3

Les jours – et Falk ne les comptait plus – étaient devenus très courts ; il était peut-être, si le solstice d’hiver était passé, au seuil d’une nouvelle année. Il ne faisait sans doute pas aussi froid qu’au temps où la cité enfouie se dressait au-dessus de la terre, car la planète traversait maintenant un cycle météorologique plus chaud ; pourtant le temps était généralement gris et lugubre. Il neigeait souvent, pas assez fort pour gêner la marche de Falk, mais suffisamment pour qu’il se rendît compte que si les Zove ne lui avaient pas fourni des vêtements d’hiver et un sac de couchage, le froid aurait rendu son voyage plus qu’inconfortable. Du nord soufflait inlassablement un vent cinglant, si bien qu’il tendait à être déporté vers le sud par sa poussée ; et, quand il avait le choix, il préférait obliquer vers le sud-ouest plutôt que de marcher face au vent ou presque.

En un sombre après-midi de pluie et de neige fondue, il descendait d’un pas lourd une vallée orientée vers le sud, se frayant péniblement un chemin dans des broussailles épineuses, sur un sol rocheux et boueux. Tout à coup, la végétation s’éclaircit, et ce qu’il vit devant lui le cloua au sol : un grand fleuve à la surface luisante criblée par la pluie. La rive opposée, basse et plate, se perdait dans la brume. Falk fut impressionné par la largeur et la majesté de cette grande masse d’eau silencieuse s’écoulant vers l’ouest sous un ciel bas. Il crut d’abord que c’était le Fleuve Intérieur, un des rares points de repère géographiques dont on eût connaissance, par ouï-dire, chez les habitants de la Forêt orientale ; mais ce fleuve, disait-on, coulait vers le sud, marquant la limite ouest du royaume des arbres. Ce que voyait Falk ne pouvait donc être qu’un affluent du Fleuve Intérieur. Il le suivit pour cette raison, et aussi pour éviter les hautes collines et être largement pourvu en eau et en gibier ; de surcroît, c’était bien agréable de pouvoir fouler à l’occasion une rive sablonneuse et d’avoir le ciel au-dessus de sa tête au lieu d’un éternel plafond de branches effeuillées. Il suivit donc le cours d’eau vers le sud-ouest, traversant un paysage ondulé et boisé, froid, silencieux, incolore sous l’étreinte de l’hiver.

Un matin, il tua une poule sauvage ; c’était là son gibier habituel, très répandu sur les bords du fleuve, où il passait en basses volées, poussant des cris rauques. Blessé à l’aile, l’oiseau vivait encore lorsqu’il le ramassa. Il battait des ailes et criait de sa voix perçante : « Tueras pas !… tueras pas !… tueras…» Falk lui tordit le cou.

Ces mots résonnaient dans son esprit, et il ne pouvait faire taire cette voix. La dernière fois qu’un animal lui avait parlé, c’était dans la maison de la Peur. Dans la solitude de ces grises collines, il y avait donc quelque part – ou il y avait eu – des hommes : un groupe vivant caché comme chez Argerd, ou de sauvages vagabonds qui le tueraient lorsqu’ils verraient ses yeux étranges, ou des hommes-outils qui le conduiraient à leurs Seigneurs, esclave ou prisonnier. Force lui serait peut-être de les affronter un jour, ces Seigneurs, mais il voulait trouver seul, sans aide et quand bon lui semblerait, le chemin qui menait vers eux. Méfie-toi de tous, évite les hommes ! Il savait bien sa leçon maintenant. C’est avec une grande circonspection qu’il avança ce jour-là, toujours sur le qui-vive et tellement silencieux que les oiseaux aquatiques, grouillant sur la rive du fleuve, s’envolaient, effarouchés, presque sous ses pieds.

Il ne vit aucun sentier, ni aucun indice permettant de penser que des êtres humains habitaient près de la rivière ou y venaient quelquefois. Mais, lorsque le court après-midi toucha à sa fin, il vit une volée de poules sauvages vert mordoré s’élever devant lui et survoler le fleuve, gloussant et s’interpellant en caquetant des paroles humaines.

Un peu plus loin, Falk s’arrêta : le vent du nord-ouest lui apportait, pensait-il, une odeur de feu de bois.

Il redoubla de prudence. Puis, comme la nuit tombait sur les troncs dépouillés et estompait les eaux sombres du fleuve, il vit, loin devant lui, sur la rive broussailleuse où des saules entrelaçaient leurs branches, une faible lueur, qui s’éclipsa, puis reparut.

Ce qui l’arrêta, ce n’était plus la peur ni même la prudence. Cette lueur distante qu’il fixait, figé sur son chemin, c’était, mis à part son feu de camp de solitaire, la première lumière qu’il voyait en pleine nature depuis son départ de la Clairière. Il éprouva une bien étrange émotion devant ce lointain signal lumineux jailli du crépuscule.

