12

Quand Erlendur rentra chez lui ce soir-là, sa fille Eva Lind était assise, adossée à la porte de son appartement, et semblait endormie. Il lui parla et essaya de la réveiller. Il n’obtint aucune réaction de sa part, il l’attrapa donc sous les aisselles, la souleva et l’amena à l’intérieur de l’appartement. Il ne savait pas si elle était endormie ou sous l’emprise d’une drogue. Il la déposa sur le sofa du salon. Sa respiration était régulière. Son pouls semblait correct. Il la regarda pendant un bon moment en se demandant ce qu’il devait faire. Il lui aurait volontiers donné un bain. Il émanait d’elle une mauvaise odeur, ses mains étaient dégoûtantes et ses cheveux tout collés de saletés.

– Où est-ce que tu es allée te fourrer ? soupira Erlendur.

Il prit place dans un fauteuil à côté d’elle sans avoir enlevé son chapeau ni son imperméable et pensa à sa fille jusqu’à ce qu’il tombe dans un profond sommeil.

Il eut du mal à se réveiller quand Eva Lind le secoua le lendemain matin. Il tentait de s’accrocher aux lambeaux d’un rêve qui éveillait en lui le même malaise que la nuit précédente. Il savait qu’il s’agissait du même rêve mais ne parvenait pas plus qu’alors à le garder en mémoire, il n’arrivait pas à l’analyser. Tout ce qu’il en restait était l’état de malaise et d’inquiétude qui l’accompagnait après le réveil.

Il n’était pas encore huit heures et l’obscurité la plus totale régnait au-dehors. Erlendur eut l’impression que le bruit de la pluie et des bourrasques glacées de l’automne avait cessé. A son grand étonnement, il sentit une odeur de café provenir de la cuisine, mêlée à celle de la vapeur d’eau, comme si quelqu’un avait pris un bain. Il remarqua qu’Eva Lind avait passé une de ses chemises ainsi qu’un vieux jeans qu’elle serrait autour de sa taille fine à l’aide d’une ceinture. Elle était pieds nus et propre comme un sou neuf.

— Dis donc, tu étais dans un bel état hier soir, dit-il en regrettant aussitôt ses paroles. Il se fit ensuite la réflexion qu’il aurait mieux fait d’arrêter de s’en soucier depuis longtemps.

– J’ai pris une décision, annonça Eva Lind en allant dans la cuisine. Je vais te faire grand-père. Papy Erlendur. C’est toi.

– Donc, tu t’offrais une dernière fiesta hier soir, c’est ça ?

– Ça ne te dérangerait pas que j’habite ici un moment, juste le temps de trouver autre chose ?

– Pas de problème.

Il s’assit à la table de la cuisine et but le café qu’elle lui avait servi dans la tasse.

– Et comment es-tu parvenue à cette conclusion ?

– Seulement…

– Seulement quoi ?

– Est-ce que je peux rester chez toi ?

– Aussi longtemps que tu veux. Tu le sais bien.

– Tu veux bien arrêter de me poser des questions ? Arrêter ces interrogatoires. On dirait que tu es toujours au boulot.

– Je suis toujours au boulot.

– Tu as retrouvé la fille de Gardabaer ?

– Non, ce n’est pas une priorité. J’ai eu une discussion avec son mari, hier. Il ne sait rien. La fille a laissé un message disant qu’Il était ignoble et elle se demandait ensuite : qu’est-ce que j’ai fait ?

– Il y a sûrement quelqu’un qui lui a tapé l’embrouille pendant le mariage.

– Tapé l’embrouille ? observa Erlendur. Quelle drôle d’expression.

– Quel genre de truc est-ce qu’on peut faire à la mariée pendant un mariage pour l’amener à se tirer ?

— Je n’en sais rien, répondit Erlendur d’un air absent. Je suppose que le gars a tripoté les demoiselles d’honneur et qu’elle s’en est aperçue. Je suis content que tu aies décidé de garder l’enfant. Cela t’aidera peut-être à te sortir de ce cycle infernal. Il est grand temps.

Il marqua une pause.

– C’est bizarre de voir à quel point tu es en forme par rapport à l’état dans lequel tu étais hier soir, ajouta-t-il.

