PREMIÈRE PARTIE

21 MARS 1927


Minuit et demi.


Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !

La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus.

Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendît, - car, s'il se défendait, il appellerait.

Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté. « Assassiner n'est pas seulement tuer... » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu'il ne pourrait jamais s'en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l'entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c'était toujours à lui d'agir.

Ce pied vivait comme un animal endormi. Terminait-il un corps ? « Est-ce que je deviens imbécile ? »Il fallait voir ce corps. Le voir, voir cette tête ; pour cela, entrer dans la lumière, laisser passer sur le lit son ombre trapue. Quelle était la résistance de la chair ? Convulsivement, Tchen enfonça le poignard dans son bras gauche. La douleur (il n'était plus capable de songer que c'était son bras), l'idée du supplice certain si le dormeur s'éveillait le délivrèrent une seconde : le supplice valait mieux que cette atmosphère de folie. Il s'approcha : c'était bien l'homme qu'il avait vu, deux heures plus tôt, en pleine lumière. Le pied, qui touchait presque le pantalon de Tchen, tourna soudain comme une clef, revint à sa position dans la nuit tranquille. Peut-être le dormeur sentait-il une présence, mais pas assez pour s'éveiller... Tchen frissonna : un insecte courait sur sa peau. Non ; c'était le sang de son bras qui coulait goutte à goutte. Et toujours cette sensation de mal de mer.

Un seul geste, et l'homme serait mort. Le tuer n'était rien : c'était le toucher qui était impossible. Et il fallait frapper avec précision. Le dormeur, couché sur le dos, au milieu du lit à l'européenne, n'était habillé que d'un caleçon court, mais, sous la peau grasse, les côtes n'étaient pas visibles. Tchen devait prendre pour repères les pointes sombres des seins. Il savait combien il est difficile de frapper de haut en bas. Il tenait donc le poignard la lame en l'air, mais le sein gauche était le plus éloigné : à travers le filet de la moustiquaire, il eût dû frapper à longueur de bras, d'un mouvement courbe comme celui du swing. Il changea la position du poignard : la lame horizontale. Toucher ce corps immobile était aussi difficile que frapper un cadavre, peut-être pour les mêmes raisons. Comme appelé par cette idée de cadavre, un râle s'éleva. Tchen ne pouvait plus même reculer, jambes et bras devenus complètement mous. Mais le râle s'ordonna : l'homme ne râlait pas, il ronflait. Il redevint vivant, vulnérable ; et, en même temps, Tchen se sentit bafoué. Le corps glissa d'un léger mouvement vers la droite. Allait-il s'éveiller maintenant ! D'un coup à traverser une planche, Tchen l'arrêta dans un bruit de mousseline déchirée, mêlé à un choc sourd. Sensible, jusqu'au bout de la lame, il sentit le corps rebondir vers lui, relancé par le sommier métallique. Il raidit rageusement son bras pour le maintenir : les jambes revenaient ensemble vers la poitrine, comme attachées ; elles se détendirent d'un coup. Il eût fallu frapper de nouveau, mais comment retirer le poignard ? Le corps était toujours sur le côté, instable, et, malgré la convulsion qui venait de le secouer, Tchen avait l'impression de le tenir fixé au lit par son arme courte sur quoi pesait toute sa masse. Dans le grand trou de la moustiquaire, il le voyait fort bien : les paupières s'étaient ouvertes, - avait-il pu s'éveiller ? - les yeux étaient blancs. Le long du poignard le sang commençait à sourdre, noir dans cette fausse lumière. Dans son poids, le corps, prêt à retomber à droite ou à gauche, trouvait encore de la vie. Tchen ne pouvait lâcher le poignard. À travers l'arme, son bras raidi, son épaule douloureuse, un courant d'angoisse s'établissait entre le corps et lui jusqu'au fond de sa poitrine, jusqu'à son cœur convulsif, seule chose qui bougeât dans la pièce. Il était absolument immobile ; le sang qui continuait à couler de son bras gauche lui semblait celui de l'homme couché ; sans que rien de nouveau fût survenu, il eut soudain la certitude que cet homme était mort. Respirant à peine, il continuait à le maintenir sur le côté, dans la lumière immobile et trouble, dans la solitude de la chambre. Rien n'y indiquait le combat, pas même la déchirure de la mousseline qui semblait séparée en deux pans : il n'y avait que le silence et une ivresse écrasante où il sombrait, séparé du monde des vivants, accroché à son arme. Ses doigts étaient de plus en plus serrés, mais les muscles du bras se relâchaient et le bras tout entier commença à trembler par secousses, comme une corde. Ce n'était pas la peur, c'était une épouvante à la fois atroce et solennelle qu'il ne connaissait plus depuis son enfance : il était seul avec la mort, seul dans un lieu sans hommes, mollement écrasé à la fois par l'horreur et par le goût du sang.

Il parvint à ouvrir la main. Le corps s'inclina doucement sur le ventre : le manche du poignard ayant porté à faux, sur le drap une tache sombre commença à s'étendre, grandit comme un être vivant. Et à côté d'elle, grandissant comme elle, parut l'ombre de deux oreilles pointues.

La porte était proche, le balcon plus éloigné : mais c'était du balcon que venait l'ombre. Bien que Tchen ne crût pas aux génies, il était paralysé, incapable de se retourner. Il sursauta : un miaulement. À demi délivré, il osa regarder. C'était un chat de gouttière qui entrait par la fenêtre sur ses pattes silencieuses, les yeux fixés sur lui. Une rage forcenée secouait Tchen à mesure qu'avançait l'ombre ; rien de vivant ne devait se glisser dans la farouche région où il était jeté : ce qui l'avait vu tenir ce couteau l'empêchait de remonter chez les hommes. Il ouvrit le rasoir, fit un pas en avant : l'animal s'enfuit par le balcon. Tchen se trouva en face de Shanghaï.

Secouée par son angoisse, la nuit bouillonnait comme une énorme fumée noire pleine d'étincelles ; au rythme de sa respiration de moins en moins haletante elle s'immobilisa et, dans la déchirure des nuages, des étoiles s'établirent dans leur mouvement éternel qui l'envahit avec l'air plus frais du dehors. Une sirène s'éleva, puis se perdit dans cette poignante sérénité. Au-dessous, tout en bas, les lumières de minuit reflétées à travers une brume jaune par le macadam mouillé, par les raies pâles des rails, palpitaient de la vie des hommes qui ne tuent pas. C'étaient là des millions de vies, et toutes maintenant rejetaient la sienne ; mais qu'était leur condamnation misérable à côté de la mort qui se retirait de lui, qui semblait couler hors de son corps à longs traits, comme le sang de l'autre ? Toute cette ombre immobile ou scintillante était la vie, comme le fleuve, comme la mer invisible au loin - la mer... Respirant enfin jusqu'au plus profond de sa poitrine, il lui sembla rejoindre cette vie avec une reconnaissance sans fond, - prêt à pleurer, aussi bouleversé que tout à l'heure. « Il faut filer... » Il demeurait, contemplant le mouvement des autos, des passants qui couraient sous ses pieds dans la rue illuminée, comme un aveugle guéri regarde, comme un affamé mange. Insatiable de vie, il eût voulu toucher ces corps. Au-delà du fleuve une sirène emplit tout l'horizon : la relève des ouvriers de nuit, à l'arsenal. Que les ouvriers imbéciles vinssent fabriquer les armes destinées à tuer ceux qui combattaient pour eux ! Cette ville illuminée resterait-elle possédée comme un champ par son dictateur militaire, louée à mort, comme un troupeau, aux chefs de guerre et aux commerces d'Occident ? Son geste meurtrier valait un long travail des arsenaux de Chine : l'insurrection imminente qui voulait donner Shanghaï aux troupes révolutionnaires ne possédait pas deux cents fusils. Qu'elle possédât les pistolets à crosse (presque trois cents) dont cet intermédiaire, le mort, venait de négocier la vente avec le gouvernement, et les insurgés, dont le premier acte devait être de désarmer la police pour armer leurs troupes, doublaient leurs chances. Mais, depuis dix minutes, Tchen n'y avait pas pensé une seule fois.

Et il n'avait pas encore pris le papier pour lequel il avait tué cet homme. Les vêtements étaient accrochés au pied du lit, sous la moustiquaire. Il chercha dans les poches. Mouchoir, cigarettes... Pas de portefeuille. La chambre restait la même : moustiquaire, murs blancs, rectangle net de lumière ; le meurtre ne change donc rien... Il passa la main sous l'oreiller, fermant les yeux. Il sentit le portefeuille, très petit, comme un porte-monnaie. La légèreté de la tête, à travers l'oreiller, accrut encore son angoisse, lui fit rouvrir les yeux : pas de sang sur le traversin, et l'homme semblait à peine mort. Devrait-il donc le tuer à nouveau ? mais déjà son regard rencontrait les yeux blancs, le sang sur les draps. Pour fouiller le portefeuille, il recula dans la lumière ; c'était celle d'un restaurant, plein du fracas des joueurs de mah-jong. Il trouva le document, conserva le portefeuille, traversa la chambre presque en courant, ferma à double tour, mit la clef dans sa poche. À l'extrémité du couloir de l'hôtel - il s'efforçait de ralentir sa marche - pas d'ascenseur. Sonnerait-il ? Il descendit. À l'étage inférieur, celui du dancing, du bar et des billards, une dizaine de personnes attendaient la cabine qui arrivait. Il les y suivit. « - La dancing-girl en rouge est épatante ! » lui dit en anglais son voisin, Birman ou Siamois un peu saoul. Il eut envie, à la fois, de le gifler pour le faire taire, et de l'étreindre parce qu'il était vivant. Il bafouilla au lieu de répondre ; l'autre lui tapa sur l'épaule d'un air complice. « Il pense que je suis saoul aussi... » Mais l'interlocuteur ouvrait de nouveau la bouche. « - J'ignore les langues étrangères », dit Tchen en pékinois. L'autre se tut, regarda, intrigué, cet homme jeune sans col, mais en chandail de belle laine. Tchen était en face de la glace intérieure de la cabine. Le meurtre ne laissait aucune trace sur son visage... Ses traits plus mongols que chinois : pommettes aiguës, nez très écrasé mais avec une légère arête, comme un bec, n'avaient pas changé, n'exprimaient que la fatigue ; jusqu'à ses épaules solides, ses grosses lèvres de brave type, sur quoi rien d'étranger ne semblait peser ; seul son bras, gluant dès qu'il le pliait, et chaud... La cabine s'arrêta. Il sortit avec le groupe.


Une heure du matin.


Il acheta une bouteille d'eau minérale, et appela un taxi : une voiture fermée, où il lava son bras et le banda avec un mouchoir. Les rails déserts et les flaques des averses de l'après-midi luisaient faiblement. Le ciel lumineux s'y reflétait. Sans savoir pourquoi, Tchen le regarda : qu'il en avait été plus près, tout à l'heure, lorsqu'il avait découvert les étoiles ! Il s'en éloignait à mesure que son angoisse faiblissait, qu'il retrouvait les hommes... À l'extrémité de la rue, les auto-mitrailleuses presque aussi grises que les flaques, la barre claire des baïonnettes portées par des ombres silencieuses : le poste, la fin de la concession française. Le taxi n'allait pas plus loin. Tchen montra son passeport faux d'électricien employé sur la concession. Le factionnaire regarda le papier avec indifférence (« Ce que je viens de faire ne se voit décidément pas ») et le laissa passer. Devant lui, perpendiculaire, l'avenue des Deux-Républiques, frontière de la ville chinoise.

Abandon et silence. Chargées de tous les bruits de la plus grande ville de Chine, des ondes grondantes se perdaient là comme, au fond d'un puits, des sons venus des profondeurs de la terre : tous ceux de la guerre, et les dernières secousses nerveuses d'une multitude qui ne veut pas dormir. Mais c'était au loin que vivaient les hommes ; ici, rien ne restait du monde, qu'une nuit à laquelle Tchen s'accordait d'instinct comme à une amitié soudaine : ce monde nocturne, inquiet, ne s'opposait pas au meurtre. Monde d'où les hommes avaient disparu, monde éternel ; le jour reviendrait-il jamais sur ces tuiles pourries, sur toutes ces ruelles au fond desquelles une lanterne éclairait un mur sans fenêtres, un nid de fils télégraphiques ? Il y avait un monde du meurtre, et il y restait comme dans la chaleur. Aucune vie, aucune présence, aucun bruit proche, pas même le cri des petits marchands, pas même les chiens abandonnés.

Enfin, un magasin pouilleux : Lou-You-Shuen et Hemmelrich, phonos. Il fallait revenir parmi les hommes... Il attendit quelques minutes sans se délivrer tout à fait, heurta enfin un volet. La porte s'ouvrit presque aussitôt : un magasin plein de disques rangés avec soin, à vague aspect de bibliothèque municipale ; puis l'arrière-boutique, grande, nue, et quatre camarades, en bras de chemise.

La porte refermée fit osciller la lampe : les visages disparurent, reparurent : à gauche, tout rond, Lou-You-Shuen ; la tête de boxeur crevé d'Hemmelrich, tondu, nez cassé, épaules creusées. En arrière, dans l'ombre, Katow. À droite, Kyo Gisors ; en passant au-dessus de sa tête, la lampe marqua fortement les coins tombants de sa bouche d'estampe japonaise ; en s'éloignant elle déplaça les ombres et ce visage métis parut presque européen. Les oscillations de la lampe devinrent de plus en plus courtes : les deux visages de Kyo reparurent tour à tour, de moins en moins différents l'un de l'autre.

Tous regardaient Tchen avec une intensité idiote, mais ne disaient rien ; lui regarda les dalles criblées de graines de tournesol. Il pouvait renseigner ces hommes, mais il ne pourrait jamais s'expliquer. La résistance du corps au couteau l'obsédait, tellement plus grande que celle de son bras : Je n'aurais jamais cru que ce fût si dur...

- Ça y est, dit-il.

Il tendit l'ordre de livraison des armes. Son texte était long. Kyo le lisait :

- Oui, mais...

Tous attendaient. Kyo n'était ni impatient, ni irrité ; il n'avait pas bougé ; à peine son visage était-il contracté. Mais tous sentaient que ce qu'il découvrait le bouleversait. Il se décida :

- Les armes ne sont pas payées. Payables à livraison.

Tchen sentit la colère tomber sur lui, comme s'il eût été volé. Il s'était assuré que ce papier était celui qu'il cherchait, mais n'avait pas eu le temps de le lire. Il n'eût pu, d'ailleurs, rien y changer. Il tira le portefeuille de sa poche, le donna à Kyo : des photos, des reçus : aucune autre pièce.

- On peut s'arranger avec des hommes des sections de combat, je pense, dit Kyo.

- Pourvu que nous puissions grimper à bord, répondit Katow, ça ira.