Patient dans sa fascination comme les hôtes des bois, il attendit qu’il fît tout à fait nuit, puis s’avança lentement et sans bruit le long du rivage, s’abritant sous les saules, jusqu’à ce qu’il pût voir la lumière jaune d’un feu s’encadrer dans une fenêtre, et un toit pointu frangé de neige et surplombé par des pins. Orion étalait son immense constellation au-dessus des ténèbres de la Forêt et du fleuve. La nuit d’hiver était glaciale et silencieuse. De temps à autre, un flocon de neige poudreuse délogé d’une branche tombait au gré du vent vers l’eau sombre et scintillait un moment dans le foyer de lumière.

Falk fixait cette lumière. Il s’approcha de la cabane, puis resta un long moment immobile.

La porte s’ouvrit avec un craquement et projeta un large éventail doré sur le sol obscur, d’où la neige poudreuse s’éleva en nuages pailletés.

— « Viens te placer dans la lumière ! » dit un homme, cible vulnérable s’exposant dans le rectangle de lumière de l’entrée.

Caché dans l’obscurité des fourrés, Falk mit la main à son laser, puis s’immobilisa.

— « Je t’ai entendu en esprit. Je suis un Percipient. Viens donc ici. Tu n’as rien à craindre. Comprends-tu la langue que je parle ? »

Falk ne répondit pas.

— « J’espère que oui parce que je ne veux pas te parler en esprit. Il n’y a ici que toi et moi, » dit la voix calme. « Mon esprit perçoit sans effort comme tes oreilles entendent, et je continue à t’entendre là dans le noir. Viens donc et frappe à la porte si tu veux passer un moment sous un toit. »

La porte se referma.

Falk resta un moment immobile. Puis il franchit les quelques mètres le séparant de la petite cabane, et frappa à la porte.

— « Entrez ! »

Il ouvrit la porte et pénétra dans une chaude lumière.

Un vieil homme aux cheveux gris noués en une longue natte alimentait le feu. Il ne se retourna pas pour regarder l’étranger, mais continua à disposer ses morceaux de bois avec méthode. Au bout d’un moment il se mit à psalmodier :

Seul j’ai l’esprit brouillé

brouillé

esseulé

Oh ! comme une mer

en dérive

Oh ! sans un havre

où jeter l’ancre…

La tête grise se tourna enfin. Le vieillard souriait ; ses yeux étroits et brillants regardaient Falk de côté.

D’une voix qui était rauque et hésitante faute d’avoir servi depuis longtemps, Falk répondit en récitant le verset suivant de l’Ancien Canon :

Chacun se rend utile

seul je suis

inepte

étranger

Seul je diffère des autres

mais je cherche

le lait de la Mère

la Voie…

— « Ha, ha, ha ! » dit le vieil homme. « C’est vrai, ça, Œil d’Ambre ? Allons, viens t’asseoir auprès du feu. Étranger ? Oh ! pour ça oui, pas d’erreur. Tu es bien étranger. Et tu viens de loin ? Qui sait ? Où est cette sacrée bouillotte ? Il fait froid cette nuit dans le vaste monde, pas vrai ? Froid comme un baiser de traître. Voilà ; remplis-la au seau qui est à la porte, tu seras gentil, et je la mettrai à chauffer… Parfait. Je suis Thurrodowiste, oui, je vois, tu sais ce que c’est ; alors il ne faut pas t’attendre ici à un grand confort. Mais un bain chaud, c’est un bain chaud, qu’on en ait chauffé l’eau par fusion d’hydrogène ou avec des nœuds de pin. Pas vrai ? Oui, tu es vraiment étranger et ça ne ferait pas de mal à tes vêtements de prendre un bain, comme toi, même s’ils sont imperméables. Qu’est-ce que c’est que ça ?… Des lapins ? Parfait. Nous en ferons demain un ragoût avec un ou deux légumes. Les légumes, tu vois, ça ne s’attrape pas avec un pistolet-laser. Et on ne peut pas en faire provision dans un sac à dos. Je vis seul ici, mon gars, seul-seulet. C’est parce que je suis un grand, très grand Percipient, le plus grand de tous, que je vis seul et que je parle trop. Je n’ai pas poussé ici comme un champignon dans les bois ; mais quand je vivais avec d’autres hommes, jamais je ne pouvais me fermer à leurs esprits, à tout ce brouhaha, ces chagrins, ces bavardages, ces soucis, toutes ces existences tirant à hue et à dia, et c’était comme s’il me fallait retrouver mon chemin dans une quarantaine de forêts à la fois. J’ai préféré vivre ici dans une vraie forêt, entouré seulement d’animaux – au moins leurs esprits ne sont pas bavards ni bruyants, et il n’y a place dans leurs pensées ni pour la mort ni pour le mensonge. Assieds-toi ; il t’a fallu longtemps pour arriver ici et tes jambes sont fatiguées. »

Falk s’assit sur le banc de bois près de l’âtre. « Je vous remercie de votre hospitalité, » dit-il, et il allait donner son nom mais le vieil homme lui dit : « Peu importe. Des noms, je peux t’en donner moi-même d’excellents et qui feront très bien l’affaire ici. Œil Jaune, Étranger, Visiteur, tout ça peut aller. N’oublie pas que je suis Percipient et non paraverbaliste. Je ne perçois pas les mots ou les noms. Je n’en veux pas. J’ai senti qu’il y avait une âme esseulée là-bas dans la nuit, j’ai senti comment tes yeux ont vu briller ma fenêtre éclairée. Est-ce que ce n’est pas suffisant, plus que suffisant ? Qu’ai-je besoin de noms ? Mon nom à moi, c’est le père Tousseul. Compris ? Et maintenant, approche-toi du feu, réchauffe-toi. »

— « J’ai déjà plus chaud, » dit Falk.

