LA CLÉ DES VENTS

Il était une fois, bien avant que ne naisse le grand-père de ton grand-père, à la lisière d’une terre sauvage et inexplorée qu’on appelait la Forêt sans Fin, un petit garçon nommé Tim qui vivait avec sa mère, Nell, et son père, le Grand Ross. Pendant un temps, ils vécurent heureux, bien qu’ils n’aient pas beaucoup d’argent.

— Je n’ai que quatre choses à te léguer, disait le Grand Ross à son fils, mais cela suffit bien. Peux-tu me les réciter, mon garçon ?

Tim le lui avait répété maintes et maintes fois, mais il ne s’en lassait jamais.

— Ta hache, ta pièce porte-bonheur, ton lopin de terre et ta place en ce monde, qui est aussi bonne que celle d’un roi ou d’un pistolero. (Il marquait une pause et ajoutait :) Et aussi ma mama. Ça fait cinq.

Le Grand Ross s’esclaffait et se penchait sur son fils pour lui baiser le front, car c’était à la fin du jour qu’il récitait ce catéchisme. Derrière eux, sur le seuil, Nell attendait de l’embrasser à son tour.

— Si fait, disait le Grand Ross, nous ne devons jamais oublier mama, car sans elle, nous n’aurions rien.

Et Tim s’endormait alors, sachant qu’il était aimé et qu’il avait une place en ce monde, écoutant le vent nocturne caresser le cottage de son étrange souffle : il s’y mêlait le doux parfum des florus poussant à la lisière de la Forêt sans Fin et l’odeur âcre — mais plutôt agréable — des arbres de fer qu’on trouvait dans ses profondeurs, là où seuls les plus braves s’aventuraient.

C’étaient des temps heureux, mais comme nous l’apprennent la vie et les contes, les temps heureux jamais ne durent.


Un jour, alors que Tim avait onze ans, le Grand Ross et son associé, le Grand Kells, menèrent leurs chariots sur la Grand-Route pour gagner la Piste du Bois de Fer, comme ils le faisaient chaque jour hormis le septième, car alors tout le village de L’Arbre se reposait. Mais, ce jour-là, seul le Grand Kells revint de la forêt. Sa tunique était roussie par le feu et sa peau noircie de suie. Il y avait un trou dans la jambe gauche de sa culotte de laine. En dessous, sa peau était rougie de cloques. Il était avachi sur le banc de son chariot, comme trop fatigué pour se tenir droit.

Nell Ross sortit sur le seuil de sa maison et s’écria :

— Où est le Grand Ross ? Où est mon mari ?

Le Grand Kells secoua lentement la tête et des cendres tombèrent de ses cheveux pour se poser sur ses épaules. Il ne prononça qu’un seul mot, mais cela suffit à faire flageoler les jambes de Tim et à faire hurler sa mère.

Ce mot était dragon.


Aujourd’hui, il n’existe rien de comparable à la Forêt sans Fin, car le monde a bien changé. Il était alors plein de ténèbres et de dangers. Les bûcherons de L’Arbre le savaient mieux que personne dans l’Entre-Deux-Mondes, mais eux-mêmes ignoraient tout de ce qui pouvait vivre ou prospérer à dix roues de l’endroit où les bosquets de florus faisaient place aux arbres de fer — ces immenses et sombres sentinelles. La forêt profonde demeurait une énigme, peuplée d’étranges plantes et d’étranges animaux, d’inquiétants et puants marécages, et — disait-on — de vestiges souvent meurtriers laissés par les Anciens.

Les habitants de L’Arbre redoutaient la Forêt sans Fin — et avec raison ; le Grand Ross n’était pas le premier bûcheron à ne jamais revenir de la Piste du Bois de Fer —, mais ils l’aimaient, car c’était grâce aux arbres de fer qu’ils nourrissaient et vêtaient leurs familles. Ils savaient (même si aucun d’eux ne l’aurait avoué) que la forêt était vivante. Et, comme tous les êtres vivants, elle devait manger.

Imaginez que vous soyez un oiseau survolant cette immense étendue sauvage. Vue des hauteurs, elle évoque une robe géante, d’un vert si foncé qu’il en est presque noir. En bas court un ourlet d’un vert plus clair. Ce sont les bosquets de florus. Juste en dessous, à l’extrémité de la Baronnie du Nord, se trouve le village baptisé L’Arbre. C’était la dernière cité de cette contrée qu’on disait alors civilisée. Un jour, Tim avait demandé à son père ce que signifiait civilisé.

— Taxé, avait-il répondu en riant — mais il ne semblait pas amusé.

La plupart des bûcherons s’arrêtaient aux bosquets de florus. Le danger y était néanmoins présent. Le pire, c’étaient les serpents, et on trouvait aussi des wervels, des rongeurs venimeux aussi grands que des chiens. Au fil des ans, nombre d’hommes avaient péri parmi les florus, mais le jeu en valait la chandelle. Le bois de florus, doté d’un grain très fin et d’une belle couleur dorée, était si léger qu’il aurait pu flotter dans l’air. On l’utilisait pour construire des bateaux d’eau douce, mais il ne convenait pas à la mer, car le moindre coup de vent aurait réduit en pièces un navire bâti de bois de florus.

Non, le bois de fer était nécessaire à la navigation maritime, et Hodiak, l’envoyé de la Baronnie qui venait deux fois l’an à la scierie, l’achetait un bon prix. C’étaient les arbres de fer qui coloraient la Forêt sans Fin de ce vert tirant sur le noir, et seuls les plus hardis des bûcherons osaient les exploiter, car les dangers ne manquaient pas sur la Piste du Bois de Fer — qui ne s’enfonçait guère dans la Forêt sans Fin, rappelez-vous —, des dangers à côté desquels serpents, wervels et abeilles mutées semblaient inoffensifs.

Les dragons, par exemple.


Et c’est ainsi que, dans sa onzième année, Tim Ross perdit son pa. Désormais, plus de hache dans la main du Grand Ross, ni de pièce porte-bonheur pendant à une chaîne d’argent autour de son cou de taureau. Bientôt, sans doute n’y aurait-il plus de lopin de terre, ni de place en ce monde. Car, à cette époque, quand venait le temps de la Terre Vide, arrivait alors le Collecteur de la Baronnie. Il portait un rouleau de parchemin sur lequel figuraient toutes les familles de L’Arbre, et à chacune d’elles était associé un chiffre. Ce chiffre était le montant de la taxe due. Si vous pouviez la payer — quatre, six ou huit barrettes d’argent, voire une barrette d’or pour les grandes maisonnées —, tout allait bien. Sinon, la Baronnie confisquait votre lopin et vous étiez condamné au vagabondage. Cette décision était sans appel.

Tim passait la moitié de ses journées au cottage de la Veuve Smack, qui instruisait les enfants en échange de nourriture — des légumes en général, parfois un peu de viande. Jadis, avant que les ulcères n’aient dévoré la moitié de son visage (du moins les enfants le murmuraient-ils, mais aucun d’eux ne l’avait vu), c’était une grande dame vivant dans les lointains domaines de la Baronnie (du moins les parents le prétendaient-ils, mais aucun d’eux n’en savait rien). À présent, elle portait un voile et apprenait aux garçons les plus futés, mais aussi à quelques filles, à écrire et à pratiquer cet art quelque peu douteux qu’on appelle la mathmatica.

C’était une femme d’une intelligence redoutable, qui ne s’en laissait jamais conter et n’était que rarement fatiguée. Ses élèves finissaient en général par l’aimer, et ce en dépit de son voile et des horreurs qu’ils imaginaient en dessous. Mais, de temps à autre, elle s’écriait que sa tête allait éclater et qu’elle devait aller s’allonger. Ces jours-là, elle renvoyait les enfants chez eux, leur enjoignant parfois de dire à leurs parents qu’elle ne regrettait rien, et surtout pas son prince charmant.

Sai Smack fit une crise environ un mois après que le dragon eut incinéré le Grand Ross, et, lorsque Tim regagna son cottage, qui s’appelait Bonnevue, il jeta un coup d’œil par la fenêtre et vit que sa mère pleurait dans la cuisine, la tête posée sur la table.

Il laissa choir son ardoise, encore couverte de problèmes de mathmatica (des divisions, un sujet qu’il redoutait jusqu’à ce qu’il découvre que c’étaient tout bêtement des multiplications à l’envers), et se précipita à ses côtés. Elle leva les yeux vers lui et tenta de lui sourire. En voyant le contraste entre ses lèvres incurvées et ses yeux mouillés, Tim eut envie de pleurer lui aussi. Elle était au bout du rouleau, ça se voyait.

— Que se passe-t-il, mama ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je pensais à ton père, c’est tout. Parfois, il me manque beaucoup. Pourquoi rentres-tu si tôt ?

Il commença à lui expliquer, mais se tut en voyant la bourse en daim fermée par un lacet. Elle avait posé son bras dessus, comme pour la dissimuler, et quand elle comprit qu’il l’avait repérée, elle l’enleva de la table pour la poser sur son giron.

Tim était loin d’être idiot, aussi prépara-t-il du thé avant de dire quoi que ce soit. Lorsqu’elle en eut bu quelques gorgées — avec du sucre, avait-il insisté, bien qu’il n’en reste guère dans le pot — et se fut un peu calmée, il lui demanda ce qui n’allait pas.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire.

— Pourquoi recomptais-tu notre argent ?

— Le peu qu’il en reste. Le Collecteur arrivera après la Moisson — oui, je le connais bien, à peine le feu de joie aura-t-il refroidi qu’il descendra sur nous — et que se passera-t-il ? Cette année, il exigera six barrettes d’argent, voire huit, car les taxes ont augmenté, à ce qu’on dit, sans doute à cause d’une de leurs stupides guerres je ne sais où, les soldats aiment tellement faire flotter leurs bannières.

— Combien avons-nous encore ?

— Un peu plus de quatre barrettes, pas tout à fait cinq. Nous n’avons pas de bêtes à vendre, nous n’avons pas un seul rondin de bois de fer depuis la mort de ton père. Qu’allons-nous faire ? dit-elle en se remettant à pleurer. Qu’allons-nous faire ?

Tim était aussi terrifié qu’elle, mais comme il n’y avait plus d’homme pour la réconforter, il ravala ses larmes, lui passa les bras autour du cou et fit de son mieux pour la consoler.

— Si nous avions sa hache et sa pièce, je les vendrais au Vieux Chauvon, dit-elle finalement.

Tim en frissonna d’horreur, bien que la hache et la pièce aient disparu, consumées en même temps que leur jovial et brave propriétaire.

— Tu ne ferais pas ça ! Pas à Destry !

— Si fait, dit-elle. Pour conserver son lopin et sa place, je le ferais. C’était à eux qu’il tenait le plus, ainsi qu’à toi et à moi. S’il pouvait nous parler, il dirait : « Fais-le, Nell, je t’en prie. » (Soupir.) Mais le Collecteur de la Baronnie reviendrait l’année prochaine… et aussi la suivante…

Elle se prit la tête entre les mains.

— Oh ! Tim, on va nous chasser de notre terre et je ne puis rien y faire. Et toi ?

Tim aurait donné tout ce qu’il possédait (c’est-à-dire pas grand chose) pour pouvoir lui répondre, mais il en était incapable. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était lui demander quand le Collecteur arriverait à L’Arbre sur son grand cheval noir, juché sur une selle valant plus d’argent que tout ce que le Grand Ross avait gagné en risquant sa vie sur cette étroite sente qu’on appelait la Piste du Bois de Fer.

Elle leva quatre doigts.

— Dans quatre semaines si le beau temps se maintient. (Elle en leva quatre autres.) Huit si nous avons du mauvais temps et s’il est retardé chez les fermiers du Médian. Nous ne pouvons espérer mieux, je pense. Et alors…

— Il se passera quelque chose avant cela, dit Tim. Pa disait que la forêt donne toujours à ceux qui l’aiment.

— Moi, je l’ai toujours vue prendre, dit Nell en enfouissant de nouveau la tête entre ses mains.

Lorsqu’il voulut lui passer un bras autour du cou, elle le chassa.

Tim sortit ramasser son ardoise en traînant le pas. Jamais il ne s’était senti si triste, si effrayé. Il va sûrement se passer quelque chose, se dit-il. Je vous en prie, faites qu’il se passe quelque chose.

L’ennui, avec les souhaits, c’est qu’il leur arrive parfois de se réaliser.


À L’Arbre, la Pleine Terre était généreuse ; même Nell en convenait, bien que la moisson lui ait laissé un goût amer. L’année suivante, Tim et elle suivraient peut-être les moissonneurs, un lourd sac de toile sur les épaules, s’éloignant de plus en plus de la Forêt sans Fin, et son cœur se serrait devant la beauté de cet été. La forêt était un monde terrible, qui lui avait pris son homme, mais c’était le seul qu’elle ait jamais connu. La nuit, quand soufflait le vent du nord, il entrait dans sa chambre par la fenêtre comme un amant, parfumant son lit d’une senteur unique, à la fois douce et amère, tel un mélange de fraises et de sang. Parfois, lorsqu’elle dormait, elle rêvait de ses combes profondes, de ses ruisseaux secrets et d’un soleil si diffus qu’il luisait ainsi que du cuivre vert-de-grisé.

Quand souffle le vent du nord, l’odeur de la forêt apporte des visions, disaient parfois les anciens. Nell ignorait si c’était là une fable ou une vérité, mais elle savait que l’odeur de la Forêt sans Fin était l’odeur de la vie, mais aussi de la mort. Et elle savait que Tim aimait la forêt comme son père l’avait aimée. Ainsi qu’elle-même, d’ailleurs (quoique souvent contre sa volonté).

Elle avait redouté en secret le jour où le garçon serait assez grand et assez fort pour s’engager sur cette piste dangereuse aux côtés de son pa, mais elle regrettait à présent que ce jour ne doive jamais venir. Sai Smack et sa mathmatica, c’était bien joli, mais Nell savait ce que voulait son fils et elle haïssait le dragon qui le lui avait volé. Sans doute était-ce une femelle qui cherchait à protéger son œuf, mais Nell ne l’en détestait pas moins. Elle espérait que cette salope écailleuse aux yeux jaunes s’étoufferait sur son propre feu et exploserait, comme il arrive parfois dans les contes d’antan.


Un jour, peu après que Tim l’eut découverte en larmes en rentrant plus tôt que prévu, le Grand Kells se présenta chez elle. Comme Tim avait trouvé du travail — il aidait le Vieux Destry à couper les foins pendant quinze jours —, elle se retrouvait toute seule dans son jardin, à genoux parmi les plantations. Lorsqu’elle vit arriver l’ancien associé de son époux, elle se releva et s’essuya les mains sur le tablier en toile qu’elle appelait son weddiken.

Il lui suffit d’un coup d’œil à ses mains propres et à sa barbe taillée pour comprendre ce qui l’amenait. Enfants, Nell Robertson, Jack Ross et Bern Kells étaient les meilleurs amis du monde. Frères et sœur, quoique issus de litières distinctes, disaient les anciens du village ; en ce temps-là, ils étaient inséparables.

Quand ils étaient sortis de l’enfance, les deux garçons étaient tombés amoureux d’elle. Et si elle les aimait tous les deux, c’était au Grand Ross qu’allait son cœur, et c’était lui qu’elle avait épousé et accueilli dans son lit (mais nul ne savait dans quel ordre les choses s’étaient faites, et ni elle ni lui ne l’avaient jamais révélé). Le Grand Kells avait réagi en homme. Il avait fait office de garçon d’honneur à leur mariage, les ceignant d’une écharpe de soie après que le prêcheur eut prononcé leur union. Lorsqu’il avait ôté ladite écharpe à la sortie du temple (quoiqu’elle ne les ait jamais quittés, comme le voulait la coutume), il les avait embrassés tous les deux en leur souhaitant de longues journées et de plaisantes nuits.

Il faisait chaud le jour où il se présenta à elle, mais il était vêtu d’une veste de laine. Il sortit de sa poche une corde de soie nouée, ainsi qu’elle s’y attendait. Une femme sait ces choses-là. Même mariée depuis des années, elle les sait, oui-là, et le cœur de Kells était resté le même.

— Le veux-tu ? demanda-t-il. Si tu le veux, je vendrai mon lopin à Anderson — il le convoite, car il est voisin du sien — et je me contenterai de celui-ci. Le Collecteur ne va pas tarder, ainsi que tu le sais, et il exigera son dû. Sans homme à tes côtés, comment le paieras-tu ?

— Je ne le puis, comme tu le sais bien.

— Alors, dis-moi : bouclerons-nous la corde ?

Elle s’essuya les mains sur son weddiken, mais elles étaient déjà aussi propres qu’elles pouvaient l’être sans eau de source.

— Je… Il faut que j’y réfléchisse.

— Pour quoi faire ?

Il attrapa son bandana — bien rangé dans sa poche, et non passé autour de son cou, comme c’était l’usage chez les bûcherons — et s’épongea le front.

— Soit tu acceptes et nous reprenons le cours de notre vie — je veillerai à ce que le gamin trouve du travail, bien qu’il soit encore trop jeune pour aller en forêt —, soit vous devenez journaliers, tous les deux. Je peux partager ce que j’ai, mais je ne peux le donner, même si je le souhaite. Je n’ai qu’une place en ce monde, tu l’intuites ?

Il veut m’acheter pour que je comble le vide que Millicent a laissé dans son lit, songea-t-elle. Mais c’était là une pensée bien méchante, vu qu’elle connaissait cet homme-là bien avant qu’il soit devenu un homme, et qu’il ait travaillé des années durant aux côtés de son mari bien-aimé, au sein des dangereux bosquets au bout de la Piste du Bois de Fer. L’un s’affaire et l’autre veille, disaient les anciens. Toujours ensemble et jamais séparés. À présent que Jack Ross n’était plus, Bern Kells lui faisait sa cour. Rien que de très naturel.

Toutefois, elle hésitait.

— Reviens demain à la même heure, si tu es toujours décidé, lui dit Nell. Je pourrai alors te répondre.

Cela le contraria, elle le vit sans peine ; dans ses yeux apparut un éclat qu’elle avait parfois aperçu du temps où elle était jeune fille et où deux beaux gars la courtisaient, ce qui faisait l’envie de toutes ses amies. Ce fut cet éclat qui la retint, alors que Kells se présentait comme un sauveur, lui faisant miroiter — à elle et à Tim — une solution au terrible dilemme qu’elle vivait depuis la mort du Grand Ross.

Peut-être s’en aperçut-il, car il baissa les yeux. Il s’abîma un moment dans la contemplation de ses pieds, puis il releva la tête, et elle vit qu’il lui souriait. Ainsi, il était presque aussi beau que de son jeune temps — mais pas aussi beau que Jack Ross.

— Demain, entendu. Demain, dernier délai. Il est un dicton à l’Ouest, ma chère : « Ne regarde pas un présent à deux fois, car ce qui est précieux peut toujours s’envoler. »


Elle se lava au bord du ruisseau, resta quelques instants à humer la senteur douce-amère de la forêt puis rentra et s’allongea sur son lit. Jamais on ne voyait Nell Ross à l’horizontale tant que le soleil était dans le ciel, mais elle avait besoin de réfléchir et de se souvenir d’une époque où deux jeunes hardis bûcherons se disputaient ses faveurs.

Même si son cœur n’avait pas incliné vers Jack Ross, mais plutôt vers Bern Kells (il n’était pas encore le Grand Kells en ce temps-là, bien que son père ait déjà péri, tué en forêt par un vurt ou quelque autre monstruosité), elle ne pensait pas qu’elle aurait bouclé la corde avec lui. Lorsqu’il était sobre, Kells était plein de gaieté et de bonne humeur, et par ailleurs aussi régulier que le sable dans le sablier, mais il devenait violent quand il avait bu. Et il buvait souvent en ce temps-là. Ses cuites devinrent plus longues et plus fréquentes après le mariage de Ross et de Nell, et plus d’une fois il se réveilla en prison.

Jack avait supporté cela pendant un moment, mais, après une cuite durant laquelle Kells avait presque démoli le saloon avant de s’effondrer, Nell dit à son époux qu’il fallait faire quelque chose. Le Grand Ross en convint à contrecœur. Il fit libérer son ami et associé — comme il l’avait souvent fait par le passé —, mais, cette fois-ci, plutôt que de lui conseiller d’aller piquer une tête dans le ruisseau pour s’éclaircir les idées, il lui parla avec franchise.

— Écoute-moi, Bern, et ouvre bien tes deux oreilles. Tu es mon ami depuis que j’ai appris à marcher à quatre pattes et mon associé depuis qu’on est devenus assez grands pour s’enfoncer au-delà des bosquets de florus pour abattre des arbres de fer. Tu surveilles mes arrières et je surveille les tiens. Quand tu es sobre, nul n’est plus digne de ma confiance que toi. Une fois que tu as avalé de la gnôle, tu es aussi solide que des sables mouvants. Je ne peux pas aller seul dans la forêt et, si je ne peux plus compter sur toi, tout ce que je possède en ce monde… tout ce que nous possédons en ce monde est en danger. Je n’aimerais pas devoir me chercher un nouvel associé, mais laisse-moi t’avertir : j’ai une femme et j’aurai bientôt un enfant, et je ferai ce que je dois faire.

Kells continua de boire, de beugler et de se battre pendant quelques mois, comme pour narguer son vieil ami (et la jeune épouse de celui-ci). Le Grand Ross était sur le point de mettre un terme à leur association lorsque le miracle arriva. C’était un tout petit miracle, pas plus de cinq pieds du crâne aux orteils, et son nom était Millicent Redhouse. Ce que Bern Kells refusait de faire pour le Grand Ross, il le fit pour Milly. Lorsqu’elle mourut en couches six saisons plus tard (et son bébé la suivit tout de suite — avant même que la rougeur du travail ait reflué des joues de la malheureuse, comme le confia la sage-femme à Nell), Ross devint d’humeur lugubre.

— Il va se remettre à boire, et les dieux savent ce qu’il adviendra de lui, murmurait-on.

Mais le Grand Kells resta sobre et, lorsque ses affaires l’amenaient à proximité du Saloon de Gitty, il traversait toujours la rue. Tel avait été le dernier vœu de Milly, disait-il, et ce serait insulter sa mémoire que de ne pas le respecter.

— Je mourrais plutôt que de boire à nouveau, insistait-il.

Il avait tenu sa promesse… mais Nell sentait parfois son regard sur elle. Souvent, même. Jamais il ne l’avait touchée d’une façon qu’on pouvait qualifier de familière, voire de déplacée, il n’avait même pas profité de la Moisson pour cueillir un baiser, mais elle sentait ses yeux posés sur elle. Il la regardait non pas comme un homme regarde une amie, ou l’épouse d’un ami, mais comme un homme regarde une femme.


Tim rentra à la maison une heure avant le crépuscule, couvert de brins de paille de la tête aux pieds, mais ravi. Destry lui avait donné un bon d’achat au magasin du village et sa femme avait ajouté à cette manne un sac de poivrons doux et de tomates. Nell accepta le papier et les légumes, le remercia, l’embrassa, lui donna une popkin bien fourrée et l’envoya se baigner au ruisseau.

Devant lui, tandis qu’il se tenait avec de l’eau fraîche à mi-cuisse, des champs bandés de brouillard s’étendaient vers Gilead et le Monde de l’Intérieur. À sa gauche se massait la forêt, qui prenait naissance à moins d’une roue de là. Le crépuscule y régnait même en plein jour, disait son père. Alors qu’il pensait à son père, le bonheur qui l’avait habité à l’idée d’être payé comme un homme (ou presque) pour sa journée de travail s’enfuit aussi vite que le grain coule d’un sac percé. Le chagrin le visitait souvent, mais il en était toujours surpris. Il s’assit quelque temps sur un gros rocher, les genoux ramenés contre son torse et la tête reposant sur ses bras. Se faire tuer par un dragon si près de la lisière de la forêt, c’était aussi improbable qu’injuste, mais cela s’était déjà produit. Son père n’était pas le premier à périr ainsi, et il ne serait pas le dernier.

La voix de sa mère monta au-dessus des champs, l’appelant à la maison où l’attendait un vrai souper. Tim lui répondit d’une voix pleine de joie puis s’agenouilla sur le rocher pour asperger d’eau froide des yeux qui lui semblaient gonflés, bien qu’il n’ait pas versé de larmes. Il s’habilla en hâte et partit en trottant. Sa mère avait allumé les lampes, car l’obscurité montait, et elles projetaient de longs rectangles de lumière sur son joli jardinet. Fatigué, mais à nouveau ravi — car les petits garçons sont pareils aux girouettes, ça oui —, Tim courut vers cette lueur accueillante.


Une fois qu’ils eurent soupé et nettoyé les quelques plats, Nell dit :

— Je voudrais te parler de mère à fils, Tim… mais pas seulement. Tu es assez grand pour travailler un peu, tu ne tarderas pas à sortir de l’enfance — plus tôt que je ne l’aurais souhaité — et tu mérites d’être consulté pour les décisions importantes.

— C’est à propos du Collecteur, mama ?

— En partie, mais… il y a autre chose, je pense.

Elle avait failli dire J’en ai peur et non Je pense, mais pourquoi aurait-elle fait ça ? Certes, elle devait prendre une décision des plus grave et des plus difficile, mais de quoi avait-elle peur ?

Elle le précéda dans leur salle de séjour — si petite que le Grand Ross parvenait presque à en toucher les murs lorsqu’il se plantait en son centre et tendait les bras —, ils s’assirent devant la cheminée éteinte (car c’était une douce nuit de Pleine Terre) et elle lui dit tout ce qui s’était passé entre elle et le Grand Kells. Tim l’écouta avec surprise et sentit monter son malaise.

— Voilà, dit Nell pour conclure. Qu’en penses-tu ?

Mais, avant qu’il ait pu répondre — peut-être parce qu’elle voyait sur son visage l’inquiétude qui habitait son cœur —, elle reprit :

— C’est un brave homme et c’était pour ton père un frère plus qu’un ami. Je crois qu’il m’aime et qu’il t’aime.

Non, songea Tim, pour lui, je fais seulement partie du lot. Il ne m’a jamais regardé. Sauf quand j’étais avec pa, évidemment. Ou quand j’étais avec toi.

— Je ne sais pas, mama.

L’idée du Grand Kells à la maison — dans le lit de mama, à la place de pa — lui retournait l’estomac, comme s’il avait du mal à digérer. Et c’était d’ailleurs ce qui lui arrivait.

— Il a cessé de boire, dit-elle. (On aurait dit qu’elle parlait toute seule.) Ça fait des années. C’était un vrai sauvage quand il était jeune, mais ton pa l’a bien dressé. Et il y a eu Millicent, bien sûr.

— Peut-être, mais ils ne sont plus là, ni l’un ni l’autre, fit remarquer Tim. Et puis, mama, il n’a toujours pas trouvé de nouvel associé pour exploiter les arbres de fer. Il va tout seul dans la forêt et c’est fichtrement risqué.

— Il est encore tôt. Il finira bien par trouver quelqu’un, car il est fort et il connaît bien ses concessions. Ton père lui a appris à les choisir quand ils débutaient tous les deux, et ils ont bien balisé la zone au bout de la piste.

Tim savait qu’elle disait vrai, mais il doutait que Kells parvienne à se trouver un associé. Les autres bûcherons ne l’aimaient guère, du moins le lui semblait-il. Sans doute ne savaient-ils même pas qu’ils l’évitaient, comme ils seraient passés à l’écart d’un buisson d’épines à poison, mais il les avait vus faire du coin de l’œil.

Mais peut-être que je l’ai seulement imaginé, songea-t-il.

— Je ne sais pas, répéta-t-il. Une corde bouclée à l’église ne peut être débouclée.

Nell partit d’un rire nerveux.

— Par la Pleine Terre, qui donc t’a dit cela ?

— Toi.

Elle sourit.

— Ouair, peut-être, c’est vrai que je parle trop. La nuit porte conseil, nous y verrons plus clair demain matin.

Mais ni l’un ni l’autre ne dormit bien. Tim se demanda quel effet ça ferait d’avoir le Grand Kells comme beaupa. Serait-il bon avec eux ? Emmènerait-il Tim dans la forêt pour lui apprendre les rudiments du métier de bûcheron ? Ce serait une excellente chose, songea-t-il, mais sa mère souhaiterait-elle le voir exercer le métier même qui avait tué son mari ? Préférerait-elle qu’il ne s’approche pas de la Forêt sans Fin ? qu’il devienne un fermier ?

J’aime bien le Vieux Destry, mais jamais je ne serai fermier comme lui. Pas avec la Forêt sans Fin tout près, et le monde entier à découvrir.

Dans la pièce voisine, Nell se colletait avec ses propres questions. Elle se demandait surtout à quoi ressemblerait leur vie si elle refusait la proposition de Kells et s’ils étaient chassés de la seule place qu’ils aient jamais occupée. Que se passerait-il s’ils n’avaient rien à donner au Collecteur de la Baronnie le jour où celui-ci arriverait sur son grand cheval noir ?


Il fit encore plus chaud le lendemain, mais le Grand Kells se présenta dans la même tenue d’apparat. Son visage était cramoisi. Nell songea qu’elle ne sentait pas le graf sur son haleine, et quand bien même elle l’aurait senti ? Ce n’était que du cidre, et un homme a bien le droit de boire un verre pour se donner du courage. Et puis, sa décision était arrêtée. Ou presque.

Avant qu’il ait pu poser sa question, elle prit la parole. Avec toute la hardiesse dont elle était capable.

— Mon garçon m’a rappelé qu’une corde bouclée à l’église ne peut être débouclée.

Le Grand Kells se renfrogna, mais elle n’aurait su dire si c’était parce qu’elle avait parlé de son garçon ou bien de la boucle nuptiale.

— Si fait, et alors ?

— Seras-tu bon avec Tim et bon avec moi ?

— Oui, autant que je puis l’être.

En voyant son front s’assombrir davantage, elle se demanda s’il était furieux ou déconcerté. Plutôt déconcerté, espérait-elle. Un homme capable d’abattre un arbre et d’affronter une bête des bois se fait souvent tout petit devant une femme, elle le savait, et en voyant le Grand Kells aussi désemparé, elle sentit son cœur fondre.

— Tu m’en donnes ta parole ? demanda-t-elle.

Son front s’éclaircit. Il sourit et ses dents blanches apparurent au sein de sa barbe noire.

— Si fait, je le jure, par ma montre et mon billet.

— Alors je te dis oui.

Ainsi s’épousèrent-ils. C’est à ce point que s’achèvent bien des contes ; hélas ! c’est ici que commence le nôtre.


On servit du graf au banquet de mariage et, pour quelqu’un qui avait cessé de boire, le Grand Kells en éclusa une bonne quantité. Tim fut troublé de le constater, mais sa mère ne parut rien voir. Ce qui troubla également Tim, ce fut le petit nombre de bûcherons présents, bien qu’on soit le septième jour. S’il avait été une petite fille et non un petit garçon, un autre détail l’aurait frappé. Nombre des amies de Nell lui lançaient en douce des regards de commisération.

Plus tard, bien après minuit, il fut réveillé par un choc sourd suivi d’un cri, sans doute les bribes d’un rêve, mais il lui sembla que cela venait de la chambre que sa mère partageait désormais avec le Grand Kells — quoiqu’il ait encore peine à le croire. Il tendit l’oreille un instant et, alors qu’il allait replonger dans le sommeil, il entendit des sanglots étouffés. Puis vint la voix rude et sèche de son nouveau beaupa :

— Ferme-la, veux-tu ? Tu n’as rien, il n’y a pas de sang, et je dois me lever au chant du coq.

Les pleurs cessèrent. Tim attendit, mais plus personne ne dit rien. Peu après que le Grand Kells se fut mis à ronfler, il se rendormit. Le lendemain matin, alors que sa mère faisait cuire des œufs, il vit un bleu sur son bras, juste au-dessus du coude.

— Ce n’est rien, dit Nell en remarquant son regard. Je me suis levée cette nuit pour aller où tu devines, et je me suis cognée au montant du lit. Maintenant que je ne suis plus toute seule, il faut que je m’habitue à trouver mon chemin dans le noir.

Ouair, c’est bien ce que je crains, se dit Tim.


Lorsque vint le second septième jour de sa vie conjugale, le Grand Kells emmena Tim dans la maison qui appartenait désormais à Gâche Anderson, le plus gros fermier de L’Arbre. Ils prirent le chariot de Kells. Comme celui-ci n’était pas chargé, ne contenant qu’un peu de sciure, les mules avançaient d’un bon pas. Tim huma avec délices le parfum du bois de fer coupé. La maison de Kells était triste à voir, avec ses volets fermés et les mauvaises herbes qui montaient à l’assaut de son perron.

— Quand j’aurai évacué mon gunna, Gâche pourra en faire du petit bois, grommela Kells. Et grand bien lui fasse.

En fait, il ne souhaitait récupérer que deux choses : un vieux tabouret tout cabossé et une grosse malle de cuir avec des lanières et une serrure en cuivre. Celle-ci était rangée dans la chambre et il la caressa comme un chien.

— Peux pas abandonner ça, marmonna-t-il. Jamais. Ça appartenait à mon père.

Tim l’aida à la transporter, mais ce fut Kells qui fit le plus gros du travail. La malle était sacrément lourde. Une fois qu’ils l’eurent chargée, le Grand Kells reprit son souffle, les mains plaquées sur son pantalon recousu de frais. Puis, lorsque toute rougeur se fut effacée de ses joues, il caressa sa malle, faisant montre d’une douceur que Tim ne l’avait point vu manifester envers sa mère.

— Tout ce que je possède, rangé dans une malle. Quant à la maison, Gâche l’a-t-il payée un bon prix ?

Il se tourna vers Tim, comme pour le mettre au défi de le contredire.

— Je ne sais pas, dit prudemment le petit garçon. Les gens disent qu’il s’est montré juste.

Kells partit d’un rire dur.

— Juste ? Juste ? Aussi juste et étroit que le con d’une vierge, oui. Non, il ne m’en a offert qu’une bouchée de pain, car il savait que je ne pouvais pas attendre. Aide-moi à attacher le hayon, gamin, et ne lambine pas.

Tim n’avait rien d’un lambin. Il boucla le nœud de son côté avant que Kells ait fini de serrer le sien, salopant le boulot d’une façon qui aurait bien fait rire son père. Cela fait, le Grand Kells gratifia la malle d’une nouvelle caresse affectueuse.

— Tout est là-dedans, tout ce que j’ai. Le Vieux Gâche savait qu’il me fallait de l’argent avant la Terre Pleine, hein ? Qui-tu-sais va se pointer, et il va tendre la main. (Il cracha par terre.) Tout ça, c’est la faute à ta mama.

— La faute à ma mama ? Pourquoi t’as voulu l’épouser ?

— Tiens ta langue, petit morveux. (Baissant les yeux, Kells parut surpris de voir qu’il avait serré le poing et le desserra.) Tu es trop jeune pour comprendre. Quand tu seras plus grand, tu verras qu’une femme n’a pas son pareil pour humilier un homme. Allez, on y va.

Avant de monter sur le chariot, il se retourna et fixa le garçon, qui était resté derrière la malle.

— J’aime ta mama, et ça doit te suffire pour le moment.

Et lorsque leur équipage s’engagea dans la grand-rue du village, le Grand Kells soupira et ajouta :

— J’aimais aussi ton pa, et il me manque beaucoup. Sans lui, dans la forêt, c’est pas la même chose, jusqu’à Misty et Bitsy qui ne sont plus là.

À ces mots, Tim sentit son cœur fondre un peu pour le colosse voûté qui tenait les rênes — malgré lui, oui-là, bien malgré lui —, mais avant que ce sentiment ait pu s’épanouir, le Grand Kells reprit la parole.

— Ça suffit avec les livres, les chiffres et cette sorcière de Smack. Avec ses voiles et sa tremblote — je me demande comment elle arrive à se torcher le cul.

Le cœur de Tim se contracta dans son torse. Il adorait apprendre et il aimait bien la Veuve Smack — voile, tremblote et le reste. Il était consterné par cette remarque des plus grossière.

— Que vais-je faire, alors ? T’accompagner dans la forêt ? Il se voyait déjà sur le chariot de pa, derrière Misty et Bitsy. Ce ne serait pas si grave, après tout.

Kells eut un petit rire plein de mépris.

— Toi ? Dans la forêt ? À douze ans à peine ?

— J’aurai douze ans dans…

— Tu en aurais vingt-quatre que tu ne serais pas de taille à t’aventurer sur la Piste du Bois de Fer, et peut-être que tu ne le seras jamais, car tu tiens de ta mère à cet égard, et toute ta vie durant tu seras le Petit Ross.

Nouvel éclat de rire. Tim se sentit rougir rien que de l’entendre.

— Non, mon gars, y a du boulot pour toi à la scierie. Tu es assez grand pour empiler les planches. Tu commenceras après la moisson et avant la première neige.

— Qu’en pense mama ?

Tim ne parvint pas à cacher son abattement.

— Elle n’a pas son mot à dire. Je suis son époux et c’est moi qui décide. (Kells fit claquer ses rênes sur le dos des mules.) Hue !


Tim se rendit à la scierie de L’Arbre trois jours plus tard, accompagné d’un des fils de Destry, Willem-les-Blés, ainsi surnommé à cause de ses cheveux blonds. Tous deux furent embauchés, mais on n’aurait pas besoin de leurs services avant un moment, et uniquement à temps partiel, du moins pour commencer. Tim avait fait suivre les mules de son père, qui avaient besoin d’exercice, et les deux garçons les montèrent pour repartir.

— Tu m’avais pourtant dit que ton beaupa ne buvait pas, lâcha Willem comme il passait devant le Saloon de Gitty — dont les volets étaient fermés et le piano muet, vu qu’il était à peine midi.

— Il ne boit pas, répondit Tim, mais il se rappela le banquet de mariage.

— Ah bon ? Alors, le type que mon grand frère a vu rouler dans le caniveau hier soir devait être le beaupa d’un autre orphelin, car Randy m’a dit qu’il était plein comme une outre et vomissait tout ce qu’il savait dans l’abreuvoir.

Comme il en avait l’habitude, Willem fit claquer ses bretelles pour ponctuer cette sentence définitive.

J’aurais dû te laisser rentrer à pied, espèce de demeuré, songea Tim.