Il prenait toutes les précautions possibles pour s’exprimer mais il savait aussi que si l’ordre des choses avait été respecté, Eva Lind n’aurait absolument pas dû être fraîche comme une rose, qu’elle n’aurait pas pris un bain ni préparé du café et qu’elle ne se comporterait pas non plus comme si elle n’avait jamais rien fait d’autre que de s’occuper de son père. Il la regardait et constata qu’elle réfléchissait aux diverses réponses envisageables en attendant le discours, il attendait qu’elle se lève et lui fasse l’article. Mais elle n’en fit rien.

– J’ai pris quelques cachets, dit-elle très calmement. Ça ne se fait pas tout seul. Et pas non plus d’un seul coup. C’est un processus qui prend du temps et je le fais comme je veux.

– Et l’enfant ?

– Ce que je prends n’aura aucune conséquence sur sa santé. Je n’ai pas envie de lui faire du mal. J’ai l’intention de le garder.

– Que sais-tu des effets que peuvent avoir ces saletés de médicaments sur le fœtus ?

– Je les connais parfaitement.

– Tu fais comme tu veux. Prends des trucs, mets-toi en isolement, enfin, je sais pas comment vous appelez ça, reste ici dans l’appartement et fais bien attention à toi. Je peux…

– Non, rétorqua Eva Lind. Tu ne fais rien. Tu continues à vivre ta vie en évitant de me fliquer. Tu ne te demandes pas ce que je fais. Si je ne suis pas à la maison quand tu rentres, c’est pas grave. Si je rentre tard ou même pas du tout à l’appartement, alors tu t’en occupes pas. Ça veut dire que je suis pas là, point.

– Donc, ça ne me concerne pas.

– Ça t’a jamais concerné, confirma Eva Lind en buvant une gorgée de café.

Au même moment, le téléphone sonna et Erlendur se leva pour répondre. C’était Sigurdur Oli qui appelait de chez lui.

– Je n’ai pas réussi à te joindre hier, dit-il. Erlendur se souvint qu’il avait éteint son téléphone portable pendant qu’il discutait avec Elin à Keflavik et il ne l’avait pas rallumé ensuite.

– Il se passe quelque chose ? demanda Erlendur.

– J’ai interrogé hier un certain Hilmar. Il est aussi chauffeur routier et il couchait parfois chez Holberg, à Nordurmyri. Temps de repos obligatoire comme ils appellent ça. Il m’a dit qu’Holberg était un bon gars, qu’il n’avait rien à lui reprocher et qu’à sa connaissance il se montrait agréable avec tout le monde au travail, serviable et bon camarade, blablabla. Il ne pouvait pas lui imaginer d’ennemis, mais il a quand même précisé qu’il ne le connaissait pas si bien que ça. Après m’avoir fait entendre toutes ces louanges, Hilmar a fini par me dire que Holberg n’était pas vraiment comme à son habitude la dernière fois qu’il était resté chez lui, il y a environ dix jours. Il avait même eu un comportement bizarre.

– Comment ça, bizarre ?

– D’après la description de Hilmar, le fait de répondre au téléphone le rendait nerveux. Il lui avait confié qu’il ne parvenait pas à se débarrasser d’un casse-couilles – c’est le terme qu’il avait employé – qui passait son temps à lui téléphoner. Hilmar affirme qu’il a dormi chez lui la nuit du samedi au dimanche, Holberg lui a demandé une fois de décrocher à sa place. C’est ce qu’il a fait mais quand le correspondant a compris que ce n’était pas Holberg qui avait répondu, il a raccroché immédiatement.

– Peut-on savoir de qui provenaient les appels reçus par Holberg ces temps derniers ?

– Je suis en train de m’en occuper. Il y a autre chose. Je viens de recevoir un relevé de la compagnie nationale du téléphone concernant les appels passés par Holberg et il fait apparaître un détail plutôt intéressant.

– Quoi donc ?

– Tu te rappelles son ordinateur ?

– Oui.

– Nous ne l’avons pas allumé.

– Non, la police scientifique s’en occupe.

– As-tu remarqué s’il était connecté à la prise téléphonique ?

– Non.

