29 MARS


Han-Kéou était toute proche : le mouvement des sampans couvrait presque le fleuve. Les cheminées de l'arsenal se dégagèrent peu à peu d'une colline, presque invisibles sous leur énorme fumée ; à travers une lumière bleuâtre de soir de printemps, la ville apparut enfin avec toutes ses banques à colonnes dans les trous d'un premier plan net et noir : les vaisseaux de guerre de l'Occident. Depuis six jours Kyo remontait le fleuve, sans nouvelles de Shanghaï.

Au pied du bateau, une vedette étrangère siffla. Les papiers de Kyo étaient en règle, et il avait l'habitude de l'action clandestine. Il gagna seulement l'avant, par prudence.

- Que veulent-ils ? demanda-t-il à un mécanicien.

- Ils veulent savoir si nous avons du riz ou du charbon. Défense d'en apporter.

- Au nom de quoi ?

- Un prétexte. Si nous apportons du charbon, on ne nous dit rien, mais on s'arrange pour désarmer le bateau au port. Impossible de ravitailler la ville.

Là-bas, des cheminées, des élévateurs, des réservoirs : les alliés de la révolution. Mais Shanghaï avait enseigné à Kyo ce qu'est un port actif. Celui qu'il voyait n'était plein que de jonques - et de torpilleurs. Il saisit ses jumelles : un vapeur de commerce, deux, trois. Quelques autres... Le sien accostait, du côté de Ou-Chang ; il devrait prendre le transbordeur pour aller à Han-Kéou.

Il descendit. Sur le quai, un officier surveillait le débarquement.

- Pourquoi si peu de bateaux ? demanda Kyo.

- Les Compagnies ont fait tout filer : elles ont peur de la réquisition.

Chacun, à Shanghaï, croyait la réquisition faite depuis longtemps.

- Quand part le transbordeur ?

- Toutes les demi-heures.

Il lui fallait attendre vingt minutes. Il marcha au hasard. Les lampes à pétrole s'allumaient au fond des boutiques ; çà et là, quelques silhouettes d'arbres et de cornes de maisons montaient sur le ciel de l'ouest où demeurait une lumière sans source qui semblait émaner de la douceur même de l'air et rejoindre très haut l'apaisement de la nuit. Malgré les soldats et les Unions ouvrières, au fond d'échoppes, les médecins aux crapauds-enseignes, les marchands d'herbes et de monstres, les écrivains publics, les jeteurs de sorts, les astrologues, les diseurs de bonne aventure, continuaient leurs métiers lunaires dans la lumière trouble où disparaissaient les taches de sang. Les ombres se perdaient sur le sol plus qu'elles ne s'y allongeaient, baignées d'une phosphorescence bleuâtre ; le dernier éclat de ce soir unique qui se passait très loin, quelque part dans les mondes, et dont seul un reflet venait baigner la terre, luisait faiblement au fond d'une arche énorme que surmontait une pagode rongée de lierre déjà noir. Au delà, un bataillon se perdait dans la nuit accumulée en brouillard au ras du fleuve, au delà d'un chahut de clochettes, de phonographes, et criblé de toute une illumination. Kyo descendit, lui aussi, jusqu'à un chantier de blocs énormes : ceux des murailles, rasées en signe de libération de la Chine. Le transbordeur était tout près.

Encore un quart d'heure sur le fleuve, à voir la ville monter dans le soir. Enfin, Han-Kéou.

Des pousses attendaient sur le quai, mais l'anxiété de Kyo était trop grande pour qu'il pût rester immobile. Il préféra marcher : la concession britannique que l'Angleterre avait abandonnée en janvier, les grandes banques mondiales fermées, mais pas occupées... « Étrange sensation que l'angoisse : on sent au rythme de son cœur qu'on respire mal, comme si l'on respirait avec le cœur... » Au coin d'une rue, dans la trouée d'un grand jardin plein d'arbres en fleurs, gris dans la brume du soir, apparurent les cheminées des manufactures de l'Ouest. Aucune fumée. De toutes celles qu'il voyait, seules celles de l'Arsenal étaient en activité. Était-il possible que Han-Kéou, la ville dont les communistes du monde entier attendaient le salut de la Chine, fût en grève ? L'Arsenal travaillait ; du moins pouvait-on compter sur l'armée rouge ? Il n'osait plus courir. Si Han-Kéou n'était pas ce que chacun croyait qu'elle était, tous les siens, à Shanghaï, étaient condamnés à mort. Et May. Et lui-même.