Cette nuit-là, sa mère le réveilla une nouvelle fois. Tim se redressa vivement sur sa couche et posa les pieds par terre, puis se figea. Kells parlait à voix basse, mais la cloison était fort mince.

— Tais-toi, femme. Si tu réveilles le gamin et qu’il se pointe ici, tu auras le double du compte.

Elle cessa de pleurer.

— C’était une erreur — ça ne se reproduira plus. J’ai accompagné Mellon pour boire une bière pendant qu’il me parlait de sa nouvelle concession, mais on m’a filé un verre de jackaroe entre les doigts. Avant de m’en rendre compte, je l’avais déjà bu, et puis c’était trop tard. Ça ne se reproduira plus, je te dis. Tu as ma parole.

Tim se rallongea et espéra qu’il disait vrai.

Les yeux fixés sur le plafond invisible, il écouta un hibou qui ululait et attendit soit de se rendormir, soit de voir poindre le matin. Si l’homme se révèle être un mauvais mari, lui semblait-il, la corde est nouée plutôt que bouclée. Il pria pour que ce malheur ne soit pas échu à sa mère. Son nouvel époux ne pouvait lui être sympathique, ni encore moins cher à son cœur, mais peut-être qu’elle avait d’autres sentiments. Les femmes ne sont pas comme les hommes, on dit que leur cœur est plus grand.

Tim ruminait toujours ces sombres pensées lorsque l’aube rosit le ciel et qu’il finit par s’endormir. Ce jour-là, il y avait des bleus sur les deux bras de sa mère. Apparemment, le montant du lit qu’elle partageait avec le Grand Kells était devenu remuant.


La Pleine Terre fit place à la Terre Vide, ainsi qu’il en va toujours. Tim et Willem partirent travailler à la scierie, mais seulement trois jours par semaine. Le contremaître, un brave sai du nom de Rupert Venn, leur promit davantage de travail l’hiver prochain, à condition que la neige soit légère et la récolte abondante — il parlait, bien entendu, des rondins de bois de fer que les bûcherons comme Kells rapportaient de la forêt.

Les bleus de Nells s’effacèrent et le sourire lui revint aux lèvres. Tim le jugeait plus hésitant qu’avant, mais mieux valait cela que pas de sourire du tout. Kells attela ses mules et partit sur la Piste du Bois de Fer, et bien que les concessions que le Grand Ross et lui exploitaient soient de première qualité, il n’avait toujours pas trouvé de nouvel équipier. Par conséquent, il rapportait moins de rondins que les autres bûcherons, mais le bois de fer était toujours recherché et on le payait un bon prix, en monnaie d’argent plutôt qu’en bons d’achat.

Parfois — le plus souvent lorsqu’il empilait des planches dans l’un des grands hangars de la scierie —, Tim se demandait si la vie ne serait pas plus belle si son nouveau beaupa tombait sur un serpent ou un wervel. Voire sur un vurt, ces saletés volantes qu’on appelait aussi les oiseaux-balles. C’était une de ces créatures qui avait tué le père de Bern Kells en le transperçant net d’un coup de bec.

Tim chassait ces mauvaises pensées avec une grimace horrifiée, surpris de les trouver dans un coin de son cœur — un coin sombre. Son père aurait honte de lui, il en était sûr. Et peut-être était-ce vrai, car on disait que ceux qui sont entrés dans la clairière au bout du sentier connaissent tous les secrets que les vivants cachent avec soin.

Au moins l’haleine de son beau-père avait-elle cessé de sentir le graf, et personne — ni Willem-les-Blés ni un autre — ne prétendait avoir vu le Grand Kells sortir du Saloon de Gitty en titubant à l’heure de la fermeture.

Il a fait une promesse et il la tient, se dit Tim. Et le montant du lit de mama ne bouge plus, vu qu’elle n’a plus de bleus. La vie redevient belle. C’est l’essentiel.

Lorsqu’il rentrait à la maison à l’issue d’une journée de travail, sa mère lui avait déjà préparé son souper. Le Grand Kells arrivait plus tard, car il faisait une halte au bord du ruisseau pour laver ses mains, ses bras et son cou couverts de sciure, et c’était à son tour de manger. Il avalait des quantités phénoménales de nourriture, demandait du rabiot que Nell se hâtait de lui servir. Ce faisant, elle ne disait pas un mot ; si elle ouvrait la bouche, son nouveau mari ne lui répondait que par des grognements. Ensuite, il allait dans le réduit, s’asseyait sur sa malle et fumait.

Parfois, Tim levait les yeux de son ardoise, cessant un instant de travailler sur le problème de mathmatica que lui avait posé la Veuve Smack, et voyait les yeux de Kells posés sur lui derrière un écran de fumée. Son regard avait quelque chose de déconcertant, et Tim prit l’habitude de travailler dehors, alors même que le froid gagnait peu à peu L’Arbre et que le crépuscule tombait chaque jour un peu plus tôt.

Un soir, sa mère vint s’asseoir à côté de lui sur le perron et lui passa un bras autour des épaules.

— L’année prochaine, tu retourneras à l’école avec sai Smack, Tim. Je te le promets. Il finira par se laisser convaincre.

Tim la remercia en souriant, mais il n’était pas dupe. L’année prochaine, il travaillerait toujours à la scierie, mais il serait assez grand pour transporter des planches en plus de les empiler, et il n’aurait plus le temps de résoudre des problèmes, car il travaillerait cinq jours par semaine et non plus trois. Et peut-être même six. L’année d’après, il travaillerait aussi au débitage, et peut-être même manierait-il la scie comme un homme. Dans quelques années, il serait devenu un homme et, le soir venu, la fatigue l’empêcherait de lire les livres de la Veuve Smack, même si elle consentait encore à lui en prêter, et les chiffres bien ordonnés de la mathmatica s’enfuiraient de son esprit. Ce Tim Ross presque adulte ne penserait qu’à aller se coucher une fois son souper englouti. Il se mettrait à fumer la pipe et, peut-être, à apprécier le graf et la bière. Sous ses yeux, le sourire de sa mère deviendrait plus pâle, son regard moins vif.

Et tout cela grâce à Bern Kells.


La Moisson était passée ; la Lune du Chasseur pâlit, crût puis devint un arc ; les premiers vents de la Terre Vide soufflèrent de l’ouest. Et alors qu’on commençait à croire qu’il ne viendrait plus, le Collecteur de la Baronnie entra dans L’Arbre comme apporté par la bise, juché sur son grand cheval noir et aussi maigre que la Mort. Sa lourde cape noire flottait autour de lui ainsi que l’aile d’une chauve-souris.

Sous son chapeau à larges bords — aussi noir que sa cape —, son visage livide ne cessait de se tourner de-ci de-là, repérant tantôt une clôture neuve, tantôt un troupeau grossi d’une vache ou de trois. Les villageois allaient payer la taxe, que ça leur plaise ou non, sinon leur terre serait saisie au nom de Gilead. Même en ces temps anciens, peut-être, il se murmurait que cela n’était pas juste, que les taxes étaient trop élevées, qu’Arthur Eld était mort depuis belle lurette (si tant est qu’il ait jamais existé) et que l’écot de l’Alliance avait été douze fois versé, en sang comme en argent. Peut-être attendait-on déjà la venue d’un Homme de Bien, qui donnerait la force de dire : Il suffit, c’est assez, le monde a changé.

Peut-être, mais ce n’était pas pour cette année, ni même pour les suivantes.

Tard dans l’après-midi, tandis que de lourds nuages boulaient dans le ciel et que les épis de maïs dans le jardin de Nell cliquetaient comme des dents branlantes, sai Collecteur fit passer son grand cheval noir par le portail que le Grand Ross avait monté lui-même (avec l’aide de Tim quand c’était nécessaire). D’un pas lent et solennel, le cheval s’avança jusqu’au perron. Il fit halte, secoua la tête et renâcla. Debout sur le perron, le Grand Kells dut lever la tête pour fixer le visage blafard de son visiteur. Il avait ôté son chapeau et le tenait plaqué contre son torse. Ses cheveux noirs (qui commençaient à grisonner et à se clairsemer, car il aurait bientôt quarante ans et semblait déjà vieux) volaient autour de son crâne. Derrière lui, sur le seuil, se tenaient Nell et Tim. Elle avait passé un bras autour des épaules de son fils et le serrait fort, comme si elle redoutait (était-ce l’intuition d’une mère ?) que le Collecteur le lui vole.

Durant un moment, on n’entendit plus que les claquements de la cape du sinistre visiteur, sans oublier le vent qui gémissait sous les bardeaux de la maison. Puis le Collecteur de la Baronnie se pencha et posa sur Kells de grands yeux noirs qui semblaient ne jamais ciller. Ses lèvres, vit Tim, étaient aussi rouges que celles d’une femme quand elle les peint de garance. Il sortit de sous sa cape non point un tas d’ardoises, mais un rouleau d’authentique parchemin et le déroula de tout son long. Il l’examina, l’enroula et le remit dans la poche où il l’avait trouvé. Puis il braqua ses yeux sur le Grand Kells, qui tiqua et baissa les siens.

— Kells, c’est cela ?

Il avait une voix rauque et sèche, qui donna aussitôt la chair de poule à Tim. Celui-ci avait déjà vu le Collecteur, mais seulement de loin ; son pa avait veillé à le confier à des amis lors des visites annuelles du représentant de la Baronnie. Il comprenait pourquoi maintenant. Nul doute que sa nuit serait peuplée de cauchemars.

— Kells, si fait, répondit Kells.

Bien qu’il se soit efforcé à la jovialité, il ne pouvait pas empêcher sa voix de trembler. Il réussit à lever les yeux.

— Bienvenue, sai. Que vos journées soient longues et…

— Ouair, tout ça, tout ça, coupa le Collecteur avec un geste de la main. (Son regard se porta derrière Kells.) Et… Ross, c’est cela ? Vous étiez trois et n’êtes plus que deux, me dit-on, car le Grand Ross a été victime d’un malheureux événement.

Sa voix était quasiment monocorde. On dirait un sourd essayant de chanter une berceuse, songea Tim.

— C’est cela, fit le Grand Kells. (Il déglutit à grand bruit puis reprit en bredouillant :) Lui et moi, on était dans la forêt, dans une de nos concessions, pas loin de la Piste du Bois de Fer — on en a quatre ou cinq, marquées en bonne et due forme, et j’ai laissé notre marque parce que pour moi il sera toujours mon équipier — et on a été séparés. Puis j’ai entendu siffler. Le genre de sifflement qu’on reconnaît entre mille, celui d’un dragon femelle prenant son souffle avant de…

— Silence, ordonna le Collecteur. Quand on me raconte une histoire, je préfère qu’elle commence par « Il était une fois ».

Kells ouvrit la bouche — pour demander pardon, peut-être — puis se ravisa. Le Collecteur s’accouda au pommeau de sa selle et le fixa des yeux.

— Tu as vendu ta maison à Gâche Anderson, sai Kells.

— Ouair, et il a bien barguigné, mais je…

Le visiteur ne le laissa pas finir.

— La taxe s’élève à neuf barrettes d’argent, ou une barrette de rhodite — une ressource absente de ces contrées, mais l’Alliance m’oblige à mentionner ce point. Une barrette pour la transaction et huit pour la maison où tu poses désormais ton cul et où tu trempes ta trique la nuit venue.

— Neuf ? hoqueta le Grand Kells. Neuf ? Mais c’est…

— C’est quoi ? rétorqua le Collecteur de sa voix mielleuse. Fais attention à ce que tu dis, Bern Kells, fils de Mathias, petit-fils de Peter le Boiteux. Fais très attention, car si épais que soit ton cou, il doit être possible de l’étirer. Oui-là, je le crois.

Le Grand Kells pâlit… sans toutefois devenir aussi blême que le Collecteur.

— C’est juste. Voilà ce que je voulais dire. Je vais les chercher.

Il disparut dans la maison et en revint avec une bourse en daim. C’était celle du Grand Ross, devant laquelle la mère de Tim avait pleuré naguère, au début de la Pleine Terre. En un jour où la vie semblait plus belle, bien que le Grand Ross ne soit plus de ce monde. Kells tendit la bourse à Nell, qui compta elle-même les précieuses barrettes pour les placer dans ses mains en coupe.

Durant ce temps-là, le visiteur demeura immobile et muet sur son grand cheval noir, mais lorsque le Grand Kells fit mine de descendre du perron pour lui donner son écot — presque toutes leurs économies, y compris le maigre salaire rapporté par Tim —, le Collecteur de l’Alliance secoua la tête.

— Reste où tu es. Je préférerais que ce soit le garçon qui me l’apporte, car il est joli et je reconnais sur ses traits le visage de son père. Si fait, je le reconnais bien.

Tim accepta les barrettes que lui tendait le Grand Kells — comme elles étaient lourdes ! — , et ce fut à peine s’il l’entendit murmurer :

— Prends garde à ne pas les faire tomber par terre, petit dadais.

Tim descendit les marches comme dans un rêve. Il tendit ses mains en coupe vers le Collecteur et, avant qu’il ait compris ce qui lui arrivait, ce dernier l’avait agrippé par les poignets et hissé sur son cheval. Tim vit que la selle était décorée de runes argentées : des lunes, des étoiles, des comètes et des calices débordants d’un feu glacé. En même temps, il constata que les barrettes avaient disparu. Le Collecteur s’en était emparé, mais Tim n’aurait su dire comment il avait fait.

Nell poussa un cri et voulut courir vers lui.

— Attrape-la et retiens-la ! tonna le Collecteur, si fort que Tim, qui était tout près de lui, faillit en être assourdi.

Kells empoigna son épouse par les épaules et la ramena violemment en arrière. Elle trébucha et s’affala sur le perron dans une explosion de jupons.

Mama ! hurla Tim.

Il tenta de descendre de selle, mais le Collecteur le retint sans peine. Il sentait la viande rôtie au feu de bois et la sueur froide.

— Tiens-toi tranquille, jeune Tim Ross, elle n’a rien. Regarde, elle est déjà debout. (Puis, s’adressant à Nell, qui venait en effet de se relever :) Ne t’excite pas, sai. Je souhaite seulement lui parler. Oserais-je faire du mal à un futur contribuable ?

— Si tu le touches, je te tue, espèce de démon !

Kells leva le poing.

— Tais-toi, femme stupide !

Nell ne broncha pas. Elle n’avait d’yeux que pour Tim, assis sur le grand cheval noir tout près du Collecteur, qui lui avait passé les bras autour du torse.

Le Collecteur sourit aux deux personnes qui lui faisaient face, l’une avec le poing toujours prêt à frapper, l’autre avec les joues inondées de larmes.

— Nell et Kells ! s’écria-t-il. Le couple idéal !

D’une pression du genou, il fit volter sa monture, qui se dirigea au pas vers le portail ; ses bras restaient serrés autour de Tim, qui sentait son haleine lui effleurer la joue. Arrivé entre les poteaux, il arrêta son cheval. Puis il murmura à l’oreille de Tim — où résonnait encore son cri de tout à l’heure :

— Que penses-tu de ton nouveau beaupa, jeune Tim ? Dis la vérité, mais dis-la à voix basse. Cette palabre est la nôtre et ils n’y ont pas leur part.

Tim ne voulait pas se retourner, ne voulait pas se rapprocher encore du visage livide du Collecteur, mais un secret lui empoisonnait le cœur. Aussi se retourna-t-il pour murmurer à l’oreille du Collecteur :

— Quand il a bu, il bat ma mama.

— Ah bon ? Pourquoi n’en suis-je pas surpris ? Parce que son pa battait déjà sa mama, peut-être. Et la leçon de l’enfant devient la règle de l’homme, ça oui.

Une main gantée rabattit sur eux la lourde cape noire, comme pour en faire une couverture, et Tim sentit l’autre main gantée glisser un petit objet dur dans la poche de sa culotte.

— Un cadeau pour toi, jeune Tim. C’est une clé. Sais-tu ce qui la rend exceptionnelle ?

Tim fit non de la tête.

— C’est une clé magique. Elle ouvre toutes choses, mais une seule fois. Ensuite, elle te sera aussi inutile qu’un tas de poussière, alors choisis avec soin ce que tu veux ouvrir !

Il éclata de rire, comme si jamais il n’avait entendu saillie plus drôle. Son haleine puante retourna l’estomac de Tim.

— Je… (Il déglutit.) Je n’ai rien à ouvrir. Il n’y a pas de serrures à L’Arbre, hormis celles du saloon et de la prison.

— Oh ! je crois que tu en connais une autre. Pas vrai ?

Tim fixa les yeux noirs du Collecteur, qui luisaient de malice, et ne dit rien. Mais l’autre opina comme s’il avait parlé.

Que racontes-tu à mon fils ? hurla Nell depuis le perron. Ne verse pas du poison dans ses oreilles, démon !

— Ne fais pas attention à elle, jeune Tim, elle ne tardera pas à savoir. Elle ne verra pas grand-chose, mais elle en saura beaucoup. (Il ricana ; ses dents étaient énormes et très blanches.) Tiens, une énigme ! Peux-tu la résoudre ? Non ? Peu importe ; la réponse viendra en son temps.

— Il l’ouvre parfois, dit Tim d’une voix de somnambule. Il en sort son affûtoir. Pour aiguiser sa hache. Puis il la referme. Le soir, il s’assied dessus pour fumer sa pipe, comme si c’était un fauteuil.

Le Collecteur ne lui demanda pas de quoi il parlait.

— Et est-ce qu’il la caresse chaque fois qu’il passe près d’elle, jeune Tim ? Comme un homme caresserait son vieux chien fidèle ?

C’était la vérité, mais Tim resta muet. Il n’avait pas besoin de parler. Apparemment, il n’avait aucun secret pour l’esprit qui tictaquait derrière cette triste figure blême. Aucun.

Il joue avec moi, se dit-il. Je ne suis qu’un divertissement pour lui, en ce jour sinistre, dans ce village sinistre qu’il aura tôt fait de quitter. Mais il casse ses jouets. Il suffit de le voir sourire pour le comprendre.

— Demain et après-demain, je camperai au bord de la Piste du Bois de Fer, à une ou deux roues d’ici, dit le Collecteur de sa voix sourde et éraillée. La route a été longue et je suis fatigué d’entendre tous ces bavardages. Dans la forêt, il y a des vurts, des wervels et des serpents, mais ils ne sont pas bavards.

Et toi, tu n’es jamais fatigué, répliqua mentalement Tim. Jamais.

— Viens me voir si tu en as envie. (Il ne ricana pas cette fois-ci, mais gloussa comme une petite fille espiègle.) Et si tu l’oses, bien entendu. Mais viens la nuit, car le misérable que je suis aime faire la sieste dans la journée quand il le peut. Viens, ou alors reste ici. Cela m’est égal. Hop !

Cette injonction s’adressait au cheval, qui retourna d’un pas lent vers le perron, sur lequel Nell se tordait les mains pendant que le Grand Kells la fixait d’un œil mauvais. Les doigts filiformes, mais robustes du Collecteur enserrèrent à nouveau les poignets de Tim — comme une paire de menottes — et le soulevèrent. L’instant d’après, il était par terre, levant des yeux ébaubis vers le visage livide qui souriait de ses lèvres écarlates. La clé dans sa poche semblait brûlante. Un coup de tonnerre retentit dans le ciel et il commença à pleuvoir.

— La Baronnie vous remercie.

Le Collecteur porta un doigt ganté à son chapeau à larges bords. Puis il fit volter son cheval noir et disparut dans la pluie. La dernière chose que vit Tim était fort étrange : lorsque le vent gonfla la lourde cape noire, il aperçut un gros objet attaché au gunna du Collecteur. On aurait dit une bassine.


Le Grand Kells descendit les marches d’un pas vif, agrippa Tim par les épaules et se mit à le secouer. La pluie collait ses rares cheveux à ses tempes et gouttait de sa barbe. Celle-ci était noire lorsqu’il avait bouclé la corde avec Nell, mais elle était aujourd’hui striée de gris.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Il t’a parlé de moi ? Quels mensonges t’a t-il racontés ? Parle !

Tim était incapable de répondre. Sa tête remuait si fort qu’il en avait les dents qui claquaient.

Nell les rejoignit en courant.

— Arrête ! Laisse-le tranquille ! Tu m’as promis que jamais…

— Ne te mêle pas de ça, femme, dit-il en lui décochant un coup de poing.

La mama de Tim tomba sur l’allée, où la pluie recouvrait déjà les traces laissées par le cheval du Collecteur.

Espèce de brute ! hurla Tim. Tu n’as pas le droit de frapper ma mama !

Il ne sentit rien lorsque Kells le gratifia à son tour d’un coup de poing, mais une lumière aveuglante envahit son champ visuel. Lorsqu’elle finit par s’estomper, il se retrouva gisant dans la boue à côté de sa mère. Il était étourdi, ses oreilles bourdonnaient, et la clé dans sa poche brûlait comme une braise.

— Nis vous emporte, tous les deux, dit Kells en s’éloignant sous la pluie.

Une fois passé le portail, il tourna à droite, prenant la direction de la grand-rue de L’Arbre. La direction du saloon, Tim en était sûr. Il n’avait pas touché à l’alcool durant toute la Terre Vide — pour ce qu’en savait le garçon —, mais, ce soir, il allait se rattraper. À en juger par le visage chagriné de sa mère — le front mouillé de pluie, les cheveux collés à sa joue rougie par le coup de poing —, elle le savait aussi.

Tim lui passa un bras autour de la taille, elle lui en passa un autour des épaules. Se soutenant l’un l’autre, ils gagnèrent lentement le perron, puis l’intérieur de la maison.

Elle ne s’assit pas, elle s’effondra sur la chaise de la cuisine. Tim attrapa la cruche, versa de l’eau fraîche dans la cuvette, humecta un chiffon propre et le posa doucement sur sa pommette, qui commençait à enfler. Elle l’y maintint pressé un moment puis le lui tendit sans mot dire. Il l’appliqua sur son visage pour lui faire plaisir. La fraîcheur apaisa un peu sa douleur lancinante.

— C’est un joli tableau, pas vrai ? dit-elle sur un ton de jovialité forcée. L’épouse assommée, l’enfant martyr et le mari poivrot.

Comme il ne savait quoi répondre à cela, Tim ne dit rien.

Nell baissa la tête et, le menton calé sur sa main, fixa la table devant elle.

— Nous voilà mal partis, Tim. J’étais terrifiée, je ne savais plus quoi faire, mais ce n’est pas une excuse. Nous aurions mieux fait de choisir le vagabondage, je crois bien.

Renoncer à leur place en ce monde ? À leur lopin de terre ? La perte de la hache et de la pièce porte-bonheur ne suffisait donc pas ? Toutefois, elle avait raison ; ils étaient mal partis.

Mais j’ai une clé, songea Tim, et il glissa les doigts au fond de sa poche pour la toucher.

— Où est-il allé ? demanda Nell, et il comprit au ton de sa voix qu’elle ne parlait pas de Bern Kells.

Sur la Piste du Bois de Fer, à une ou deux roues d’ici. Il m’attend.

— Je ne sais pas, mama.

Pour autant qu’il s’en souvienne, c’était la première fois qu’il lui mentait.

— Mais on sait où est passé Bern, pas vrai ? (Elle tenta de rire, mais grimaça de douleur.) Il avait promis à Milly Redhouse de ne plus jamais boire, et il m’a fait la même promesse, mais c’est un faible. Ou alors… serait-ce moi qui le suis ? L’ai-je poussé à boire, à ton avis ?

— Non, mama.

Mais Tim se demanda si elle n’était pas dans le vrai. Pas de la façon dont elle l’entendait — en le traitant comme une mégère, en tenant mal sa maison, en lui refusant de faire ce que les hommes et les femmes font dans leur lit la nuit venue —, mais d’une autre manière encore indéfinie. Il y avait un mystère là-dessous, et il se demandait si la clé dans sa poche ne l’aiderait pas à le résoudre. Pour se retenir de la toucher une nouvelle fois, il se leva et se dirigea vers le garde-manger.

— Tu as envie de quelque chose ? Des œufs, peut-être ? Je vais te les préparer.

Elle eut un pauvre sourire.

— Grand merci, mon fils, mais je n’ai pas faim. Je crois que je vais m’allonger un peu.

Elle se leva en chancelant.

Tim l’aida à gagner la chambre. Puis il fit semblant de s’intéresser à ce qui se passait dehors pendant qu’elle ôtait sa robe maculée de boue pour enfiler sa chemise de nuit. Lorsqu’il se retourna, elle s’était glissée entre les draps. Elle tapota ceux-ci à côté d’elle, comme elle le faisait parfois quand il était tout petit. En ce temps-là, son pa aurait été couché à ses côtés, vêtu de sa longue chemise de bûcheron et fumant une cigarette qu’il venait de rouler.

— Je ne peux pas le chasser, dit-elle. Je le voudrais bien, mais à présent que la corde est bouclée, cette place est la sienne bien plus que la mienne. La loi est cruelle pour les femmes. Jamais je n’aurais pensé cela avant, mais à présent… à présent…

Ses yeux devenaient vitreux, son regard lointain. Elle ne tarderait pas à s’endormir, et c’était une bonne chose.

Il l’embrassa sur sa joue indemne et fit mine de partir, mais elle le retint.

— Que t’a dit le Collecteur ?

— Il m’a demandé si j’aimais mon nouveau beaupa. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu. J’avais très peur.

— Moi aussi, j’ai eu peur, quand il a rabattu sa cape sur toi. Je croyais qu’il voulait t’emporter, comme le Roi Rouge dans le vieux conte.

Elle ferma les yeux. Tim crut qu’elle s’était endormie, mais elle les rouvrit, très lentement. On y lisait maintenant quelque chose qui était peut-être de l’horreur.

— Je me rappelle le jour où il est venu voir mon pa, alors que j’étais toute petite et à peine propre — le cheval noir, les gants et la cape noirs, la selle avec des sigleus d’argent. Son visage blafard m’a donné des cauchemars — il est si allongé. Et tu sais quoi, Tim ?

Il secoua lentement la tête.

— Il porte la même bassine d’argent attachée derrière lui, car je l’avais aperçue alors. Cela fait plus de vingt ans — si fait, vingt ans et une poignée d’années —, mais il n’a pas changé. Il n’a pas vieilli d’une journée.

Ses yeux se refermèrent. Cette fois-ci, ils restèrent clos et Tim sortit de la chambre à pas de loup.


Une fois assuré que sa mère dormait, Tim traversa le vestibule pour gagner le réduit où se trouvait la malle du Grand Kells, dont la masse trapue était dissimulée par une vieille couverture. Quand il avait dit au Collecteur qu’il ne se trouvait que deux serrures à L’Arbre, l’autre lui avait répondu : Oh ! je crois que tu en connais une autre.

Il retira la couverture et considéra la malle de son beaupa. Cette malle qu’il caressait parfois comme un vieux chien fidèle, sur laquelle il s’asseyait souvent le soir pour fumer la pipe, laissant ouverte la porte de derrière pour faire sortir la fumée.

Tim courut vers le perron — il était resté en chaussettes pour ne pas réveiller sa mère — et jeta un coup d’œil au-dehors. La cour était déserte et il n’y avait aucun signe du Grand Kells à proximité. Cela ne l’étonnait pas. Kells devait être arrivé au saloon, où il viderait sa bourse jusqu’à tomber ivre mort.

J’espère que quelqu’un lui filera une raclée, ça lui apprendra à vivre. Je le ferais moi-même si j’étais assez grand.

Il revint devant la malle, toujours à pas de loup, s’agenouilla et sortit la clé de sa poche. C’était un minuscule objet, pas plus gros qu’une demi-barrette, qui dégageait une étrange chaleur, comme s’il était vivant. Le trou de la serrure en cuivre de la malle était beaucoup plus grand. Jamais cette clé ne l’ouvrira, se dit Tim. Puis il se rappela ce que lui avait dit le Collecteur : C’est une clé magique. Elle ouvre toutes choses, mais une seule fois.

Tim inséra la clé dans la serrure et l’entendit cliqueter comme si elle avait trouvé sa place. Lorsqu’il la tourna, elle se laissa faire sans résister, mais perdit la chaleur qu’elle dégageait. Il ne tenait plus entre ses doigts qu’un bout de métal froid.

— Ensuite, elle te sera aussi inutile qu’un tas de poussière, murmura-t-il.

Puis il jeta autour de lui des regards affolés, persuadé qu’il allait découvrir le Grand Kells, les poings serrés et les yeux furibonds. Comme il n’y avait personne, il déboucla les lanières et leva le couvercle. Il grimaça en entendant grincer les charnières et risqua un nouveau regard par-dessus son épaule. Son cœur battait à tout rompre et, en dépit de la fraîcheur de cette soirée pluvieuse, il sentait son front se couvrir de sueur.

Il vit tout d’abord des chemises et des culottes empilées en vrac, déchirées pour la plupart. Avec un ressentiment nouveau pour lui, il se dit : C’est ma mama qui devra les laver, les ravauder et les plier quand il lui en donnera l’ordre. Et comment la remerciera-t-il, d’un bleu sur le bras ou d’une bosse sur le front ?

Il sortit les vêtements et comprit pourquoi la malle était si lourde. Le père de Kells était surnommé Maigrescie, en raison de son gabarit et de sa scie de charpentier, et c’étaient ses outils qu’il avait sous les yeux. Tim n’avait pas besoin d’un adulte pour se faire une idée de leur valeur, car ils étaient en métal. Il aurait pu les vendre pour payer la taxe, il ne s’en sert jamais. Il ne sait même pas s’en servir, je le parierais. Il aurait pu les vendre à un artisan — Haggerty-le-Clou, par exemple — et payer la taxe sans même se ruiner.

Il existait un mot pour qualifier ce qu’il était, et Tim l’avait appris de la Veuve Smack. Le mot grigou.

Il tenta de soulever la boîte à outils, mais n’y parvint pas. Elle était bien trop lourde pour lui. Tim attrapa les marteaux, les tournevis et l’affûtoir, qu’il posa sur les vêtements. Ensuite, il souleva la boîte sans trop de difficulté. Elle dissimulait cinq fers de hache qui auraient plongé le Grand Ross dans l’étonnement et le dégoût. Leur précieux acier était piqueté de rouille et Tim n’avait pas besoin d’éprouver leur fil pour savoir qu’il était émoussé. S’il arrivait au nouvel époux de Nell d’aiguiser la hache qui ne le quittait jamais, cela faisait belle lurette qu’il n’avait pas touché à ces fers. Le jour où il en aurait besoin, ils seraient probablement inutilisables.

Logés dans un coin de la malle, il aperçut un petit sac en daim et un objet enveloppé dans une peau de chamois. Il prit ce dernier, le déballa et découvrit l’image d’une femme au visage doux et souriant. Une masse de cheveux noirs cascadait sur ses épaules. Tim ne se rappelait rien de Millicent Kells — il n’avait que trois ou quatre ans lorsqu’elle était entrée dans la clairière où nous finissons tous par nous rassembler —, mais il la reconnut quand même.

Il remballa le portrait, le remit en place et attrapa le sac. En le palpant, il conclut qu’il contenait sans doute un seul objet, petit, mais assez lourd. Il défit le nœud qui le fermait et le pencha. Il y eut un coup de tonnerre, Tim sursauta, et le petit objet caché tout au fond de la malle de Kells chut au creux de sa main.

C’était la pièce porte-bonheur de son père.


Tim remit tout en place excepté ce qui appartenait à son père, rangeant la boîte à outils, y replaçant les outils qu’il en avait sortis pour la soulever puis fourrant les vêtements à la va-vite. Il reboucla les lanières. Mais lorsqu’il voulut tourner la clé d’argent dans la serrure, il n’entendit aucun cliquetis.

Aussi inutile qu’un tas de poussière.

Tim n’insista pas et remit la vieille couverture sur la malle, la disposant de façon à ne laisser aucune trace de son effraction. Sage précaution. Il voyait souvent son nouveau beaupa caresser la malle et s’asseoir dessus, mais il était rare qu’il l’ouvre, et il ne le faisait que pour attraper son affûtoir. Quelque temps s’écoulerait, sans doute, avant qu’il ne remarque le vol, mais Tim était trop avisé pour croire que celui-ci passerait éternellement inaperçu. Viendrait un jour — pas avant le mois prochain, peut-être, mais plus probablement la semaine prochaine (voire le lendemain !) — où le Grand Kells aurait besoin de son affûtoir, à moins qu’il ne se rappelle qu’il avait des habits de rechange dans sa malle. Il découvrirait qu’elle n’était plus fermée, il irait droit au sac et il constaterait que la pièce avait disparu. Et ensuite ? Ensuite, sa nouvelle femme et son nouveau beau-fils auraient droit à une raclée. Et il n’irait pas de main morte.

Tim était terrifié à cette idée, mais en voyant la pièce rouge doré pendant à sa chaîne d’argent, il était aussi furieux, vraiment furieux, et pour la première fois de son existence. Ce n’était pas une colère d’enfant qui l’animait, mais le juste courroux d’un adulte.

Il avait demandé au Vieux Destry ce que les dragons infligeaient à leurs victimes. Est-ce que celles-ci souffraient beaucoup ? Est-ce qu’il en restait… eh bien… des morceaux ? Percevant sa détresse, le fermier lui avait passé un bras autour des épaules.

— La réponse est non et non, mon gars. Il n’y a pas plus brûlant que le feu d’un dragon — il est aussi brûlant que la roche liquide qui coule parfois des failles de la terre, là-bas, dans le Sud. C’est du moins ce que disent les contes. Il suffit d’une seconde pour qu’un homme pris dans le feu du dragon soit réduit en cendres — ainsi que ses habits, ses bottes et sa ceinture. Alors si tu veux savoir si ton pa a souffert, tu peux dormir tranquille. En un instant, tout était fini.

Ses habits, ses bottes et sa ceinture. Sauf que la pièce porte-bonheur de pa était intacte, sans même une trace de fumée, et qu’on pouvait en dire autant de la chaîne en argent. Pourtant, il ne l’ôtait jamais, même pour dormir. Alors, qu’était-il arrivé au Grand Jack Ross ? Et que faisait cette pièce dans la malle de Kells ? Tim avait sa petite idée, une idée horrible, et il croyait savoir qui serait en mesure de lui dire si c’était la bonne. Mais il lui faudrait beaucoup de courage.

Viens la nuit, car le misérable que je suis aime faire la sieste dans la journée quand il le peut.

Il faisait presque nuit à présent.

Sa mère dormait toujours. Tim posa son ardoise tout près d’elle.

Il y avait écrit : JE REVIENDRAI. NE T’INQUIÈTE PAS POUR MOI.

Évidemment, un petit garçon est incapable de comprendre à quel point une telle recommandation est vaine quand on l’adresse à une mère.


Tim se garda de toucher aux mules de Kells, trop irascibles à son goût. L’exact contraire des deux bêtes que son père avait élevées lui-même. Misty et Bitsy étaient des femelles, capables en théorie de procréer, mais si Ross avait choisi de ne pas les stériliser, c’était uniquement pour les garder d’humeur égale.

— Non, elles n’auront jamais de petit mulet, avait-il dit à Tim quand il avait eu l’âge de poser la question. Des bêtes comme elles ne sont pas faites pour ça et, quand elles mettent bas, il est rare que le résultat soit de bon aloi.

Tim choisit Bitsy, sa préférée depuis toujours, la mena jusqu’au portail par la bride puis l’enfourcha à cru. La première fois que son pa l’avait juché sur cette monture, ses pieds lui battaient les flancs, mais aujourd’hui, ils touchaient presque terre.

Bitsy commença par avancer sans entrain, mais lorsque le tonnerre s’éloigna et que la pluie s’atténua, elle releva un peu les oreilles. Elle n’avait pas l’habitude de sortir la nuit, mais, comme Misty et elle étaient restées trop souvent enfermées depuis la mort du Grand Ross, elle semblait impatiente de…

Peut-être qu’il n’est pas mort.

Cette idée explosa dans l’esprit de Tim comme une fusée de feu d’artifice et il se sentit un instant plein d’espoir. Peut-être que le Grand Ross était toujours vivant et errait quelque part dans la Forêt sans Fin…

Ouair, et peut-être que la lune est une meule de fromage, comme me le racontait mama quand j’étais tout petit.

Mort. Il le savait au fond de son cœur, tout comme il l’aurait su si le Grand Ross était en vie. Mama l’aurait su, elle aussi. Elle l’aurait su au fond de son cœur et jamais elle n’aurait épousé ce… ce…

— Cette brute.

Bitsy dressa les oreilles. Ils venaient de passer devant la maison de la Veuve Smack, sise à l’extrémité de la grand-rue, et l’odeur de forêt se faisait plus forte : l’arôme léger et épicé des florus, le fumet plus lourd, plus soutenu des arbres de fer. S’engager tout seul sur la piste, quand on avait son âge et qu’on ne possédait rien pour se défendre, même pas une hache, c’était de la folie pure. Tim le savait, mais il poursuivit sa route.

— Cette brute épaisse !

Cette fois-ci, il parla d’une voix si basse qu’on aurait dit un grondement.


Bitsy connaissait le chemin et n’hésita pas un instant lorsque la Route de L’Arbre se rétrécit au niveau des bosquets de florus. Pas plus que lorsqu’elle déboucha sur les premiers arbres de fer. Mais en arrivant dans la Forêt sans Fin proprement dite, Tim fit halte le temps d’attraper dans son sac la lampe à pétrole qu’il avait prise dans la grange. Le petit réservoir de fer-blanc enchâssé dans sa base était plein, ce qui lui garantissait une heure de lumière. Deux s’il en usait avec parcimonie.

Il craqua une allumette sur son ongle (un truc que son pa lui avait appris), tourna la molette au-dessus du réservoir et inséra l’allumette dans la petite fente qu’on appelait portemarie. Une lueur blanc-bleu entra en éclosion. Tim leva la lampe et poussa un hoquet de surprise.