La natte grise du vieillard dansait sur ses épaules tandis qu’il s’affairait dans sa cabane, vif et frêle, parlant sans discontinuer, ne posant jamais une véritable question, n’attendant jamais une réponse, il ne craignait rien et il était impossible de le craindre.

Les jours et les nuits de son long voyage dans la Forêt parurent se télescoper dans le souvenir de Falk et perdre toute actualité. Il ne campait plus ; il était arrivé quelque part. Il n’avait plus à se préoccuper du temps, de la nuit, des étoiles, des bêtes et des arbres. Il pouvait se prélasser devant un bon feu, les jambes allongées, manger en compagnie d’un homme, se baigner devant le feu dans un baquet d’eau chaude. Il n’aurait su dire ce qui lui donnait le plus de plaisir, la chaleur de l’eau où son corps se décrassait et se délassait, ou la chaleur humaine où baignait son esprit, les discours imagés et pimentés d’absurde de son hôte, la complexité miraculeuse du langage humain après un si long silence dans une nature sauvage.

Il tint pour vrai ce que lui dit le vieil ermite de sa capacité de capter les émotions et les perceptions de son visiteur. « Cette faculté d’entendre en esprit », c’était l’empathie, qui est à la télépathie ce que le toucher est à la vue – un sens plus vague, plus primitif, plus intime. Ce n’était pas une discipline susceptible d’être apprise, maîtrisée, affinée comme la communication télépathique ; en revanche, l’empathie spontanée était un don assez répandu même chez des sujets n’ayant aucune formation spéciale. Kretyan, la jeune aveugle, s’était entraînée à écouter en esprit car la nature l’avait gratifiée de certains dons à cet égard – mais rien de comparable à ceux de l’ermite. Falk ne tarda pas à acquérir la certitude que le vieil homme ne cessait d’être conscient, peu ou prou, de tout ce que son visiteur ressentait, de toutes ses intuitions. Mais le fait est que Falk n’en avait cure, alors qu’il avait été fou de rage de savoir que la drogue administrée par Argerd avait ouvert son esprit à une investigation télépathique. Ce qui comptait, c’était l’intention ; et quelque chose de plus.

— « Ce matin, j’ai tué une poule, » glissa Falk pendant un silence de son hôte, alors occupé à chauffer pour lui une serviette rugueuse devant les flammes bondissantes. « Elle a parlé en notre langage. Elle a cité un passage de… la Loi. » Est-ce à dire qu’il y a par ici des hommes qui apprennent à parler aux bêtes à poil et à plumes ? Il n’était pas encore assez en confiance, même sortant de son bain chaud, pour prononcer le nom de l’Ennemi : il n’avait pas oublié la leçon qu’il avait reçue à cet égard dans la maison de la Peur.

En guise de réponse, l’ermite se contenta de poser une question, cela pour la première fois : « As-tu mangé la poule ? »

— « Non, » dit Falk, s’essuyant avec la serviette devant le feu qui colorait sa peau en un rouge rappelant celui du bronze nouveau. « Impossible après l’avoir entendue parler. J’ai tué les lapins à la place. »

— « Tu l’as tuée et tu ne l’as pas mangée ? Mais c’est une honte ! » Le vieil homme se mit à caqueter, puis à chanter comme un coq sauvage. « Tu n’as donc aucun respect pour la vie ? Il faut savoir interpréter la Loi. Elle dit qu’il ne faut pas tuer à moins d’y être contraint. Et encore. Souviens-t-en à Es Toch. Es-tu bien sec ? Voile ta nudité, Adam du Canon de Yaweh. Tiens, enveloppe-toi là-dedans, ce n’est pas aussi sophistiqué que tes vêtements à toi, ce n’est qu’une peau de daim tannée dans la pisse, mais en tout cas c’est propre ! »

— « Comment savez-vous que je vais à Es Toch ? » demanda Falk en se drapant dans cette douce étoffe de cuir comme dans une toge.

