2

Zove avait vécu soixante ans, et Parth vingt ans ; mais en cette froide après-midi d’automne elle paraissait plus vieille qu’aucun être humain, sans âge. Les idées de son père – triomphe final surgi d’une étoile lointaine, règne de la vérité – ne lui apportaient aucune consolation. Au don prophétique de Zove, elle répondait par une totale absence d’illusions.

Elle était avec Falk aux Longs Prés ; elle savait qu’il allait partir.

— « Tu ne reviendras pas, » lui dit-elle simplement.

— « Je reviendrai, Parth. »

Il essaya de lui parler en esprit, si peu doué qu’il fût pour la communication télépathique. Il existait une seule percipiente dans la maison, la jeune aveugle Kretyan, et nul de ses habitants n’était versé dans l’art de la communication paraverbale. Sa technique ne s’était pas perdue, mais elle n’était guère pratiquée. Ce qui faisait toute la vertu de cette forme de communication, la plus intense et la plus parfaite, en était devenu le danger pour les hommes.

Le langage télépathique entre deux intelligences pouvait être incohérent ou insensé, et il pouvait véhiculer des opinions erronées ; mais on ne pouvait en faire un mauvais usage. Entre la pensée et la parole s’ouvre une brèche par laquelle peut s’introduire une intention qui dénature le message – un mensonge, pour tout dire. Tandis qu’entre la pensée et son expression télépathique il n’y a pas de brèche ; ils ne font qu’un. Il n’y a pas place pour le mensonge.

Il semble que dans les dernières années de la Ligue, d’après les contes et les récits fragmentaires que Falk avait étudiés, l’usage du langage paraverbal s’était répandu et que la télépathie avait connu un grand essor. La Terre était venue tard à cette science car c’était une race d’un autre monde qui lui en avait enseigné la technique – l’Art Ultime, ainsi était-elle désignée dans un certain livre. On trouvait des allusions à des troubles et à des soulèvements sous le règne de la Ligue de Tous les Mondes, et il fallait peut-être les attribuer à cette prédominance d’une forme de communication qui excluait le mensonge. Mais tout cela était vague et légendaire, comme toute l’histoire de l’homme. Ce qui paraissait certain, c’est que depuis la venue des Shing et la chute de la Ligue, les restes dispersés de la communauté humaine, n’ayant plus que méfiance envers des rapports fondés sur la confiance, étaient revenus au langage parlé. Un homme libre peut s’exprimer librement, mais un esclave ou un fugitif doit pouvoir cacher la vérité et mentir. Voilà ce que Falk avait appris chez Zove, et voilà pourquoi il était si peu entraîné à cette mise en résonance des esprits. Pourtant il essaya alors de parler à Parth en esprit afin qu’elle sût qu’il ne mentait pas : « Crois-moi, Parth, je reviendrai ! »

Mais elle ne voulait pas l’entendre. « Non, je ne veux pas parler en esprit, » dit-elle tout haut.

— « Alors, tu me caches tes pensées ! »

— « Oui. Pourquoi te donnerais-je mon chagrin ? À quoi bon dire la vérité ? Si tu m’avais menti hier, je croirais encore que tu vas seulement chez les Ransifel et que tu seras de retour dans dix jours. Alors il me resterait dix jours et dix nuits. Mais maintenant, il ne me reste rien, pas un jour, pas une heure. Tu m’as tout pris, tout est fini. À quoi sert la vérité ? »

— « Parth, voudras-tu m’attendre une année ? »

— « Non. »

— « Une année seulement…»

— « Dans un an et un jour tu reviendras sur un coursier argenté pour m’emmener en ton royaume dont je serai la reine. Non, je ne t’attendrai pas, Falk. Pourquoi faudrait-il que j’attende un homme qui trouvera la mort dans la Forêt, ou bien sera tué par des nomades dans la Prairie, ou décervelé dans la Cité des Shing, ou en route pendant cent ans vers une étoile lointaine. Attendre quoi ? Ne crois pas que je prendrai un autre homme. Je n’en ferai rien. Je resterai ici chez mon père. Je teindrai des fils en noir pour m’en tisser des vêtements noirs que je porterai jusqu’à ma mort. Mais je n’attendrai personne, rien ni personne. Jamais ! »

— « Je n’avais pas le droit de te demander cela, » dit-il avec l’humilité que donne la souffrance.

— « Ô Falk, je ne te reproche rien ! » cria Parth.

Ils étaient assis sur la pente douce s’élevant au-dessus des Longs Prés. Chèvres et moutons broutaient dans l’enclos qui, sur quinze cents mètres, les séparait de la Forêt. Des poulains d’un an caracolaient autour des juments à poils rudes. Il soufflait un vent gris de novembre.

Leurs mains se touchaient. Parth sentit la bague d’or sur l’annulaire gauche de Falk. « Une bague, cela se donne, » dit-elle. « Il m’est arrivé de penser que tu as peut-être été marié. Et toi ? Songe donc, il se peut qu’elle t’attende…» Elle frissonna.

— « Qu’est-ce que ça peut faire ? » dit-il. « Que m’importe ce que j’ai pu être, ce que je fus jadis. Pourquoi partirais-je d’ici ? Tout ce que j’ai maintenant t’appartient, Parth, tout me vient de toi, tu m’as tout donné…»

— « Librement, » dit la jeune fille, en larmes. « Prends-le et va. Va ton chemin…» Ils restaient serrés l’un contre l’autre, et ils ne voulaient ni l’un ni l’autre rompre cette étreinte.