Il était souvent venu dans ce coin avec son père, mais jamais durant la nuit, et ce qu’il vit était si impressionnant qu’il envisagea de faire demi-tour. Comme on était relativement près de la civilisation, il ne restait plus que des souches des plus beaux arbres de fer, mais ceux qui subsistaient apparaissaient comme des colosses comparés au petit garçon sur sa mule. Aussi raides, aussi solennels que des anciens Manni lors d’une cérémonie funèbre (Tim en avait vu dans un des livres de la Veuve Smack), ils se dressaient bien au-delà du fragile globe de lumière qui entourait sa misérable lampe. Leurs troncs étaient parfaitement lisses sur une hauteur de quarante pieds. Ensuite, leurs branches se tendaient vers le ciel comme des bras implorants, projetant sur la piste étroite des ombres en toile d’araignée. Il était possible de progresser entre ces arbres qui, à ce niveau, n’étaient guère plus que de grands poteaux noirs. Mais il était également possible de se couper la gorge avec une pierre bien affûtée. L’étourdi qui s’éloignait de la Piste du Bois de Fer — ou qui poursuivait après sa fin — ne tarderait pas à se perdre dans un véritable dédale où il risquait de mourir de faim. S’il ne se faisait pas dévorer avant, bien entendu. Comme pour lui rappeler ce danger, un sinistre gloussement monta des ténèbres.

Tim se demanda ce qu’il faisait là, alors qu’un lit bien chaud avec des draps propres l’attendait dans le cottage où il avait grandi. Puis il toucha la pièce porte-bonheur de son père (désormais pendue à son cou) et sa résolution se raffermit. Bitsy regardait autour d’elle comme pour lui demander : Eh bien ? Où on va ? On avance ou on recule ? C’est toi le patron, tu sais.

Tim doutait d’avoir le courage d’éteindre la lampe, mais il serra les dents et, bientôt, se retrouva dans l’obscurité. S’il ne voyait plus les arbres de fer, il les sentait qui se massaient tout autour.

Mais quand même : en avant.

Il pressa les flancs de Bitsy, fit claquer sa langue, et Bitsy se remit en route. À en juger par la régularité de son allure, elle foulait l’ornière creusée à droite de la piste. Et à en juger par sa placidité, elle ne sentait aucun danger à proximité. Du moins pas encore, et puis, réflexion faite, qu’est-ce qu’une mule savait du danger ? C’était lui qui était censé l’en protéger. C’était lui le patron, après tout.

Oh ! Bitsy. Si tu savais…

Où était-il arrivé ? Devait-il encore poursuivre ? Jusqu’où irait-il avant de renoncer à cette folie ? Sa mère n’avait plus personne au monde excepté lui, alors jusqu’où irait-il ?

Il avait l’impression d’avoir parcouru dix roues, voire davantage, depuis qu’il avait laissé derrière lui le parfum des florus, mais il savait que c’était faux. Tout comme il savait que les bruissements dans les branches étaient l’œuvre du vent de la Terre Vide et non d’une bête qui le traquait, la gueule béante, salivant déjà à l’idée de le dévorer pour son dîner. Il le savait pertinemment, alors pourquoi ce vent lui faisait-il l’effet d’un souffle ?

Je compte jusqu’à cent, et ensuite demi-tour, se dit-il, mais lorsqu’il arriva à cent sans que rien n’ait bougé dans les ténèbres absolues qui l’entouraient, hormis lui-même et sa brave petite mule (sans oublier la bête qui nous suit et qui se rapproche sans répit, ajouta une partie moqueuse de son esprit), il décida d’aller jusqu’à deux cents. Arrivé à cent quatre-vingt-sept, il entendit une branche craquer. Il alluma la lampe, la leva bien haut et regarda alentour. Les ombres menaçantes semblèrent se déployer puis bondir sur lui. Et vit-il quelque chose battre en retraite face à la lumière ? Aperçut-il l’éclat d’un œil rouge ?

Sûrement pas, mais…

Tim siffla entre ses dents, éteignit la lampe pour économiser le pétrole et fit claquer sa langue. Il dut s’y prendre à deux fois. Bitsy, de placide, devenait un peu nerveuse. Mais, sage et obéissante comme elle l’était, elle exécuta l’ordre qu’on lui donnait et se remit en marche. Tim se remit à compter et ne tarda pas à atteindre deux cents.

Maintenant, je vais faire un compte à rebours, et si je ne l’ai pas vu à zéro, je ferai demi-tour.

Il était arrivé à dix-neuf lorsqu’il discerna une lueur rouge orangé devant lui et sur sa gauche. C’était un feu de camp et il était sûr de savoir qui l’avait allumé.

La bête qui me traque ne me suit pas, songea-t-il. Elle m’attend. Cette lueur est celle d’un feu de camp, mais c’est aussi celle d’un œil. D’un œil rouge. Je devrais faire demi-tour pendant qu’il en est encore temps.

Puis il toucha la pièce porte-bonheur de son père et avança.


Il alluma de nouveau sa lampe et la leva. Quelques sentiers secondaires — on les appelait des chicots — rayonnaient à partir de la piste. Devant lui, un écriteau fixé à un humble bouleau marquait l’un d’entre eux. Deux noms y étaient inscrits à la peinture noire : COSINGTON-MARCHLY. Tim connaissait ces deux bûcherons. Peter Cosington (qui avait eu son content de malheurs cette année-là) et Ernest Marchly étaient souvent venus souper au cottage des Ross, et l’un comme l’autre avaient souvent invité les Ross à souper chez eux.

— De braves gars, mais ils ne s’enfoncent jamais très loin, avait dit le Grand Ross à son fils après l’un de ces repas. Il reste encore de beaux arbres de fer à proximité des florus, mais les plus beaux — les plus purs, les plus denses — se trouvent quasiment au bout de la piste, à la lisière du Fagonard.

Bon, peut-être que je n’ai parcouru qu’une ou deux roues, mais dans le noir, ça change tout.

Il engagea Bitsy sur le chicot Cosington-Marchly et, moins d’une minute plus tard, déboucha dans une clairière où le Collecteur, assis sur une bûche, se réchauffait à son feu.

— Mais c’est le jeune Tim ! dit-il. Tu as des couilles, ça oui, même si elles ne seront poilues que dans un an ou trois. Viens, assieds-toi et mange un peu de ragoût.

Tim n’était pas sûr de vouloir partager le souper de cet homme des plus étrange, mais il n’avait rien avalé et le fumet montant de la marmite était fort appétissant.

Comme s’il avait lu dans les pensées de son jeune visiteur, le Collecteur déclara :

— Je ne souhaite pas t’empoisonner, jeune Tim.

— Je sais.

Sauf qu’il n’en savait rien, en fait. Néanmoins, il ne fit aucune remarque lorsque l’autre lui servit une bonne portion dans une assiette en fer-blanc, qu’il lui tendit ainsi qu’une cuillère — cabossée, mais très propre.

Ce ragoût n’avait rien de magique ; on y trouvait du bœuf, des patates, des carottes et des oignons baignant dans un bouillon goûteux. Tout en mangeant, Tim regarda Bitsy qui s’approchait prudemment du cheval noir de son hôte. Celui-ci frôla les naseaux de l’humble mule puis se détourna (quelque peu dédaigneux, songea Tim) pour s’attaquer à l’avoine que le Collecteur avait placée devant lui après avoir évacué les copeaux laissés par sais Cosington et Marchly.

Le Collecteur ne dit pas un mot pendant que Tim mangeait son ragoût, se contentant de creuser le sol avec le talon de sa botte. Il avait posé près de lui la bassine qui trônait naguère au-dessus de sa gunna. Tim avait peine à croire qu’elle était en argent, comme le lui avait dit sa mère — mais ses yeux ne le trompaient pas. Combien de barrettes faudrait-il fondre et forger pour obtenir un tel objet ?

Le talon du Collecteur buta sur une racine. De sous sa cape il sortit un couteau presque aussi long que l’avant-bras de Tim et trancha dans le vif. Puis il donna de nouveau du talon : bang, bang, bang.

— Que cherchez-vous ? demanda Tim.

Le Collecteur releva la tête le temps de lui lancer un sourire.

— Peut-être le trouveras-tu. Et peut-être pas. Mais je crois que oui. Tu as fini de manger ?

— Oui, et je vous dis grand merci. (Tim se tapota la gorge à trois reprises.) C’était très bon.

— Parfait. Fugaces les baisers, durables les bons plats. C’est ce qu’affirment les Manni. Tu admires ma bassine, à ce que je vois. Elle est belle, hein ? Une relique du Garlan de jadis. À Garlan, il était des dragons, si fait, et leurs feux sont encore vivaces dans les profondeurs de la Forêt sans Fin, je le crois. Et voilà, jeune Tim, tu as appris quelque chose. Plusieurs lions, cela fait une meute ; plusieurs corbeaux, un meurtre ; plusieurs bafouilleux, un bafouillage ; plusieurs dragons, un feu de camp.

— Un foyer de dragons, dit Tim en savourant ces mots. (Puis il comprit pleinement les propos du Collecteur.) Si les dragons de la Forêt sans Fin restent dans ses profondeurs…

Mais le Collecteur ne lui laissa pas le temps de finir.

— Tut-tut-tut. Laisse là les songes creux. Prends cette bassine et va me chercher de l’eau. Tu en trouveras au bord de la clairière. Allume ta petite lampe, car la lueur du feu n’éclaire pas jusque-là et il y a un pooky au creux d’un arbre. Il est fort dodu, ce qui veut dire qu’il a bien mangé il y a peu, mais, à ta place, je ne m’en approcherais pas trop.

Il se fendit d’un nouveau sourire, que Tim jugea cruel sans en être cependant surpris, puis conclut :

— Mais un garçon assez courageux pour s’enfoncer dans la Forêt sans Fin avec pour seule compagnie la mule de son père a le droit de faire ce qu’il veut.

La bassine était bien en argent ; son poids ne permettait pas d’en douter. Tim la cala tant bien que mal sous son bras. De sa main libre, il brandit la lampe à pétrole. Comme il traversait la clairière, il sentit une odeur âcre et déplaisante et entendit un bruit de mastication, qui semblait émis par plusieurs bouches. Il fit halte.

— Cette eau ne fera pas l’affaire, sai, elle est stagnante.

— Je n’ai que faire de tes conseils, jeune Tim. Remplis la bassine et fais attention au pooky, je te prie.

Le garçon s’agenouilla, posa la bassine devant lui et considéra le ruisseau aux eaux lentes. Il grouillait d’insectes blancs. Ils avaient une grosse tête et des yeux pédonculés. On aurait dit des larves aquatiques qui se faisaient la guerre. Au bout d’un temps, Tim vit qu’ils s’entredévoraient. Ça lui retourna l’estomac.

Au-dessus de lui se fit entendre un bruit évoquant celui d’une main frottant du papier de verre. Il leva sa lampe. À sa gauche, à la plus basse branche d’un arbre de fer, était suspendu un gigantesque serpent rougeâtre. Il pointait sur lui sa tête triangulaire, qui était encore plus large que la plus grande poêle de sa mama. Ses yeux d’ambre aux pupilles fendues le fixaient d’un air endormi. Sa langue fourchue frétilla un instant, puis se rétracta dans sa gueule avec un bruit liquide — slurp.

Tim se hâta de remplir la bassine d’eau puante, mais comme il ne quittait pas des yeux le reptile au-dessus de lui, plusieurs bestioles rampèrent sur ses mains et se mirent à le mordiller. Il s’en débarrassa en poussant un hoquet de dégoût puis rapporta la bassine près du feu de camp. Avec un luxe de précautions, il veilla à ne pas renverser une seule goutte de cette eau saumâtre et grouillante de vie.

— Si c’est pour boire ou pour se laver…

Le Collecteur inclina la tête sur le côté, attendant qu’il finisse sa phrase, mais Tim en était incapable. Il posa la bassine près de lui, remarquant que l’autre semblait avoir fini de creuser.

— Ni pour boire, ni pour se laver, même si nous pourrions faire et l’un et l’autre, si l’envie nous en prenait.

— Vous plaisantez, sai ! Cette eau est répugnante !

— Le monde est répugnant, jeune Tim, mais nous finissons par être immunisés, n’est-ce pas ? Nous respirons son air, mangeons sa provende, accomplissons sa volonté. Oui. Si fait. Mais peu importe. Prends place.

Le Collecteur lui indiqua où s’asseoir puis fouilla dans sa gunna. Fasciné, mais écœuré, Tim regarda les insectes s’entredévorer. Allaient-ils continuer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un — le plus fort de tous ?

— Ah ! nous y voilà !

Son hôte produisit une tige d’acier pourvue d’un bout en ivoire, du moins le semblait-il, et s’accroupit face à lui, avec la bassine entre eux deux.

Tim considéra l’objet que tenait sa main gantée.

— C’est une baguette magique ?

Le Collecteur sembla réfléchir à la question.

— Sans doute. Mais, jadis, c’était le levier de vitesses d’une Dodge Dart. La voiture la plus économique d’Amérique, jeune Tim.

— C’est quoi, l’Amérique ?

— Un royaume peuplé d’imbéciles entichés de leurs jouets. Cela ne concerne pas notre palabre. Mais sache une chose, et dis-la à tes enfants, si tant est que tu aies le malheur d’en engendrer : dans de bonnes mains, n’importe quel objet peut devenir magique. Vois !

Le Collecteur écarta sa cape pour libérer son bras et agita la baguette au-dessus des eaux troubles et infestées. Devant les yeux écarquillés de Tim, les bestioles se figèrent… flottèrent à la surface… disparurent. Un second passage, et l’eau s’éclaircit. On aurait pu la boire à présent. Et Tim, stupéfait, se retrouva en train de fixer son reflet.

— Par les dieux ! Comment…

— Silence, jeune crétin ! Si tu troubles les eaux, tu ne verras plus rien !

Le Collecteur passa une troisième fois sa baguette au-dessus de la bassine, et le reflet de Tim disparut comme avant lui les insectes et l’eau trouble. À la place apparut l’image tremblante de son propre cottage. Il découvrit sa mère dans la cuisine et vit Bern Kells s’approcher d’elle en titubant, en provenance du réduit où il rangeait sa malle. Nell se tenait entre la table et les fourneaux, vêtue de la chemise de nuit qu’elle portait lorsque Tim l’avait quittée. Les yeux de Kells étaient d’un jaune bilieux et injectés de sang. Ses cheveux clairsemés étaient plaqués sur son front. S’il s’était trouvé dans cette cuisine, songea Tim, il aurait senti l’odeur de gnôle qui l’enveloppait comme un banc de brume. Il remua les lèvres et Tim n’eut aucune peine à déchiffrer ses propos :

Comment as-tu fait pour ouvrir ma malle ?

Non ! voulut-il hurler. Ce n’est pas elle, c’est moi !

Mais sa gorge était paralysée.

— Ça te plaît ? chuchota le Collecteur. Tu aimes mon petit spectacle ?

Nell commença par se plaquer contre la porte du garde-manger puis voulut s’enfuir en courant. Kells ne lui en laissa pas le temps, lui agrippant l’épaule d’une main et, de l’autre, lui empoignant les cheveux. Il la secoua comme une poupée de chiffon puis la jeta contre le mur. Il se planta devant elle en vacillant, comme sur le point de tomber. Mais il tint bon et, lorsque Nell fit une nouvelle tentative pour prendre la fuite, il s’empara de la lourde cruche en terre cuite posée près de l’évier — celle-là même où Tim avait prélevé de l’eau pour rafraîchir le visage de sa mère — et l’abattit violemment sur son front. Elle se fracassa en mille morceaux, et il se retrouva avec l’anse entre les doigts. Il la laissa choir, saisit son épouse et entreprit de la passer à tabac.

Glam hurla Tim.

L’eau se troubla et la vision s’effaça.


Tim se leva d’un bond et fonça vers Bitsy, qui le regarda d’un air surpris. Le fils de Jack Ross se voyait déjà regagnant la Piste du Bois de Fer, talonnant la mule jusqu’à ce qu’elle se mette à galoper. Mais le Collecteur l’empoigna par la peau du cou avant qu’il ait fait trois pas et le ramena au feu de camp.

— Tut-tut-tut, jeune Tim, ne sois pas si pressé, je t’en supplie ! Notre palabre a bien commencé, mais elle est loin d’être finie.

— Lâchez-moi ! Elle va mourir, s’il ne l’a pas déjà tuée ! Ou alors… est-ce que c’était un glam ? Une blague de votre cru ?

Dans ce cas, songea Tim, c’était la blague la plus cruelle qu’on ait jamais faite à un garçon aimant sa mère. Pourtant, il espérait que c’en était une. Il espérait que le Collecteur allait s’esclaffer et lui dire : Je t’ai bien eu, pas vrai, jeune Tim ?

Mais le Collecteur secouait la tête.

— Ce n’est ni une blague, ni un glam, car cette bassine ne ment jamais. Ce que tu as vu est déjà arrivé, j’en ai peur. C’est horrible, ce qu’un homme éméché peut infliger à une femme, n’est-ce pas ? Mais regarde encore. Cette fois-ci, ce que tu verras a des chances de te consoler.

Tim tomba à genoux devant la bassine. Le Collecteur agita sa baguette au-dessus de l’eau. Une brume sembla la voiler un instant… mais peut-être était-ce dû aux larmes qui mouillaient les yeux de Tim. Quoi qu’il en soit, la lumière se fit. Il vit apparaître le perron de leur cottage, où une femme apparemment sans visage se penchait au-dessus de Nell. Lentement, lentement, en prenant appui sur elle, Nell réussit à se relever. La femme sans visage la tourna vers la porte d’entrée et Nell se dirigea péniblement vers elle.

— Elle est vivante ! s’écria Tim. Ma mama est vivante !

— En effet, jeune Tim. Frappée, mais debout. Quoique… un peu diminuée, non ? conclut-il en gloussant.

Cette fois-ci, Tim avait veillé à ne pas troubler les eaux et la vision persista. Si la femme qui assistait sa mère semblait dépourvue de visage, comprit-il, c’était parce qu’elle portait un voile, et il reconnut le petit âne qui patientait au bord de l’image. Il s’était souvent occupé de Sunshine, l’avait nourri et nettoyé. Ainsi que tous les autres écoliers de L’Arbre ; c’était leur façon à eux de rémunérer leur maîtresse, quoique Tim ne l’ait jamais vue enfourcher cette monture. Si on lui avait posé la question, sans doute aurait-il dit qu’elle en était incapable. Elle tremblait trop.

— C’est la Veuve Smack ! Qu’est-ce qu’elle fait chez nous ?

— Tu devrais peut-être le lui demander, jeune Tim.

— C’est vous qui l’avez envoyée ?

Le Collecteur fit non de la tête en souriant.

— J’ai quantité de passe-temps, mais secourir les damoiselles en détresse n’en fait pas partie. (Il se pencha sur la bassine et son visage disparut dans l’ombre de son chapeau.) Oh ! mais on dirait qu’elle est toujours en détresse. Cela n’a rien de surprenant ; c’est une sacrée correction qu’elle a reçue là. On dit que c’est dans les yeux que se lit la vérité, mais moi je prétends que c’est dans les mains. Regarde ta mama, jeune Tim !

Tim se pencha un peu plus. Soutenue par la Veuve Smack, Nell traversa le perron les mains tendues devant elle, en direction du mur plutôt que de la porte, alors que celle-ci était juste en face d’elle. La Veuve Smack la remit doucement sur la bonne voie et les deux femmes entrèrent ensemble.

Le Collecteur fit claquer sa langue.

— Ça ne se présente pas très bien, jeune Tim. Un coup à la tête peut faire de gros dégâts. Même lorsqu’il n’est pas mortel. Des dégâts permanents.

Ses paroles étaient empreintes de gravité, mais ses yeux luisaient d’une lueur malicieuse.

Ce fut à peine si Tim le remarqua.

— Il faut que j’y aille. Ma mère a besoin de moi.

Il tenta à nouveau de se précipiter vers Bitsy. Cette fois-ci, il fit une demi-douzaine de pas avant que le Collecteur lui agrippe le bras. Sa main était une poigne de fer.

— Avant de partir, Tim — et je ne te retiendrai pas —, je te demanderai de faire une chose pour moi.

Tim eut l’impression qu’il devenait fou. Peut-être que je suis au lit avec la fièvre et que tout ceci n’est qu’un rêve.

— Peut-être reverras-tu ma bassine, qui sait ? mais, pour le moment, va la vider dans le ruisseau. Mais pas à l’endroit où tu l’as remplie, car notre ami le pooky s’agite un peu trop à mon goût.

Le Collecteur attrapa la lampe de Tim, en tourna la molette au maximum et la leva bien haut. Le serpent s’était laissé descendre sur presque toute sa longueur. Mais ses trois derniers pieds — la section au bout de laquelle était plantée sa tête triangulaire — oscillaient doucement de droite à gauche. Ses yeux d’ambre se rivèrent aux yeux bleus de Tim. Sa langue se darda — slurp ! — et, l’espace d’un instant, Tim entrevit deux longs crocs incurvés. Ils accrochèrent la lueur de la lampe.

— Va sur la gauche, conseilla le Collecteur. Je t’accompagne pour monter la garde.

— Vous ne pouvez pas la vider vous-même ? Je veux retourner auprès de ma mère. Je dois

— Ce n’est pas à cause de ta mère que je t’ai fait venir ici, jeune Tim. (Le Collecteur sembla devenir gigantesque.) Fais ce que je te dis.

Tim attrapa la bassine et traversa la clairière. Le Collecteur le suivit, la lampe à la main, et s’interposa entre lui et le serpent. Ce dernier tournait sa tête vers eux, mais ne semblait pas enclin à les suivre, alors qu’il aurait pu le faire sans peine en passant d’une branche à l’autre, tant elles étaient étroitement enchevêtrées.

— Ce chicot fait partie de la concession Cosington-Marchly, dit le Collecteur sur le ton de la conversation. Peut-être as-tu vu l’écriteau.

— Si fait.

— Un garçon qui sait lire, c’est un trésor pour la Baronnie. (Le Collecteur était si près de Tim à présent que celui-ci en eut la chair de poule.) Un jour, tu paieras de fortes taxes — à supposer bien sûr que tu ne périsses pas dans la Forêt sans Fin, cette nuit… ou la prochaine… ou alors la suivante. Mais pourquoi guetter la tempête alors qu’elle est encore derrière l’horizon, hein ?

« Tu sais à qui appartient cette concession, mais j’en sais un peu plus que toi. Ce que je sais, je l’ai appris en faisant ma tournée, en même temps que l’histoire de Frankie Simon et de sa jambe cassée, du bébé des Wyland et de sa fièvre, des vaches des Riverly, décimées par la maladie du lait — sauf qu’ils m’ont menti effrontément, on ne me la fait pas, à moi —, et de quantité d’autres banalités tout aussi passionnantes. Que les gens sont bavards ! Mais voici où je veux en venir, jeune Tim. J’ai appris qu’au début de la Pleine Terre Peter Cosington s’était fait coincer sous un arbre qui est mal tombé. Ça leur arrive de temps à autre, surtout aux arbres de fer. Car les arbres de fer sont capables de penser, tu peux m’en croire, et c’est pour cela que la tradition exige qu’on implore leur pardon avant de les abattre.

— Je suis au courant pour l’accident de Cosington, dit Tim. (En dépit de son angoisse, il était curieux de savoir où allait mener cette conversation.) Ma mama leur a préparé de la soupe, alors qu’elle portait le deuil de mon pa à ce moment-là. L’arbre lui est tombé sur le dos, mais il ne l’a pas écrasé. Ça l’aurait tué. Et alors ? Il va mieux maintenant.

Ils étaient arrivés près du ruisseau, mais l’odeur était moins forte à cet endroit de la berge et Tim ne voyait aucune bestiole dans l’eau. C’était une bonne chose, mais le pooky continuait de les dévorer des yeux.

— Ouair, Cosie le Costaud a repris le boulot et nous disons tous grand merci. Mais pendant qu’il gardait le lit — il a été blessé deux semaines avant que ton pa rencontre le dragon et déclaré guéri six semaines après —, ce chicot est resté désert, ainsi d’ailleurs que la totalité de la concession Cosington-Marchly, vu qu’Ernie Marchly ne fait pas les choses comme ton beaupa. À savoir qu’il ne va jamais sur la Piste du Bois de Fer sans son associé. La différence, bien entendu, c’est qu’Ernie le Lambin en a un, d’associé.

Tim se rappela la pièce pendue à son cou et la raison de sa présence ici.

— Il n’y avait pas de dragon ! S’il y en avait eu un, il aurait tout brûlé, y compris la pièce porte-bonheur de mon pa ! Et qu’est-ce qu’elle faisait dans la malle de Kells ?

— Vide ma bassine, jeune Tim. Comme tu le constateras, il n’y a pas de bestioles dans l’eau pour t’embêter. Non, pas ici.

— Mais je veux savoir…

— Ferme ton caquet et vide ma bassine, car tu ne sortiras pas de cette clairière tant qu’elle sera pleine.

Tim s’agenouilla pour obtempérer, impatient d’en avoir fini avec cette corvée. Il se fichait bien de Peter Cosington le Costaud, et c’était sans doute aussi le cas de l’homme à la cape noire (si c’était bien un homme). Il ne cherche qu’à me taquiner, ou alors à me torturer. Peut-être que c’est la même chose pour lui. Mais dès que cette saleté de bassine sera vide, j’enfourche Bitsy et je retourne au galop à la maison. Qu’il essaie seulement de m’arrêter. Qu’il ess…

Le fil de ses pensées se cassa net, comme une brindille sous une botte. Il lâcha la bassine qui tomba dans l’herbe. Il n’y avait pas de bestioles dans cette partie du ruisseau, le Collecteur avait dit vrai sur ce point, et l’eau était aussi claire que celle qui jaillissait de la source derrière leur cottage. Mais à six ou huit pouces sous la surface gisait le cadavre d’un homme. Ses vêtements étaient réduits à des lambeaux agités par le courant. Ses paupières avaient disparu, ainsi que la plus grande partie de ses cheveux. Son visage et ses bras, jadis hâlés, étaient d’une blancheur d’albâtre. Mais, cela mis à part, le corps du Grand Jack Ross était parfaitement conservé. N’eût été la vacuité de ces yeux sans paupières, Tim aurait pu croire que son père allait se redresser, tout dégouttant, et le prendre dans ses bras.

Le pooky fit un nouveau slurp.

À ce bruit, quelque chose se brisa en lui et il se mit à hurler.


Le Collecteur obligeait Tim à avaler du liquide. Il tenta de lui résister, mais en vain. Le Collecteur se contenta de lui tirer les cheveux et, lorsqu’il poussa un cri, en profita pour lui insérer le goulot d’une flasque entre les dents. Un fluide de feu coula dans sa gorge. Ce n’était pas de l’alcool, car cela le calma plutôt que de le griser. Bizarrement, il avait l’impression d’être un intrus dans son propre crâne.

— Cette potion cessera d’agir dans dix minutes et je te laisserai partir, dit le Collecteur.

Toute jovialité avait disparu de sa voix. Il cessa de l’appeler « jeune Tim » ; il cessa même de prononcer son nom.

— Maintenant, ouvre bien tes oreilles et écoute-moi. C’est à Tavares, à quarante roues d’ici, que j’ai entendu parler d’un bûcheron qui se serait fait rôtir par un dragon. Cette histoire était sur toutes les lèvres. Une femelle, aussi grande qu’une maison, prétendait-on. Je savais que c’étaient des conneries. Peut-être subsiste-t-il encore un tygre dans cette partie de la forêt…

En disant cela, le Collecteur esquissa un rictus des plus fugace.

— … mais un dragon, jamais de la vie. Ça fait dix fois dix années qu’on n’en a pas vu un seul aussi près de la civilisation, et jamais on n’en vit un qui soit aussi grand qu’une maison. Cela a donc éveillé ma curiosité. Pas parce que le Grand Ross est un contribuable — était, devrais-je dire —, encore que j’aurais expliqué ainsi mon intérêt si quelque membre de la populace édentée avait été assez gâche pour me poser la question. Non, je suis curieux, voilà tout, et mon plus grand vice a toujours été de vouloir percer des secrets. Un jour, cela causera ma mort, je n’en doute point.

« La nuit dernière, avant d’entamer ma tournée, j’ai déjà campé au bord de la Piste du Bois de Fer. Sauf que je suis allé jusqu’au bout de ladite piste. Les écriteaux que l’on trouve avant le Fagonard portent les noms de Ross et de Kells. C’est dans leurs concessions que j’ai empli ma bassine, juste avant les marécages, et qu’ai-je donc vu dans l’eau ? Un écriteau portant les noms Cosington-Marchly. J’ai remballé ma gunna, j’ai enfourché Blackie et je suis revenu ici, juste pour fouiner un peu. Il était inutile de consulter à nouveau la bassine ; j’ai vu que notre ami le pooky hésitait à s’aventurer dans ce coin, et j’ai vu que les bestioles n’avaient pas pollué cette partie du courant. Ce sont des nécrophages plutôt voraces, mais, à en croire les contes de bonnes femmes, elles ne touchent pas aux chairs d’un homme vertueux. Les bonnes femmes se trompent souvent, mais pas sur ce point-là. L’eau fraîche l’a bien conservé et, s’il ne semble porter aucune marque, c’est parce que son meurtrier l’a frappé par derrière. J’ai vu en le retournant que son crâne était défoncé, mais je l’ai remis dans sa position initiale afin de t’épargner cette vision. (Le Collecteur marqua une pause puis ajouta :) Et aussi afin qu’il te voie, si son essence s’est attardée auprès de son enveloppe charnelle. Les bonnes femmes ne sont pas d’accord sur ce point. Est-ce que ça va, Tim, ou est-ce que tu veux une autre dose de nen ?

— Ça va.

Jamais il n’avait proféré plus gros mensonge.

— Je me doutais de l’identité du coupable — comme tu t’en doutes aussi, je présume —, mais j’en ai eu confirmation au Saloon de Gitty, ma première halte quand je suis arrivé à L’Arbre. Le tavernier du coin est presque toujours le meilleur contribuable — douze barrettes, voire davantage. Là, j’ai appris que Bern Kells avait bouclé la corde avec la veuve de son défunt associé.

— C’est à cause de vous, dit Tim d’une voix monocorde qui lui était peu coutumière. De vous et de vos saletés de taxes. Le Collecteur porta la main à son cœur et répondit d’un air froissé :

— C’est un grand tort que tu me fais là ! Ce n’est pas à cause des taxes que le Grand Kells bouillait dans son lit toutes ces années, oui-là, même quand il avait une autre femme à ses côtés.

Il poursuivit sa diatribe, mais la potion qu’il appelait nen cessait peu à peu d’agir et Tim avait du mal à le suivre. Soudain, de glacé il se sentit devenir brûlant et son estomac se retourna dans tous les sens. Il se dirigea en titubant vers ce qui restait du feu de camp, tomba à genoux et vomit dans le trou que le Collecteur avait creusé avec son talon.

— Ah ! fit l’homme à la cape noire d’une voix pleine de satisfaction. Je savais bien que ça servirait à quelque chose.


Maintenant, va retrouver ta mère, dit le Collecteur tandis que Tim, la tête basse, purgé de sa bile, fixait le feu de camp derrière le voile de ses cheveux. Tu es un bon fils, je le sais. Mais j’ai quelque chose pour toi. Patiente encore un peu. Ça ne fera aucune différence pour Nell Kells ; elle est comme elle est.

— Ne l’appelez pas comme ça ! cracha Tim.

— Comment veux-tu que je l’appelle ? N’est-elle pas mariée ? À mariage hâtif, repentir actif, comme disent les anciens.

Le Collecteur s’accroupit devant sa gunna, et sa cape s’enfla pour se déployer comme les ailes d’un oiseau de mauvais augure.

— Ce qui est bouclé ne peut être débouclé, ajouta-t-il. Sur certains niveaux de la Tour prévaut un concept amusant baptisé divorce, mais il est inconnu dans notre charmant petit coin de l’Entre-Deux-Mondes. Bon, voyons… je suis sûr que c’est quelque part par là…

— Je ne comprends pas pourquoi Peter le Costaud et Ernie le Lambin ne l’ont pas repéré.

Tim se sentait vidé de toute énergie. Un vif sentiment animait son cœur, mais il ne parvenait pas à l’identifier.

— Cette concession est la leur… et ils ont repris le travail dès que Cosington a été remis sur pied, conclut-il.

— Si fait, ils ont abattu des arbres de fer, mais pas dans ce coin. Ils ont quantité d’autres chicots. Celui-ci, ils l’ont laissé en jachère. Peux-tu deviner pour quelle raison ?

Tim y parvint sans peine. Peter le Costaud et Ernie le Lambin étaient de braves gars, mais ce n’étaient pas des foudres de guerre, raison pour laquelle ils hésitaient à s’enfoncer dans la forêt.

— Ils attendaient que le pooky s’en aille, je suppose.

— C’est un enfant plein de sagesse, opina le Collecteur. Il intuite bien. Et, à ton avis, quels étaient les sentiments de ton beaupa, qui savait que ce ver d’arbre risquait de frapper d’un instant à l’autre et ces deux bûcherons de se pointer pareillement ? Ils n’auraient pas manqué de constater son forfait, à moins qu’il n’ait eu le courage de déplacer le cadavre.

Le cœur de Tim battait plus fort que jamais. Il s’en félicita. La rage était préférable à la terreur que lui inspirait le sort de sa mère.

— J’espère qu’il a des remords. J’espère qu’il n’en dort plus. (Puis, sous le coup d’une illumination :) C’est pour ça qu’il s’est remis à boire.

— Un enfant plein de sagesse, en dépit de son jeune… ah ! nous y voilà !

Le Collecteur se tourna vers Tim, qui s’affairait à présent à détacher Bitsy en attendant de l’enfourcher. Il s’approcha du garçon, tenant un objet dissimulé sous sa cape.

— Il a agi sur une impulsion, c’est entendu, et ensuite il a dû être pris de panique. Sinon, pourquoi aurait-il concocté une telle fable ? Les autres bûcherons sont dubitatifs, tu peux en être sûr. Il a fait un feu de camp et s’est exposé à lui le temps qu’il fallait, pour brûler ses vêtements et se roussir le cuir. Je le sais, car c’est sur les ruines de son feu que j’ai bâti le mien. Mais tout d’abord, il a jeté la gunna de son défunt associé par-delà le ruisseau, aussi loin que le lui permettait la force de ses bras. Oui-là, il a fait ça, alors que le sang de ton père n’avait pas fini de sécher sur ses mains. Il n’y avait pas grand-chose à glaner là-dedans, mais j’y ai déniché quelque chose pour toi. La rouille l’avait attaquée, mais grâce à ma pierre ponce et à mon affûtoir, j’ai pu la remettre à neuf avant de te la rendre.

De sous sa cape, il sortit la hache du Grand Ross. Son fil nouvellement affûté était luisant. Tim, à présent juché sur Bitsy, l’accepta, la porta à ses lèvres et en embrassa l’acier glacial. Puis il glissa le manche dans sa ceinture, veillant à écarter la lame de sa chair ainsi que le Grand Ross le lui avait appris, il était une fois.

— Je vois que tu portes un doublon de rhodite autour du cou. Il appartenait à ton pa ?

Une fois sur sa mule, Tim pouvait regarder le Collecteur en face.

— Je l’ai trouvé dans la malle de son assassin.

— Tu possèdes sa pièce ; maintenant, tu possèdes aussi sa hache. Où vas-tu la planter, si le ka t’en offre la possibilité ?

— Dans sa tête. (La rage — une rage pure — jaillissait de son cœur, comme le pus d’une plaie infectée.) En plein front ou dans la nuque, cela m’est égal.

— Admirable ! Un grand garçon plein de projets, j’aime ça ! Que les dieux soient avec toi, et aussi l’Homme Jésus, pour faire bonne mesure. (Puis, ayant ainsi attisé la colère de Tim, il entreprit d’en faire autant pour son feu.) Peut-être que je vais m’attarder un jour ou deux dans les parages. L’Arbre me paraît fort intéressant en cette Pleine Terre. Prends garde à la sighe verte, mon garçon ! Elle luit fort, ça oui !

Tim ne répondit point, mais le Collecteur jugea qu’il avait bien entendu.

Quand ils sont bien remontés, ils entendent toujours.


La Veuve Smack devait le guetter à la fenêtre, car il n’avait pas plus tôt laissé devant le perron une Bitsy colérique (il avait dû parcourir le dernier demi-mile à pied en dépit de son inquiétude qui allait croissant) qu’elle sortait en courant de la maison.

— Les dieux en soient loués ! Ta mère était aux trois quarts prête à te croire mort. Viens. Dépêche-toi. Il faut qu’elle t’entende et te touche.

C’était là une étrange façon de parler, mais Tim ne le comprit que plus tard. Il attacha Bitsy à côté de Sunshine et monta en courant sur le perron.

— Comment avez-vous su qu’elle avait besoin de vous, sai ? demanda-t-il.

La Veuve se tourna vers lui (le voile l’empêchait toujours de voir son visage).

— Aurais-tu perdu l’esprit, Timothy ? Tu es passé devant chez moi, exhortant ta mule à presser le pas. Comme je ne comprenais pas pourquoi tu sortais si tard, pour aller dans la forêt qui plus est, je suis allée interroger ta mère. Mais viens, suis-moi. Et, si tu l’aimes, fais semblant d’être en joie.

La Veuve le conduisit dans le séjour, éclairé par deux scintilles en veilleuse. Dans la chambre de sa mère, où une autre scintille brûlait sur la table de chevet, il découvrit Nell gisant sur son lit, des bandages autour du visage et un autre, imbibé de sang, qui lui faisait un collier.

En les entendant approcher, elle se redressa sur sa couche, le visage déformé par une grimace de panique.

— Si c’est Kells, ne m’approche pas ! Tu en as assez fait !

— C’est moi, mama, c’est Tim !

Elle lui ouvrit les bras.

— Tim ! Mon chéri !

Il s’agenouilla près du lit et déposa des baisers mouillés de larmes sur les parties de son visage qui n’étaient pas couvertes de bandages.

Elle portait toujours sa chemise de nuit, mais le tissu en était à présent raide de sang séché. Tim avait vu son beaupa l’assommer avec la cruche puis la bourrer de coups de poing. Combien de fois l’avait-il frappée ? Impossible de le dire. Sans compter qu’il ignorait ce qui s’était passé après que la bassine en argent avait cessé de lui montrer la scène. Tout ce qu’il savait, c’était qu’elle avait de la chance d’être en vie, mais il comprenait pourquoi la Veuve avait dit « il faut qu’elle t’entende et te touche » et non pas, plus simplement, « il faut qu’elle te voie ». L’un des coups portés par son beau-père — avec la cruche, sans aucun doute — l’avait rendue aveugle.


— C’est ce qu’on appelle une commotion, dit la Veuve Smack.

