, et le chapelain de la prison, pour lire l’ultime sentence. Et sauf Ginesillo le Mignon qui cessa de jouer de la guitare, nul ne fit mine de s’en apercevoir, et pas un trait ne bougea sur le visage du principal intéressé ; bien au contraire, tous montrèrent un intérêt renouvelé pour la dive bouteille, chacun des joueurs gardant ses trois cartes à la main, les yeux rivés sur la retourne, qui était le deux de carreau. Le greffier s’éclaircit la gorge et lut que, par justice du roi, et ceci et cela, et pour telle et telle raison, et le recours ayant été rejeté, le nommé Nicasio Ganzúa serait exécuté au matin, etc. Impavide, ledit Ganzúa écoutait cette récitation, attentif à ses cartes, et ce fut seulement quand la lecture de la sentence fut achevée qu’il desserra les lèvres pour regarder son associé au jeu et froncer les sourcils.

— Je double, dit-il.

La partie continua comme si de rien n’était. Saramago le Portugais abattit le valet de pique.

— La putain de cœur, annonça l’un des joueurs que l’on appelait Carmona le Rouge, en jetant sa carte sur la table.

— Malille, dit un autre.

Ganzúa était en veine, cette nuit-là, car il dit avoir le borrego, carte qui l’emportait sur la malille, et il le prouva en lançant le dix de cœur sur la table, d’une seule main, arrondissant le bras, l’autre main posée sur la hanche avec beaucoup de distinction. Et alors, seulement, il leva les yeux sur le greffier, tout en ramassant les pièces pour les ajouter à son tas.

— Auriez-vous l’obligeance, monsieur, de me relire la fin ? Car je n’ai pas bien suivi.

Le greffier se rebiffa, en disant que ces choses-là ne se lisaient qu’une fois, et tant pis pour Ganzúa s’il soufflait sa chandelle sans bien se rendre compte du sérieux de l’affaire.

— Pour un homme de cœur comme moi, répondit le condamné toujours impassible, qui ne s’est jamais incliné que pour communier, et encore quand il était petit, et qui a reçu ensuite cinq cents défis, en a relevé autant et s’est battu mille fois au petit matin, les détails m’importent aussi peu qu’à vous de tricher au jeu… Ce que je veux savoir, c’est s’il y a exécution ou non.

— Il y a exécution. À huit heures précises.

— Et qui a signé cette sentence ?

— Le juge Fonseca.

Le condamné regarda ses compagnons d’un air entendu, et le cercle lui renvoya une série de clins d’œil et d’assentiments muets. Autant qu’il leur serait possible, le mouchard, l’argousin et le bijoutier ne feraient pas le voyage seuls.

— Le juge de ce nom, dit Ganzúa au greffier en adoptant un ton philosophique, peut rendre la sentence que voilà et m’ôter la vie avec elle… Mais, s’il était homme d’honneur, il se montrerait en personne pour m’affronter l’épée à la main, et nous verrions bien lequel des deux ôterait la vie à l’autre.

Le chœur des gueux acquiesça derechef, plus solennel que jamais. C’étaient là propos pertinent et parole d’Évangile. Le greffier haussa les épaules. Le frère, un augustin à l’air doux et aux ongles sales, s’approcha de Ganzúa.

— Veux-tu te confesser ?

Le condamné l’observa tout en battant les cartes.

— Vous ne voudriez pas, mon père, que je vous dégoise dans la dernière épreuve ce que je n’ai pas lâché dans les précédentes ?

— Je voulais parler de ton âme.

Le ruffian tâta le chapelet et les médailles qu’il portait à son cou.

— Mon âme, je m’en occupe moi-même, dit-il avec le plus grand calme. Demain, quand je serai de l’autre côté, je tiendrai colloque avec qui de droit.

Les gueux hochèrent la tête, en signe d’approbation. Certains avaient connu Gonzalo Barba, un fameux traîne-rapière qui, débutant sa confession par huit morts d’un coup et voyant le prêtre, lequel était jeune et novice, scandalisé, s’était levé en disant : « Je n’en étais qu’au menu fretin, et je vous donne déjà la nausée… Si les huit premiers vous épouvantent à ce point, c’est que je ne suis pas fait pour votre révérence ni votre révérence pour moi… » Et comme le prêtre insistait, il lui avait asséné, en guise de point final : « Restez avec Dieu, mon père, vous n’êtes ordonné que d’avant-hier et vous voulez déjà confesser un homme qui a tué la moitié du monde. »

Toujours est-il qu’ils se remirent à battre les cartes, tandis que l’augustin et les autres se dirigeaient vers la porte. Et ils étaient déjà à mi-chemin, quand Ganzúa se souvint de quelque chose et les rappela.

— Un détail, monsieur le greffier. Le mois passé, quand vous nouâtes la cravate au gosier de mon ami Lucas Ortega, une des marches de l’échafaud était mal fixée, et il faillit tomber en montant… Moi, je m’en moque, mais faites-moi la grâce de la réparer pour ceux qui viendront ensuite, car ils n’ont pas tous mon sang-froid.

— Je prends note, le rassura le greffier.

— Dans ce cas, je n’ai rien à ajouter.