— « Parce que tu n’est pas un être humain, » dit l’ermite. « Et puis n’oublie pas que je suis le Percipient par excellence. Je vois tout ce que contient ton esprit, si étrange soit-il. Le nord et le sud y sont obscurs ; à l’est, loin derrière toi, brille une radiance perdue ; à l’ouest, l’horizon est sombre, sombre et lourd. Je connais cette opacité. Écoute. Écoute-moi parce que je ne veux pas t’écouter, cher convive et jeune étourneau. Si j’avais besoin d’écouter parler les hommes, je ne vivrais pas ici, cochon sauvage parmi les cochons sauvages. J’ai une chose à te dire avant de m’endormir. Écoute bien : les Shing ne sont pas nombreux. Voilà une grande nouvelle, un précieux enseignement. Souviens-t’en lorsque tu seras plongé dans la nuit atroce des brillantes lumières d’Es Toch. Il y a de ces petits détails bons à connaître. Et maintenant, oublie l’est et l’ouest, et dodo ! À toi le lit. J’ai beau être Thurrodowiste, et opposé comme tel à tout luxe trop voyant, je n’en apprécie pas moins les plaisirs les plus humbles de l’existence, par exemple un lit. En tout cas de temps à autre. Et même la compagnie d’un de mes semblables, disons une fois par an. Mais j’avoue que ce n’est pas, comme pour toi, une chose qui me manque. Être seul n’est pas être esseulé…» Et, tout en se faisant une espèce de paillasse sur le plancher, il cita le Nouveau Canon de sa religion en une tendre psalmodie : « Point ne suis plus esseulé que le ruisseau du moulin, ou une girouette, ou l’étoile polaire, ou le vent du sud, ou une giboulée de mars, ou un redoux de janvier, ou la première araignée à élire domicile dans une maison neuve… Point ne suis plus esseulé que le plongeon qui rit si bruyamment sur son étang, ou que l’étang même du Walden…

« Bonne nuit, » dit-il ensuite, et il se tut. Ce fut pour Falk la première longue nuit de bon sommeil depuis son départ.

Il passa encore deux jours et deux nuits dans la cabane au bord du fleuve ; il lui coûtait de quitter ce petit havre de chaleur et de se séparer de ce compagnon qui lui faisait si bon accueil. Son hôte l’écoutait rarement et ne répondait jamais à ses questions, mais dans le flot incessant de ses discours, certains faits, certaines suggestions faisaient surface un instant pour disparaître aussitôt. Il connaissait avec assez de précision le chemin menant vers l’ouest, cela jusqu’à une distance que Falk n’aurait su évaluer avec certitude. Jusqu’à Es Toch même, semblait-il ; peut-être même au-delà ? Falk n’avait de tout cela qu’une idée bien nébuleuse : tout ce qu’il savait, c’est qu’on finissait par aboutir à la mer d’Orient et à la Forêt orientale. Les Hommes n’ignoraient pas que la Terre était ronde, mais ils n’avaient plus de cartes. Falk eut comme une idée que l’ermite aurait été capable d’en dessiner une ; mais il se demandait d’où lui venait cette idée car son hôte ne lui parlait jamais directement de ce qu’il avait fait ou vu hors des limites de sa petite clairière au bord de l’eau.

— « Attention aux poules, en aval, » dit le vieil homme à propos de rien tandis qu’ils déjeunaient de bon matin avant le départ de Falk. « Il y en a qui savent parler. D’autres qui entendent. C’est comme pour nous, hein ? Je parle et tu écoutes. En réalité, je suis le Percipient, et toi le Messager. Que la logique aille se faire fiche ! Attention donc aux poules, méfie-toi de celles qui chantent des chansons. Les coqs sont moins sujets à caution, ils sont trop occupés à faire cocorico. Reste seul. Ça ne te fera pas de mal. Dis bien le bonjour à tous les Princes ou vagabonds que tu pourras rencontrer, à Henstrella notamment. À propos, l’idée m’est venue cette nuit entre deux rêves, un des miens et un des tiens, que tu as assez marché comme ça et que tu aimerais peut-être avoir mon glisseur. Je l’avais oublié, ce brave. Je ne m’en servirai plus puisque, avant le grand voyage, je n’en projette aucun autre. J’espère que quelqu’un viendra m’enterrer, quand je serai mort, ou tout au moins me sortir d’ici pour m’offrir aux rats et aux fourmis. Ma bicoque a toujours été propre et bien tenue, alors ça m’ennuie de penser qu’elle pourrait être infestée par ma pourriture. Un glisseur, bien sûr, ça n’est bon à rien dans la Forêt maintenant qu’il n’y a plus de pistes dignes de ce nom, mais, si tu veux suivre la rivière, ce sera parfait. Et aussi pour franchir le Fleuve Intérieur, qui n’est pas facile à traverser pendant le dégel, à moins d’être un poisson-chat ! Il est dans l’appentis si tu le veux. Moi, je n’en ai pas besoin. »

Les plus proches voisins de Zove, les Kathols, étaient Thurrodowistes, et Falk savait qu’un des grands principes de cette secte était de ne pas utiliser des appareils mécaniques trop ingénieux, sans pourtant pousser la chose jusqu’à la manie et au fanatisme. Que ce vieil ermite, qui menait une existence beaucoup plus primitive que les Kathols, qui élevait de la volaille et cultivait des légumes parce qu’il n’avait même pas un fusil de chasse, possédât un aéroglisseur, c’est-à-dire un produit de luxe de la technologie, cela parut à Falk tellement bizarre qu’il regarda son hôte en éprouvant à son égard, pour la première fois, une vague défiance.

