8
Il pleuvait sur la route de Keflavik ce matin-là et l’eau s’accumulait dans les profondes ornières creusées dans l’asphalte par le passage répété des roues, ornières que les voitures essayaient d’éviter. Les précipitations étaient d’une telle abondance qu’on voyait à peine à travers les vitres des voitures, occultées par les projections. Les véhicules, quant à eux, étaient malmenés par cette tempête déchaînée soufflant du sud-ouest. Les essuie-glaces parvenaient difficilement à chasser l’eau du pare-brise et Erlendur se cramponnait tellement au volant que les jointures de ses doigts blanchissaient. Il distinguait la lueur des feux arrière de la voiture qui le précédait et faisait de son mieux pour la suivre.
Il effectuait le voyage seul. Il pensait que cela valait mieux après la discussion qu’il avait eue avec la sœur de Kolbrun plus tôt dans la matinée. Le certificat de décès la mentionnait comme étant la personne la plus proche. La sœur ne se montrait pas franchement coopérative. Elle avait refusé de le recevoir. Un refus catégorique. Les journaux avaient publié des photos du défunt et dévoilé son identité. Erlendur lui avait demandé si elle en avait eu connaissance et s’apprêtait à lui demander si elle se souvenait du défunt quand elle lui avait raccroché au nez au beau milieu d’une phrase. Il avait décidé de voir quelle serait sa réaction s’il se présentait sur le seuil de son domicile. L’idée de la convoquer au poste pour interrogatoire en ayant recours à la force ne le séduisait pas.
Erlendur avait mal dormi la nuit précédente. Il s’inquiétait pour Eva Lind et craignait qu’elle ne fasse une satanée bêtise. Elle avait bien un téléphone portable mais, à chaque fois qu’il appelait, il tombait sur cette voix enregistrée annonçant que le téléphone se trouvait en dehors des zones couvertes par l’opérateur, que toutes les lignes étaient occupées ou bien qu’il était éteint. Erlendur ne gardait presque jamais souvenir de ses rêves, mais il ne se sentait pas bien au réveil et les réminiscences d’un mauvais rêve avaient traversé son esprit avant de se dissiper totalement.
Les informations qu’ils possédaient au sujet de Kolbrun étaient infimes. Elle était née en 1934 et avait porté plainte contre Holberg pour viol le 23 novembre 1963. Avant le départ d’Erlendur pour Keflavik, Sigurdur Oli avait épluché le contenu de la plainte pour viol qui renfermait une description des faits consignée sur un rapport de police que Sigurdur Oli avait trouvé dans les archives en suivant les indications de Marion Briem.
Âgée de trente ans, Kolbrun avait donné naissance à sa fille Audur. Le viol avait eu lieu neuf mois plus tôt. D’après le témoignage de Kolbrun, les choses s’étaient passées de la façon suivante : elle avait fait la rencontre de Holberg au bal de Krossinn qui se tenait à cette époque entre Keflavik et Njardvik. C’était un samedi soir. Elle ne le connaissait pas et ne l’avait jamais rencontré avant. Elle était accompagnée de ses deux amies ; Holberg et ses deux copains avaient passé la soirée avec elles au bal. A la fermeture, tous continuèrent à faire la fête chez l’une des deux amies de Kolbrun. Quand la nuit fut bien avancée, Kolbrun s’apprêtait à rentrer chez elle. Holberg avait alors prétendu vouloir la raccompagner par souci de sécurité. Elle ne s’y était pas opposée. Pour mémoire, aucun des deux n’était sous l’emprise de l’alcool. Kolbrun avait déclaré avoir bu deux petites vodkas mélangées avec des boissons pétillantes pendant le bal mais rien de plus une fois partie. Holberg n’avait pas consommé d’alcool ce soir-là. Il avait affirmé, à ce qu’avait entendu Kolbrun, être sous traitement antibiotique à cause d’une infection à l’oreille. Un certificat médical accompagnait le dossier de la plainte pour viol et le confirmait.
Holberg demanda à appeler un taxi. Il prétendait vouloir se rendre à Reykjavik. Elle hésita un instant avant de lui indiquer le téléphone. Pendant qu’elle enlevait son manteau dans l’entrée, il entra dans le salon puis elle se dirigea vers la cuisine pour se servir un verre d’eau. Elle ne l’entendit pas conclure la conversation, si tant est que celle-ci ait effectivement eu lieu. Elle sentit qu’il était tout à coup arrivé derrière elle, alors qu’elle se trouvait devant l’évier de la cuisine.
Elle sursauta si violemment que le verre lui échappa dans l’évier et que l’eau éclaboussa la table de cuisine. Elle se mit à pousser des hurlements d’effroi quand les mains de l’homme lui saisirent la poitrine et elle le repoussa en allant se réfugier dans le coin de la cuisine.
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
– On ne pourrait pas s’amuser un peu ? répondit-il en lui faisant face, sans perdre son calme. Il était de forte corpulence, de fortes mains pourvues de gros doigts.
– Je veux que tu sortes d’ici, répondit-elle d’un ton décidé. Immédiatement ! Je te prie de bien vouloir sortir d’ici.
– On ne pourrait pas s’amuser un peu ? répéta-t-il. Il avança d’un pas et elle plaça ses bras en avant, comme pour se protéger de lui.
– Ne m’approche pas ! hurla-t-elle. Ou bien j’appelle la police !
Elle comprit brusquement à quel point elle était seule et désarmée devant cet inconnu qu’elle avait laissé entrer dans son domicile, qui se blottissait maintenant tout contre elle et lui maintenait les mains derrière le dos pendant qu’il tentait de l’embrasser.