Leur présence arrachait Tchen à sa terrible solitude, doucement, comme une plante que l'on tire de la terre où ses racines les plus fines la retiennent encore. Et en même temps que, peu à peu, il venait à eux, il semblait qu'il les découvrît - comme sa sœur la première fois qu'il était revenu d'une maison de prostitution. Il y avait là la tension des salles de jeux à la fin de la nuit.

- Ça a bien marché ? demanda Katow, posant enfin son disque et avançant dans la lumière.

Sans répondre, Tchen regarda cette bonne tête de Pierrot russe - petits yeux rigoleurs et nez en l'air - que même cette lumière ne pouvait rendre dramatique ; lui, pourtant, savait ce qu'était la mort, il se levait ; il alla regarder le grillon endormi dans sa cage minuscule ; Tchen pouvait avoir ses raisons de se taire. Celui-ci observait le mouvement de la lumière, qui lui permettait de ne pas penser : le cri tremblé du grillon éveillé par son arrivée se mêlait aux dernières vibrations de l'ombre sur les visages. Toujours cette obsession de la dureté de la chair ; les paroles n'étaient bonnes qu'à troubler la familiarité avec la mort qui s'était établie dans son cœur.

- À quelle heure es-tu sorti de l'hôtel ? demanda Kyo.

- Il y a vingt minutes.

Kyo regarda sa montre : minuit cinquante.

- Bien. Finissons ici, et filons.

- Je veux voir ton père, Kyo.

- Tu sais que CE sera sans doute pour demain ?

- Tant mieux.

Tous savaient ce qu'était CE : l'arrivée des troupes révolutionnaires aux dernières stations du chemin de fer, qui devait déterminer l'insurrection.

« Tant mieux », répéta Tchen. Comme toutes les sensations intenses, celle du danger, en se retirant, le laissait vide ; il aspirait à la retrouver.

- Quand même : je veux le voir.

- Vas-y : il ne dort jamais avant l'aube.

- Vers quatre heures.

D'instinct, quand il s'agissait d'être compris, Tchen se dirigeait vers Gisors. Que cette attitude fût douloureuse à Kyo - d'autant plus douloureuse que nulle vanité n'intervenait - il le savait, mais n'y pouvait rien : Kyo était un des organisateurs de l'insurrection, le comité central avait confiance en lui ; lui, Tchen, aussi ; mais il ne tuerait jamais, sauf en combattant. Katow était plus près de lui, Katow condamné à cinq ans de bagne en 1905, lorsque, étudiant en médecine, il avait participé à l'attaque - puérile - de la prison d'Odessa. Et pourtant...

Le Russe mangeait des petits bonbons au sucre, un à un, sans cesser de regarder Tchen ; et Tchen, tout à coup, comprit la gourmandise. Maintenant qu'il avait tué, il avait le droit d'avoir envie de n'importe quoi. Le droit. Même si c'était enfantin. Il tendit sa main carrée. Katow crut qu'il voulait partir et la serra. Tchen se leva. C'était peut-être aussi bien : il n'avait plus rien à faire là ; Kyo était prévenu, à lui d'agir. Et lui, Tchen, savait ce qu'il voulait faire maintenant. Il gagna la porte, revint pourtant :

- Passe-moi les bonbons.

Katow lui donna le sac. Il voulut en partager le contenu : pas de papier. Il emplit le creux de sa main, mordit à pleine bouche, et sortit.

- Ça n'a pas dû aller t't seul, dit Katow.

Réfugié en Suisse de 1905 à 1912, date de son retour clandestin en Russie, il parlait français presque sans accent, mais en avalant un certain nombre de voyelles, comme s'il eût voulu compenser ainsi la nécessité d'articuler rigoureusement lorsqu'il parlait chinois. Presque sous la lampe maintenant, son visage était peu éclairé. Kyo préférait cela : l'expression de naïveté ironique que les petits yeux et surtout le nez en l'air (moineau pince-sans-rire, disait Hemmelrich) donnaient au visage de Katow, était d'autant plus vive qu'elle s'opposait davantage à ses propres traits, et le gênait souvent.

- Finissons, dit-il. Tu as les disques, Lou ?

Lou-You-Shuen, tout sourire et comme prêt à mille respectueux petits coups d'échine, disposa sur deux phonos les deux disques examinés par Katow. Il fallait les mettre en mouvement en même temps.

- Un, deux, trois, compta Kyo.

Le sifflet du premier disque couvrit le second : soudain s'arrêta - on entendit : envoyer - puis reprit. Encore un mot : trente. Sifflet de nouveau. Puis : hommes. Sifflet.

« Parfait », dit Kyo. Il arrêta le mouvement, et remit en marche le premier disque, seul : sifflet, silence, sifflet. Stop. Bon. Étiquette des disques de rebut.

Au second : Troisième leçon. Courir, marcher, aller, venir, envoyer, recevoir. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, cent. J'ai vu courir dix hommes. Vingt femmes sont ici. Trente...

Ces faux disques pour l'enseignement des langues étaient excellents ; l'étiquette, imitée à merveille. Kyo était pourtant inquiet :

- Mon enregistrement était mauvais ?

- Très bon, parfait.

Lou s'épanouissait en sourire, Hemmelrich semblait indifférent. À l'étage supérieur, un enfant cria de douleur.

Kyo ne comprenait plus :

- Alors, pourquoi l'a-t-on changé ?

- On ne l'a pas changé, dit Lou. C'est lui-même. Il est rare que l'on reconnaisse sa propre voix, voyez-vous, lorsqu'on l'entend pour la première fois.

- Le phono déforme ?

- Ce n'est pas cela, car chacun reconnaît sans peine la voix des autres. Mais on n'a pas l'habitude, voyez-vous, de s'entendre soi-même...

Lou était plein de la joie chinoise d'expliquer une chose à un esprit distingué qui l'ignore.

« Il en est de même dans notre langue... »

- Bon. On doit toujours venir chercher les disques cette nuit ?

- Les bateaux partiront demain au lever du soleil pour Han-Kéou...

Les disques-sifflets étaient expédiés par un bateau ; les disques-textes, par un autre. Ceux-ci étaient français ou anglais, suivant que la mission de la région était catholique ou protestante.

« Au jour », pensait Kyo. « Que de choses avant le jour... » Il se leva :

- Il faut des volontaires, pour les armes. Et quelques Européens, si possible.

Hemmelrich s'approcha de lui. L'enfant, là-haut, cria de nouveau.

- Il te répond, le gosse, dit Hemmelrich. Ça te suffit ? Qu'est-ce que tu foutrais, toi, avec le gosse qui va crever et la femme qui gémit là-haut - pas trop fort, pour ne pas nous déranger...

La voix presque haineuse était bien celle de ce visage au nez cassé, aux yeux enfoncés que la lumière verticale remplaçait par deux taches noires.

- Chacun son travail, répondit Kyo. Les disques aussi sont nécessaires... Katow et moi, ça ira. Passons chercher des types (nous saurons en passant si nous attaquons demain ou non) et je...

- Ils peuvent dégotter le cadavre à l'hôtel, vois-tu bien, dit Katow.

- Pas avant l'aube. Tchen a fermé à clef. Il n'y a pas de rondes.

- L'interm'diaire avait p't-être pris un rend'-vous ?

- À cette heure-ci ? Peu probable. Quoi qu'il arrive, l'essentiel est de faire changer l'ancrage du bateau : comme ça, s'ils essaient de l'atteindre, ils perdront au moins trois heures avant de le trouver. Il est à la limite du port.

- Où veux-tu le faire passer ?

- Dans le port même. Pas à quai naturellement. Il y a des centaines de vapeurs. Trois heures perdues au moins. Au moins.

- Le cap'taine se méfiera...

Le visage de Katow n'exprimait presque jamais ses sentiments : la gaieté ironique y demeurait. Seul, en cet instant, le ton de la voix traduisait son inquiétude - d'autant plus fortement.

- Je connais un spécialiste des affaires d'armes, dit Kyo. Avec lui, le capitaine aura confiance. Nous n'avons pas beaucoup d'argent, mais nous pouvons payer une commission... Je pense que nous sommes d'accord : nous nous servons du papier pour monter à bord, et nous nous arrangeons après ?

Katow haussa les épaules, comme devant l'évidence. Il passa sa vareuse, dont il ne boutonnait jamais le col, tendit à Kyo le veston de sport accroché à une chaise ; tous deux serrèrent fortement la main d'Hemmelrich. La pitié n'eût fait que l'humilier davantage. Ils sortirent.

Ils abandonnèrent aussitôt l'avenue, entrèrent dans la ville chinoise.

Des nuages très bas lourdement massés, arrachés par places, ne laissaient plus paraître les dernières étoiles que dans la profondeur de leurs déchirures. Cette vie des nuages animait l'obscurité, tantôt plus légère et tantôt intense, comme si d'immenses ombres fussent venues parfois approfondir la nuit. Katow et Kyo portaient des chaussures de sport à semelles de crêpe, et n'entendaient leurs pas que lorsqu'ils glissaient sur la boue ; du côté des concessions - l'ennemi - une lueur bordait les toits. Lentement empli du long cri d'une sirène, le vent qui apportait la rumeur presque éteinte de la ville en état de siège et le sifflet des vedettes qui rejoignaient les bateaux de guerre, passa sur les ampoules misérables allumées au fond des impasses et des ruelles ; autour d'elles, des murs en décomposition sortaient de l'ombre déserte, révélés, avec toutes leurs taches par cette lumière que rien ne faisait vaciller et d'où semblait émaner une sordide éternité. Cachés par ces murs, un demi-million d'hommes : ceux des filatures, ceux qui travaillent seize heures par jour depuis l'enfance, le peuple de l'ulcère, de la scoliose, de la famine. Les verres qui protégeaient les ampoules se brouillèrent et, en quelques minutes, la grande pluie de Chine, furieuse, précipitée, prit possession de la ville.

« Un bon quartier », pensa Kyo. Depuis plus d'un mois que, de comité en comité, il préparait l'insurrection, il avait cessé de voir les rues : il ne marchait plus dans la boue, mais sur un plan. Le grattement des millions de petites vies quotidiennes disparaissait, écrasé par une autre vie. Les concessions, les quartiers riches, avec leurs grilles lavées par la pluie à l'extrémité des rues, n'existaient plus que comme des menaces, des barrières, de longs murs de prison sans fenêtres : ces quartiers atroces, au contraire - ceux où les troupes de choc étaient le plus nombreuses - palpitaient du frémissement d'une multitude à l'affût. Au tournant d'une ruelle, son regard tout à coup s'engouffra dans la profondeur des lumières d'une large rue ; bien que voilée par la pluie battante, elle conservait dans son esprit sa perspective, car il faudrait l'attaquer contre des fusils, des mitrailleuses, qui tireraient de toute sa profondeur. Après l'échec des émeutes de février, le comité central du parti communiste chinois avait chargé Kyo de la coordination des forces insurrectionnelles. Dans chacune de ces rues silencieuses où le profil des maisons disparaissait sous l'averse à l'odeur de fumée, le nombre des militants avait été doublé. Kyo avait demandé qu'on le portât de 2.000 à 5.000, la direction militaire y était parvenue dans le mois. Mais ils ne possédaient pas deux cents fusils. (Et il y avait trois cents revolvers à crosse, sur ce Shan-Tung qui dormait d'un œil au milieu du fleuve clapotant.) Kyo avait organisé cent quatre-vingt-douze groupes de combat de vingt-cinq hommes environ, dont les chefs seuls étaient armés... Il examina au passage un garage populaire plein de vieux camions transformés en autobus. Tous les garages étaient « notés ». La direction militaire avait constitué un état-major, l'assemblée du parti avait élu un comité central ; dès le début de l'insurrection, il faudrait les maintenir en contact avec les groupes de choc. Kyo avait créé un détachement de liaison de cent vingt cyclistes ; aux premiers coups de feu, huit groupes devaient occuper les garages, s'emparer des autos. Les chefs de ces groupes avaient déjà visité les garages. Chacun des autres chefs, depuis dix jours, étudiait le quartier où il devait combattre. Combien de visiteurs, aujourd'hui même, avaient pénétré dans les bâtiments principaux, demandé à voir un ami que nul n'y connaissait, causé, offert le thé, avant de s'en aller ? Combien d'ouvriers, malgré l'averse battante, réparaient les toits ? Toutes les positions de quelque valeur pour le combat de rues étaient reconnues ; les meilleures positions de tir, notées sur les plans, à la permanence des groupes de choc. Ce que Kyo savait de la vie souterraine de l'insurrection nourrissait ce qu'il en ignorait ; quelque chose qui le dépassait infiniment venait des grandes ailes déchiquetées de Tchapéï et de Pootung, couvertes d'usines et de misère, pour faire éclater les énormes ganglions du centre ; une invisible foule animait cette nuit de jugement dernier.

- Demain ? dit Kyo.

Katow hésita, arrêta le balancement de ses grandes mains. Non, la question ne s'adressait pas à lui. À personne.

Ils marchaient en silence. L'averse, peu à peu se transformait en bruine ; le crépitement de la pluie sur les toits s'affaiblit, et la rue noire s'emplit du seul bruit saccadé des ruisseaux. Les muscles de leurs visages se détendirent ; découvrant alors la rue comme elle paraissait au regard - longue, noire, indifférente - Kyo la retrouva comme un passé.

- Où crois-tu que soit allé Tchen ? demanda-t-il. Il a dit qu'il n'irait chez mon père que vers quatre heures. Dormir ?

Il y avait dans sa question une admiration incrédule.

- Sais pas... Il ne se saoule pas...

Ils arrivaient à une boutique : Shia, marchand de lampes. Comme partout, les volets étaient posés. On ouvrit. Un affreux petit Chinois resta debout devant eux, mal éclairé par derrière : de l'auréole de lumière qui entourait sa tête, son moindre mouvement faisait glisser un reflet huileux sur son gros nez criblé de boutons. Les verres de centaines de lampes-tempête accrochées reflétaient les flammes de deux lanternes allumées sur le comptoir et se perdaient dans l'obscurité, jusqu'au fond invisible du magasin.

- Alors ? dit Kyo.

Shia le regardait en se frottant les mains avec onction. Il se retourna sans rien dire, fouilla dans quelque cachette. Le crissement de son ongle retourné sur du fer-blanc fit grincer les dents de Katow ; mais déjà il revenait, les bretelles pendantes balancées à droite, à gauche... Il lut le papier qu'il apportait, la tête éclairée par-dessous, presque collée à l'une des lampes. C'était un rapport de l'organisation militaire chargée de la liaison avec les cheminots. Les renforts qui défendaient Shanghaï contre les révolutionnaires venaient de Nankin : les cheminots avaient décrété la grève : les gardes-blancs et les soldats de l'armée gouvernementale fusillaient ceux qui refusaient de conduire les trains militaires.