Le Percipient fit un bruit de succion, puis caqueta : « Tu n’as jamais eu la moindre raison de me faire confiance, mon petit gars venu de loin, » dit-il. « Et réciproquement. Après tout, on peut cacher ses pensées même au plus grand Percipient. On peut même se les cacher à soi-même, et alors l’esprit n’arrive pas à mettre la main dessus. Prends donc le glisseur. Le temps des voyages est fini pour moi. C’est un monoplace mais tu es tout seul. Et je crois que ta route est trop longue pour que tu puisses la faire à pied. Ou même en glisseur, d’ailleurs. »

Falk ne posa pas de question, et pourtant le vieil ermite lui répondit :

« Il faut peut-être que tu rentres chez toi, » dit-il.

Lorsqu’il lui fit ses adieux à l’aube, dans une brume glaciale sous les pins chargés de givre, Falk, pour lui exprimer sa gratitude et son regret de le quitter, lui tendit la main comme on fait à un maître de maison et ainsi qu’on le lui avait enseigné. Et ce geste, il l’accompagna de ce mot : « Tiokioï…»

— « Quel nom me donnes-tu là, Messager ? »

— « Un nom qui… veut dire père, je crois…» Le mot était venu sur ses lèvres spontanément et incongrûment. Falk n’était pas certain d’en connaître le sens et il n’aurait su dire à quelle langue il appartenait.

— « Adieu, pauvre bêta trop confiant ! Tu diras la vérité, et tu y gagneras ta liberté – ou bien tu la perdras, ça dépendra. Va tout seul, tout seulet, cher bêta ; c’est de loin la meilleure façon de voyager. Tes rêves vont me manquer. Adieu, adieu ! Les poissons et les invités commencent à puer au bout de trois jours ! Adieu ! »

Falk était à genoux sur le glisseur, petit engin élégant en paristolis noir incrusté de fils de platine décrivant une arabesque à trois dimensions. L’ornementation cachait presque entièrement les commandes, mais Falk, qui s’était amusé avec un glisseur chez Zove, eut vite fait de démarrer. Sous ses doigts, deux arcs ; il les examina une minute, toucha celui de gauche, y déplaça le doigt jusqu’à ce que le glisseur se fût élevé silencieusement d’environ deux pieds, puis avec l’arc de droite fit glisser le petit engin au-dessus de la cour et de la rive jusqu’à ce qu’il survolât la glace écumeuse du fleuve là où ses eaux stagnaient au pied de la cabane. Il se retourna alors pour crier adieu, mais le vieil homme était déjà rentré chez lui et sa porte refermée. Et tandis que le véhicule de Falk, lui obéissant sans bruit, filait le long du fleuve, large et sombre avenue, un immense silence se referma sur lui.

Une brume glacée flottait sur les larges courbes du fleuve, devant et derrière lui, et sur les arbres gris de chaque rive. Tout était gris de glace et de brouillard : le sol, les arbres, le ciel. Seule l’eau que Falk survolait, à une allure un peu plus rapide que son cours, était sombre. Lorsqu’il commença à neiger le lendemain, les flocons se détachaient en noir sur le ciel et en blanc sur l’eau avant de s’y évanouir, tombant du ciel et disparaissant, interminablement, dans l’interminable courant.

Ce mode de locomotion était bien plus rapide que la marche, plus sûr et plus facile – trop facile même, d’un effet hypnotique par sa monotonie. Falk n’était que trop heureux de retrouver la rive du fleuve, pour y chasser et y camper. C’était tout juste si les oiseaux aquatiques ne lui tombaient pas dans les bras, et les animaux qui venaient s’abreuver au fleuve lui faisaient à peine l’honneur d’un regard, comme s’il n’était qu’une grue ou un héron filant au ras de l’eau, offrant ainsi leurs flancs et leurs poitrines sans défense au tir de son fusil. Tout ce qui lui restait à faire était d’écorcher le gibier, de le dépecer, de le cuire, de le manger, de se construire un petit abri pour la nuit avec des branches ou de l’écorce, et le glisseur pour toit, afin de se protéger contre la neige ou la pluie ; et puis de dormir, de faire à l’aube un repas de viande froide, de s’abreuver à la rivière, et de repartir. Et de recommencer.