La maison était bien loin derrière les troncs noirs séculaires dont les branches dénudées s’entrelaçaient. Il faisait gris et la Forêt était silencieuse, mis à part le bourdonnement du vent dans les ramures, murmure vide de sens, non localisable, incessant. Metock marchait en tête, d’un long pas souple. Falk le suivait et le jeune Thurro fermait la marche. Tous trois étaient habillés légèrement et chaudement : chemise à cagoule et culotte d’une étoffe détissée appelée drap d’hiver qui rendait tout manteau inutile même par temps de neige. Chacun portait sur le dos un petit chargement – cadeaux, objets de troc, sac de couchage, aliments déshydratés et surconcentrés en quantité suffisante pour tenir un mois sous le blizzard. Œil de Daim n’avait jamais quitté la maison où elle était née, et elle éprouvait une immense terreur envers les dangers de la Forêt et les retards qu’on pouvait y subir. Chacun avait donc été muni par ses soins d’un pistolet-laser, et à Falk elle avait fourni une ou deux livres de nourriture en plus, des médicaments, une boussole, un second pistolet, des vêtements de rechange, un rouleau de corde ; avec un petit livre que Zove lui avait donné deux ans auparavant, cela lui faisait environ sept kilos à porter, tout ce qu’il possédait sur terre. Souple et infatigable, Metock avançait à grandes enjambées. Falk le suivait à une dizaine de mètres, précédant Thurro. Ils allaient d’un pas léger, et derrière eux les arbres immobiles semblaient converger pour cacher la maison.

Ils devaient arriver chez Ransifel le troisième jour. Au terme de leur deuxième étape, ils étaient déjà dans une région différente de celle qui entourait la maison de Zove. La Forêt était moins dense, le terrain inégal. Des clairières grises s’étendaient à flanc de coteau, dominant des torrents aux rives tout embroussaillées. Ils campèrent dans un de ces endroits à ciel ouvert, sur une pente orientée vers le sud car le vent du nord s’était mis à souffler plus fort, annonçant l’hiver. Thurro apportait des brassées de bois sec tandis que les deux autres disposaient les pierres du feu de camp en un coin préalablement débarrassé de son herbe grise. Pendant qu’ils étaient à l’œuvre, Metock dit :

— « Nous avons franchi cet après-midi une ligne de partage des eaux. Cette rivière coule vers l’ouest. Ses eaux finissent par se jeter dans le Fleuve Intérieur. »

Falk se redressa pour regarder vers l’ouest, mais de petites collines s’élevaient à peu de distance sous le ciel bas, et c’était là tout ce qui s’offrait à sa vue alors que ses yeux cherchaient de lointains horizons.

— « Metock, » dit-il « j’ai pensé à une chose : il est inutile que j’aille chez Ransifel. Autant prendre tout de suite la bonne voie. Il m’a semblé voir une piste allant vers l’ouest le long de la grande rivière que nous avons traversée cet après-midi. Je vais rebrousser chemin pour prendre cette piste. »

Metock jeta sur lui un rapide coup d’œil ; s’abstint de lui parler en esprit, mais il était aisé de lire sa pensée : songes-tu à t’échapper pour retourner à la maison ?

Falk, pour sa part, lui répondit paraverbalement : « Mais non, bon sang ! pas du tout ! »

— « Excuse-moi, » dit Metock tout haut, en homme austère à la conscience scrupuleuse. Il n’avait pas cherché à cacher qu’il était heureux du départ de Falk. Ce qui comptait avant tout pour lui, c’était la sécurité de sa maison ; en tout étranger, il voyait une menace, même en celui qu’il connaissait depuis cinq ans, qui était son compagnon de chasse et l’amant de sa sœur. Il ajouta : « Tu seras le bienvenu chez Ransifel. Pourquoi ne pas partir de là-bas ? »

— « Pourquoi ne pas partir d’ici ? »

— « Libre à toi. » Metock mit en place une dernière pierre et commença à empiler le bois. « Cette piste dont tu parles, je ne sais ni d’où elle vient ni où elle va. Demain, de bonne heure, nous devons traverser un vrai sentier : c’est ce qu’on appelle la vieille route de Hirand. Elle conduit à la maison de ce nom, qui est à une bonne distance vers l’ouest, au moins à une semaine à pied ; personne n’y est allé depuis soixante ou soixante-dix ans. Je ne sais pas pourquoi. Mais le sentier était bien marqué la dernière fois que j’y suis passé. Au contraire, ton autre piste peut très bien n’être qu’une foulée d’animal qui ne te mènera nulle part, si ce n’est, peut-être, à un marécage. »

— « Très bien. J’essaierai la route de Hirand. »

Il se fit une pause, puis Metock demanda : « Pourquoi veux-tu aller vers l’ouest ? »

— « Parce que Es Toch est à l’ouest. »

Ce nom qu’on évitait de prononcer avait quelque chose d’incongru en ces lieux, sous ce ciel. Thurro arrivait justement avec une brassée de bois, et il jeta autour de lui un regard inquiet. Metock n’en demanda pas davantage.

Ce bivouac sur la colline auprès du feu de camp, ce fut la dernière nuit de Falk auprès de ceux qui étaient pour lui comme des frères, comme les membres de son propre peuple. Le lendemain matin, les trois hommes étaient en route peu après le lever du soleil : bien avant midi, ils arrivèrent à une large trouée broussailleuse qui prenait à gauche sur le sentier menant à Ransifel. Deux grands pins lui faisaient comme une voûte d’entrée. Ils s’arrêtèrent sous leurs branches, sombre et silencieux abri.

— « Tu reviendras chez nous, n’est-ce pas, toi notre frère, » dit le jeune Thurro, qui, si absorbé qu’il fût par la perspective de son prochain mariage, éprouvait quelque angoisse à voir la route sombre et incertaine où Falk allait s’engager.

— « Donne-moi ta gourde, veux-tu, » dit simplement Metock, et, en échange, il donna à Falk sa propre gourde d’argent ciselé. Puis ils se séparèrent, Metock et Thurro pour aller vers le nord et Falk vers l’ouest.

Après avoir marché un moment, Falk s’arrêta pour regarder en arrière. Ses compagnons étaient hors de vue ; la piste de Ransifel était déjà cachée par les arbustes et la broussaille qui avaient envahi la route de Hirand. Il semblait qu’on l’utilisât parfois, mais rarement ; en tout cas, elle n’était pas entretenue, pas débroussaillée depuis de nombreuses années. Falk ne voyait autour de lui que la Forêt, inculte et sauvage. Il était seul à l’ombre de ces arbres poussant à l’infini. Le sol était amolli par les feuilles accumulées depuis mille ans ; les grands arbres, pins et sapins-ciguë, créaient une atmosphère sombre et silencieuse. Quelques flocons de neige fondue dansaient sur le vent, qui s’épuisait.