Elle avait pris place sur le fauteuil à bascule de Nell ; Tim, assis sur le lit, tenait la main gauche de sa mère dans la sienne. Deux des doigts de la droite étaient cassés. La Veuve, qui n’avait pas chômé depuis son arrivée providentielle, y avait posé des attelles avec du petit bois et des bandes de flanelle prélevées sur une chemise de nuit.

— J’ai déjà vu cela, reprit-elle. Le cerveau est enflé. Quand il ira mieux, peut-être qu’elle recouvrera la vue.

— Peut-être, répéta Tim d’une voix lugubre.

— Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, Timothy.

Mais notre eau est empoisonnée à présent, songea Tim, et Dieu n’a rien à voir là-dedans. Il fit mine d’ouvrir la bouche pour prononcer cette sentence à haute voix, mais la Veuve secoua la tête.

— Elle dort. Je lui ai fait boire une tisane — pas trop forte, vu les coups qu’il lui avait assenés —, mais elle a fait effet. Je n’en étais pas sûre.

Tim considéra le visage de sa mère — d’une pâleur effroyable, avec des taches de sang sur les bouts de peau qui dépassaient des bandages — puis se retourna vers sa maîtresse d’école.

— Elle va se réveiller, n’est-ce pas ?

— Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, répéta la Veuve. (Sous le voile, ses lèvres esquissèrent un sourire spectral.) Et je crois bien que Dieu le voudra pour elle. Ta mama est une forte femme.

— Je peux vous parler, sai ? Si je ne me confie pas à quelqu’un, je crois bien que je vais exploser.

— Bien sûr. Sortons sur le perron. Si tu le veux bien, je resterai ici cette nuit. Ça ne te dérange pas ? Mais je te demanderai de rentrer Sunshine dans la grange.

— Oui-là, fit Tim. (Il était si soulagé qu’il alla jusqu’à sourire.) Et grand merci.


L’atmosphère s’était encore réchauffée. Assise dans le fauteuil à bascule où le Grand Ross se reposait les soirs d’été, la Veuve Smack déclara :

— On dirait qu’un coup de givre se prépare. Traite-moi de cinglée si tu veux — tu ne serais pas le premier —, mais c’est bien l’impression que j’ai.

— C’est quoi, sai ?

— Peu importe, n’y pense plus… sauf si tu vois Sire Troken danser sous les étoiles ou bien pointer sa truffe vers le nord. Ça fait des lustres qu’on n’en a pas vu un dans les parages, pas depuis que j’étais un petit bout de chou. Et nous devons parler de tout autre chose. Est-ce le traitement que cette brute a infligé à ta mère qui te trouble, ou bien y a-t-il autre chose ?

Tim poussa un soupir, ne sachant par où commencer.

— Je vois pendue à ton cou une pièce que j’ai vue pendue au cou de ton père. Peut-être voudras-tu commencer par là. Mais nous devons parler d’autre chose avant cela : de la meilleure façon de protéger ta mère. Je t’enverrais bien chez le gendarme Howard, en dépit de l’heure tardive, mais les volets de sa maison sont tous fermés. Je l’ai vu en venant ici. Cela n’a rien de surprenant. Lorsque le Collecteur débarque à L’Arbre, Howard Tasley a toujours de bonnes raisons pour s’absenter, ainsi que tout le monde le sait. Je suis une vieille femme et tu n’es qu’un enfant. Que ferons-nous si Bern Kells revient finir la sale besogne qu’il a commencée ?

Tim, qui ne se considérait plus comme un enfant, porta la main à sa ceinture.

— En plus de la pièce de mon père, j’ai trouvé autre chose. (Il attrapa la hache du Grand Ross et la lui montra.) Ceci lui appartenait également et, si l’autre ose revenir ici, je la lui planterai dans le crâne, là où elle doit être.

La Veuve Smack voulut le gronder, mais ce qu’elle lut dans ses yeux l’en dissuada.

— Raconte-moi tout, dit-elle. Sans omettre un seul détail.


Lorsque Tim eut fini — soucieux de n’oublier aucun détail, il cita la remarque de sa mère, selon laquelle l’homme à la bassine d’argent n’avait pas changé depuis des années —, la vieille maîtresse d’école resta silencieuse un long moment… mais la brise nocturne faisait frémir son voile, et on aurait dit qu’elle hochait lentement la tête.

— Elle a raison, tu sais, dit-elle enfin. Cet homme charyou n’a pas pris une ride. Collecter les impôts, ce n’est pas son métier. Ce n’est qu’un passe-temps pour lui, je crois bien. Cet homme a quantité de passe-temps, si fait. Quantité de petites lubies.

Elle leva les doigts, sembla les examiner à travers son voile puis les reposa sur son giron.

— Vous ne tremblez pas, osa remarquer Tim.

— Non, pas cette nuit, et c’est une bonne chose si je dois veiller au chevet de ta mère. Ce que j’ai bien l’intention de faire. Quant à toi, tu te coucheras derrière la porte. Ce ne sera guère confortable, mais si ton beaupa revient, et si tu veux avoir une chance de l’abattre, tu devras l’attaquer par-derrière. Ça ne ressemble pas aux aventures de Bill le Brave, pas vrai ?

Tim serra les poings et sentit ses ongles se planter dans sa peau.

— C’est comme ça que cette brute a tué mon pa, et elle ne mérite pas mieux.

Elle prit sa main dans la sienne et l’ouvrit doucement.

— Peut-être qu’il n’osera pas revenir, de toute façon. D’autant qu’il croit sans doute avoir tué ta mama. Il y avait tellement de sang.

— C’est une brute, dit Tim d’une voix éraillée.

— Si fait. Je te parie qu’il cuve dans un coin. Demain, tu iras voir Peter Cosington le Costaud et Ernie Marchly le Lambin, car c’est dans leur concession que repose ton pa. Montre-leur cette pièce et dis-leur que tu l’as trouvée dans la malle de Kells. Ils rassembleront une posse et le traqueront jusqu’à ce qu’il soit jeté en prison. Ça ne leur demandera pas beaucoup de temps, je présume, et ensuite il pourra proclamer qu’il ne sait pas ce qu’il a fait. Peut-être même qu’il dira vrai, car certains ivrognes oublient leurs méfaits une fois dégrisés.

— J’irai avec eux.

— Non, ce n’est pas la place d’un enfant. Déjà que tu dois monter la garde cette nuit avec la hache de ton pa. Oui, cette nuit, tu dois être un homme. Demain, tu pourras redevenir un petit garçon, et la place d’un petit garçon est aux côtés de sa mère lorsqu’elle souffre.

— Le Collecteur a dit qu’il resterait peut-être encore un jour ou deux sur la Piste du Bois de Fer. Peut-être que je devrais…

La main de la Veuve, naguère si apaisante, se referma sur le poignet de Tim et le serra à lui faire mal.

— Surtout pas ! N’a-t-il pas commis assez de dégâts ?

— Que voulez-vous dire ? Que c’est à cause de lui que tout ça est arrivé ? C’est Kells qui a tué mon pa, et c’est Kells qui a battu ma mama !

— Mais c’est le Collecteur qui t’a donné la clé, et nul ne sait ce qu’il a pu faire d’autre. Ni ce qu’il peut encore faire s’il en a la chance, car il laisse dans son sillage des ruines et des pleurs, et cela du plus loin que l’on s’en souvienne. Si les gens le craignent tant, est-ce à ton avis uniquement parce qu’il a le pouvoir de les chasser de chez eux s’ils ne paient pas la taxe de la Baronnie ? Non, Tim, non.

— Connaissez-vous son nom ?

— Non, et je n’en ai nul besoin, car je sais ce qu’il est : une pestilence. Jadis, après qu’il eut commis un méfait que je me garderais de raconter à un enfant, j’ai décidé d’en apprendre davantage sur lui. J’ai écrit à une dame que j’avais jadis connue à Gilead — une dame aussi belle que discrète, mélange rare s’il en fut — et j’ai grassement payé le messager pour qu’il me rapporte sa réponse… qu’elle m’a supplié de brûler aussitôt lue, d’ailleurs. À l’en croire, quand il ne passe pas son temps à collecter l’impôt — c’est-à-dire à lécher les larmes que versent les pauvres gens —, il murmure son fiel à l’oreille des seigneurs qui forment le Conseil d’Eld. Quoiqu’il n’y ait qu’eux pour se reconnaître des liens de sang avec l’Eld. On dit que c’est un mage puissant et peut-être y a-t-il du vrai là-dedans, car tu as vu sa magie à l’œuvre.

— Ça oui, dit Tim.

Il repensa à la bassine. Et à la façon dont la colère semblait grandir le Collecteur.

— Certains, ajoutait ma correspondante, vont jusqu’à prétendre qu’il n’est autre que Maerlyn, le mage et conseiller d’Arthur Eld en personne, car on dit que Maerlyn est éternel et vit à rebours dans le temps. (Elle ricana derrière son voile.) Ce qui n’a aucun sens et me donne mal à la tête rien que d’y penser.

— Mais Maerlyn pratiquait la magie blanche, à en croire les contes.

— Ceux qui identifient le Collecteur à Maerlyn affirment que le glam de l’Arc-en-Ciel du Magicien l’a rendu fou, car on le lui avait confié avant la chute du Royaume d’Eld. D’autres racontent que, lors de son errance à l’issue de ladite chute, il a découvert des artefacts des Anciens, qu’il a succombé à leur fascination et a vu son âme noircie pour sa peine. Cela se serait produit dans la Forêt sans Fin, où il possède une maison magique entre les murs de laquelle le temps s’est figé.

— Ça m’a l’air bien improbable, dit Tim.

Mais l’idée d’une maison magique où les horloges ne tictaquent pas, où le sable ne coule pas dans les sabliers, lui semblait fascinante.

— C’est de la connerie, oui ! (Voyant son regard choqué, elle s’empressa d’ajouter :) J’implore ton pardon, mais, parfois, la grossièreté, ça a du bon. Maerlyn lui-même ne peut pas être à deux endroits à la fois, glandant dans la Forêt sans Fin, à un bout de la Baronnie du Nord, et servant à l’autre bout les seigneurs et les pistoleros de Gilead. Non, le Collecteur n’est pas Maerlyn, mais un adepte de la magie noire. C’est ce que croit mon ancienne élève et je le crois également. Et c’est pourquoi tu ne dois plus t’approcher de lui. Tout ce qu’il pourra t’offrir ne sera qu’un mensonge.

Tim médita là-dessus puis demanda :

Sai, vous savez ce que c’est, une sighe ?

— Bien sûr. C’est une fée qui vit dans les profondeurs de la forêt. C’est le Collecteur qui t’en a parlé ?

— Non, c’est Willem-les-Blés, quand il m’a récité un vieux conte à la scierie.

Pourquoi ai-je menti ?

Mais il le savait, au fond de son cœur.


Bern Kells ne revint pas cette nuit-là, ce qui était une bonne chose. Quoique résolu à monter la garde, Tim n’était qu’un petit garçon, très fatigué de surcroît. Je vais fermer les yeux quelques secondes pour me reposer un peu, se dit-il en s’allongeant sur la paillasse qu’il s’était aménagée derrière la porte, et il lui sembla bien que quelques secondes à peine s’étaient écoulées, mais lorsqu’il les rouvrit, le cottage était inondé de lumière matinale. La hache de son père gisait près de lui, là où sa main l’avait lâchée. Il la ramassa, la passa à sa ceinture et se précipita dans la chambre de sa mère.

La Veuve Smack dormait dans le fauteuil à bascule de Tavares, qu’elle avait rapproché du lit de Nell, et son voile frémissait sous ses ronflements. Nell avait les yeux grands ouverts et elle les tourna vers Tim en entendant ses pas.

— Qui est là ?

— C’est moi, mama. (Il s’assit tout près d’elle.) Est-ce que tu vois quelque chose ? Même un peu ?

Elle tenta de sourire, mais ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine bouger.

— Tout est noir, j’en ai peur.

— Ce n’est rien. (Il prit sa main valide et l’embrassa.) Il est sans doute trop tôt.

Leurs voix avaient réveillé la Veuve.

— Il dit vrai, Nell.

— Aveugle ou pas, nous serons chassés de chez nous l’année prochaine, et que nous arrivera-t-il alors ?

Elle se tourna vers le mur et se mit à pleurer. Tim jeta un coup d’œil à la Veuve, ne sachant comment réagir. Elle lui fit signe de sortir.

— Je vais lui donner quelque chose pour la calmer — j’ai ça dans mon sac. Toi, tu dois aller voir certains bûcherons. Dépêche-toi avant qu’ils aient gagné la forêt.


Peut-être aurait-il raté Peter Cosington et Ernie Marchly si Gâche Anderson, le fermier le plus prospère de L’Arbre, ne s’était pas arrêté devant la remise des deux hommes tandis qu’ils attelaient leurs mules avant de partir. Tous trois l’écoutèrent dans un silence pesant et, lorsqu’il acheva son récit d’une voix tremblante, en précisant que sa mère était toujours aveugle ce matin, Peter le Costaud l’agrippa par les bras et lui dit :

— Tu peux compter sur nous, mon gars. Personne n’ira couper d’arbres aujourd’hui. On va rassembler tous les bûcherons du village, ceux qui travaillent les florus comme ceux qui travaillent les arbres de fer.

— Et je vais envoyer mes gars prévenir les autres fermiers, ajouta Anderson. Ainsi que Rupert Venn à la scierie.

— Et le gendarme ? demanda Ernie le Lambin d’un air inquiet. Gâche Anderson baissa la tête, cracha par terre et s’essuya le menton du revers de la main.

— Il est parti à Tavares, à ce qu’on m’a dit, soit pour traquer les braconniers, soit pour aller lutiner sa bonne femme. Aucune importance. Howard Tasley ne vaut même pas un pet dans un coup de vent. On va s’occuper nous-mêmes de Kells, et on l’aura jugé avant le retour de ce bon à rien.

— Et s’il veut faire le malin, on lui cassera les bras, renchérit Cosington. Ce type est incapable de tenir l’alcool comme de garder son calme. C’était encore supportable quand Jack Ross était là pour le surveiller, mais regardez ce que ça a donné ! Il a tellement sonné cette pauvre Nell qu’elle en a perdu la vue ! Le Grand Kells n’a jamais cessé de la convoiter, et le seul qui ne s’en rendait pas compte, c’était…

Anderson le fit taire d’un coup de coude puis se tourna vers Tim, se penchant vers lui en se calant les mains sur les genoux.

— C’est le Collecteur qui l’a trouvé ?

— Si fait.

— Et tu as vu le corps de tes propres yeux ?

Tim sentit monter les larmes, mais sa voix ne tremblait pas.

— Si fait, je l’ai vu.

— Dans notre concession, dit Ernie le Lambin. Au bout d’un de nos chicots. Celui où le pooky a fait son nid.

— Si fait.

— Rien que pour ça, je suis prêt à le tuer, dit Cosington, mais nous le ramènerons vivant si c’est possible. Ernie, avant de se mettre à la recherche de ce salopard, toi et moi, on ferait mieux d’aller là-bas pour rapporter le… la dépouille. Gâche, tu peux passer le mot alentour ?

— Oui. On va se rassembler à l’épicerie. Faites attention au cas où il rôderait dans la forêt, mais je suis sûr qu’on le trouvera au village, complètement cuit. (Il ajouta, comme s’il s’adressait à lui-même :) Je n’ai jamais avalé cette histoire de dragon.

— Commencez par regarder derrière le saloon, dit Ernie le Lambin. Plus d’une fois il s’est retrouvé à cuver là.

— C’est ce qu’on va faire, dit Anderson en levant les yeux vers le ciel. Il fait un drôle de temps, je trouve. Bien trop chaud pour la Terre Vide. J’espère qu’on n’aura pas de tempête, ou pire, de coup de givre. Ce serait le bouquet. Personne ne pourrait payer le Collecteur l’année prochaine. Quoique, si le garçon dit vrai, il nous aura permis d’éliminer une brebis galeuse, et c’est là un signalé service.

Sauf qu’il n’a pas rendu service à ma mama, se dit Tim. S’il ne m’avait pas donné cette clé, et si je ne m’en étais pas servi, elle ne serait pas aveugle.

— Rentre à la maison maintenant, lui dit Marchly, gentiment, mais sur un ton qui n’admettait aucune discussion. Arrête-toi chez moi en chemin, veux-tu, et dis à ma femme qu’on a besoin d’elle et de ses amies chez toi. La Veuve Smack mérite un peu de repos, car elle n’est ni jeune ni en bonne santé. Et puis… (Soupir.) Dis-lui aussi qu’on aura besoin d’elles à la chapelle de Stokes plus tard dans la journée.


Tim montait Misty, qui avait tendance à vouloir goûter à chaque arbuste. Lorsqu’il rentra enfin chez lui, deux chariots et une calèche l’y avaient précédé, chacun transportant deux femmes impatientes d’aider sa mère dans son épreuve.

À peine avait-il attaché Misty près de Bitsy qu’Ada Cosington sortit sur le perron pour lui demander de reconduire la Veuve Smack chez elle.

— Tu peux prendre ma calèche. Fais attention aux nids-de-poule, car elle ne tient plus debout.

— Elle fait une crise de tremblote, sai ?

— Non, la malheureuse est trop épuisée pour trembler, je crois bien. Elle était là quand on avait besoin d’elle et peut-être a-t-elle sauvé la vie de ta mama. Ne l’oublie jamais.

— Est-ce que ma mère a retrouvé la vue ? Même un tout petit peu ? Tim devina la réponse à la tête que faisait sai Cosington.

— Pas encore, mon garçon. Tu ferais mieux de prier.

Tim eut envie de lui citer un des dictons préférés de son père : Prie pour avoir de la pluie, mais creuse pour avoir un puits. Il préféra n’en rien faire.


Il mit du temps à ramener la Veuve chez elle, retardé par son petit âne qu’il avait attaché à l’arrière de la calèche d’Ada Cosington. Il régnait toujours une chaleur hors saison et plus un souffle de vent ne venait de la Forêt sans Fin. La Veuve tenta de lui remonter le moral, mais elle retomba bien vite dans le silence ; Tim la soupçonnait de n’être pas dupe de son propre optimisme. Arrivé à mi-parcours, il entendit un gargouillis sur sa droite. Il sursauta puis se détendit. La Veuve s’était assoupie, le menton sur son torse menu. L’ourlet de son voile reposait sur son giron.

Lorsqu’ils firent halte devant sa maison, sise à l’extérieur du village, il lui proposa de l’y accompagner.

— Non, aide-moi à monter les marches et ça ira. Un bon bol de thé au miel, et ensuite au lit, je suis épuisée. Retourne auprès de ta mère, Tim. Je sais que la moitié des commères du village seront à son chevet, mais c’est de toi qu’elle a besoin.

Pour la première fois en cinq ans depuis qu’il suivait ses cours, elle le serra dans ses bras. Une étreinte brève et vigoureuse. Il sentit son corps vibrer sous la robe. Elle avait encore la force de trembler, après tout. Et elle n’était pas épuisée au point de refuser de réconforter un petit garçon — fatigué, furieux et profondément désemparé — qui en avait bien besoin.

— Va la voir. Et ne t’approche pas de cet homme noir, si jamais tu le revois. Du chapeau aux bottes, il est tissé de mensonges, et sa bonne parole n’apporte que des larmes.


Sur le chemin du retour, dans la grand-rue, il croisa Willem-les-Blés et son frère Hunter, dit la Tache (à cause de ses taches de rousseur), qui rejoignaient la posse sur la Route de L’Arbre.

— Ils vont fouiller toutes les concessions et tous les chicots de la forêt, dit Hunter-la-Tache, tout excité. On le retrouvera.

Ainsi, Kells avait disparu du village, semblait-il. Tim sentait qu’on ne le retrouverait pas dans la forêt. Cette impression n’était en rien fondée, mais il n’en démordait pas. En outre, il en était persuadé, le Collecteur n’en avait pas fini avec lui. L’homme à la cape noire s’était déjà bien amusé… mais il avait d’autres tours dans son sac.


Sa mère dormait, mais elle se réveilla lorsque Ada Cosington le fit entrer. Les autres visiteuses avaient pris place au salon, mais elles n’étaient pas restées oisives durant son absence. Le garde-manger s’était rempli comme par miracle — toutes les étagères ployaient sous les sacs et les bocaux — et, bien que Nell n’ait rien d’une mauvaise ménagère, jamais Tim n’avait vu sa maison aussi propre. Jusqu’aux poutres qu’on avait nettoyées de leur suie.

Toutes les traces de Bern Kells étaient oblitérées. On avait remisé l’horrible malle sous le perron de l’arrière-cour, où elle tenait compagnie aux araignées, aux mulots et aux crapauds.

— Tim ? (Elle poussa un soupir de soulagement lorsqu’il nicha ses mains dans les siennes.) Ça va ?

— Si fait, mama, ça va bien.

Il mentait et tous deux le savaient.

— Nous savions qu’il était mort, n’est-ce pas ? Mais ça ne nous console pas. C’est comme si on venait de le tuer une nouvelle fois.

Des larmes coulèrent de ses yeux aveugles. Tim lui aussi se mit à pleurer, mais il réussit à le faire en silence. Si elle l’entendait, ça lui ferait de la peine.

— Ils vont l’emmener dans la petite chapelle que Stokes a aménagée derrière sa forge, reprit-elle. La plupart de ces dames si aimables iront là-bas pour faire le nécessaire, mais je voudrais que tu y ailles aussi, Timmy. Veux-tu lui témoigner tout ton amour et tout le mien ? Car je ne le puis. L’homme que j’ai eu la bêtise d’épouser m’a tellement estropiée que je peux à peine marcher… sans compter que je n’y vois plus rien, évidemment. Quelle ka-mai j’ai été, et quel prix nous avons payé !

— Chut. Je t’aime, mama. Oui, je vais y aller.


Comme il disposait d’un peu de temps, il se retira dans la grange (il y avait trop de femmes dans le cottage à son goût, beaucoup trop de femmes), s’enveloppa dans une couverture pour mule et se coucha dans le foin. Il s’endormit presque aussitôt. Vers trois heures de l’après-midi, Peter le Costaud vint le réveiller, le chapeau bas et le visage figé dans un air triste et solennel.

Tim s’assit en se frottant les yeux.

— Vous avez trouvé Kells ?

— Non, mon gars, mais on a trouvé ton père et on l’a ramené en ville. Ta mère dit que c’est toi qui lui rendras hommage pour vous deux. Elle dit vrai ?

— Si fait.

Tim se leva et épousseta sa chemise et sa culotte. Il avait honte qu’on l’ait surpris en train de dormir, mais il ne s’était guère reposé durant la nuit, où les cauchemars l’avaient tourmenté.

— Viens. On va prendre mon chariot.


Le local sis derrière la forge était ce qui se rapprochait le plus au village d’une chapelle funéraire, en ces temps où la plupart des gens préféraient s’occuper eux-mêmes des leurs et les enterrer dans leur lopin, sous une croix de bois ou une pierre grossièrement taillée. Dustin Stokes — dit la Braise — se tenait devant la porte, vêtu d’une culotte blanche en lieu et place de son pantalon de cuir. Il avait passé une chemise blanche trop grande de plusieurs tailles, qui lui descendait jusqu’aux genoux et faisait penser à une robe.

En le voyant, Tim se rappela qu’on était censé se vêtir de blanc en l’honneur des morts. Ce détail lui fit prendre conscience de la réalité des choses, là où la vision des yeux vitreux de son père n’y était pas parvenue, et il sentit ses jambes se dérober.

Peter le Costaud l’empêcha de tomber.

— As-tu la force de faire ceci, mon gars ? Il n’y a pas de honte à avouer ta faiblesse. C’était ton pa et je sais que tu l’aimais. Comme nous tous.

— Ça ira, dit Tim.

Il avait peine à respirer et sa voix n’était qu’un murmure. Stokes-la-Braise porta le poing à son front et s’inclina. C’était la première fois de sa vie que Tim était salué par un adulte.

— Aïle, Tim, fils de Jack. Son ka est parti dans la clairière, mais ce qui reste de lui est ici. Veux-tu venir le voir ?

— Oui, s’il vous plaît.

Peter le Costaud resta en retrait et ce fut Stokes qui prit le bras de Tim — Stokes, tout en blanc et non en cuir, comme lorsqu’il pestait en jouant du soufflet à sa forge ; Stokes, qui le conduisit dans la petite pièce avec des arbres peints sur les murs ; Stokes, qui le mena devant la bière en bois de fer placée au centre — cet espace ouvert qui, de tout temps, avait représenté la clairière au bout du sentier.

Le Grand Jack Ross était également vêtu de blanc, mais sa tenue se résumait à un linceul de lin. Ses yeux sans paupières semblaient fascinés par le plafond. Son cercueil était posé contre un mur et un parfum âcre mais plaisant embaumait les lieux, car il était lui aussi en bois de fer et conserverait sa pauvre dépouille pendant plus d’un millénaire.

Stokes lâcha le bras de Tim, qui s’avança seul. Il s’agenouilla. Il glissa une main sous le linceul et trouva la main de son pa. Elle était froide, mais Tim n’hésita pas à entrelacer leurs doigts, le vif saisissant le mort. C’était ainsi que tous deux se tenaient par la main lorsque Tim était tout petit et à peine capable de trottiner. En ce temps-là, l’homme qui marchait à ses côtés lui apparaissait comme un géant, un immortel.

Tim s’agenouilla devant la bière et contempla le visage de son père.


En ressortant, il vit avec surprise que le soleil était déjà bas dans le ciel et comprit que plus d’une heure avait passé. Près du tas de cendres derrière la forge, Cosington et Stokes fumaient les cigarettes qu’ils venaient de rouler. Toujours pas de nouvelles du Grand Kells.

— Peut-être qu’il s’est jeté dans la rivière pour s’y noyer, spécula Stokes.

— Monte sur mon chariot, fiston, dit Cosington. Je vais te ramener chez ta mama.

Mais Tim fit non de la tête.

— Grand merci, mais je vais rentrer à pied, si ça ne vous dérange pas.

— Tu as besoin de réfléchir, c’est ça ? Eh bien, vas-y. Je vais rentrer chez moi. Le dîner sera froid, mais je le mangerai avec joie. Nul ne fera de reproches à ta mama en un moment pareil, Tim. Jamais de la vie.

Tim eut un pauvre sourire.

Cosington monta sur son chariot, en saisit les rênes puis se pencha vers Tim d’un air pensif.

— Fais attention au cas où Kells rôderait dans les parages. Quoique, tu ne risques pas de le croiser tant qu’il fera jour. Et, ce soir, il y aura deux ou trois solides gaillards postés devant chez toi.

— Merci sai.

— Inutile de me remercier. Et appelle-moi Peter, mon gars. Tu es assez grand pour le faire, et c’est ce que je souhaite. (Il se pencha encore pour lui étreindre la main.) Je suis navré pour ton pa. Horriblement navré.


Lorsque Tim s’engagea sur la Route de l’Arbre, le soleil rouge sombrait dans le ciel à sa droite. Il se sentait vide, vanné, et cela valait peut-être mieux, du moins pour le moment. À présent que sa mère était aveugle et qu’il n’y avait plus d’homme pour faire vivre la maisonnée, leur avenir s’annonçait des plus sombre. Les autres bûcherons feraient de leur mieux pour les aider, et ce le plus longtemps possible, mais chacun d’eux avait une famille à nourrir. La terre est le garant de la liberté, disait toujours son pa, mais Tim comprenait à présent que la place d’un homme en ce monde, que ce soit un lopin, un cottage ou une ferme, ne garantissait rien. Car le Collecteur reviendrait l’année prochaine, l’année suivante et toutes les autres, armé de son parchemin plein de noms. Soudain, Tim fut pris de haine pour Gilead la lointaine, qui lui était toujours apparue (lorsqu’il y pensait, c’est-à-dire rarement) comme un lieu de rêves et de merveilles. Sans Gilead, il n’y aurait pas de taxes. Alors, ils seraient vraiment libres.

Il vit un nuage de poussière s’élever au sud. Les feux du soleil le transformèrent en brasier brumeux. C’étaient sûrement les femmes qui s’étaient rendues au cottage. Leurs chariots et leurs calèches gagnaient la chapelle de fortune qu’il venait de quitter. Elles nettoieraient le corps déjà lavé par l’eau vive où il avait reposé. Elles l’oindraient d’huile. Elles placeraient dans la main droite du mort un morceau d’écorce de bouleau où seraient gravés les noms de sa femme et de son fils. Elles dessineraient un point bleu sur son front et le coucheraient dans son cercueil. Et Stokes-la-Braise clouerait le couvercle à coups secs et répétés de son marteau, et chaque coup serait plus terrible parce que plus définitif.

Animées des meilleures intentions du monde, les femmes de L’Arbre étoufferaient Tim sous leurs condoléances, mais il n’en voulait pas. Sans doute serait-il incapable de supporter cela sans s’effondrer une nouvelle fois. Il en avait marre de pleurer. Sa décision prise, il quitta la route pour couper jusqu’au petit ruisseau du nom de Stape afin de le remonter jusqu’à sa source, située entre le cottage et la grange des Ross.

Il marchait comme dans un rêve, pensait au Collecteur, puis à la clé qui ne servait qu’une fois, puis au pooky, puis aux mains de sa mère tendues vers le son de sa voix…

Tim était si préoccupé qu’il faillit ne pas voir l’objet planté au milieu du sentier qui sinuait au bord du ruisseau. C’était une tige d’acier s’achevant sur un bout en ivoire. Il s’accroupit devant, les yeux écarquillés. Il se rappelait avoir demandé au Collecteur s’il s’agissait d’une baguette magique, et l’autre lui avait répondu par cette phrase énigmatique : Jadis, c’était le levier de vitesses d’une Dodge Dart.

Pour l’enfoncer ainsi dans la terre sur la moitié de sa longueur, il fallait avoir beaucoup de force. Tim tendit la main, hésita, puis s’ordonna de ne pas être stupide : ce n’était pas un pooky qui le paralyserait de ses crocs avant de le dévorer vivant. Il sortit la baguette de sa gangue et l’examina. C’était bien de l’acier, de cet acier que seuls les Anciens étaient capables de fabriquer. Un objet de valeur, certes, mais était-il magique ? On aurait dit un bout de métal ordinaire, c’est-à-dire froid et inerte.

Dans de bonnes mains, avait chuchoté le Collecteur, n’importe quel objet peut devenir magique.

Sur l’autre berge du ruisseau, Tim aperçut une grenouille sautillant sur un bouleau abattu. Il pointa sur elle le bout en ivoire et prononça le seul mot magique qu’il connaissait : abba-ka-dabba. Il s’attendait à la voir tomber raide morte ou se transformer en… eh bien, en quelque chose. Rien de tel ne se produisit. D’un bond, la grenouille sauta dans les hautes herbes et disparut à la vue. On avait laissé cette baguette ici à son intention, il en était sûr. Le Collecteur savait qu’il passerait par là. Et à quel moment.

Tim reprit la direction du sud et vit un éclair rouge. Cela venait d’un point situé entre leur cottage et la grange. L’espace d’un instant, il fixa sans rien dire ce reflet écarlate. Puis il se mit à courir. Le Collecteur lui avait laissé la clé ; le Collecteur lui avait laissé sa baguette ; et à côté de la source où ils prenaient leur eau, il avait laissé sa bassine en argent.

Celle qui lui servait à voir.


Sauf que ce n’était pas la bassine, ce n’était qu’un seau en fer blanc tout cabossé. La tête basse, Tim se tourna vers la grange et songea qu’il avait le temps de nourrir les mules avant de rentrer. Puis il fit halte et se retourna.

C’était un seau, oui, mais ce n’était pas leur seau. Le leur était en bois de fer, avec une anse en bois de florus. Tim rebroussa chemin et ramassa sa trouvaille. Il pointa le bout en ivoire de la baguette du Collecteur et en tapota le seau. Le son ainsi produit était si grave qu’il recula, surpris. Jamais il n’avait entendu du fer-blanc résonner de cette manière. Et maintenant qu’il y pensait, jamais il n’en avait vu refléter le soleil couchant avec un tel éclat.

Crois-tu que j’allais faire cadeau de ma bassine en argent à un avorton comme toi, Tim, fils de Jack ? Pourquoi l’aurais-je fait, puisque tout objet peut devenir magique ? Et d’ailleurs, à ce propos, ne t’ai-je pas laissé en cadeau ma propre baguette magique ?

Tim savait que la voix du Collecteur était sortie de son imagination, mais il estimait que l’homme en noir lui aurait tenu semblable discours s’il s’était trouvé devant lui.

Puis une autre voix résonna dans son crâne : Du chapeau aux bottes, il est tissé de mensonges, et sa bonne parole n’apporte que des larmes.

Il la chassa de son esprit et se pencha pour remplir d’eau le seau qu’on lui avait laissé. Cela fait, le doute l’envahit à nouveau. Il chercha à se rappeler quel type de passes le Collecteur avait faites au-dessus de l’eau — les passes mystiques n’étaient-elles pas essentielles à la magie ? — et n’y parvint pas. Tout ce qu’il avait retenu, c’est qu’il ne verrait rien si jamais il troublait l’eau.

De plus en plus sceptique sur les capacités de la baguette — sans parler des siennes propres —, Tim l’agita un peu au hasard au-dessus de l’eau. Pendant quelques instants, il ne se passa rien. Il allait renoncer lorsqu’un nuage de brume brouilla la surface, effaçant son reflet. Puis ce nuage se dissipa, révélant le Collecteur qui le fixait des yeux. Il faisait noir là où il se trouvait, mais une étrange lueur verte, pas plus grosse que l’ongle du pouce, flottait au-dessus de sa tête. Elle s’éleva, permettant à Tim de découvrir un écriteau cloué à un arbre de fer. Il portait l’inscription ROSS-KELLS.

La lueur verte monta en spirale jusqu’à frôler la surface de l’eau et Tim poussa un hoquet. Il y avait quelqu’un à l’intérieur de cette lueur verte — une minuscule femme verte avec dans le dos des ailes transparentes.

C’est une sighe — une fée !

Une fois assurée d’avoir attiré son attention, la sighe alla se poser un instant sur l’épaule du Collecteur puis sembla s’en éloigner d’un bond. À présent, elle flottait entre deux poteaux auxquels était fixée une barre transversale. Il y était accroché un autre écriteau et, tout comme sur le premier, Tim reconnut l’écriture soignée de son père.

FIN DE LA PISTE DU BOIS DE FER, disait l’inscription. ICI COMMENCE LE FAGONARD. Et dessous, en lettres grasses : VOYAGEUR, PRENDS GARDE.

La sighe retourna en hâte auprès du Collecteur, tourna deux fois autour de lui, laissant dans l’air un sillage d’un vert lumineux qui s’effaça presque aussitôt, puis remonta près de sa joue et s’immobilisa. Le Collecteur fixa Tim du regard, et ce dernier remarqua qu’il chatoyait (ainsi que l’avait fait son père lorsqu’il avait découvert son cadavre dans le ruisseau), mais qu’il était parfaitement réel, comme tout proche de lui. Il leva la main pour décrire un demi-cercle au-dessus de sa tête, mimant une paire de ciseaux avec l’index et le médius. C’était un signal que Tim connaissait bien, car tous les habitants de L’Arbre l’utilisaient de temps à autre : Dépêche-toi, dépêche-toi.

Le Collecteur et sa féerique compagne s’estompèrent, laissant Tim face à son propre reflet ébaubi. Il refit passer la baguette au-dessus de l’eau, remarquant vaguement qu’elle vibrait dans son poing. La mince couche de brume réapparut, comme surgie de nulle part. Puis elle tournoya et disparut. Tim découvrit une grande maison, avec plein de pignons et de cheminées. Elle se dressait dans une clairière entourée d’arbres de fer d’une telle taille, d’une telle hauteur, que ceux qui bordaient la Piste paraissaient ridicules en comparaison. Leur faîte doit percer les nuages, songea-t-il. Il comprit que ce lieu devait se trouver au cœur de la Forêt sans Fin, là où même le plus hardi des bûcherons de L’Arbre n’était jamais allé. Les nombreuses fenêtres de la maison étaient décorées de signes cabalistiques, et il en déduisit qu’il s’agissait de la maison de Maerlyn, où le temps était figé, voire s’écoulait à l’envers.

Un petit Tim ondoyant apparut dans le seau. Il s’approcha de la porte et y toqua. Sortit un vieil homme souriant à la longue barbe blanche scintillante de joyaux. Il était coiffé d’un chapeau conique aussi jaune que le soleil de la Pleine Terre. Tim-dans-l’eau palabra avec Maerlyn-dans-l’eau. Ce dernier s’inclina et retourna dans sa maison… qui semblait changer de forme en permanence (mais peut-être était-ce un effet des rides de l’eau). Lorsqu’il revint, le mage tenait un morceau de tissu noir, sans doute de la soie. Il le porta à ses yeux comme pour expliquer à quoi il servait : c’était un bandeau. Puis il le tendit à Tim-dans-l’eau, mais avant que celui-ci ait pu l’attraper, la brume refit son apparition. Lorsqu’elle se dissipa, Tim découvrit à nouveau le reflet de son visage, au-dessus duquel filait un oiseau qui devait être pressé de regagner son nid avant le crépuscule.

Une troisième fois, il fit passer la baguette au-dessus du seau, la sentant vibrer entre ses doigts, mais néanmoins fasciné. Lorsque la brume s’éclaircit, il vit Tim-dans-l’eau assis au chevet de Nell-dans-l’eau. Le bandeau était posé sur les yeux de sa mère. Tim-dans-l’eau le lui ôta et une expression de joie incrédule illumina le visage de Nell-dans-l’eau. Elle serra Tim-dans-l’eau tout contre elle, et tous deux rirent de bon cœur.

La brume obscurcit la vision une nouvelle fois, mais la baguette cessa de vibrer. Aussi inutile qu’un tas de poussière, songea Tim, et c’était la vérité. Quand la brume se fut dissipée, l’eau ne lui montra plus rien de miraculeux, hormis les derniers feux du couchant dans le ciel. Il fit passer la baguette au-dessus du seau à plusieurs reprises, mais plus rien ne se produisit. Ce n’était pas grave. Il savait ce qu’il devait faire.

Tim se leva, se tourna vers sa maison et ne vit personne. Mais les volontaires censés monter la garde ne tarderaient pas à arriver. Il devait faire vite.