Falk s’amusait avec le glisseur pour tromper l’ennui des heures monotones ; il le faisait monter à cinq mètres, et alors comme le vent et les couches d’air rendaient aléatoire l’efficacité de son coussin d’air, il risquait de piquer du nez s’il ne corrigeait pas immédiatement son inclinaison au moyen des commandes et en pesant sur lui de tout son corps ; où bien il le faisait amerrir brutalement dans des gerbes d’écume, si bien qu’il rebondissait sur la surface de l’eau en ricochets se terminant par des glissades, avec parfois des sauts-de-mouton dignes d’un poulain. Falk fit bien quelque chutes, mais sans pour cela renoncer à ce jeu. Le glisseur était ainsi réglé qu’il flottait à trente centimètres de haut lorsqu’il n’y avait personne aux commandes, Falk n’avait donc qu’à se hisser sur lui, puis gagner la rive et y faire un feu s’il était gelé, ou poursuivre sa route tout simplement. Ses vêtements étaient imperméables et, de toute façon, l’eau du fleuve ne pouvait guère le mouiller davantage que celle qui tombait du ciel. Son drap d’hiver lui tenait tout juste assez chaud, ses petits feux de camp étant strictement à usage culinaire. Il n’y avait probablement pas assez de bois sec dans toute la Forêt orientale pour faire un vrai feu après cette longue période de pluie, de neige fondue, de brume, de pluie et encore de pluie.

Falk devenait un virtuose sur son glisseur : il le faisait ricocher sur l’eau en une série de claques retentissantes qui étaient comme de grands sauts de poisson, des rebonds obliques se terminant par une dernière claque et une gerbe d’écume foudroyante. Ce jeu le changeait parfois agréablement, parce qu’il était bruyant, de la monotonie sans heurts et silencieuse d’une glissade à la surface de l’eau entre les rives aux collines boisées. Il venait d’exécuter de bruyants ricochets sur une courbe de la rivière, relevant son virage à coups de chiquenaudes légères sur ses arcs, lorsqu’il freina pour s’arrêter silencieusement sur son coussin d’air. Loin devant, sur une partie droite du fleuve dont les eaux luisaient comme de l’acier, un bateau avançait vers lui.

Impossible de l’éviter, de se faufiler derrière un rideau d’arbres. Trop tard. Falk se coucha à plat sur le glisseur, pistolet en main, et suivit la rive droite du fleuve, à une hauteur de trois mètres pour dominer les passagers du bateau.

Il avançait en douceur, gréé d’une seule petite voile triangulaire. Lorsqu’il fut assez proche et bien que le vent soufflât vers l’aval, Falk entendit, faiblement encore, chanter ses passagers.

Le bateau avançait toujours, et ils continuaient à chanter sans se soucier de Falk.

Dans le champ restreint de sa mémoire, il se rappelait que la musique l’avait toujours fasciné en même temps qu’elle l’effrayait ; elle l’emplissait d’une félicité angoissée, d’un plaisir trop proche du supplice. Entendre chanter une voix humaine, c’était pour lui sentir qu’il n’était pas humain, et cela avec une intensité atroce, qu’il était étranger et par là incapable de faire monter et descendre la voix en mesure et varier son timbre ; ce n’était pas pour lui une chose oubliée, mais nouvelle, hors de sa portée. Pourtant son étrangeté même l’attirait, et, sans s’en rendre compte, il ralentit son glisseur pour écouter. C’était un chant à quatre ou cinq voix, qui s’élevaient à l’unisson, se dissociaient, s’entrelaçaient pour composer une harmonie dont la virtuosité dépassait tout ce qu’il avait jamais entendu. Falk ne comprenait pas les paroles. La Forêt entière, l’eau grise et le ciel gris s’étendant à perte de vue paraissaient écouter avec lui en silence, avec la même intensité et sans comprendre non plus.

Le chant cessa, remplacé par un éclat de voix rieuses, bruit plus faible mais carillonnant. Glisseur et nef étaient maintenant presque de front, séparés par une centaine de mètres. Un homme grand et très mince dressé à la poupe de l’embarcation héla Falk d’une voix claire qui portait aisément sur l’eau. Une fois de plus Falk ne put rien saisir. Dans la lumière hivernale aux reflets d’acier, la chevelure de cet homme et celle de ses quatre ou cinq compagnons brillaient du même or fauve ; on eût dit qu’ils étaient tous de la même famille, ou de la même souche. Falk ne distinguait pas les visages, il voyait seulement les cheveux d’or rouge et les corps sveltes qui se penchaient pour lui faire signe au milieu des rires. Il ne put déterminer le nombre exact des passagers. L’espace d’une seconde, il vit nettement un visage, celui d’une femme qui l’observait, séparé de lui par l’eau mouvante et par le vent. Il avait ralenti le glisseur jusqu’à l’immobiliser sur son coussin d’air, et la nef paraissait tout aussi immobile.

— « Suis-nous ! » cria l’homme dressé à la poupe, et cette fois Falk le comprit. Il parlait galactique, la vieille langue de la Ligue. Comme tous les habitants de la Forêt, Falk l’avait apprise dans des livres et sur des bandes, car les documents ayant survécu à l’Ère de la Ligue étaient écrits en cette langue, qui servait d’idiome commun entre hommes parlant des dialectes différents. Celui de la Forêt orientale dérivait du galactique, mais s’en était éloigné considérablement depuis un millénaire et présentait même des divergences d’une maison à l’autre. Zove avait un jour accueilli des voyageurs en provenance de la mer d’Orient, et leur dialecte différait tellement de celui de leur hôte qu’on avait jugé plus facile de parler galactique ; et c’avait été pour Falk la seule occasion de l’entendre employer comme langue vivante et non, comme c’était autrement le cas, par la voix d’un phonogramme ou celle d’un hypnophone murmurant à son oreille dans la nuit d’un matin d’hiver. C’était comme un rêve d’entendre parler cette langue archaïque par la voix claire du timonier.