Falk desserra un peu la courroie de son sac et poursuivit sa route.

À la tombée de la nuit, il eut l’impression qu’il était parti de chez Zove depuis longtemps, bien longtemps, qu’il avait laissé sa demeure derrière lui à une distance incommensurable, qu’il avait toujours été seul.

Voyage monotone. Décor : grise lumière hivernale, sifflement du vent, collines et vallées tapissées d’arbres, vastes pentes plongeant vers des rivières embroussaillées, bas-fonds marécageux. En dépit de la végétation qui l’encombrait, la route de Hirand était facile à suivre, car elle était faite de longues lignes droites ou de courbes douces qui évitaient à la fois les hauteurs et les marais. En terrain accidenté, Falk s’aperçut qu’elle suivait le tracé de quelque grande chaussée ancienne, car elle faisait une brèche en plein milieu des collines, et deux mille ans n’avaient pas suffi à l’effacer. Mais les arbres poussaient sur elle, sur ses bords et tout autour d’elle : pins, sapins-ciguë, vastes fourrés de houx sur les pentes, et une interminable exposition sylvicole de hêtres, de chênes, d’hickorys, d’aunes, de frênes, d’ormes, tous dominés par les cimes des nobles châtaigniers, qui perdaient, alors seulement, leurs dernières feuilles jaune foncé et semaient sur le sentier leurs grosses bogues brunes.

Le soir Falk mettait à cuire l’écureuil, le lapin ou la poule sauvage dont il s’était emparé, la Forêt offrant à discrétion tout un choix de petit gibier à poil ou à plumes ; il ramassait des faînes et des noix, faisait griller des châtaignes sur les braises de son feu de camp. Mais la nuit lui faisait peur. Toujours il était poursuivi par deux mauvais rêves qui culminaient vers minuit. Dans l’un d’entre eux, il était pourchassé par une personne qu’il ne voyait jamais. L’autre était pire. Falk rêvait qu’il avait oublié d’emporter quelque chose, une chose importante, essentielle, sans laquelle il serait perdu. Et là-dessus il se réveillait invariablement et s’apercevait que ce songe était vrai : il était perdu ; ce qu’il avait oublié, c’était lui-même. Alors il alimentait son feu s’il ne pleuvait pas et se blottissait près des flammes, trop ensommeillé ou troublé par son rêve pour prendre le livre qu’il transportait, L’Ancien Canon, et chercher une consolation dans le passage disant que lorsque toutes les voies se sont perdues, alors la Voie est libre. C’est une pauvre chose qu’un homme tout à fait seul. Et Falk savait qu’il n’était même pas un homme mais tout au plus une moitié d’homme qui tentait de retrouver son intégrité en se mettant en route sans but précis pour traverser un continent sous l’œil indifférent des étoiles. Chaque journée ressemblait à la précédente mais était pour lui, après la nuit, un grand soulagement.

Il comptait encore les jours : onze jours depuis qu’il suivait la route de Hirand lorsqu’il arriva à son terme – et treize depuis son départ. Il y avait eu autrefois une clairière à cet endroit. Il trouva un passage pour traverser de grands fourrés de ronces et de jeunes bouleaux et vit se dresser au-dessus des ronciers, des plantes grimpantes et des chardons desséchés quatre tours noires délabrées qui n’étaient autre chose que les cheminées d’une maison abandonnée. Hirand n’était plus qu’un nom. La route aboutissait à une ruine.

Il s’attarda une heure ou deux parmi les décombres ; ce qui le retenait là, c’était un pâle reflet de présence humaine. Il déterra quelques fragments de machinerie rouillée, des morceaux de poterie brisée, matière qui survit même aux ossements humains, un bout d’étoffe pourrie qui tomba en poussière entre ses doigts. Enfin, se ressaisissant, il chercha une piste allant en direction de l’ouest. Il fit une étrange découverte : un carré de huit cents mètres de côté, recouvert d’une substance vitreuse formant une surface parfaitement plane et unie, violet foncé, sans faille. La terre avait empiété sur ses bords et il s’était formé une pellicule de feuilles et de brindilles sur sa surface, mais celle-ci était intacte, sans une éraflure. On eût dit que de l’améthyste fondue avait été répandue sur ce grand terrain plat. Quel avait été son usage ? Cela avait-il été une base de lancement pour quelque véhicule défiant l’imagination, un miroir pour envoyer des signaux aux autres mondes, la base d’un champ de force ? Dans tous les cas, il avait été fatal à Hirand. C’était un ouvrage trop important pour que les Shing permissent aux hommes d’en faire usage.

Falk le laissa derrière lui et repénétra dans la Forêt ; il n’avait plus de sentier à suivre.

Les bois étaient sans broussailles, avec de majestueux arbres à feuilles caduques formant de larges nefs. Il marcha d’un bon pas ce jour-là et le lendemain matin. Le relief redevenait accidenté, avec des crêtes toutes orientées nord-sud lui barrant la route ; vers midi, se dirigeant vers ce qui, du haut d’une crête, lui avait paru être la dent plus basse de la suivante, il s’empêtra dans une vallée marécageuse aux nombreux cours d’eau. Il fallait trouver des gués, patauger dans des prés détrempés, le tout sous une violente pluie froide. Lorsqu’il parvint enfin à sortir de cette vallée lugubre, le temps commença à s’éclaircir et, quand il atteignit la crête, le soleil surgit devant lui sous les nuages et diffusa parmi les branches dénudées les rayons d’une gloire hivernale qui illumina d’un or luisant les ramures, les troncs et le sol de la Forêt. Cela lui remonta le moral ; il allait d’un pas ferme, avec l’intention de marcher jusqu’à la fin du jour avant de camper. Tout était radieux maintenant et parfaitement silencieux, mis à part le son des gouttes de pluie tombant de l’extrémité des plus petites branches et le sifflement lointain et mélancolique d’une mésange à tête noire. Puis il entendit, comme en rêve, un bruit de pas derrière lui, à sa gauche.

Falk en fut tout saisi, mais un chêne abattu, obstacle sur sa route, devint instantanément pour lui une protection : il se laissa tomber derrière le tronc et, son pistolet braqué, cria tout haut :

« Sortez de là ! »

Pendant longtemps rien ne bougea.