Enfin, la Délégation de l'Internationale.

La villa tout entière était éclairée. Kyo savait qu'à l'étage le plus élevé travaillait Borodine ; au rez-de-Chaussée, l'imprimerie marchait à plein avec son fracas d'énorme ventilateur en mauvais état.

Un garde examina Kyo, vêtu d'un chandail gris à gros col. Déjà, le croyant japonais, il lui indiquait du doigt le planton chargé de conduire les étrangers, quand son regard rencontra les papiers que Kyo lui tendait ; à travers l'entrée encombrée, il le conduisit donc à la section de l'Internationale chargée de Shanghaï. Du secrétaire qui le reçut, Kyo savait seulement qu'il avait organisé les premières insurrections de Finlande ; un camarade, la main tendue par-dessus son bureau, tandis qu'il se nommait : Vologuine. Gras plutôt comme une femme mûre que comme un homme ; cela tenait-il à la finesse des traits à la fois busqués et poupins, légèrement levantins malgré le teint très clair, ou aux longues mèches presque grises, coupées pour être rejetées en arrière mais qui retombaient sur ses joues comme des bandeaux raides ?

- Nous faisons fausse route à Shanghaï, dit Kyo.

Aussitôt mécontent de ce qu'il venait de dire : sa pensée allait plus vite que lui. Pourtant, sa phrase disait ce qu'il eût dit bientôt : si Han-Kéou ne pouvait apporter le secours que les sections en attendaient, rendre les armes était un suicide.

Vologuine, tassé dans son fauteuil, enfonça ses mains dans les manches kaki de son uniforme.

- Encore !.. marmonna-t-il.

- D'abord, que se passe-t-il ici ?

- Continue : en quoi faisons-nous fausse route à Shanghaï ?

- Mais pourquoi, pourquoi les manufactures, ici, ne travaillent-elles pas ?

- Attends. Quels camarades protestent ?

- Ceux des groupes de combat. Les terroristes, aussi.

- Terroristes, on s'en fout. Les autres...

Il regarda Kyo :

« Qu'est-ce qu'ils veulent ?

- Sortir du Kuomintang. Organiser un Parti Communiste indépendant. Donner le pouvoir aux Unions. Et surtout, ne pas rendre les armes. Avant tout.

- Toujours la même chose.

Vologuine se leva, regarda par la fenêtre vers le fleuve et les collines, sans la moindre expression ; une intensité fixe semblable à celle d'un somnambule donnait seule vie à ce visage figé. Il était petit, et son dos aussi gras que son ventre le faisait paraître presque bossu.

- Je vais te dire. Suppose que nous sortions du Kuomintang. Que faisons-nous ?

- D'abord, une milice pour chaque union de travail, pour chaque syndicat.

- Avec quelles armes ? Ici l'arsenal est entre les mains des généraux. Chang-Kaï-Shek tient maintenant celui de Shanghaï. Et nous sommes coupés de la Mongolie : donc, pas d'armes russes.

- À Shanghaï, nous l'avons pris, l'arsenal.

- Avec l'armée révolutionnaire derrière vous. Pas devant. Qui armerons-nous ici ? Dix mille ouvriers, peut-être. En plus du noyau communiste de l'« armée de fer » : encore dix mille. Dix balles chacun ! Contre eux, plus de 73.000 hommes, rien qu'ici. Sans parler, enfin... de Chang-Kaï-Shek, ni des autres. Trop heureux de faire alliance contre nous, à la première mesure réellement communiste. Et avec quoi ravitaillerons-nous nos troupes ?

- Les fonderies, les manufactures ?

- Les matières premières n'arrivent plus.

Immobile, profil perdu dans les mèches, devant la fenêtre, sur la nuit qui montait, Vologuine continuait :

- Han-Kéou n'est pas la capitale des travailleurs, c'est la capitale des sans-travail.