— « Suis-nous ! » criait-il, « nous allons à la cité ! »

— « Quelle cité ? »

— « La nôtre, » répondit-il, et il rit.

— « La cité qui fait bon accueil au voyageur ! » cria un autre homme ; un autre encore, de cette voix de ténor qui avait paru si suave à Falk lorsqu’ils chantaient, lui parla avec plus de douceur : « Ceux qui ne nous veulent pas de mal n’ont rien à craindre de nous. » Puis ce fut le tour d’une femme qui souriait, semblait-il, en disant ces mots : « Sors de ta solitude sauvage, voyageur, et viens écouter notre musique pendant une nuit. »

Le nom que ces gens lui donnaient voulait dire voyageur ou messager.

— « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

Le vent soufflait et le large fleuve coulait. Nef et glisseur flottaient immobiles alors que fluaient l’air et l’eau ; ils flottaient unis et séparés, comme par enchantement.

— « Nous sommes des hommes. »

À ces mots, le charme fut rompu ; cette suave harmonie, cette senteur, fut balayée comme par le vent d’est. Falk revit cet oiseau mutilé qui se débattait dans ses mains en criant des paroles humaines d’une voix stridente qui n’avait rien d’humain. Il fut parcouru du même frisson qu’il avait alors ressenti, et sans hésitation, impulsivement, il actionna l’arc d’argent et lança le glisseur à toute vitesse vers l’occident.

Le vent soufflait maintenant du bateau vers le glisseur, mais sans apporter à Falk le moindre bruit de voix. Au bout de quelques moments, lorsqu’il eut eu le temps de se laisser gagner par l’hésitation, Falk ralentit son engin et tourna les yeux. La nef avait disparu. Il n’y avait plus rien sur la surface sombre du vaste fleuve, rien jusqu’au coude lointain que Falk avait laissé derrière lui.

Il renonça dorénavant à ses jeux bruyants et poursuivit son voyage aussi rapidement et silencieusement que possible ; il n’alluma aucun feu cette nuit-là et son sommeil fut inquiet. Pourtant le charme n’était pas entièrement rompu. Les douces voix des chanteurs avaient parlé d’une cité, Elonaae en Langue ancienne, et tandis qu’il descendait seul la rivière, glissant sur son coussin d’air en pleine nature sauvage, Falk se murmurait ce mot à lui-même. Elonaae, la Cité de l’Homme : des myriades d’hommes en ses murs, non pas une maison isolée mais mille maisons, de vastes demeures, des tours, des murs, des fenêtres, des rues, de grandes places où convergeaient les rues, et ces maisons de commerce dont parlaient les livres, où l’on fabriquait et vendait toutes les merveilles de l’ingéniosité humaine, les palais du gouvernement où les puissants se réunissaient pour parler ensemble de toutes les grandes œuvres qu’ils réalisaient, les terrains d’où s’élançaient les nefs qui franchissaient le temps pour gagner d’autres mondes : la Terre avait-elle jamais porté quelque chose d’aussi merveilleux que ces cités de l’homme ?

Il n’en restait plus rien. Il n’y avait plus qu’Es Toch, la cité du Mensonge. Il n’y avait point de ville dans la Forêt orientale. Parmi les marécages, les aulnaies, les garennes, les foulées de cerfs, les routes perdues, les pierres brisées, enfouies, on ne voyait surgir aucune tour de pierre, d’acier ou de verre emplie d’âmes humaines.

Pourtant Falk gardait la vision d’une ville, et c’était presque comme le vague souvenir d’une chose qu’il avait jadis connue. Il pouvait juger par là de la force de ce leurre, de cette illusion dont il avait triomphé tant bien que mal, et il se demandait s’il rencontrerait encore d’autres mirages, d’autres leurres, à mesure qu’il progresserait sans répit vers l’ouest, vers le pays où ces illusions avaient leur source.

Les jours coulaient avec lui comme le fleuve ; et puis, un certain après-midi, par un temps calme et gris, le monde s’élargit lentement, s’élargit toujours davantage jusqu’à prendre une grandiose amplitude, celle d’une immense étendue d’eaux troubles sous un ciel immense : c’était le confluent du fleuve de la Forêt et du Fleuve Intérieur. Ce vaste cours d’eau, il n’était pas étonnant qu’on en connût l’existence même à des centaines de kilomètres à l’est, chez des hommes dont l’isolement les condamnait à une profonde ignorance : il était si colossal que même les Shing ne pouvaient en cacher l’existence. Des confins inondés de la Forêt, dont les derniers mamelons formaient des îlots, c’était une mer désolée d’eaux luisantes gris-jaune qui s’étendait au loin vers l’ouest jusqu’à une rive bordée de collines. Falk s’éleva au-dessus du confluent du même vol bas que les hérons bleus du fleuve. Puis il atterrit sur la rive occidentale ; dans l’existence dont il conservait le souvenir, c’était la première fois qu’il sortait de la Forêt.