— « Sortez de là ! » dit Falk en employant le langage télépathique ; puis il se ferma à toute communication car le rôle de percipient lui faisait peur. Il avait un sentiment d’étrangeté ; le vent était chargé d’une faible odeur de rance.

Un sanglier sortit des arbres, coupa les traces de Falk et s’arrêta pour renifler le sol. C’était un animal grotesque et magnifique, avec des épaules puissantes, un dos tranchant, des pattes bien faites, rapides, encrassées. Au-dessus de son groin, de ses défenses, de ses soies, de petits yeux brillants se levaient vers Falk.

— « Aah, aah, aah ! homme, aah ! » dit l’animal en reniflant.

Les muscles tendus de Falk se contractèrent vivement, et sa main se serra sur son pistolet-laser. Il ne tira pas. Un sanglier blessé est redoutablement rapide et dangereux. Falk resta accroupi sans faire un mouvement.

— « Homme, homme ! » dit le sanglier d’une voix pâteuse et sourde sortant de son groin balafré, « parle-moi avec ton esprit, avec ton esprit. Les mots sont difficiles pour moi ! »

La main de Falk tremblait sur son pistolet. Tout à coup, il parla tout haut : « Ne parle pas, alors. Je ne te dirai rien en esprit. Va ton chemin, sanglier ! »

— « Aah, aah ! homme ! parle-moi en esprit ! »

— « Va-t-en ou je tire ! » Falk se leva, son pistolet braqué d’une main ferme. Les brillants petits yeux du cochon observaient cette arme.

— « Tu ne tueras pas ! » dit le sanglier.

Falk était rentré en possession de ses esprits ; il ne répondit pas, cette fois, à l’animal, car il était certain qu’il ne comprenait pas le langage parlé. Il déplaça légèrement son pistolet, ajusta le sanglier et dit : « Va-t-en ! » L’animal baissa la tête, hésita. Puis avec une rapidité incroyable, comme s’il était soudain libéré par la rupture d’une attache, il fit volte-face et se sauva dans la direction d’où il était venu.

Falk resta un moment immobile, puis repartit avec son pistolet prêt à tirer. Sa main fut reprise d’un léger tremblement. Des animaux qui parlent ? Il en était question dans de vieux contes, mais chez Zove on n’y croyait pas. Il eut un instant la nausée, et, un instant aussi, une furieuse envie de rire. « Parth, » murmura-t-il, car il éprouvait le besoin de parler à quelqu’un, « un cochon sauvage vient de me donner une leçon de morale… Oh ! Parth !… sortirai-je jamais de la Forêt ? A-t-elle une fin ? »

Il gravit péniblement les pentes broussailleuses, toujours plus abruptes, montant vers la crête. Là-haut, les bois se clairsemaient et Falk vit, à travers les arbres, le soleil et le ciel. Encore quelques pas, et il sortit des bois pour se trouver au bord d’une pente verte qui plongeait vers une vaste étendue de vergers et de terres cultivées limitée par une large rivière aux eaux claires. Au-delà de la rivière paissait un troupeau d’une cinquantaine de vaches dans un long pré enclos, dominé lui-même par des pâturages et des vergers qui montaient de plus en plus abruptement jusqu’à la crête frangée d’arbres se dessinant à l’ouest. Vers le sud, la rivière faisait un léger détour pour contourner une petite butte derrière l’épaulement de laquelle Falk voyait s’élever, dorées par les bas rayons du couchant, les cheminées rouges d’une maison.

C’était un peu comme le vestige d’un autre âge, un âge d’or, enchâssé dans cette vallée, oublié dans la marche des siècles, préservé du chaos de la Forêt sauvage et désolée. Un havre de paix, une promesse de chaleur humaine, et, par-dessus tout, quelque chose d’ordonné – l’œuvre de l’homme. Dans son soulagement, Falk se sentit envahi par une sorte de faiblesse à la vue d’un ruban de fumée s’élevant de ces cheminées rouges. Un feu, un foyer !

Il dégringola longuement le versant de la colline, traversa le verger le plus bas et prit un sentier qui serpentait le long de la rivière parmi de petits aulnes et des saules dorés. Il ne voyait aucun être vivant, à part les vaches rousses qui broutaient sur l’autre rive. Silencieuse sous son soleil hivernal, la vallée heureuse était en paix. Ralentissant le pas, Falk passa entre des potagers pour se rendre à la porte la plus proche. Au détour de la butte, il vit la demeure se dresser devant lui, ses murs de brique rouge se reflétant dans les eaux de la rivière, moins rapides à cet endroit où elle décrivait une courbe. Il s’arrêta, un peu intimidé ; ne fallait-il pas, pensait-il, s’annoncer par quelque salut sonore, avant d’aller plus loin ? Il eut l’œil attiré par un mouvement à une fenêtre ouverte juste au-dessus du profond portail. Comme il était là, hésitant et levant les yeux, il sentit soudain une douleur aiguë et pénétrante lui déchirer et lui brûler la poitrine juste en dessous de l’omoplate ; il chancela, puis tomba, se recroquevillant comme une araignée blessée.

Il n’avait souffert qu’un instant. Il ne perdit pas conscience, mais il ne pouvait ni remuer ni parler.

Il y avait des gens autour de lui : il pouvait les voir faiblement entre deux vagues, au cours desquelles ils disparaissaient mais il ne pouvait percevoir aucune voix. C’était comme s’il était devenu sourd, et son corps était tout engourdi. Dans cette paralysie des sens, il faisait des efforts pour penser. On le transportait quelque part et il ne sentait pas les mains qui le portaient ; il était submergé par un vertige atroce et, lorsqu’il en sortit, il avait cessé d’être maître de ses pensées, qui galopaient, divaguaient, jacassaient. Des voix se mirent à caqueter et à bourdonner à l’intérieur de son esprit tandis que le monde extérieur lui paraissait aller à la dérive, refluer, indistinct et silencieux. Qui es-tu, d’où viens-tu Falk aller où aller veux-tu je ne sais pas es-tu un homme vers l’ouest aller je ne sais pas où ma route ces yeux un homme pas un homme… Des vagues, des échos, des volées de mots semblables à des volées de moineaux, des questions, des réponses, tout cela se resserrant, se chevauchant, retombant à plat, hurlant, se dissipant pour faire place à un silence gris.