- Un des cheminots arrêtés a fait dérailler le train qu'il conduisait, lut le Chinois. Mort. Trois autres trains militaires ont déraillé hier, les rails ayant été enlevés.

- Faire généraliser le sabotage et noter sur les mêmes rapports le moyen de réparer dans le plus bref délai, dit Kyo. Autre chose : pas de trains d'armes ?

- Non.

- Sait-on quand les nôtres seront à Tcheng-Tchéou {1} ?

- Je n'ai pas encore les nouvelles de minuit. Le délégué du Syndicat pense que ce sera cette nuit ou demain...

L'insurrection commencerait donc le lendemain ou le surlendemain. Il fallait attendre les ordres du Comité Central. Kyo avait soif. Ils sortirent.

Ils n'étaient plus éloignés de l'endroit où ils devaient se séparer. Une nouvelle sirène de navire appela trois fois, par saccades, puis une fois encore, longuement. Il semblait que son cri s'épanouît dans cette nuit saturée d'eau ; il retomba enfin, comme une fusée. « Commenceraient-ils à s'inquiéter, sur le Shan-Tung ? » Absurde. Le capitaine n'attendait ses clients qu'à huit heures. Ils reprirent leur marche, prisonniers de ce bateau ancré là-bas dans l'eau verdâtre et froide avec ses caisses de pistolets. Il ne pleuvait plus.

- Pourvu que je trouve mon type, dit Kyo. Je serais tout de même plus tranquille si le Shan-Tung changeait d'ancrage.

Leurs routes n'étaient plus les mêmes ; ils prirent rendez-vous, se séparèrent. Katow allait chercher les hommes.

Kyo atteignit enfin la porte à grilles des concessions. Deux tirailleurs annamites et un sergent de la coloniale vinrent examiner ses papiers : il avait son passeport français. Pour tenter le poste, un marchand chinois avait accroché des petits pâtés aux pointes des barbelés. (« Bon système pour empoisonner un poste, éventuellement », pensa Kyo.)

Le sergent rendit le passeport. Kyo trouva bientôt un taxi et donna l'adresse du Black Cat.

L'auto, que le chauffeur conduisait à toute vitesse, rencontra quelques patrouilles de volontaires européens. « Les troupes de huit nations veillent ici », disaient les journaux. Peu importait : il n'entrait pas dans les intentions du Kuomintang d'attaquer les concessions. Boulevards déserts, ombres de petits marchands, leur boutique en forme de balance sur l'épaule... L'auto s'arrêta à l'entrée d'un jardin exigu, éclairé par l'enseigne lumineuse du Black Cat. En passant devant le vestiaire, Kyo regarda l'heure : deux heures du matin. « Heureusement que tous les costumes sont admis ici. » Sous son veston de sport d'étoffe rugueuse, gris foncé, il portait un pull-over.

Le jazz était à bout de nerfs. Depuis cinq heures, il maintenait, non la gaieté, mais une ivresse sauvage à quoi chaque couple s'accrochait anxieusement. D'un coup il s'arrêta, et la foule se décomposa : au fond les clients, sur les côtés les danseuses professionnelles : Chinoises dans leur fourreau de soie brochée, Russes et métisses ; un ticket par danse, ou par conversation. Un vieillard à aspect de clergyman ahuri restait au milieu de la piste, esquissant du coude des gestes de canard. À cinquante-deux ans il avait pour la première fois découché et, terrorisé par sa femme, n'avait plus osé rentrer chez lui. Depuis huit mois il passait ses nuits dans les boîtes, ignorait le blanchissage et changeait de linge chez les chemisiers chinois, entre deux paravents. Négociants en instance de ruine, danseuses et prostituées, ceux qui se savaient menacés - presque tous - maintenaient leur regard sur ce fantôme, comme si, seul, il les eût retenus au bord du néant. Ils iraient se coucher, assommés, à l'aube - lorsque la promenade du bourreau recommencerait dans la cité chinoise... À cette heure, il n'y avait que les têtes coupées dans les cages noires, avec leurs cheveux qui ruisselaient de pluie.

- En talapoins, chère amie ! On les habillera en ta-la-poins !

La voix bouffonnante, inspirée de Polichinelle, semblait venir d'une colonne. Nasillarde mais amère, elle n'évoquait pas mal l'esprit du lieu, isolée dans un silence plein du cliquetis des verres au-dessus du clergyman ahuri : l'homme que Kyo cherchait était présent.

Il le découvrit, dès qu'il eut contourné la colonne au fond de la salle où, sur quelques rangs de profondeur, étaient disposées les tables que n'occupaient pas les danseuses. Au-dessus d'un pêle-mêle de dos et de gorges dans un tas de chiffons soyeux, un Polichinelle maigre et sans bosse, mais qui ressemblait à sa voix, tenait un discours bouffon à une Russe et à une métisse philippine assises à sa table. Debout, les coudes au corps, gesticulant des mains, il parlait avec tous les muscles de son visage en coupe-vent, gêné par le carré de soie noire, style Pied-Nickelé, qui protégeait son œil droit meurtri sans doute. De quelque façon qu'il fût habillé - il portait un smoking, ce soir - le baron de Clappique avait l'air déguisé. Kyo était décidé à ne pas l'aborder là, à attendre qu'il sortît :

- Parfaitement, chère amie, parfaitement ! Chang-Kaï-Shek entrera ici avec ses révolutionnaires et criera - en style classique, vous dis-je, clas-sique ! ainsi que lorsqu'il prend des villes : « Qu'on m'habille en talapoins ces négociants, en léopards ces militaires (comme lorsqu'ils s'asseyent sur des bancs fraîchement peints) ! Semblables au dernier prince de la dynastie Leang, parfaitement mon bon, montons sur les jonques impériales, contemplons nos sujets vêtus, pour nous distraire, chacun de la couleur de sa profession, bleu, rouge, vert, avec des nattes et des pompons ; pas un mot chère amie, pas un mot vous dis-je !

Et confidentiel :

« La seule musique permise sera celle du chapeau chinois.

- Et vous, que ferez-vous là-dedans ?

Plaintif, sanglotant :

- Comment, chère amie, vous ne le devinez pas ? Je serai astrologue de la cour, je mourrai en allant cueillir la lune dans un étang, un soir que je serai saoul - ce soir ?

Scientifique :

« ... comme le poète Thou-Fou, dont les œuvres enchantent certainement - pas un mot, j'en suis sûr ! - vos journées inoccupées. De plus...

La sirène d'un navire de guerre emplit la salle. Aussitôt un coup de cymbales furieux s'y mêla, et la danse recommença. Le baron s'était assis. À travers les tables et les couples, Kyo gagna une table libre, un peu en arrière de la sienne. La musique avait couvert tous les bruits ; mais maintenant qu'il s'était rapproché de Clappique, il entendait sa voix de nouveau. Le baron pelotait la Philippine, mais il continuait de parler au visage mince, tout en yeux, de la Russe :

- ... le malheur, chère amie, c'est qu'il n'y a plus de fantaisie. De temps en temps,

l'index pointé :

« ... un ministre européen envoie à sa femme un pp'etit colis postal, elle l'ouvre - pas un mot...

l'index sur la bouche :

« ... c'est la tête de son amant.

Éploré :

« On en parle encore trois ans après !

« Lamentable, chère amie, lamentable ! Regardez-moi. Vous voyez ma tête ? Voilà où mènent vingt ans de fantaisie héréditaire. Ça ressemble à la syphilis. - Pas un mot !

Plein d'autorité :

« Garçon ! du champagne pour ces deux dames, et pour moi...

de nouveau confidentiel :

« ...un pp'etit Martini.

Sévère :

« trrès sec. »

(En mettant tout au pire, avec cette police, j'ai une heure devant moi, pensa Kyo. Tout de même, ça va-t-il durer longtemps ?)

La Philippine riait, ou faisait semblant. La Russe, de tous ses yeux, cherchait à comprendre. Clappique gesticulait toujours, l'index vivant, raide dans l'autorité, appelant l'attention dans la confidence. Mais Kyo l'écoutait à peine ; la chaleur l'engourdissait, et, avec elle, une préoccupation qui cette nuit avait rôdé sous sa marche s'épanouissait en une confuse fatigue ; ce disque, sa voix qu'il n'avait pas reconnue, tout à l'heure chez Hemmelrich. Il y songeait avec la même inquiétude complexe qu'il avait regardé, enfant, ses amygdales que le chirurgien venait de couper. Mais impossible de suivre sa pensée.

- ...bref, glapissait le baron clignant sa paupière découverte et se tournant vers la Russe, il avait un château en Hongrie du Nord.

- Vous êtes hongrois ?

- Point. Je suis français. (Je m'en fous d'ailleurs, chère amie, é-per-dument !) Mais ma mère était hongroise.

« Donc, mon pp'etit grand-père habitait un château par là, avec de grandes salles - trrès grandes - des confrères morts dessous, des sapins autour ; beaucoup de ssapins. Veuf. Il vivait seul avec un gi-gan-tes-que cor de chasse pendu à la cheminée. Passe un cirque. Avec une écuyère. Jolie...

Doctoral :

« Je dis : jo-lie.

Clignant à nouveau :

« ...Il l'enlève - pas difficile. La mène dans une des grandes chambres...

Commandant l'attention, la main levée :

« Pas un mot !.. Elle vit là. Continue. S'ennuie. Toi aussi ma petite - il chatouilla la Philippine - mais patience... - Il ne rigolait pas non plus, d'ailleurs : il passait la moitié de l'après-midi à se faire faire les ongles des mains et des pieds par son barbier (il avait encore un barbier attaché au château), pendant que son secrétaire, fils de serf crasseux, lui lisait - lui relisait - à haute voix, l'histoire de la famille. Charmante occupation, chère amie, vie parfaite ! D'ailleurs, il était généralement saoul - Elle...

- Elle est devenue amoureuse du secrétaire ? demanda la Russe.

- Magnifique, cette petite, ma-gni-fi-que ! Chère amie, vous êtes magnifique. Perspicacité rre-mar-qua-ble !

Il lui embrassa la main.

« ... mais elle coucha avec le pédicure, n'estimant point autant que vous les choses de l'esprit. S'aperçut alors que le pp'etit grand-père la battait. Pas un mot, inutile : les voilà partis.

« Le plaqué, tout méchant, parcourt ses vastes salles (toujours avec les confrères dessous), se déclare bafoué par les deux turlupins qui s'en démettaient les reins au chef-lieu, dans une auberge à la Gogol, avec un pot à eau ébréché et des berlines dans la cour. Il décroche le gi-gan-tes-que cor de chasse, ne parvient pas à souffler dedans et envoie l'intendant battre le rappel de ses paysans. (Il avait encore des droits, dans ce temps-là). Il les arme : cinq fusils de chasse, deux pistolets. Mais, chère amie, ils étaient trop !

« Alors on déménage le château : voilà mes croquants en marche - imaginez, i-ma-gi-nez, vous dis-je ! - armés de fleurets, d'arquebuses, de machines à rouet, que sais-je ? de rapières et de colichemardes, grand-père en tête, vers le chef-lieu : la vengeance poursuivant le crime. On les annonce. Arrive le garde champêtre, avecque des gendarmes. Tableau ma-gni-fi-que !

- Et donc ?

- Rien. On leur a pris leurs armes. Le grand-père est quand même venu à la ville, mais les coupables avaient quitté en vitesse l'auberge Gogol, dans l'une des berlines poussiéreuses. Il a remplacé l'écuyère par une paysanne, le pédicure par un autre, et s'est saoulé avec le secrétaire. De temps en temps, il travaillait à un de ses pp'etits testaments...

- À qui a-t-il laissé l'argent ?

- Question sans intérêt, chère amie. Mais, quand il est mort,

les yeux écarquillés :

« ... on a tout su, tout ce qu'il mijotait comme ça, en se faisant gratter les pieds et lire les chroniques, ivre-noble ! On lui a obéi : on l'a enterré sous la chapelle, dans un immense caveau, debout sur son cheval tué, comme Attila...

Le chahut du jazz cessa. Clappique continua, beaucoup moins Polichinelle, comme si sa pitrerie eût été adoucie par le silence :

« Quand Attila est mort, on l'a dressé sur son cheval cabré, au-dessus du Danube ; le soleil couchant a fait une telle ombre à travers la plaine que les cavaliers ont foutu le camp comme de la poussière, épouvantés...

Il rêvassait, pris par ses rêves, l'alcool et le calme soudain. Kyo savait quelles propositions il devait lui faire, mais il le connaissait mal, si son père le connaissait bien ; et plus mal encore dans ce rôle. Il l'écoutait avec impatience (dès qu'une table, devant le baron, se trouverait libre, il s'y installerait et lui ferait signe de sortir ; il ne voulait ni l'aborder, ni l'appeler ostensiblement) mais non sans curiosité. C'était la Russe qui parlait maintenant, d'une voix lente, éraillée - ivre peut-être d'insomnie :

- Mon arrière-grand-père avait aussi de belles terres... Nous sommes parties à cause des communistes, n'est-ce pas ? Pour ne pas être avec tout le monde, pour être respectées ; ici nous sommes deux par table, quatre par chambre ! Quatre par chambre... Et il faut payer le loyer. Respectées... Si seulement l'alcool ne me rendait pas malade !..

Clappique regarda son verre : elle avait à peine bu. La Philippine, par contre... Tranquille, elle se chauffait comme un chat à la chaleur de la demi-ivresse. Inutile d'en tenir compte. Il se retourna vers la Russe :

- Vous n'avez pas d'argent ?

Elle haussa les épaules. Il appela le garçon, paya avec un billet de cent dollars. La monnaie apportée, il prit dix dollars, donna le reste à la femme. Elle le regarda avec une précision lasse :

- Bien.

Elle se levait.

- Non, dit-il.

Il avait un air pitoyable de bon chien.

- Non. Ce soir, ça vous ennuierait.

Il lui tenait la main. Elle le regarda encore :

- Merci.

Elle hésita :

- Quand même... Si ça vous fait plaisir...

- Ça me fera plus de plaisir un jour que je n'aurai pas d'argent...

Polichinelle reparut :

- Ça ne tardera pas...

Il lui réunit les mains, les embrassa plusieurs fois...

Kyo, qui avait déjà payé, le rejoignit dans le couloir vide :

- Sortons ensemble, voulez-vous ?

Clappique le regarda, le reconnut :

- Vous ici ? C't'inouï ! Mais...

Ce bêlement fut arrêté par la levée de son index :

- Vous vous débauchez, jeunom !

- Ça va !..

Ils sortaient déjà. Bien que la pluie eût cessé, l'eau était aussi présente que l'air. Ils firent quelques pas sur le sable du jardin.

- Il y a dans le port, dit Kyo, un vapeur chargé d'armes...

Clappique s'était arrêté. Kyo, ayant fait un pas de plus, dut se retourner : le visage du baron était à peine visible, mais le grand chat lumineux, enseigne du Black Cat, l'entourait comme une auréole :

- Le Shang-Tung, dit-il.

