Peu de temps après la mort de ma mère, laquelle, ainsi que vous le savez, j’ai tuée de mes propres mains, mon père — Steven, fils d’Henry le Grand — me convoqua dans son bureau de l’aile nord du palais. C’était une pièce minuscule et glaciale. Je me rappelle le vent gémissant dans les meurtrières. Je me rappelle les hautes étagères sévères ployant sous les livres — des livres qui valaient une fortune, mais que personne ne lisait jamais. Pas lui, tout du moins. Et je me rappelle le col noir qu’il portait en signe de deuil. Le même col noir que le mien. Tous les hommes de Gilead en portaient un, à moins que ce soit un brassard. Les femmes se coiffaient d’une résille noire. Il en serait ainsi pendant les six mois suivant les funérailles de Gabrielle Deschain.
Je portai le poing à mon front pour le saluer. Il ne leva pas les yeux des papiers étalés devant lui, mais je savais qu’il m’avait vu. Mon père voyait tout, et il voyait très bien. J’attendis. Il apposa sa signature sur plusieurs documents tandis que le vent sifflait et que les corbeaux croassaient dans la cour. La cheminée était vide. Même par temps glacial, il était rare qu’il la fasse allumer.
Enfin, il leva la tête.
— Comment va Cort, Roland ? Comment va ton instructeur de jadis ? Tu dois le savoir, vu qu’on m’a fait comprendre que tu passais le plus clair de ton temps dans sa hutte, à le nourrir et à le soigner.
— Certains jours, il lui arrive de me reconnaître. Mais cela devient rare. Il y voit encore un peu d’un œil. L’autre…
Je n’avais pas besoin de finir. L’autre avait disparu. C’était David, mon faucon, qui l’avait crevé au cours de mon épreuve de passage à l’âge adulte. En représailles, Cort avait ôté la vie à David, mais il n’avait plus jamais tué ensuite.
— Je sais ce qui est arrivé à l’autre. Ainsi, tu le nourris ?
— Si fait, père.
— Tu le laves quand il se souille ?
Je restai planté devant son bureau, aussi contrit qu’un écolier convoqué par le directeur, et tel était bien mon sentiment. Mais combien d’écoliers contrits ont tué leur propre mère ?
— Réponds-moi, Roland. Je suis ton dinh ainsi que ton père, et j’exige une réponse.
— Quelquefois, répondis-je.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Tantôt je changeais Cort trois ou quatre fois par jour, tantôt, quand il se sentait mieux, une fois seulement, voire pas du tout. Il arrivait jusqu’aux latrines si je l’y aidais. Et s’il se rappelait qu’il en avait besoin.
— Il n’y a pas d’ammie blanche pour s’occuper de lui ?
— Je les ai chassées, dis-je.
Il me fixa d’un air franchement curieux. Je cherchai une trace de mépris sur son visage — une partie de moi-même aurait souhaité en trouver —, mais ce fut sans succès.
— T’ai-je élevé pour que tu deviennes une ammie et prennes soin d’un vieillard sénile ?
Je sentis ma colère s’embraser. Cort avait enseigné les traditions de l’Eld et la voie du pistolet à une piche de jeunes hommes. Quand il les jugeait indignes de ce savoir, il les terrassait et les envoyait à l’Ouest, armés de leur seule astuce. Revenus en Cressie et en d’autres lieux encore plus reculés des royaumes anarchiques, nombre d’entre eux avaient rejoint Farson, l’Homme de Bien. Lequel était prêt à renverser tout ce que représentait la lignée de mon père. Lui les avait armés.
— Irais-tu jusqu’à le jeter aux ordures, père ? Est-ce la récompense que lui vaudront toutes ses années de service ? Et ensuite, à qui le tour ? À Vannay ?
— Jamais de la vie je ne ferais cela, tu le sais. Mais son temps est passé, Roland, et tu le sais aussi. Et ce n’est pas par amour que tu le soignes. Tu le sais également.
— C’est par respect que je le fais !
— Si ce n’était que par respect, tu lui rendrais visite, tu lui ferais la lecture — car tu es doué pour cela, ta mère le disait toujours, et sur ce point elle disait vrai —, mais tu n’irais pas jusqu’à lui torcher le cul et lui changer ses draps. En agissant ainsi, tu te châties pour la mort de ta mère, alors que tu n’en es nullement responsable.
Une partie de moi-même connaissait cette vérité. Une autre refusait de le croire. Le verdict rendu était des plus simple : « Gabrielle Deschain, d’Arten, a péri alors qu’elle était possédée par un démon qui lui troublait l’esprit. » C’était ce que l’on disait toujours lorsqu’une personne de sang noble mettait fin à ses jours. Ce verdict était accepté par tous, y compris ceux qui avaient rejoint le camp de Farson, publiquement ou en secret. Car tous avaient compris — les dieux savent comment, vu que ni mes amis ni moi n’avions parlé — qu’elle était devenue la maîtresse de Marten Largecape, sorcier personnel et proche conseiller de mon père, et que ce dernier était parti pour l’Ouest. Seul.
— Entends-moi bien, Roland. Je n’ignore pas que tu t’es senti trahi par ma dame ta mère. Moi aussi. Ni qu’une partie de toi la haïssait. Il en va de même pour moi. Mais nous l’aimions également, toi comme moi, et nous l’aimons encore. Le jouet que tu as rapporté de Mejis t’a empoisonné et la sorcière t’a berné. Ni l’un ni l’autre de ces malheurs n’aurait suffi, mais la conjonction de la boule rose et de la sorcière… si fait.
— Rhéa…
Je sentis monter les larmes et je les refoulai. Il n’était pas question que je pleure devant mon père. Plus jamais.
— Rhéa du Cöos, achevai-je.
— Si fait, la mégère au cœur noir. C’est elle qui a tué ta mère, Roland. Elle a fait de toi un pistolet… puis elle a pressé la détente.
Je ne dis rien.
Il dut percevoir la détresse qui était la mienne, car il se remit à remuer des papiers et à signer des documents. Puis il leva la tête une nouvelle fois.
— Les ammies devront prendre soin de Cort pour un temps. Je t’envoie à Debaria avec l’un de tes ka-mis.
— Hein ? À Sérénité ?
Il rit.
— Est-ce le nom de la retraite où ta mère a séjourné ?
— Oui.
— Non, sûrement pas. Sérénité, quelle blague ! Ces femmes-là sont des ammies noires. Quiconque franchit leurs saintes portes périt écorché vif. La plupart des sœurs qui y demeurent préfèrent le mandrin à l’homme.
Je n’entendais rien à son propos — rappelez-vous que j’étais tout jeune, et encore innocent à bien des égards, en dépit de ce que j’avais enduré.
— Je ne suis pas sûr d’être prêt pour une nouvelle mission, père. Surtout s’il s’agit d’une quête.
Il me fixa d’un œil froid.
— J’en serai seul juge. Et puis, il ne s’agit pas vraiment d’une mission, encore moins d’une quête — rien à voir avec ce que tu as subi à Mejis. Peut-être y aura-t-il du danger, peut-être même auras-tu besoin de tirer, mais, en fin de compte, ce n’est qu’un boulot comme les autres. S’il faut le faire, c’est en partie pour que les sceptiques comprennent que le Blanc est encore fort et pur, mais surtout parce que ce mal ne doit pas perdurer davantage. Et puis, ainsi que je l’ai déjà dit, tu ne partiras pas seul.
— Qui m’accompagnera ? Cuthbert ou Alain ?
— Ni l’un ni l’autre. J’ai du travail pour le Plaisantin et pour Pied-Lourd. C’est Jamie DeCurry qui ira avec toi.
Je réfléchis à cette idée et conclus que je serais ravi de chevaucher avec Jamie Main-Rouge. Mais j’aurais quand même préféré Alain ou Cuthbert. Ce que mon père ne pouvait ignorer.
— Vas-tu obéir sans discuter ou bien continuer à m’agacer en ce jour où j’ai beaucoup à faire ?
— Je partirai, dis-je.
En vérité, je n’étais pas mécontent de fuir ce palais aux salles peuplées d’ombres et d’intrigues chuchotées, où l’on sentait de plus en plus que les ténèbres et l’anarchie approchaient et que rien ne les arrêterait. Le monde continuerait sa course, mais celle de Gilead arrivait à son terme. Cette belle bulle étincelante ne tarderait pas à éclater.
— Bien. Tu es un bon fils, Roland. Peut-être ne te l’ai-je jamais dit, mais c’est la vérité. Je n’ai rien à te reprocher. Rien.
Je baissai la tête, luttant pour ne pas perdre contenance. Une fois conclue cette rencontre, je m’isolerais pour donner libre cours à mes larmes, mais pas tout de suite. Pas tant que je me tiendrais devant lui.
— À dix ou douze lieues du hall des femmes — Sérénité, ou quelque nom qu’elles lui donnent — se trouve la ville de Debaria proprement dite, à la lisière du désert alcalin. Debaria et la sérénité, ça fait deux. Ce n’est qu’un relais ferroviaire qui empeste le cuir, à partir duquel on expédie le sel et le bétail au sud, à l’est et au nord — bref, partout sauf là où ce salopard de Farson ourdit ses complots. Les troupeaux se font rares de nos jours, et Debaria finira sans nul doute par péricliter, à l’instar de tant de villes de l’Entre-Deux-Mondes, mais, pour l’instant, cela reste une cité trépidante, pleine de saloons, de bordels, de joueurs et de truands. Même si on a peine à le croire, on y trouve aussi de braves gens. Parmi eux figure Hugh Peavy, le shérif. C’est à lui que vous vous présenterez, DeCurry et toi. Montrez-lui vos pistolets, ainsi que le sigleu que je vous donnerai. As-tu bien compris tout ce que je t’ai dit jusqu’ici ?
— Oui, père. Mais que peut-il survenir dans une telle ville qui nécessite l’intervention de pistoleros ? (Je me permis un sourire, chose rare chez moi depuis la mort de ma mère.) Même de bébés pistoleros comme nous ?
— À en croire les rapports qui me sont parvenus… (il saisit une liasse de papiers pour l’agiter devant moi)… il y a un garou qui sévit par là-bas. J’ai des doutes sur la réalité du phénomène, mais aucun sur la terreur qui s’est emparée des habitants.
— J’ignore de quoi tu parles, avouai-je.
— Il doit s’agir d’un changeforme, comme dans les vieilles légendes. Va voir Vannay quand tu sortiras d’ici. Il s’est employé à rassembler les rapports sur le sujet.
— Entendu.
— Accomplis la tâche que je te confie, déniche le cinglé qui se balade vêtu de peaux de bêtes — sans doute la menace se limite-t-elle à cela —, mais surtout ne tarde pas. Il se trame des choses bien plus graves. Je tiens à ce que tes ka-mis et toi soyez revenus avant qu’il ne soit trop tard.
Deux jours plus tard, Jamie et moi embarquions nos chevaux dans le wagon d’un train spécial affrété à notre seule intention. Jadis, la Ligne de l’Ouest s’enfonçait d’un bon millier de roues dans le Désert de Mohaine, mais, avant la chute de Gilead, elle permettait à peine de gagner Debaria. Inondations et glissements de terrain avaient ravagé certaines portions de voie ferrée. D’autres étaient tombées sous la coupe des écumeurs et des pirates de terre, nom désignant des bandes de hors-la-loi dans cette région plongée dans la confusion. Nous avions donné le nom de Baronnies Extérieures à la partie du monde qui s’était mise au service de John Farson. Ce dernier, après tout, n’était lui aussi qu’un vulgaire pirate. Même s’il était animé de certaines prétentions.
Notre train n’était guère plus qu’un jouet à vapeur ; les habitants de Gilead l’appelaient « Tit-Teuf » et s’esclaffaient en le voyant ahaner sur le pont à l’ouest du palais. Nous serions allés plus vite à cheval, mais Tit-Teuf nous permettait de ménager nos montures. Et les banquettes en velours de notre wagon se dépliaient pour nous fournir des lits, le comble de la sophistication à nos yeux. Jusqu’à ce que nous ayons essayé d’y dormir. Au premier cahot un peu violent, Jamie se retrouva par terre, jeté à bas de sa couche. Là où Cuthbert aurait éclaté de rire et Alain juré comme un charretier, Jamie Main-Rouge se contenta de se ramasser, de se recoucher et de se rendormir.
Nous n’avons guère parlé le premier jour, occupés à contempler le paysage derrière les vitres d’ichtyocolle, regardant la verte contrée boisée de Gilead laisser la place à une terre ingrate, parsemée de ranches et de huttes de cow-boys. Çà et là surgissaient des villes dont les habitants — en grande majorité des mutés — nous regardaient passer bouche bée. Quelques-uns portaient une main à leur front, comme pour toucher un troisième œil invisible. C’était un signe d’allégeance à Farson, l’Homme de Bien. À Gilead, cela leur aurait valu le cachot sur-le-champ, mais nous étions bien loin de Gilead à présent. J’étais consterné par la rapidité avec laquelle ils avaient changé de camp.
Le premier jour, non loin de Beesford-sur-Arten, où demeurait une partie de la famille de ma mère, un homme ventru jeta une pierre sur le train. Elle rebondit sur le wagon des chevaux, et je les entendis hennir de surprise. L’homme vit que nous le fixions du regard. Un large sourire aux lèvres, il s’empoigna le bas-ventre des deux mains puis partit en se dandinant.
— Quelqu’un a bien mangé en terre pauvre, commenta Jamie tandis que nous regardions ballotter ses fesses rebondies.
Le lendemain matin, après que le vieux serviteur nous eut servi un petit déjeuner de lait et de porridge, Jamie déclara :
— Tu devrais peut-être me dire ce qu’on doit faire.
— Tu veux bien répondre à une question auparavant ? Si tu le peux, naturellement.
— Bien sûr.
— À en croire mon père, les femmes qui font retraite à Debaria préfèrent le mandrin à l’homme. Sais-tu ce qu’il entend par là ?
Jamie me considéra un moment sans rien dire — comme pour s’assurer que je ne le charriais pas — puis esquissa le plus infime des sourires. Le connaissant, c’était comme s’il riait à s’en tenir les côtes, à se rouler par terre et à hurler comme un perdu. C’était ainsi qu’aurait réagi Cuthbert Allgood.
— Ça doit correspondre à ce que les putains des bas quartiers appellent un godemichet. Tu comprends ?
— Tu dis vrai ? Et ces femmes… qu’est-ce qu’elles en font ? Elles s’en servent entre elles ?
— C’est ce que l’on dit, mais en fait, rien n’est moins sûr. Tu en sais plus que moi sur les femmes, Roland ; je n’ai encore jamais couché avec une femme. Mais peu importe. Cela finira bien par arriver. Dis-moi ce que nous sommes censés faire à Debaria.
— Il paraît qu’un garou terrorise les bonnes gens. Et les méchantes gens aussi, sans doute.
— Un homme qui se change en animal ?
En fait, c’était un peu plus compliqué que ça, mais il avait bien résumé la chose. Un vent violent projetait sur le wagon des paquets de poussière corrosive. À l’issue d’une bourrasque plus forte que les autres, le petit train se mit à tanguer. Nos bols vides glissèrent sur la tablette. Nous les avons rattrapés juste à temps. Si nous avions été incapables d’agir ainsi, sans même avoir besoin d’y penser, nous aurions été indignes de porter nos armes. Pourtant, ce n’était pas le pistolet que préférait Jamie. Si on lui avait laissé le choix (et à condition qu’il en ait le temps), il aurait joué de l’arc ou du bah.
— Mon père n’y croit pas, dis-je. Mais Vannay, si. Il…
À ce moment-là, une secousse nous projeta sur la banquette devant nous. Le vieux serviteur, qui venait récupérer nos bols et nos tasses, dévala l’allée centrale avant de s’écraser sur la porte de sa cuisine. Ses dents jaillirent de sa bouche pour se poser sur son giron, ce qui me fit sursauter.
Jamie se précipita à son secours, courant dans l’allée désormais pentue. Comme je le rejoignais, il ramassa les dents et je vis qu’elles étaient en bois peint et maintenues par un astucieux fermoir à peine visible.
— Vous sentez-vous bien, sai ? demanda-t-il.
Le vieillard se releva non sans mal, reprit ses dents et en combla le trou béant de sa bouche.
— Très bien, mais cette saloperie a encore déraillé. Cette fois, j’en ai fini avec la ligne de Debaria. Je suis marié à une mégère et j’ai bien l’intention de lui survivre. Vous feriez mieux d’aller jeter un coup d’œil à vos chevaux, jeunes gens. Avec un peu de chance, ni l’un ni l’autre ne s’est cassé une patte.
Les deux chevaux étaient indemnes, mais un peu affolés et impatients de sortir de leur wagon. Nous avons abaissé la rampe pour les faire descendre et les avons attachés à l’attelage du train, et ils sont restés là, la tête basse et les oreilles aplaties pour se protéger du vent qui soufflait de l’ouest, chargé de chaleur et de poussière. Puis nous sommes remontés dans notre compartiment pour rassembler notre gunna. Le mécano, un petit homme aux larges épaules et aux jambes arquées, descendit de son engin, le vieux serviteur sur ses talons. Arrivé à notre niveau, il nous désigna une crête que nous avions déjà repérée.
— La route de Debaria se trouve là-haut — vous voyez les panneaux ? Vous serez chez les femmes en moins d’une heure, mais ne prenez pas la peine de leur demander quoi que ce soit, à ces salopes, car elles ne vous donneront rien. (Il baissa la voix.) Elles mangent les hommes, à ce qu’on m’a dit. Et ce n’est pas une façon de parler, les gars : elles… mangent… les… hommes.