Devant ses yeux une surface sombre. Le long de cette surface, une arête lumineuse.

Une table ; le bord d’une table. L’éclairage d’une lampe dans une pièce sombre.

Il commençait à voir, à sentir. Il était dans un fauteuil, en une pièce sombre, près d’une longue table sur laquelle reposait une lampe. Il était ligoté : il sentait la corde lui scier les muscles de la poitrine et des bras au moindre mouvement. Quelque chose bougea : un homme qui prenait vie à sa gauche, puis un autre à droite. Ils étaient assis comme lui, mais les bras sur la table. Ils se penchèrent en avant pour se parler, de chaque côté de Falk. Leurs voix paraissaient venir de très loin, derrière de hautes murailles, et il ne comprenait pas ce qu’elles disaient.

Il frissonna de froid. Cette sensation resserra son contact avec le monde extérieur, et il commença à se ressaisir. Son ouïe s’éclaircit, sa langue se délia. Il dit ou essaya de dire :

— « Que m’avez-vous fait ? »

Pas de réponse. Mais bientôt l’homme de gauche se colla le visage tout près de celui de Falk et dit à voix haute : « Que viens-tu faire ici ? »

Falk entendit ces mots ; au bout d’un moment il les comprit ; un moment encore et il répondit : « Un toit. Pour la nuit. »

— « Un toit ? Pour t’abriter de quoi ? »

— « Forêt. Seul. »

Falk était de plus en plus transi de froid. Il réussit à soulever un peu ses mains gourdes et gauches pour essayer de boutonner sa chemise. Sous les sangles qui l’attachaient au fauteuil, juste en dessous de l’omoplate, il sentit un point douloureux.

— « Bas les pattes ! » dit l’homme de droite dont la voix sortait de l’ombre. « C’est plus qu’un esprit programmé, Argerd. Jamais un blocage hypnotique ne résisterait ainsi au penthotal ! »

Le nommé Argerd, un homme de haute taille au visage en lame de couteau, aux yeux vifs, répondit d’une voix faible et sifflante : « On ne peut rien affirmer… Ils ont plus d’un tour dans leur sac. De toute façon, comment peux-tu mesurer sa résistance ? Tu ne sais même pas ce qu’il est. Hé là ! Falk ! où est cet endroit d’où tu viens, la maison de Zove ? »

— « À l’est. Je suis parti…» Le nombre de jours écoulés ne lui venait pas à l’esprit. « Il y a quatorze jours, je crois. »

Comment connaissaient-ils le nom de sa maison, son propre nom ? Falk retrouva ses esprits, suffisamment pour ne plus s’en étonner. En chassant le cerf avec Metock, il avait fait usage de flèches hypodermiques qui peuvent rendre mortelle la moindre égratignure. Celle qui l’avait abattu, ou une injection faite plus tard lorsqu’il était réduit à l’impuissance, avait dû, par l’effet d’un toxique, relâcher à la fois l’autodéfense du moi conscient et les clichés inconscients primitifs des centres télépathiques du cerveau en vue d’un interrogatoire paraverbal. Ils avaient pillé son esprit. Cette pensée ne fit qu’augmenter le froid et la nausée dont il souffrait. Et pourquoi faire ainsi outrage à un homme sans défense ? Pourquoi ce viol psychique ? Pourquoi avoir présumé qu’il mentirait avant même de lui avoir adressé la parole ?

— « M’avez-vous pris pour un Shing ? » demanda-t-il.

Le visage de l’homme assis à droite, maigre, barbu, encadré d’une longue chevelure, les lèvres retroussées, jaillit soudain dans la zone éclairée par la lampe. Sa main ouverte frappa Falk à la bouche si brutalement que le choc lui renversa la tête en arrière et l’aveugla un moment. Les oreilles lui tintaient, il avait aux lèvres un goût de sang. Il fut frappé une seconde fois, une troisième fois. L’homme ne cessait de répéter d’une voix sifflante : « Ne dis pas ce mot, ne le dis pas ! ne dis pas ce mot, pas ce mot !…»

Falk fit de vains efforts pour se défendre, se libérer. L’homme assis à sa gauche dit quelque chose d’un ton impératif. Puis il y eut un moment de silence.

— « Je ne pensais pas à mal en venant ici, » risqua enfin Falk d’une voix aussi ferme que le permettaient sa colère, sa douleur et sa peur.

— « Parfait ! » dit Argerd à sa gauche, « continue, raconte-nous ta petite histoire. Que venais-tu faire ici ? »

— « Demander asile pour la nuit, et aussi un renseignement : y a-t-il une piste allant vers l’ouest. »

— « Pourquoi vas-tu vers l’ouest ? »

— « La question est inutile. Je vous l’ai dit paraverbalement, donc sans mensonge possible. Vous avez lu dans mon esprit. »

— « Étrange esprit ! » dit Argerd de sa voix faible. « Aussi étrange que tes yeux. Personne ne vient ici pour s’abriter la nuit, demander son chemin ou quoi que ce soit. Jamais personne ne vient ici. Quand nous voyons venir les serviteurs des Intrus, nous les tuons. Nous tuons les hommes-outils, les bêtes qui parlent, les vagabonds, les sangliers et toute autre vermine. Tu ne tueras pas ? Nous nous moquons bien de cette loi, n’est-ce pas, Drehnem ? »

Le barbu découvrit ses dents brunâtres en un large sourire.

« Nous sommes des hommes, » poursuivit Argerd. « Oui, des hommes. Des hommes libres. Des tueurs. Et toi, qu’es-tu donc avec ton moignon d’esprit et tes yeux de chouette, et qu’est-ce qui nous empêche de te tuer ? Es-tu un homme ? »

Dans le champ réduit de la mémoire de Falk, il n’y avait place pour aucune expérience personnelle de la cruauté ou de la haine. Les quelques humains qu’il avait connus, s’ils n’étaient pas sans peur, n’étaient pas du moins régis par la peur ; c’étaient des êtres généreux et familiers. Mais maintenant, entre ces deux hommes, il se sentait désarmé comme un enfant, ce qui suscitait à la fois chez lui perplexité et fureur.