L'obscurité, et sa position - à contre-lumière - lui permettaient de ne rien exprimer ; et il n'ajoutait rien.

- Il y a une proposition, reprit Kyo, à 3o dollars par revolver, du gouvernement. Il n'y a pas encore de réponse. Moi, j'ai acheteur à 35 dollars, plus 3 de commission pour vous. Livraison immédiate, dans le port. Où le capitaine voudra, mais dans le port. Qu'il quitte son ancrage tout de suite. On prendra livraison cette nuit, avec l'argent. D'accord avec son délégué : voici le contrat.

Il lui tendit le papier, alluma son briquet en le protégeant de la main.

« Il veut gratter l'autre acheteur, pensait Clappique en regardant le contrat... pièces détachées... - et toucher 5 dollars par arme. C'est clair. Je m'en fous : il y en a 3 pour moi. »

- Ça va, dit-il à voix haute. Vous me laissez le contrat, bien entendu ?

- Oui. Vous connaissez le capitaine ?

- Mon bon, il y en a que je connais mieux, mais enfin je le connais.

- Il pourrait se méfier (plus encore, d'ailleurs, en aval où il est). Le gouvernement peut faire saisir les armes au lieu de payer, non ?

- Point !

Encore Polichinelle. Mais Kyo attendait la suite : de quoi le capitaine disposait-il, pour empêcher les siens (et non ceux du gouvernement) de s'emparer des armes ? Clappique continua d'une voix plus sourde :

- Ces objets sont envoyés par un fournisseur régulier. Je le connais.

Ironique :

- C'est un traître...

Voix singulière dans l'obscurité, quand ne la soutenait plus aucune expression du visage. Elle monta, comme s'il eût commandé un cocktail :

« Un véritable traître, trrès sec ! Car tout ceci passe par une légation qui... Pas un mot ! Je vais m'occuper de ça. Mais ça va d'abord me coûter un taxi sérieux : le bateau est loin... il me reste...

Il fouilla dans sa poche, en tira un seul billet, se retourna pour que l'enseigne l'éclairât.

« ... Dix dollars, mon bon ! Ça ne va pas. J'achèterai sans doute bientôt des peintures de votre oncle Kama pour Ferral, mais en attendant...

- Cinquante, ça ira ?

- C'est plus qu'il ne faut...

Kyo les lui donna.

- Vous me préviendrez chez moi dès que ce sera fini.

- Entendu.

- Dans une heure ?

- Plus tard, je pense. Mais dès que je pourrai.

Et du ton même dont la Russe avait dit : « Si seulement l'alcool ne me rendait pas malade... », presque de la même voix, comme si tous les êtres de ce lieu se fussent retrouvés au fond d'un même désespoir :

« Tout ça n'est pas drôle... »

Il s'éloigna, nez baissé, dos voûté, tête nue, les mains dans les poches du smoking, semblable à sa propre caricature.

Kyo appela un taxi et se fit conduire à la limite des concessions, à la première ruelle de la ville chinoise, où il avait donné rendez-vous à Katow.


Dix minutes après avoir quitté Kyo, Katow, ayant traversé des couloirs, dépassé des guichets, était arrivé à une pièce blanche, nue, bien éclairée par des lampes-tempête. Pas de fenêtre. Sous le bras du Chinois qui lui ouvrit la porte, cinq têtes penchées sur la table mais le regard sur lui, sur la haute silhouette connue de tous les groupes de choc ; jambes écartées, bras ballants, vareuse non boutonnée du haut, nez en l'air, cheveux mal peignés. Ils maniaient des grenades de différents modèles. C'était un tchon - une des organisations de combat communistes que Kyo et lui avaient créées à Shanghaï.

- Combien d'hommes inscrits ? demanda-t-il.

- Cent trente-huit, répondit le plus jeune Chinois, un adolescent à la tête petite, à la pomme d'Adam très marquée et aux épaules tombantes, vêtu en ouvrier.

- Il me faut absolument douze hommes pour cette nuit.

« Absolument » passait dans toutes les langues que parlait Katow.

- Quand ?

- Maintenant.

- Ici ?

- Non : devant l'appontement Yen-Tang.

Le Chinois donna des instructions : un des hommes partit.

- Ils y seront avant trois heures, dit le chef.

Par ses joues creuses, son grand corps maigre, il semblait très faible ; mais la résolution du ton, la fixité des muscles du visage témoignaient d'une volonté tout appuyée sur les nerfs.

- L'instruction ? demanda Katow.

- Pour les grenades, ça ira. Tous les camarades connaissent maintenant nos modèles. Pour les revolvers - les Nagan et les Mauser du moins - ça ira aussi. Je les fais travailler avec des cartouches vides, mais il faudrait pouvoir tirer au moins à blanc... Je n'ai pas le temps de les emmener jusqu'à la campagne...

Dans chacune des quarante chambres où se préparait l'insurrection, la même question était posée.

- Pas assez de poudre. Ça viendra peut-être ; pour l'instant, n'en parlons plus. Les fusils ?

- Ça va aussi. C'est la mitrailleuse qui m'inquiète, si on n'essaie pas un peu de tir.

Sa pomme d'Adam montait et descendait sous sa peau, à chacune de ses réponses. Il continua :

- Et puis, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'avoir un peu plus d'armes ? Sept fusils, treize revolvers, quarante-deux grenades chargées ! Un homme sur deux n'a pas d'arme à feu.

- Nous irons les prendre à ceux qui les ont. Peut-être allons-nous avoir bientôt des revolvers. Si c'est pour demain, combien d'hommes ne sauront pas se servir de leurs armes à feu, dans ta section ?

L'homme réfléchit. L'attention lui donnait l'air absent. « Un intellectuel », pensa Katow.

- Quand nous aurons pris les fusils de la police ?

- Absolument.

- Plus de la moitié.

- Et les grenades ?

- Tous sauront s'en servir ; et très bien. J'ai ici trente hommes parents de suppliciés de février... À moins pourtant...

Il hésita, termina sa phrase par un geste confus. Main déformée, mais fine.

- À moins ?

- Que ces salauds n'emploient les tanks contre nous.

Les six hommes regardèrent Katow.

- Ça ne fait rien, répondit-il. Tu prends tes grenades, attachées par six, et tu les fous sous le tank. À la rigueur, vous pouvez creuser des fosses, au moins dans un sens. Vous avez des outils ?

- Très peu. Mais je sais où en saisir.

- Fais saisir aussi des vélos : dès que ça commencera il faudrait que chaque section eût son agent de liaison, en plus de celui du centre.

- Tu es sûr que les tanks sauteront ?

- Absolument. Mais ne t'en fais pas : les tanks ne quitteront pas le front. S'ils le quittent, je viendrai avec une équipe spéciale. C'est mon boulot.

- Si nous sommes surpris ?

- Les tanks, ça se voit : nous avons des observateurs à côté. Prends toi-même un paquet de grenades, donnes-en un à chacun des trois ou quatre types de qui tu es sûr...

Tous les hommes de la section savaient que Katow, condamné après l'affaire d'Odessa à la détention dans l'un des bagnes les moins durs, avait demandé à accompagner volontairement, pour les instruire, les malheureux envoyés aux mines de plomb. Ils avaient confiance en lui, mais ils restaient inquiets. Ils n'avaient peur ni des fusils, ni des mitrailleuses, mais ils avaient peur des tanks : ils se croyaient désarmés contre eux. Même dans cette chambre où n'étaient venus que des volontaires, presque tous parents de suppliciés, le tank héritait la puissance des démons.

- Si les tanks arrivent, ne vous en faites pas, nous serons là, reprit Katow.

Comment sortir sur cette parole vaine ? L'après-midi, il avait inspecté une quinzaine de sections, mais il n'avait pas rencontré la peur. Ces hommes-là n'étaient pas moins courageux que les autres, mais plus précis. Il savait qu'il ne les délivrerait pas de leur crainte, qu'à l'exception des spécialistes qu'il commandait, les formations révolutionnaires fuiraient devant les tanks. Il était probable que les tanks ne pourraient quitter le front ; mais s'ils atteignaient la ville, il serait impossible de les arrêter tous par des fosses, dans ces quartiers où se croisaient tant de ruelles.

- Les tanks ne quitteront absolument pas le front, dit-il.

- Comment faut-il attacher les grenades ? demanda le plus jeune Chinois.

Katow le lui enseigna. L'atmosphère devint un peu moins lourde, comme si cette manipulation eût été le gage d'une victoire. Katow en profita pour partir. La moitié des hommes ne sauraient pas se servir de leurs armes. Du moins pouvait-il compter sur ceux dont il avait formé les groupes de combat chargés de désarmer la police. Demain. Mais après-demain ? L'armée avançait, approchait d'heure en heure, comptait sur le soulèvement de la ville. Peut-être la dernière gare était-elle déjà prise. Quand Kyo serait de retour, sans doute l'apprendraient-ils dans l'un des centres d'informations. Le marchand de lampes n'avait pas été renseigné après dix heures.

Katow attendit dans la ruelle, sans cesser de marcher ; enfin Kyo arriva. Chacun fit connaître à l'autre ce qu'il avait fait. Ils reprirent leur marche dans la boue, sur leurs semelles de crêpe, au pas : Kyo petit et souple comme un chat japonais, Katow balançant ses épaules. Les troupes avançaient, fusils brillants de pluie, vers Shanghaï roussâtre au fond de la nuit... Leur avance n'était-elle pas arrêtée ?

La ruelle où ils marchaient, la première de la cité chinoise, était, à cause de la proximité des maisons européennes, celle des marchands d'animaux. Toutes les boutiques étaient closes : pas un animal dehors, et aucun cri ne troublait le silence, entre les appels de sirène et les dernières gouttes qui tombaient des toits à cornes dans les flaques. Les bêtes dormaient. Ils entrèrent, après avoir frappé, dans l'une des boutiques : celle d'un marchand de poissons vivants. Seule lumière, une bougie plantée dans un photophore se reflétait faiblement dans les jarres phosphorescentes alignées comme celles d'Ali-Baba, et où dormaient, invisibles, les illustres cyprins chinois.

- Demain ? demanda Kyo.

- Demain ; à une heure.

Au fond de la pièce, derrière un comptoir, dormait dans son coude replié un personnage indistinct. Il avait à peine levé la tête pour répondre. Ce magasin était l'une des quatre-vingts permanences du Kuomintang, par quoi se transmettaient les nouvelles.

- Officiel ?

- Oui. L'armée est à Tcheng-Tchéou. Grève générale à midi.

Sans que rien changeât dans l'ombre, sans que le marchand assoupi au fond de son alvéole fît un geste, la surface phosphorescente de toutes les jarres commença à s'agiter faiblement ; de molles vagues noires, concentriques, se levaient en silence : le son des voix éveillait les poissons. Une sirène, de nouveau, se perdit au loin.

Ils sortirent, reprirent leur marche. Encore l'avenue des Deux-Républiques.

Taxi. La voiture démarra à une allure de film. Katow, assis à gauche, se pencha, regarda le chauffeur avec attention.

- Il est nghien{2}. Dommage. Je voudrais absolument n'être pas tué avant demain soir. Du calme, mon petit !

- Clappique va donc faire venir le bateau, dit Kyo. Les camarades qui sont au magasin d'habillement du gouvernement peuvent nous fournir des costumes de flics...

- Inutile. J'en ai plus de quinze à la perm'nence.

- Prenons la vedette avec tes douze types.

- Ce serait mieux sans toi...

Kyo le regarda sans rien dire.

- C'est pas très dangereux, mais c'est pas non plus de tout repos, vois-tu bien. C'est plus dangereux que cette andouille de chauffeur qui est en train de reprendre de la vitesse. Et c'est pas le moment de te faire descendre.

- Toi non plus.

- C'est pas la même chose. Moi, on peut me remplacer, maintenant, tu comprends... J'aimerais mieux que tu t'occupes du camion qui attendra, et de la distribution.

Il hésitait, gêné, la main sur la poitrine. « Il faut le laisser se rendre compte », pensait-il. Kyo ne disait rien. La voiture continuait à filer entre des raies de lumière estompées par la brume. Qu'il fût plus utile que Katow n'était pas douteux : le Comité Central connaissait le détail de ce qu'il avait organisé, mais en fiches, et lui avait la ville dans la peau, avec ses points faibles comme des blessures. Aucun de ses camarades ne pouvait réagir aussi vite que lui, aussi sûrement.

Des lumières de plus en plus nombreuses... De nouveau, les camions blindés des concessions, puis, une fois de plus, l'ombre.

L'auto s'arrêta. Kyo en descendit.

- Je vais chercher les frusques, dit Katow ; je te ferai prendre quand tout sera prêt.

Kyo habitait avec son père une maison chinoise sans étage : quatre ailes autour d'un jardin. Il traversa la première, puis le jardin, et entra dans le hall : à droite et à gauche, sur les murs blancs, des peintures Song, des phénix bleu Chardin ; au fond, un Bouddha de la dynastie Weï, d'un style presque roman. Des divans nets, une table à opium. Derrière Kyo, les vitres nues comme celles d'un atelier. Son père, qui l'avait entendu, entra : depuis quelques années il souffrait d'insomnies, ne dormait plus que quelques heures à l'aube, et accueillait avec joie tout ce qui pouvait emplir sa nuit.

- Bonsoir, père. Tchen va venir te voir.

- Bien.

Les traits de Kyo n'étaient pas ceux de son père ; il semblait pourtant qu'il eût suffi au sang japonais de sa mère d'adoucir le masque d'abbé ascétique du vieux Gisors, - masque dont une robe de chambre en poil de chameau, cette nuit, accentuait le caractère, - pour en faire le visage de samouraï de son fils.

- Il lui est arrivé quelque chose ?

- Oui.

Tous deux s'assirent. Kyo n'avait pas sommeil. Il raconta le spectacle que Clappique venait de lui donner - sans parler des armes. Non qu'il se méfiât de son père ; mais il exigeait d'être seul responsable de sa vie. Bien que le vieux professeur de sociologie de l'Université de Pékin, chassé par Tchang-Tso-Lin à cause de son enseignement, eût formé le meilleur des cadres révolutionnaires de la Chine du Nord, il ne participait pas à l'action. Dès que Kyo entrait là, sa volonté se transformait donc en intelligence, ce qu'il n'aimait guère : et il s'intéressait aux êtres au lieu de s'intéresser aux forces. Parce que Kyo parlait de Clappique à son père qui le connaissait bien, le baron lui parut plus mystérieux que tout à l'heure, lorsqu'il le regardait.

- ... il a fini en me tapant de cinquante dollars...

- Il est désintéressé, Kyo...