« Il n'y a pas d'armes ; c'est tant mieux peut-être. Il y a des moments où je pense : si nous les armions, ils tireraient sur nous. Et pourtant, il y a tous ceux qui travaillent quinze heures par jour sans présenter de revendications, parce que « notre révolution est menacée... »

Kyo sombrait, comme en rêve toujours plus bas.

- Le pouvoir n'est pas à nous, continuait Vologuine, il est aux généraux du « Kuomintang de gauche », comme ils disent. Ils n'accepteraient pas plus les Soviets que ne les accepte Chang-Kaï-Shek. C'est sûr. Nous pouvons nous servir d'eux, c'est tout. En faisant très attention. »

Si Han-Kéou était seulement un décor ensanglanté... Kyo n'osait penser plus loin. « Il faut que je voie Possoz, en sortant », se disait-il. C'était le seul camarade, à Han-Kéou, en qui il eût confiance. « Il faut que je voie Possoz... »

Vologuine était beaucoup plus mal à l'aise qu'il ne le laissait paraître. La discipline du Parti sortait furieusement renforcée de la lutte contre les trotskistes. Vologuine était là pour faire exécuter les décisions prises par des camarades plus qualifiés, mieux informés que lui - et que Kyo. En Russie, il n'eût pas discuté. Mais il n'avait pas oublié encore la lourde patience avec laquelle les Bolcheviks enseignaient inlassablement leur vérité à des foules illettrées - les discours de Lénine, ces spirales opiniâtres par lesquelles il revenait six fois sur le même point, un étage plus haut chaque fois. La structure du Parti chinois était loin d'avoir la force de celle du Parti russe ; et les exposés de la situation, les instructions, même les ordres, se perdaient souvent sur le long chemin de Moscou à Shanghaï.

- ... Inutile d'ouvrir la bouche avec cet air, enfin... abruti, dit-il. Le monde croit Han-Kéou communiste, tant mieux. Ça fait honneur à notre propagande. Ce n'est pas une raison pour que ce soit vrai.

- Quelles sont les dernières instructions ?

- Renforcer le noyau communiste de l'armée de fer. Nous pouvons peser dans l'un des plateaux de la balance. Nous ne sommes pas une force par nous-mêmes. Les généraux qui combattent avec nous, ici, haïssent autant les Soviets et les communistes que Chang-Kaï-Shek. Je le sais, je le vois, enfin... tous les jours. Tout mot d'ordre communiste les jettera sur nous. Et sans doute les mènera à une alliance avec Chang. La seule chose que nous puissions faire est de démolir Chang en nous servant d'eux. Puis Feng-Yu-Shiang de la même façon, s'il le faut. Comme nous avons démoli, enfin, les généraux que nous avons combattu jusqu'ici en nous servant de Chang. Parce que la propagande nous apporte autant d'hommes que la victoire leur en apporte, à eux. Nous montons avec eux. C'est pourquoi gagner du temps est l'essentiel. La Révolution ne peut pas se maintenir, enfin, sous sa forme démocratique. Par sa nature même, elle doit devenir socialiste. Il faut la laisser faire. Il s'agit de l'accoucher. Et pas de la faire avorter.

- Oui. Mais il y a dans le marxisme le sens d'une fatalité, et l'exaltation d'une volonté. Chaque fois que la fatalité passe avant la volonté, je me méfie.

- Un mot d'ordre purement communiste, aujourd'hui, amènerait l'union, enfin, immédiate, de tous les généraux contre nous : 200.000 hommes contre 20.000. C'est pourquoi il faut vous arranger à Shanghaï avec Chang-Kaï-Shek. S'il n'y a pas moyen, rendez les armes.

- À ce compte, il ne fallait pas tenter la Révolution d'octobre : combien étaient les bolcheviks ?

- Le mot d'ordre « la paix » nous a donné les masses.

- Il y a d'autres mots d'ordre.

- Prématurés. Et lesquels ?

- Suppression totale, immédiate, des fermages et des créances. La révolution paysanne, sans combines ni réticences.