Il chercha, mais en vain, un moyen de défense ou une échappatoire. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de dire la vérité. « Je ne sais qui je suis ni d’où je viens. C’est pour le savoir que j’ai pris la route. »

— « Pour aller où ? »

Les yeux de Falk allaient d’Argerd à Drehnem. Il savait qu’ils connaissaient la réponse et que Drehnem le frapperait s’il la formulait.

— « Réponds ! » souffla le barbu, se levant à demi et se penchant en avant.

— « À Es Toch, » dit Falk, et de nouveau Drehnem le frappa en pleine figure, de nouveau il encaissa le coup avec l’humiliation muette d’un enfant puni par des étrangers.

— « Inutile, nous n’en tirerons rien d’autre que ce qu’il a dit sous l’effet du penthotal. Laisse-le ! »

— « Et ensuite ? » dit Drehnem.

— « Il voulait un toit pour la nuit, donnons lui un toit. Debout ! »

La sangle qui l’attachait au fauteuil fut détachée. Il se leva tout chancelant. Lorsqu’il se vit poussé vers une porte basse d’où plongeait un escalier obscur, il tenta de résister, de se dégager, mais ses muscles n’étaient pas encore en état de lui obéir. Drehnem lui tordit le bras et le précipita, le corps plié en deux, dans l’escalier. La porte se ferma en claquant tandis qu’il se retournait, titubant pour garder l’équilibre sur les marches.

Il faisait noir, tout noir. Il avait l’impression que la porte était scellée derrière lui. Pas de poignée de son côté. Pas un atome, pas un reflet de lumière ne filtrait en dessous de la porte. Falk s’assit sur la première marche et laissa tomber sa tête sur ses bras.

Peu à peu se dissipaient la faiblesse de son corps et la confusion de son esprit. Il leva la tête, et ses yeux s’efforcèrent en vain de percer l’obscurité. Pourtant sa vision nocturne était d’une acuité extraordinaire, et cela, comme Rayna le lui avait fait observer jadis, grâce à la grande dimension de la pupille et de l’iris de ses yeux. Mais ils ne voyaient alors, faute de lumière, que les irritantes taches et mouchetures d’images persistantes. Il se leva pour procéder pas à pas à la descente tâtonnante de son escalier, étroit, invisible.

Vingt et une marches, vingt-deux, vingt-trois… un palier Terre battue. Falk avançait lentement, une main en avant, dressant l’oreille.

L’obscurité exerçait sur lui comme une pression physique, une contrainte, avec l’illusion qu’il finirait par voir quelque chose si ses yeux faisaient un effort suffisant, et pourtant il ne craignait pas cette obscurité en elle-même. Méthodiquement, par le mouvement, le toucher et l’ouïe, il faisait mentalement le plan d’une partie du vaste cellier où il se trouvait, un caveau qui, à en juger par les échos, n’était que le premier de toute une série d’autres caveaux qui se succédaient indéfiniment. Il rejoignit directement l’escalier, sa base de départ. Il s’assit cette fois sur la marche inférieure, et ne bougea plus. Il avait faim et très soif. On lui avait pris son sac, il n’avait rien.

C’est bien ta faute, se dit Falk avec aigreur, et ce fut le départ d’une sorte de dialogue en son esprit.

Qu’ai-je fait ? Pourquoi m’ont-ils attaqué ?

Zove t’a dit : ne fais confiance à personne. Eux ne font confiance à personne, et ils ont raison.

Même s’il s’agit d’un homme seul qui vient demander de l’aide ?

Avec un visage comme le tien – des yeux comme les tiens ? Lorsqu’il est manifeste que tu n’es pas un être humain normal ?

Ils auraient tout de même bien pu me donner à boire, dit la partie peut-être puérile et encore intrépide de son esprit.

Estime-toi heureux qu’ils ne t’aient pas tué à vue, répondit son intellect, et le dialogue s’arrêta là.

Tout le monde, chez Zove, s’était habitué, bien entendu, à l’aspect insolite de Falk, et, quant aux visiteurs, ils étaient rares et circonspects, si bien que rien n’était là pour lui rappeler constamment la différence physique qui le séparait de la norme humaine. Comme barrière et comme différence cela lui paraissait bien peu de chose en comparaison de l’amnésie et de l’ignorance qui l’avaient si longtemps condamné à l’isolement. C’était la première fois qu’il se rendait compte qu’un étranger portant les yeux sur son visage ne voyait pas là le visage d’un homme.

Celui qu’on nommait Drehnem avait eu peur de lui ; il l’avait frappé par peur et par répulsion devant ce qui était étranger, monstrueux, inexplicable.

Voilà ce que Zove avait essayé de lui faire comprendre lorsqu’il lui avait, avec gravité et presque avec tendresse, fait cette recommandation : « Tu dois aller seul, il le faut. »

Il n’y avait rien à faire qu’à dormir. Il se pelotonna de son mieux sur la dernière marche, car le sol de terre battue était humide, et ferma les yeux dans la nuit.

Au bout de quelque temps – et pourtant le temps semblait s’être arrêté – il fut réveillé par des souris. Elles trottaient çà et là en faisant un tout petit bruit de grattement qui parcourait les ténèbres en zigzag, et en murmurant avec de toutes petites voix au ras du sol : « Tu ne tueras pas ! tu ne tueras pas ! holà ! oh là là ! ne nous tue pas ! ne tue pas ! »

— « Si, je vais vous tuer ! » hurla Falk, et les souris se tinrent coites.

Il eut du mal à se rendormir ; mais peut-être le plus difficile était-il pour lui de savoir s’il était endormi ou éveillé. Il se posait des questions sans fin : faisait-il jour ou nuit ? Combien de temps le laisserait-on là ? Voulait-on le tuer, ou le droguer encore jusqu’à détruire son esprit, non content de le violer ? Combien de temps fallait-il à la soif pour devenir un supplice au lieu d’une gêne ? Comment s’y prendre pour attraper des souris dans le noir sans piège ni appât ? Combien de temps pouvait-on subsister avec un régime de souris crues ?