Dans la grange, il demanda à Bitsy si elle avait envie de faire une nouvelle promenade nocturne.


En plus d’être épuisée par les heures d’effort qu’elle avait consacrées à Nell Ross, la Veuve Smack était vieille, malade et plus troublée par le temps hors de saison qu’elle n’osait consciemment se l’avouer. Si bien que lorsque Tim frappa timidement à sa porte (à la nuit tombée, ce qui lui demanda bien du courage), elle se réveilla sur-le-champ.

Quand elle alluma sa lampe et découvrit le petit garçon qui osait la déranger, elle sentit son cœur se serrer. Si la maladie dégénérative qui l’affligeait ne l’avait pas empêchée de pleurer, elle aurait versé quantité de larmes à la vision de ce visage empreint d’une résolution aussi absolue que stupide.

— Tu es décidé à retourner dans la forêt, déclara-t-elle.

— Si fait, répondit Tim à voix basse.

— En dépit de mes mises en garde.

— Si fait.

— Il t’a fasciné. Qu’est-ce qui l’a motivé ? L’appât du gain ? Non, pas lui. Il a capté un éclat dans les ténèbres de ce coin perdu et oublié de tous, voilà tout, et il n’aura de cesse qu’il ne l’éteigne.

Sai Smack, il m’a montré…

— Quelque chose en rapport avec ta mère, je l’intuite. Il est passé maître dans l’art de manipuler les gens ; nul n’est plus doué que lui. Il possède des clés magiques pour ouvrir leur cœur. Je ne puis t’arrêter avec des mots, je le sais, car il me suffit d’un œil pour déchiffrer ton visage. Et je ne puis t’arrêter par la force, je le sais, et tu le sais aussi. Sinon, pourquoi serais-tu venu à moi pour implorer mon aide ?

À ces mots, Tim baissa les yeux en signe de gêne, mais sa résolution demeura intacte et elle comprit qu’elle l’avait perdu. Sans doute se savait-il perdu, lui aussi, ce qui était encore plus grave.

— Que veux-tu exactement ? lui demanda-t-elle.

— Que vous donniez le mot à ma mère, je vous prie. Dites-lui que je suis parti dans la forêt et que j’en reviendrai avec un remède pour lui rendre la vue.

Sai Smack demeura muette durant plusieurs secondes, se contentant de le fixer à travers son voile. Grâce à la lueur de sa lampe, Tim pouvait détailler plus qu’il ne l’aurait souhaité les décombres de son visage. Finalement, elle dit :

— Attends ici. Ne t’enfuis pas sans me prévenir, de crainte que je te considère comme un froussard. Et fais preuve de patience, car tu sais que je suis lente.

Quoique pressé de se mettre en route, il lui obéit. Les secondes lui semblaient des minutes, les minutes des heures, mais enfin elle revint vers lui.

— Maintenant, je suis sûre que tu es décidé à partir, lui dit-elle — le blessant bien plus qu’elle ne l’aurait fait en lui fouettant la face avec une cravache.

Elle lui tendit sa lampe.

— Pour éclairer ta route, car tu n’y as pas pensé.

— Merci-sai.

Elle lui tendit un sac de coton.

— Une miche de pain. Ce n’est pas grand-chose, et elle est un peu rassise, mais je ne peux mieux faire.

Comme il avait la gorge trop serrée pour la remercier, Tim se la tapota à trois reprises, puis il tendit la main. Mais elle garda son sac par-devers elle un instant.

— Il y a autre chose là-dedans, Tim. Cela appartenait à mon frère, qui a péri dans la Forêt sans Fin il y a près de vingt ans. Il l’avait acheté à un colporteur, et quand je l’ai traité d’idiot et l’ai accusé de s’être fait rouler, il m’a amenée dans un pré pour me montrer comment ça marchait. Par les dieux, le boucan que ça faisait ! J’en ai eu les tympans tout sonnés !

Et elle sortit du sac un pistolet.

Tim ouvrit de grands yeux étonnés. Il avait vu des images de cette arme dans les livres de la Veuve, et le Vieux Destry avait accroché dans son parloir une gravure représentant ce qu’il appelait une carabine, mais jamais il n’aurait cru en voir un en vrai. L’arme mesurait un pied de long, sa crosse était en bois, ses canons et sa détente en métal. Au nombre de quatre, ces canons étaient maintenus ensemble par des bandes de cuivre. Leurs gueules étaient carrées.

— Il a tiré deux coups avant de me le montrer, et plus jamais il ne s’en est servi, car il est mort peu après. J’ignore si cette pétoire est en état de marche, mais je l’ai tenue au sec, et graissée et nettoyée une fois l’an — le jour de son anniversaire. Elle est chargée et le sac contient cinq autres projectiles. On appelle cela des balles.

— Des palles ? demanda Tim en plissant le front.

— Non, des balles. Tiens, regarde.

Elle lui passa le sac pour avoir les mains libres puis se tourna de côté.

— On ne doit jamais pointer une arme sur quelqu’un, sauf si on a l’intention de le blesser ou de le tuer, m’a dit Joshua. Car une arme à feu a un cœur impatient, ajoutait-il. Impatient ou bien maléfique ? Après toutes ces années, je ne m’en souviens guère. Il y a un petit levier sur le côté, par-là, je crois bien…

On entendit un déclic, et l’arme sembla se briser en deux entre la crosse et les canons. La Veuve montra à Tim quatre carrés de cuivre dans les chambres. Lorsqu’elle en extirpa un de son logement, il vit qu’il s’agissait de la base d’un projectile — d’une balle.

— Cette douille reste en place après le coup de feu, expliqua-t-elle. Il faut la sortir avant de charger une autre balle. Tu vois ? — Si fait.

Comme il avait envie de manipuler ces balles ! Comme il avait envie de prendre en main le pistolet, de presser la détente et d’entendre la détonation !

La Veuve releva les canons (on entendit de nouveau un déclic) puis lui montra la crosse. Il découvrit quatre petits leviers qu’on devait actionner avec le pouce.

— Ce sont les percuteurs. Chacun d’eux agit sur un canon… si tant est que cette saleté fonctionne encore. Tu vois ?

— Si fait.

— C’est un quatre-coups. D’après Joshua, on ne risque rien tant que les percuteurs ne sont pas enclenchés.

Elle vacilla sur ses jambes, comme prise de vertige.

— Qu’est-ce qui me prend de donner une arme à un enfant ? Un enfant qui va s’enfoncer dans la Forêt sans Fin en pleine nuit, et ce pour y retrouver un démon ! Mais je n’ai pas le choix, hein ? (Puis, comme si elle parlait toute seule :) Il ne s’attendra pas à ce qu’un enfant soit armé, hein ? Peut-être qu’il y a encore un peu de Blanc en ce monde, peut-être qu’une de ces vieilles balles trouera son cœur noir. Range ça, veux-tu ?

Elle lui tendit l’arme, la crosse en avant. Il faillit la lâcher en la prenant. Qu’une si petite chose soit aussi lourde, cela ne laissa pas de l’étonner. Et, à l’instar de la baguette du Collecteur lorsqu’il l’avait passée au-dessus du seau, elle semblait vibrer.

— Les autres balles sont enveloppées dans du coton. Cela t’en fait neuf en tout. Puissent-elles frapper juste, et puissé-je ne pas être maudite une fois dans la clairière pour te les avoir données.

— Merci… merci sai !

Ce fut tout ce qu’il put lui dire. Il remit l’arme dans le sac. Elle se prit la tête entre les mains et partit d’un rire amer.

— Tu es un idiot et je suis une idiote. Au lieu de te donner la pétoire de mon frère, j’aurais dû attraper mon balai pour te bastonner. (Nouveau rire amer.) Mais je ne suis qu’une vieille femme et n’en ai plus la force.

— Vous préviendrez ma mama demain matin ? Car je vais aller jusqu’au bout de la Piste du Bois de Fer.

— Si fait, je n’y manquerai pas, quitte à lui briser le cœur. (Elle se pencha vers lui, faisant frémir l’ourlet de son voile.) Y as-tu bien réfléchi ? Oui, je le vois sur ton visage. Pourquoi fais-tu cela, sachant l’épreuve que tu vas infliger à son âme ?

Tim rougit du menton à la racine des cheveux, mais il tint bon. En cet instant, il ressemblait beaucoup à son défunt père.

— Je veux lui rendre la vue. Il m’a laissé suffisamment de sa magie pour me montrer comment faire.

— C’est de la magie noire ! Et il ne profère que des mensonges ! Des mensonges, Tim Ross !

— C’est vous qui le dites. (Il eut un mouvement de menton qui rappelait Jack Ross.) Mais il ne m’a pas menti à propos de la clé — elle a ouvert la bonne serrure. Et il ne m’a pas menti à propos de la raclée — ma mama l’a bien subie. Il ne m’a pas menti quand il m’a dit qu’elle était aveugle — car elle a bien perdu la vue. Et quant à mon pa… vous le savez aussi bien que moi.

— Ouair, fit-elle, avec un accent de la campagne que Tim ne lui avait jamais connu. Ouair, et chacune de ces vérités avait son revers : elles t’ont blessé et piégé tout à la fois.

Il resta quelques instants sans répondre, se contentant de baisser les yeux pour contempler ses bottes bien usées. La Veuve commençait à reprendre espoir malgré elle lorsqu’il releva la tête, la regarda bien en face et lui dit :

— Je laisserai Bitsy attachée en amont de la concession Cosington-Marchly. Je ne veux pas l’abandonner dans le chicot où j’ai retrouvé mon pa, car un pooky a fait son nid dans les arbres. Quand vous irez voir mama, vous pourrez demander à sai Cosington de ramener Bitsy à la maison ?

Elle rendit les armes. Une jeune femme n’aurait pas renoncé si aisément — mais elle n’était plus toute jeune.

— Autre chose ?

— Deux autres.

— Je t’écoute.

— Vous voulez embrasser ma mama pour moi ?

— Oui, et avec joie. Et ensuite ?

— Voulez-vous me donner votre bénédiction ?

Elle médita un instant puis fit non de la tête.

— En guise de bénédiction, tu as la pétoire de mon frère — je ne peux mieux faire.

— Alors, cela devra me suffire.

Il fit une révérence et porta le poing à son front, puis redescendit du perron pour rejoindre sa fidèle petite mule.

D’une voix presque inaudible — presque, mais pas tout à fait —, la Veuve Smack lui dit :

— Au nom de Gan, je te bénis. Et laissons le ka œuvrer.


La lune était couchée lorsque Tim mit pied à terre et attacha Bitsy à l’un des buissons bordant la Piste du Bois de Fer. Il s’était bourré les poches d’avoine avant de partir et il la répandit sur le sol comme le Collecteur l’avait fait pour son cheval la nuit précédente.

— Reste ici et sai Cosington viendra te chercher demain matin, lui dit-il.

Il vit en esprit Peter le Costaud découvrant le cadavre de Bitsy, avec au ventre une plaie ouverte par quelque prédateur nocturne (celui-là même qui l’avait suivi lors du pasear de la nuit dernière, peut-être). Mais avait-il le choix ? Bitsy était une bonne mule, mais elle n’était pas assez maligne pour rentrer toute seule à l’écurie, même si elle connaissait par cœur la Piste du Bois de Fer.

— Tout ira bien, dit-il en lui caressant le museau.

Mais en était-il bien sûr ? Il songea que la Veuve avait sans doute raison sur toute la ligne, pour chasser aussitôt cette idée de sa tête. Il m’a dit la vérité sur le reste, alors il m’a dit la vérité sur ceci. Lorsqu’il eut avancé de trois roues, il le croyait dur comme fer. Il n’avait que onze ans, ne l’oubliez pas.


Il ne vit pas de feu de camp cette nuit-là. En lieu et place de la lueur orangée du bois en train de brûler, Tim aperçut un éclat vert et froid en arrivant au bout de la Piste du Bois de Fer. Un éclat fugace, mais têtu, suffisamment fort pour projeter devant lui des ombres mouvantes et serpentiformes.

La piste — à peine visible, car définie par les seules traces de la carriole du Grand Ross et du Grand Kells — obliquait sur la gauche pour éviter un antique arbre de fer dont le tronc était plus volumineux que toutes les maisons de L’Arbre. Une centaine de pas plus loin, elle débouchait sur une clairière. C’était là que se trouvait l’écriteau. Tim n’avait aucune peine à le déchiffrer, car la sighe voletait au-dessus de lui, battant des ailes à une telle vitesse qu’elles en devenaient invisibles.

Il s’approcha à pas de loup, oubliant tout le reste tant cette vision le fascinait. La sighe mesurait à peine quatre pouces. Elle était nue et très belle. Il n’aurait su dire si son corps était vert, car la lueur qui la baignait était éblouissante. Mais il discernait sans peine son sourire aguichant et savait qu’elle le voyait nettement, bien que ses yeux en amande soient dénués de pupilles. Ses ailes émettaient un bourdonnement continu.

Du Collecteur, il n’y avait aucun signe.

La sighe virevolta, comme pour se jouer de lui, puis disparut dans un buisson. Affolé, Tim imagina ses ailes fragiles déchiquetées par les épines, mais elle émergea intacte pour monter en chandelle à cinquante pieds d’altitude, voire davantage — elle frôlait les branches basses des arbres de fer —, pour fondre aussitôt droit sur lui. Elle avait ramené les bras dans le dos, telle une plongeuse piquant une tête dans l’eau. Il se baissa et l’entendit rire lorsqu’elle lui frôla les cheveux. On aurait dit une clochette résonnant dans le lointain.

Il se redressa prudemment et la vit qui revenait vers lui en faisant des cabrioles dans l’air. Son cœur battait à tout rompre. Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi beau.

Elle survola la barre transversale et, grâce à son éclat, il distingua une piste mal débroussaillée qui s’enfonçait dans la Forêt sans Fin. Elle leva le bras, lui faisant signe de le suivre de sa main rayonnante d’un feu vert. Fasciné par sa beauté d’outre-monde et la douceur de son sourire, il n’hésita pas un instant et passa sous la barre sans accorder un seul regard à l’avertissement rédigé par son défunt père : VOYAGEUR, PRENDS GARDE !


La sighe voleta jusqu’à ce qu’il s’approche d’elle à la toucher. Puis elle fila au-dessus du sentier. Elle s’immobilisa une nouvelle fois pour lui lancer un sourire. Ses cheveux cascadaient sur ses épaules, tantôt voilant ses petits seins parfaits, tantôt les dévoilant sous l’effet de la brise née de ses ailes battantes.

Lorsqu’il la rejoignit, Tim s’enhardit à lui poser une question… mais à voix basse, de crainte de crever ses tympans miniatures en parlant trop fort.

— Où est le Collecteur ?

En guise de réponse, il eut droit à un rire tintinnabulant. Ramenant les genoux contre le torse, elle effectua deux roulades dans les airs puis s’en fut, non sans s’être assurée qu’il continuait de la suivre. Et c’est ainsi qu’elle mena le garçon captivé dans les profondeurs de la Forêt sans Fin. Tim ne vit même pas que le sentier s’effaçait sous ses pieds et qu’il s’avançait entre de gigantesques arbres de fer que nul homme n’avait vus depuis des lustres et des lustres. Pas plus qu’il ne remarqua que leur senteur douce-amère s’effaçait peu à peu devant la puanteur de la végétation pourrie et des eaux stagnantes. Les arbres de fer se firent plus rares. Il y en avait certes devant lui, sur des lieues et des lieues à la ronde, mais Tim entrait à présent dans le vaste marécage qu’on appelait le Fagonard.

La sighe le gratifia d’un nouveau sourire puis s’envola. Son éclat se reflétait à présent sur des eaux boueuses. Une créature — ce n’était pas un poisson — en fendit la surface, la fixa d’un œil globuleux puis s’immergea à nouveau.

Tim ne remarqua rien. Il ne voyait que l’îlot flottant qu’elle survolait à présent. Il allait devoir faire le grand saut, mais il n’était pas question d’abandonner sa quête. Elle l’attendait. Il prit son élan et franchit l’obstacle de justesse ; cette lueur verte faisait paraître les choses plus proches qu’elles ne l’étaient en réalité. Il moulina des bras pour ne pas tomber. La sighe faillit le déséquilibrer (sans le faire exprès, il en était sûr ; elle voulait jouer, voilà tout) en décrivant des cercles autour de sa tête, l’aveuglant de son aura et l’assourdissant de son rire cristallin.

Il faillit bien périr (il ne vit pas la tête triangulaire qui émergeait des eaux boueuses, les yeux globuleux qui le dévisageaient, la gueule criblée de crocs qui s’ouvrait déjà pour l’engloutir), mais il était jeune et agile. Il recouvra son équilibre et se planta solidement sur le sol herbeux.

— Comment tu t’appelles ? demanda-t-il à la fée étincelante qui s’était éloignée de quelques pas.

Bien qu’elle soit capable de rire, il ne savait pas si elle était douée de la parole et, le cas échéant, si elle s’exprimait dans le Haut Parler ou dans le Bas Langage. Mais elle lui répondit et il songea que son nom était le plus beau qu’il ait jamais entendu, parfaitement assorti à sa beauté éthérée.

— Armaneeta ! s’écria-t-elle, et elle reprit son envol, partant d’un nouveau rire et l’aguichant d’une nouvelle œillade.


Il la suivit dans les profondeurs du Fagonard. Parfois, les îlots flottants étaient suffisamment proches pour qu’il passe de l’un à l’autre sans problème, mais, à mesure qu’il avançait, il constata qu’il devait sauter de plus en plus souvent et de plus en plus loin. Toutefois, Tim ne s’en effrayait pas. Au contraire, il était pris d’un vertige euphorique qui le faisait rire chaque fois qu’il trébuchait. Il ne vit pas les formes sinueuses qui le suivaient, fendant les eaux noires en silence telles des aiguilles à coudre dans la soie ; il y en eut d’abord une, puis trois, puis une demi-douzaine. Quand des insectes le piquaient, il les chassait sans vraiment sentir leur dard, maculant de sang son visage et ses bras. Il ne remarqua pas les silhouettes trapues, mais bipèdes qui le suivaient sur son flanc, le fixant de leurs yeux luisants.

Plusieurs fois il tenta d’attraper Armaneeta, lui criant :

— Viens ! je ne te ferai pas de mal !

Mais elle lui échappait toujours, lui filant entre les doigts pour, l’instant d’après, lui effleurer les joues de ses ailes.

Elle tournoya au-dessus d’un îlot plus large que les autres. Comme rien ne poussait dessus, Tim conclut qu’il devait s’agir d’un rocher — le premier qu’il ait vu dans cette partie du monde, où les choses semblaient liquides plutôt que solides.

— C’est trop loin ! lança-t-il à Armaneeta.

Il chercha du regard une pierre émergeant de l’eau, mais n’en vit aucune. S’il voulait parvenir à l’étape suivante, il devait le faire d’un seul bond. Et la sighe l’y encourageait du regard.

Je dois pouvoir y arriver, se dit-il. En tout cas, elle a l’air de le penser ; sinon, pourquoi me ferait-elle signe de sauter ?

Comme l’îlot sur lequel il se trouvait était trop petit pour qu’il prenne son élan, il fit une flexion et se détendit d’un coup, d’un seul, pour bondir de toutes ses forces. Il s’envola au-dessus de l’eau, vit qu’il allait rater sa cible — pas de beaucoup — et tendit les bras. Il atterrit sur le torse et son menton heurta le sol avec une telle violence que des étoiles envahirent son champ visuel déjà saturé de lumière féerique. Il disposa d’un instant pour se rendre compte que ce n’était pas de la roche qu’il agrippait des deux mains — à moins que la roche n’ait le pouvoir de respirer — puis un sourd grondement monta au-dessous de lui. Suivi d’une série d’éclaboussures qui achevèrent de l’arroser d’une eau tiède et grouillante d’animalcules.

Il grimpa à toute allure sur le rocher qui n’en était pas un, conscient d’avoir perdu la lampe de la Veuve, mais pas son sac. S’il n’en avait pas noué le bout à son poignet, il aurait pu lui dire adieu. Le coton était mouillé, mais pas vraiment trempé. Du moins pas encore.

Puis alors qu’il sentait quelque chose s’approcher dans l’eau, le rocher » se souleva sous ses pieds. Il se tenait sur le crâne d’une créature qu’il avait surprise en train de prendre un bain de boue. Du coup, elle s’était réveillée de méchante humeur. Elle poussa un rugissement et une flamme vert et orange surgit de sa gueule pour embraser les roseaux émergeant du marécage.

Il n’est pas gros comme une maison, non, probablement pas, mais c’est bel et bien un dragon, et — ô dieux ! — je suis perché sur sa tête !

Le souffle du dragon éclaira les environs. Tim vit les roseaux ployer sous le passage des créatures qui l’avaient suivi et qui s’empressaient de fuir. Il vit aussi un autre îlot. Il était un peu plus large que ceux qu’il avait déjà foulés avant de gagner sa présente — et fort périlleuse — position.

Tim ne prit pas le temps de s’inquiéter d’un éventuel poisson cannibale qui l’aurait guetté, ni de penser qu’il risquait de se noyer ou d’être grillé par le souffle du dragon s’il parvenait à son but. Poussant un cri inarticulé, il bondit. Jamais jusque-là il n’avait sauté aussi loin — en fait, il faillit sauter trop loin. Il dut s’agripper à des touffes d’herbe pour ne pas basculer dans l’eau de l’autre côté de l’îlot. C’était une herbe coupante qui lui entailla les doigts. Elle était par endroits encore fumante, car le souffle du dragon irrité ne l’avait pas épargnée, mais Tim tint bon. Il refusait de penser au sort qui l’attendait si jamais il se retrouvait dans le marigot.

Non que l’îlot ait constitué un refuge sûr. Il se redressa sur ses genoux et se tourna vers l’endroit d’où il venait. Le dragon — c’était une femelle, car son crâne était orné d’une petite crête rose — avait entièrement émergé et se dressait sur ses pattes postérieures. S’il n’était pas gros comme une maison, il l’était bien plus que Blackie, l’étalon du Collecteur. Il battit des ailes à deux reprises, projetant des gouttes d’eau dans toutes les directions et suscitant une brise qui décolla les cheveux de Tim de son front. Le bruit lui évoqua des draps suspendus à une corde à linge et claquant au vent.

Le dragon femelle braquait sur Tim des yeux injectés de sang. Des filets de bave bouillante gouttaient de ses mâchoires pour tomber dans l’eau en grésillant. Tim aperçut des ouïes entre les plaques de son torse, par lesquelles l’air venait alimenter la fournaise nichée dans ses entrailles. Il eut le temps de se dire que le bobard raconté par son beaupa allait devenir vérité, ce qui était bien étrange — voire carrément drôle. Sauf que c’était lui qui allait périr incinéré.

Les dieux doivent bien rire, songea-t-il. Et dans le cas contraire, alors c’était le Contrôleur qui se marrait.

Sans réfléchir à ce qu’il faisait, Tim tomba à genoux et tendit les mains vers le dragon, le sac de coton toujours pendu à son poignet droit.

— Je vous en prie, ma dame ! s’écria-t-il. Ne me brûlez pas, s’il vous plaît, car on m’a égaré et j’implore votre pardon !

Le dragon continua de le fixer durant plusieurs instants et ses ouïes ne cessèrent de palpiter ; sa bave surchauffée grésillait toujours en tombant dans l’eau. Puis, lentement — pouce par pouce, il l’aurait juré —, le dragon s’immergea de nouveau. Finalement, seul le sommet de son crâne resta visible… ainsi que ses horribles yeux fixes. En les voyant, Tim se dit qu’il se montrerait moins indulgent si on interrompait son repos une nouvelle fois. Puis ils disparurent et Tim n’eut plus devant lui qu’une masse ayant toutes les apparences d’un rocher.

— Armaneeta ?

Il chercha un peu partout son éclat vert sans vraiment espérer le repérer. Elle l’avait abandonné dans les profondeurs du Fagonard, sur le tout dernier îlot flottant, qu’il ne pouvait quitter qu’en sautant à nouveau sur le dragon. Son œuvre était accomplie.

— Que des mensonges, murmura Tim.

La Veuve Smack ne s’était pas trompée.


Il s’assit sur son îlot flottant, pensant qu’il allait se mettre à pleurer, mais aucune larme ne vint. Cela ne le troubla pas. À quoi bon pleurnicher ? On s’était joué de lui, un point c’est tout. Il se promit d’être plus malin la prochaine fois… s’il y en avait une. Assis tout seul dans la pénombre, éclairé par la lueur cendrée de la lune invisible qui se déversait sur les buissons, il se dit que son sort était scellé. Les créatures que le dragon avait effarouchées convergeaient à nouveau sur lui. Si elles prenaient soin d’éviter sa masse immergée, elles n’en avaient pas moins accès au précaire refuge de Tim et il ne faisait nul doute que celui-ci était la cible qu’elles visaient. Seul espoir à ses yeux : qu’il s’agisse de poissons, incapables de sortir de l’eau sans suffoquer. Mais il savait que des créatures aussi volumineuses que le semblaient celles-ci, et nageant dans des hauts-fonds qui plus est, étaient sûrement capables d’évoluer à l’air libre.

Il les regarda décrire des cercles autour de lui et se dit : Elles rassemblent leur courage avant de m’attaquer.

La mort était proche et il le savait, mais il n’avait que onze ans et il était affamé. Il attrapa sa miche de pain, vit qu’elle n’était pas totalement mouillée et en mangea quelques bouchées. Puis il la posa de côté pour examiner le pistolet à quatre canons, dans la mesure où le lui permettaient le faible éclat de la lune et son reflet sur l’eau. Apparemment, son arme était sèche. Ainsi d’ailleurs que ses munitions, et il eut une idée pour les protéger de l’humidité. Il ouvrit un trou dans la miche de pain et y glissa ses balles de rechange, puis le reboucha et posa la miche près du sac. Il espérait que celui-ci sécherait, mais rien n’était moins sûr. L’air était fort humide et…

Et voilà que deux des créatures fonçaient droit sur son îlot. Tim se leva d’un bond et hurla la première chose qui lui passa par la tête :

— Vous n’avez pas intérêt ! Vous n’avez pas intérêt, goujats ! Il y a un pistolero ici, un authentique fils de Gilead et de l’Eld, alors vous n’avez pas intérêt !

Ces bestioles, dont la cervelle devait être aussi grosse qu’un petit pois, ne comprenaient sûrement pas ce qu’il disait — et s’en fichaient dans le cas contraire —, mais le simple son de sa voix les effraya et elles s’égaillèrent.

Ne réveille pas le dragon qui dort, se dit-il. Il pourrait te rôtir pour avoir un peu de calme.

Mais avait-il vraiment le choix ?

Lorsque les créatures firent une nouvelle tentative, le petit garçon ajouta à ses cris des claquements de mains. S’il y avait eu un arbre creux à proximité, il aurait tapé dessus de toutes ses forces, et que Na’ar emporte le dragon. Dans le pire des cas, il préférait périr brûlé par son souffle que broyé par les mâchoires de ces horreurs aquatiques. Ça irait plus vite.

Il se demanda si le Collecteur se trouvait dans les parages pour assister au spectacle. Pas tout à fait, décida-t-il. Certes, il ne devait pas en perdre une miette, mais jamais il n’aurait crotté ses bottes dans ce marécage puant. Sans doute était-il installé bien au sec, les yeux rivés à sa bassine d’argent, Armaneeta tournant autour de sa tête. Voire assise sur son épaule, son petit menton posé dans sa jolie menotte.


Lorsqu’une aube grisâtre commença à poindre au-dessus des arbres (des monstruosités aux branches noueuses et festonnées de mousse comme Tim n’en avait jamais vu), son îlot était cerné par deux douzaines de formes immergées. La plus petite mesurait dix pieds de long et nombre d’entre elles étaient bien plus grandes. Il avait beau taper des mains, ça ne servait plus à rien. Elles ne tarderaient pas à attaquer.

Par-dessus le marché, la lumière du jour, si faible soit-elle, lui permettait de voir que sa mort et sa dévoration se feraient en public. Il ne parvenait pas encore à distinguer les visages des spectateurs, ce dont il se félicitait. Leurs silhouettes contrefaites étaient déjà assez horribles. Ils avaient pris place sur l’îlot le plus proche, à quelque soixante-dix yards de là. Il en comptait une demi-douzaine, mais ils devaient être plus nombreux. C’était difficile à dire dans la pénombre. Ils avaient les épaules voûtées, la tête tendue vers lui. Les guenilles vêtant leur corps indistinct pouvaient tout aussi bien être des paquets de mousse comme ceux qui ornaient les arbres alentour. On aurait dit des hommes de boue surgis de la glèbe du marais pour assister à sa mise à mort.

Quelle importance ? Qu’ils me regardent ou non, je suis perdu de toute façon.

L’une des créatures qui tournaient autour de l’îlot fonça soudain vers celui-ci, propulsée par sa queue puissante, et sa tête de monstre préhistorique émergea des eaux, fendue par une gueule carnassière qui semblait ne vouloir faire de lui qu’une bouchée. L’îlot frémit sous le choc lorsqu’elle frappa sa berge. Quelques-uns des hommes de boue poussèrent des petits cris. Tim pensa aux villageois réunis un sixième jour pour assister à une partie de Points.

Cette idée le mit tellement en rage que toute terreur le quitta. Il n’était plus habité que par une fureur glacée. Ces monstres allaient ils le dévorer ? Rien ne lui semblait plus certain. Mais si la pétoire que lui avait donnée la Veuve n’était pas trop mouillée, il allait veiller à ce que le premier d’entre eux paie chèrement son petit déjeuner.

Et si elle refuse de tirer, je m’en servirai comme d’un gourdin pour taper sur cette saleté jusqu’à ce qu’elle m’arrache le bras.

La chose sortait de l’eau en rampant, et les griffes de ses pattes antérieures courtaudes déchiraient les herbes comme les roseaux, laissant dans leur sillage des entailles noires qui se remplissaient d’eau. Sa queue — d’un vert tirant sur le noir, mais aussi blanche qu’un cadavre en dessous — battait furieusement les eaux, projetant des gerbes de boue dans toutes les directions. Son groin était surmonté d’une grappe d’yeux globuleux et palpitants. Ils étaient tous fixés sur Tim. Ses puissantes mâchoires claquèrent ; ses crocs firent un bruit évoquant une meule de pierre.

Sur l’îlot le plus proche — à soixante-dix yards ou à mille roues de là, peu importe —, les hommes de boue semblaient encourager la bête.

Tim ouvrit son sac. Ses mains ne tremblaient pas, ses doigts étaient souples et précis, et pourtant le monstre achevait de monter sur l’îlot et trois pieds à peine séparaient ses mâchoires cliquetantes des bottes trempées du petit garçon.

Il releva l’un des percuteurs, comme la Veuve le lui avait montré, posa son index sur la détente et mit un genou à terre. À présent, il se trouvait au même niveau que la créature qui approchait. Il sentit son haleine aux relents de charogne, entrevit les profondeurs roses de son gosier palpitant. Mais il souriait. Il sentit ses lèvres s’étirer et en fut ravi. C’était une bonne chose que de sourire à la fin de sa vie, ça oui. Si seulement il avait eu le Collecteur en face de lui, avec sa traîtresse de fée verte sur l’épaule.

— Voyons ce que tu vas dire de ça, goujat, murmura Tim, et il pressa la détente.

Il y eut un bruit si fort qu’il crut que le pistolet lui avait explosé entre les mains. Mais ce n’était pas lui, c’était la hideuse grappe d’yeux du monstre qui s’était désintégrée. Il en jaillit un ichor rouge et noir. Poussant un rugissement de douleur, la créature tomba en arrière sur sa queue. Ses petites pattes antérieures battirent l’air. Elle plongea, se convulsa, puis se retrouva flottant sur le dos, exhibant son ventre blanc. Un nuage rouge colora les flots autour de son crâne en partie immergé. Son sourire carnassier avait viré au rictus cadavérique. Sur les branches, les oiseaux réveillés par le coup de feu se mirent à piailler.

Toujours enveloppé de froideur (et toujours souriant, bien qu’il n’en ait pas conscience), Tim ouvrit le canon de son arme et en ôta la douille qu’il venait de tirer. Elle était chaude et encore fumante. Puis il s’empara du pain, mordit dedans et glissa une nouvelle balle dans la chambre vide. Il referma le canon et cracha sa bouchée de pain, qui avait un goût un rien huileux.

Venez-y ! hurla-t-il aux autres reptiles, qui s’agitaient dans tous les sens (il remarqua au passage que le dragon avait disparu). Venez prendre votre ration !

Il ne parlait pas ainsi par bravade. Il voulait que les créatures remontent à l’assaut. Nul objet — pas même la hache de son père, toujours passée à sa ceinture — ne lui avait jamais semblé plus divinement juste que le pistolet qu’il tenait dans sa main gauche.

Lui parvint alors un bruit qu’il ne put tout d’abord identifier, non pas du fait de son étrangeté, mais plutôt de sa totale incongruité. Les hommes de boue l’applaudissaient.

Lorsqu’il se tourna pour leur faire face, brandissant toujours son arme fumante, ils tombèrent à genoux, portèrent le poing à leur front et éructèrent le seul mot qu’ils paraissaient capables de prononcer. Ce mot n’était autre que aïle, l’un des rares à avoir le même sens dans le Haut Parler et le Bas Langage, ce mot que les Manni appelaient le fin-Gan, c’est-à-dire le premier mot ; celui-là même qui avait fait tourner le monde.

Est-il possible…

Tim Ross, fils de Jack, cessa de fixer les hommes de boue agenouillés sur la berge pour considérer l’arme antique (mais redoutable) qu’il tenait à la main.

Est-il possible qu’ils me prennent…

C’était fort possible, en effet. C’était même probable.

Les habitants du Fagonard le prenaient pour un pistolero.


L’espace de quelques instants, il resta paralysé d’étonnement. Il regarda les hommes de boue depuis l’îlot où il avait défendu sa vie (et risquait toujours de la perdre) ; ils étaient à genoux sur le sol boueux, à soixante-dix yards de là, le poing sur le front et les yeux braqués sur lui.

Puis, revenant à un semblant de raison, Tim comprit qu’il devait profiter de leur vénération pendant qu’il en était encore temps. Il fouilla sa mémoire en quête des histoires que lui racontaient jadis sa mama et son pa, et de celles que la Veuve Smack lisait dans ses chers livres pour le bonheur de ses élèves. Aucune d’elles ne semblait correspondre à sa situation présente, mais il finit par se rappeler un conte qu’il tenait de Harry l’Écharde, un vieux bonhomme qui travaillait à la scierie à temps partiel. C’était un type à moitié idiot, qui pointait parfois son index sur vous et faisait semblant de tirer, et se lançait alors dans des discours en Haut Parler — du moins le prétendait-il. Il n’aimait rien tant que d’évoquer les hommes de Gilead qui partaient en quête armés de leurs revolvers.

Oh ! Harry, j’espère que c’est le ka qui a voulu que je sois là le jour où tu nous as raconté cette histoire pendant la pause.

— Aïle, serfs ! cria-t-il aux hommes de boue. Je vous vois très bien ! Levez-vous, pour aimer et servir !

Durant un long moment, il ne se passa rien. Puis ils se levèrent et le fixèrent de leurs yeux enfoncés dans leurs orbites, où se lisait une profonde fatigue. Leurs bouches béantes traduisaient l’émerveillement qui s’était emparé d’eux. Tim vit que certains étaient armés d’un arc grossier ; d’autres avaient un gourdin passé à une liane faisant office de ceinture.

Qu’est-ce que je leur dis maintenant ?

Parfois, il convenait de s’en tenir à la vérité toute nue.

Faites-moi sortir de ce putain d’îlot ! hurla-t-il.


Les hommes de boue le regardèrent un moment sans comprendre. Puis ils se regroupèrent pour se lancer dans une palabre à base de grognements, de cliquetis et de grondements inquiétants. Alors que Tim commençait à craindre que cette conférence n’en finisse jamais, plusieurs d’entre eux partirent à toutes jambes. Le plus grand se tourna vers lui et lui présenta ses deux mains. C’étaient bien des mains, même si elles comptaient un peu trop de doigts et que leurs paumes étaient recouvertes d’une mousse verte. La signification de ce geste était évidente : Patience.

Tim opina du chef, s’assit sur son îlot (comme Lady Muffin sur son gâteau, songea-t-il) et décida de finir sa miche de pain. Il guettait le retour des créatures nageant dans les flots et ne lâchait pas sa pétoire. Mouches et autres insectes l’avaient repéré et ne cessaient de se poser sur sa peau pour en savourer la sueur. Si ça continuait comme ça, il serait obligé de piquer une tête dans l’eau afin d’échapper à ces pestes trop rapides pour qu’il arrive à les écraser. Mais qui aurait su dire ce qui rôdait dans cette bouillasse et rampait sur son fond vaseux ?

Comme il avalait sa dernière bouchée de pain, un battement sourd résonna dans le marécage envahi par la brume matinale, semant la panique parmi les oiseaux. Certains de ceux qui prenaient leur envol alentour étaient d’une belle taille, pourvus d’un plumage rose vif et de longues pattes grêles sur lesquelles ils couraient pour prendre leur élan. Leurs ululements suraigus évoquaient des rires d’enfants frappés de démence.

Quelqu’un tape sur un tronc d’arbre creux, comme je voulais le faire il y a peu. Cette idée le fit sourire.

Le bruit se prolongea pendant cinq minutes puis cessa abruptement. Les goujats sur leur île se tournèrent dans la direction dont Tim était venu — un Tim bien plus jeune, un Tim rieur qui suivait sans souci une méchante fée du nom d’Armaneeta. Les hommes de boue se mirent une main en visière pour se protéger du soleil qui montait au-dessus des frondaisons et dissipait la brume à toute vitesse. La journée s’annonçait anormalement chaude.

Tim entendit un clapotis et, peu après, vit un étrange bateau mal fichu émerger d’un banc de brume. Fait de bric et de broc à partir de bois flotté, il avait un faible tirant d’eau et traînait derrière lui des paquets d’algues et de mousse. Il possédait un mât, mais pas de voile ; en son sommet, en guise de vigie, on trouvait une tête de sanglier entourée d’un halo de mouches bourdonnantes. Quatre habitants du marais y maniaient des rames taillées dans du bois de couleur orange que Tim ne put identifier. Un cinquième se tenait à la proue, coiffé d’un haut-de-forme en soie noire décoré d’un ruban rouge qui lui descendait sur l’épaule. Il scrutait les eaux devant lui, faisant signe de virer tantôt à gauche, tantôt à droite. Les rameurs suivaient ses indications avec une efficacité dénotant une longue habitude, faisant sinuer leur embarcation entre les îlots flottants qui avaient conduit Tim à sa présente situation.