– La majeure partie des appels de Holberg, la plupart d’entre eux, étaient dirigés vers un fournisseur d’accès Internet. Il passait des journées entières à surfer sur Internet.

– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Erlendur qui était particulièrement peu doué dans le domaine de l’informatique.

– Nous le découvrirons peut-être quand nous allumerons son ordinateur, répondit Sigurdur Oli.

Ils arrivèrent en même temps à l’immeuble de Holberg, dans le quartier de Nordurmyri. Le ruban jaune de la police avait disparu et il n’y avait plus de traces visibles du crime. Il n’y avait aucune lumière dans les étages. Les voisins ne semblaient pas être chez eux. Erlendur avait la clef de l’appartement. Ils allèrent directement à l’ordinateur et l’allumèrent. Celui-ci se mit à ronronner.

– C’est une machine très puissante, commenta Sigurdur Oli et il se demanda un moment s’il devait en détailler les caractéristiques techniques pour Erlendur mais il abandonna l’idée. Après quelques négociations auprès du fournisseur d’accès à Internet, celui-ci avait fini par lui communiquer le numéro d’identifiant de Holberg.

– Ok, dit-il, on ferait peut-être mieux de savoir s’il utilise Netscape, qui est la seule façon d’aller sur Internet une fois la connexion établie avec le fournisseur d’accès, aller dans Démarrer, puis Tous les programmes, regarde, voilà le programme Internet et là, il y a Netscape. Voyons voir s’il conservait des dossiers dans les Favoris, y’en a un sacré paquet, un putain de paquet. Les Favoris te permettent d’aller plus rapidement à des pages que tu visites souvent. Tu vois à quel point la liste est longue. J’ai l’impression que ce ne sont rien que des sites pornographiques, allemands, hollandais, suédois, américains. Il est possible qu’il ait téléchargé une partie du contenu de ces sites sur C, le disque dur. Alors, on ferme tout ça, on va dans Démarrer puis Tous les Programmes et ensuite Windows Explorer, on l’ouvre. Voilà le contenu du disque dur. Eh bien, dis donc !

– Quoi ? demanda Erlendur.

– Le disque dur est bourré à craquer.

– Ce qui signifie ?

– Il faut une quantité phénoménale de données pour remplir le disque. Il doit contenir des films en version intégrale. Là, il a quelque chose qu’il appelle les films A3. On regarde ce que c’est ?

– Absolument.

Sigurdur Oli double-cliqua sur le fichier et une petite fenêtre s’ouvrit avec un film. Ils le regardèrent quelques instants. C’était un court extrait de film porno.

– Est-ce que c’était une chèvre qu’ils tenaient au-dessus de la fille ? demanda Erlendur incrédule.

– Les fichiers films A sont au nombre de 303, ils peuvent contenir des scènes comme celles-ci, voire des films entiers.

– Les films A ? demanda Erlendur.

– Je ne sais pas, répondit Sigurdur Oli, peut-être les films avec Animaux. Voilà les films G. On regarde le film G88 ? Double-cliquer sur le fichier, agrandir l’image…

– Double-cli… répéta Erlendur mais il s’arrêta net quand quatre hommes en pleine action occupèrent la totalité de l’écran 17 pouces.

– Les films G sont donc probablement les films gays, conclut Sigurdur Oli à la fin de l’extrait. Du porno homo.

– Il était dingue de ça, le gars, observa Erlendur. Ça fait combien de films en tout ?

– Il y a environ deux mille fichiers mais il est possible qu’ils soient encore plus nombreux.

Le portable d’Erlendur sonna dans la poche de son imperméable. C’était Elinborg. Elle avait cherché à savoir où trouver les deux hommes qui accompagnaient Holberg à Keflavik la nuit où Kolbrun avait déclaré avoir subi l’agression. Elinborg annonça à Erlendur que l’un d’entre eux, Grétar, avait disparu depuis des années.

– Disparu ? demanda Erlendur.

– Oui, il s’agit de l’une de nos fameuses disparitions.

– Et l’autre ? demanda Erlendur.

– L’autre est à la prison de Litla-Hraunid, continua Elinborg. Un délinquant connu de longue date. Il lui reste un an à tirer sur une condamnation de quatre ans.

– Pour quel motif ?

– Tout un tas de trucs.

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