Plusieurs fois, pour échapper à ses pensées, il reprit ses explorations. Il trouva une grande cuve, ou un fût, en position verticale ; l’espoir jaillit en son cœur, mais ce récipient sonnait le creux ; tandis que ses mains en tâtaient la surface près du fond, elles furent égratignées par des éclats de bois. Il ne trouva pas d’autre porte ou d’escalier dans son exploration aveugle des murs invisibles et sans fin.

Il finit par se perdre : Il ne pouvait retrouver l’escalier d’où il était parti. Il s’assit par terre dans le noir et laissa errer son imagination ; il voyait tomber la pluie dans la forêt où il voyageait en solitaire – lumière grise, bruit de pluie. Il récita mentalement tout ce qu’il pouvait se rappeler de l’Ancien Canon, en partant du commencement :

La voie que l’on peut suivre n’est pas la Voie éternelle.

Il avait la gorge sèche, à tel point qu’au bout d’un moment il essaya de lécher le plancher de terre humide pour se rafraîchir ; mais sa langue n’y trouva qu’une poussière toute sèche. Les souris trottinaient alentour et parfois venaient tout près de lui en murmurant.

En de lointaines ténèbres parcourues de corridors, il entendit cliqueter des verrous, résonner du métal, et vit percer un brillant éclat, lui aussi métallique. La lumière…

Tout autour de lui, des formes vagues, des ombres, des voûtes, des arcades, des cuves, des poutres, des ouvertures prirent du volume, une réalité floue. Il se leva non sans effort et se dirigea, en une course chancelante, vers la lumière.

Elle venait d’une porte basse, par laquelle Falk put voir, lorsqu’il s’en approcha, une élévation de terrain, des cimes d’arbres et le ciel rose du soir ou du matin, qui paraissait aussi aveuglant qu’un ciel d’été en plein midi. Il s’arrêta à la porte non seulement parce qu’il était ébloui mais parce qu’une silhouette immobile était là sur son seuil.

— « Sors de là ! » dit la voix faible et rauque de l’homme de grande taille, Argerd.

— « Attendez. Je n’y vois rien encore. »

— « Sors de là ! Et file tout droit ! Ne tourne pas la tête, ou je te brûle la cervelle ! »

Falk fit un pas, hésita. Les réflexions qu’il s’était faites dans le noir trouvaient maintenant leur utilité. S’ils le laissaient partir, avait-il pensé, ce serait parce qu’ils avaient peur de le tuer.

— « Plus vite que ça ! »

Il risqua sa chance. « Je ne partirai pas sans mon sac, » dit-il d’une voix affaiblie dans sa gorge sèche.

— « Attention, ceci est un laser ! »

— « Eh bien, tue-moi ! De toute façon, je ne pourrai pas traverser le continent sans être armé moi-même. »

Ce fut au tour d’Argerd d’hésiter. Enfin, il hurla, sa voix montant dans l’aigu : « Gretten ! Gretten ! Apporte ici les affaires de l’étranger ! »

L’attente parut bien longue à Falk ; il était dans l’obscurité, derrière la porte, Argerd immobile devant elle. Un garçon descendit en courant la pente gazonneuse visible de la porte, jeta à terre le sac de Falk et disparut.

— « Ramasse-le ! » ordonna Argerd. Falk sortit de sa cave et obéit. « Et maintenant, file ! »

— « Une minute, » dit Falk d’une voix sourde tandis qu’il s’agenouillait pour faire un rapide inventaire de son sac, dont les sangles étaient défaites, le contenu en désordre. « Où est mon livre ? »

— « Ton livre ? »

— « L’Ancien Canon. Un livre imprimé, pas une édition électronique. »

— « Tu t’imagines que nous allons te laisser partir avec ça ? »

Falk ouvrit de grands yeux. « Vous ne savez donc pas, vous autres, reconnaître les Canons de l’Homme au premier coup d’œil ? Pour quoi prenez-vous ce livre ? »

— « Tu ne sais pas et tu ne sauras jamais ce que nous savons, et, si tu ne vides pas les lieux immédiatement, je tire et tu n’auras plus de mains ! Allez, ouste ! lève-toi et va-t-en ! File tout droit… En avant ! » La voix d’Argerd recommençait à monter dans l’aigu, et Falk se rendit compte qu’il risquait de le pousser à bout. Lorsqu’il vit le visage lourd et intelligent d’Argerd exhaler la haine et la peur, il subit la contagion de ces sentiments ; il se hâta de boucler son sac et de le charger sur ses épaules, passa à côté d’Argerd et se mit à grimper l’élévation de terrain partant de la porte des celliers. D’après l’éclairage, c’était le soir un peu après le coucher du soleil, dont le rougeoiement lui indiquait la route à suivre. Il connut un long moment d’incertitude angoissée, et c’était comme un fil élastique qui lui semblait, tandis qu’il marchait, s’étirer sans fin entre sa nuque et le canon du pistolet-laser braqué sur lui. Il franchit une pelouse mal entretenue, passa sur un pont de planches branlantes enjambant la rivière, monta un sentier traversant des pâturages, puis des vergers. Il atteignit la crête. Il jeta un bref coup d’œil en arrière et vit la vallée cachée telle qu’il l’avait naguère découverte, baignant dans un crépuscule doré, suave et paisible, avec de hautes cheminées dominant la rivière dont les eaux reflétaient le ciel. Il hâta le pas pour pénétrer dans l’obscurité de la Forêt, où il faisait déjà nuit.

Assoiffé, affamé, meurtri, déprimé, Falk vit son voyage aventureux dans la Forêt orientale s’allonger devant lui sans le moindre espoir, désormais, d’un foyer amical en un point quelconque du trajet pour en rompre la dure et sauvage monotonie. Il devait s’abstenir de chercher une route, éviter au contraire toutes les routes, se cacher des hommes et de leurs habitations comme un quelconque animal sauvage. Il y avait une chose pour lui remonter quelque peu le moral, sans parler de la crique où il put boire et de la ration alimentaire qu’il tira de son sac, c’était de penser que s’il avait commis une faute qui aurait pu lui être fatale, du moins il n’avait pas flanché. Il avait défié sur leur propre terrain et le sanglier moralisateur et la brute humaine, et son bluff avait réussi. Cela lui mit du baume au cœur ; il se connaissait si peu que tous ses actes contribuaient à sa découverte de soi, comme ceux d’un enfant, et, se sachant si démuni, il était heureux d’apprendre qu’à tout le moins il n’était pas sans courage.