Les six jours passés à remonter le fleuve avaient confirmé Kyo dans sa pensée : dans ces villes de glaise, fixées aux confluents depuis des millénaires, les pauvres suivraient aussi bien le paysan que l'ouvrier.

- Le paysan suit toujours, dit Vologuine. Ou l'ouvrier, ou le bourgeois. Mais il suit.

- Pardon. Un mouvement paysan ne dure qu'en s'accrochant aux villes, et la paysannerie seule ne peut donner qu'une Jacquerie, c'est entendu. Mais il ne s'agit pas de la séparer du prolétariat : la suppression des créances est un mot d'ordre de combat, le seul qui puisse mobiliser les paysans.

- Enfin, le partage de terres, dit Vologuine.

- Plus concrètement : beaucoup de paysans très pauvres sont propriétaires, mais travaillent pour l'usurier. Tous le savent. D'autre part il faut, à Shanghaï, entraîner au plus vite les gardes des Unions ouvrières. Ne les laisser désarmer sous aucun prétexte. En faire notre force, en face de Chang-Kaï-Shek.

- Dès que ce mot d'ordre sera connu, nous serons écrasés.

- Alors, nous le serons de toute façon. Les mots d'ordre communistes font leur chemin, même quand nous les abandonnons. Il suffit de discours pour que les paysans veuillent les terres, il ne suffira pas de discours pour qu'ils ne les veuillent plus. Ou nous devons accepter de participer à la répression avec les troupes de Chang-Kaï-Shek, ça te va ? nous compromettre définitivement, ou ils devront nous écraser, qu'ils le veuillent ou non.

- Le Parti est d'accord qu'il faudra, enfin, rompre. Mais pas si tôt.

- Alors, s'il s'agit avant tout de ruser, ne rendez pas les armes. Les rendre, c'est livrer les copains.

- S'ils suivent les instructions, Chang ne bougera pas.

- Qu'ils les suivent ou non n'y changera rien. Le Comité, Katow, moi-même, avons organisé la garde ouvrière. Si vous voulez la dissoudre, tout le prolétariat de Shanghaï croira à la trahison.

- Donc, laissez-la désarmer.

- Les Unions ouvrières s'organisent partout d'elles-mêmes dans les quartiers pauvres. Allez-vous interdire les syndicats au nom de l'Internationale ?

Vologuine était retourné à la fenêtre. Il inclina sur sa poitrine sa tête qui s'encadra d'un double menton. La nuit venait, pleine d'étoiles encore pâles.

- Rompre, dit-il, est une défaite certaine. Moscou ne tolérera pas que nous sortions du Kuomintang maintenant. Et le Parti communiste chinois est plus favorable encore à l'entente que Moscou.

- En haut seulement : en bas, les camarades ne rendront pas toutes les armes, même si vous l'ordonnez. Vous nous sacrifierez, sans donner la tranquillité à Chang-Kaï-Shek. Borodine peut le dire à Moscou.

C'était le seul espoir de Kyo. Un homme comme Vologuine en pouvait être convaincu. Tout au plus, transmettrait-il...

- Moscou le sait : l'ordre de rendre les armes a été donné avant-hier.

Atterré, Kyo ne répondit pas tout de suite.

- Et les sections les ont remises ?

- La moitié, à peine...

L'avant-veille, tandis qu'il réfléchissait ou dormait, sur le bateau... Il savait, lui aussi, que Moscou maintiendrait sa ligne. La situation donna soudain une confuse valeur au projet de Tchen :

- Autre chose, - peut-être la même : Tchen-Ta-Eul, de chez nous, veut exécuter Chang.

- Ah ! c'est pour ça !

- Quoi ?

- Il a fait passer un mot, pour demander à me voir quand tu serais là.

Il prit un message sur la table. Kyo n'avait pas remarqué encore ses mains ecclésiastiques. « Pourquoi ne l'a-t-il pas fait monter tout de suite ? » se demanda-t-il.

- ... Question grave... (Vologuine lisait le message). Ils disent tous : question grave...

- Il est ici ?

- Il ne devait pas venir ? Tous les mêmes. Ils changent presque toujours d'avis. Il est ici depuis, enfin, deux ou trois heures : ton bateau a été beaucoup arrêté.