Cette affirmation me semblait moins crédible que la réalité du garou, mais je laissai passer. De toute évidence, le mécano était secoué, et je vis que l’une de ses mains était aussi rouge que celle de Jamie. Mais, en ce qui le concernait, ce n’était qu’une brûlure bénigne et éphémère, tandis que la main de Jamie serait encore rouge lorsqu’on le porterait en terre. On aurait dit qu’il l’avait trempée dans le sang.
— Peut-être qu’elles vous appelleront et vous feront des promesses. Peut-être même qu’elles vous montreront leurs nichons, car elles savent que les jeunes hommes adorent ça. Mais méfiez-vous. Fermez vos oreilles à leurs promesses et vos yeux à leurs nichons. Continuez votre route. La ville est à moins d’une heure de cheval. Nous, on aura besoin de renforts pour remettre d’aplomb cette vieille bête. Les rails sont en bon état ; je viens de les vérifier. C’est cette putain de poussière qui nous a fait dérailler. Je suppose que vous n’avez pas d’argent pour payer des ouvriers, mais si vous savez écrire — et vu que vous portez une arme, c’est sûrement le cas —, vous pouvez leur donner un billet d’ordre ou quelque chose comme ça…
— Nous avons de l’argent, le coupai-je. Assez pour engager une équipe.
À ces mots, le mécano écarquilla les yeux. Sans doute aurait-il été encore plus surpris si je lui avais dit que mon père m’avait confié vingt barrettes d’or que j’avais placées dans une poche secrète de ma veste.
— Et des bœufs ? On aura besoin de bœufs, si jamais ils en ont. Ou alors de chevaux.
— Nous ferons le nécessaire, dis-je en enfourchant ma monture. Jamie fixa son arc d’un côté de sa selle, puis fit le tour de son cheval pour glisser son bah dans l’étui que lui avait confectionné son père.
— Ne nous abandonnez pas ici, jeune sai, insista l’homme. Nous n’avons ni armes ni chevaux.
— Nous ne vous oublierons pas, lui assurai-je. Restez à bord du train. Si nous ne trouvons pas d’ouvriers pour vous remettre sur les rails, nous vous enverrons un bucka pour vous conduire en ville.
— Grand merci. Et ne vous approchez pas de ces femmes ! Elles… mangent… les hommes !
Il faisait très chaud. On a laissé galoper les chevaux un moment, car ils avaient envie d’un peu de mouvement après être restés enfermés, puis on les a remis au pas.
— Vannay, dit Jamie.
— Pardon ?
— Avant que le train déraille, tu disais que ton père ne croyait pas à ce garou, mais que Vannay n’était pas du même avis.
— D’après lui, quand on a lu les rapports du shérif Peavy, il est difficile de rester sceptique. Rappelle-toi ce qu’il dit au moins une fois par cours : « Quand les faits parlent, le sage les écoute. » Vingt-trois morts, ça fait une piche de faits. Et pas une seule mort par balle ni couteau, rien que des cadavres déchiquetés.
Grognement de Jamie.
— Deux familles entières ont péri. De grandes familles, presque des clans. On a trouvé leurs maisons détruites, avec des pans de mur couverts de sang. Des cadavres démembrés, des bras et des jambes épars — parfois dévorés en partie. Dans une ferme, le shérif Peavy et son adjoint ont retrouvé la tête du benjamin fichée sur un poteau, le crâne fracassé et vidé de sa cervelle.
— Des témoins ?
— Quelques-uns. Un berger parti rattraper des moutons égarés a vu périr son équipier. Il se trouvait au sommet d’une colline. Les deux chiens qui le suivaient ont couru aider leur maître, ce qui leur a valu d’être réduits en pièces. La chose s’est ensuite tournée vers la colline, mais les moutons l’ont distraite et notre berger a pu s’enfuir. D’après lui, c’était un loup qui marchait comme un homme. Ensuite, il y a cette femme qui accompagnait un joueur. Celui-ci s’est fait prendre à tricher au Surveille-Moi. On leur a donné l’ordre de circuler et enjoint de quitter la ville avant le crépuscule sous peine de recevoir le fouet. Ils se dirigeaient vers le village proche des mines de sel lorsqu’on les a attaqués. L’homme s’est défendu. Du coup, la femme a eu le temps de se mettre à l’abri. Elle s’est cachée dans les rochers jusqu’à ce que la chose soit partie. D’après elle, c’était un lion.
— Qui se tenait debout ?
— Elle ne s’est pas attardée pour le voir. Pour finir, nous avons deux cow-boys. Ils bivouaquaient au bord de la rivière, à proximité de deux jeunes mariés Manni dans leur retraite, mais nos deux cow-boys ne s’en sont rendu compte qu’en entendant leurs hurlements. Alors qu’ils chevauchaient vers eux, ils ont vu la chose s’éloigner, avec dans sa gueule un mollet de la femme. Ce n’était pas un homme, mais ils ont juré sous serment que cette chose marchait sur ses deux jambes.
Jamie se pencha de côté pour cracher par terre.
— Impossible.
— Pas à en croire Vannay. Il dit que ça s’est déjà vu, mais il y a bien des années de cela. Il suppose que c’est une mutation qui s’est considérablement éloignée du bon aloi.
— Et aucun de ces témoins n’a vu le même animal ?
— Si fait. Pour les cow-boys, ça ressemblait à un tigre. À cause des rayures.
— Des lions et des tigres errant comme des animaux de cirque. Et en plein désert. Tu es sûr qu’on ne s’est pas moqué de nous ?
Je n’étais pas assez mûr pour être sûr de quoi que ce soit, mais je savais que la situation était trop grave pour qu’on envoie deux jeunes pistoleros jusqu’à Debaria à seule fin de leur faire une farce. Sans compter que nul n’aurait osé qualifier Steven Deschain de farceur.
— Je te répète ce que m’a dit Vannay, Jamie. Les deux cow-boys qui ont ramené sur leurs travois les restes de ces malheureux Manni n’avaient jamais vu un tigre de leur vie. Mais la description qu’ils ont donnée de la créature est la bonne. Ils ont même précisé qu’elle avait les yeux verts. (Je sortis de ma poche les deux feuilles de papier que m’avait confiées Vannay.) Tu veux voir ?
— Je ne suis pas très bon lecteur. Tu le sais.
— Si fait. Crois-moi sur parole, alors. Leur description est identique à l’illustration de cette vieille histoire du petit garçon pris dans un coup de givre.
— De quelle histoire parles-tu ?
— Celle de Tim Bravecœur — La Clé des Vents. Enfin, peu importe. Ces cow-boys étaient peut-être ivres, ça leur arrive souvent de se soûler en ville, mais si leur témoignage est fiable, Vannay en conclut que notre garou peut prendre plusieurs formes.
— Vingt-trois morts, dis-tu ? Aïe !
Une nouvelle bourrasque de vent nous apporta sa ration de poussière. Les chevaux renâclèrent et nous dûmes relever nos foulards pour nous protéger le nez et la bouche.
— Fait foutrement chaud, commenta Jamie. Et cette satanée poussière.
Puis, comme s’il se rendait compte qu’il était trop bavard, il tomba dans le silence. Cela me convenait, car j’avais grand besoin de réfléchir.
Un peu moins d’une heure plus tard, nous arrivions au sommet d’une colline depuis lequel on découvrait une hacienda d’un blanc étincelant. Elle était aussi vaste qu’un domaine baronnial. On devinait derrière elle un immense jardinvert et ce qui ressemblait à un vignoble. J’en eus l’eau à la bouche rien qu’en le voyant. La dernière fois que j’avais mangé du raisin, je n’avais pas encore de poils sous les bras.
Les murs de l’hacienda étaient hauts et festonnés de sinistres tessons de verre, mais le portail en bois était grand ouvert, comme pour nous inviter à entrer. Sur le seuil, assise sur une sorte de trône, se trouvait une femme vêtue d’une robe de mousseline blanche et coiffée d’une capuche de soie blanche qui lui faisait comme des ailes au-dessus de la tête. Comme nous nous approchions, je vis que ce trône était en bois de fer. Aucun autre type de bois n’aurait pu supporter le poids de cette femme, la plus massive que j’aie jamais vue, une géante qui aurait fait une compagne idéale pour David Quick, le Prince Hors-la-loi de la légende.
Sur son giron reposait un ouvrage conséquent. Peut-être tricotait-elle une couverture, mais ses formes étaient si plantureuses, ses seins si opulents, de quoi protéger deux bébés du soleil, qu’on l’aurait crue affairée à recoudre un mouchoir. Elle nous aperçut, posa son ouvrage et se leva. Elle mesurait bien six pieds et demi, peut-être davantage. Le vent était un peu plus calme par ici, mais il faisait claquer sa robe sur ses cuisses. Le bruit était pareil à celui d’un voilier filant au vent. Je me rappelai les propos du mécano — elles mangent les hommes —, mais lorsqu’elle porta le poing à son large front et, de l’autre main, souleva l’ourlet de sa robe pour esquisser une révérence, je ne pus m’empêcher de tirer les rênes.
— Aïle, pistoleros, lança cette exceptionnelle représentante du sexe féminin, d’une voix modulée proche du baryton. Au nom de Sérénité et des femmes qui y demeurent, je vous salue. Que vos jours soient longs sur cette terre.
Nous lui avons rendu son salut, en geste comme en paroles.
— Venez-vous du Monde de l’Intérieur ? Je le pense, car vos vêtements sont moins crasseux que ceux des gens d’ici. Mais ils se saliront vite si vous restez plus d’une journée.
Et elle éclata de rire. On aurait dit un petit coup de tonnerre.
— Oui, répondis-je.
De toute évidence, Jamie ne dirait plus un mot. D’ordinaire plutôt taciturne, il était réduit au silence par l’étonnement. L’ombre de la femme se dressait sur le mur chaulé derrière elle, aussi vaste que Lord Perth.
— Venez-vous pour le garou ?
— Oui, répétai-je. Avez-vous vu cet homme ou en avez-vous seulement ouï dire ? Dans ce dernier cas, nous ne nous attarderons pas et…
— Ce n’est pas un homme, mon garçon. Ne va pas penser cela.
Je la fixai sans rien dire. Elle était presque assez grande pour me regarder dans les yeux, alors que ma monture, Young Joe, était un cheval de belle taille.
— C’est une chose, reprit-elle. Un monstre issu des Failles Profondes, aussi sûr que vous servez l’Eld et le Blanc, tous les deux. Peut-être était-ce naguère un homme, mais ce n’en est plus un. Oui, j’ai vu cette chose, et j’ai vu de quoi elle est capable. Puisque vous vous êtes arrêtés ici, ne bougez plus, et vous le verrez bientôt.
Sans attendre de réponse, elle franchit le seuil. Dans sa robe de mousseline, elle évoquait un sloop avançant contre le vent. Je me tournai vers Jamie. Il haussa les épaules et hocha la tête. C’était pour cela que nous étions venus, après tout, et si le mécano devait attendre un peu avant de remettre Tit-Teuf sur les rails, eh bien, qu’il en soit ainsi.
— ELLEN ! rugit la femme. (On aurait juré qu’elle tenait un mégaphone.) CLEMMIE ! BRIANNA ! APPORTEZ À MANGER ! DE LA VIANDE, DU PAIN ET DE LA BIÈRE — LA BLONDE, PAS LA BRUNE ! SORTEZ UNE TABLE ET, SURTOUT, N’OUBLIEZ PAS LA NAPPE ! ENVOYEZ-MOI FORTUNA SANS TARDER ! ALLONS ! DÉPÊCHEZ-VOUS !
Une fois qu’elle eut donné ses ordres, elle revint vers nous, levant délicatement l’ourlet de sa robe pour le protéger de la poussière alcaline que soulevaient les lourdes bottes noires moulant ses énormes pieds.
— Dame sai, nous vous remercions de votre hospitalité, mais nous devons vraiment…
— Manger, voilà ce que vous devez faire. Nous allons dresser la table au bord de la route, ainsi votre digestion n’en sera pas affectée. Car je connais les histoires qu’on raconte sur nous à Gilead, ça oui, nous les connaissons bien. Tous les hommes racontent les mêmes histoires quand ils voient des femmes qui osent vivre par elles-mêmes, j’intuite. Cela leur fait douter de la valeur de leur trique.
— On ne nous a rien raconté de…
Elle s’esclaffa, et sa poitrine ondula comme la mer.
— Voilà qui est fort poli, jeune pistolero, si fait, et fort rusé aussi, mais il y a belle lurette qu’on ne me la fait plus. Nous n’allons pas vous manger. (Je vis luire ses yeux noirs, aussi noirs que ses bottes.) Quoique vous soyez bien appétissants, tous les deux. Je suis Everlynne de Sérénité. La mère supérieure, par la grâce de Dieu et de l’Homme Jésus.
— Je suis Roland de Gilead. Et voici Jamie de Gilead.
Ce dernier s’inclina sur sa selle.
Elle nous gratifia d’une nouvelle révérence, baissant la tête de façon que les ailettes de sa capuche se referment un instant comme des voiles sur son visage. Alors qu’elle se redressait, une petite femme apparut sur le seuil. Mais peut-être était-elle de taille normale, après tout. Peut-être ne paraissait-elle petite que comparée à Everlynne. Sa robe n’était pas de mousseline blanche, mais de coton gris et rêche ; elle avait croisé les bras sur sa poitrine menue et glissé les mains dans ses manches. Elle ne portait pas de capuche, mais on ne distinguait qu’une moitié de son visage. L’autre était dissimulée par une épaisse couche de bandages. Elle nous salua, puis se réfugia à l’ombre imposante de la mère supérieure.
— Lève la tête, Fortuna, et accueille ces jeunes gentlemen comme ils le méritent.
Lorsque l’intéressée daigna lever la tête, je compris enfin son attitude. Les bandages ne parvenaient pas à masquer ses horribles plaies ; la partie droite de son nez avait quasiment disparu. Il n’en subsistait plus qu’une béance rouge vif.
— Aïle, chuchota-t-elle. Que vos jours soient longs sur cette terre.
— Et le double du compte pour vous, dit Jamie.
Vu le pitoyable regard qu’elle lui adressa en réponse, je compris qu’elle ne souhaitait rien de la sorte.
— Raconte-leur ce qui s’est passé, dit Everlynne. À tout le moins ce que tu te rappelles. C’est-à-dire pas grand-chose, hélas.
— Le dois-je vraiment, mère ?
— Oui, car ils sont ici pour régler la question.
Fortuna nous décocha un bref regard sceptique, puis se retourna vers Everlynne.
— En ont-ils le pouvoir ? Ils ont l’air si jeunes.
Elle dut comprendre ce que cette remarque avait d’impoli, car sa joue visible se para de rouge. Voyant qu’elle vacillait sur ses jambes, Everlynne l’enveloppa d’un bras protecteur. De toute évidence, elle était grièvement blessée et loin d’être en voie de guérison. Le sang qui avait afflué à son visage aurait été plus utile dans d’autres parties de son corps. Si les chairs que dissimulaient ses bandages étaient certes dolentes, nul n’aurait su dire quelles autres plaies se cachaient sous son ample robe.
— Peut-être n’ont-ils pas encore besoin de se raser plus d’une fois par semaine, mais ce sont des pistoleros, Fortie. S’ils ne parviennent pas à débarrasser la ville de ce fléau, alors personne ne le pourra. Et puis ça te fera du bien. L’horreur est un ver qu’il faut extirper avant qu’il ne ponde des œufs. Parle.
Elle s’exécuta. Pendant ce temps, d’autres sœurs de Sérénité firent leur apparition, deux d’entre elles portant une table sur tréteaux et les autres de la nourriture et des boissons pour poser dessus. Vu le fumet qui se dégageait des viandes, c’était là une chère bien supérieure à celle que nous avions dévorée à bord de Tit Teuf, mais lorsque Fortuna eut achevé son bref et horrible récit, je n’avais plus faim du tout. Et Jamie pas davantage.
C’était arrivé quinze jours plus tôt, à la tombée du soir. En compagnie d’une dénommée Dolores, elle était venue fermer le portail et tirer de l’eau du puits pour les corvées du soir. C’était Fortuna qui portait le seau, et de ce fait elle avait survécu. Alors que Dolores fermait le portail, une créature l’avait soudain rouvert, pour s’emparer d’elle et lui arracher la tête d’un coup de dent. Fortuna n’avait rien perdu du spectacle, car la Lune du Colporteur venait d’apparaître dans le ciel. Bien plus grand qu’un homme, le monstre était pourvu d’écailles et d’une longue queue qui rampait sur le sol comme un serpent. Dans sa tête plate brûlaient des yeux jaunes aux pupilles fendues. Sa gueule était un trou bordé de crocs aussi longs que la main. Le sang de Dolores en gouttait lorsqu’il laissa choir son corps convulsif sur les pavés de la cour et courut sur ses pattes torses vers le puits où se tenait Fortuna.
— J’ai voulu m’enfuir… la chose m’a rattrapée… et je ne me souviens plus de rien.
— Mais moi, je me souviens, enchaîna Everlynne d’un air sombre. J’ai entendu crier et je suis sortie avec le fusil. C’est une arme à canon long, un sacré vieux tromblon. Il est chargé de toute éternité, mais nul ne s’en est jamais servi. Si ça se trouve, il aurait pu exploser entre mes mains. Mais j’ai vu ce monstre déchiqueter le visage de cette pauvre Fortie et lui dévorer les chairs. Et j’ai vu autre chose, oui-là, et à ce moment-là je n’ai plus pensé au danger. Pas plus que je n’ai pensé que je risquais de la tuer, elle aussi, en ouvrant le feu.
— J’aurais encore préféré cela, dit Fortuna. Oh ! si seulement tu m’avais tuée !
Se laissant choir sur une des chaises apportées par ses sœurs, elle se prit la tête entre les mains et se mit à pleurer. À tout le moins de son œil encore visible ; l’autre était sûrement crevé.
— Ne dis jamais cela, fit Everlynne en lui caressant les cheveux là où ils n’étaient pas recouverts par les bandages. Car c’est un blasphème.