Après avoir bu, mangé et bu de nouveau, il poursuivit sa route dans un clair de lune intermittent qui suffisait à ses yeux ; il voulait mettre un kilomètre ou deux entre lui et « la maison de la Peur ». Quand ce fut chose faite, il se laissa tomber, épuisé, au bord d’une petite clairière où il dormit sans feu, sans abri, après avoir fixé le ciel d’hiver baigné de lune. Le silence n’était rompu, de temps à autre, que par le doux cri interrogateur d’une chouette en train de chasser. Et cette désolation lui paraissait reposante, une vraie bénédiction, en comparaison du cellier où il avait été emprisonné dans la maison de la Peur, avec ses bruits de pas précipités, ses ténèbres, les voix qui la hantaient.

Tandis qu’il allait vers l’ouest, dans les bois, avançant dans l’espace et dans le temps, il cessa de compter les jours. Le temps continuait de s’écouler ; et il continuait de marcher.

Son livre n’était pas la seule chose qu’il avait perdue ; il lui manquait par ailleurs la gourde en argent de Metock et une petite boîte de baume désinfectant, en argent aussi. S’ils avaient gardé le livre, c’était soit parce qu’ils en avaient grand besoin, soit parce qu’ils l’avaient pris pour un document codé ou secret. Pendant un certain temps, sa perte lui pesa sur l’esprit plus que de raison, car cela lui semblait être le seul lien véritable qui le rattachât à ces êtres qu’il avait aimés et en qui il avait mis sa confiance ; un soir, près de son feu de camp, il avait décidé de rebrousser chemin le lendemain pour retrouver la maison de la Peur et rentrer en possession de son livre. Mais, le lendemain, il poursuivit sa route. Il était facile de marcher vers l’ouest en se guidant sur une boussole et sur le soleil, mais jamais il ne serait parvenu à retrouver une certaine maison dans l’immensité de ces innombrables collines et vallées de la Forêt. Ni la vallée cachée d’Argerd ; ni la Clairière où Parth était peut-être en train de tisser sous le soleil d’hiver. Tout cela était derrière lui, perdu à jamais.

Il valait peut-être mieux qu’il l’eût perdu, ce livre. Il n’avait que faire ici de ce mysticisme sagace et persévérant d’une antique civilisation, de cette voix tranquille s’élevant au milieu de guerres et de désastres oubliés. L’humanité avait survécu au désastre ; et lui s’était distancié de l’humanité. Il était trop loin, trop isolé. Il vivait du seul produit de sa chasse, ce qui ralentissait son train journalier. Même quand le gibier ne craint pas les armes de l’homme et qu’il est très abondant, la chasse n’est pas une chose qui puisse se bâcler. Il faut aussi vider et cuire le gibier, s’asseoir auprès du feu pour en sucer les os, le ventre plein pendant un moment, somnolent sous le vent hivernal ; puis bâtir un abri de branches et d’écorce pour se protéger de la pluie ; dormir ; repartir le lendemain. Un livre n’avait pas sa place dans tout cela, pas même l’Ancien Canon de la Non-Action. Il ne l’aurait pas lu ; il cessait même, en fait, de penser. Il chassait, mangeait, marchait et dormait, silencieux dans le silence de la Forêt, ombre grise se glissant vers l’ouest dans une nature froide et désolée.

Le temps était de plus en plus souvent maussade. Il advenait fréquemment que des chats sauvages étiques, belles petites bêtes à la robe pie ou zébrée, aux yeux verts, attendissent en vue de son feu de camp pour avoir ses restes de viande ; ils s’avançaient en petits fauves futés et farouches et emportaient les os qu’il leur jetait : rares étaient les rongeurs qui constituaient leur proie habituelle car ils étaient en hibernation. Depuis que Falk avait quitté la maison de la Peur, aucun animal ne s’était adressé à lui, en parole ou en esprit. Dans la plaine boisée qu’il était en train de traverser, région charmante et glacée, les animaux n’avaient pas été dénaturés par l’homme ; ils ne l’avaient peut-être même jamais vu ou flairé. Plus Falk sentait s’éloigner de lui la maison cachée dans sa vallée paisible, plus il en voyait clairement l’étrangeté, avec ses caves où grouillaient des souris dont le couic-couic imitait le langage humain, ses hôtes qui alliaient à des connaissances telles que celle du sérum de vérité une ignorance barbare. L’Ennemi était passé par là.

On pouvait douter qu’il fût jamais venu là où Falk se trouvait maintenant. Personne n’y était jamais venu. Personne n’y viendrait jamais. Des geais poussaient leur cri perçant dans les branches grises. Les feuilles brunes givrées craquaient sous les pieds, accumulées par des centaines d’automnes. Un grand cerf regarda Falk à travers une petite prairie ; il était immobile, paraissant lui contester le droit de se trouver là.

— « Je ne vais pas te tuer. J’ai abattu deux poules ce matin, » dit Falk.

Le cerf le fixa avec le noble aplomb des êtres privés de parole, et il s’éloigna lentement. Aucune créature ne craignait Falk. Aucune ne lui parlait. Il se demandait s’il n’allait pas finalement perdre l’usage de la parole et redevenir ce qu’il avait été : muet, sauvage, inhumain. Il s’était trop éloigné des hommes et il était parvenu à un endroit où les êtres muets étaient les maîtres et où les hommes n’étaient jamais venus.

Au bord de la prairie, il trébucha sur une pierre et se mit à quatre pattes pour lire les lettres à moitié effacées qui étaient gravées sur le roc à demi enterré : CK O.

Les hommes étaient venus ici, y avaient vécu. Sous ses pieds, sous le terrain gelé et mamelonné couvert de buissons effeuillés et d’arbres dénudés, gisait une ville. Oui, mais il eût fallu y arriver un ou deux millénaires plus tôt !

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