- Mais il venait de dépenser cent dollars : je l'ai vu. La mythomanie est toujours une chose assez inquiétante. Il voulait savoir jusqu'où il pouvait continuer d'employer Clappique. Son père, comme toujours, cherchait ce qu'il y avait en cet homme d'essentiel ou de singulier. Mais ce qu'un homme a de plus profond est rarement ce par quoi on peut le faire immédiatement agir, et Kyo pensait à ses pistolets :

- S'il a besoin de se croire si riche, que ne tente-t-il de s'enrichir ?

- Il a été le premier antiquaire de Pékin...

- Pourquoi dépense-t-il donc tout son argent en une nuit, sinon pour se donner l'illusion d'être riche ?

Gisors cligna des yeux, rejeta en arrière ses cheveux blancs presque longs ; sa voix d'homme âgé, malgré son timbre affaibli, prit la netteté d'une ligne :

- Sa mythomanie est un moyen de nier la vie, n'est-ce pas, de nier, et non pas d'oublier. Méfie-toi de la logique en ces matières...

Il étendit confusément la main ; ses gestes étroits ne se dirigeaient presque jamais vers la droite ou la gauche, mais devant lui : ses mouvements, lorsqu'ils prolongeaient une phrase, ne semblaient pas écarter, mais saisir quelque chose.

« Tout se passe comme s'il avait voulu se démontrer que, bien qu'il ait vécu pendant deux heures comme un homme riche, la richesse n'existe pas. Parce qu'alors, la pauvreté n'existe pas non plus. Ce qui est l'essentiel. Rien n'existe : tout est rêve. N'oublie pas l'alcool, qui l'aide...

Gisors sourit. Le sourire de ses lèvres aux coins abaissés, amincies déjà, l'exprimait avec plus de complexité que ses paroles. Depuis vingt ans il appliquait son intelligence à se faire aimer des hommes en les justifiant et ils lui étaient reconnaissants d'une bonté dont ils ne devinaient pas qu'elle prenait ses racines dans l'opium. On lui prêtait la patience des bouddhistes : c'était celle des intoxiqués.

- Aucun homme ne vit de nier la vie, répondit Kyo.

- On en vit mal... Il a besoin de vivre mal.

- Et il y est contraint.

- La part de la nécessité est faite par les courtages d'antiquités, les drogues peut-être, le trafic des armes... D'accord avec la police qu'il déteste sans doute, mais qui collabore à ces petits travaux comme une juste rétribution...

Peu importait : la police, elle, savait que les communistes n'avaient pas assez d'argent pour acheter des armes aux importateurs clandestins.

- Tout homme ressemble à sa douleur, dit Kyo : qu'est-ce qui le fait souffrir ?

- Sa douleur n'a pas plus d'importance, pas plus de sens, n'est-ce pas, ne touche rien de plus profond que son mensonge ou sa joie ; il n'a pas du tout de profondeur, et c'est peut-être ce qui le peint le mieux, car c'est rare. Il fait ce qu'il peut pour cela, mais il y fallait des dons... Lorsque tu n'es pas lié à un homme, Kyo, tu penses à lui pour prévoir ses actes. Les actes de Clappique...

Il montra l'aquarium où les cyprins noirs, mous et dentelés comme des oriflammes, montaient et descendaient au hasard.

« Les voilà. Il boit, mais il était fait pour l'opium : on se trompe aussi de vice ; beaucoup d'hommes ne rencontrent pas celui qui les sauverait. Dommage, car il est loin d'être sans valeur. Mais son domaine ne t'intéresse pas. »

C'était vrai. Si Kyo, ce soir, ne pensait pas au combat, il ne pouvait penser qu'à lui-même. La chaleur le pénétrait peu à peu, comme au Black Cat tout à l'heure ; et, de nouveau, l'obsession du disque l'envahit comme la légère chaleur du délassement envahissait ses jambes. Il rapporta son étonnement devant les disques, mais comme s'il se fût agi de l'un des enregistrements de voix qui avaient lieu dans les magasins anglais. Gisors l'écoutait, le menton anguleux caressé par la main gauche ; ses mains aux doigts minces étaient très belles. Il avait incliné la tête en avant, et ses cheveux tombèrent sur ses yeux, bien que son front fût dégarni. Il les rejeta d'un mouvement de tête, mais son regard resta perdu :

- Il m'est arrivé de me trouver à l'improviste devant une glace et de ne pas me reconnaître...

Son pouce frottait doucement les autres doigts de sa main droite comme s'il eût fait glisser une poudre de souvenirs. Il parlait pour lui, poursuivait une pensée qui supprimait son fils :

- C'est sans doute une question de moyens : nous entendons la voix des autres avec les oreilles.

- Et la nôtre ?

- Avec la gorge : car, les oreilles bouchées, tu entends ta voix. L'opium aussi est un monde que nous n'entendons pas avec nos oreilles...

Kyo se leva. À peine son père le vit-il.

- Je dois ressortir cette nuit.

- Puis-je t'être utile auprès de Clappique ?

- Non. Merci. Bonsoir.

- Bonsoir.


Couché pour tenter d'affaiblir sa fatigue, Kyo attendait. Il n'avait pas allumé ; il ne bougeait pas. Ce n'était pas lui qui songeait à l'insurrection, c'était l'insurrection, vivante dans tant de cerveaux comme le sommeil dans tant d'autres, qui pesait sur lui au point qu'il n'était plus qu'inquiétude et attente. Moins de quatre cents fusils en tout. Victoire, - ou fusillade, avec quelques perfectionnements. Demain. Non : tout à l'heure. Question de rapidité : désarmer partout la police et, avec les cinq cents Mauser, armer les groupes de combat avant que les soldats du train blindé gouvernemental entrassent en action. L'insurrection devait commencer à une heure - la grève générale, donc, à midi - et il fallait que la plus grande partie des groupes de combat fût armée avant cinq heures. La moitié de la police, crevant de misère, passerait sans doute aux insurgés. Restait l'autre. « La Chine soviétique », pensa-t-il. Conquérir ici la dignité des siens. Et l'U.R.S.S. portée à 60o millions d'hommes. Victoire ou défaite, le destin du monde, cette nuit, hésitait près d'ici. À moins que le Kuomintang, Shanghaï prise, n'essayât d'écraser ses alliés communistes... Il sursauta : la porte du jardin s'ouvrait. Le souvenir recouvrit l'inquiétude : sa femme ? Il écoutait : la porte de la maison se referma. May entra. Son manteau de cuir bleu, d'une coupe presque militaire, accentuait ce qu'il y avait de viril dans sa marche et même dans son visage, - bouche large, nez court, pommettes marquées des Allemandes du Nord.

- C'est bien pour tout à l'heure, Kyo ?

- Oui.

Elle était médecin de l'un des hôpitaux chinois, mais elle venait de la section des femmes révolutionnaires dont elle dirigeait l'hôpital clandestin :

- Toujours la même chose, tu sais : je quitte une gosse de dix-huit ans qui a essayé de se suicider avec une lame de rasoir de sûreté dans le palanquin du mariage. On la forçait à épouser une brute respectable... On l'a apportée avec sa robe rouge de mariée, toute pleine de sang. La mère derrière, une petite ombre rabougrie qui sanglotait, naturellement... Quand je lui ai dit que la gosse ne mourrait pas, elle m'a dit : « Pauvre petite ! Elle avait pourtant eu presque la chance de mourir... » La chance... Ça en dit plus long que nos discours sur l'état des femmes ici...

Allemande mais née à Shanghaï, docteur de Heidelberg et de Paris, elle parlait le français sans accent. Elle jeta son béret sur le lit. Ses cheveux ondulés étaient rejetés en arrière, pour qu'il fût plus facile de les coiffer. Il eut envie de les caresser. Le front très dégagé, lui aussi, avait quelque chose de masculin, mais depuis qu'elle avait cessé de parler elle se féminisait - Kyo ne la quittait pas des yeux - à la fois parce que l'abandon de la volonté adoucissait ses traits, que la fatigue les détendait, et qu'elle était sans béret. Ce visage vivait par sa bouche sensuelle et par ses yeux très grands, transparents, et assez clairs pour que l'intensité du regard ne semblât pas être donnée par la prunelle, mais par l'ombre du front dans les orbites allongées.

Appelé par la lumière, un pékinois blanc entra en trottant. Elle l'appela d'une voix fatiguée :

- Chienvelu, chienmoussu, chientouffu !

Elle le saisit de la main gauche, l'éleva jusqu'à son visage en le caressant :

« Lapin, dit-elle, en souriant, lapin lapinovitch...

- Il te ressemble, dit Kyo.

- N'est-ce pas ?

Elle regardait dans la glace la tête blanche collée contre la sienne, au-dessus des petites pattes rapprochées. L'amusante ressemblance venait de ses hautes pommettes germaniques. Bien qu'elle ne fût qu'à peine jolie, il pensa, en le modifiant, au salut d'Othello. « Ô ma chère guerrière... »

Elle posa le chien, se leva. Le manteau à demi ouvert, en débraillé, indiquait maintenant les seins haut placés, qui faisaient penser à ses pommettes. Kyo lui raconta sa nuit.

- À l'hôpital, répondit-elle, ce soir, une trentaine de jeunes femmes de la propagande échappées aux troupes blanches... Blessées. Il en arrive de plus en plus. Elles disent que l'armée est tout près. Et qu'il y a beaucoup de tuées...

- Et la moitié des blessées mourront... La souffrance ne peut avoir de sens que quand elle ne mène pas à la mort, et elle y mène presque toujours.

May réfléchit :

- Oui, dit-elle enfin. Et pourtant c'est peut-être une idée masculine. Pour moi, pour une femme, la souffrance - c'est étrange - fait plus penser à la vie qu'à la mort... À cause des accouchements, peut-être...

Elle réfléchit encore :

« Plus il y a de blessés, plus, l'insurrection approche, plus on couche.

- Bien entendu.

- Il faut que je te dise quelque chose qui va peut-être un peu t'embêter...

Appuyé sur le coude, il l'interrogea du regard. Elle était intelligente et brave, mais souvent maladroite.

- J'ai fini par coucher avec Lenglen, cet après-midi.

Il haussa l'épaule, comme pour dire : « Ça te regarde. » Mais son geste, l'expression tendue de son visage, s'accordaient mal à cette indifférence. Elle le regardait, exténuée, les pommettes accentuées par la lumière verticale. Lui aussi regardait ses yeux sans regard, tout en ombre et ne disait rien. Il se demandait si l'expression de sensualité de son visage ne venait pas de ce que ces yeux noyés et le léger gonflement de ses lèvres accentuaient avec violence, par contraste avec ses traits, sa féminité... Elle s'assit sur le lit, lui prit la main. Il allait la retirer, mais la laissa. Elle sentit pourtant son mouvement :

- Ça te fait de la peine ?

- Je t'ai dit que tu étais libre... N'en demande pas trop, ajouta-t-il avec amertume.

Le petit chien sauta sur le lit. Il retira sa main, pour le caresser peut-être.

« Tu es libre, répéta-t-il. Peu importe le reste.

- Enfin, je devais te le dire. Même pour moi.

- Oui.

Qu'elle dût le lui dire ne faisait question ni pour l'un, ni pour l'autre. Il voulut soudain se lever : couché ainsi, elle assise sur son lit, comme un malade veillé par elle... Mais pourquoi faire ? Tout était tellement vain... Il continuait pourtant à la regarder, à découvrir qu'elle pouvait le faire souffrir, mais que depuis des mois, qu'il la regardât ou non, il ne la voyait plus ; quelques expressions, parfois... Cet amour souvent crispé qui les unissait comme un enfant malade, ce sens commun de leur vie et de leur mort, cette entente charnelle entre eux, rien de tout cela n'existait en face de la fatalité qui décolore les formes dont nos regards sont saturés. « L'aimerais-je moins que je ne crois ? » pensa-t-il. Non. Même en ce moment, il était sûr que si elle mourait, il ne servirait plus sa cause avec espoir, mais avec désespoir, comme un mort lui-même. Rien, pourtant, ne prévalait contre la décoloration de ce visage enseveli au fond de leur vie commune comme dans la brume, comme dans la terre. Il se souvint d'un ami qui avait vu mourir l'intelligence de la femme qu'il aimait, paralysée pendant des mois ; il lui semblait voir mourir May ainsi, voir disparaître absurdement, comme un nuage qui se résorbe dans le ciel gris, la forme de son bonheur. Comme si elle fût morte deux fois, du temps, et de ce qu'elle lui disait.

Elle se leva, alla jusqu'à la fenêtre. Elle marchait avec netteté, malgré sa fatigue. Choisissant, par crainte et pudeur sentimentale mêlées, de ne plus parler de ce qu'elle venait de dire puisqu'il se taisait, désirant fuir cette conversation à laquelle elle sentait pourtant qu'ils n'échapperaient pas, elle essaya d'exprimer sa tendresse en disant n'importe quoi, et fit appel, d'instinct, à un animisme qu'il aimait : en face de la fenêtre, un des arbres de Mars s'était épanoui pendant la nuit ; la lumière de la pièce éclairait ses feuilles encore recroquevillées, d'un vert tendre sur le fond obscur :

- Il a caché ses feuilles dans son tronc pendant le jour, dit-elle, et il les sort cette nuit pendant qu'on ne le voit pas.

Elle semblait parler pour elle-même, mais comment Kyo se fût-il mépris au ton de sa voix ?

- Tu aurais pu choisir un autre jour, dit-il pourtant entre ses dents.

Lui aussi se voyait dans la glace, appuyé sur son coude, - si japonais de masque entre ses draps blancs. « Si je n'étais pas métis... » Il faisait un effort intense pour repousser les pensées haineuses ou basses toutes prêtes à justifier et nourrir sa colère. Et il la regardait, la regardait, comme si ce visage eût dû retrouver, par la souffrance qu'il infligeait, toute la vie qu'il avait perdue.

- Mais, Kyo, c'est justement aujourd'hui que ça n'avait pas d'importance... et...

Elle allait ajouter : « Il en avait si envie. » En face de la mort, cela comptait si peu... Mais elle dit seulement :

- ... moi aussi, demain, je peux mourir...

Tant mieux. Kyo souffrait de la douleur la plus humiliante : celle qu'on se méprise d'éprouver. Réellement elle était libre de coucher avec qui elle voulait. D'où venait donc cette souffrance sur laquelle il ne se reconnaissait aucun droit, et qui se reconnaissait tant de droits sur lui ?

- Quand tu as compris que je... tenais à toi, Kyo, tu m'as demandé un jour, pas sérieusement - un peu tout de même - si je croyais que je viendrais avec toi au bagne, et je t'ai répondu que je n'en savais rien, - que le difficile était sans doute d'y rester... Tu as pourtant pensé que oui, puisque tu as tenu à moi aussi. Pourquoi ne plus le croire maintenant ?

- Ce sont toujours les mêmes qui vont au bagne. Katow irait, même s'il n'aimait pas profondément. Il irait pour l'idée qu'il a de la vie, de lui-même... Ce n'est pas pour quelqu'un qu'on va au bagne.