Les gens de la justice et le frère se retirèrent, et l’on poursuivit lansquenet et beuverie, tandis que Ginesillo le Mignon se remettait à gratter sa guitare :

Il avait tué père et mère sans oublier son gentil frère. Et dans la rue, au dur labeur, il avait mis deux de ses sœurs. Or à Séville, à l’arbre sec ils lui ont noué col et bec pour avoir juste, et rien de plus, occis deux ou trois inconnus.

Les cartes tombaient sur la table, à la lumière grasse des chandelles de suif. Les fiers-à-bras buvaient et jouaient, solennels, veillant leur camarade avec, ma foi, je vous l’assure, beaucoup de dignité.

— Ce ne fut pas une mauvaise vie, dit soudain le ruffian, pensif. Une vie de chien, mais pas mauvaise.

On entendit, par la fenêtre, sonner les cloches voisines de San Salvador. Tous, y compris Ganzúa, se découvrirent, interrompant le jeu pour se signer en silence. C’était l’heure des Défunts.

Le jour se leva sous un ciel tel que l’eût peint Velázquez et, sur la place San Francisco, Nicasio Ganzúa monta à l’échafaud sans se départir de son impassibilité. J’y allai avec Alatriste et quelques camarades de la nuit, à temps pour choisir un bon endroit, car la place était pleine à craquer. De la rue des Serpents jusqu’aux marches, la foule se pressait autour de l’estrade et sur les balcons, et l’on disait même que les rois en personne se tenaient derrière les jalousies d’une fenêtre de l’Audience. Quoi qu’il en soit, il y avait là autant de personnes de condition que de gens du peuple ; et aux meilleures places, louées, ce n’étaient qu’habits de qualité, mantilles et robes de bonne étoffe pour les dames, et drap fin, chapeaux de feutre à plumes et chaînes dorées pour les messieurs. Dans la multitude d’en bas on comptait le nombre ordinaire d’oisifs, de coquins et de mauvais sujets, et les experts en tours de passe-passe faisaient leur recette de l’année en mettant le deux de carreau dans la poche des badauds pour en ressortir l’as de cœur. Nous fûmes rejoints dans la foule par don Francisco de Quevedo, qui suivait le spectacle avec le plus vif intérêt car, nous dit-il, il était sur le point de publier son Histoire de la vie du filou nommé don Pablo, et cette péripétie venait à pic pour certain chapitre dont il avait déjà écrit la moitié.

— On ne peut pas toujours chercher son inspiration dans Sénèque et Tacite, dit-il, en mettant ses lunettes pour mieux voir.

Ganzúa devait avoir été prévenu de la présence des rois car, quand on le tira de la prison, vêtu de la casaque et ligoté sur le dos d’une mule, il caressa sa moustache en portant ses mains à la hauteur de son visage, et il salua même en direction des balcons. Le ruffian était parfaitement coiffé, propre, très gaillard et fort tranquille, et seul le blanc brouillé de ses yeux trahissait la fatigue d’une nuit agitée. Au passage, quand son regard tombait sur une figure de connaissance, il saluait avec beaucoup de retenue, comme si on le menait à la fête patronale sur le pré de Santa Justa. Bref, il allait avec tant de superbe que, à le voir ainsi, l’envie vous prenait de se faire exécuter.

Le bourreau attendait près du garrot. Lorsque Ganzúa gravit, avec beaucoup de fermeté, les marches de l’échafaud — l’une d’elles était toujours branlante, ce qui valut au greffier, qui se trouvait là, un regard sévère du ruffian —, tout le monde se répandit en louanges sur ses bonnes manières et sur sa crânerie. D’un geste, il salua les camarades et Cœur-en-Or, soutenue au premier rang par une douzaine de gueux, et qui pleurait à grosses larmes, certes, mais se félicitait aussi du fier maintien de son homme sur ce chemin d’épines ; après quoi il se laissa un peu sermonner par l’augustin de la veille au soir, acquiesçant de la tête quand le frère disait quelque parole bien tournée ou qui était de son goût. Le bourreau s’impatientait un peu, faisant grise mine, ce qui lui valut cette réprimande de Ganzúa : « Je suis à vous tout de suite, nul besoin de nous hâter, le monde ne va pas s’en aller et nous n’avons pas les Maures aux trousses. » Il récita ensuite son Credo de bout en bout, d’une bonne voix et sans une fausse note, baisa la croix avec beaucoup d’élégance et demanda au bourreau de lui faire la grâce de lui poser le bonnet relevé et bien droit, pour ne pas faire mauvais effet, et d’essuyer, quand tout serait fini, la bave de sa moustache. Et quand l’autre lui dit la formule rituelle, « pardonne-moi, frère, car je ne fais que mon office », il lui répondit qu’il était pardonné d’ici jusqu’à Lima, mais que ça lui faisait une belle jambe, car, quand ils se reverraient dans l’autre monde, il se moquerait bien de tout cela. Puis il s’assit sans sourciller ni faire la grimace quand on lui passa le garrot autour du cou, l’air vaguement ennuyé ; il lissa une dernière fois sa moustache et, au second tour de corde, il resta si serein et si digne que l’on ne pouvait rien demander de plus. On eût dit seulement qu’il réfléchissait.


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