— Cette créature, vous l’avez touchée ? demandai-je.
— Je crois. Notre vieux tromblon tire des chevrotines, et j’ai bien l’impression que quelques-unes lui ont arraché des écailles sur son crâne. J’ai vu jaillir un fluide noir et épais comme du goudron. Plus tard, on en a remarqué sur les pavés, mais on a répandu du sable dessus sans y toucher, de crainte d’être empoisonnées à son seul contact. La chose a lâché Fortuna et je crois bien qu’elle avait décidé de s’en prendre à moi. Alors j’ai braqué le tromblon sur elle, tout en sachant pertinemment qu’il devait être rechargé avant de pouvoir tirer une seconde fois. Et j’ai mis la chose au défi de m’attaquer. Je lui ai dit de s’approcher afin que je ne gaspille pas mes munitions. (Elle cracha par terre.) Sans doute que cette saleté possède une cervelle, même quand elle n’a pas forme humaine, car elle a pris ses jambes à son cou. Mais avant de disparaître au coin du mur, elle s’est retournée pour me jeter un dernier regard. Comme pour me fixer dans sa mémoire. Eh bien, qu’elle revienne si ça lui chante. Je n’ai plus de munitions pour ce vieux tromblon, il faut que j’attende le passage d’un marchand, mais j’ai autre chose pour elle.
Everlynne souleva ses jupes et nous vîmes un couteau de boucher dans un étui de cuir fixé à son mollet.
— Qu’elle cherche donc à s’en prendre à Everlynne, fille de Roseanna.
— Vous avez vu autre chose, disiez-vous, soufflai-je.
Elle me fixa de ses yeux d’un noir de jais, puis se tourna vers les autres femmes.
— Clemmie, Brianna, faites le service. Fortuna, tu réciteras l’action de grâce et tu veilleras à implorer le pardon de Dieu pour ton blasphème et Le remercier d’être encore en vie.
Everlynne m’agrippa par le coude, me fit franchir le portail et me conduisit près du puits où la malheureuse Fortuna avait été attaquée. Nous étions désormais seuls.
— J’ai vu son braquemart, dit-elle à voix basse. Aussi long et recourbé qu’un cimeterre, frémissant et gorgé de ce fluide noir qui lui sert de sang… du moins quand il adopte cette forme, si fait. Ce monstre avait l’intention de tuer Fortuna comme il avait tué Dolores, oui-là, pour sûr, mais il avait aussi l’intention de la foutre. De la foutre pendant qu’elle agonisait.
Jamie et moi avons mangé en compagnie des femmes — Fortuna elle-même avala quelques bouchées — puis nous sommes remontés en selle. Mais, avant que nous ne repartions, Everlynne s’approcha de moi pour me parler en confidence.
— Quand tu auras réglé cette affaire, reviens me voir. J’ai quelque chose pour toi.
— Et de quoi s’agit-il, sai ?
Elle fit non de la tête.
— Le moment n’est pas venu d’en parler. Mais une fois que cette horrible créature aura péri, reviens ici. (Elle s’empara de ma main, la porta à ses lèvres et l’embrassa.) Je sais qui tu es, car ta mère ne revit elle pas sur ton visage ? Reviens me voir, Roland, fils de Gabrielle. N’échoue pas dans ta mission.
Puis elle s’écarta sans me laisser le temps de répondre et franchit le portail pour regagner la cour.
La grand-rue de Debaria était large et pavée, mais les pavés s’effritaient pour laisser apparaître l’alios sur lequel ils étaient posés, et ils auraient complètement disparu dans quelques années à peine. Les magasins étaient assez nombreux et, à en juger par les bruits provenant du saloon, la ville était tout sauf assoupie. Mais on ne voyait que quelques chevaux et quelques mules attachés aux poteaux ; dans cette partie du monde, les animaux domestiques étaient vendus ou mangés et ne servaient pas de montures.
Une femme sortant d’un magasin général, un panier sous le bras, ouvrit de grands yeux en nous voyant. Elle fit demi-tour et revint accompagnée de plusieurs clients. Quand on arriva devant le bureau du shérif — une petite baraque en planches attenante au bâtiment de pierre abritant la prison —, la rue était bordée de badauds, à droite comme à gauche.
— Ils sont venus tuer le garou ? demanda la dame au panier.
— Ces deux-là n’ont pas l’air assez costauds pour tuer une bouteille de rye, lança un homme planté devant le saloon des Joyeux Compagnons.
Cette saillie fut saluée par des rires et des murmures d’assentiment.
— La ville semble animée, dit Jamie.
Il mit pied à terre et considéra les quarante ou cinquante citoyens qui avaient interrompu leur tâche (ou leur plaisir) pour assister à notre entrée.
— Attends que le soleil soit couché, dis-je. C’est alors que les créatures comme le garou commencent à marauder. Du moins à en croire Vannay.
On entra dans le bureau du shérif. Hugh Peavy était un homme ventripotent, pourvu de longs cheveux blancs et d’une moustache tombante. Son visage était ridé par le souci. Il parut soulagé en voyant nos revolvers. Un peu moins en découvrant nos mentons imberbes. Après avoir essuyé la plume qui lui servait à écrire, il se leva et nous tendit la main. Ce type n’était pas du genre à porter le poing au front.
Une fois les présentations faites, il dit :
— Ce n’est pas pour vous déprécier, jeunes gens, mais j’espérais voir Steven Deschain en personne. Et peut-être Peter McVries.
— McVries est mort il y a trois ans, l’informai-je.
Peavy parut choqué.
— C’est vrai ? C’était pourtant un as de la gâchette. Un tireur hors pair.
— Il a succombé à la fièvre. (Et très probablement au poison, mais le shérif de Debaria n’avait pas besoin de le savoir.) Quant à Steven, il est très occupé et il m’a dépêché à sa place. Je suis son fils.
— Ouair, ouair, votre nom est venu à mes oreilles, ainsi que certains de vos exploits à Mejis, car il nous arrive d’avoir quelques nouvelles, par ici. On a une ligne tita et même un jing-jang.
Il désigna un appareil fixé au mur. Au-dessous se trouvait un écriteau avertissant : DÉFENSE DE TOUCHER SANS PERMIZION.
— Jadis, nous parvenions à joindre Gilead, mais, ces temps-ci, la portée se limite à Sallywood au sud, au ranch Jefferson au nord et au village dans les collines — Little Debaria. On a même quelques réverbères en état de marche — et pas des lampes à gaz ou à kérosène, non, de vraies lampes à étincelles, pour sûr. Les gens croient que ça fera peur aux créatures. (Soupir.) Je n’en suis pas si sûr. C’est une sale affaire, jeunes gens. J’ai parfois l’impression que le monde est parti à vau-l’eau.
— En effet, dis-je. Mais il est encore temps de retrouver le cap, shérif.
— Si vous le dites. (Il s’éclaircit la gorge.) N’allez pas croire que je vous manque de respect, je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait, mais on m’a promis un sigleu. Si vous l’avez apporté, j’aimerais que vous me le donniez, car il est très important pour moi.
J’ouvris mon sac à malice et en sortis l’objet qu’on m’avait confié : un coffret en bois au couvercle frappé de la marque de mon père — un D avec un S à l’intérieur. Lorsque Peavy le prit, je vis un petit sourire creuser des fossettes sous sa moustache. Un sourire de réminiscence qui le rajeunissait de plusieurs années.
— Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ?
— Non.
On ne m’avait pas demandé de regarder.
Peavy ouvrit le coffret, jeta un coup d’œil à l’intérieur puis se tourna de nouveau vers nous.
— Jadis, alors que je n’étais qu’un jeune adjoint, Steven Deschain a pris la tête de la posse que nous avions rassemblée, le shérif et six autres gars, afin d’éliminer la bande des Crow. Vous a-t-il jamais raconté cette histoire ?
Je fis non de la tête.
— Ce n’étaient pas des garous, certes non, mais ils étaient sacrément dangereux. Ils écumaient toute la région, la ville, mais aussi les ranches isolés. Sans parler des trains, si jamais ils leur semblaient bons à piller. Mais leur principale activité, c’était le kidnapping avec demande de rançon. Un crime de lâche, pour sûr — un des préférés de Farson, me dit-on —, mais qui rapporte gros.
« Votre pa est arrivé en ville le lendemain du jour où ils ont enlevé l’épouse d’un rancher — Belinda Doolin. Son mari nous a appelés par jing-jang dès qu’il a pu se défaire de ses liens. Les Crow ignoraient tout du jing-jang, et ce fut leur perte. Certes, il était heureux qu’un pistolero fasse sa ronde dans cette partie du monde ; en ce temps-là, ils avaient le chic pour se trouver là où on avait besoin d’eux.
Il nous fixa du regard.
— Peut-être que ça n’a pas changé. Bref, on a débarqué au ranch alors que la piste était encore fraîche. On aurait pu la perdre en maints endroits — il y a beaucoup d’alios ici, comme vous l’avez sans doute remarqué —, mais votre père avait des yeux prodigieux. Plus acérés que ceux d’un faucon, voire d’un aigle.
Je connaissais bien les talents de pisteur de mon père. Et je savais que ce récit n’avait sans doute aucun rapport avec notre mission et que j’aurais dû dire au shérif d’en venir au fait. Mais jamais mon père ne parlait de sa jeunesse et j’avais envie d’entendre cette histoire. J’en salivais d’avance. Et il apparut par la suite qu’elle avait bien un lien avec notre mission à Debaria.
— La piste se dirigeait vers les mines — que les gens du coin appellent les maisons à sel. En ce temps-là, on avait cessé de les exploiter ; c’était avant qu’on découvre la nouvelle couche.
— Couche ? répéta Jamie.
— Le gisement de sel, expliquai-je.
— Si fait, comme vous dites. Mais la mine était abandonnée à ce moment-là, et c’était un repaire idéal pour ces salopards de Crow. Une fois sortie de la plaine, la piste gagnait un plateau rocheux avant de déboucher sur le Pur d’En-Bas, c’est-à-dire la prairie qui se trouve en contrebas des maisons à sel. C’est là qu’un berger a été tué récemment par quelque chose qui ressemblait à…
— À un loup, dis-je. Nous le savons. Continuez.
— Vous êtes bien informés, hein ? Eh bien, tant mieux. Où en étais-je ? Ah ! oui… ces fameux rochers, Ambush Arroyo, comme on dit maintenant. Sauf que c’est pas un arroyo, mais ça sonne bien, je suppose. C’est là qu’aboutissait la piste, mais Deschain voulait contourner l’obstacle pour l’aborder par l’est. Par le Pur d’En-Haut. Le shérif — il s’appelait Pea Anderson — ne voulait rien savoir. Il tenait à en finir avec ces ordures, et sans perdre de temps. Il leur faudrait trois jours pour arriver au but, affirmait-il, et les Crow risquaient de tuer leur otage et de disparaître dans la nature. Lui, il était bien décidé à foncer, et tout seul s’il le fallait.
« — Sauf si vous me donnez l’ordre de n’en rien faire au nom de Gilead, qu’il a dit à votre pa.
« — Il n’en est pas question, a répondu celui-ci, car Debaria est votre domaine ; le mien est tout autre.
« Tout le monde a suivi le shérif sauf moi. Je suis resté avec votre pa. Avant de partir, le shérif Anderson s’est tourné vers moi pour me dire :
« — J’espère qu’on embauche dans les ranches, Hughie, parce que l’étoile en fer-blanc, c’est fini pour toi. Tu es viré.
« Ce sont les dernières paroles qu’il m’adressa. Il s’en fut avec ses hommes. Steven de Gilead s’accroupit et je l’imitai. Au bout d’une demi-heure de silence — voire un peu plus —, je lui dis :
« — Je croyais qu’on allait faire le tour… à moins que vous ne m’ayez congédié, vous aussi.
« — Non. Il ne m’appartient pas de vous congédier, shérif adjoint.
« — Qu’est-ce qu’on attend, alors ?
« — Des coups de feu.
« Et on les a entendus cinq minutes plus tard. Ainsi que des cris. Ça n’a pas été long. Les Crow nous avaient vus venir — le reflet du soleil sur un éperon ou une boucle de selle, il n’en fallait pas plus à Pa Crow, qui avait un œil de lynx — et ils avaient rebroussé chemin. Ils s’étaient planqués dans les hauteurs pour ouvrir le feu sur Anderson et ses hommes. Les revolvers étaient plus nombreux en ce temps-là, et ils en avaient leur content. Plus une ou deux carabines à répétition.
« Donc, on a fait le grand tour. Ça ne nous a pris que deux jours, car Steven Deschain ne ménageait ni sa monture ni son compagnon. Le troisième jour, on avait dressé le camp au pied de la colline et on s’est levés avant l’aurore. Sans doute l’ignorez-vous — et pourquoi le sauriez-vous ? — , mais les maisons à sel ne sont autres que des cavernes ouvertes à flanc de falaise. Elles abritaient quantité de familles et pas seulement des mineurs. Il en partait des tunnels qui donnaient accès aux profondeurs de la terre. Mais, comme je vous l’ai dit, elles étaient désertes en ce temps-là. Pourtant, nous avons vu un panache de fumée au-dessus de l’une d’elles, et c’était comme si un aboyeur de cirque nous avait encouragés à entrer sous la tente.
« — C’est le moment, a dit Steven, car, ces deux dernières nuits, ils ont dû se croire en sécurité et écluser comme des pirates. Ils sont sûrement en train de cuver. Vous êtes prêt à vous battre avec moi ?
« — Oui, pistolero, je suis prêt.
En prononçant ces mots, Peavy bomba le torse comme par réflexe. Il semblait bien plus jeune.
— Nous avons parcouru à pas de loup les cinquante derniers yards, et votre pa avait l’arme au poing au cas où nous serions tombés sur une sentinelle. Il y en avait bien une, mais ce n’était qu’un gamin et il dormait à poings fermés. Rengainant son pistolet, le Deschain l’a assommé avec une pierre et l’a allongé sur le sol. Plus tard, j’ai vu ce gamin monter sur l’échafaud, les larmes aux yeux, de la merde plein le froc et une corde au cou. Il avait à peine quatorze ans, mais lui aussi avait violenté sai Doolin — la femme que la bande avait kidnappée, et qui aurait pu être sa grand-mère —, et je n’ai pas pleuré quand il a cessé d’implorer pitié. Qui prend du sel doit le payer, comme le savent tous ceux qui vivent ici.
« Le pistolero est entré dans la grotte et je le suivais de près. Ils étaient tous couchés par terre et ronflaient comme des chiens. Par l’enfer, mais c’étaient des chiens ! Emmalina Doolin était ligotée à un poteau. Elle a ouvert de grands yeux en nous voyant. Steven Deschain a pointé le doigt sur elle, puis sur lui, puis il a mis les mains en coupe et a de nouveau pointé le doigt. N’ayez crainte — voilà ce qu’il voulait dire. Jamais je n’ai oublié la gratitude que j’ai lue dans ses yeux lorsqu’elle a hoché la tête en signe d’assentiment. N’ayez crainte : c’est le monde où nous avons grandi, jeunes gens, le monde qui a presque disparu aujourd’hui.
« Puis le Deschain a dit :
« — Réveille-toi, Allan Crow, à moins que tu ne préfères aller dans la clairière les yeux clos. Réveillez-vous tous.
« Ce qu’ils firent. Jamais il n’avait eu l’intention de les ramener tous vivants — c’eût été de la folie, vous le comprendrez sans peine —, mais il ne voulait pas non plus les abattre en plein sommeil. Ils se sont tous réveillés, plus ou moins bien, mais pas pour très longtemps. Steven a dégainé si vite que je n’ai rien vu venir. Il était rapide comme l’éclair. À un instant donné, ses deux revolvers aux crosses en bois de santal reposaient dans leurs étuis ; l’instant d’après, il tirait en rafales, produisant un vacarme assourdissant dans cet espace confiné. Mais ça ne m’a pas empêché de dégainer moi aussi. J’étais armé d’une vieille pétoire que je tenais de mon grand-père, mais j’ai quand même descendu deux de ces salopards. Les deux premières personnes que je tuais, mais pas les dernières, hélas !
« Le seul survivant de cette fusillade n’était autre que le patriarche — Allan Crow en personne. C’était un vieillard chenu, dont la moitié du visage était paralysée par suite d’une attaque ou quelque chose comme ça, mais ça ne l’empêchait pas d’être rapide comme un serpent. Il était en sous-vêtements et son arme était rangée dans l’une de ses bottes, au pied de son galetas. Il s’en est emparé et s’est tourné vers nous. Steven l’a abattu, mais le vieux briscard a eu le temps de tirer. La balle s’est perdue, sauf que…
Peavy, qui devait en ce temps-là être aussi jeune que ses deux auditeurs captivés, ouvrit le coffret que je venais de lui donner, en contempla le contenu d’un air songeur puis me fixa des yeux. Un sourire nostalgique adoucissait à nouveau ses traits.
— Avez-vous jamais remarqué une cicatrice sur le bras de votre père, Roland ? Ici même ?
Il toucha un point situé juste au-dessus de la saignée du coude.
Le corps de mon père était une carte de cicatrices, mais j’en connaissais tous les points remarquables. Au-dessus de la saignée du coude, il arborait une sorte de fossette, à peu près identique à celles que dissimulait mal l’épaisse moustache du shérif Peavy.
— La dernière balle de Pa Crow a frappé la paroi au-dessus du poteau où était attachée sa victime, et puis elle a ricoché.
Il me présenta l’intérieur du coffret. Il s’y trouvait une balle de gros calibre, une balle écrasée par l’impact.
— J’ai extrait cette balle du bras de votre père avec mon couteau de chasse et je la lui ai donnée. Il m’a remercié et m’a dit qu’un jour elle serait à moi. Et aujourd’hui, la voilà. Le ka est une roue, sai Deschain.