Lorsque le bateau approcha des eaux noires d’où avait émergé le dragon, le timonier se pencha pour ramasser, non sans effort, un objet assez lourd. Il s’agissait de la carcasse sanguinolente d’un sanglier, sans doute celui-là même dont la tête décorait à présent le mât. Sans prendre garde au sang qui lui maculait la peau et les vêtements, il la serra contre lui tout en scrutant l’eau alentour. Puis il poussa un petit cri aigu, que suivit une série de clics. L’équipage leva les rames. Le bateau continuait de glisser vers l’îlot de Tim, mais le timonier n’y prenait garde ; il gardait les yeux rivés aux eaux noires.

Dans un silence bien plus choquant qu’un bruit d’éclaboussures, une gigantesque serre sortit des eaux, ses griffes à demi refermées. Sai Timonier déposa la carcasse sanglante au creux de cette main tendue, aussi délicatement qu’une mère déposant son bébé endormi dans un berceau. Les griffes se refermèrent autour de la viande, la pressant pour en faire couler quelques gouttes de sang qui plurent sur l’eau. Puis, aussi silencieusement qu’elle était apparue, la serre disparut en emportant l’offrande.

Maintenant, tu sais comment on apaise un dragon, se dit Tim. Il songea qu’il amassait une prodigieuse quantité de récits qui ne manqueraient pas de fasciner non seulement Harry l’Écharde, mais aussi tout le village de L’Arbre. À condition qu’il reste vivant pour les raconter.


Le chaland mal fichu buta sur la berge. Les rameurs baissèrent la tête et portèrent le poing à leur front. Timonier les imita. Lorsqu’il fit signe à Tim de monter à bord, de longs filaments verts et bruns frémirent sur son bras grêle. D’autres étaient accrochés à ses joues et à son menton. Jusqu’à ses narines qui semblaient encombrées de matière végétale, l’obligeant à respirer par la bouche.

Ce ne sont pas des hommes de boue, se dit Tim en gagnant l’embarcation. Ce sont des hommes plantes. Des mutés qui feront un jour partie du marécage où ils demeurent.

— Je vous dis grand merci, déclara Tim à Timonier, et il porta à son tour le poing à son front.

— Aïle ! répondit Timonier.

Il lui adressa un large sourire. Les quelques dents qu’il possédait étaient vertes, mais son sourire n’en était pas moins charmant.

— Heureuse rencontre que la nôtre, reprit Tim.

— Aïle ! répéta Timonier, et tous reprirent ce salut, le faisant résonner dans le marais : Aïle ! Aïle ! Aïle !


Sur le rivage (si l’on pouvait ainsi qualifier un sol mouvant d’où l’eau suintait à chaque pas), la tribu se rassembla autour de Tim. Il en émanait une forte odeur de glèbe. Tim garda son pistolet à la main, non pour leur tirer dessus ou seulement les menacer, mais parce qu’ils étaient avides de le voir. Si l’un d’eux avait osé le toucher, il se serait empressé de le ranger dans le sac, mais aucun ne le fit. Ils ne cessaient de gesticuler, de grogner et de piailler, mais ils semblaient incapables de prononcer la moindre parole, à l’exception du mot aïle. Cependant, lorsque Tim s’adressait à eux, il avait l’impression d’être compris.

Il en compta au moins seize, rien que des hommes et rien que des mutés. Outre les végétaux, certains hébergeaient des fongus qui ressemblaient aux champignons de souche que Tim avait parfois remarqués sur le bois de florus à la scierie. Il vit aussi quantité de cloques et de furoncles suppurants. Une quasi-certitude l’envahit : peut-être y avait-il aussi des femmes dans le marais, mais jamais elles n’auraient d’enfants. Cette tribu se mourait. Bientôt, le Fagonard l’engloutirait comme le dragon femelle avait digéré son offrande. Mais, en attendant, ces hommes le regardaient d’une façon qui lui rappela ses journées à la scierie. C’était ainsi que les ouvriers débutants regardaient le contremaître lorsqu’ils avaient achevé leur tâche et attendaient qu’il leur en assigne une autre.

Les membres de la tribu le prenaient pour un pistolero — ce qui, étant donné son âge, était franchement ridicule — et ils étaient à ses ordres, du moins pour le moment. Sauf que Tim n’avait jamais été un chef et ne s’était jamais imaginé dans ce rôle. Que désirait-il au juste ? S’il leur demandait de le conduire à la lisière sud du marécage, ils le feraient ; aucun doute là-dessus. De là, il pensait pouvoir retrouver son chemin et regagner la Piste du Bois de Fer et, après, le village de L’Arbre.

Chez lui.

C’était la solution la plus raisonnable et il le savait. Mais quand il serait rentré à la maison, sa mère serait toujours aveugle. Même si on capturait le Grand Kells, cela n’y changerait rien. Il aurait couru tous ces risques en vain. Pis encore, le Collecteur le regarderait rentrer la queue basse dans sa bassine magique. Comme il se moquerait de lui ! Et cette punaise de fée perchée sur son épaule rirait elle aussi à gorge déployée.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, il se rappela ce que disait la Veuve Smack en des temps plus cléments, lorsqu’il n’était qu’un jeune écolier soucieux de faire ses devoirs avant que son pa ne soit rentré des bois : La seule question stupide, mes goujats, c’est celle que vous ne posez pas.

S’exprimant lentement (et sans trop d’espoir), il dit :

— Je suis en quête de Maerlyn, un puissant magicien. On m’a dit qu’il avait une maison dans la Forêt sans Fin, mais celui qui m’a dit cela était…

Un salopard. Un menteur. Un cruel félon qui se divertit en bernant les enfants.

— … indigne de confiance. Hommes du Fagonard, avez-vous ouï dire de ce Maerlyn ? Peut-être porte-t-il un grand chapeau de la couleur du soleil.

Il s’attendait à les voir secouer la tête en signe d’incompréhension. Mais ils s’éloignèrent de lui pour former le cercle et palabrer entre eux. Cela dura une dizaine de minutes, au cours desquelles les esprits s’échauffèrent parfois. Puis ils revinrent auprès de Tim. Le timonier s’avança vers lui, poussé par des mains difformes aux doigts couverts de plaies. C’était un homme plutôt costaud et large d’épaules. S’il n’avait pas grandi au sein des miasmes et de l’humidité du Fagonard, peut-être aurait-il été beau gars. Ses yeux luisaient d’intelligence. Sur son torse, au-dessus du sein droit, une énorme pustule infectée frémissait et palpitait comme si elle abritait un dangereux parasite.

Il leva un doigt et Tim reconnut aussitôt ce geste : c’était ainsi que la Veuve Smack ordonnait : Fais bien attention. Il acquiesça et pointa sur ses yeux l’index et le majeur de sa main droite — celle qui ne tenait pas l’arme —, ainsi que la Veuve le leur avait appris.

Timonier — ce devait être le meilleur mime de la tribu, supposa Tim — hocha la tête à son tour, puis agita la main sous son menton que se disputaient des poils crasseux et des herbes folles.

Tim sentit son cœur battre plus fort.

— Une barbe ? Oui, il a une barbe !

Puis Timonier leva la main au-dessus de sa tête, serrant peu à peu le poing pour suggérer un chapeau pointu.

— Oui, c’est bien lui ! dit Tim en éclatant de rire.

Timonier sourit, mais son sourire était un peu forcé. Les autres membres de la tribu se mirent à pépier et à caqueter. Timonier leur intima de se taire puis se retourna vers Tim. Avant qu’il ait pu reprendre sa pantomime, la pustule sur son torse éclata dans un jaillissement de pus et de sang. Il en sortit une araignée grosse comme un œuf de rouge-gorge. Timonier l’attrapa, l’écrasa et la jeta. Puis, sous les yeux fascinés et horrifiés de Tim, il écarta d’une main les lèvres de la plaie. Lorsqu’il l’eut bien ouverte, il en extirpa une masse visqueuse d’œufs animés d’une douce palpitation. Il jeta ceux-ci d’un geste machinal, s’en débarrassant comme on se débarrasse d’un peu de morve quand on vient d’éternuer par un matin frisquet. Aucun de ses congénères ne prêta à ses actes une attention particulière. Ils attendaient que le spectacle reprenne.

Une fois le problème réglé, Timonier se laissa choir à quatre pattes et fit une série de bonds de prédateur tout en grondant de tout son cœur. Il s’interrompit pour se tourner vers Tim, qui secoua la tête. Son ventre le tourmentait et il fit de son mieux pour le dompter. Ces gens venaient de lui sauver la vie et il serait impoli de vomir devant eux.

— Je ne comprends pas, sai. Je suis désolé.

Timonier se releva en haussant les épaules. Les herbes fixées à son torse étaient maintenant perlées de sang. Il recommença sa pantomime : une barbe, un chapeau pointu. Puis il se remit à quatre pattes et refit des petits bonds. Cette fois-ci, tous ses congénères l’imitèrent. Durant un moment, la tribu devint une meute de fauves dangereux, même si les rires et la bonne humeur gâchaient quelque peu l’illusion.

Tim secoua la tête une nouvelle fois, se sentant un peu bête.

Timonier semblait soucieux plutôt que guilleret. Il resta quelques instants immobile, les poings sur les hanches, le front rembruni, puis il fit signe à un de ses congénères de s’avancer. Ce dernier était un grand échalas, chauve et édenté. Tous deux palabrèrent longuement. Puis le grand échalas partit en courant, tanguant comme une chaloupe par gros temps tellement ses jambes étaient cagneuses. Timonier appela ensuite deux autres membres de la tribu. Après qu’il leur eut parlé, eux aussi s’en furent.

Puis Timonier recommença une troisième fois son imitation d’animal féroce. Lorsqu’il l’eut achevée, le regard qu’il adressa à Tim était quasiment suppliant.

— Un chien ? hasarda Tim.

Les hommes-plantes rirent aux éclats.

Timonier se releva et tapota l’épaule de Tim de sa main à six doigts, comme pour lui conseiller de ne pas s’en faire.

— Dites-moi une chose, demanda le petit garçon. Maerlyn… sai, il est bien réel ?

Timonier rumina cette question puis leva les bras au ciel d’un geste delah exagéré. N’importe quel habitant de L’Arbre aurait pu l’interpréter : Qui sait ?


Les deux hommes-plantes qui venaient de partir revinrent porteurs d’un panier de roseaux tressés muni d’une lanière de chanvre en guise d’anse. Ils le posèrent aux pieds de Timonier, se tournèrent vers Tim, le saluèrent puis reculèrent en souriant. Timonier s’accroupit et fit signe à Tim d’en faire autant.

Le petit garçon savait ce que contenait le panier avant même que Timonier l’ait ouvert. En sentant l’odeur de viande grillée, il dut s’essuyer les lèvres d’un revers de manche de peur de se mettre à saliver. Les deux hommes (ou leurs femmes, peut-être) avaient préparé l’équivalent fagonardien d’une gamelle de bûcheron. Des filets de porc accompagnés d’un légume en tranches ressemblant à de la courge. Le tout était enveloppé dans de minces feuilles vertes, comme pour confectionner des sortes de popkins. Il vit aussi des fraises et des myrtilles, dont la saison était passée depuis longtemps chez lui.

— Merci sai !

Tim se tapota la gorge à trois reprises. Tous rirent et l’imitèrent.

Le grand échalas revint lui aussi. Une outre d’eau était accrochée à son épaule. Il tenait à la main une bourse du plus beau cuir que Tim ait jamais vu. Il la donna à Timonier. Puis il tendit l’outre à Tim.

Tim ignorait qu’il était assoiffé jusqu’à ce qu’il sente le poids de l’outre et presse les paumes sur ses flancs rebondis. Il la déboucha avec les dents, la leva sur son coude comme le faisaient les hommes de son village et but à la régalade. Il s’attendait à une eau saumâtre (et peut-être grouillante de bestioles), mais elle était aussi douce, aussi fraîche que celle de leur source, entre la maison et la grange.

Les hommes-plantes l’applaudirent en riant. Il aperçut sur l’épaule d’Échalas une pustule prête à exploser et se sentit soulagé lorsque Timonier attira son attention sur autre chose.

C’était la bourse. Une espèce de couture métallique la barrait en son milieu. Lorsque Timonier tira sur une languette qui y était fixée, la bourse s’ouvrit comme par magie.

À l’intérieur se trouvait un disque de métal de la taille d’une soucoupe. Une de ses faces était couverte de signes indéchiffrables. En dessous, il y avait trois boutons. Timonier appuya sur l’un d’eux et une tige jaillit du disque dans un vrombissement aigu. Les hommes plantes, qui s’étaient massés autour d’eux, rirent et applaudirent. De toute évidence, ils s’amusaient comme des fous. Tim, à présent que sa soif était étanchée et qu’il avait les pieds sur la terre ferme (ou du moins sur un sol plus ou moins stable), décida de prendre un peu de bon temps, lui aussi.

— Cela vient-il des Anciens, sai ?

Timonier opina.

— Dans mon village, on dit que de telles choses sont dangereuses.

Timonier ne sembla pas comprendre cette remarque, et ses congénères pas davantage à en juger par leur expression. Puis il éclata de rire et, d’un geste large, embrassa tout ce qui l’entourait : le ciel, l’eau, la surface spongieuse sur laquelle ils se tenaient. Comme pour lui faire comprendre que tout était dangereux.

Et dans ce coin, c’est probablement vrai, se dit Tim.

Timonier tapa de l’index sur le torse de Tim puis haussa les épaules comme pour s’excuser : Un peu d’attention, s’il vous plaît.

— D’accord, dit-il. Je regarde.

Et il pointa son index et son majeur sur ses yeux, ce qui déclencha l’hilarité générale, comme s’il venait d’en raconter une bien bonne.

Timonier appuya sur le deuxième bouton. Le disque émit un bip, suscitant un murmure appréciatif dans l’assistance. Une lueur rouge baigna les trois boutons. Timonier tourna lentement sur lui-même, brandissant le disque de métal comme une offrande. Alors qu’il avait décrit les trois quarts d’un cercle, l’appareil émit un nouveau bip et la lueur rouge vira au vert. Timonier tendit un index herbu dans la direction que désignait le disque. Pour ce que Tim pouvait en intuiter, compte tenu de la position incertaine du soleil, il s’agissait du nord. Timonier lui demanda d’un regard s’il avait bien compris. La réponse était oui, sauf qu’il y avait un problème.

— Il y a de l’eau par là-bas. Je sais nager, mais…

Il ouvrit la bouche, fit semblant de mordre et désigna l’îlot flottant où il avait failli servir de petit déjeuner à une créature écailleuse. Tous les hommes-plantes s’esclaffèrent, et Timonier lui-même faillit tomber à terre à force de se tenir les côtes.

Ouair, très drôle, j’ai failli être dévoré vivant.

Lorsqu’il fut parvenu à se calmer, Timonier se redressa et lui désigna le bateau en bois flotté.

— Oh, fit Tim. J’avais oublié.

On avait connu des pistoleros plus futés.


Timonier fit monter Tim, puis prit place au pied du mât, comme il en avait apparemment l’habitude. Les rameurs s’installèrent. On chargea les réserves d’eau et de nourriture ; Tim avait rangé dans le sac de la Veuve la bourse contenant la boussole (si c’en était bien une). Il passa le pistolet à sa ceinture, côté gauche, comme pour équilibrer la hache passée côté droit.

On échangea quantité de aïle de part et d’autre, puis l’Échalas — qui était sans doute le Chef, même si Timonier avait fait office de porte-parole — s’approcha. Planté sur la berge, il fixa Tim d’un air solennel. Il pointa les doigts sur ses yeux : Fais attention.

— Je vous vois très bien.

Et c’était la vérité, bien qu’il ait les paupières lourdes. Il ne se rappelait plus quand il avait dormi pour la dernière fois. Pas cette nuit, en tout cas.

Le Chef secoua la tête, pointa à nouveau deux doigts sur ses yeux — avec plus d’insistance — et Tim crut percevoir un murmure dans les profondeurs de son esprit (voire de son âme, ce minuscule éclat étincelant de ka). Pour la première fois, il songea que ce n’étaient peut-être pas ses paroles que comprenaient les habitants du marais.

— Prends garde ?

Le Chef acquiesça ; les autres murmurèrent leur assentiment. Il n’y avait plus aucune trace de joie ni d’hilarité sur leurs visages ; le chagrin les faisait ressembler à de petits enfants.

— Prendre garde à quoi ?

Le Chef se mit à quatre pattes et tourna sur lui-même de plus en plus vite. Plutôt que des grondements, il émit cette fois-ci une série de jappements. De temps à autre, il se figeait pour tourner la tête dans la direction qu’avait indiquée le disque, c’est-à-dire le nord, et ses narines encombrées de végétaux frémissaient comme s’il humait l’air. Puis il se leva et tourna vers Tim des yeux interrogateurs.

— D’accord, dit Tim.

Il ignorait ce que le Chef voulait lui faire comprendre — et pourquoi ils avaient tous une mine si sinistre —, mais il n’oublierait pas cet avertissement. Et si jamais il apercevait le danger contre lequel on venait de le prévenir, il ne manquerait pas de le reconnaître. Et il s’efforcerait de le comprendre.

Sai, entendez-vous mes pensées ?

Le Chef acquiesça. Tous l’imitèrent.

— Alors vous savez que je ne suis pas un pistolero. Je voulais seulement me donner du courage.

Le Chef secoua la tête et sourit, comme si ce n’était pas grave. Il lui intima d’un geste de faire attention puis passa les bras autour de son torse criblé de pustules et se mit à frissonner. Tous les autres l’imitèrent — y compris Timonier et les rameurs. Quelques instants plus tard, le Chef se laissa choir sur le sol (qui ploya sous son poids). Les autres l’imitèrent à nouveau. Stupéfait, Tim fixa tous ces corps étendus. Puis le Chef se releva. Plongea son regard dans celui du petit garçon. Il voulait savoir s’il avait compris, et Tim n’avait que trop bien compris, hélas.

— Est-ce que vous voulez dire…

Il fut incapable de finir sa phrase, du moins à voix haute. C’était trop horrible.

(Est-ce que vous voulez dire que vous allez tous mourir ?)

Lentement, tout en le fixant d’un air grave — mais en lui souriant cependant —, le Chef acquiesça. Alors Tim prouva une bonne fois pour toutes qu’il n’avait rien d’un pistolero. Il se mit à pleurer.


Timonier propulsa le bateau d’un coup de perche. Les rameurs de bâbord le firent virer et, une fois gagnés les bas-fonds, ils se mirent tous à souquer. Assis à la poupe, Tim ouvrit le panier à provisions. Il mangea peu, car si son ventre était affamé, son esprit avait perdu beaucoup de son appétit. Lorsqu’il fit mine de passer le panier aux rameurs, ceux-ci déclinèrent en souriant. L’eau était lisse, le rythme des rames lénifiant, et il ne tarda pas à fermer les yeux. Il rêva que sa mère le réveillait sans ménagement, lui annonçant que le soleil venait de se lever et que s’il traînait au lit, il ne pourrait pas aider son pa à seller les mules.

Il est vivant, c’est vrai ? demanda-t-il, et cette question était si absurde que Nell éclata de rire.


Quelqu’un le réveillait, pas d’erreur, mais ce n’était pas sa mère. En ouvrant les yeux, il découvrit Timonier penché sur lui, dégageant une odeur si puissante, mi-sueur, mi-compost, qu’il ravala un haut-le cœur. Et le soleil était levé depuis longtemps. En fait, il avait traversé le ciel et son éclat rouge perçait derrière une rangée d’arbres contrefaits qui poussaient dans l’eau. S’il ignorait le nom qu’on leur donnait, il reconnut sans peine ceux qui se dressaient sur le talus surplombant le rivage que le bateau des marais venait d’aborder. C’étaient des arbres de fer et ils étaient gigantesques. Une profusion de fleurs orange et or poussaient à leur pied et Tim imagina sa mère ravie de leur beauté, avant de se rappeler qu’elle ne pouvait plus les voir désormais.

Ils avaient traversé le Fagonard. Devant eux s’ouvrait le cœur de la forêt.

Timonier l’aida à descendre de bateau, et deux des rameurs lui passèrent l’outre et le panier à provisions. Lorsqu’il eut sa gunna à ses pieds — sur un sol qui n’avait plus rien de mouvant —, Timonier lui fit signe d’ouvrir le sac de la Veuve. Une fois que Tim se fut exécuté, Timonier émit un bip qui fit glousser tout son équipage.

Tim attrapa la bourse de cuir qui contenait le disque de métal et voulut la rendre à l’homme-plante. Mais celui-ci fit non de la tête et le désigna du doigt. Ce geste était des plus clair. Tim tira sur la languette et attrapa l’appareil. Il était étonnamment lourd étant donné sa minceur, et fort doux au toucher.

Je ne dois surtout pas le perdre, se dit-il. Je reviendrai ici pour le leur rendre, comme je le ferais avec un plat ou un outil que j’aurais emprunté à un voisin. Et dans l’état où il était quand on me l’a prêté. Si je fais ça, je les retrouverai sains et saufs.

Ils l’observaient avec attention pour s’assurer qu’il se rappelait le maniement de l’appareil. Tim pressa le bouton qui faisait jaillir la tige puis celui qui déclenchait le bip et la lueur rouge. Cette fois-ci, personne ne riait ; cette fois-ci, c’était du sérieux, peut-être même une question de vie ou de mort. Tim tourna lentement sur lui-même et, lorsqu’il fit face à un sentier filant entre les arbres — un vestige de sentier, pour être précis —, la lueur rouge vira au vert et il entendit un second bip.

— Toujours au nord, dit-il. Il continue d’indiquer le chemin pendant la nuit, n’est-ce pas ? Et si les arbres empêchent de voir le Vieil Astre et la Vieille Mère ?

Timonier acquiesça, lui donna une tape sur l’épaule… et se pencha pour lui déposer un gentil baiser sur la joue. Puis il recula en hâte, étonné de sa propre témérité.

— Ce n’est rien, lui dit Tim. Tout va bien.

Timonier mit un genou à terre. Les autres, qui étaient descendus de bateau, l’imitèrent. Tous portèrent leur poing à leur front et s’écrièrent :

Aïle !

Tim refoula ses larmes.

— Levez-vous, serfs… si c’est ce que vous pensez être. Levez-vous, avec mon amour et ma reconnaissance.

Ils obéirent et rembarquèrent en hâte.

Tim leva le disque métallique.

— Je vous le rapporterai ! Dans l’état où je l’ai pris ! Je vous le promets !

Lentement — mais sans cesser de sourire, ce qui était plus triste encore —, Timonier fit non de la tête. Après avoir gratifié le petit garçon d’un ultime regard plein d’affection, il donna un coup de perche pour s’éloigner de la terre ferme et regagner ce domaine instable qu’était le Fagonard. Tim regarda le bateau voguer doucement vers le sud. Lorsque les rameurs levèrent leurs rames pour le saluer, il leur répondit par un geste de la main. Il resta là jusqu’à ce que l’embarcation devienne à une forme spectrale embrasée par le couchant, pleurant à chaudes larmes et résistant (non sans peine) à l’envie d’implorer son retour.

Lorsque le bateau eut disparu, il cala sa gunna contre son flanc, se tourna vers la direction indiquée par le disque et s’enfonça dans la forêt.


La nuit tomba. Bientôt, le clair de lune se réduisit à une lueur fugace et trompeuse… puis s’effaça tout à fait. Le sentier était toujours là, Tim n’en doutait pas, mais il était facile de s’en écarter. Les deux premières fois où cela lui arriva, il réussit à éviter de se cogner à un arbre, mais la troisième, il y échoua. Alors qu’il méditait sur Maerlyn et sur le caractère improbable de son existence, il emboutit un arbre de fer de plein fouet. Il ne laissa pas choir le disque argenté, mais le panier à provisions répandit son contenu sur le sol.

Et voilà ! je vais être obligé de me mettre à quatre pattes pour tout ramasser, et je vais sans doute y passer la nuit, sans être sûr de rien oublier, et…

— Voulez-vous de la lumière, voyageur ? demanda une voix féminine.

Plus tard, Tim se persuaderait qu’il avait poussé un cri de surprise — nous avons tous tendance à déformer nos souvenirs dans un sens qui nous est favorable —, mais la vérité était tout autre : il poussa un cri de terreur, lâcha le disque, se releva d’un bond et faillit prendre ses jambes à son cou (et tant pis s’il fonçait dans un arbre), mais son instinct de survie reprit le dessus. S’il s’enfuyait, sans doute ne retrouverait-il jamais les provisions qu’il avait fait tomber. Pas plus que le disque, qu’il avait promis de rendre intact à ses légitimes propriétaires.

C’était le disque qui avait parlé.

Ridicule — même une fée menue comme Armaneeta n’aurait pas pu rentrer dans un si petit objet… mais pas plus ridicule qu’un petit garçon s’aventurant tout seul dans la Forêt sans Fin en quête d’un magicien sans doute mort depuis des siècles. Et qui, même s’il était encore en vie, se trouvait sans doute à des milliers de roues de là, dans cette partie du monde où jamais la neige ne fondait.

Il chercha des yeux la lueur verte, sans succès. Le cœur battant à tout rompre, il tomba à genoux et fouilla autour de lui à tâtons, effleurant un paquet de popkins au porc, puis un paquet de baies (répandues sur le sol pour la plupart) et pour finir le panier à provisions… mais pas trace du disque.

— Par Nis, où êtes-vous ? cria-t-il en désespoir de cause.

— Ici, voyageur, dit la voix féminine.

Elle était d’un calme parfait. Et venait de sa gauche. Il se tourna vers elle, toujours à quatre pattes.

— Où ça ?

— Ici, voyageur.

— Continuez de parler, s’il vous plaît.

La voix le prit au pied de la lettre.

— Ici, voyageur. Ici, voyageur. Ici, voyageur.

Au bout d’un certain temps, sa main se referma sur le précieux artefact. En le retournant, il vit la lueur verte. Il le pressa contre son cœur, le visage en sueur. Jamais il n’avait été aussi terrifié, même lorsqu’il s’était retrouvé sur la tête du dragon. Et jamais il ne s’était senti aussi soulagé.

— Ici, voyageur. Ici, voyageur. Ici…

— Je vous tiens, dit-il, se sentant à la fois stupide et très malin. Vous pouvez… euh… vous pouvez vous taire maintenant.

Silence. Tim resta immobile pendant cinq bonnes minutes, écoutant la rumeur nocturne de la forêt — beaucoup moins menaçante que celle du marais — et reprenant peu à peu contenance. Puis il dit :

— Oui, sai, j’aimerais un peu de lumière.

Le disque émit le même vrombissement que lorsque la tige était apparue et, soudain, il en jaillit une lumière si vive que Tim en fut un instant ébloui. Les arbres réapparurent autour de lui et une créature, qui s’était approchée sans faire de bruit, poussa un glapissement et s’enfuit d’un bond. Il ne put la distinguer nettement, mais entrevit une fourrure soyeuse et — peut-être — une queue en tire-bouchon.

Une seconde tige saillait du disque. À sa pointe, une petite boule encapuchonnée émettait une lueur incandescente. On eût dit du phosphore qui ne se serait pas consumé. Tim ignorait comment un disque aussi plat pouvait abriter une tige et une boule, mais cela lui était égal. Une seule chose importait à ses yeux :

— Combien de temps ça va durer, ma dame ?

— Votre question manque de précision, voyageur. Veuillez la reformuler.

— Combien de temps va durer cette lumière ?

— La batterie est chargée à quatre-vingt-huit pour cent. Son espérance de vie est de soixante-dix ans, à deux ans près.

Soixante-dix ans. Ça devrait suffire.

Il entreprit de ramasser le contenu de sa gunna.


Grâce à la lumière éblouissante, le sentier était encore plus net qu’au bord du marécage, mais il montait suivant une pente assez forte et, à minuit venu (s’il était bien minuit, car Tim n’avait aucun moyen de le savoir), la fatigue finit par avoir raison de lui, en dépit de sa longue sieste à bord du bateau. Sans compter que la chaleur oppressante n’avait rien de reposant. Et l’outre et le panier lui semblaient de plus en plus lourds. Il s’assit, posa le disque près de lui, ouvrit le panier et mangea une popkin. Elle était délicieuse. Il envisagea d’en prendre une seconde puis se rappela qu’il ne savait pas combien de temps devaient durer ses rations. Par ailleurs, il se dit que l’éclat émanant de sa « boussole » risquait d’attirer les créatures rôdant dans les parages et que toutes n’étaient pas forcément amicales.

— Pouvez-vous éteindre la lumière, ma dame ?

Il n’était pas sûr qu’elle l’écouterait — durant les quatre ou cinq heures précédentes, il avait plusieurs fois tenté d’engager la conversation, sans succès —, mais la lumière s’éteignit, le plongeant dans les ténèbres. Et aussitôt il sentit des présences autour de lui — des sangliers, des loups, des vurts, voire des pookies —, et il dut se faire violence pour ne pas lui demander de rallumer.

En dépit de la chaleur torride, les arbres de fer semblaient savoir que c’était la Pleine Terre, et il en était tombé une masse de flocons qui recouvraient les fleurs poussant à leur pied. Tim ramassa de quoi se confectionner un matelas et s’allongea dessus.

Je suis devenu jippa, se dit-il — dans le village de L’Arbre, ce terme désignait les gens qui avaient perdu l’esprit. Sauf qu’il ne se sentait pas jippa. Il se sentait repu et comblé, tout en continuant à se faire du souci pour les hommes du Fagonard.

— Je vais dormir, dit-il. Pouvez-vous me réveiller en cas de besoin, sai ?

La réponse qu’elle lui donna était incompréhensible :

— Directive numéro Dix-neuf.

C’est le nombre qui suit dix-huit et précède vingt, songea Tim en fermant les yeux. Il s’endormit aussitôt. Non sans envisager de poser une autre question à la voix désincarnée : Avez-vous parlé au peuple du marais ? Mais il n’en eut pas le temps.

Au cœur de la nuit, la Forêt sans Fin s’anima autour de Tim Ross, se peuplant de petits animaux rampants. À l’intérieur du système sophistiqué baptisé Module de guidage portable DARIA, North Central Positronics NCP-1436345-AN, le fantôme dans la machine repéra ces créatures sans toutefois les juger dangereuses. Tim continua de dormir.

Les trokens ils étaient six — formèrent un demi-cercle autour du petit garçon. Ils le fixèrent un moment de leurs étranges yeux cerclés d’or, puis ils se tournèrent vers le nord et levèrent leur museau vers le ciel.

Au-dessus des confins septentrionaux de l’Entre-Deux-Mondes, là où la neige est éternelle et où jamais ne vient la Nouvelle Terre, un grand tourbillon se formait, avalant un air trop chaud qui venait des régions australes. Lorsqu’il commença à souffler ainsi qu’une forge, il absorba une piche d’air froid et se mit à tourner de plus en plus vite, créant une pompe d’énergie qui s’alimentait elle-même. Bientôt, son pourtour effleura le Sentier du Rayon, que le Module de guidage DARIA captait par émission électronique et que Tim Ross percevait comme un vague sentier à travers bois.

Le Rayon goûta la tempête, la trouva bonne et l’avala. Bientôt, le coup de givre se déplaça vers le sud le long du Sentier du Rayon, lentement tout d’abord, puis de plus en plus vite.


Le chant d’un oiseau réveilla Tim, qui se redressa en se frottant les yeux. L’espace d’un instant, il se demanda où il se trouvait, mais le panier posé près de lui et le soleil dans les frondaisons des arbres de fer alentour lui rafraîchirent la mémoire. Il se leva, voulut s’isoler pour faire ses besoins matinaux, puis se ravisa. Il aperçut plusieurs crottes autour de sa couche de fortune et se demanda quelles sortes de bestioles étaient venues lui rendre visite durant la nuit.

Elles étaient plus petites que des loups, en tout cas, se dit-il. Il faudra que je me contente de cela.

Il baissa sa culotte dans un coin tranquille. Cela fait, il ferma le panier (constatant avec quelque surprise que ses visiteurs nocturnes ne l’avaient pas vidé), but une gorgée d’eau et ramassa le disque argenté. Ses yeux se posèrent sur le troisième bouton. La voix de la Veuve Smack résonna dans son crâne, lui ordonnant de ne pas y toucher, surtout pas, mais il décida que ce conseil était malvenu. S’il avait écouté tous les conseils qu’on lui avait dispensés, il n’en serait pas là. Certes, sa mère n’aurait peut-être pas perdu la vue… mais le Grand Kells serait toujours son beaupa. La vie était une suite de tels échanges, supposait-il.

Il appuya sur le bouton en espérant que l’appareil n’allait pas lui exploser entre les mains.

— Bonjour, voyageur, dit la voix féminine.

Tim voulut lui rendre son salut, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

— Je suis DARIA, un module de guidage de North Central Positronics. Vous suivez le Rayon du Chat, autrement dit le Rayon du Lion ou du Tygre. Vous êtes également sur la Voie de l’Oiseau, autrement dit la Voie de l’Aigle, la Voie du Faucon ou la Voie de la Vulturine. Toutes choses servent le Rayon !

— C’est ce que l’on dit, acquiesça Tim, si émerveillé qu’il avait à peine conscience de parler à voix haute. Sauf que nul ne sait ce que ça signifie.

— Vous avez quitté le Relais Neuf, dans le marais de Fagonard. Il n’y a pas de Dogan à Fagonard, mais il y a un poste de rechargement. Si vous avez besoin d’un poste de rechargement, dites oui et je calculerai votre trajet. Si vous n’avez pas besoin d’un poste de rechargement, dites continuez.

— Continuez, dit Tim. Dame… Daria… je cherche Maerlyn… Elle fit la sourde oreille.

— Le prochain Dogan sur votre route se trouve dans la Forêt de Kinnock Nord, autrement dit l’Aire du Septentrion. Le poste de chargement qui y est installé est déconnecté. Les perturbations affectant le Rayon suggèrent la présence de magie en ce lieu. Et peut-être aussi d’une Vie Changée. Il vous est recommandé de faire un détour. Si tel est votre souhait, dites détour et je calculerai le nouveau trajet. Si vous souhaitez vous rendre au Dogan de la Forêt de Kinnock Nord, autrement dit l’Aire du Septentrion, dites continuez.

Tim réfléchit aux choix qu’on lui proposait. Si Daria lui suggérait de faire un détour, ce Dogan devait présenter un danger. D’un autre côté, n’était-ce pas de la magie qu’il recherchait ? De la magie, voire un miracle ? Et il était déjà monté sur le crâne d’un dragon. Ce Dogan de la Forêt de Kinnock Nord pouvait-il être plus dangereux encore ?

Oui, beaucoup plus, peut-être, se dit-il… mais il avait la hache de son père, la pièce porte-bonheur de son père et un quatre-coups. En parfait état de marche et ayant déjà fait couler le sang.

— Continuez, déclara-t-il.

— La distance vous séparant du Dogan de la Forêt de Kinnock Nord est de cinquante miles, soit quarante-cinq roues virgule quarante-cinq. Le terrain est praticable. Les conditions météorologiques…

Daria marqua une pause. Émit un fort déclic. Puis :

— Directive numéro Dix-neuf.

— Qu’est-ce que la Directive numéro Dix-neuf, Daria ?

— Pour outrepasser la Directive numéro Dix-neuf, veuillez donner votre mot de passe. Il vous sera peut-être demandé de l’épeler.

— Je ne sais pas ce que ça veut dire.

— Êtes-vous sûr de ne pas souhaiter que je calcule un détour, voyageur ? Je détecte une forte perturbation dans le Rayon, indicatrice d’une activité magique.

— Est-ce de la magie blanche ou de la magie noire ?

Tim n’avait trouvé que cette façon de traduire pour le disque la question qui le taraudait : S’agit-il de Maerlyn ou de l’homme qui nous a fourrés dans ce pétrin, ma mère et moi ?

Lorsque dix secondes eurent passé dans un silence total, Tim se dit qu’il ne recevrait jamais de réponse… hormis, peut-être, un nouveau rappel de la Directive numéro Dix-neuf, ce qui revenait au même. Mais la réponse finit par venir, quoiqu’elle ne lui soit guère utile :

— Les deux, dit Daria.


Le chemin continuait de monter, et la chaleur avec lui. À midi, Tim était trop fatigué et trop affamé pour continuer. Il avait plusieurs fois essayé d’engager la conversation avec Daria, mais elle persistait dans son silence. Il ne servait à rien d’appuyer sur le troisième bouton, mais cela n’affectait pas sa capacité de navigation ; lorsqu’il tournait délibérément à droite ou à gauche de la piste à peine perceptible qui le conduisait dans les profondeurs de la forêt (toujours en pente ascendante), la lueur verte virait au rouge. Pour redevenir verte aussitôt qu’il rentrait dans le droit chemin.

Il mangea un peu puis s’assoupit. Lorsqu’il se réveilla, on était en fin d’après-midi et il faisait plus frais. Il cala le panier dans son dos (il était plus léger), passa l’outre à son épaule et se remit en marche. L’après-midi se révéla bref et le crépuscule plus encore. La nuit lui inspirait moins de terreur à présent, en partie parce qu’il avait survécu à la précédente, mais surtout parce que Daria lui fournissait de la lumière sur simple demande. Et la fraîcheur vespérale était la bienvenue après la chaleur du jour.

Tim marcha durant plusieurs heures avant de sentir à nouveau la fatigue. Il cherchait un arbre au bord du sentier, avec suffisamment de flocons autour pour se faire un matelas, lorsque Daria prit la parole.

— Il y a une vue remarquable un peu plus loin, voyageur. Si vous souhaitez en profiter, dites continuez. Si vous préférez faire halte, dites non.

Tim se préparait déjà à poser le panier. Il le remit en bandoulière, succombant à la curiosité.

— Continuez, dit-il.

La lumière du disque s’éteignit, mais, une fois que ses yeux eurent accommodé, il vit une lueur un peu plus loin. Ce n’était que le clair de lune, mais il était plus brillant par là-bas que celui qui lui parvenait à travers les frondaisons.