Elle avait beau se débattre, c’était inutile. Elle essaya de lui parler. De le faire revenir à la raison mais sentit son impuissance grandir au fur et à mesure.
Erlendur sursauta au moment où un énorme camion le klaxonna et le dépassa avec un vacarme effrayant en rejetant derrière lui des gerbes d’eau qui submergèrent la voiture. Il donna un coup sec au volant et fit de l’aquaplaning pendant quelques instants. L’arrière de la voiture se déporta et Erlendur crut l’espace d’un moment qu’il allait perdre le contrôle du véhicule pour finir sa course sur le champ de lave. Il ralentit autant qu’il put, parvenant ainsi à se maintenir sur la chaussée, et abreuva d’injures le chauffeur du camion qui avait déjà disparu derrière le rideau de pluie.
Environ vingt minutes plus tard, il arriva devant une petite maison en bois recouverte de tôle ondulée, située dans la partie la plus ancienne de Keflavik. Petite et peinte en blanc, elle était entourée d’une clôture également peinte en blanc et d’un jardin parfaitement entretenu. La sœur, maintenant à la retraite, portait le nom d’Elin et était de quelques années l’aînée de Kolbrun. Elle se tenait dans l’entrée, avait enfilé son manteau, prête à sortir, quand Erlendur sonna. Elle le regarda avec étonnement. Elle était de petite taille, maigre, avec une expression dure plaquée sur le visage, des yeux perçants, des pommettes hautes et des rides autour de la bouche.
– Je croyais pourtant vous avoir dit que je ne voulais rien avoir à faire avec vous ni avec la police, dit-elle, en colère, une fois qu’Erlendur eut décliné son identité.
– Je sais, répondit Erlendur, mais…
– Je vous prie de bien vouloir me laisser tranquille, continua-t-elle. Vous n’auriez pas dû faire tout ce chemin.
Elle sortit sur le pas de la porte, referma derrière elle, descendit les trois marches qui menaient à l’entrée, ouvrit la petite barrière de la clôture et la laissa ouverte pour indiquer à Erlendur qu’elle voulait qu’il s’en aille. Elle ne lui accorda pas un regard. Erlendur demeura sur l’escalier et la regarda s’éloigner.
– Vous savez que Holberg est mort, cria-t-il.
Elle ne lui répondit pas.
– Il a été assassiné à son domicile. Vous le savez.
Erlendur avait descendu les marches et se dirigeait vers elle. Elle avait un parapluie noir qu’elle ouvrit et que la pluie vint gifler. Erlendur n’avait rien d’autre que son chapeau pour se protéger de la pluie. Elle le distançait. Il la suivit et se mit à courir pour la rattraper. Il ne savait que lui dire pour qu’elle l’écoute. Il ne comprenait pas pourquoi cette femme réagissait ainsi face à lui.
– Je voulais vous poser des questions sur Audur, déclara-t-il.
La femme s’arrêta brusquement, se retourna, se dirigea vers lui d’un pas vif, un air méchant sur le visage.
– Espèce d’ordure de flic, grommela-t-elle en serrant les dents. Ne vous avisez pas de l’appeler par son nom ! Comment osez-vous ? ! Après tout ce que vous lui avez fait subir. Disparaissez. Disparaissez d’ici immédiatement ! Ordure de flic !
Elle regardait Erlendur avec des yeux emplis de haine mais celui-ci soutenait son regard.
– Après tout ce que nous lui avons fait ? demanda-t-il. A qui ?
– Dégagez d’ici, cria-t-elle en tournant les talons, l’abandonnant sur place. Il renonça à la poursuivre et la regarda s’éloigner sous la pluie, un peu voûtée, dans son manteau vert et ses bottines noires qui lui montaient au-dessus de la cheville. Il se retourna et reprit la direction de la maison d’Elin et de la voiture. Il s’assit dans le véhicule et alluma une cigarette, ouvrit un peu la fenêtre et démarra. Il recula lentement pour quitter la place de parking, passa la première et dépassa la petite maison.
Il aspira la fumée et ressentit de nouveau cette douleur sourde au milieu de la poitrine. Elle n’était pas nouvelle. C’était une source d’inquiétude depuis bientôt une année. Une douleur sourde qui lui souhaitait bonjour le matin mais s’estompait généralement assez vite dès qu’il sortait du lit. Le matelas sur lequel il dormait n’était pas de bonne qualité. Parfois, il avait mal dans tout le corps s’il restait trop longtemps au lit.
Il aspirait la fumée.
Espérait que ce n’était que le matelas.
Son portable sonna à l’intérieur de la poche de son imperméable pendant qu’il éteignait sa cigarette. C’était le chef de la police scientifique qui lui annonçait qu’ils étaient parvenus à déchiffrer l’inscription sur la pierre tombale et que celle-ci provenait de la Bible.
– Elle est tirée du psaume 64 de David, précisa-t-il.
– Oui, dit Erlendur.
– Préserve ma vie d’un ennemi terrifiant.
– Hein ?
– La pierre tombale porte l’inscription suivante : préserve ma vie d’un ennemi terrifiant. C’est un extrait des psaumes de David. Est-ce que ça peut vous être d’un quelconque secours ?
– Je n’en ai pas la moindre idée.
– La photo portait deux types d’empreintes digitales.
– Oui, Sigurdur Oli me l’a déjà dit.
– Les premières sont celles du défunt mais les autres ne figurent pas dans nos registres. Elles ne sont pas très nettes. Et surtout très anciennes.
– Est-ce que vous pouvez voir avec quelle sorte d’appareil la photo a été prise ? demanda Erlendur.
– C’est impossible à dire. Mais je ne pense pas qu’il ait eu quoi que ce soit de spécial.