— Avez-vous jamais raconté cette histoire auparavant ? demandai-je. Elle m’était inconnue.
— Ai-je dit à quelqu’un que j’avais délogé une balle des chairs du descendant d’Arthur ? L’Aîné des Aînés ? Non, jamais. Qui m’aurait cru ?
— Moi, je vous crois, et je vous remercie. Cette balle aurait pu l’empoisonner.
— Non, non, fit Peavy en gloussant. Pas lui. Le sang de l’Eld est trop fort. Et si j’avais été blessé… ou trop froussard pour l’opérer… il s’en serait lui-même chargé. Quoi qu’il en soit, une fois la bande des Crow anéantie, il m’en a attribué tout le mérite ou presque, et c’est alors que je suis devenu shérif. Mais je ne le resterai plus très longtemps. Je vais prendre ma retraite. Cette histoire de garou m’a achevé. J’ai vu assez de sang et je n’ai aucun goût pour le mystère.
— Qui va vous remplacer ? demandai-je.
Cette question parut le surprendre.
— Personne, sans doute. Les mines seront à nouveau épuisées dans quelques années, pour de bon cette fois, et les quelques voies ferrées qui subsistent encore ne tiendront guère le coup. Cela signifiera la fin de Debaria, une jolie petite ville du temps de votre grand-père. La volière sacrée que vous avez dû voir en route perdurera sans doute un peu ; mais il n’y aura rien d’autre.
Jamie avait l’air inquiet.
— Et en attendant ?
— Que les ranchers, les vagabonds, les maquereaux et les joueurs aillent au diable, chacun suivant sa route. Moi, je suivrai la mienne, du moins pour un temps. Mais je ne raccrocherai pas tant que cette affaire ne sera pas réglée, d’une façon ou d’une autre.
— Le garou a attaqué l’une des femmes de Sérénité, dis-je. Elle est grièvement défigurée.
— Vous êtes passés là-bas, hein ?
— Les femmes sont terrorisées. (Réflexion faite, j’avais oublié un poignard fixé à un mollet aussi épais que le tronc d’un jeune bouleau.) Hormis la mère supérieure, bien entendu.
Il gloussa.
— Everlynne. Elle cracherait à la gueule du diable, celle-là. Et s’il l’emportait à Nis, en moins d’un mois, c’est elle qui commanderait.
— Avez-vous une idée de l’identité de ce garou quand il prend forme humaine ? demandai-je. Si oui, dites-le-nous, je vous prie. Car, ainsi que mon père l’a indiqué à votre shérif Anderson, ceci n’est pas notre domaine.
— Je ne peux pas vous donner de nom, si c’est ce que vous pensez, mais je puis sans doute vous donner quelque chose. Suivez-moi.
Passant sous une voûte située derrière son bureau, il nous conduisit dans la prison, une vaste salle en forme de T. Je comptai huit grandes cellules le long du couloir central et une douzaine de petites dans le couloir transversal. Elles étaient toutes vides à l’exception de l’une de ces dernières, où un ivrogne ronflait doucement sur sa paillasse. La porte de sa geôle n’était pas fermée.
— Il n’y a pas si longtemps, toutes ces cellules étaient pleines le vendi et le samdi. Remplies de journaliers et de cow-boys bourrés, si vous voyez ce que je veux dire. À présent, la plupart des gens ne sortent plus le soir. Même pas le vendi et le samdi. Les cow-boys restent dans leurs dortoirs, les journaliers dans leurs chambres. Personne n’a envie de croiser le garou en rentrant se coucher.
— Et les mineurs ? demanda Jamie. Il vous arrive d’en enfermer aussi ?
— Pas souvent, car ils ont leurs propres saloons à Little Debaria. Deux véritables bouges. Quand les putains des Joyeux Compagnons, du Coup de Poisse ou du Pari Loupé sont trop vieilles ou trop malades pour attirer le chaland, elles vont finir à Little Debaria. Lorsqu’ils sont bourrés au Vitriol Blanc, les salés se fichent de savoir si une pute a encore son nez.
— Charmant, marmonna Jamie.
Peavy ouvrit l’une des grandes cellules.
— Entrez, garçons. Je n’ai pas de papier, mais j’ai de la craie et voilà un joli mur bien plat. Sans compter qu’on est entre nous tant que Sam le salé dormira à poings fermés. Et, en règle générale, il n’émerge qu’au coucher du soleil.
Il pêcha dans son pantalon de toile une craie de belle taille et dessina sur le mur ce qui ressemblait à une grande case surmontée d’une ligne brisée. On aurait dit une rangée de V renversés.
— Ceci, c’est Debaria. Ici, la voie ferrée que vous avez dû emprunter. Il traça une série de hachures et c’est alors que je me rappelai le mécano et le vieux serviteur.
— Tit-Teuf a déraillé, dis-je. Vous pouvez envoyer une équipe d’ouvriers pour le remettre d’aplomb ? Nous avons de l’argent pour les payer et Jamie et moi serions ravis de leur donner un coup de main.
— Pas aujourd’hui, répondit Peavy d’un air absent en étudiant sa carte. Le mécano est toujours sur place, hein ?
— Oui. Ainsi qu’un autre homme.
— Je leur enverrai Kellin et Vikka Frye avec une bucka. Kellin est le meilleur de mes adjoints — les trois autres sont des minables — et Vikka est son fils. Ils les auront récupérés et ramenés ici avant la nuit tombée. Rien ne presse, vu que les journées sont fort longues à cette époque de l’année. Maintenant, faites bien attention, garçons. Voici la voie ferrée et voici Sérénité, là où cette pauvre jeune fille s’est fait attaquer. Et ceci, c’est la Grand-Route.
Il dessina une case pour figurer Sérénité, la marqua de la lettre X. Puis, un peu plus au nord, non loin de la ligne brisée, il porta un autre X.
— C’est ici qu’a été tué Yon Curry, le berger.
Un peu plus à gauche, mais au même niveau — c’est-à-dire sous la ligne brisée —, il traça un nouveau X.
— La ferme Alora. Sept morts.
Un peu plus à gauche et un peu plus haut, un autre X.
— La ferme Timbersmith, dans le Pur d’En-Haut. Neuf morts. C’est là que nous avons trouvé la tête d’un garçonnet fichée sur un poteau. Avec des empreintes tout autour.
— Des empreintes de loup ? demandai-je.
Il fit non de la tête.
— Non, on aurait plutôt dit un félin. Du moins au début. Quand on a suivi la piste, on a cru voir des sabots. Et pour finir… (Il nous jeta un regard sombre.) Des empreintes de pieds. Très grandes tout d’abord — comme laissées par un géant —, puis de plus en plus petites, des empreintes d’homme. De toute façon, on les a perdues sur l’alios. Peut-être que votre père aurait fait mieux, sai.
Il continua de dessiner sa carte et, cela fait, s’écarta du mur pour nous la montrer.
— Les gars de votre genre sont censés être malins, me dit-on. Qu’est-ce que vous pouvez conclure de ceci ?
Jamie s’avança entre les paillasses (cette cellule était conçue pour abriter plusieurs prisonniers, sans doute des poivrots en mal de dégrisement) et passa l’index sur la ligne brisée en haut de la carte, l’effaçant en partie.
— Est-ce que toutes les maisons à sel se trouvent par là ? Dans ces collines ?
— Oui-là. On les appelle les Roches à Sel.
— Où se trouve Little Debaria ?
Peavy dessina une case pour figurer la ville des mineurs. Elle était proche du X marquant l’endroit où le joueur et la femme s’étaient fait attaquer — car c’était la ville qu’ils souhaitaient rejoindre.
Jamie examina la carte quelques instants puis opina du chef.
— J’ai l’impression que le garou est l’un de vos mineurs. C’est aussi votre avis ?
— Si fait, c’est un salé, même s’il a fait des victimes parmi ses camarades. Ça se tient — si tant est que quelque chose se tienne dans cette histoire de fous. La nouvelle couche est très profonde, bien plus que la précédente. Et tout le monde sait qu’il y a des démons au fond de la terre. Peut-être que l’un des mineurs en a réveillé un, et qu’il a décidé de lui jouer un sale tour.
— Les profondeurs recèlent aussi des vestiges des Grands Anciens, dis-je. Ils ne sont pas tous dangereux, mais certains sont redoutables. C’est peut-être l’un de ces… comment les appelle-t-on, Jamie ?
— Des artyfax.
— C’est ça. C’est peut-être l’un d’eux le responsable. Si nous réussissons à le capturer vivant, le coupable pourra sans doute nous le dire.
— Il y a peu de chances, gronda Peavy.
Je n’étais pas de cet avis. Il suffisait que nous parvenions à l’identifier et à le capturer en plein jour.
— Combien de salés travaillent dans ces mines ? demandai-je.
— Beaucoup moins qu’autrefois, vu qu’il n’y a qu’une seule couche, vous comprenez. Pas plus de deux cents, dirais-je.
Je croisai le regard de Jamie et perçus dans ses yeux une lueur amusée.
— Ne t’inquiète pas, Roland. Je suis sûr que nous les aurons tous interrogés avant la Moisson. Si on ne traîne pas.
Il exagérait, mais nous risquions néanmoins de perdre plusieurs semaines. Même si nous interrogions le garou, il pourrait échapper à notre vigilance, soit parce que c’était un fieffé menteur, soit parce qu’il ne se sentait pas coupable ; peut-être que le jour venu il oubliait les crimes qu’il avait commis dans la nuit. Je regrettais l’absence de Cuthbert, qui avait le pouvoir de percevoir des liens entre des éléments apparemment disparates, ainsi que celle d’Alain, qui avait celui de sonder les esprits. Mais Jamie n’avait pas à rougir. Après tout, il avait vu tout de suite ce que j’avais sous le nez et n’avais pas remarqué. Il y avait un point sur lequel j’étais en parfait accord avec le shérif Hugh Peavy : je détestais les mystères. Cela n’a pas changé depuis ce temps-là. Je ne suis pas doué pour les résoudre ; mon esprit n’est pas ainsi fait.
De retour dans le bureau, je demandai :
— J’aimerais vous poser quelques questions, shérif. Premièrement : nous ouvrirez-vous votre cœur comme nous vous ouvrons le nôtre ? Deuxièmement…
— Deuxièmement : vais-je vous considérer pour ce que vous êtes et accepter ce que vous faites ? Troisièmement : est-ce que je vous demande assistance et secours ? Le shérif Peavy vous répond : ouair, ouair et ouair. Maintenant, pour l’amour de Dieu, mettez-vous à cogiter, garçons, car ça fait quinze jours que ce monstre s’est pointé à Sérénité, et il n’a pas eu droit à un repas complet. Il ne tardera pas à ressortir de son trou.
— Il ne rôde que la nuit, dit Jamie. Vous en êtes bien sûr ?
— Oui.
— Est-ce que la lune a un effet sur lui ? demandai-je. D’après le conseiller de mon père — qui est aussi un de nos instructeurs —, certaines vieilles légendes affirment…
— Je connais ces légendes, sai, mais elles se trompent. Du moins en ce qui concerne cette créature. Il lui est arrivé de frapper pendant la pleine lune — lorsqu’elle est apparue à Sérénité, parée d’écailles comme un alligator des Longs Marais de Sel, c’était la Lune du Colporteur —, et quand elle a attaqué Timbersmith, c’était à la nouvelle lune. J’aurais bien aimé vous répondre par l’affirmative, mais je ne le puis. Et ce que j’aimerais, c’est boucler cette affaire avant de ramasser les tripes d’une autre victime ou de cueillir la tête d’un autre gamin sur un poteau. On vous a envoyés ici pour nous aider et j’espère bien que vous en êtes capables… mais permettez-moi d’en douter.
Lorsque je demandai à Peavy s’il y avait un hôtel ou une pension convenable à Debaria, il se mit à glousser.
— La dernière pension en activité, c’était celle de la Veuve Brailley. Il y a deux ans, un garçon d’écurie ivre a tenté de la violer dans ses propres toilettes, pendant qu’elle faisait ses besoins. Mais elle n’était pas née de la dernière pluie. Elle avait repéré son manège et planqué un poignard sous son tablier. Elle lui a tranché la gorge, et sans sourciller. Bodean-la-Corde, qui faisait office de juge de paix avant de partir élever des chevaux dans le Croissant, n’a mis que cinq minutes à conclure qu’elle avait agi en état de légitime défense, mais cette brave dame avait décidé qu’elle en avait soupé de Debaria, et elle est retournée à Gilead où elle doit encore se trouver. Deux jours après son départ, un crétin de poivrot a incendié sa pension. L’hôtel, lui, est toujours debout, l’Hôtel Bellevue. La vue est tout sauf belle, jeunes gens, et les lits grouillent de punaises aussi grosses qu’un œil de crapaud. Si je devais y dormir, je mettrais d’abord l’armure d’Arthur Eld.
C’est ainsi que nous avons passé notre première nuit à Debaria dans la grande cellule de dégrisement, sous la carte que Peavy avait dessinée à la craie. Comme il avait relâché Sam le salé, nous avions la prison pour nous. Au-dehors soufflait un vent violent, venu de l’ouest et du désert alcalin. En l’entendant gémir dans la charpente, je repensai à une histoire que me racontait ma mère quand j’étais tout petit — l’histoire de Tim Bravecœur, de son méchant beau-père et du coup de givre que Tim avait dû affronter dans la Grande Forêt, au nord de La Nouvelle Canaan, un lieu inexploré que l’on appelait aussi la Forêt sans Fin. Penser à ce petit garçon tout seul dans les bois me glaçait toujours le cœur, mais penser à son courage me le réchauffait aussitôt. Les histoires qu’on écoute durant l’enfance, on s’en souvient toute sa vie.
Après qu’une bourrasque particulièrement forte — et le vent soufflant sur Debaria était chaud, rien à voir avec un coup de givre — eut frappé le mur de la prison et projeté de la poussière alcaline à travers les grilles, Jamie prit la parole. Il était rare qu’il entame une conversation.
— Je déteste ce bruit, Roland. Il va m’empêcher de dormir cette nuit.
Moi, je l’adorais ; le bruit du vent m’a toujours évoqué les lieux lointains et les temps anciens. Quoique, je le confesse, j’aurais pu me passer de la poussière.
— Comment allons-nous capturer cette créature, Jamie ? J’espère que tu as une idée, parce que je sèche.
— Nous devons interroger les mineurs. C’est par là qu’il faut commencer. L’un d’eux a peut-être vu un de ses camarades regagner discrètement sa couche encore maculé de sang. Et tout nu par-dessus le marché. Car il ne peut pas rentrer habillé, à moins de s’être dévêtu avant d’aller rôder.
Voilà qui m’a rendu espoir. Si notre homme avait conscience de ses actes, peut-être ôtait-il ses vêtements en sentant venir la crise, pour les planquer et les récupérer ensuite, une fois accompli son forfait. Mais s’il ne savait rien…
C’était un tout petit fil que je tenais là, mais parfois — si l’on veille à ne pas le casser —, en tirant sur un petit fil on peut défaire tout un vêtement.
— Bonne nuit, Roland.
— Bonne nuit, Jamie.
Je fermai les yeux et pensai à ma mère. J’ai souvent pensé à elle cette année-là, mais, pour une fois, je ne la revis pas à l’article de la mort, mais telle qu’elle était lors de mon enfance, lorsqu’elle s’asseyait près de mon lit dans la chambre aux vitraux et me faisait la lecture.
— Regarde, Roland, disait-elle, voilà que les bafou-bafouilleux s’assoient en rang et reniflent l’air. Ils savent, n’est-ce pas ?
— Oui, disais-je, ils savent, les bafouilleux.
— Et que savent-ils ? demandait la femme que je tuerais un jour. Que savent-ils, chéri de mon cœur ?
— Ils savent que le coup de givre approche.
Mes paupières s’alourdissaient et, quelques minutes plus tard, la musique de sa voix m’apportait le sommeil.
Tout comme celle du vent violent en cette nuit.
L’aube poignait à peine lorsqu’un horrible bruit me réveilla : BRUNG ! BRUNG ! BRUNNNNG !
Allongé sur sa paillasse, les jambes écartées, Jamie ronflait paisiblement. Je pris l’un de mes revolvers, sortis de la cellule et me dirigeai vers la source du vacarme. C’était le jing-jang dont le shérif Peavy était si fier. Il n’était pas là pour y répondre ; il avait regagné son domicile et son bureau était désert.
Torse nu, l’arme au poing et vêtu de mon seul caleçon — il faisait sacrément chaud dans la cellule —, je décrochai l’écouteur fixé au mur, le portai à mon oreille et m’approchai du microphone.
— Oui ? Allô ?
— Qui est là, bon sang ?
La personne qui appelait hurlait tant que j’en eus mal au crâne. Il y avait des jing-jangs à Gilead, près d’une centaine encore en état de marche, mais aucun où le son fût aussi clair. J’écartai l’écouteur en grimaçant, mais la voix de l’autre demeurait audible.
— Allô ? Allô ? Les dieux maudissent cette saloperie ! ALLÔ ?
— Je vous entends, dis-je. Parlez-moi fort, au nom de votre père.
— Qui êtes-vous ?
Le volume avait baissé d’un cran, assez pour que je rapproche l’écouteur. Mais pas question de le coller à mon oreille ; je n’allais pas refaire la même erreur.
— Un adjoint, répondis-je.
Jamie DeCurry et moi étions bien plus que cela, mais mieux valait éviter les complications. Surtout quand on a affaire à un homme pris de panique avec qui l’on parle au jing-jang.
— Où est le shérif Peavy ?
— Chez lui, avec sa femme. Il n’est même pas cinq heures du matin, je crois bien. Dites-moi qui vous êtes, où vous vous trouvez et ce qui s’est passé.
— C’est Canfield du Jefferson. Je…
— Du Jefferson ?