— Utilisez le capteur de navigation vert, reprit Daria. Avancez doucement. La vue se trouve à un mile, ou une roue virgule un, au nord de votre position présente.

Et elle se tut.


Tim avança à pas de loup, mais il se trouvait néanmoins fort bruyant. En fait, cela ne fit que peu de différence. Le sentier débouchait sur la première clairière qu’il ait vue depuis son entrée dans la forêt et les créatures qui s’y trouvaient ne lui prêtèrent aucune attention.

Il s’agissait de six bafou-bafouilleux assis sur un arbre de fer tombé à terre, le museau levé vers le croissant de lune. Leurs yeux brillaient comme des joyaux. Il était rare qu’on aperçoive un troken à proximité de L’Arbre, et cela était censé vous porter chance. Tim n’en avait jamais vu de sa vie. Certains de ses amis prétendaient en avoir surpris en train de jouer dans les prés ou dans les bosquets de florus, mais il était sûr qu’ils racontaient des craques. En découvrir une demi-douzaine comme cela…

Ils étaient bien plus beaux que cette traîtresse d’Armaneeta, songea-t-il, car la seule magie qu’ils recelaient était celle, toute simple, de la vie. Ce sont eux qui m’ont rendu visite la nuit dernière — j’en suis sûr.

Il s’avança comme dans un rêve, sachant qu’il allait sûrement les effrayer, mais incapable de rester là où il était. Ils ne bougèrent pas d’un pouce. Il tendit la main vers l’un d’eux, sourd à la voix qui résonnait dans son crâne (on aurait dit celle de la Veuve) et lui disait qu’il allait se faire mordre.

Le bafouilleux ne le mordit pas, mais lorsqu’il sentit des doigts dans l’épaisse fourrure sous sa gueule, il sembla se réveiller en sursaut. D’un bond, il descendit de son perchoir. Les autres l’imitèrent. Ils se mirent à courir autour de Tim, se mordillant les uns les autres et poussant des jappements suraigus qui le firent éclater de rire.

L’un d’eux lui jeta un coup d’œil en douce… comme s’il riait avec lui.

Ils le laissèrent sur place pour foncer au centre de la clairière. Là, ils formèrent le cercle sous le clair de lune et leurs ombres en dansant tissèrent une toile dans l’herbe. Soudain, ils stoppèrent et se dressèrent sur leurs pattes postérieures pour tendre leurs antérieures vers le ciel, ressemblant furieusement à des petits hommes velus. Sous le sourire glacial du croissant de lune, ils se tournèrent vers le nord, en suivant le Sentier du Rayon.

— Vous êtes merveilleux ! leur lança Tim.

Ils se tournèrent vers lui, arrachés à leur concentration. — Me’eilleux ! dit l’un d’eux…

Et ils s’en furent. Ce fut si rapide que Tim aurait pu croire qu’il avait imaginé la scène.

Ou presque.

Il décida de camper dans la clairière, espérant que les bafouilleux allaient revenir. Comme il sombrait doucement dans le sommeil, il se rappela une remarque de la Veuve Smack à propos de la chaleur exceptionnelle pour la saison. Peu importe, n’y pense plus… sauf si tu vois Sire Troken danser sous les étoiles ou bien pointer sa truffe vers le nord.

Il venait de voir six d’entre eux agir de la sorte.

Tim se redressa. Selon la Veuve, cela annonçait quelque chose… mais quoi donc ? Un coup de froid ? Non, ce n’était pas tout à fait ça…

— Un coup de givre ! dit-il à haute voix. C’est ça !

— Coup de givre, répéta Daria, le faisant sursauter. Tempête rapide et extrêmement violente. Elle se caractérise par une soudaine baisse de température, accompagnée de vents cinglants. Ce phénomène a causé des dégâts considérables, ainsi que des pertes en vies humaines, dans les parties civilisées du monde. Dans les zones primitives, des tribus entières ont été anéanties. Cette définition de coup de givre est un service fourni par North Central Positronics.

Tim se recoucha sur son matelas de flocons, les bras croisés derrière la tête, et contempla les étoiles dans le ciel au-dessus de la clairière. Un service fourni par North Central Positronics, hein ? Eh bien… peut-être. En fait, il avait l’impression que c’était Daria qui fournissait le service. C’était une machine fabuleuse (voire bien plus qu’une machine), mais il y avait des choses qu’elle n’avait pas le droit de lui dire. Sauf qu’il lui semblait qu’elle procédait par sous-entendus. Cherchait-elle à le conduire dans un piège, comme le Collecteur et cette traîtresse d’Armaneeta avant elle ? C’était une possibilité, il était bien obligé de l’admettre, mais il n’y croyait pas vraiment. Il supposait — sans doute parce qu’il n’était qu’un stupide gamin, prêt à croire n’importe quoi — qu’elle était restée longtemps sans personne à qui parler et qu’elle s’était prise d’affection pour lui. Une chose était sûre : si une tempête approchait, il avait intérêt à accomplir sa quête le plus vite possible pour se planquer ensuite. Mais où trouverait-il un refuge ?

Il repensa aux hommes-plantes du Fagonard. Ils n’avaient pas de refuge, eux… et ils le savaient, car n’avaient-ils pas mimé la danse des bafouilleux pour le prévenir ? Il s’était promis de reconnaître ce qu’ils cherchaient à lui faire comprendre à ce moment-là, et il avait tenu sa promesse. La tempête — le coup de givre — approchait. Ils le savaient, sans doute grâce aux bafouilleux, et ils ne pensaient pas y survivre.

Ces idées noires risquaient de le priver de sommeil, pensa-t-il, mais cinq minutes plus tard, il dormait à poings fermés.

Il rêva de trokens dansant sous la lune.


Il considéra bientôt Daria comme une compagne de voyage, bien qu’elle soit peu loquace et qu’il ne comprenne que rarement son propos et ses motivations. À un moment donné, elle récita une série de chiffres. Puis elle lui annonça qu’elle ne serait bientôt plus « en ligne » et qu’elle souhaitait qu’il fasse halte pour lui permettre de « localiser un satellite ». Il s’exécuta et, durant la demi-heure suivante, le disque sembla totalement inerte — plus de lueur, plus de voix. Alors qu’il commençait à craindre qu’elle ait péri, la lueur verte réapparut, la tige se redéploya et Daria annonça :

— J’ai rétabli la liaison satellite.

— Je vous en souhaite bien du plaisir, répondit Tim.

Elle lui proposa à plusieurs reprises de calculer un détour. Tim refusa poliment. Puis, à la fin du deuxième jour après leur sortie du Fagonard, elle récita un petit poème :

Vois l’œil de l’Aigle qui étincelle

Sur ses ailes repose le ciel !

La terre et les eaux il voit également

Et même moi, malheureux enfant.

Dût-il finir centenaire (ce qui lui paraissait peu probable, eu égard à la folle entreprise dans laquelle il s’était lancé), Tim se dit qu’il n’oublierait jamais les choses qu’il vit lors de ces trois jours de marche avec Daria par une chaleur étouffante. Le sentier, jadis indistinct, devint une route bien tracée, bordée plusieurs roues durant par des murs de pierre qui s’effritaient. Pendant près d’une heure, le couloir de ciel au-dessus de cette voie s’emplit de milliers de grands oiseaux rouges qui semblaient migrer vers le sud. Mais sans doute n’iront-ils pas plus loin que la Forêt sans Fin, songea-t-il. Car jamais on n’en avait vu de pareils au-dessus de L’Arbre. À un moment donné, quatre cerfs bleus d’à peine deux pieds de haut traversèrent le sentier, nains mutés indifférents au garçon qui les fixait d’un œil éberlué. Puis il déboucha sur un champ envahi de champignons jaunes hauts de quatre pieds, avec un chapeau de la taille d’une ombrelle funéraire.

— Est-ce qu’on peut les manger, Daria ? demanda-t-il, car son panier à provisions était presque vide. Le sais-tu ?

— Non, voyageur, répondit-elle. C’est du poison. Il suffit de les effleurer pour périr dans d’atroces convulsions. Je vous conseille une prudence extrême.

Voilà un conseil que Tim prit très au sérieux, allant jusqu’à retenir son souffle tant qu’il demeurait proche de ces cryptogames de mort aux couleurs si vives.

Vers la fin du troisième jour, il se retrouva au bord d’un étroit précipice d’une hauteur de plus de mille pieds. Il n’en distinguait pas le fond, car entre les falaises dérivaient des myriades de fleurs blanches. Il crut en les voyant qu’un nuage était descendu dans cet abîme. Le parfum qui monta à ses narines était d’une exquise douceur. Un pont taillé dans la roche était jeté sur le gouffre, débouchant sous une cascade que le couchant ornait de reflets rouge sang.

— Je dois traverser ça ? demanda Tim d’une petite voix.

Le pont semblait à peine plus large qu’une poutre… et guère plus épais en son milieu.

Aucune réponse, mais Daria continua d’émettre sa lueur verte, ce qui en disait long.

— Demain matin, peut-être, conclut-il.

Il ne fermerait pas l’œil de la nuit, il le savait, mais il préférait ne pas se lancer dans une telle aventure au crépuscule. La seule idée de franchir cet abîme dans la pénombre le terrifiait.

— Je vous conseille de traverser tout de suite, dit Daria, et de continuer sans tarder vers le Dogan de la Forêt de Kinnock Nord. Tout détour est désormais impossible.

Il suffisait de regarder ce gouffre et ce misérable pont pour avoir une conscience aiguë de ce dernier point. Mais quand même…

— Pourquoi ça ne peut pas attendre demain ? Il y aurait moins de risques.

— Directive numéro Dix-neuf. (Il entendit un déclic nettement plus prononcé que les précédents, puis Daria ajouta :) Je vous conseille de faire vite, Tim.

Il lui avait demandé à plusieurs reprises de l’appeler par son nom plutôt que de lui donner du voyageur. C’était la première fois qu’elle le faisait et cela acheva de le convaincre. Il abandonna — non sans regret — le panier offert par la tribu du Fagonard, de peur de perdre l’équilibre. Il glissa les deux dernières popkins sous sa chemise, cala l’outre dans son dos puis vérifia que le pistolet à quatre coups et la hache de son père étaient bien en place. Il s’avança vers le pont de pierre, contempla les bancs de fleurs blanches et vit que les premières ombres du soir s’y creusaient. Il s’imagina faire un irréparable faux pas ; se vit battre des bras en vain pour recouvrer l’équilibre ; sentit ses pieds glisser sur la roche pour s’agiter dans le vide ; entendit un cri horrifié sortir de ses lèvres. Quelques instants pour regretter la vie qu’il aurait pu vivre, et ensuite…

— Daria, dit-il d’une voix éraillée. Je suis vraiment obligé ?

Elle ne daigna pas répondre, mais son silence était éloquent. Tim s’avança.


Le bruit de ses bottes sur la roche était assourdissant. Il ne voulait pas baisser les yeux, mais il n’avait pas le choix ; s’il ne regardait pas où il allait, il était fichu. Au début, le pont était aussi large qu’un sentier de village, mais lorsqu’il arriva en son milieu — ainsi qu’il l’avait craint, même s’il espérait que ses yeux lui jouaient des tours —, il était presque aussi étroit que ses semelles. Tim voulut tendre les bras pour assurer son équilibre, mais le vent soufflant des profondeurs fit gonfler sa chemise et il craignit de s’envoler comme un cerf-volant. Il garda donc les bras le long du corps et avança un pied après l’autre, tout doucement. Plus de doute à présent, son cœur émettait ses derniers battements, son esprit formulait ses ultimes pensées éparses.

Mama ne saura jamais ce qui m’est arrivé.

Tim avait conscience de la fragilité du pont et sentait le vent gémir en caressant sa surface érodée. Chaque fois qu’il faisait un pas, il était obligé de porter un pied au-dessus du vide.

Continue d’avancer, s’ordonna-t-il, car il savait qu’il risquait de se figer sur place si jamais il hésitait. Puis il perçut un mouvement du coin de l’œil et, malgré lui, il hésita.

De longs tentacules rugueux émergeaient des fleurs. Gris ardoise sur leur partie supérieure, ils étaient en dessous d’un rose rappelant la couleur de la peau brûlée. Ils montaient vers lui en ondoyant : d’abord deux, puis quatre, puis huit, puis tout un bouquet.

— Je vous conseille de faire vite, Tim, déclara Daria.

Il s’ordonna de se remettre en marche. Lentement tout d’abord, puis de plus en plus vite à mesure que les tentacules se rapprochaient. Une bête avec mille pieds d’allonge, ça n’existait pas, si monstrueux soit son corps tapi sous les fleurs, mais lorsque Tim vit les tentacules s’étirer pour monter encore plus haut, il pressa l’allure. Et quand le plus mince et le plus long toucha le pont et commença à ramper vers lui, il se mit carrément à courir.

La cascade — qui avait viré au rose orangé — tonnait devant lui. Des embruns aspergèrent son visage brûlant. Tim sentit quelque chose effleurer sa botte, cherchant à l’agripper, et se jeta sous la chute d’eau en poussant un cri inarticulé. Un instant de froid glacial — comme un drap lui enveloppant le corps — puis il se retrouva de l’autre côté de la cascade, de retour sur la terre ferme.

L’un des tentacules le suivit. Il se dressa comme un serpent, tout dégoulinant… puis se retira.

— Daria ! Est-ce que ça va ?

— Je suis étanche, répondit Daria d’un ton qui lui parut un rien suffisant.

Tim s’ébroua et parcourut les lieux du regard. Il se trouvait dans une petite caverne. Sur l’une des parois figurait une étrange sentence, rédigée avec une peinture rouge qui était devenue rose pâle au fil des ans (voire des siècles) :

JEAN 3,16
REDOUTE LENFER ESPERE LE PARADIS
HOMME JESUS

Devant lui s’amorçait un petit escalier de pierre inondé de la lueur mourante du couchant. D’un côté s’amoncelaient des boîtes métalliques et des pièces détachées — ressorts, bouts de fil, éclats de verre et rectangles verts parcourus d’arabesques de métal. De l’autre se trouvait un squelette ricanant au thorax dissimulé sous une vieille gourde. Salut, Tim ! semblait-il lui dire. Bienvenue de l’autre côté du monde ! Tu veux une gorgée de poussière ? J’en ai à foison !

Tim monta les marches quatre à quatre, évitant d’approcher cette relique de trop près. Il savait bien qu’elle n’allait pas s’animer pour le saisir au passage, comme les tentacules avaient tenté de le faire ; quand on est mort, on le reste. Mais deux précautions valent mieux qu’une.

En sortant, il vit que le sentier se poursuivait dans la forêt, mais qu’il n’y resterait pas longtemps. Non loin de là, dans les hauteurs, les grands arbres vénérables s’écartaient pour encadrer une clairière beaucoup plus vaste que celle où les bafouilleux avaient dansé. Une gigantesque tour tendait ses poutrelles métalliques vers le ciel. En son sommet clignotait une lumière rouge.

— Vous êtes presque arrivé à destination, dit Daria. Le Dogan de la Forêt de Kinnock Nord se trouve à trois roues d’ici. (Nouveau déclic, plus net que le précédent.) Vous devez faire vite, Tim.

Alors qu’il contemplait la tour et sa lumière clignotante, la brise qui l’avait tellement terrifié sur le pont se leva de nouveau, bien plus fraîche cette fois. Il parcourut le ciel du regard et vit que les nuages filaient désormais à toute vitesse vers le sud.

— C’est le coup de givre, n’est-ce pas, Daria ? Le coup de givre arrive. Daria ne répondit point, mais ce n’était pas nécessaire.

Tim se mit à courir.


Lorsqu’il arriva dans la clairière du Dogan, il était tout essoufflé et à peine capable de trotter. Le vent gagnait en force, l’empêchait d’avancer, et les hautes branches des arbres de fer commençaient à chuchoter. L’air était encore relativement doux, mais ça ne durerait sûrement pas longtemps. Tim devait se mettre à l’abri, et il espérait pouvoir le faire dans le Dogan.

Mais comme il entrait dans la clairière, ce fut à peine s’il accorda un regard au bâtiment circulaire et surmonté d’un toit métallique qui se trouvait au pied de la tour squelettique. Il avait aperçu autre chose, qui monopolisait toute son attention et lui coupait le souffle.

Est-ce que je vois ce que je vois ? Est-ce que je le vois vraiment ?

— Dieux, murmura-t-il.

Le sentier devant lui était pavé d’une substance sombre et lisse, si brillante qu’elle reflétait les arbres dansant sous la brise et les nuages orangés courant dans le ciel. Il débouchait sur un précipice rocheux. On aurait dit qu’ici finissait le monde, pour recommencer à une centaine de roues plus loin. Ici s’ouvrait un abîme au sein duquel les feuilles mortes tournaient et virevoltaient. Il vit aussi des rouilleaux pris dans ce tourbillon. Ils se démenaient dans les courants sans pouvoir s’en échapper. Certains d’entre eux étaient morts, les ailes arrachées.

Mais Tim ne prêta attention ni au gouffre, ni aux oiseaux mourants, ni au vent qui lui ébouriffait les cheveux et plaquait ses habits contre son corps. À gauche de la route métallique, à trois yards environ du point où le monde sombrait dans le néant, se tenait une cage ronde aux barreaux métalliques. Et devant elle, posé à l’envers, un seau en fer-blanc tout cabossé qui lui était familier.

Dans la cage, un énorme tygre tournait lentement autour d’un trou creusé au centre.

Il vit le petit garçon tout éberlué et s’approcha des barreaux. Ses yeux étaient gros comme des balles de Points, mais d’un vert étincelant plutôt que bleus. Sur son flanc, les raies orange foncé alternaient avec les raies couleur de minuit. Il avait les oreilles dressées. Son museau se rétracta, révélant de longs crocs blancs. Il gronda. C’était un son grave, évoquant une robe de soie se déchirant aux coutures. Peut-être lui souhaitait-il la bienvenue… mais Tim en doutait.

Un collier d’argent était passé à son cou. Deux objets y étaient accrochés. Le premier ressemblait à une carte à jouer. Le second était une clé étrangement difforme.


Tim n’aurait su dire combien de temps il resta fasciné par ces fabuleux yeux d’émeraude, ni combien temps il aurait pu s’y abîmer encore, mais une succession de bruits sourds dans le lointain le ramena à la réalité. Cela ressemblait à un échange de tirs d’artillerie.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des arbres de l’autre côté du Grand Canyon, expliqua Daria. Ils implosent sous l’effet du brusque changement de température. Mettez-vous à l’abri, Tim.

Le coup de givre — évidemment.

— Quand arrivera-t-il ici ?

— Dans moins d’une heure. (Nouveau déclic.) Je devrai peut-être me désactiver.

— Non !

— J’ai violé la Directive numéro Dix-neuf. Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est que ça faisait longtemps que je n’avais eu personne à qui parler.

Clic ! Puis — nettement plus inquiétant : Clonk !

— Et le tygre ? Est-ce que c’est le Gardien du Rayon ? (Tim fut horrifié alors même qu’il formulait cette idée.) Si c’est le Gardien du Rayon, je ne peux pas le laisser mourir !

— Le Gardien du Rayon en ce point, c’est Aslan, répondit Daria. Aslan est un lion et, s’il est encore en vie, il se trouve très loin d’ici. Ce tygre est… Directive numéro Dix-neuf !

Nouveau clonk, plus brutal : Tim comprit qu’elle venait d’outrepasser une nouvelle fois cette fameuse directive — à quel prix ?

— Ce tygre est le phénomène magique dont je parlais. Ne lui prêtez pas attention. Mettez-vous à l’abri ! Bonne chance, Tim. Vous êtes devenu mon am…

Cette fois-ci, il n’y eut ni clic ni clonk, mais un horrible crunch. Un panache de fumée monta du disque et la lueur verte s’éteignit.

— Daria !

Rien.

Daria, revenez !

Mais Daria n’était plus là.

La canonnade des arbres mourants demeurait lointaine, bien au-delà de la fosse ennuagée qui divisait le monde, mais il ne faisait nul doute qu’elle se rapprochait. Le vent se faisait sans cesse plus fort et plus froid. Dans les hauteurs, un ultime banc de nuées filait vers l’horizon. Il laissait la place à une horrible clarté violette où les premières étoiles scintillaient déjà. Le murmure du vent dans les plus hautes branches montait en un chœur de soupirs désolés. On eût dit que les arbres de fer avaient conscience de leur fin prochaine. Un bûcheron cyclopéen marchait sur eux, agitant sa hache de vent.

Tim jeta un nouveau coup d’œil au tygre (qui s’était remis à arpenter sa cage d’un pas lent et majestueux, comme si le petit garçon n’avait été à ses yeux qu’une brève distraction) puis fonça vers le Dogan. À hauteur de sa tête, de petites fenêtres rondes — aux vitres fort épaisses, lui sembla-t-il — s’ouvraient sur son pourtour. La porte elle aussi était métallique. Il n’y vit ni loquet ni verrou, rien qu’une fente évoquant une bouche pincée. Au-dessus était écrit sur une plaque rouillée :

NORTH CENTRAL POSITRONICS, LTD
Forêt de Kinnock Nord
Quadrant du Coude

AVANT-POSTE 9

Sécurité Minimale
UTILISEZ VOTRE CARTE-CLÉ

Il eut du mal à déchiffrer ces mots, car ils étaient rédigés dans un mélange de Haut Parler et de Bas Langage. Mais le gribouillis qui les suivait était facile à comprendre : Tous ici sont morts.

Au pied de la porte se trouvait une boîte qui ressemblait à celle qui servait de fourre-tout à sa mère, sauf qu’elle était en métal et non en bois. Il tenta de l’ouvrir, sans succès. Sur son couvercle étaient gravés des caractères qui lui étaient inconnus. Il s’y trouvait un trou de serrure d’une forme étrange — il pensa à la lettre [1] —, mais pas de clé. Il tenta de soulever la boîte, toujours sans succès. On eût dit qu’elle était ancrée au sol, ou bien fixée à un socle enfoui.

Un rouilleau mort vint s’écraser sur son visage. D’autres cadavres volaient autour de lui en tourbillons de plus en plus rapides. Certains tombaient à ses pieds après avoir rebondi sur le Dogan.


Tim relut les derniers mots figurant sur la plaque : UTILISEZ VOTRE CARTE-CLÉ. S’il avait des doutes sur la signification de ce terme, il lui suffisait de regarder la fente ouverte juste en dessous. Et il croyait savoir à quoi ressemblait une « carte-clé », car il venait juste d’en voir une, ainsi qu’une clé plus classique qui s’insérait sans doute dans le trou en forme de de la boîte métallique. Deux clés — très certainement salutaires —, accrochées au cou d’un tygre sans doute capable de l’engloutir en trois bouchées. Voire deux, vu que sa cage ne contenait aucune trace de nourriture.

Ça ressemblait de plus en plus à une sale blague, une blague qui n’aurait pu amuser qu’un esprit cruel. Le genre qui mourrait de rire en envoyant une fée égarer un petit garçon dans un périlleux marécage.

Que faire ? Et pouvait-il seulement faire quelque chose ? Tim aurait bien aimé s’en remettre à Daria, mais son amie du disque — une bonne fée pour compenser celle que lui avait envoyée le Collecteur — était morte, victime de la Directive numéro Dix-neuf.

Il s’approcha lentement de la cage, progressant désormais contre le vent. En le voyant, le tygre cessa de tourner autour du trou pour se poster près de la porte. Il baissa sa tête imposante et le fixa de ses yeux mouillés. Le vent faisait frémir sa fourrure, et ses rayures semblaient ondoyer comme du sable jaune et noir.

Le vent aurait dû emporter le seau de fer-blanc, mais il ne bougeait pas. À l’instar de la boîte, il semblait ancré au sol.

C’est pour moi qu’il a laissé ce seau, pour que je me fasse avoir par ses mensonges.


Tout ceci n’était qu’une sale blague, dont la chute se trouvait dans ce seau — le genre de saillie qui déclenchait des rires gras : Faut pas confondre la fourche et la pelle ! Imbécile — change de trou ! Mais puisque sa fin était proche, pourquoi ne pas rigoler un peu ?

Tim attrapa le seau et le souleva. S’il avait cru découvrir la baguette magique du Collecteur, il fut plutôt déçu. La blague était encore plus tordue. Il avait devant lui une nouvelle clé, splendide et ouvragée. À l’instar de la bassine du Collecteur et du collier du tygre, elle était en argent. Un morceau de papier y était attaché par un bout de ficelle.

De l’autre côté du canyon, les arbres explosaient dans des craquements. Et voilà que des vagues de poussière déferlaient sur lui, s’effilochant en rubans évanescents.

Le mot du Collecteur était des plus bref :

Salut, ô Courageux Enfant plein de ressource ! Bienvenue dans la Forêt de Kinnock Nord, qui fut jadis la Porte du Monde de l’Extérieur. Je t’ai laissé ici un Tygre contrariant. Il est AFFAMÉ ! Mais, comme tu l’as peut-être déjà deviné, la Clé de ton REFUGE est pendue à son Cou. Et, comme tu l’as peut-être également deviné, la Clé que voici ouvre sa Cage. Sers-t’en si tu l’oses ! Avec tous mes compliments à ta Mère (dont le Nouveau Mari ne tardera pas à REVENIR), je reste ton Fidèle Serviteur,

RF/ML

Il était difficile de surprendre l’homme — si c’en était bien un — qui avait rédigé ce message, mais peut-être aurait-il été surpris par le sourire du petit garçon lorsqu’il se redressa, la clé à la main, et shoota dans le seau en fer-blanc. Le vent, qui tournait carrément à la tempête, l’emporta au loin. Il avait accompli son office et ne recelait plus aucune trace de magie.

Tim fixa le tygre. Le tygre fixa Tim. Il ne prêtait aucune attention à la tempête qui se levait. Sa queue fendait doucement l’air.

— Selon lui, je préférerais périr de froid ou me laisser emporter par le vent plutôt que d’affronter tes crocs et tes griffes. Peut-être qu’il n’a pas vu ceci. (Il dégaina son quatre-coups.) Il a réglé son compte à la créature des marais, et je suis sûr qu’il ne ferait qu’une bouchée de toi, Sai Tygre.

Une nouvelle fois, il fut bouleversé en sentant à quel point le pistolet dans sa main lui semblait juste — si simple, si clair. Tout ce qu’il voulait, c’était tirer. Et Tim avait le même sentiment.

Sauf que…

Oh ! il a vu ce qui allait venir, reprit-il en souriant. (Ce fut à peine s’il sentit ses lèvres s’étirer, tant le froid en était venu à l’engourdir.) Ouair, il l’a vu et bien vu. Pensait-il que j’arriverais jusqu’ici ? Je ne le crois pas. Pensait-il que j’irais jusqu’à te tirer dessus pour survivre ? Pourquoi pas ? Lui-même en serait bien capable. Mais pourquoi t’enverrait-il un petit garçon ? Oui, pourquoi, alors qu’il a sans doute fait pendre un millier d’hommes, égorger une centaine d’autres, et chassé de leur foyer quantité de veuves comme ma pauvre mama ? Peux-tu répondre à cela, Sai Tygre ?

Le tygre le fixa sans broncher, baissant la tête et battant la queue de droite à gauche.

D’une main, Tim repassa le quatre-coups à sa ceinture, tandis que, de l’autre, il glissait la clé d’argent ouvragée dans la serrure de la cage.

Sai Tygre, je te propose un marché. Donne-moi la clé pendue à ton cou pour que j’ouvre cet abri, et nous aurons tous deux la vie sauve. Mais si tu me réduis en pièces, nous périrons tous les deux. Intuites-tu cela ? Si tu l’intuites, fais-moi signe.

Le tygre ne broncha pas. Le regarda sans rien dire.

Tim n’avait pas vraiment espéré de réponse, et peut-être n’en avait-il pas besoin. Il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait.

— Je t’aime, mama, dit-il en tournant la clé dans la serrure.

On entendit un bruit sourd lorsque pivotèrent les antiques goupilles. Tim agrippa la porte et la tira, arrachant à ses charnières un horrible grincement. Puis il recula d’un pas et se planta les poings sur les hanches.

L’espace d’un instant, le tygre resta figé, comme empli de soupçon. Puis il sortit de sa cage en silence. Tim et lui se fixèrent sous le ciel purpurin tandis que le vent hurlait et que la canonnade s’approchait. On eût dit deux pistoleros en train de s’affronter. Le tygre s’avança. Tim recula d’un pas, mais comprit qu’il lui suffirait de reculer d’un autre pour céder à la terreur. Aussi cessa-t-il de bouger.

— Viens-y. Je suis Tim, fils du Grand Jack Ross.

Au lieu de lui déchiqueter la gorge, le tygre s’assit et leva la tête pour lui présenter son collier et les clés qui y pendaient.


Tim n’hésita pas. Plus tard, il pourrait se permettre de s’émerveiller, mais pas maintenant. Le vent soufflait plus fort chaque seconde et, s’il ne se pressait pas, il risquait de s’envoler pour s’embrocher sur une branche d’arbre. Le tygre était plus lourd, mais il serait lui aussi tôt ou tard emporté.

La clé qui ressemblait à une carte et celle qui ressemblait à un étaient soudées au collier d’argent, mais celui-ci était facile à ôter. Une petite pression sur l’ardillon, et Tim l’eut entre les mains. Il eut le temps de constater que le tygre en portait un autre — un collier de cuir rose là où sa fourrure était tombée — puis il se précipita vers la porte métallique du Dogan.

Il leva la carte-clé et l’inséra dans la fente. Rien ne se passa. Il la sortit, la retourna et l’inséra à nouveau. Toujours rien. Une bourrasque glacée le projeta contre la porte, le faisant saigner du nez. Il se ressaisit, retourna de nouveau la carte et fit une nouvelle tentative. Toujours rien. Soudain, il se rappela une remarque de Daria — une remarque datant de trois jours à peine. Ce Dogan était déconnecté. Il croyait savoir ce que ça signifiait. Le phare au sommet de la tour marchait peut-être, mais l’étincelle qui alimentait le lieu s’était éteinte. Il avait défié le tygre et celui-ci l’avait épargné, mais le Dogan était verrouillé. Ils allaient périr tous les deux.

C’était la chute de la blague, et l’homme en noir devait bien rire dans sa planque.

Il se retourna et vit que le tygre collait son museau à la boîte métallique. Il lui jeta un regard puis recommença son manège.

— D’accord, fit Tim. Pourquoi pas ?

Il s’agenouilla tout près du tygre, assez près pour sentir son souffle chaud lui effleurer la joue. Il inséra la clé . Elle rentra sans problème dans la serrure. L’espace d’un instant, il se revit ouvrant la malle de Kells avec la clé du Collecteur. Puis il tourna celle-ci, entendit un déclic et souleva le couvercle. L’espoir revint en lui.

Mais, plutôt que le salut, il découvrit trois objets qui lui paraissaient totalement inutiles : une grande plume blanche, un petit flacon marron et une serviette en coton toute simple, semblable à celles qu’on mettait sur les tables derrière le hall de L’Arbre pour le dîner annuel de la Moisson.

La tempête tournait à l’ouragan et le vent hurlait dans les poutrelles entrecroisées de la tour métallique. La plume jaillit de la boîte, mais, avant qu’elle ait pu s’envoler, le tygre tendit le cou pour la cueillir entre ses crocs. Puis il la donna au petit garçon. Sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait, Tim la prit et la passa à sa ceinture, à côté de la hache de son père. Puis il s’éloigna du Dogan à quatre pattes. S’il finissait embroché par une branche ou embouti sur un tronc d’arbre, ce ne serait certes pas une belle mort, mais ce serait mieux — plus rapide, en tout cas — que d’être écrasé contre le Dogan pendant que le vent lui transperçait la peau et lui gelait les entrailles.

Le tygre poussa un grondement ; cela lui rappela de nouveau une soie qui se déchire. Tim tourna la tête d’un rien et se retrouva plaqué contre le Dogan. Il lutta pour reprendre son souffle, mais le vent s’engouffrait dans ses narines et dans sa gorge.

C’était la serviette que lui tendait à présent le tygre, et, comme Tim réussissait enfin à respirer (l’air lui brûlait le gosier en gagnant ses poumons), il vit quelque chose de fort surprenant. Sai Tygre avait saisi la serviette par un coin et, en la dépliant, en avait quadruplé la taille.

C’est impossible.

Sauf qu’il ne pouvait le nier. À moins que ses yeux — d’où coulaient des larmes qui gelaient sur ses joues — ne l’aient trompé, le tygre ne tenait plus une serviette de table, mais une serviette de bain. Tim tendit la main vers elle. Le tygre ne la lâcha que lorsque le petit garçon la tint d’une main ferme. Le vent soufflait si fort que même ce fauve de six cents livres s’ancrait au sol pour ne pas s’envoler, mais la serviette pendait mollement dans la main de Tim, comme si la tempête s’était calmée.

Tim fixa le tygre des yeux. Le tygre lui rendit son regard, parfaitement à l’aise dans le pandémonium qui l’entourait. Le petit garçon repensa au seau de fer-blanc, qui lui avait dispensé des visions comme l’avait fait la bassine d’argent du Collecteur. Dans de bonnes mains, avait dit ce dernier, n’importe quel objet peut devenir magique.

Y compris, peut-être, un humble carré de coton.

Celui-ci était toujours plié en deux — à tout le moins. Tim le déplia, et la serviette de bain devint une nappe. Il la leva devant lui et, bien que l’ouragan continue de souffler de toutes parts, l’air qui le séparait du tissu était parfaitement calme.

Et chaud.

Tim saisit des deux mains la serviette devenue nappe, la secoua, et voilà qu’elle devint un drap. Ce drap se posa en douceur sur la terre, bien que le vent projette alentour poussière, brindilles et cadavres de rouilleaux. En frappant la paroi incurvée du Dogan, toute cette gunna faisait un bruit de grêle. Tim rampa sous le drap puis hésita et se tourna vers les yeux d’émeraude du tygre. Avant de soulever le coin du tissu magique, il laissa son regard s’attarder sur les crocs acérés que le museau du fauve ne parvenait pas à dissimuler.

— Viens. Glisse-toi là-dessous. Le vent ni le froid ne peuvent y entrer.

Mais tu le savais déjà, pas vrai, Sai Tygre ?

Le tygre se coucha, tendit ses griffes admirables et rampa sur le ventre jusqu’à se faufiler sous le drap. Tim eut l’impression qu’un nid de câbles lui frôlait le bras lorsque le fauve se mit à l’aise : c’étaient ses moustaches. Puis son colossal corps velu s’allongea tout près de lui.

Il était considérable, ce corps, et une bonne moitié émergeait encore du mince abri de tissu blanc. Tim se redressa, luttant contre le vent qui lui martelait la tête et les épaules, et secoua le drap. Il entendit un claquement comme le tissu se dépliait à nouveau, pour devenir aussi grand que la voile d’un bateau. À présent, son ourlet effleurait le pied de la cage.

Le monde rugissait, l’air entrait en rage, mais sous la voile, tout n’était que paix. Si l’on ignorait le cœur battant de Tim, bien entendu. Mais lorsqu’il finit par se calmer, le petit garçon entendit un autre cœur, celui du tygre qui palpitait lentement sous ses côtes. Et qu’accompagnait un sourd grondement. Le tygre ronronnait.

— On est à l’abri, hein ? lui demanda Tim.

Le tygre le regarda quelques instants, puis ferma les yeux. C’était là une réponse parfaitement suffisante.


La nuit vint et avec elle le plus fort du coup de givre. Hors du champ protecteur de la magie qui s’était dissimulée sous l’aspect d’une humble serviette de table, le froid ne cessa de croître, encouragé par un vent qui souffla bientôt à plus de cent roues à l’heure. Les fenêtres du Dogan s’ornèrent d’épaisses cataractes de glace. Les arbres de fer qui l’entouraient commencèrent par imploser, puis s’effondrèrent, emportés vers le sud en une nuée meurtrière de branches, d’échardes et de troncs arrachés au sol. Le compagnon de Tim continuait à ronfler à ses côtés, oublieux de tout. Son corps s’étalait à mesure qu’il se détendait, poussant le petit garçon presque en dehors de leur refuge. Alors, il se surprit à donner un coup de coude au tygre, comme il l’aurait fait à un ami tirant la couverture à lui. Le fauve gronda et sortit ses griffes, mais il s’écarta un peu.

— Merci sai, murmura Tim.

Une heure après le coucher du soleil — ou peut-être deux, Tim avait perdu toute notion du temps —, un sinistre hurlement se joignit au vacarme du vent. Le tygre ouvrit les yeux. Avec un luxe de précautions, Tim souleva le bord de la voile pour jeter un coup d’œil. La tour surmontant le Dogan commençait à plier. Fasciné, il la regarda se transformer en potence. Puis, en un clin d’œil, elle se désintégra. À un instant donné, elle était là ; l’instant d’après, le vent emportait un tourbillon de lances d’acier dans un vaste chemin dégagé là où, naguère, s’était dressée une forêt d’arbres de fer.

Ensuite, ce sera le tour du Dogan, songea Tim, mais il se trompait. Le Dogan tint bon, comme il avait tenu bon durant des millénaires.


Jamais il ne devait oublier cette nuit, une nuit si étrange, si fabuleuse, que jamais non plus il ne put la décrire… ni s’en souvenir avec précision comme nous nous souvenons de notre vie quotidienne. Ce fut grâce à ses rêves qu’il finit par comprendre ce qu’il avait vécu, et il rêva du coup de givre jusqu’à son dernier jour. Et ce n’étaient pas des cauchemars qu’il faisait. Il faisait de beaux rêves. Des rêves rassurants.

La chaleur régnait sous la voile, et la masse endormie du fauve la faisait encore monter. Tim jeta un coup d’œil au-dehors, le temps de voir un trillion d’étoiles scintillant dans le dôme du ciel, bien plus qu’il n’en avait jamais vu de sa vie. On aurait dit que la tempête avait percé des petits trous dans le monde et l’avait changé en tamis. Par-delà étincelait le mystère de la Création. De tels spectacles n’étaient sûrement pas pour des yeux humains, mais il était sûr de bénéficier d’une dispense spéciale, car il gisait sous une couverture magique, à côté d’une créature que même les plus crédules des habitants de L’Arbre auraient considérée comme mythique.