Il téléphona qu'on fit venir Tchen. Il n'aimait pas les entretiens avec les terroristes, qu'il jugeait bornés, orgueilleux et dépourvus de sens politique.

- Ça allait encore plus mal à Leningrad, dit-il, quand Youdenitch était devant la ville, et on s'en est tiré tout de même...

Tchen entra, en chandail lui aussi, passa devant Kyo, s'assit en face de Vologuine. Le bruit de l'imprimerie emplissait seul le silence. Dans la grande fenêtre perpendiculaire au bureau, la nuit maintenant complète séparait les deux hommes de profil. Tchen, coudes sur le bureau, menton dans ses mains, tenace, tendu, ne bougeait pas. « L'extrême densité d'un homme prend quelque chose d'inhumain, pensa Kyo en le regardant. Est-ce parce que nous nous sentons facilement en contact par nos faiblesses ?.. » La surprise passée, il jugeait inévitable que Tchen fût là. De l'autre côté de la nuit criblée d'étoiles, Vologuine, debout, mèches dans la figure, mains grasses croisées sur la poitrine, attendait aussi.

- Il t'a dit ? demanda Tchen, montrant Kyo de la tête.

- Tu sais ce que l'Internationale pense des actes terroristes, répondit Vologuine. Je ne vais pas te faire, enfin, un discours là-dessus !

- Le cas présent est particulier. Chang-Kaï-Shek seul est assez populaire et assez fort pour maintenir la bourgeoisie unie contre nous. Vous opposez-vous à cette exécution, oui ou non ?

Il était toujours immobile, accoudé au bureau, le menton dans les mains. Kyo savait que la discussion était vaine pour Tchen, bien qu'il fût venu. La destruction seule le mettait d'accord avec lui-même.

- L'Internationale n'a pas à approuver ce projet. » Vologuine parlait sur le ton de l'évidence. « Pourtant, de ton point de vue même... » Tchen ne bougeait toujours pas. « ... Le moment, enfin, est-il bien choisi ?

- Vous préférez attendre que Chang ait fait assassiner les nôtres ?

- Il fera des décrets et rien de plus. Son fils est à Moscou, ne l'oublie pas. Enfin, des officiers russes de Gallen n'ont pas pu quitter son état-major. Ils seront torturés s'il est tué. Ni Gallen ni l'état-major rouge ne l'admettront...

« La question a donc été discutée ici même », pensa Kyo. Il y avait dans cette discussion il ne savait quoi de peu convaincant, qui le troublait : il jugeait Vologuine singulièrement plus ferme lorsqu'il ordonnait de rendre les armes que lorsqu'il parlait du meurtre de Chang-Kaï-Shek.

- Si les officiers russes sont torturés, dit Tchen, ils le serong. Moi aussi, je le serai. Pas d'intérêt. Les millions de Chinois valent bien quinze officiers russes. Bon. Et Chang abandonnera son fils.

- Qu'en sais-tu ?

- Et toi ?

- Sans doute aime-t-il son fils moins que lui-même, dit Kyo. Et s'il ne tente pas de nous écraser il est perdu. S'il n'enraye pas l'action paysanne, ses propres officiers le quitteront. Je crains donc qu'il n'abandonne le gosse, après quelques promesses des consuls européens ou d'autres plaisanteries. Et toute la petite bourgeoisie que tu veux rallier, Vologuine, le suivra le lendemain du jour où il nous aura désarmé : elle sera du côté de la force. Je la connais.

- Pas évident. Et il n'y a pas que Shanghaï.

- Tu dis que vous crevez de faim. Shanghaï perdue, qui vous ravitaillera ? Feng-Yu-Shiang vous sépare de la Mongolie, et il vous trahira si nous sommes écrasés. Donc, rien par le Yang-Tsé, rien de la Russie. Croyez-vous que les paysans à qui vous promettez le programme du Kuomintang (25% de réduction de fermage, sans blagues, non mais sans blagues !) mourront de faim pour nourrir l'armée rouge ? Vous vous mettrez entre les mains du Kuomintang plus encore que vous ne l'êtes. Tenter la lutte contre Chang maintenant, avec de vrais mots d'ordre révolutionnaires, en s'appuyant sur la paysannerie et le prolétariat de Shanghaï, c'est chanceux, mais ce n'est pas impossible : la première division est communiste presque tout entière, à commencer par son général, et combattra avec nous. Et tu dis que nous avons conservé la moitié des armes. Ne pas la tenter, c'est attendre avec tranquillité notre égorgement.