Entendant un bruit de pas derrière moi, je me retournai et levai mon arme. Mais ce n’était que Jamie, les cheveux encore tout ébouriffés. Il avait aussi l’arme au poing et avait enfilé son blue-jean, sans toutefois se chausser.
— Du ranch Jefferson, espèce de demeuré ! Dites au shérif de rappliquer, et plus vite que ça ! Tout le monde est mort. Jefferson, sa famille, le cuisinier, tous les proddies. Il y a du sang partout.
— Combien de morts en tout ?
— Une quinzaine. Ou une vingtaine. Je n’ai pas compté. (Canfield du Jefferson se mit à sangloter.) Ils sont tous réduits en pièces. Le monstre qui a fait ça a épargné les deux chiens, Rosie et Mozie. Ils se baladaient parmi les cadavres. On a dû les abattre. Ils lapaient le sang et bouffaient les bouts de cervelle.
Le ranch se trouvait à dix roues de la ville, droit au nord, dans la direction des Collines de Sel. Nous y avons accompagné le shérif Peavy, qui avait rameuté Kellin Frye — le meilleur de ses adjoints — et son fils Vikka. Notre mécano, qui s’appelait Travis, était aussi du voyage, vu qu’il avait dormi chez les Frye. Nous n’avons pas ménagé nos chevaux, mais le soleil était bien haut dans le ciel à notre arrivée. Fort heureusement, le vent nous poussait dans le dos.
D’après Peavy, Canfield était un pokie, c’est-à-dire un cow-boy itinérant et non au service d’un rancher en particulier. Certains de ses semblables étaient des hors-la-loi, mais la plupart étaient des gars honnêtes qui ne tenaient pas en place. Quand nous avons franchi la porte au-dessus de laquelle le nom JEFFERSON était écrit en branches de bouleau, nous l’avons trouvé en compagnie de deux autres cow-boys. Tous trois s’étaient regroupés près de la clôture du corral, adjacent au principal corps de bâtiment. À un demi-mile plus au nord, au sommet d’un talus, se dressait le dortoir des employés. À première vue, on remarquait deux choses anormales : la porte sud était grande ouverte et battait au vent, les cadavres de deux imposants chiens noirs gisaient sur le sol.
Nous avons mis pied à terre et le shérif Peavy a serré la main aux trois hommes, qui semblaient soulagés de nous voir.
— Aïle, Bill Canfield, ami pokie.
Le plus grand des trois ôta son chapeau et le plaqua contre son cœur.
— Je ne suis plus un pokie. Ou peut-être que si, je ne sais plus. Pendant quelque temps, j’étais Canfield du Jefferson, comme je l’ai dit au type qui a répondu à mon appel, car j’avais signé le mois dernier. C’est sous le patronage du vieux Jefferson en personne que j’ai apposé ma marque sur le mur, mais à présent il est mort, comme tous les autres.
Il déglutit. Sa pomme d’Adam tressauta. La pâleur de sa peau faisait ressortir sa barbe noire. Sa chemise était maculée de vomissures séchées.
— Sa femme et sa fille sont aussi dans la clairière. On les reconnaît à leurs cheveux longs et à… à… oh ! par l’Homme Jésus, quand on voit un truc pareil, on souhaiterait être aveugle de naissance.
Il se cacha derrière son chapeau et se mit à pleurer.
L’un de ses camarades demanda :
— C’est les pistoleros, shérif ? Plutôt jeunes pour prendre les armes, non ?
— Peu importe, dit Peavy. Dites-moi ce qui vous a amenés ici.
Canfield rabaissa son chapeau. Il avait les yeux rougis et mouillés.
— On bivouaquait dans le Pur, tous les trois. On avait passé la journée à rassembler des bêtes égarées. Soudain, on a entendu des cris à l’est. Ça nous a réveillés, pour sûr, et pourtant on était épuisés. Puis il y a eu deux ou trois coups de feu. Et puis de nouveaux cris. Et ensuite un bruit assourdissant — comme une bête qui grondait et rugissait.
— On aurait dit un ours, précisa un de ses camarades.
— Pas du tout, répliqua l’autre.
Canfield reprit la parole :
— Quoi que ce soit, ça venait du ranch. Notre bivouac était à quatre roues de là, peut-être six, mais le bruit porte loin sur le Pur, ainsi que vous le savez. On a sellé nos montures, mais comme j’avais signé et que ces deux-là sont des pokies, je suis arrivé avant eux.
— Je ne comprends pas, dis-je.
Il se tourna vers moi.
— J’avais un cheval du ranch, d’accord ? Un bon cheval. Snip et Arn, ils montaient des mules. On les a tous rentrés avec les autres, acheva-t-il en désignant le corral.
À ce moment-là souffla une vive bourrasque, porteuse de poussière corrosive, et les bêtes se mirent à galoper comme une déferlante.
— Ils sont encore nerveux, dit Kellin Frye.
Le mécano — Travis — se tourna vers le dortoir et dit :
— Ils ne sont pas les seuls.
Lorsque Canfield, le tout nouveau proddie — c’est-à-dire employé — du ranch Jefferson, arriva sur les lieux, les cris avaient cessé. De même que les rugissements de la bête, même si on entendait encore gronder un peu. C’étaient les deux chiens, qui se disputaient les restes humains. Sachant de quel côté était beurrée sa tartine, Canfield passa sans s’arrêter près du dortoir — et des molosses — pour foncer sur le bâtiment principal. La porte d’entrée était grande ouverte et des scintilles éclairaient le couloir et la cuisine, mais personne ne répondit à son appel.
Il trouva dame sai Jefferson dans la cuisine, le corps sous la table et la tête, à moitié dévorée, près du garde-manger. Des traces de pas menaient à la porte de la véranda, qui battait sous les coups du vent. Certaines étaient humaines ; d’autres ressemblaient à celles d’un ours gigantesque. Ces dernières étaient écarlates.
— J’ai attrapé une scintille posée près de l’évier et j’ai suivi les traces dehors. Les deux filles gisaient sur le sol, entre la maison et la grange. La première avait trois ou quatre douzaines de pas d’avance sur la seconde, mais elles étaient mortes toutes les deux, leur chemise de nuit en lambeaux et leurs chairs labourées jusqu’à l’os. (Canfield secoua la tête avec lenteur, sans que ses yeux — ils étaient noyés de larmes, ça oui — quittent ceux du shérif Peavy.) Je ne tiens pas à voir les griffes qui ont fait ça. Surtout pas. J’ai vu de quoi elles sont capables et ça me suffit.
— Et le dortoir ? demanda Peavy.
— C’est là que je me suis rendu ensuite. Je vous laisse voir ça par vous-même. Les femmes aussi. Ne me demandez pas de vous les montrer. Peut-être qu’Arn et Snip…
— Pas moi, fit Snip.
— Moi non plus, fit Arn. Je vais sûrement les revoir en rêve, et ça me suffit aussi.
— Je ne pense pas qu’on ait besoin d’un guide, dit Peavy. Restez ici, les gars.
Les Frye et Travis sur ses talons, il se dirigea vers la vaste maison. Jamie lui posa la main sur l’épaule et, comme il se retournait, lui dit en ayant l’air de s’excuser :
— Faites attention aux empreintes. Elles ont leur importance. Peavy le fixa des yeux un moment puis acquiesça.
— Ouair. On n’y touchera pas. Surtout si elles peuvent nous mener à cette créature.
Les femmes se trouvaient là où l’avait dit sai Canfield. J’avais déjà vu des massacres — si fait, j’en avais eu mon content, à Mejis comme à Gilead —, mais jamais une chose pareille, et Jamie pas davantage. Il était aussi livide que Canfield et j’espérai qu’il n’allait pas déshonorer son père en tournant de l’œil. Mais je n’avais nul besoin de m’inquiéter ; quelques instants plus tard, à genoux dans la cuisine, il examinait les grandes empreintes bordées de sang.
— Ce sont bel et bien des pattes d’ours, dit-il, mais jamais on n’a vu d’ours aussi gros, Roland. Même dans la Forêt sans Fin.
— Il y en avait un ici cette nuit, mon goujat, intervint Travis.
Il se tourna vers le corps de la femme du rancher et frissonna, bien qu’on l’ait dissimulée sous une couverture, ainsi d’ailleurs que ses filles au-dehors.
— Il me tarde d’être de retour à Gilead, où ces horreurs ne sont que des légendes, ajouta-t-il.
— Et à part ça, que t’apprennent ces traces de pas ? demandai-je à Jamie.
— La chose a commencé par attaquer le dortoir, là où la… la chère était plus abondante. Le bruit a dû réveiller les quatre occupants de la maison… ils étaient bien quatre, shérif ?
— Oui. Jefferson a deux fils, mais il les a sans doute envoyés à Gilead pour vendre du bétail. Ils trouveront un gros sac de malheur à leur retour.
— Le rancher a laissé ses femmes à l’abri pour foncer vers le dortoir.
C’est sûrement lui que Canfield et ses camarades ont entendu tirer. — Ça ne lui a pas servi à grand-chose, commenta Vikka Frye. Son père lui donna une bourrade et lui ordonna de se taire.
— Ensuite, la chose est venue ici, poursuivit Jamie. Sai Jefferson et ses deux filles devaient déjà se trouver dans la cuisine. La sai leur a sans doute dit de fuir.
— Si fait, dit Peavy. Et elle a sûrement tenté de retenir la créature pour les protéger. C’est aussi ce que je déduis. Sauf que ça n’a pas marché. Si elle s’était trouvée devant la maison — si elle avait vu la taille de la bête —, elle aurait été plus avisée, et nous les aurions trouvées toutes les trois gisant dans la poussière. (Il poussa un lourd soupir.) Bon, les gars, allons jeter un coup d’œil au dortoir. Il ne sert à rien de reculer l’inévitable.
— Je pense que je vais rejoindre les trois cow-boys près du corral, dit Travis. J’en ai assez vu.
— Je peux aller avec lui, pa ? bredouilla Vikka Frye.
Kellin vit le visage livide de son fils et acquiesça. Mais, avant de le laisser partir, il lui déposa un baiser sur la joue.
À dix pieds environ de l’entrée du dortoir, le sol était couvert d’un mélange confus d’empreintes de bottes et de traces de pattes griffues. Non loin de là, dans un buisson, on apercevait un vieux pistolet à quatre canons tout tordus. Jamie désigna les empreintes, la pétoire et la porte ouverte. Puis il leva les sourcils comme pour me demander si je voyais la même chose que lui. La réponse était oui.
— C’est ici que la créature — le garou à forme d’ours — a affronté le rancher, dis-je. Il a pu tirer quelques balles, puis il a lâché son arme…
— Non, coupa Jamie. La chose la lui a prise. D’où l’état des canons. Peut-être que Jefferson a voulu fuir. Peut-être qu’il a résisté. Dans tous les cas, il était fichu. Ses traces s’arrêtent là, et je présume que la chose l’a saisi pour le jeter dans le dortoir. Ensuite, elle s’est dirigée vers la maison.
— Donc, on est train de remonter sa piste, fit remarquer Peavy. Jamie acquiesça.
— On ne tardera pas à la suivre dans le bon sens, dit-il.
La créature avait transformé le dortoir en charnier. Les cadavres étaient au nombre de dix-huit : les seize proddies, le cuisinier — qui avait péri près de ses fourneaux, son tablier ensanglanté lui servant de linceul — et Jefferson, qui était carrément démembré. Sa tête tranchée fixait le plafond avec un rictus terrifiant qui se réduisait à sa mâchoire supérieure. Le garou lui avait arraché l’inférieure. Kellin Frye la retrouva sous une couchette. L’un des cow-boys avait tenté de se protéger avec sa selle, en vain ; la chose avait déchiré en deux ce bouclier de fortune. Le malheureux s’accrochait encore au pommeau d’une main. Il n’avait plus de visage ; la chose lui avait dévoré le crâne.
— Roland, dit Jamie d’une voix nouée par l’émotion, comme si sa gorge s’était contractée. Il faut retrouver ce monstre. Il le faut.
— Allons voir les traces dehors avant que le vent les ait effacées, répondis-je.
Laissant Peavy et les autres devant le dortoir, nous avons fait le tour de la maison pour gagner l’endroit où gisaient les corps des deux filles. Les traces commençaient à s’estomper sur les bords et au niveau des griffes, mais même un pisteur n’ayant pas reçu l’enseignement de Cod de Gilead n’aurait eu aucune peine à les suivre. La créature qui les avait laissées devait peser plus de huit cents livres.
— Regarde, fit Jamie en mettant un genou à terre. Celle-ci est plus profonde à l’avant. Le monstre courait.
— Et sur ses pattes postérieures. Comme un homme.
Les empreintes passaient près de la remise abritant la pompe, que la chose avait apparemment démolie d’un coup de patte par pure méchanceté. Elles nous conduisirent sur une allée pentue orientée vers le nord, en direction d’un bâtiment tout en longueur, sans doute une sellerie ou une forge. À vingt roues de là se dressaient les bad-lands rocheuses que surmontaient les Collines de Sel. Nous distinguions les grottes qui donnaient accès aux mines ; on aurait dit des orbites béantes.
— Inutile d’aller plus loin, dis-je. On sait où mène cette piste — droit chez les salés.
— Un instant, fit Jamie. Regarde ça, Roland. Je suis sûr que tu n’as jamais rien vu de tel.
Les empreintes s’altéraient, les griffes se muaient peu à peu en grands sabots incurvés.
— Elle a perdu sa forme d’ours, dis-je, pour devenir… quoi donc ? Un taureau ?
— Je le pense. Allons un peu plus loin. J’ai une idée…
Comme nous approchions du bâtiment, les empreintes s’altérèrent une nouvelle fois. Le taureau était devenu une sorte de félin géant. Puis, peu à peu, les traces se firent de plus en plus petites, comme si le monstre, de lion, devenait simple puma. Lorsqu’elles sortirent de l’allée pour emprunter le chemin menant à la sellerie, nous avons vu sur le bas-côté un coin d’herbe qui semblait piétiné. Et couvert de sang.
— La chose est tombée, dit Jamie. Oui, elle est tombée… et s’est convulsée. (Il leva vers moi des yeux pensifs.) On dirait qu’elle souffrait.
— Bien. Regarde ça.
Je lui désignai le chemin, que quantité de chevaux avaient foulé. Mais on y apercevait autre chose.
Des traces de pieds nus, qui se dirigeaient vers les portes du bâtiment, lesquelles coulissaient sur des rails tout rouillés.
Jamie ouvrit de grands yeux. Portant l’index à mes lèvres, je dégainai mon revolver. Il fit de même et nous avançâmes à pas de loup. Je lui fis signe de passer par-derrière. Il opina et partit sur la gauche.
Je me plantai devant les portes, l’arme au poing, et laissai à Jamie le temps de se mettre en position. Pas un bruit. Quand j’estimai qu’il était prêt, je me penchai pour ramasser une grosse pierre de ma main libre et la jetai à l’intérieur. Elle rebondit puis roula sur le plancher. Aucune réaction. J’avançai à croupetons, prêt à tirer.
L’endroit semblait vide, mais il recelait des ombres en telle quantité que j’eus du mal à m’en assurer. Il y faisait déjà chaud et, midi venu, ce serait une véritable fournaise. J’aperçus deux petits box vides de chaque côté, une modeste forge avec, juste à côté, des tiroirs remplis de fers et de clous également rouillés, des jarres d’onguent et de liniment couvertes de poussière, des fers à marquer dans leurs manchons d’étain et un monceau de pièces de harnais, à réparer ou à jeter. Au-dessus d’une paire d’établis étaient accrochés quantité d’outils. La plupart d’entre eux étaient dévorés par la rouille. Je vis également quelques crochets d’attelage en bois et une pompe de puisard placée au-dessus d’un abreuvoir en ciment. L’eau que contenait celui-ci n’avait pas été changée depuis longtemps ; à mesure que mes yeux accommodaient, je distinguai des brins de paille flottant à la surface. C’était ici, intuitai-je, qu’on prenait soin des chevaux du ranch au temps où celui-ci était prospère. Une sorte de clinique vétérinaire. L’animal entrait d’un côté et ressortait de l’autre une fois qu’on en avait fini avec lui. Mais le lieu semblait désaffecté à présent.
Les traces de la chose redevenue humaine conduisaient au centre de la salle et, de là, à une porte ouverte dans le fond. Je les suivis.
— Jamie ? C’est moi. Ne tire pas, pour l’amour de ton père. Je sortis. Jamie avait rengainé son arme et il me désigna un tas de crottin.
— Il sait ce qu’il est, Roland.
— Tu l’as compris grâce à ce crottin ?
— En fait, oui.
Il me laissa le temps de le déduire à mon tour. La sellerie était abandonnée, sans doute remplacée par une autre, plus proche de la maison, mais ce crottin était tout frais.
— S’il est venu ici à cheval, alors il est venu en tant qu’homme. — Si fait. Et il est reparti de même.
Je m’accroupis et réfléchis à la question. Jamie s’en roula une et attendit. Quand je levai les yeux, je vis qu’il souriait.
— Tu comprends ce que ça veut dire, Roland ? Environ deux cents salés.
Je suis lent, mais je finis toujours par arriver au but.
— Si fait, dit-il.
— Des salés, pas des pokies ni des proddies. Des mineurs, pas des cavaliers. En règle générale.
— Comme tu dis.
— Combien d’entre eux ont un cheval, à ton avis ? Combien d’entre eux savent monter ?
Son sourire s’élargit.
— Une vingtaine, une trentaine au maximum.
— C’est mieux que deux cents. Beaucoup mieux. On va aller là-haut dès que…
Je n’ai jamais fini ma phrase, car c’est à ce moment-là qu’on a entendu gémir. Ça venait de la sellerie que j’avais jugée déserte. Je me félicitai alors de l’absence de Cort. Il m’aurait flanqué une beigne qui m’aurait terrassé. Du moins si ça s’était passé du temps de sa splendeur.