En contemplant ces étoiles, il fut frappé d’une terreur sacrée, mais éprouva également un contentement aussi profond que durable, pareil à celui qui l’habitait, enfant, lorsqu’il se réveillait la nuit bien au chaud sous sa couette, encore à demi ensommeillé, écoutant le vent entonner son chant solitaire qui parlait d’autres lieux et d’autres vies.

Le temps est un trou de serrure, songea-t-il en s’abîmant parmi les étoiles. Oui, je le pense. Il nous arrive parfois de regarder au travers. Et le vent que nous sentons alors nous effleurer les joues — ce vent qui est comme une clé —, c’est le souffle de tout l’univers vivant.

Le vent rugissait dans le ciel anéanti, le froid s’accentuait, mais Tim Ross était en paix et bien au chaud, blotti contre un tygre. À un moment donné, il plongea dans un sommeil profond, apaisant et sans rêves. Il se sentit tout petit, volant sur les ailes du vent qui s’insinuait par le trou de serrure du temps. Il partait loin du Grand Canyon, survolait la Forêt sans Fin et le Fagonard, pour se retrouver au-dessus de la Piste du Bois de Fer, et il aperçut L’Arbre — courageux îlot de lumière au cœur de la nuit — avant de filer plus loin encore, oh ! beaucoup plus loin, jusqu’à l’autre bout de l’Entre-Deux-Mondes, là où une gigantesque Tour d’ébène se dressait jusqu’au ciel.

Un jour, j’irai là-bas ! Oui, un jour !

Puis le sommeil l’engloutit.


Le matin venu, le ululement du vent s’était réduit à une sourde vibration. La vessie de Tim était pleine. Il souleva la voile, rampa sur un sol où désormais perçait la roche nue et fila derrière le Dogan, émettant en respirant des panaches blancs aussitôt emportés par le vent. La masse du bâtiment l’abrita de celui-ci, mais comme il faisait froid ! Son urine était fumante et, lorsqu’il eut fait ses besoins, la flaque sur le sol commençait à geler.

Il rebroussa chemin à toutes jambes, luttant à chaque pas contre le vent et frissonnant de tous ses membres. Lorsqu’il se glissa sous la voile magique, retrouvant son refuge bien chaud, ses dents claquaient à grand bruit. Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il étreignit le corps musclé du tygre, connaissant un instant de terreur lorsque ce dernier ouvrit les yeux et la gueule. Il émergea de celle-ci une langue qui lui parut aussi longue qu’un tapis d’escalier et aussi rose qu’une rose de la Nouvelle Terre. Elle lui lécha la joue et Tim frissonna une nouvelle fois, pas de peur, mais de nostalgie : cela lui rappelait son père l’embrassant le matin avant de remplir une cuvette pour se raser. Contrairement à son associé, il refusait de se laisser pousser la barbe — cela ne lui irait pas, disait-il.

Le tygre baissa la tête pour renifler le col de sa chemise. Tim gloussa comme il le chatouillait avec ses moustaches. Puis il se rappela les deux dernières popkins.

— On va se les partager, dit-il, mais je sais aussi bien que toi que tu pourrais les avaler toutes les deux si tu en avais envie.

Il donna une popkin au tygre. Elle disparut aussitôt, mais le fauve se contenta de regarder Tim lorsqu’il mangea l’autre. Il évita de lambiner, au cas où Sai Tygre aurait changé d’avis. Puis il rabattit la voile sur lui et se rendormit.


Lorsqu’il se réveilla de nouveau, il devait être midi. Le vent s’était bien calmé et, en sortant la tête de sous la voile, il constata que l’atmosphère s’était réchauffée. Cela dit, l’ersatz d’été dont la Veuve Smack s’était méfiée à juste titre appartenait au passé. Ainsi que ses provisions de bouche.

— Que mangeais-tu dans ta cage ? demanda-t-il au tygre. (Cette question le conduisit tout naturellement à la suivante :) Et combien de temps y es-tu resté ?

Le tygre se leva, fit quelques pas vers la cage en question et s’étira : une patte postérieure, puis l’autre. Il se dirigea vers le précipice et s’accroupit au bord du Grand Canyon pour faire ses besoins. Cela fait, il renifla les barreaux de sa prison puis se détourna de celle-ci comme si elle avait cessé de l’intéresser et revint auprès de Tim, qui continuait de l’observer, appuyé sur ses coudes.

Le fauve le gratifia d’un regard sombre — telle fut du moins son impression — puis détourna ses yeux verts, baissa la tête et, du bout de museau, releva la voile magique qui les avait protégés du coup de givre. La boîte métallique apparut à la vue. Tim ne se rappelait pas l’avoir ramassée, mais il avait dû le faire ; si elle était restée devant la porte, le vent l’aurait détruite ou emportée. Cela lui rappela la plume. Elle était toujours passée à sa ceinture. Il l’attrapa pour l’examiner avec attention, la caressant doucement. Ce devait être une plume de faucon… un faucon deux fois plus grand que la normale. Et blanc de surcroît, ce qu’il n’avait jamais vu.

— C’est une plume d’aigle, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Par le sang de Gan, ça oui !

Le tygre semblait indifférent à cette plume, alors qu’il avait bien veillé à l’arracher aux griffes du vent. De son long museau duveté de jaune, il poussa la boîte vers Tim. Puis il le fixa des yeux.

Tim ouvrit la boîte. Il ne s’y trouvait plus que le flacon marron, qui, de par son aspect, devait contenir un médicament. Il l’attrapa et sentit aussitôt des fourmis dans ses doigts, comme lorsqu’il avait brandi la baguette du Collecteur au-dessus du seau en fer-blanc.

— Est-ce que je dois l’ouvrir ? Car tu ne le peux pas, c’est évident.

Le tygre demeura immobile, ses yeux verts rivés au flacon. On les aurait dits éclairés d’une lueur intérieure, comme si son cerveau irradiait la magie. Avec un luxe de précautions, Tim dévissa la capsule. En l’ôtant, il vit qu’un compte-gouttes y était fixé.

Le tygre ouvrit sa gueule. Sa volonté était claire, et cependant…

— Combien de gouttes ? demanda Tim. Pour rien au monde je ne voudrais t’empoisonner.

Le tigre se contenta d’écarter un peu plus les mâchoires, évoquant irrésistiblement un oisillon attendant la becquée.

Après quelques tâtonnements — jamais il n’avait utilisé de compte-gouttes, quoiqu’il ait vu Destry se servir d’un modèle plus perfectionné avec ses bêtes —, Tim réussit à aspirer du liquide. Du coup, le flacon se retrouva presque vide. Le cœur battant, il tendit le compte-gouttes au-dessus de la gueule du tygre. Il pensait savoir ce qui allait suivre, car il connaissait quantité de légendes sur les garous, mais il n’avait aucun moyen de savoir si le fauve était un homme métamorphosé.

— Je vais procéder goutte par goutte, dit-il au tygre. Si tu veux que j’arrête, tu n’as qu’à refermer la gueule. Hoche la tête si tu as compris.

Mais, comme précédemment, le tygre ne laissa rien trahir. Il se contenta d’attendre.

Une goutte… deux… trois… le petit tube se vidait… quatre… cin…

Soudain, la peau du tigre s’enfla et ondoya, comme si des souris captives cherchaient à s’en extirper. Son museau se désintégra pour révéler ses crocs, puis se reconstitua jusqu’à sceller sa gueule. Alors il poussa un rugissement étouffé, de souffrance ou d’indignation, un rugissement qui fit trembler la clairière.

Tim se carapata, terrorisé.

Les yeux d’émeraude du fauve s’exorbitèrent, comme montés sur ressort. Sa queue convulsive se rétracta, se déploya, se rétracta encore. Il se dirigea en titubant vers le précipice du Grand Canyon.

Arrête ! hurla Tim. Tu vas tomber !

Le tygre se retrouva suspendu au bord de l’abîme, et l’une de ses pattes délogea un caillou de la falaise. Puis il passa derrière la cage qui l’avait piégé, et ses rayures frémirent avant de s’estomper. Sa tête aussi changeait de forme. Il en émergea du blanc, puis du jaune vif là où s’était trouvé son museau. Tim entendit un bruit de meuleuse, comme si son squelette se reconfigurait.

Derrière la cage, le tygre poussa un rugissement… qui se transforma en un cri des plus humain. La créature floue et mouvante se dressa sur ses pattes postérieures et, en lieu et place de ses coussinets, Tim vit d’antiques bottes noires. Et ses griffes devinrent des sigleus argentés : lunes, croix et spirales.

L’occiput du tygre continua de croître jusqu’à devenir le chapeau pointu que Tim avait vu dans le seau. Son menton blanc crût pour se transformer en barbe étincelante de givre sous la caresse glaciale du soleil. On l’aurait dite riche de rubis, d’émeraudes, de saphirs et de diamants.

Puis le tygre disparut et Maerlyn de l’Eld apparut dans toute sa majesté devant le petit garçon émerveillé.

Il ne souriait pas, alors qu’il souriait dans la vision qu’en avait eue Tim… sauf qu’il ne s’agissait pas de sa vision. C’était un glam du Collecteur, conçu pour le conduire à sa perte. Le vrai Maerlyn le gratifiait d’un regard plein de gentillesse, mais aussi de gravité. Le vent faisait claquer sa robe de soie blanche, révélant les contours d’un corps si émacié qu’on aurait dit un squelette.

Tim mit un genou à terre, inclina la tête et porta à son front un poing tremblant. Il tenta de dire Aïle, Maerlyn, mais il avait perdu sa voix et ne réussit à émettre qu’un croassement.

— Relève-toi, Tim, fils de Jack, dit le mage. Mais, avant cela, referme le flacon. Il y reste quelques gouttes, j’intuite, et elles te seront fort utiles.

Tim leva des yeux interrogateurs sur la haute silhouette campée près de la cage où elle avait été emprisonnée.

— Pour ta mère, ajouta Maerlyn. Pour les yeux de ta mère.


Tu dis vrai ? murmura Tim.

— Aussi vrai que la tortue qui porte le monde. Tu as fait un long chemin, tu t’es montré très brave — et aussi un peu stupide, mais passons, car cela va souvent de pair, en particulier chez les jeunes gens — et tu m’as libéré d’une forme dans laquelle j’étais longtemps resté piégé. Pour cela, tu as droit à une récompense. Rebouche le flacon et relève-toi.

— Grand merci, fit Tim.

Il avait les mains tremblantes et les yeux brouillés de larmes, mais il réussit à revisser la capsule sans perdre une goutte du flacon.

— Je croyais que vous étiez le Gardien du Rayon, ça oui, mais Daria m’a détrompé.

— Et qui est donc cette Daria ?

— Une captive comme vous. Prisonnière d’une petite machine que m’avaient donnée les habitants du Fagonard. Je crois bien qu’elle est morte.

— J’en suis désolé, mon garçon.

— C’était mon amie, ajouta Tim.

Maerlyn hocha la tête.

— C’est un triste monde que celui-ci, Tim Ross. Quant à moi, comme ce Rayon est celui du Lion, il a jugé fort drôle de m’imposer la forme d’un félin. Mais pas celle d’Aslan, oh ! non, car c’est été une magie hors de sa portée… quoi qu’il en dît. Pourtant, il aurait bien aimé pouvoir tuer Aslan et tous les autres Gardiens afin d’abattre les Rayons.

— Le Collecteur, murmura Tim.

Rejetant la tête en arrière, Maerlyn partit d’un grand rire. Son chapeau pointu resta en place, ce qui aux yeux de Tim était le comble de la magie.

— Non, non, celui-là n’y est pour rien. Une longue vie et un peu de magie, c’est tout ce qu’il peut faire. Non, Tim, il est un être plus puissant que l’homme à la large cape. Quand le Grandiose pointe le doigt sur lui, la large cape prend ses jambes à son cou. Ce n’est pas le Roi Rouge qui a eu l’idée de t’envoyer ici, et celui que tu appelles le Collecteur paiera pour sa bêtise, je crois bien. Il est trop précieux pour qu’on le tue, mais on ne manquera pas de le châtier. Si fait, à n’en point douter.

— Que va-t-il lui faire, ce Roi Rouge ?

— Mieux vaut ne pas s’y attarder, mais une chose est sûre : on ne le verra plus jamais à L’Arbre. C’en est fini de sa collecte d’impôts.

— Et ma mère… va-t-elle recouvrer la vue ?

— Si fait, car tu m’as bien servi. Et tu en serviras bien d’autres dans ta vie. (Il désigna la ceinture de Tim.) Cette arme n’est que la première de celles que tu porteras, la première et la plus légère.

Tim considéra le quatre-coups passé à sa ceinture, mais ce fut la hache de son père qu’il saisit.

— Non, le pistolet, ce n’est pas pour les gens comme moi, sai. Je ne suis qu’un gars de la campagne. Et je serai bûcheron, comme mon père. L’Arbre est mon village et j’y demeurerai.

Le vieux mage lui adressa un regard entendu.

— C’est ce que tu dis en tenant cette hache, mais que dirais-tu en tenant ce pistolet ? Et surtout, que dirait ton cœur ? Ne réponds pas, car la vérité se lit dans tes yeux. Le ka t’emmènera bien loin de L’Arbre.

— Mais j’aime mon village, murmura Tim.

— Si fait, et tu y resteras encore un temps, alors ne t’inquiète pas. Mais entends et obéis.

Il se plaqua les mains sur les genoux et pencha son corps étique au-dessus du petit garçon. Le vent agitait faiblement sa barbe, faisant étinceler les joyaux qui l’ornaient. Son visage, quoique aussi émacié que celui du Collecteur, respirait la gravité plutôt que la malice, la gentillesse plutôt que la cruauté.

— Quand tu retourneras dans ton cottage — à l’issue d’un périple plus rapide que celui qui t’a mené ici, et aussi moins risqué —, tu iras voir ta mère pour mettre dans ses yeux les dernières gouttes du flacon. Ensuite, tu lui donneras la hache de ton père. Tu as bien compris ? Sa pièce, tu la porteras durant toute ta vie — quand on te mettra en terre, tu l’auras toujours pendue à ton cou —, mais donne la hache à ta mère. Et sans tarder.

— P… pourquoi ?

Le front de Maerlyn se plissa un peu plus ; sa bouche se fit plus amère encore ; soudain, toute gentillesse disparut de ses traits, pour être remplacée par une terrifiante volonté.

— Il ne t’appartient pas de le demander, mon garçon. Quand vient le ka, il vient comme le vent — comme le coup de givre. Obéiras-tu ?

— Oui, répondit Tim, un peu effrayé. Je lui donnerai la hache de mon père.

— Bien.

Le mage se tourna vers la voile sous laquelle tous deux avaient dormi et leva les mains. Le bord le plus proche de la cage se souleva en claquant, puis la voile se plia, devenant soudain deux fois plus petite. Elle se plia une nouvelle fois, se transformant en simple nappe. Les femmes de L’Arbre goûteraient sûrement ce genre de magie pour faire leur ménage, songea Tim, et il se demanda si cette idée tenait du blasphème.

— Non, non, tu as sûrement raison, dit Maerlyn d’un air absent. Sauf que ça marcherait forcément de travers. Même pour un vieux briscard comme moi, la magie recèle toujours son lot de surprises.

Sai… c’est vrai que vous vivez à rebours du temps ?

Maerlyn leva les mains en signe d’agacement amusé ; en se retroussant, ses manches révélèrent des bras aussi grêles, aussi blancs que les branches d’un bouleau.

— C’est ce que pense tout le monde, et si j’affirmais le contraire, personne ne me croirait, n’est-ce pas ? Je vis comme je vis, Tim, et, à dire vrai, je me suis plus ou moins retiré des affaires. Est-ce qu’on t’a aussi parlé de ma maison magique perdue dans la forêt ?

— Si fait !

— Et si je te disais que je vis en fait dans une grotte, avec pour seul mobilier une table et une paillasse, et si tu le répétais autour de toi, penses-tu que les gens te croiraient ?

Tim réfléchit puis secoua la tête.

— Non. D’ailleurs, jamais ils ne croiraient que je vous ai rencontré.

— Tant pis pour eux. Revenons à toi… es-tu prêt à repartir ?

— Puis-je encore vous poser une question ?

Le mage leva l’index.

— Oui, mais une seule. Car je me suis langui des années dans cette cage — qui n’a pas bougé d’un pouce en dépit du vent, ainsi que tu peux le constater —, et je me suis lassé de chier dans ce trou. La vie simple, ça va bien un moment, mais il y a des limites. Pose ta question.

— Comment le Roi Rouge a-t-il pu vous capturer ?

— Il ne peut capturer personne, Tim — lui-même est un captif en haut de la Tour Sombre. Mais il possède certains pouvoirs, oui-là, et certains émissaires. Celui qui a croisé ta route n’est pas le plus puissant, loin de là. Un homme est venu me voir dans ma grotte. Je l’ai pris pour un inoffensif colporteur, car sa magie était puissante. Une magie dont l’avait investi le Roi, comme tu l’as sans doute intuité.

Tim risqua une autre question :

— Une magie plus puissante que la vôtre ?

— Non, mais…

Maerlyn poussa un soupir et contempla le ciel matinal. À son grand étonnement, Tim vit que le magicien avait honte.

— J’étais ivre, lâcha-t-il.

— Oh ! fit Tim d’une petite voix.

Il n’y avait rien d’autre à dire.


Assez palabré, dit le mage. Assieds-toi sur le dibbin.

— Le quoi ?

D’un geste, Maerlyn désigna la serviette devenue voile, qui avait à présent retrouvé la taille d’une nappe.

— Ce truc-là. Et n’aie pas peur de le salir. Il a été foulé par des bottes encore plus crottées que les tiennes.

Tim, qui craignait précisément cela, s’avança sur la nappe et s’y assit.

— Maintenant, la plume. Serre-la fort. Elle vient de la queue de Garuda, l’aigle qui garde l’autre bout de ce Rayon. C’est du moins ce que l’on m’a dit, quand j’étais aussi petit que toi — eh oui ! que dis-tu de cela, Tim, fils de Jack ? On m’a également raconté que les bébés naissaient dans les choux.

Ce fut à peine si Tim l’entendit. Il prit la plume que le tygre avait empêché de s’envoler et la tint fermement.

Maerlyn le fixa un moment sous le rebord de son chapeau jaune. — Une fois arrivé chez toi, quelle est la première chose que tu feras ?

— Je mettrai des gouttes dans les yeux de mama.

— Bien ; et la seconde ?

— Je lui donnerai la hache de mon pa.

— Surtout, n’oublie pas.

Le vieil homme se pencha sur lui pour déposer un baiser sur son front et, l’espace d’un instant, le monde tout entier brilla aux yeux de Tim avec autant d’éclat que les étoiles au plus fort du coup de givre. L’espace d’un instant, tout était .

— Tu es un bon garçon et tu as un brave cœur — et c’est ainsi que l’on t’appellera. Maintenant, pars avec toute ma reconnaissance et vole jusqu’à chez toi.

— V… voler ? Mais comment ?

— Comment t’y prends-tu pour marcher ? Contente-toi d’y penser. De penser à chez toi. (Le vieil homme se fendit d’un sourire radieux, qui fit naître mille fines rides au coin de ses yeux.) Car, ainsi que l’a jadis affirmé quelqu’un de célèbre, rien ne vaut son chez-soi. Vois-le ! Vois-le très bien !

Alors Tim pensa au cottage où il avait grandi, et à la chambre où il s’endormait chaque soir en écoutant le vent au-dehors, qui lui parlait d’autres lieux et d’autres gens. Il pensa à la grange où dormaient Misty et Bitsy et espéra que quelqu’un les avait nourries. Willem-les-Blés, peut-être. Il pensa à ce printemps où il avait rempli plein de seaux d’eau. Il pensa surtout à sa mère : son corps bien charpenté, aux larges épaules, ses cheveux châtains, ses yeux rieurs, si rieurs avant que ne soient venus le chagrin et les soucis.

Comme tu me manques, mama… pensa-t-il, et, alors qu’il pensait cela, la nappe s’éleva au-dessus de la roche et plana sur son ombre.

Tim poussa un hoquet. La nappe frémit puis vira sur elle-même. Il était maintenant plus haut que le chapeau pointu de Maerlyn, et ce dernier dut lever les yeux vers lui.

— Et si je tombe ? s’écria Tim.

Maerlyn s’esclaffa.

— Tôt ou tard, c’est notre lot à tous. Accroche-toi à la plume ! Le dibbin ne t’abandonnera pas tant que tu tiendras la plume et penseras à ton chez-toi !

Tim serra la plume entre ses doigts et pensa très fort à L’Arbre : la grand-rue, la forge avec la chapelle funéraire derrière, le cimetière, les fermes, la scierie au bord de la rivière, le cottage de la Veuve et — plus important que tout — son lopin et sa place. Le dibbin s’éleva encore, resta un moment immobile au-dessus du Dogan (comme s’il attendait de se décider) puis vola vers le sud dans le sillage du coup de givre. Il avançait à faible allure, mais, lorsque son ombre courut parmi les chablis festonnés de gel à quoi se réduisait désormais l’immense forêt, il commença à prendre de la vitesse.

Une horrible idée vint à Tim : et si le coup de givre avait frappé L’Arbre, le gelant et tuant tous ses habitants, y compris Nell Ross ? Il se retourna pour poser la question à Maerlyn, mais celui-ci avait déjà disparu. Tim le revit plus tard, mais lui aussi était alors un vieillard. Et cette histoire-là est pour un autre jour.


Le dibbin s’éleva jusqu’à ce que le monde devienne une carte. Mais la magie qui avait protégé de la tempête Tim et son compagnon velu était toujours active et, bien qu’il entende les derniers souffles glacés du coup de givre agiter l’air autour de lui, il demeurait au chaud. Il était assis sur la nappe tel un jeune prince de Mohaine sur un élaphonte, la Plume de Garuda brandie devant lui. En fait, il avait l’impression d’être Garuda, survolant une vaste étendue sauvage évoquant une gigantesque robe, d’un vert si foncé qu’il en devenait noir. Mais cette robe était parcourue d’une profonde entaille grise, comme si son tissu en se déchirant avait révélé un jupon crasseux. Le coup de givre avait tout dévasté sur son parcours, quoique la forêt dans son ensemble n’ait guère souffert. La trace qu’il avait laissée était large d’à peine quarante roues.

Mais cela avait suffi pour détruire le Fagonard. Le marécage noir s’était transformé en champ de glace d’un blanc jaunâtre. Tous les arbres gris et difformes qui y poussaient avaient été arrachés du sol. Naguère verts, les îlots flottants n’étaient plus que des amas de glace laiteuse.

Le bateau de la tribu s’était échoué sur l’un d’eux. Tim repensa à Timonier, au Chef et à tous les autres, et pleura des larmes amères. Sans eux, il serait à présent un cadavre glacé gisant cinq cents pieds plus bas. Les hommes-plantes l’avaient nourri et lui avaient offert Daria, sa bonne fée. Ce n’était pas juste, pas juste, pas juste. Ainsi s’épancha son cœur d’enfant, puis ce cœur d’enfant mourut un peu. Car ainsi va le monde.

Avant de laisser le marécage derrière lui, il vit autre chose qui lui brisa le cœur : une tache noire autour de laquelle la glace avait fondu. De gros glaçons gris flottaient autour d’un énorme cadavre gisant sur le flanc comme le bateau de la tribu. C’était le dragon femelle qui l’avait épargné. Il l’imagina — sans aucun effort, oui-là — affrontant le coup de givre de son souffle brûlant, mais il avait fini par succomber, comme tout ce qui vivait dans le Fagonard. Celui-ci était désormais le royaume de la mort gelée.


Le dibbin commença à descendre au-dessus de la Piste du Bois de Fer. Peu à peu, il se rapprocha du sol, pour se poser finalement dans le chicot Cosington-Marchly. Avant cela, Tim avait eu le temps de voir que la trajectoire du coup de givre, initialement orientée plein sud, avait obliqué vers l’ouest. Par ailleurs, les dégâts semblaient moins importants ici, comme si la tempête avait perdu de sa violence. Il pouvait espérer qu’elle avait épargné le village.

Il examina le dibbin avec soin puis passa les mains au-dessus. — Plie-toi ! ordonna-t-il, se sentant un peu bête.

Le dibbin ne bougea pas, mais, lorsqu’il se pencha vers lui pour le ramasser, il se plia une fois, puis deux, puis trois, diminuant de taille sans gagner en épaisseur. Quelques secondes plus tard, il ressemblait à une banale serviette de table gisant sur le sol. Une serviette qu’on hésiterait à utiliser, car elle était ornée d’une superbe empreinte de botte.

Tim glissa le dibbin dans sa poche et se mit en route. Lorsqu’il atteignit les bosquets de florus (où la plupart des arbres étaient encore debout), il commença à courir.


Il contourna le village, car il ne voulait pas perdre du temps à répondre à des questions. Si tant est qu’on prenne la peine de lui en poser. Le coup de givre avait plus ou moins épargné L’Arbre — virant à l’ouest et gagnant les hauteurs —, mais les villageois étaient occupés à inspecter leurs champs et à calmer leurs bêtes, parfois arrachées de justesse à des étables détruites. La scierie était réduite en pièces. La rivière avait emporté ses murs et sa charpente et il n’en restait que les fondations.

Il suivit le cours du Stape, comme le jour où il avait trouvé la baguette magique du Collecteur et contemplé des visions dans un seau en fer-blanc. La source, gelée par le coup de givre, commençait tout juste à reprendre vie, et bien que le toit du cottage ait perdu quelques-uns de ses bardeaux en florus, le bâtiment proprement dit n’avait pas bougé. Sa mère devait s’y trouver toute seule, car on ne voyait ni mule ni chariot devant la porte. Si Tim pouvait comprendre que les villageois se soient avant tout souciés de leurs lopins, il ne put s’empêcher de céder à la colère. Abandonner en pleine tempête une femme aveugle et invalide… ce n’était pas correct. Et ça ne ressemblait pas aux habitants de L’Arbre.

On a dû l’emmener à l’abri, se dit-il. Au grand hall, sans doute.

Puis il entendit venant de la grange un braiement qui lui était inconnu. Il passa la tête à l’intérieur et sourit. Attaché à un poteau, Sunshine, le petit âne de la Veuve Smack, mâchonnait du foin.

Tim plongea la main dans sa poche et fut pris de panique en constatant que le précieux flacon ne s’y trouvait plus. Puis il le localisa sous le dibbin et se calma. Il monta sur le perron (le grincement familier de la troisième marche lui donna l’impression de rêver) et ouvrit la porte. Il faisait bien chaud, car la Veuve avait fait du feu dans la cheminée, dont il ne subsistait plus qu’un lit de cendres grises et de braises rosées. Elle s’était endormie dans le fauteuil de pa et lui tournait le dos. Quoique impatient de retrouver sa mère, il prit soin de se déchausser. La Veuve s’était dévouée pour la veiller quand tout le monde était trop occupé ; elle avait fait du feu pour éloigner le froid ; alors même que le village semblait promis à la ruine, elle n’avait pas oublié de rendre service. Pour rien au monde Tim n’aurait voulu la réveiller.

Il s’avança sur la pointe des pieds jusqu’à la porte de la chambre, qui était restée ouverte. Sa mère était couchée, les mains jointes sur la couverture, ses yeux aveugles fixés au plafond.

— Mama ? murmura Tim.

L’espace d’un instant, elle resta sans réagir, et Tim se sentit pris d’une terreur glacée. J’arrive trop tard. Elle est morte.

Puis Nell se redressa sur ses coudes, laissant choir ses cheveux en cascade sur l’oreiller, et se tourna vers lui. Un espoir fou illumina son visage.

— Tim ? Est-ce toi, ou bien est-ce que je rêve ?

— Tu es réveillée, dit-il.

Et il se jeta dans ses bras.


Elle l’étreignit farouchement et lui couvrit le visage de baisers comme seule une mère peut en donner.

— J’ai cru que tu étais mort ! Oh, Tim ! Et quand la tempête s’est levée, je l’ai cru pour de bon, et moi aussi j’ai voulu mourir. Où étais tu passé ? Comment as-tu pu me briser le cœur comme ça, méchant garçon ?

Et ce fut une nouvelle pluie de baisers.

Tim s’abandonna en souriant, réjoui de sentir son odeur et sa présence familières, puis il se rappela ce que lui avait dit Maerlyn : Une fois arrivé chez toi, quelle est la première chose que tu feras ?

— Oh ! Tim, où étais-tu passé ? Dis-le-moi !

— Je vais tout te raconter, mama, mais d’abord étends-toi et ouvre grand les yeux. Aussi grand que tu le peux.

— Pourquoi ?

Elle ne cessait de lui passer les mains sur le front, le nez, la bouche, comme pour s’assurer qu’il était bien là. Ses yeux, que Tim espérait guérir, le fixaient comme s’ils regardaient à travers lui. Un voile laiteux commençait à les couvrir.

— Pourquoi, Tim ? insista-t-elle.

Il hésitait à lui répondre, craignant que le remède promis ne soit qu’une chimère. Il ne pensait pas que Maerlyn lui aurait menti — c’était le Collecteur qui pratiquait le mensonge —, mais peut-être s’était-il trompé.

Oh ! faites qu’il ne se soit pas trompé.

— Peu importe. Je t’ai apporté un remède, mais je n’en ai que très peu, alors tu ne dois pas bouger.

— Je ne comprends pas.

Au sein des ténèbres où elle vivait, Nell crut entendre la voix de son défunt époux lorsque son fils lui répondit :

— Je suis allé très loin et j’ai subi bien des épreuves pour te rapporter ceci. Ne bouge pas !

Elle lui obéit, tournant vers lui ses yeux aveugles. Ses lèvres étaient tremblantes.

Les mains de Tim aussi. Il leur ordonna de se tenir tranquilles et, à sa grande surprise, elles lui obéirent. Il inspira profondément, retint son souffle et dévissa la capsule du précieux flacon. Il en aspira le contenu dans le compte-gouttes et constata que ce n’était pas grand-chose. Le petit tube était tout juste à moitié plein. Il se pencha au-dessus de Nell.

— Surtout, ne bouge pas ! Promets-le-moi, car ça risque de brûler un peu.

— Je ne bougerai pas d’un cil.

Une goutte dans l’œil gauche.

— Alors ? demanda-t-il. Ça brûle ?

— Non. C’est bien frais, au contraire. Mets-en un peu dans l’autre, s’il te plaît.

Tim fit choir une goutte dans l’œil droit, puis se redressa en se mordant la lèvre. Le voile laiteux s’était-il estompé, ou bien prenait-il ses désirs pour des réalités ?

— Tu vois quelque chose, mama ?

— Non, mais… (Elle retint son souffle.) Il y a de la lumière ! Tim, il y a de la lumière !

Elle voulut se redresser sur les coudes, mais Tim la repoussa doucement. Il lui mit une seconde goutte dans chaque œil. Cela devrait suffire, car le compte-gouttes était désormais vide. Ce qui n’était pas plus mal, car Tim le fit tomber par terre lorsque Nell poussa un hurlement.

— Mama ? Mama ! Que se passe-t-il ?

Je vois ton visage ! s’exclama-t-elle en lui posant les mains sur les joues.

Et voilà que ses yeux s’emplissaient de larmes, mais Tim s’en souciait peu, car ces yeux maintenant le regardaient plutôt que de regarder à travers lui. Et ils étaient plus brillants que jamais.

— Oh ! Tim, oh ! mon chéri, je vois ton visage, je le vois très bien ! Suivit un moment qu’il n’est nul besoin de conter — ce qui vaut sans doute mieux, car certains moments de joie sont impossibles à décrire.

Tu dois lui donner la hache de ton père.

Tim porta la main à sa ceinture, empoigna le manche de la hache et la posa sur le lit. Sa mère la regarda — elle la vit, ce qui ne laissait pas de les émerveiller, tous les deux — et posa la main sur le manche, poli par des années d’usage. Puis elle leva vers Tim des yeux interrogateurs.

Il ne put que secouer la tête en souriant.

— L’homme qui m’a donné ces gouttes m’a dit de te la donner. C’est tout ce que je sais.

— Qui était cet homme, Tim ?

— C’est une longue histoire, et elle passerait mieux si on mangeait un bon petit déjeuner.

— Des œufs ! dit-elle en se levant. Une douzaine d’œufs ! Et un morceau du jambon qui attend dans le garde-manger !

Sans cesser de sourire, Tim l’agrippa par les épaules et la repoussa doucement sur son lit.

— Je sais frire le jambon et préparer des œufs brouillés. Et je suis même prêt à te les apporter au lit. (Une idée lui vint.) Sai Smack mangera avec nous. C’est miracle que tes cris ne l’aient pas réveillée.

— Elle est arrivée alors que le vent commençait à se lever et elle a passé toute la nuit à alimenter la cheminée. Nous avons bien cru que le cottage allait s’envoler, mais il a tenu bon. Elle doit être très fatiguée. Réveille-la, Tim, mais réveille-la en douceur.

Tim embrassa sa mère sur la joue et sortit. La Veuve continuait de dormir dans le fauteuil du mort, le menton posé sur la poitrine. Tim lui secoua doucement l’épaule. Sa tête dodelina un brin puis reprit sa position initiale.

Empli d’une horrible certitude, le petit garçon fit le tour du fauteuil. Ce qu’il vit lui coupa les jambes et il s’effondra sur les genoux. On lui avait arraché son voile. Les ruines de son visage jadis si beau étaient inertes. L’œil qu’il lui restait fixait Tim sans le voir. Le devant de sa robe noire était rouge de sang séché, car on lui avait tranché la gorge d’une oreille à l’autre.

Il reprit son souffle et voulut hurler, mais il n’en eut pas le temps, car de grosses mains s’étaient refermées sur son cou.


Bern Kells était entré dans le salon à pas de loup, en provenance du réduit où, assis sur sa malle, il cherchait à se rappeler pourquoi il avait tué la vieille. Ce devait être à cause du feu. Il avait frissonné deux nuits durant dans la grange de Rincon le Sourd, blotti sous une pile de foin, pendant que cette vieille chouette, qui bourrait de bêtises le crâne de son beau-fils, restait bien au chaud. Ce n’était pas juste.

Il avait vu le gamin entrer dans la chambre de Nell. Il avait entendu celle-ci pousser des cris de joie, dont chacun était comme un clou planté dans ses entrailles. Elle n’avait pas le droit de pousser autre chose que des cris de douleur. Il lui était redevable de tous ses malheurs ; elle l’avait ensorcelé avec ses seins fermes, sa taille fine, ses longs cheveux et ses yeux rieurs. Il avait cru que l’emprise qu’elle exerçait sur lui diminuerait avec le temps, mais rien de tel ne s’était produit. Finalement, il s’était résolu à la posséder. Pourquoi sinon aurait-il tué son plus vieil ami, son meilleur ami ?

Et voilà que débarquait le gamin qui avait fait de lui un homme traqué. Ce morveux était encore pire que sa salope de mère. Et qu’avait-il donc passé à sa ceinture ? Par les dieux, était-ce bien un pistolet ? Où donc l’avait-il déniché ?

Kells étrangla Tim jusqu’à ce qu’il ait cessé de se débattre et s’effondre dans un râle entre ses mains de bûcheron. Puis il lui arracha son arme et la jeta dans un coin.

— Une balle, c’est encore trop bon pour un emmerdeur de ton espèce.

Sa bouche était collée à l’oreille de Tim. Celui-ci sentit vaguement — comme s’il perdait peu à peu toute sensation — la barbe de son beaupa lui chatouiller la joue.

— Pareil pour le couteau qui m’a servi à couper la gorge de cette mégère toute pourrie. Toi, tu vas finir dans le feu. Il reste encore plein de braises dans la cheminée. Assez pour te crever les yeux et te couvrir la peau de cloq…

Tim entendit un choc sourd et, soudain, les mains qui l’étouffaient disparurent. Il se retourna en palpant sa gorge dolente, aspirant un air brûlant comme le feu.

Kells se tenait près du fauteuil du Grand Ross, fixant d’un œil incrédule la grande cheminée de pierre grise. Le sang dégoulinait de la manche droite de sa chemise de bûcheron, à laquelle s’accrochaient encore des brins de paille provenant de la grange de Rincon le Sourd. Au-dessus de son oreille droite, un manche de hache avait poussé sur son crâne. Nell Ross était derrière lui, sa chemise de nuit tout aspergée de sang.

Lentement, lentement, le Grand Kells se retourna pour lui faire face. Il toucha le manche de la hache puis tendit vers elle une main ensanglantée.

Je prononce notre divorce, homme charyou ! lui hurla-t-elle au visage, et Bern Kells tomba raide mort, comme tué par ces mots plutôt que par la hache.


Tim porta les mains à son visage, pour chasser de ses yeux et de sa mémoire cet horrible spectacle… tout en sachant qu’il le hanterait jusqu’à son dernier jour.

Nell lui passa un bras autour des épaules et le conduisit sur le perron. Le soleil brillait dans le ciel, le givre parant les champs fondait doucement, une fine brume montait dans les airs.

— Est-ce que ça va, Tim ? demanda-t-elle.

Il inspira à fond. Sa gorge lui faisait encore un peu mal, mais elle ne brûlait plus.

— Oui. Et toi ?

— Tout ira bien. Pour toi comme pour moi. C’est une bonne journée et nous sommes encore là pour l’apprécier.

— Mais la Veuve…

Il se mit à pleurer.

Ils s’assirent sur les marches et contemplèrent la cour où, naguère, le Collecteur de la Baronnie était apparu sur son grand cheval noir. Cheval noir, cœur noir, songea Tim.

— Nous prierons pour Ardelia Smack, dit Nell, et la ville tout entière assistera à ses funérailles. Je ne dis pas que Kells lui a rendu un service — le meurtre, ce n’est pas un service —, mais elle avait beaucoup souffert ces trois dernières années et, de toute façon, elle n’aurait plus survécu très longtemps. Je pense que nous devrions aller en ville pour voir si le gendarme est revenu de Tavares. En chemin, tu pourras me raconter tout ce que tu as fait. Tu peux m’aider à atteler Misty et Bitsy au chariot ?

— Oui, mama. Mais je dois d’abord récupérer quelque chose. Quelque chose qu’elle m’a donné.

— D’accord. Essaie de ne pas regarder ce qu’il y a là-dedans. Tim s’abstint de regarder. Mais il ramassa le pistolet et le passa à sa ceinture…

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