- Kyo, comme ce sont des idées d'homme...

Il songeait.

- Et pourtant, dit-il, aimer ceux qui sont capables de faire cela, être aimé d'eux peut-être, qu'attendre de plus de l'amour ?.. Quelle rage de leur demander encore des comptes ?.. Même s'ils le font pour leur... morale...

- Ce n'est pas par morale, dit-elle lentement. Par morale, je n'en serais pas sûrement capable.

- Mais (lui aussi parlait lentement) cet amour ne t'empêchait pas de coucher avec ce type, alors que tu pensais - tu viens de le dire - que ça... m'embêterait ?

- Kyo, je vais te dire quelque chose de singulier, et qui est vrai pourtant... jusqu'il y a cinq minutes, je croyais que ça te serait égal. Peut-être ça m'arrangeait-il de le croire... Il y a des appels, surtout quand on est si près de la mort (c'est de celle des autres que j'ai l'habitude, Kyo...) qui n'ont rien à avoir avec l'amour...

Pourtant, la jalousie existait, d'autant plus troublante que le désir sexuel qu'elle inspirait reposait sur la tendresse. Les yeux fermés, toujours appuyé sur son coude, il essayait - triste métier - de comprendre. Il n'entendait que la respiration oppressée de May, et le grattement des pattes du petit chien. Sa blessure venait, d'abord (il y aurait, hélas ! des ensuite) de ce qu'il prêtait à l'homme qui venait de coucher avec May (je ne peux pourtant pas l'appeler son amant !) du mépris pour elle. C'était un des anciens camarades de May, il le connaissait à peine. Mais il connaissait la misogynie fondamentale de presque tous les hommes. « L'idée qu'ayant couché avec elle, parce qu'il a couché avec elle, il peut penser d'elle : « Cette petite poule » me donne envie de l'assommer. Ne serait-on jamais jaloux que de ce qu'on suppose que suppose l'autre ? Triste humanité... » Pour May la sexualité n'engageait rien. Il fallait que ce type le sût. Qu'il couchât avec elle, soit, mais ne s'imaginât pas la posséder. « Je deviens navrant... » Mais il n'y pouvait rien, et là n'était pas l'essentiel, il le savait. L'essentiel, ce qui le troublait jusqu'à l'angoisse, c'est qu'il était tout à coup séparé d'elle, non par la haine - bien qu'il y eût de la haine en lui - non par la jalousie (ou bien la jalousie était-elle précisément cela ?) ; par un sentiment sans nom, aussi destructeur que le temps ou la mort : il ne la retrouvait pas. Il avait rouvert les yeux ; quel être humain était ce corps sportif et familier, ce profil perdu : un œil long, partant de la tempe, enfoncé entre le front dégagé et la pommette. Celle qui venait de coucher ? Mais n'était-ce pas aussi celle qui supportait ses faiblesses, ses douleurs, ses irritations, celle qui avait soigné avec lui ses camarades blessés, veillé avec lui ses amis morts... La douceur de sa voix, encore dans l'air... On n'oublie pas ce qu'on veut. Pourtant ce corps reprenait le mystère poignant de l'être connu transformé tout à coup, - du muet, de l'aveugle, du fou. Et c'était une femme. Pas une espèce d'homme. Autre chose...

Elle lui échappait complètement. Et, à cause de cela peut-être, l'appel enragé d'un contact intense avec elle l'aveuglait, quel qu'il fût, épouvante, cris, coups. Il se leva, s'approcha d'elle. Il savait qu'il était dans un état de crise, que demain peut-être il ne comprendrait plus rien à ce qu'il éprouvait, mais il était en face d'elle comme d'une agonie ; et comme vers une agonie, l'instinct le jetait vers elle : toucher, palper, retenir ceux qui vous quittent, s'accrocher à eux... Avec quelle angoisse elle le regardait, arrêté à deux pas d'elle... La révélation de ce qu'il voulait tomba enfin sur lui ; coucher avec elle, se réfugier là contre ce vertige dans lequel il la perdait tout entière ; ils n'avaient pas à se connaître quand ils employaient toutes leurs forces à serrer leurs bras sur leurs corps.

Elle se retourna d'un coup : on venait de sonner. Trop tôt pour Katow. L'insurrection était-elle connue ? Ce qu'ils avaient dit, éprouvé, aimé, haï, sombrait brutalement. On sonna de nouveau. Il prit son revolver sous l'oreiller, traversa le jardin, alla ouvrir en pyjama : ce n'était pas Katow, c'était Clappique, toujours en smoking. Ils restèrent dans le jardin.

- Eh bien ?

- Avant tout, que je vous rende votre document : le voici. Tout va bien. Le bateau est parti. Il va s'ancrer à la hauteur du consulat de France. Presque de l'autre côté de la rivière.

- Difficultés ?

- Pas un mot. Vieille confiance : sinon, on se demande comment on ferait. En ces affaires, jeunom, la confiance est d'autant plus grande qu'elle a moins lieu de l'être...

Allusion ?

Clappique alluma une cigarette. Kyo ne vit que la tache du carré de soie noire sur le visage confus. Il alla chercher son portefeuille - May attendait - revint, paya la commission convenue. Le baron mit les billets dans sa poche, en boule, sans les compter.

- La bonté porte bonheur, dit-il. Mon bon, l'histoire de ma nuit est une re-mar-qua-ble histoire morale : elle a commencé par l'aumône, et s'achève par la fortune. Pas un mot !

L'index levé, il se pencha à l'oreille de Kyo :

- Fantômas vous salue ! » se retourna et partit. Comme si Kyo eût craint de rentrer, il le regardait s'en aller, smoking cahotant le long du mur blanc. « Assez Fantômas, en effet, avec ce costume. A-t-il deviné, ou supposé, ou... » Trêve de pittoresque : Kyo entendit une toux et la reconnut d'autant plus vite qu'il l'attendait : Katow. Chacun se hâtait, cette nuit.

Kyo devinait sa vareuse plus qu'il ne la voyait ; au-dessus, dans l'ombre, un nez au vent... Surtout, il sentait le balancement de ses mains. Il marcha vers lui.

- Eh bien ? demanda-t-il, comme il l'avait demandé à Clappique.

- Ça va. Le bateau ?

- En face du consulat de France. Loin du quai. Dans une demi-heure.

- La vedette et les hommes sont à quatre cents mètres de là. Allons-y.

- Les costumes ?

- Pas besoin de t'en faire. Les bonshommes sont absolument prêts.

Kyo rentra, s'habilla en un instant : pantalon, chandail. Des espadrilles (il aurait peut-être à grimper). Il était prêt. May lui tendit les lèvres. L'esprit de Kyo voulait l'embrasser ; sa bouche, non, - comme si, indépendante, elle eût gardé rancune. Il l'embrassa enfin, mal. Elle le regarda avec tristesse, les paupières affaissées ; ses yeux pleins d'ombre devenaient puissamment expressifs, dès que l'expression venait des muscles. Il partit.

Il marchait à côté de Katow, une fois de plus. Il ne pouvait pourtant se délivrer d'elle. « Tout à l'heure, elle me semblait une folle ou une aveugle. Je ne la connais pas. Je ne la connais que dans la mesure où je l'aime, que dans le sens où je l'aime. On ne possède d'un être que ce qu'on change en lui, dit mon père... Et après ? » Il s'enfonçait en lui-même comme dans cette ruelle de plus en plus noire, où même les isolateurs du télégraphe ne luisaient plus sur le ciel. Il y retrouvait l'angoisse, et se souvint des disques : « On entend la voix des autres avec ses oreilles, la sienne avec la gorge ». Oui. Sa vie aussi, on l'entend avec la gorge, et celle des autres ?.. Il y avait d'abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitude mortelle comme la grande nuit primitive derrière cette nuit dense et basse sous quoi guettait la ville déserte, pleine d'espoir et de haine. « Mais moi, pour moi, pour la gorge, que suis-je ? Une espèce d'affirmation absolue, d'affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres, je suis ce que l'ai fait. » Pour May seule, il n'était pas ce qu'il avait fait ; pour lui seul, elle était tout autre chose que sa biographie. L'étreinte par laquelle l'amour maintient les êtres collés l'un à l'autre contre la solitude, ce n'était pas à l'homme qu'elle apportait son aide ; c'était au fou, au monstre incomparable, préférable à tout, que tout être est pour soi-même et qu'il choie dans son cœur. Depuis que sa mère était morte, May était le seul être pour qui il ne fût pas Kyo Gisors, mais la plus étroite complicité. « Une complicité consentie, conquise, choisie », pensa-t-il, extraordinairement d'accord avec la nuit, comme si sa pensée n'eût plus été faite pour la lumière. « Les hommes ne sont pas mes semblables, ils sont ceux qui me regardent et me jugent ; mes semblables, ce sont ceux qui m'aiment et ne me regardent pas, qui m'aiment contre tout, qui m'aiment contre la déchéance, contre la bassesse, contre la trahison, moi et non ce que j'ai fait ou ferai, qui m'aimeraient tant que je m'aimerais moi-même - jusqu'au suicide, compris... Avec elle seule j'ai en commun cet amour déchiré ou non, comme d'autres ont, ensemble, des enfants malades et qui peuvent mourir... » Ce n'était certes pas le bonheur, c'était quelque chose de primitif qui s'accordait aux ténèbres et faisait monter en lui une chaleur qui finissait dans une étreinte immobile, comme d'une joue contre une joue - la seule chose en lui qui fût aussi forte que la mort.

Sur les toits, il y avait déjà des ombres à leur poste.


4 heures du matin.


Le vieux Gisors chiffonna le morceau de papier mal déchiré sur lequel Tchen avait écrit son nom au crayon, et le mit dans la poche de sa robe de chambre. Il était impatient de revoir son ancien élève. Son regard revint à son interlocuteur présent, très vieux Chinois à tête de mandarin de la Compagnie des Indes, vêtu de la robe, qui se dirigeait vers la porte, à petits pas, l'index levé, et parlait l'anglais : « Il est bon qu'existent la soumission absolue de la femme, le concubinage et l'institution des courtisanes. Je continuerai la publication de mes articles. C'est parce que nos ancêtres ont pensé ainsi qu'existent ces belles peintures (il montrait du regard le phénix bleu, sans bouger le visage, comme s'il lui eût fait de l'œil) dont vous êtes fier, et moi aussi. La femme est soumise à l'homme comme l'homme est soumis à l'État ; et servir l'homme est moins dur que servir l'État. Vivons-nous pour nous ? Nous ne sommes rien. Nous vivons pour l'État dans le présent, pour l'ordre des morts à travers la durée des siècles... »

Allait-il enfin partir ? Cet homme cramponné à son passé, même aujourd'hui (les sirènes des navires de guerre ne suffisaient-elles pas à emplir la nuit...), en face de la Chine rongée par le sang comme ses bronzes à sacrifices, prenait la poésie de certains fous. L'ordre ! Des foules de squelettes en robes brodées, perdus au fond du temps par assemblées immobiles : en face, Tchen, les deux cent mille ouvriers des filatures, la foule écrasante des coolies. La soumission des femmes ? Chaque soir, May rapportait des suicides de fiancées... Le vieillard partit : « L'ordre, monsieur Gisors !.. » après un dernier salut sautillant de la tête et des épaules.

Dès qu'il eut entendu la porte se refermer, Gisors appela Tchen et revint avec lui dans la salle aux phénix.

Quand Tchen commença à marcher, il passait devant lui, de trois quarts, Gisors assis sur l'un des divans se souvenait d'un épervier de bronze égyptien dont Kyo avait conservé la photo par sympathie pour Tchen, « à cause de la ressemblance ». C'était vrai, malgré ce que les grosses lèvres semblaient exprimer de bonté. « En somme, un épervier converti par François d'Assise », pensa-t-il.

Tchen s'arrêta devant lui :

- C'est moi qui ai tué Tan-Yen-Ta, dit-il.

Il avait vu dans le regard de Gisors quelque chose de presque tendre. Il méprisait la tendresse, et surtout en avait peur. Sa tête enfoncée entre ses épaules et que la marche inclinait en avant, l'arête courbe de son nez, accentuaient la ressemblance avec l'épervier, malgré son corps trapu ; et même ses yeux minces, presque sans cils, faisaient penser à un oiseau.

- C'est de cela que tu voulais me parler ?

- Oui.

- Kyo le sait ?

- Oui.

Gisors réfléchissait. Puisqu'il ne voulait pas répondre par des préjugés, il ne pouvait qu'approuver. Il avait pourtant quelque peine à le faire. « Je vieillis », pensa-t-il.

Tchen renonça à marcher.

- Je suis extraordinairement seul, dit-il, regardant enfin Gisors en face.

Celui-ci était troublé. Que Tchen s'accrochai à lui ne l'étonnait pas : il avait été des années son maître au sens chinois du mot - un peu moins que son père, plus que sa mère ; depuis que ceux-ci étaient morts, Gisors était sans doute le seul homme dont Tchen eût besoin. Ce qu'il ne comprenait pas, c'était que Tchen, qui avait sans doute revu les siens cette nuit, puisqu'il venait de revoir Kyo, semblât si loin d'eux.

- Mais les autres ? demanda-t-il.

Tchen les revit, dans l'arrière-boutique du marchand de disques, plongeant dans l'ombre ou en sortant suivant le balancement de la lampe, tandis que chantait le grillon.

- Ils ne savent pas.

- Que c'est toi ?

- Cela, ils le savent : aucune importance.

Il se tut encore. Gisors se gardait de questionner. Tchen reprit enfin :

- ... Que c'est la première fois.

Gisors eut soudain l'impression de comprendre ; Tchen le sentit :

- Nong. Vous ne comprenez pas.

Il parlait français avec une accentuation de gorge sur les mots d'une seule syllabe nasale, dont le mélange avec certains idiotismes qu'il tenait de Kyo surprenait. Son bras droit, instinctivement, s'était tendu le long de sa hanche : il sentait de nouveau le corps frappé que le sommier élastique renvoyait contre le couteau. Cela ne signifiait rien. Il recommencerait. Mais, en attendant, il souhaitait un refuge. Cette affection profonde qui n'a besoin de rien expliquer, Gisors ne la portait qu'à Kyo. Tchen le savait. Comment s'expliquer ?

- Vous n'avez jamais tué personne, n'est-ce pas ?

Cela semblait évident à Tchen, mais il se défiait de telles évidences, aujourd'hui. Pourtant, il lui sembla tout à coup que quelque chose manquait à Gisors. Il releva les yeux. Celui-ci le regardait de bas en haut, ses cheveux blancs semblant plus longs à cause du mouvement en arrière de sa tête, intrigué par son absence de gestes. Elle venait de sa blessure, dont Tchen ne lui avait rien dit ; non qu'il en souffrit (un copain infirmier l'avait désinfectée et bandée) mais elle le gênait. Comme toujours lorsqu'il réfléchissait, Gisors roulait entre ses doigts une invisible cigarette :

- Peut-être que...