Jamie et moi avons échangé un regard surpris, puis on est rentrés en courant tous les deux. On entendait toujours gémir, mais le lieu semblait bel et bien désert. Puis le tas de pièces de harnais — colliers, rênes, étriers, et cetera — se mit à frémir comme s’il respirait. Une avalanche se déclencha, toute de cuir et de métal, laissant apparaître un jeune garçon. Ses cheveux blonds étaient hérissés dans tous les sens. Il portait un jean et une vieille chemise déboutonnée. Il n’était pas blessé, mais semblait salement secoué.
— Il est parti ? demanda-t-il d’une voix tremblante. Je vous en supplie, dites-moi qu’il est parti.
— Il est parti, dis-je.
Il entreprit de s’extirper de sa cachette, mais il s’était coincé la cheville dans un étrier et il tomba en avant. Je le rattrapai au vol et vis ses grands yeux bleus s’écarquiller sous l’effet de la terreur comme je le recevais dans mes bras.
Puis il s’évanouit.
Je le portai jusqu’à l’abreuvoir. Jamie ôta son bandana, le trempa dans l’eau et en nettoya le visage crasseux de l’enfant. Celui-ci devait avoir onze ans, ou peut-être un peu moins. Il était si maigre qu’on avait peine à le dire. Au bout d’un temps, ses yeux papillonnèrent. Ils fixèrent Jamie puis se posèrent sur moi.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Vous ne travaillez pas au ranch.
— Nous sommes des amis, dis-je. Et toi, qui es-tu ?
— Bill Streeter. Les proddies m’appellent Jeune Bill.
— Ah bon ? Et ton père, c’est Vieux Bill, je suppose ?
Il se redressa, prit le bandana de Jamie, le trempa dans l’eau et l’essora pour arroser son torse souffreteux.
— Non, le Vieux Bill, c’était mon papy, ça fait deux ans qu’il est allé dans la clairière. Mon pa, c’est Bill tout court.
Il écarquilla les yeux en prononçant le nom de son père. Ses doigts se refermèrent sur mon poignet.
— Il est pas mort, hein ? Dites-moi qu’il est pas mort, sai ! En voyant le regard qu’on échangeait, Jamie et moi, il paniqua.
— Dites-moi qu’il est pas mort ! Je vous en prie, dites-moi que mon pa est pas mort !
Il se mit à pleurer.
— Allons, allons, fis-je. Qui est ton pa ? Un proddie ?
— Non, c’est le cuistot. Dites-moi qu’il est pas mort !
Mais il savait déjà la vérité. Je le vis dans ses yeux, aussi clair que j’avais vu le cuisinier drapé dans son tablier ensanglanté.
Un saule poussait près de la maison et c’est à l’ombre de son feuillage qu’on a interrogé le Jeune Bill Streeter, Jamie, le shérif Peavy et moi. On a envoyé les autres s’abriter près du dortoir, pensant que le gamin serait affolé par tout ce monde autour de lui. En fait, il ne nous a pas appris grand-chose.
— Mon pa m’a dit qu’il allait faire chaud cette nuit et que je ferais mieux de dormir à la belle étoile, dans la pâture derrière le corral, nous dit le Jeune Bill. Il y ferait plus frais et je dormirais mieux. Mais je n’étais pas dupe. Elrod s’était trouvé une bouteille et il avait décidé de picoler.
— Elrod Nutter, tu veux dire ? demanda le shérif Peavy.
— Si fait. Le contremaître du ranch.
— Je le connais bien, celui-là, nous dit Peavy. Il a souvent fini sa nuit dans ma cellule de dégrisement. Si Jefferson ne l’a pas viré, c’est parce que c’est un excellent cavalier et qu’il manie le lasso comme personne, mais il a l’alcool méchant. Pas vrai, Jeune Bill ?
L’intéressé hocha vigoureusement la tête et chassa la poussière de ses longs cheveux.
— Oui, m’sieur. Il s’en prenait souvent à moi, et mon père le savait.
— Tu étais son marmiton, c’est ça ? demanda Peavy.
Je comprenais qu’il cherchait à le calmer, mais j’aurais aimé qu’il tienne sa langue, car il avait un peu trop tendance à parler du cuistot au passé.
Le garçon ne parut cependant pas relever.
— Non, je suis valet de ferme. (Il se tourna vers Jamie et vers moi-même.) C’est moi qui prépare les couchettes, range les lassos, plie les couvertures, cire les selles et ferme les portes du corral quand tous les chevaux sont rentrés. Le Petit Braddock m’a appris à me servir d’un lasso et il dit que je suis très doué. Roscoe enseigne le tir à l’arc. Freddy Deux-Pas a promis de me montrer comment marquer le bétail l’automne prochain.
— C’est bien, dis-je en portant un doigt à ma gorge.
Cela le fit sourire.
— Ce sont de braves gars. (Son sourire s’effaça aussi rapidement qu’il était apparu, tel le soleil disparaissant derrière un nuage.) Sauf Elrod. Quand il est sobre, il est grincheux, mais quand il a bu, il devient taquin. Méchamment taquin, si vous intuitez.
— Oui, j’intuite bien, dis-je.
— Et si on ne rit pas de ses blagues — y compris quand il vous tord le bras ou vous traîne par terre en vous tirant par les bottes —, il devient encore plus méchant. Alors quand mon pa m’a dit d’aller dormir dehors, j’ai pris ma couverture, mon ombrette et je suis sorti. Un conseil d’ami, comme il dit.
— Une ombrette ? répéta Jamie.
— Un carré de toile, expliqua le shérif. Ça ne vous protège pas de la pluie, mais ça vous préserve de la rosée.
— Où t’es-tu installé ? demandai-je au garçon.
Il m’a désigné un point par-delà le corral, où les chevaux continuaient de renâcler devant le vent porteur de poussière. Tout autour de nous, le saule bruissait et frémissait. C’était joli à entendre, encore plus joli à voir.
— Ma couverture et mon ombrette ont dû rester là-bas.
De l’endroit qu’il nous montrait, mon regard se porta vers la vieille sellerie où nous l’avions trouvé, puis vers le dortoir. Ces trois points dessinaient un triangle d’environ un quart de mile de côté, avec le corral en son centre.
— Comment as-tu fait pour aller de ta couche à ce tas de pièces de harnais, Bill ? demanda le shérif Peavy.
Le garçonnet le regarda un long moment sans rien dire. Puis les larmes jaillirent à nouveau. Il se plaqua les mains sur le visage pour les cacher.
— Je me souviens pas, dit-il. Je me souviens de rien.
Plutôt que de baisser les mains, il sembla les laisser choir sur son giron, comme si elles étaient devenues trop lourdes pour lui.
— Je veux mon pa.
Jamie se leva et s’éloigna, les mains au fond de ses poches revolver. Je m’efforçai de trouver les mots qu’il fallait, sans succès. Rappelez-vous que, si nous étions armés, tous les deux, nous n’avions pas encore droit aux revolvers de nos pères. Jamais plus je ne serais aussi jeune que lorsque j’avais connu, aimé et perdu Susan Delgado, mais j’étais néanmoins trop jeune pour dire à cet enfant que son père avait été déchiqueté par un monstre. Alors je me tournai vers le shérif Peavy. Alors je me tournai vers un adulte.
Peavy ôta son chapeau et le posa dans l’herbe. Puis il prit les mains du petit garçon.
— Fiston, j’ai une très mauvaise nouvelle pour toi. Je veux que tu respires à fond et que tu te conduises en homme.
Mais le Jeune Bill Streeter n’avait que neuf ou dix étés, onze tout au plus, et il ne pouvait pas être un homme. Il se mit à brailler. À ce moment-là, je revis le visage livide de ma mère, aussi clair que si elle gisait près de moi sous le saule, et je fus incapable de supporter cela. Je me faisais l’effet d’être un lâche, mais ça ne m’a pas empêché de me lever et de m’éloigner.
À force de pleurs, le jeune garçon sombra dans le sommeil ou l’inconscience. Jamie l’emporta dans la maison et le coucha dans une chambre de l’étage. Et pourquoi pas ? Ce n’était que le fils du cuistot, mais plus personne ne pouvait revendiquer ces lits. Le shérif Peavy appela son bureau au jing-jang, donnant ses instructions à l’un des adjoints qui y était en poste. Bientôt, le croque-mort de Debaria — s’il y en avait un — viendrait ramasser les morts à la tête d’un petit convoi.
Puis le shérif Peavy alla s’affaler sur une chaise à roulettes dans le minuscule bureau de sai Jefferson.
— Et maintenant, garçons ? demanda-t-il. On va s’intéresser aux salés, je suppose… et sans doute tenez-vous à gagner leur repaire avant que le simoun se soit levé. Ce qui ne tardera pas. (Soupir.) Ce gamin ne vous apprendra rien de plus. Ce qu’il a vu lui a vidé l’esprit.
— Roland a un truc pour… commença Jamie.
— J’hésite sur la suite des opérations, le coupai-je. J’aimerais en discuter avec mon équipier. Peut-être qu’on s’offrira un pasear dans cette sellerie.
— Les traces doivent être effacées maintenant, mais faites comme vous l’entendez. (Le shérif secoua la tête.) Dire la vérité à ce gosse, c’était dur. Très dur.
— Vous avez fait ce qu’il fallait, dis-je.
— Vous croyez ? Si fait ? Eh bien, grand merci. Pauvre petit goujat. Je pense qu’il peut vivre chez moi quelque temps, avec ma femme. Le temps qu’on décide de ce qui vaut mieux pour lui. Allez donc palabrer tous les deux, si c’est ce que vous voulez. Moi, je vais rester ici et tenter de me remettre. Rien ne presse à présent ; cette saloperie est rassasiée pour le moment. Ce n’est pas de sitôt qu’elle se remettra en chasse.
Jamie et moi avons fait deux fois le tour de la grange et du corral, palabrant tandis qu’un vent violent faisait claquer nos jeans et nous ébouriffait les cheveux.
— Tu penses que tout s’est effacé de son esprit, Roland ?
— Et toi, que penses-tu ?
— Je crois que non. Rappelle-toi ses premiers mots : « Il est parti ? » — Et il savait que son père était mort. Même quand il nous a posé la question, on pouvait le lire dans ses yeux.
Jamie resta un moment silencieux, la tête basse. Nous avions relevé nos bandanas pour nous protéger de la poussière corrosive. Celui de Jamie était encore mouillé. Finalement, il déclara :
— Quand j’ai voulu dire au shérif que tu avais un truc pour éveiller les souvenirs enfouis — enfouis dans l’esprit des gens —, tu m’as coupé la parole.
— Il n’a pas besoin de le savoir, vu que ça ne marche pas toujours.
Ça avait marché avec Susan Delgado, à Mejis, mais une partie de Susan tenait vraiment à me dire ce que Rhéa, la sorcière, avait tenté de cacher à son esprit, là où nous entendons nos pensées haut et clair. Oui, elle tenait à me le dire — parce qu’elle m’aimait.
— Mais tu vas quand même tenter le coup, hein ?
J’attendis pour lui répondre que nous ayons entamé un second tour du corral. Je n’avais pas fini de mettre de l’ordre dans mes pensées. Comme je crois l’avoir déjà dit, j’ai toujours été lent.
— Les salés ne vivent plus dans les mines ; ils ont un campement à quelques roues à l’ouest de Little Debaria. Kellin Frye me l’a dit en route. Je veux que tu t’y rendes en compagnie de Peavy et des Frye. Et de Canfield aussi, s’il est d’accord. Et je pense qu’il le sera. Les deux pokies — ses deux camarades — peuvent rester ici et attendre le croque mort.
— Tu veux ramener le gamin en ville ?
— Oui. Tout seul. Mais si je vous envoie là-bas, ce n’est pas pour me débarrasser de vous. Si vous êtes assez rapides, et s’ils ont une remuda, peut-être arriveras-tu à repérer un cheval qui a couru cette nuit.
Sous son bandana que le vent avait presque séché, peut-être se fendit-il d’un sourire.
— J’en doute.
Tel était aussi mon sentiment. Le vent était contre nous — ce vent que le shérif Peavy appelait le simoun. Il aurait vite fait de sécher la sueur d’un cheval, même s’il avait galopé à bride abattue. Certes, Jamie pouvait quand même en repérer un plus marqué que les autres, couvert de poussière et de berdaches, mais si le garou avait conscience de ce qu’il était, ainsi que nous l’avions déduit, il se serait empressé de bouchonner sa monture dès son retour au bercail.
— Quelqu’un a pu le voir rentrer, repris-je.
— Oui… sauf s’il est allé à Little Debaria faire un brin de toilette avant de regagner le campement des mineurs. C’est ce qu’aurait fait un malin.
— Quand même, avec l’aide du shérif, tu arriveras à savoir combien ils sont à posséder un cheval.
— Et combien sont capables d’en monter un, répliqua Jamie. Oui, on y arrivera.
— Rassemble-les tous, ou du moins tous ceux que tu pourras trouver, et ramène-les en ville. S’ils se rebiffent, rappelle-leur que c’est pour capturer le monstre qui terrorise Debaria… Little Debaria… et même la Baronnie dans son ensemble. Inutile de préciser que ceux qui refusent d’obtempérer seront considérés comme des suspects ; même les plus bêtes d’entre eux l’auront compris.
Jamie acquiesça puis agrippa la barrière pour résister à une nouvelle bourrasque, plus forte que les précédentes. Je me tournai vers lui.
— Autre chose. Tu vas tendre un piège, avec l’aide de Vikka, le fils de Kellin Frye. Qu’un gamin comme lui ne tienne pas sa langue, ça ne surprendra personne. Surtout si on lui a demandé de se taire.
Jamie attendit, mais je compris qu’il savait ce que j’allais dire ensuite, car son regard était troublé. Jamais il n’aurait fait une chose pareille, même s’il en avait eu l’idée. Et c’était pour cela que mon père m’avait donné le commandement. Pas parce que je m’étais bien conduit à Mejis — on pouvait d’ailleurs en douter —, ni parce que j’étais son fils. Quoique, dans un certain sens, ceci expliquait cela. Mon esprit était pareil au sien : glacial.
— Dis aux salés qui s’y connaissent en chevaux que le massacre du ranch a eu un témoin. Ajoute que tu n’es pas en mesure de leur donner son identité — cela n’étonnera personne —, mais qu’il a vu le garou quand celui-ci a pris forme humaine.
— Tu n’es pas sûr que le Jeune Bill l’ait bien vu, Roland. Et même si c’est le cas, peut-être n’a-t-il pas aperçu son visage. Il était planqué sous les pièces de harnais, pour l’amour de ton père.
— C’est vrai, mais le garou ne le sait pas. Tout ce qu’il sait, c’est que Bill a pu le voir, car il avait repris forme humaine avant de quitter le ranch.
Je me remis en marche et Jamie me suivit.
— C’est là qu’intervient Vikka. Il s’éloignera de toi et des autres et confiera à quelqu’un — de préférence à quelqu’un de son âge — que le survivant n’est autre que le fils du cuisinier. Bill Streeter, pour le nommer.
— Il vient tout juste de perdre son père et tu veux te servir de lui comme appât ?
— Ça n’ira sans doute pas jusque-là. Si notre garou a vent de cette histoire, peut-être tentera-t-il de s’enfuir. Alors, tu en auras le cœur net. Et si le garou n’est pas un salé, alors il ne courra aucun danger. Car nous sommes peut-être dans l’erreur, tu sais.
— Et si le garou décide de tenter le tout pour le tout ?
— Conduis tous les suspects à la prison. Le garçon se trouvera dans une cellule — une cellule fermée à clé — et tu les feras défiler devant lui. Je dirai au Jeune Bill de ne pas piper mot tant qu’il ne les aura pas tous vus. Tu as raison, peut-être sera-t-il incapable de reconnaître le coupable, même si je l’aide à se rappeler un peu ce qui s’est passé cette nuit. Mais notre homme n’en saura rien.
— C’est risqué. Surtout pour le gamin.
— Les risques sont limités. Il fera jour et le garou aura forme humaine. Et puis, Jamie… ajoutai-je en lui empoignant le bras, je serai dans la cellule, moi aussi. S’il veut s’en prendre au gamin, ce salaud devra d’abord me passer sur le corps.
Contrairement à Jamie, Peavy trouva mon plan excellent. Cela ne me surprit guère. Cette ville était son domaine, après tout. Et qu’était le Jeune Bill à ses yeux ? Le fils d’un cuistot mort, rien de plus. Un pion qu’il était prêt à sacrifier.
Une fois l’expédition partie, je réveillai le petit garçon pour lui dire que nous allions à Debaria. Il obéit sans poser de questions, encore étourdi et bouleversé. De temps à autre, il se frottait les yeux avec les doigts. Comme nous nous dirigions vers le corral, il me demanda si j’étais bien sûr que son pa était mort. Je lui répondis par l’affirmative. Il poussa un profond soupir, baissa la tête et se figea, les mains sur les genoux. Je lui accordai quelques instants, puis lui demandai s’il souhaitait que je lui selle un cheval.
— Si je peux prendre Millie, je la sellerai moi-même. C’est moi qui la nourris et c’est mon amie. On dit que les mules sont bêtes, mais elle est sacrément futée.
— Voyons si tu y arrives sans recevoir un coup de sabot. En fait, il se débrouillait très bien. Une fois en selle, il annonça :
— Je crois bien que je suis prêt.
Il tenta même de me sourire. C’était pénible à voir. Je m’en voulais d’avoir ourdi mon plan, mais il me suffit de me rappeler le visage mutilé de sœur Fortuna pour reprendre conscience des enjeux.
— Le vent ne va pas l’affoler ? demandai-je en désignant la petite mule.