Au nord, à l’ouest et au sud, s’étendait un paysage vallonné ; on y voyait de nombreux bouquets d’arbres, de la brousse et des fourrés dans les basses plaines, mais c’était une région à ciel ouvert, grand ouvert. Proie facile de la suggestion, Falk écarquilla les yeux vers l’ouest pour découvrir les montagnes. Mais cette vaste plaine, la Prairie, passait pour être d’une très grande largeur, atteignant peut-être des milliers de kilomètres ; personne chez Zove n’aurait d’ailleurs su le préciser.

Il ne vit aucune montagne, mais cette nuit-là il vit le bord du monde, la ligne où il coupait le ciel étoilé. Il n’avait encore jamais vu un horizon. Sa vision du monde avait été jusque-là bornée de tous côtés par des feuilles, des branches. Mais ici rien ne le séparait des étoiles, qui flamboyaient en une jatte immense s’élevant des bords de la Terre, un dôme noir aux motifs de feu. Et Falk savait que le cercle se bouclait sous ses pieds ; heure par heure, l’horizon plongeait pour révéler les motifs lumineux cachés à l’est et sous la Terre. Il resta éveillé la moitié de la longue nuit d’hiver et ne rouvrit les yeux que lorsque à l’orient le bord du monde, continuant à plonger vers l’est, coupa le soleil et que la lumière venue de cet astre lointain le frappa à travers la plaine.

Ce jour-là, Falk marcha à la boussole droit vers l’ouest, et il fit de même le lendemain et le surlendemain. N’ayant plus à suivre les méandres du fleuve, il filait vite et droit. C’était maintenant vraiment du sport que de piloter le glisseur, qui, sur un sol inégal, se cabrait et piquait du nez à chaque accident de terrain si Falk ne maintenait pas aux commandes une vigilance de tous les instants. Il aimait cette vaste étendue de ciel et de prairie, et la solitude était un plaisir pour lui – oui, il aimait se sentir seul en un domaine aussi spacieux. Le temps était doux, paisible, ensoleillé, en cet hiver qui allait vers sa fin. Lorsqu’il pensait à la Forêt, il avait l’impression d’être sorti de ténèbres suffocantes et menaçantes pour se trouver en pleine lumière et en plein air comme si les prairies étaient une seule et immense Clairière. Des bovins sauvages à robe rouge jonchaient la vaste plaine par dizaines de milliers, y faisant des taches sombres semblables à des ombres de nuages. Partout le sol était d’une couleur foncée, sauf aux endroits où les premières poussées bifides des herbes les plus vaillantes le paraient d’un vert vaporeux ; sur terre, des antilopes galopaient et des chats sauvages bondissaient mêlés à des lapins, des souris, des taupes, des blaireaux qui fouissaient le sol à qui mieux mieux, enfants chéris ou maudits de civilisations disparues. Le ciel était empli de bruissements d’ailes. Au crépuscule, des volées de grues blanches se posaient au bord des rivières, et l’on voyait leurs longues jambes d’échassier et leurs longues ailes relevées se refléter sur l’eau entre les roseaux et les peupliers effeuillés.

Pourquoi les hommes avaient-ils cessé de prendre la route pour voir le Monde ? Pourquoi donc, se disait Falk, assis auprès de son feu de camp qui brûlait comme une minuscule opale sous la grandiose voûte bleue du crépuscule. Des hommes comme Zove et Metock, pourquoi se cachaient-ils dans les bois, sans en sortir une seule fois de leur vie pour voir la Terre dans sa vaste splendeur ? Eux qui lui avaient tout appris, ils ignoraient une chose que Falk savait maintenant ; que l’homme peut voir sa planète pivoter au milieu des étoiles…

Le lendemain, sous un ciel menaçant, Falk pilotait son glisseur avec une virtuosité vite devenue machinale. Un vent froid soufflait du nord. Un troupeau de bovins sauvages couvrait la moitié des plaines s’étendant au sud du trajet suivi par Falk ; ils étaient des milliers et des milliers, et chacun d’eux était campé face au vent, mufle blanc abaissé en avant de leurs épaules rousses à poils rudes. Falk était séparé de leurs premiers rangs par quinze cents mètres de longues herbes grises ployées par le vent, et un oiseau gris volait vers lui, planant sans aucunement mouvoir ses ailes. Il l’observa, étonné par ce vol plané en droite ligne – non, il n’allait pas tout droit car il tourna sans un battement d’ailes pour intercepter le trajet du glisseur. Falk fut subitement pris de peur et agita le bras pour effaroucher cette créature et la détourner de lui, puis il se jeta à plat ventre et fit virer le glisseur, mais trop tard. Un instant avant d’être touché il vit le masque aveugle et lisse du monstre, l’éclat de l’acier. Puis vint le choc, l’explosion, un hurlement de métal, une soudaine nausée, une chute en arrière, interminable.

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