Il s'arrêta, ses yeux clairs fixes dans son masque de Templier rasé. Tchen attendait. Gisors reprit, presque brutalement :

« Je ne crois pas qu'il suffise du souvenir d'un meurtre pour te bouleverser ainsi. »

On voit bien qu'il ne connaît pas ce dont il parle, tenta de penser Tchen ; mais Gisors avait touché juste. Tchen s'assit, regarda ses pieds :

- Nong, dit-il, je ne crois pas, moi non plus, que le souvenir suffise. Il y a autre chose, l'essentiel. Je voudrais savoir quoi.

Était-ce pour savoir cela qu'il était venu ?

- La première femme avec qui tu as couché était une prostituée, naturellement ? demanda doucement Gisors.

- Je suis chinois, répondit Tchen avec rancune.

« Non », pensa Gisors. Sauf, peut-être, par sa sexualité. Tchen n'était pas chinois. Les émigrés de tous pays dont regorgeait Shanghaï avaient montré à Gisors combien l'homme se sépare de sa nation de façon nationale, mais Tchen n'appartenait plus à la Chine, même par la façon dont il l'avait quittée : une liberté totale quasi inhumaine, le livrait totalement aux idées.

- Qu'as-tu éprouvé, après ? demanda Gisors.

Tchen crispa ses doigts.

- De l'orgueil.

- D'être un homme ?

- De ne pas être une femme.

Sa voix n'exprimait plus la rancune, mais un mépris complexe.

- Je pense que vous voulez dire, reprit-il, que j'ai dû me sentir... séparé ?

Gisors se gardait de répondre.

« ... Oui. Terriblement. Et vous avez raison de parler de femmes. Peut-être méprise-t-on beaucoup celui qu'on tue. Mais moins que les autres.

Gisors cherchait, n'était pas sûr de comprendre :

- Que ceux qui ne tuent pas ?

- Que ceux qui ne tuent pas : les puceaux.

Il marchait de nouveau. Les deux derniers mots étaient tombés comme une charge jetée à bas, et le silence s'élargissait autour d'eux ; Gisors commençait à éprouver, non sans tristesse, la séparation dont Tchen parlait. Mais il se demandait s'il n'y avait pas en Tchen une part de comédie, - au moins de complaisance. Il était loin d'ignorer ce que de telles comédies peuvent porter de mortel. Il se souvint soudain que Tchen lui avait dit avoir horreur de la chasse.

- Tu n'as pas eu horreur du sang ?

- Si. Mais pas seulement horreur.

Il se retourna d'un coup, et, considérant le phénix, mais aussi directement que s'il eût regardé Gisors dans les yeux, il demanda :

« Alors ? Les femmes, je sais ce qu'on en fait, quand elles veulent continuer à vous posséder : on vit avec elles. Et la mort, alors ?

Plus amèrement encore, mais sans cesser de regarder le phénix :

« Un collage ? »

La pente de l'intelligence de Gisors l'inclinait toujours à venir en aide à ses interlocuteurs ; et il avait de l'affection pour Tchen. Mais il commençait à voir clair : l'action dans les groupes de choc ne suffisait plus au jeune homme, le terrorisme devenait pour lui une fascination. Roulant toujours sa cigarette imaginaire, la tête aussi inclinée en avant que s'il eût regardé le tapis, le nez mince battu par sa mèche blanche, il dit, s'efforçant de donner à sa voix le ton du détachement :

- Tu penses que tu n'en sortiras plus... et c'est contre cette... angoisse-là que tu viens te... défendre auprès de moi.

Silence.

- Une angoisse, non, dit enfin Tchen, entre ses dents. Une fatalité ?

Silence encore. Gisors sentait qu'aucun geste n'était possible, qu'il ne pouvait pas lui prendre la main, comme il faisait jadis. Il se décida à son tour, dit avec lassitude, comme s'il eût acquis soudain l'habitude de l'angoisse :

- Alors, il faut la penser, et la pousser à l'extrême. Et si tu veux vivre avec elle...

- Je serai bientôt tué.

N'est-ce pas cela surtout qu'il veut ? se demandait Gisors. Il n'aspire à aucune gloire, à aucun bonheur. Capable de vaincre, mais non de vivre dans sa victoire, que peut-il appeler, sinon la mort ? Sans doute veut-il lui donner le sens que d'autres donnent à la vie. Mourir le plus haut possible. Âme d'ambitieux, assez lucide, assez séparé des hommes ou assez malade pour mépriser tous les objets de son ambition, et son ambition même ?

- Si tu veux vivre avec cette... fatalité, il n'y a qu'une ressource : c'est de la transmettre.

- Qui en serait digne ? demanda Tchen, toujours entre ses dents.

L'air devenait de plus en plus pesant, comme si tout ce que ces phrases appelaient de meurtre eût été là. Gisors ne pouvait plus rien dire : chaque mot eût pris un son faux, frivole, imbécile.

- Merci, dit Tchen.

Il s'inclina devant lui, de tout le buste, à la chinoise (ce qu'il ne faisait jamais) comme s'il eût préféré ne pas le toucher, et partit.

Gisors retourna s'asseoir, recommença à rouler sa cigarette. Pour la première fois, il se trouvait en face non du combat, mais du sang. Et, comme toujours, il pensait à Kyo. Kyo eût trouvé irrespirable cet univers où se mouvait Tchen... Était-ce bien sûr ? Tchen aussi détestait la chasse. Tchen aussi avait horreur du sang, - avant. À cette profondeur, que savait-il de son fils ? Lorsque son amour ne pouvait jouer aucun rôle, lorsqu'il ne pouvait se référer à beaucoup de souvenirs, il savait bien qu'il cessait de connaître Kyo. Un intense désir de le revoir le bouleversa - celui qu'on a de revoir une dernière fois ses morts. Il savait qu'il était parti.

Où ? La présence de Tchen animait encore la pièce. Celui-là s'était jeté dans le monde du meurtre, et n'en sortirait plus : avec, son acharnement, il entrait dans la vie terroriste comme dans une prison. Avant dix ans, il serait pris - torturé ou tué ; jusque-là, il vivrait comme un obsédé résolu, dans le monde de la décision et de la nuit. Ses idées l'avaient fait vivre ; maintenant, elles allaient le tuer.

Que Kyo fît tuer, c'était son rôle. Et sinon, peu importait : ce que faisait Kyo était bien fait. Mais Gisors était épouvanté par cette sensation soudaine, cette certitude de la fatalité du meurtre, d'une intoxication aussi terrible que la sienne l'était peu. Il sentit combien il avait mal apporté à Tchen l'aide que celui-ci lui demandait, combien le meurtre est solitaire - combien, par cette angoisse, Kyo s'éloignait de lui. Pour la première fois, la phrase qu'il avait si souvent répétée : « Il n'y a pas de connaissance des êtres », s'accrocha dans son esprit au visage de son fils.

Tchen, le connaissait-il ? Il ne croyait guère que les souvenirs permissent de comprendre les hommes. La première éducation de Tchen avait été religieuse ; quand Gisors avait commencé de s'intéresser à cet adolescent orphelin - ses parents tués au pillage de Kalgan - silencieusement insolent, Tchen venait du collège luthérien, où il avait été l'élève d'un intellectuel phtisique venu tard au pastorat, qui s'efforçait avec patience, à cinquante ans, de vaincre par la charité une inquiétude religieuse intense. Obsédé par la honte du corps qui tourmentait saint Augustin, du corps déchu dans lequel il faut vivre avec le Christ, - par l'horreur de la civilisation rituelle de la Chine qui l'entourait et rendait plus impérieux encore l'appel de la véritable vie religieuse, - ce pasteur avait élaboré avec son angoisse l'image de Luther dont il entretenait parfois Gisors : « Il n'y a de vie qu'en Dieu ; mais l'homme, par le péché, est à tel point déchu, si irrémédiablement souillé, qu'atteindre Dieu est une sorte de sacrilège. D'où le Christ, d'où sa crucifixion éternelle. » Restait la Grâce, c'est-à-dire l'amour illimité ou la terreur, selon la force ou la faiblesse de l'espoir ; et cette terreur était un nouveau péché. Restait aussi la charité ; mais la charité ne suffit pas toujours à épuiser l'angoisse.

Le pasteur s'était attaché à Tchen. Il ne soupçonnait pas que l'oncle chargé de Tchen ne l'avait envoyé aux missionnaires que pour qu'il apprît l'anglais et le français, et l'avait mis en garde contre leur enseignement, contre l'idée de l'enfer surtout, dont se méfiait ce confucianiste. L'enfant, qui rencontrait le Christ et non Satan ni Dieu - l'expérience du pasteur lui avait enseigné que les hommes ne se convertissent jamais qu'à des médiateurs - s'abandonnait à l'amour avec la rigueur qu'il portait en tout. Mais il éprouvait assez le respect du maître - la seule chose que la Chine lui eût fortement inculquée - pour que, malgré l'amour enseigné, il rencontrât l'angoisse du pasteur et que lui apparût un enfer plus terrible et plus convaincant que celui contre quoi on avait tenté de le prémunir.

L'oncle revint. Épouvanté par le neveu qu'il retrouvait, il manifesta une satisfaction délicate, envoya de petits arbres de jade et de cristal au directeur, au pasteur, à quelques autres ; huit jours plus tard, il rappelait Tchen chez lui et, la semaine suivante, l'envoyait à l'Université de Pékin.

Gisors, roulant toujours sa cigarette entre ses genoux, la bouche entrouverte, s'efforçait de se souvenir de l'adolescent d'alors. Comment le séparer, l'isoler de celui qu'il était devenu ? « Je pense à son esprit religieux parce que Kyo n'en a jamais eu, et qu'en ce moment toute différence profonde entre eux me délivre... Pourquoi ai-je l'impression de le connaître mieux que mon fils ? » C'est qu'il voyait beaucoup mieux en quoi il l'avait modifié : cette modification capitale, son œuvre, était précise, limitable, et il ne connaissait rien, chez les êtres, mieux que ce qu'il leur avait apporté. Dès qu'il avait observé Tchen, il avait compris que cet adolescent ne pouvait vivre d'une idéologie qui ne se transformât pas immédiatement en actes. Privé de charité, il ne pouvait être amené par la vie religieuse qu'à la contemplation ou à la vie intérieure ; mais il haïssait la contemplation, et n'eût rêvé que d'un apostolat dont le rejetait précisément son absence de charité. Pour vivre, il fallait donc d'abord qu'il échappât à son christianisme. (De demi-confidences, il semblait que la connaissance des prostituées et des étudiants eût fait disparaître le seul péché toujours plus fort que la volonté de Tchen, la masturbation, et avec lui, un sentiment toujours répété d'angoisse et de déchéance). Quand, au christianisme, son nouveau maître avait opposé non des arguments, mais d'autres formes de grandeur, la foi avait coulé entre les doigts de Tchen, peu à peu, sans crise. Détaché par elle de la Chine, habitué par elle à se séparer du monde, au lieu de se soumettre à lui, il avait compris à travers Gisors que tout s'était passé comme si cette période de sa vie n'eût été qu'une initiation au sens héroïque : que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu ni Christ ?

Ici Gisors retrouvait son fils, indifférent au christianisme mais à qui l'éducation japonaise (Kyo avait vécu au japon de sa huitième à sa dix-septième année) avait imposé aussi la conviction que les idées ne devaient pas être pensées, mais vécues. Kyo avait choisi l'action, d'une façon grave et préméditée, comme d'autres choisissent les armes ou la mer : il avait quitté son père, vécu à Canton, à Tientsin, de la vie des manœuvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats. Tchen - l'oncle pris comme otage et n'ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou - s'était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt-quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait à l'action politique : l'espoir d'un monde différent, la possibilité de manger quoique misérablement (il était naturellement austère, peut-être par orgueil), la satisfaction de ses haines, de sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque lui avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. Il n'était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. Il était des leurs : ils avaient les mêmes ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des blancs et plus encore des blanches, Kyo n'avait pas tenté de les séduire : il avait cherché les siens et les avait trouvés. « Il n'y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée.

« Et pourtant, si Kyo entrait et s'il me disait, comme Tchen tout à l'heure : « C'est moi qui ai tué Tang-Yen-Ta », s'il le disait je penserais « je le savais ». Tout ce qu'il y a de possible en lui résonne en moi avec tant de force que, quoi qu'il me dise, je penserais « je le savais... ». Il regarda par la fenêtre la nuit immobile et indifférente. « Mais si je le savais vraiment, et pas de cette façon incertaine et épouvantable, je le sauverais. » Douloureuse affirmation, dont il ne croyait rien.

Dès le départ de Kyo, sa pensée n'avait plus servi qu'à justifier l'action de son fils, cette action alors infime qui commençait quelque part (souvent, pendant trois mois, il ne savait même pas où) dans la Chine centrale ou les provinces du Sud. Si les étudiants inquiets sentaient que cette intelligence venait à leur aide avec tant de chaleur et de pénétration, ce n'était pas, comme le croyaient alors les subtils de Pékin, qu'il s'amusât à jouer par procuration des vies dont le séparait son âge ; c'était que, dans tous ces drames semblables, il retrouvait celui de son fils. Lorsqu'il montrait à ses étudiants, presque tous petits bourgeois, qu'ils étaient contraints de se lier ou aux chefs militaires, ou au prolétariat, lorsqu'il disait à ceux qui avaient choisi : « Le marxisme n'est pas une doctrine, c'est une volonté, c'est, pour le prolétariat et les siens - vous - la volonté de se connaître, de se sentir comme tels, de vaincre comme tels ; vous ne devez pas être marxistes pour avoir raison, mais pour vaincre sans vous trahir », il parlait à Kyo, il le défendait. Et, s'il savait que ce n'était pas l'âme rigoureuse de Kyo qui lui répondait lorsque après ces cours il trouvait, selon la coutume chinoise, sa chambre encombrée de fleurs blanches par les étudiants, du moins savait-il que ces mains qui se préparaient à tuer en lui apportant des camélias serreraient demain celles de son fils, qui aurait besoin d'elles. C'est pourquoi la force du caractère l'attirait à ce point, pourquoi il s'était attaché à Tchen. Mais, lorsqu'il s'était attaché à lui, avait-il prévu cette nuit pluvieuse où le jeune homme, parlant du sang à peine caillé, viendrait lui dire : « Je n'en ai pas seulement horreur... ? »

Il se leva, ouvrit le tiroir de la table basse où il rangeait son plateau à opium, au-dessus d'une collection de petits cactus. Sous le plateau, une photo : Kyo. Il la tira, la regarda sans rien penser de précis, sombrant âprement dans la certitude que, là où il était, personne ne connaissait plus personne - et que la présence même de Kyo, qu'il avait tant souhaitée tout à l'heure, n'eût rien changé, n'eût rendu que plus désespérée leur séparation, comme celle des amis qu'on étreint en rêve et qui sont morts depuis des années. Il gardait la photo entre ses doigts ; elle était tiède comme une main. Il la laissa retomber dans le tiroir, tira le plateau, éteignit l'électricité et alluma la lampe.