Les pieds du Jeune Bill touchaient presque le sol. Dans un an ou deux, il serait trop grand pour la monter, mais dans un an ou deux, il serait sans doute très loin de Debaria, intégré dans l’armée des vagabonds qui arpentaient ce monde en perdition. Millie ne serait plus pour lui qu’un souvenir.
— Non, pas elle, dit-il. Elle est aussi solide qu’un dromadaire.
— Si fait, mais qu’est-ce qu’un dromadaire ?
— Je sais pas. C’est ce que dit mon père. Je lui ai demandé, et il ne savait pas non plus.
— Allez, en route. Plus vite on arrivera en ville, plus vite on pourra se mettre à l’abri.
Mais j’avais prévu une étape sur notre trajet. Je voulais montrer quelque chose au garçon pendant qu’on était entre nous.
À peu près à mi-chemin entre le ranch et Debaria, je repérai une cabane de berger abandonnée et suggérai que nous nous y abritions quelque temps pour manger un morceau. Bill Streeter accepta sans rechigner. Il venait certes de perdre son pa et tous ses proches, mais c’était un enfant en pleine croissance et il n’avait rien avalé depuis la veille au soir.
Nous avons attaché nos montures à l’abri du vent et nous sommes assis dans la cabane, adossés à l’un de ses murs. J’avais dans mes sacoches des tranches de bœuf séché. La viande était salée, mais ma gourde était pleine. Le garçonnet a dévoré une demi-douzaine de tranches à belles dents, accompagnant chaque bouchée d’une gorgée d’eau.
Une vive bourrasque secoua notre refuge. Millie se mit à braire puis se tut aussitôt.
— Le simoun soufflera avant la nuit, dit le Jeune Bill. Vous allez voir ce que vous allez voir.
— J’aime le bruit du vent. Cela me rappelle une histoire que me lisait ma mère quand j’étais tout petit. La Clé des Vents, ça s’appelait. Tu la connais ?
Le Jeune Bill fit non de la tête.
— Vous êtes vraiment un pistolero, m’sieur ? Vous dites vrai ?
— Oui.
— Je peux tenir un de vos revolvers une minute ?
— Jamais de la vie, mais tu peux regarder ceci si tu le veux. Je pris une balle dans ma cartouchière et je la lui tendis.
Il l’examina attentivement, de la pointe à la base.
— Par les dieux, mais c’est lourd ! Et c’est long ! Je parie que quand vous tirez sur quelqu’un avec ça, il ne se relève pas.
— En effet. Une cartouche, c’est dangereux. Mais c’est aussi plutôt joli. Tu veux que je te fasse un tour avec celle-ci ?
— Oui.
Je repris la balle et la fis passer d’une phalange à l’autre, tandis que mes doigts ondulaient comme des vagues. Le Jeune Bill écarquilla les yeux.
— Comment vous arrivez à faire ça ?
— Comme tout le reste. Avec de l’entraînement.
— Vous voulez me montrer comment on s’y prend ?
— Regarde attentivement et tu comprendras tout seul. Elle est là et… elle n’y est plus.
Je fis disparaître la cartouche et pensai à Susan Delgado, comme toujours lorsque j’exécutais ce tour, je suppose.
— Et la revoilà.
La balle dansait, vite puis lentement… puis à nouveau vite.
— Suis-la des yeux, Bill, et tâche de voir comment je l’escamote. Ne la quitte pas des yeux. (Ma voix se fit murmure sourd.) Regarde… regarde… regarde. Tu ne t’endors pas ?
— Si, un peu. (Ses paupières tombèrent lentement, puis se relevèrent.) Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière.
— Ah bon ? Regarde-la. Regarde-la bien. Vois comme elle disparaît et… la revoilà soudain.
La balle allait et venait. Le vent soufflait, aussi lénifiant pour moi que ma voix l’était pour lui.
— Dors si tu en as envie, Bill. Écoute le vent et dors. Mais écoute quand même ma voix.
— Je vous entends, pistolero.
Ses yeux se fermèrent à nouveau, mais ne se rouvrirent pas. Ses mains reposaient, molles, sur ses cuisses.
— Je vous entends très bien.
— Tu vois toujours la balle, n’est-ce pas ? Même les yeux clos.
— Oui… mais elle est plus grosse. Elle brille comme l’or.
— Tu dis vrai ?
— Oui…
— Descends plus profond, Bill, mais entends ma voix.
— J’entends.
— Je veux que tu reviennes à la nuit dernière. Avec ton esprit, tes yeux et tes oreilles. Tu veux bien ?
Un pli barra son front.
— Non, je veux pas.
— Tu n’as rien à craindre. Ce qui est arrivé n’arrivera plus, et puis je suis près de toi.
— Vous êtes près de moi. Et vous êtes armé.
— Oui. Il ne t’arrivera rien tant que tu entendras ma voix, car nous sommes ensemble. Je te protégerai. Tu as compris cela ?
— Oui.
— Ton pa t’a dit d’aller dormir à la belle étoile, pas vrai ?
— Oui. La nuit s’annonçait chaude.
— Mais ce n’était pas vraiment pour cela, hein ?
— Non. C’était à cause d’Elrod. Une fois, il a attrapé le chat par la queue, il l’a fait tourner et il l’a jeté dehors, et le chat n’est jamais revenu. Parfois, c’est moi qu’il attrape par les bottes, et il chante Le garçon qui aimait Jenny. Mon pa ne peut pas l’en empêcher parce que Elrod est plus costaud que lui. Et il a un couteau planqué dans sa botte. Il n’hésite pas à le sortir. Mais il n’a pas pu poignarder le monstre, hein ? (Ses mains jointes tressaillirent.) Elrod est mort et je suis content. Je suis triste pour tous les autres… et pour mon pa, je ne sais pas ce que je vais faire sans mon pa… mais je suis content pour Elrod. Il ne me taquinera plus jamais. Il ne me fera plus jamais peur. Oui, je l’ai vu.
Ainsi, il en savait bien plus que ce qu’il se rappelait en état d’éveil.
— Te voilà dans la pâture maintenant.
— Dans la pâture.
— Enveloppé dans ta couverture, sous ton ombrelle.
— Mon ombrette.
— Sous ton ombrette. Tu es encore éveillé, tu contemples les étoiles, le Vieil Astre et la Vieille Mère…
— Non, non, je dors. Mais les cris me réveillent. Les cris venant du dortoir. Et les bruits de lutte. De fracas. Et quelque chose qui rugit.
— Que fais-tu, Bill ?
— Je redescends. J’ai peur, mais mon pa… mon pa est là-bas. Je regarde par la fenêtre du fond. C’est du papier paraffiné, mais j’arrive à voir au travers. Et j’aurais pas dû. Parce que ce que je vois, c’est… c’est… Je peux me réveiller, m’sieur ?
— Pas encore. Je suis avec toi, rappelle-toi.
— Vous avez dégainé vos revolvers, m’sieur ? demanda-t-il en frissonnant.
— Je le dois. Pour te protéger. Que vois-tu ?
— Du sang. Et une bête.
— Quel genre de bête, tu peux me le dire ?
— Un ours. Il est si grand que sa tête cogne le plafond. Il s’avance au milieu du dortoir… entre les couchettes, il marche sur ses pattes de derrière… et il attrape les hommes… il attrape les hommes et il les déchire en mille morceaux avec ses longues griffes. (Des larmes coulèrent de ses yeux clos pour rouler sur ses joues.) Le dernier qu’il a tué, c’est Elrod. Il a couru vers la porte du fond… celle qui donne sur la réserve à bois… et quand il a compris que la bête l’aurait rejoint avant qu’il ait le temps de sortir, il s’est retourné pour l’affronter. Il avait sorti son couteau. Il a voulu la frapper…
Lentement, comme s’il était sous l’eau, le petit garçon leva sa main droite. Puis il serra le poing. Et l’abattit.
— L’ours lui a saisi le bras pour le lui arracher. Elrod a hurlé. Ça m’a rappelé un cheval que j’ai vu un jour, quand il a marché dans une taupinière et s’est cassé la patte. La chose… elle a frappé Elrod avec son propre bras. Le sang jaillissait de partout. Il y avait des lambeaux de peau qui fouettaient l’air. Elrod a heurté la porte et glissé contre le battant. Mais l’ours l’a attrapé pour le mordre à la gorge et j’ai entendu un bruit… il lui a arraché la tête d’un coup de dent. Je veux me réveiller maintenant. S’il vous plaît.
— Bientôt. Qu’as-tu fait ensuite ?
— Je suis parti en courant. Je voulais me réfugier dans la grande maison, mais sai Jefferson, il… il…
— Qu’a-t-il fait ?
— Il m’a tiré dessus ! Mais je crois qu’il l’a pas fait exprès. Il m’a aperçu du coin de l’œil et… et j’ai senti la balle passer en sifflant. Wishhh ! Elle a failli me descendre. Alors je me suis enfui vers le corral. Je suis passé entre les poteaux. Et c’est alors que j’ai entendu deux coups de feu. Puis encore des hurlements. Je ne me suis pas retourné, mais je savais que c’était sai Jefferson qui hurlait.
Cela, nous l’avions déduit des traces laissées sur le terrain : la chose était sortie du dortoir à toute allure, elle s’était emparée du pistolet et en avait tordu les canons, puis elle avait étripé le rancher et l’avait jeté dans le dortoir, où il avait rejoint ses proddies. Sa première balle avait sauvé la vie du Jeune Bill. Si le rancher n’avait pas tiré, le gamin se serait réfugié dans la maison, où il aurait été massacré avec le reste de la famille Jefferson.
— Ensuite, tu vas dans la vieille sellerie, là où nous t’avons retrouvé.
— Si fait. Je vais me cacher sous les pièces de harnais. Mais je l’entends… il arrive.
Il était repassé au présent et sa voix se faisait traînante. Son discours s’entrecoupait de sanglots. Je savais que je le faisais souffrir, car il est toujours pénible d’évoquer d’horribles souvenirs, mais j’ai quand même insisté. Je le devais, car ce qui s’était passé dans cette sellerie désaffectée était d’une importance capitale, et le Jeune Bill en avait été le seul témoin. Par deux fois il tenta de raconter son histoire au passé. Cela signifiait qu’il cherchait à sortir de sa transe, aussi l’entraînai-je plus profond. Et il finit par tout me dire.
La terreur qu’il éprouvait lorsque approcha la chose grondante et pantelante. La façon dont ces bruits virèrent aux feulements rauques. Quand elle poussa un nouveau rugissement, avoua le Jeune Bill, il mouilla sa culotte. Impossible de se retenir. Il attendit que le félin entre dans la sellerie, sachant qu’il reniflerait aussitôt sa présence, sauf que ce n’est pas ce qui se produisit. Il y eut un silence… un long silence… puis de nouveaux cris.
— D’abord, c’est le félin qui crie, puis c’est un être humain. On dirait une femme, tellement sa voix est haut perchée, puis ça devient peu à peu une voix d’homme. Il n’arrête pas de crier, encore et encore. Ça me donne envie de crier, moi aussi. J’ai bien cru…
— « Je crois bien. » N’oublie pas, Bill, que ça se passe en ce moment même. Sauf que je suis là pour te protéger. J’ai dégainé mes armes.
— Je crois bien que ma tête va éclater. Puis ça cesse… et la bête entre.
— Elle marche vers l’autre porte, n’est-ce pas ?
Il secoua la tête.
— Elle ne marche pas. Elle se traîne. Elle titube. Comme si elle était blessée. Elle passe tout près de moi. Il passe tout près de moi. C’est un homme maintenant. Il manque tomber, mais se rattrape à la porte d’un box et se redresse. Puis il continue. On dirait que ça va un peu mieux.
— Il a repris des forces ?
— Oui.
— Tu vois son visage ?
Je connaissais déjà la réponse à cette question.
— Non, seulement ses pieds. La lune s’est levée et je les vois comme en plein jour.
Certes, mais on ne pourrait sûrement pas identifier le garou grâce à ses pieds. Je me préparais à faire sortir le garçon de sa transe lorsqu’il reprit :
— Il a un anneau autour de la cheville.
Je me penchai vers lui, comme s’il pouvait me voir… et s’il était suffisamment plongé dans sa transe, peut-être y arrivait-il, même les yeux clos.
— Quel genre d’anneau ? Un anneau métallique, comme des fers ?
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Comme un mors de bride, par exemple ?
— Non, non. Elrod a le même sur le bras, sauf que c’est une femme nue et qu’on la voit à peine.
— Un tatouage, tu veux dire ?
Le petit garçon sourit.
— Oui, c’est ça. Mais celui-ci, c’est pas une image, rien qu’un anneau bleu autour de sa cheville. Un anneau bleu dans sa peau.
Nous te tenons, pensai-je. Tu ne le sais pas encore, sai garou, mais nous te tenons.
— Je peux me réveiller maintenant, m’sieur ? Je veux me réveiller.
— Il y a autre chose ?
— La tache blanche ? sembla-t-il s’interroger.
— Quelle tache blanche ?
Il secoua lentement la tête et je décidai de ne pas insister. Il en avait assez fait.
— Laisse-toi guider par le son de ma voix. En venant vers moi, défais-toi de tout ce qui s’est passé cette nuit, parce que c’est fini et bien fini. Viens, Bill. Viens ici.
— Je viens.
Ses yeux roulèrent derrière ses paupières.
— Tu es en sécurité. Tout ce qui est arrivé au ranch, c’est du passé. Pas vrai ?
— Oui…
— Où sommes-nous ?
— Sur la route de Debaria. Nous allons en ville. Je n’y étais allé qu’une fois. Mon pa m’avait acheté des bonbons.
— Je t’en achèterai, moi aussi, car tu t’es bien conduit, Jeune Bill du Jefferson. À présent, ouvre les yeux.
Il s’exécuta, mais resta un instant sans me voir. Puis son regard s’éclaircit et il m’adressa un sourire hésitant.
— Je me suis endormi.
— En effet. Et je crois qu’on devrait reprendre la route avant que le vent ne devienne trop fort. Tu y arriveras, Bill ?
— Si fait, dit-il, et il ajouta en se levant : J’ai rêvé de bonbons.
Les deux adjoints minables se trouvaient au bureau du shérif lors de notre arrivée, et l’un d’eux — un gros type coiffé d’un grand chapeau noir avec un ridicule ruban en peau de serpent — prenait ses aises sur le fauteuil de Peavy. En voyant mes revolvers, il se leva en hâte.
— C’est vous, le pistolero, hein ? lança-t-il. Heureuse rencontre, on vous le dit tous les deux. Où est votre équipier ?
J’escortai le Jeune Bill vers les cellules sans prendre la peine de répondre. Le garçon observa ce qui l’entourait avec un intérêt dénué de toute crainte. Sam le salé, l’ivrogne, avait vidé les lieux, mais son fumet était resté.
— Qu’est-ce que vous faites, jeune sai ? demanda le second adjoint derrière moi.
— Mon travail, répondis-je. Retournez au bureau et rapportez-moi le trousseau de clés. Et plus vite que ça, s’il vous plaît.
Comme les petites cellules étaient dépourvues de matelas, je conduisis le Jeune Bill dans la cellule de dégrisement où Jamie et moi avions passé la nuit précédente. Tandis que je mettais les deux paillasses l’une sur l’autre pour lui aménager une couche confortable — vu ce qu’il avait enduré, il avait droit à certains égards, estimais-je —, il examina la carte dessinée à la craie sur le mur.
— Qu’est-ce que c’est, sai ?
— Ne t’occupe pas de cela. Maintenant, écoute-moi. Je vais t’enfermer ici, mais tu n’as aucune raison d’avoir peur, car tu n’as rien fait de mal. C’est pour assurer ta sécurité. J’ai une course à faire et, quand j’en aurai fini, je reviendrai auprès de toi.
— Pour nous enfermer tous les deux. Il faut nous enfermer tous les deux. Au cas où il reviendrait.
— Tu t’en souviens maintenant ?
— Un peu, dit-il en baissant les yeux. Ce n’était pas un homme… puis c’est devenu un homme. Il a tué mon pa. (Il se plaqua les poings sur les yeux.) Mon pauvre pa.
L’adjoint au chapeau noir revint avec les clés demandées. L’autre le suivait de près. Tous deux fixaient le garçon bouche bée, comme si c’était une chèvre à deux têtes dans un cirque.
Je pris le trousseau.
— Bien. Maintenant, retournez au bureau.
— Il me semble que vous poussez un peu, jeune homme, dit Chapeau-Noir, et son acolyte — un avorton au menton fuyant — opina du chef.
— Allez-vous-en. Ce garçon a besoin de repos.
Ils me fixèrent quelques instants puis s’en furent. C’était la bonne chose à faire. La seule chose, même. Je n’étais pas d’humeur aimable.
Le garçon garda les poings sur les yeux jusqu’à ce qu’on cesse d’entendre claquer leurs bottes, puis il les baissa.
— Vous allez l’attraper, sai ?
— Oui.
— Et vous allez le tuer ?
— Est-ce que tu veux que je le tue ?
Il réfléchit d’un air grave puis acquiesça.
— Si fait. Pour ce qu’il a fait à mon pa, et à sai Jefferson, et à tous les autres. Même Elrod.
Je refermai la porte, trouvai la bonne clé et la fis tourner dans la serrure. Puis je passai le trousseau à mon poignet, car il ne rentrait pas dans ma poche.
— Je vais te faire une promesse, Jeune Bill. Sur le nom de mon père. Je ne l’abattrai pas, mais tu le verras pendre, et je te donnerai moi-même le quignon de pain que tu répandras sous ses pieds inertes.
En me voyant revenir, les deux adjoints me jetèrent un regard méfiant et un rien haineux. Ça ne me fit ni chaud ni froid. J’accrochai le trousseau à côté du jing-jang et déclarai :
— Je reviens dans une heure, peut-être un peu moins. En attendant, que personne n’entre dans la prison. Pas même vous deux.
— Il le prend de haut pour un blanc-bec, dit le type au menton fuyant.
— Veillez à ne pas me désobéir, repris-je. Ce ne serait pas sage. Compris ?
Chapeau-Noir hocha la tête.
— Mais le shérif entendra parler de votre attitude.
— Débrouillez-vous donc pour avoir une bouche en état de marche quand il reviendra, lançai-je en sortant.
Le vent soufflait de plus en plus fort et projetait entre les bâtiments des nuages de poussière brune et corrosive. J’avais la grand-rue de Debaria pour moi tout seul, exception faite de quelques chevaux qui se tenaient la croupe au vent et la tête basse. Comme je ne tenais pas à abandonner le mien à ce triste sort — pas plus que Millie, la mule du garçon —, je les menai à l’écurie située au bout de la rue. Le palefrenier fut ravi de prendre soin d’eux, notamment lorsque je lui tendis une demi-barrette d’or prélevée sur mes réserves.
Non, dit-il en réponse à ma première question, du plus loin qu’il s’en souvienne, il n’y avait jamais eu de bijoutier à Debaria. Mais il répondit à la seconde par l’affirmative et me désigna la forge de l’autre côté de la rue. Le maréchal-ferrant était planté sur le seuil, son tablier en cuir fourré d’outils claquant au vent. Je me dirigeai vers lui et il porta le poing à son front.
— Aïle.
Je lui rendis son salut et lui expliquai ce qu’il me fallait — Vannay m’avait dit que ce serait peut-être nécessaire. Il m’écouta attentivement puis prit la balle que je lui tendais. C’était celle-là même qui m’avait servi à envoulter le Jeune Bill. Le maréchal-ferrant la soupesa.
— Combien de grains de poudre contient-elle, vous le savez ?
Bien sûr que je le savais.
— Cinquante-sept.
— Tant que ça ? Par les dieux ! C’est un prodige que le canon de votre revolver n’explose pas quand vous appuyez sur la gâchette !
Les cartouches de mon père — celles dont j’userais peut-être un jour — contenaient soixante-seize grains, mais je me gardai de le lui dire. Sans doute ne m’aurait-il pas cru.
— Pouvez-vous faire ce que je vous demande, sai ?
— Je le pense. (Il réfléchit quelques secondes puis ajouta :) Si fait. Mais pas aujourd’hui. J’ai beaucoup de travail et je n’aime pas allumer ma forge par grand vent. Une braise qui s’envole, et toute la ville risque de prendre feu. La dernière fois qu’on a eu des pompiers ici, mon pa n’était qu’un mioche.
J’attrapai ma bourse et en sortis deux barrettes d’or. Puis, réflexion faite, j’en ajoutai une troisième. Le maréchal-ferrant les contempla avec des yeux émerveillés. Cela représentait ce qu’il gagnait en deux ans.
— Il me les faut aujourd’hui, dis-je.
Il me gratifia d’un large sourire, qui me permit d’admirer ses dents blanches nichées dans sa barbe rousse.
— Bienvenue, diable tentateur ! Pour un tel trésor, je serais prêt à embraser Gilead elle-même. Vous aurez ça pour le coucher du soleil.
— Pour trois heures.
— Oui, trois heures, c’est ce que je voulais dire. Trois heures, à la minute près.
— Bien. Maintenant, dites-moi : quel est le meilleur restaurant de la ville ?
— Il n’y en a que deux, et ni l’un ni l’autre n’arrivera à vous faire oublier le pâté d’alouettes de votre mère, mais vous ne risquez pas pour autant de mourir empoisonné. Le Café Racey est sans doute le meilleur des deux.
Cela me suffisait ; un garçon en pleine croissance comme Bill Streeter n’allait pas faire le difficile. Je me dirigeai vers le café en question, en marchant à présent contre le vent. Le simoun soufflera avant la nuit, avait dit le garçon, et je songeai qu’il devait avoir raison. Il avait subi une dure épreuve et devait prendre du repos. À présent que je connaissais l’existence de ce tatouage, peut-être n’avais-je plus besoin de lui… mais le garou n’en savait rien. Le Jeune Bill était en sécurité en prison. Du moins je l’espérais.
Je lui apportai du ragoût, qui semblait assaisonné à l’alcali plutôt qu’au sel, mais il engloutit toute son assiette et termina aussi la mienne lorsque je déclarai forfait. L’un des deux adjoints avait fait du café et nous en avons bu un gobelet. Nous mangions dans la cellule, assis à même le sol. Je tendis l’oreille, mais le jing-jang resta silencieux. Cela ne me surprit guère. Même si Jamie et le shérif en avaient trouvé un là-bas, le vent avait sans doute eu raison des lignes.
— Tu sais, ces tempêtes que tu appelles simouns, commençai-je.
— Oh ! oui, fit le Jeune Bill. On est en pleine saison. Les proddies les détestent et les pokies encore plus, parce qu’ils sont obligés de dormir à la dure s’ils se font surprendre. Et ils ne peuvent pas allumer de feu de camp, à cause…
— À cause des braises, dis-je en me rappelant le maréchal-ferrant.
— Si fait, mais il y a autre chose.
Je lui tendis un sachet. Il regarda dedans et son visage s’éclaira.
— Des bonbons ! Des rouleaux et des torsades ! (Il me rendit le sachet.) Tenez, servez-vous d’abord.
Je pris une petite torsade en chocolat puis lui repassai le sachet.
— Le reste est pour toi. Mais ne te rends pas malade.
— Oh ! je ferai attention.
Et il se servit. Ça me faisait plaisir de le voir aussi content. Après avoir pris un troisième rouleau, il le cala dans sa joue — on aurait dit un écureuil avec sa noisette — et me dit :
— Qu’est-ce que je vais devenir, sai ? Maintenant que mon pa n’est plus là ?
— Je ne sais pas, mais il y aura de l’eau, si Dieu le veut.
Et je croyais savoir d’où elle viendrait. À condition que nous réussissions à éliminer le garou, bien sûr. Alors, certaine grande dame du nom d’Everlynne nous devrait une fière chandelle, et Bill Streeter ne serait pas le premier enfant qu’elle recueillerait.
Je revins au simoun.
— Il va être très fort, ce vent ?
— Cette nuit, il va sacrément souffler. À partir de minuit, normalement. Et demain midi, il sera retombé.
— Tu sais où vivent les salés ?
— Si fait, j’y suis même allé. Une fois avec mon pa, pour assister aux courses qu’ils organisent parfois, une autre avec des proddies qui cherchaient des bêtes égarées. Les salés les attrapent et on leur donne des biscuits en échange de celles qui portent la marque du Jefferson.
— Mon équipier s’est rendu là-bas en compagnie du shérif Peavy et de deux ou trois hommes. Y a-t-il des chances pour qu’ils soient revenus avant le crépuscule ?
J’étais sûr qu’il me répondrait non, aussi fus-je surpris.
— Vu que la route est en pente descendante — et que le Village de Sel est plus près d’ici que Little Debaria —, je crois qu’ils y arriveront, à condition de ne pas traîner.
Je me félicitai d’avoir incité le maréchal-ferrant à faire vite, mais je savais toutefois que je ne devais pas me fier au seul jugement d’un enfant.
— Écoute-moi, Jeune Bill. Quand ils reviendront, ils seront sans doute accompagnés de quelques salés. Une douzaine, une vingtaine tout au plus. Jamie et moi les ferons défiler devant cette cellule pour que tu les voies bien, mais tu n’auras pas à avoir peur, parce que la porte sera fermée et bien fermée. Et tu n’auras pas besoin de parler, seulement d’ouvrir les yeux.
— Si vous croyez que je vais reconnaître celui qui a tué mon pa, c’est pas possible. Je ne me rappelle même pas si je l’ai vu. — Tu n’auras probablement pas besoin de les voir tous.
Je le pensais sincèrement. On les ferait entrer dans le bureau du shérif par groupes de trois, et on leur demanderait de mettre pantalon bas. Une fois qu’on aurait repéré l’homme qui avait un anneau bleu tatoué autour de la cheville, on serait fixés. Mais ce n’était plus un homme. Plus maintenant. Plus vraiment.
— Vous voulez une autre torsade, sai ? Il en reste trois et je n’ai plus faim.
— Garde-les pour plus tard, dis-je en me levant.
Son visage s’assombrit.
— Est-ce que vous reviendrez ? Je ne veux pas rester ici tout seul.
— Oui, c’est promis. (Je sortis, fermai la porte puis lui jetai le trousseau de clés à travers les barreaux.) Ouvre-moi à mon retour.
Le gros adjoint au chapeau noir s’appelait Strother. Son collègue au menton fuyant se nommait Pickens. Ils me considéraient avec une méfiance teintée de respect, ce qui, venant de gens comme eux, me semblait idéal. Je pouvais m’en accommoder.
— Si je vous parlais d’un homme portant un anneau bleu tatoué autour de la cheville, qu’est-ce que ça vous évoquerait ?
Ils échangèrent un regard et Chapeau-Noir — Strother — répondit :
— Le pénitencier.
— Quel pénitencier ?
Voilà qui ne me plaisait guère.
— Celui de Beelie, répondit Pickens en me regardant comme si j’étais le dernier des crétins. Vous ne le connaissez pas ? Vous, un pistolero ?
— Beelie se trouve à l’ouest d’ici, n’est-ce pas ?
— Se trouvait, corrigea Strother. C’est une ville fantôme aujourd’hui. Les écumeurs l’ont dévastée il y a cinq ans. Certains accusent les hommes de John Farson, mais je n’y crois pas. Jamais de la vie. Ce n’étaient que de vulgaires hors-la-loi. Dans le temps, il y avait un avant-poste de la milice — quand il y avait encore une milice —, et c’était là qu’ils enfermaient leurs prisonniers. Le juge itinérant y envoyait les voleurs, les assassins et les tricheurs.
— Et aussi les sorciers et les sorcières, ajouta Pickens.
À en juger par son expression, il regrettait le bon vieux temps où les trains arrivaient à l’heure et où le jing-jang était plus répandu dans le pays et sonnait plus souvent.
— Les adeptes de la magie noire, précisa-t-il.
— Un jour, on y a enfermé un cannibale, dit Strother. Un gars qu’avait bouffé sa femme.
Ce souvenir le fit glousser, mais je n’aurais su dire si c’était à cause de l’alimentation du criminel ou de l’identité de sa victime.
— L’a fini pendu, ce type-là, dit Pickens.
Il mordit dans sa chique et la travailla avec ses drôles de mâchoires. Son visage continuait d’évoquer un homme se penchant sur son cher passé.
— Y avait souvent des pendaisons à Beelie en ce temps-là, reprit-il. J’allais les voir avec mon pa et ma mama. Mama emportait toujours un panier de pique-nique. (Il opina d’un air pensif.) Si fait, il y avait souvent des pendaisons. Ça attirait du monde. Y avait des marchands et des attractions foraines, comme des jongleurs, par exemple. Parfois, y avait même des combats de chiens, mais le clou du spectacle, c’étaient les pendaisons, bien sûr. (Gloussement.) Un jour, je me rappelle, y a un type qui a dansé le commala quand la trappe n’a pas voulu s’ouvrir et…
— Quel rapport avec le tatouage bleu ?
— Oh ! fit Strother en sursautant. Tous ceux qui sont allés au pénitencier de Beelie en ont un comme ça. Je sais plus si ça faisait partie du châtiment ou si c’était pour les repérer au cas où ils se seraient évadés pendant leurs travaux forcés. Mais le pénitencier a fermé il y a dix ans. C’est pour ça que les écumeurs ont pu ravager la ville, vous savez — parce que la milice était partie et que le pénitencier était fermé. Maintenant, c’est à nous de nous débrouiller avec cette racaille. (Il me toisa avec impudence.) On peut pas dire que Gilead nous aide beaucoup ces temps-ci. Non. Peut-être que John Farson serait mieux disposé à notre égard, et certains seraient même prêts à palabrer avec lui.
Sans doute lut-il quelque chose dans mon regard, car il se redressa sur son siège et ajouta :
— Pas moi, bien sûr. Jamais. Je crois en la loi et en la Lignée d’Eld.
— Comme nous tous, renchérit Pickens en acquiesçant.
— À votre avis, est-ce qu’il y a beaucoup d’anciens forçats parmi les salés ? demandai-je.
— Oh ! doit bien y en avoir quelques-uns, répondit Strother après un temps de réflexion. Pas plus de quatre sur dix, je dirais.
Par la suite, je devais apprendre à contrôler mes réactions, mais rappelez-vous que j’étais très jeune, et ma consternation devait être évidente. Cela le fit sourire. Il ne se douta sûrement pas de ce à quoi il échappa. J’avais vécu deux journées fort pénibles et je me faisais beaucoup de souci pour le garçon.
— Qui donc irait extraire du sel dans un trou pour un salaire de misère ? lâcha Strother. Des citoyens modèles ?
Apparemment, le Jeune Bill allait voir défiler pas mal de salés. Restait à espérer que celui qui nous intéressait ignorait qu’il n’avait vu de lui que son tatouage.
Lorsque je regagnai la cellule, le Jeune Bill était étendu sur sa couche et je le crus endormi, mais il se redressa en entendant claquer mes bottes. Il avait les yeux rougis, les joues mouillées. Il ne dormait pas, il pleurait. J’entrai, m’assis à ses côtés et lui passai un bras autour des épaules. Cela n’était pas naturel pour moi — si je sais en théorie ce que sont le réconfort et la compassion, je n’ai jamais été doué pour les mettre en pratique. Mais je savais ce que ça signifiait de perdre un de ses parents. Le Jeune Bill et le Jeune Roland avaient au moins cela en commun.
— Tu as fini tes bonbons ? demandai-je.
— J’en veux plus, dit-il en soupirant.
Le vent soufflait assez fort pour faire trembler le bâtiment, mais il se calma un peu.
— Je déteste ce bruit, dit-il — et je souris en me rappelant la réaction de Jamie DeCurry. Et je déteste être enfermé ici. Comme si j’avais fait quelque chose de mal.
— Tu n’as rien fait de mal.
— D’accord, mais j’ai l’impression d’être ici depuis toujours. J’étouffe. Et si les autres ne rentrent pas avant la nuit, je vais y rester plus longtemps. Pas vrai ?
— Je te tiendrai compagnie. Si les adjoints peuvent nous prêter des cartes, on jouera au Valet Fantôme.
— C’est pour les bébés, dit-il d’un air morose.
— Alors, au Surveille-Moi, ou au poker si tu veux. Tu sais y jouer ? Il fit non de la tête puis s’essuya les joues. Les larmes coulaient à nouveau.
— Je vais t’apprendre. On misera des allumettes.
— Je préférerais que vous me racontiez l’histoire dont vous m’avez parlé dans la cabane. Je me rappelle plus son titre.
— La Clé des Vents. Mais c’est une longue histoire, Bill.
— On a le temps, non ?
Je ne pouvais pas prétendre le contraire.
— Et c’est une histoire qui fait un peu peur. Ce n’était pas important quand ma mère me l’a racontée — j’étais bien au chaud dans mon lit, et elle était tout près de moi —, mais vu ce qui t’est arrivé…
— C’est pas grave. Les histoires, ça vous emmène ailleurs. Les bonnes histoires, plutôt. C’est une bonne histoire ?
— Oui. Du moins, je l’ai toujours pensé.
— Alors, racontez-la. (Il eut un pauvre sourire.) Et je vous donnerai deux des trois torsades que je n’ai pas mangées.
— Ces bonbons sont pour toi, mais peut-être que je vais me rouler une cigarette.
Ce que je fis, tout en réfléchissant à la meilleure façon de me lancer.
— Connais-tu des histoires qui commencent ainsi : « Il était une fois, bien avant que ne naisse le grand-père de ton grand-père » ?
— Elles commencent toutes ainsi. Enfin, celles que me racontait mon pa. Avant qu’il dise que j’étais trop vieux pour les histoires.
— On n’est jamais trop vieux pour les histoires, Bill. L’homme et le garçon, la femme et la fille, on n’est jamais trop vieux. Nous vivons pour les histoires.
— Vous dites vrai ?
— Oui.
J’attrapai mon tabac et mon papier. J’étais fort lent, car en ce temps-là je venais tout juste d’apprendre à rouler les cigarettes. Lorsque j’eus obtenu un spécimen convenable — avec l’embout en pointe —, je craquai une allumette sur le mur. Bill s’assit en tailleur sur sa couche. Il attrapa une torsade, la roula entre ses doigts en imitant mes gestes puis la cala dans sa joue.
Je commençai lentement, avec quelque maladresse, car l’art du conteur ne me venait pas naturellement en ce temps-là… ce n’est que plus tard que j’appris à le maîtriser. Bien obligé. Tous les pistoleros y sont tenus. Et, à mesure que j’avançais, je m’exprimais avec plus d’aisance. Parce que j’entendais la voix de ma mère dans ma tête. Elle parlait par mes lèvres : rythme, cadence, pauses.
Je vis le garçon entrer dans l’histoire et cela me combla — c’était comme si je l’envoultais une nouvelle fois, mais de façon plus noble. Plus honnête. Et le plus beau, c’est que j’entendais la voix de ma mère. C’était comme si elle était de nouveau avec moi, tout au fond de moi. Ça faisait mal, bien sûr, mais c’est le plus souvent vrai des bonnes choses, ainsi que je l’ai appris. On a peine à le croire, mais — comme disaient jadis les vieillards —, le monde est penché et il a une fin.
— Il était une fois, bien avant que ne naisse le grand-père de ton grand-père, à la lisière d’une terre sauvage et inexplorée qu’on appelait la Forêt sans Fin, un petit garçon nommé Tim qui vivait avec sa mère, Nell, et son père, le Grand Ross. Pendant un temps, ils vécurent heureux, bien qu’ils n’aient pas beaucoup d’argent…