Deux pipes. Jadis, dès que son avidité commençait à s'assouvir, il regardait les êtres avec bienveillance, et le monde comme une infinité de possibles. Maintenant, au plus profond de lui-même, les possibles ne trouvaient pas de place : il avait soixante ans, et ses souvenirs étaient pleins de tombes. Son sens si pur de l'art chinois, de ces peintures bleuâtres qu'éclairait à peine sa lampe, de toute la civilisation de suggestion dont la Chine l'entourait, dont, trente ans plus tôt, il avait su si finement profiter, - son sens du bonheur - n'était plus qu'une mince couverture sous quoi s'éveillaient, comme des chiens anxieux qui s'agitent à la fin du sommeil, l'angoisse et l'obsession de la mort.

Sa pensée rôdait pourtant autour des hommes, avec une âpre passion que l'âge n'avait pas éteinte. Qu'il y eût en tout être, et en lui d'abord, un paranoïaque, il en était assuré depuis longtemps. Il avait cru, jadis, - temps révolus... - qu'il se rêvait héros. Non. Cette force, cette furieuse imagination souterraine qui était en lui-même (deviendrais-je fou, avait-il pensé, elle seule resterait de moi...) était prête à prendre toutes les formes, ainsi que la lumière. Comme Kyo, et presque pour les mêmes raisons, il songea aux disques dont celui-ci lui avait parlé ; et presque de la même façon, car les modes de pensée de Kyo étaient nés des siens. De même que Kyo n'avait pas reconnu sa propre voix parce qu'il l'avait entendue avec la gorge, de même la conscience que lui, Gisors, prenait de lui-même, était sans doute irréductible à celle qu'il pouvait prendre d'un autre être, parce qu'elle n'était pas acquise par les mêmes moyens. Elle ne devait rien aux sens. Il se sentait pénétrer, avec sa conscience intruse, dans un domaine qui lui appartenait plus que tout autre, posséder avec angoisse une solitude interdite où nul ne le rejoindrait jamais. Une seconde, il eut la sensation que c'était cela qui devait échapper à la mort... Ses mains, qui préparaient une nouvelle boulette, tremblaient légèrement. Cette solitude totale, même l'amour qu'il avait pour Kyo ne l'en délivrait pas. Mais s'il ne savait pas se fuir dans un autre être, il savait se délivrer : il y avait l'opium.

Cinq boulettes. Depuis des années il s'en tenait là, non sans peine, non sans douleur parfois. Il gratta le fourneau de sa pipe ; l'ombre de sa main fila du mur au plafond. Il repoussa la lampe de quelques centimètres ; les contours de l'ombre se perdirent. Les objets aussi se perdaient : sans changer de forme, ils cessaient d'être distincts de lui, le rejoignaient au fond d'un monde familier où une bienveillante indifférence mêlait toutes choses - un monde plus vrai que l'autre parce que plus constant, plus semblable à lui-même ; sûr comme une amitié, toujours indulgent et toujours retrouvé : formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un univers délivré. Il se souvint d'un après-midi de septembre où le gris parfait du ciel rendait laiteuse l'eau d'un lac, dans les failles de vastes champs de nénuphars ; depuis les cornes vermoulues d'un pavillon abandonné jusqu'à l'horizon magnifique et morne, ne lui parvenait plus qu'un monde pénétré d'une mélancolie solennelle. Sans agiter sa sonnette, un bonze s'était accoudé à la rampe du pavillon, abandonnant son sanctuaire à la poussière, au parfum des bois odorants qui brûlaient ; les paysans qui recueillaient les graines de nénuphars passaient en barque, sans le moindre son ; près des dernières fleurs, deux longs plis d'eau naquirent du gouvernail, allèrent se perdre avec nonchalance dans l'eau grise. Elles se perdaient maintenant en lui-même, ramassant dans leur éventail tout l'accablement du monde, un accablement sans amertume, amené par l'opium à une pureté suprême. Les yeux fermés, porté par de grandes ailes immobiles, Gisors contemplait sa solitude : une désolation qui rejoignait le divin en même temps que s'élargissait jusqu'à l'infini ce sillage de sérénité qui recouvrait doucement les profondeurs de la mort.


4 heures et demie du matin.


Habillés déjà en soldats du Gouvernement, ciré sur le dos, les hommes descendaient un à un dans la grande vedette balancée par les remous du Yang-Tsé.

- Deux des marins sont du parti. Il faudra les interroger : ils doivent savoir où sont les armes, dit Kyo à Katow. À l'exception des bottes, l'uniforme modifiait peu l'aspect de celui-ci. Sa vareuse militaire était aussi mal boutonnée que l'autre. Mais la casquette neuve et dont il n'avait pas l'habitude, dignement posée sur son crâne, lui donnait l'air idiot. « Surprenant ensemble d'une casquette d'officier chinois et d'un nez pareil ! » pensa Kyo. Il faisait nuit...

- Mets le capuchon de ton ciré, dit-il pourtant.

La vedette se détacha du quai, prit enfin son élan dans la nuit. Elle disparut bientôt derrière une jonque. Des croiseurs, les faisceaux des projecteurs ramenés à toute volée du ciel sur le port confus se croisaient comme des sabres.

À l'avant, Katow ne quittait pas du regard le Shan Tung qui semblait s'approcher peu à peu. En même temps que l'envahissait l'odeur d'eau croupie, de poisson et de fumée du port (il était presque au ras de l'eau) qui remplaçait peu à peu celle de charbon du débarcadère, le souvenir qu'appelait en lui l'approche de chaque combat prenait une fois de plus possession de son esprit. Sur le front de Lithuanie, son bataillon avait été pris par les blancs. Les hommes désarmés se tenaient à l'alignement dans l'immense plaine de neige à peine visible au ras de l'aube verdâtre. « - Que les communistes sortent des rangs ! » La mort, ils le savaient. Les deux tiers du bataillon avaient avancé. « Ôtez vos tuniques. » « Creusez la fosse. » Ils avaient creusé. Lentement, car le sol était gelé. Les gardes blancs, un revolver de chaque main (les pelles pouvaient devenir des armes), inquiets et impatients, attendaient, à droite et à gauche, - le centre vide à cause des mitrailleuses dirigées vers les prisonniers. Le silence était sans limites, aussi vaste que cette neige à perte de vue. Seuls les morceaux de terre gelée retombaient avec un bruit sec de plus en plus précipité : malgré la mort, les hommes se dépêchaient pour se réchauffer. Plusieurs avaient commencé à éternuer. « - Ça va. Halte ! » Ils s'étaient retournés. Derrière eux, au delà de leurs camarades, femmes, enfants et vieillards du village étaient massés, à peine habillés, enveloppés dans des couvertures, mobilisés pour assister à l'exemple, agitant la tête comme s'ils se fussent efforcés de ne pas regarder, mais fascinés par l'angoisse. « - Ôtez vos pantalons ! » Car les uniformes étaient rares. Les condamnés hésitaient, à cause des femmes. « - Ôtez vos pantalons ! » Les blessures avaient apparu, une à une, bandées avec des loques : les mitrailleuses avaient tiré très bas et presque tous étaient blessés aux jambes. Beaucoup pliaient leurs pantalons, bien qu'ils eussent jeté leur capote. Ils s'étaient alignés de nouveau, au bord de la fosse cette fois, face aux mitrailleuses, clairs sur la neige : chair et chemises. Saisis par le froid, ils éternuaient sans arrêt, les uns après les autres, et ces éternuements étaient si intensément humains, dans cette aube d'exécution, que les mitrailleurs, au lieu de tirer, avaient attendu - attendu que la vie fût moins indiscrète. Ils s'étaient enfin décidés. Le lendemain soir, les rouges reprenaient le village : dix-sept mal mitraillés, dont Katow, avaient été sauvés. Ces ombres claires sur la neige verdâtre de l'aube, transparentes, secouées d'éternuements convulsifs en face des mitrailleuses, étaient là dans la pluie et la nuit chinoise, en face de l'ombre du Shan-Tung.

La vedette avançait toujours : le roulis était assez fort pour que la silhouette basse et trouble du vapeur semblât se balancer lentement sur le fleuve ; à peine éclairée elle ne se distinguait que par une masse plus sombre sur le ciel ouvert. Sans nul doute, le Shan-Tung était gardé. Le projecteur d'un croiseur atteignit la vedette, la suivit un instant, l'abandonna. Elle avait décrit une courbe profonde et venait sur le vapeur par l'arrière, dérivant légèrement sur sa droite, comme si elle se fût dirigée vers le bateau voisin. Tous les hommes portaient le ciré des marins, capuchon rabattu sur leur uniforme. Par ordre de la direction du port, les échelles de coupée de tous les bateaux étaient descendues ; Katow regarda celle du Shan-Tung à travers ses jumelles cachées par son ciré : elle s'arrêtait à un mètre de l'eau, à peine éclairée par trois ampoules. Si le capitaine demandait l'argent, qu'ils n'avaient pas, avant de les autoriser à monter à bord, les hommes devraient sauter un à un de la vedette ; il serait difficile de la maintenir sous l'échelle de coupée. Si l'on tentait, du bateau, de la remonter, Katow pourrait tirer sur ceux qui manœuvreraient le cordage : sous les poulies, rien ne protégeait. Mais le bateau se mettrait en état de défense.

La vedette vira de 90 degrés, arriva sur le Shan-Tung. Le courant, puissant à cette heure, la prenait par le travers ; le vapeur très haut maintenant (ils étaient au pied) semblait partir à toute vitesse dans la nuit comme un vaisseau fantôme. Le chauffeur fit donner au moteur de la vedette toute sa force : le Shan-Tung sembla ralentir, s'immobiliser, reculer. Ils approchaient de l'échelle de coupée. Katow la saisit au passage ; d'un rétablissement, il se trouva sur le barreau.

- Le document ? demanda l'homme de coupée. Katow le donna. L'homme le transmit, resta à sa place revolver au poing. Il fallait donc que le capitaine reconnût son propre document ; c'était probable, puisqu'il l'avait reconnu lorsque Clappique le lui avait communiqué. Pourtant... Sous la coupée, la vedette sombre montait et descendait avec le fleuve.

Le messager revint : « - Vous pouvez monter. » Katow ne bougea pas ; l'un de ses hommes, qui portait des galons de lieutenant (le seul qui parlât anglais), quitta la vedette, monta et suivit le matelot messager, qui le conduisit au capitaine.

Celui-ci, un Norvégien tondu aux joues couperosées, l'attendait dans sa cabine, derrière son bureau. Le messager sortit.

- Nous venons saisir les armes, dit le lieutenant en anglais.

Le capitaine le regarda sans répondre, stupéfait. Les généraux avaient toujours payé les armes ; la vente de celles-ci avait été négociée clandestinement, jusqu'à l'envoi de l'intermédiaire Tang-Yen-Ta, par l'attaché d'un consulat, contre une juste rétribution. S'ils ne tenaient plus leurs engagements à l'égard des importateurs clandestins, qui les ravitaillerait ? Mais, puisqu'il n'avait affaire qu'au gouvernement de Shanghaï, il pouvait essayer de sauver ses armes.

- Well ! Voici la clef.

Il fouilla dans la poche intérieure de son veston, calmement, en tira d'un coup son revolver - à la hauteur de la poitrine du lieutenant, dont il n'était séparé que par la table. Au même instant, il entendit derrière lui : « Haut les mains ! » Katow, par la fenêtre ouverte sur la coursive, le tenait en joue. Le capitaine ne comprenait plus, car celui-là était un blanc : mais il n'y avait pas à insister pour l'instant. Les caisses d'armes ne valaient pas sa vie. « Un voyage à passer aux profits et pertes. » Il verrait ce qu'il pourrait tenter avec son équipage. Il posa son revolver, que prit le lieutenant.

Katow entra et le fouilla : il n'avait pas d'autre arme.

- Absolument pas la peine d'avoir tant de revolvers à bord pour n'en porter qu'un sur soi », dit-il en anglais. Six de ses hommes entraient derrière lui, un à un, en silence. La démarche lourde, l'air costaud, le nez en l'air de Katow, ses cheveux blonds clairs étaient d'un Russe. Écossais ? Mais cet accent...

- Vous n'êtes pas du gouvernement, n'est-ce pas ?

- T'occupe pas.

On apportait le second, dûment ficelé par la tête et par les pieds, surpris pendant son sommeil. Les hommes ligotèrent le capitaine. Deux d'entre eux restèrent pour le garder. Les autres descendirent avec Katow. Les hommes d'équipage du parti leur montrèrent où les armes étaient cachées ; la seule précaution des importateurs de Macao avait été d'écrire « Pièces détachées » sur les caisses. Le déménagement commença. L'échelle de coupée abaissée, il fut aisé, car les caisses étaient petites. La dernière caisse dans la vedette, Katow alla démolir le poste de T.S.F., puis passa chez le capitaine.

- Si vous êtes trop pressé de descendre à terre, je vous préviens que vous serez absolument descendu au premier tournant de rue. Bonsoir.

Pure vantardise, mais à quoi les cordes qui entraient dans les bras des prisonniers donnaient de la force.

Les révolutionnaires, accompagnés des deux hommes de l'équipage qui les avaient renseignés, regagnèrent la vedette ; elle se détacha de la coupée, fila vers le quai, sans détour cette fois. Chahutée par le roulis, les hommes changeaient de costumes, ravis mais anxieux : jusqu'à la berge, rien n'était sûr.

Là les attendait un camion, Kyo assis à côté du chauffeur.

- Alors ?

- Rien. Une affaire pour d'butants.

Le transbordement terminé, le camion partit, emportant Kyo, Katow et quatre hommes, dont l'un avait conservé son uniforme. Les autres se dispersèrent.

Il roulait à travers les rues de la ville chinoise avec un grondement qu'écrasait à chaque cahot un tintamarre de fer-blanc : les côtés, près des grillages, étaient garnis de touques à pétrole. Il s'arrêtait à chaque tchon important : boutique, cave, appartement. Une caisse était descendue ; fixée au côté, une note chiffrée de Kyo déterminait la répartition des armes, dont quelques-unes devaient être distribuées aux organisations de combat secondaires. À peine si le camion s'arrêtait cinq minutes. Mais il devait visiter plus de vingt permanences.

Ils n'avaient à craindre que la trahison : ce camion bruyant, conduit par un chauffeur en uniforme de l'armée gouvernementale, n'éveillait nulle méfiance. Ils rencontrèrent une patrouille. « Je deviens le laitier qui fait sa tournée », pensa Kyo.

Le jour se levait.

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