Cette discussion commençait à exaspérer Vologuine, malgré son attitude de distraction paterne. Mais il n'ignorait pas la force, à Shanghaï, de la tendance que Kyo défendait devant lui.

- Le Kuomintang est là. Nous ne l'avons pas fait. Il est là. Et plus fort que nous, provisoirement. Nous pouvons le conquérir par la base en y introduisant tous les éléments communistes dont nous disposons. Ses membres sont, en immense majorité, extrémistes.

- Tu sais aussi bien que moi que le nombre n'est rien dans une démocratie contre l'appareil dirigeant.

- Nous démontrons que le Kuomintang peut être employé en l'employant. Non en discutant. Nous n'avons cessé de l'employer depuis deux ans. Chaque mois, chaque jour.

- Tant que vous avez accepté ses buts ; pas une fois quand il s'est agi pour lui d'accepter les vôtres. Vous l'avez amené à accepter les cadeaux dont il brûlait d'envie : officiers, volontaires, argent, propagande. Les soviets de soldats, les unions paysannes, c'est une autre affaire.

- Et l'exclusion des éléments anticommunistes ?

- Chang-Kaï-Shek ne possédait pas Shanghaï.

- Avant un mois, nous aurons obtenu du Comité Central du Kuomintang sa mise hors la loi.

- Quand il nous aura écrasés. Qu'est-ce que ça peut foutre à ces généraux du Comité Central qu'on tue ou pas les militants communistes ? Autant de gagné ! Est-ce que tu ne crois pas, vraiment, que l'obsession des fatalités économiques empêche le Parti communiste chinois, et peut-être Moscou, de voir la nécessité élémentaire que nous avons sous le nez ?

- C'est de l'opportunisme.

- Ça va ! À ton compte, Lénine ne devait pas prendre le partage des terres comme mot d'ordre (il figurait d'ailleurs au programme des socialistes-révolutionnaires, qui n'ont pas été foutus de l'appliquer, beaucoup plus qu'à celui des bolcheviks). Le partage des terres, c'était la constitution de la petite propriété ; il aurait donc dû faire, non le partage, mais la collectivisation immédiate, les sovkhozes. Comme il a réussi, vous savez voir que c'était de la tactique. Pour nous aussi il ne s'agit que de tactique ! Vous êtes en train de perdre le contrôle des masses...

- T'imagines-tu que Lénine, enfin, l'ait gardé de février à octobre ?

- Il l'a perdu par instants. Mais il a toujours été dans leur sens. Vous, vos mots d'ordre sont à contre-courant. Il ne s'agit pas d'un crochet, mais de directions qui iront toujours s'éloignant davantage. Pour agir sur les masses comme vous prétendez le faire, il faudrait être au pouvoir. Ce n'est pas le cas.

- Il ne s'agit pas de tout ça, dit Tchen.

Il se leva.

- Vous n'enrayerez pas l'action paysanne, reprit Kyo. Présentement, nous, communistes, donnons aux masses des instructions qu'elles ne peuvent considérer que comme des trahisons. Croyez-vous qu'elles comprendront vos mots d'ordre d'attente ?

Pour la première fois, une ombre de passion glissa dans la voix de Vologuine :

- Même coolie du port de Shanghaï, je penserais que l'obéissance au Parti est la seule attitude logique, enfin, d'un militant communiste. Et que toutes les armes doivent être rendues.

Tchen se leva :

- Ce n'est pas par obéissance qu'on se fait tuer. Ni qu'on tue. Sauf les lâches.

Vologuine haussa les épaules.

- Il ne faut pas considérer l'assassinat, enfin, comme la voie principale de la vérité politique !

Tchen sortait.

- Nous proposerons à la première réunion du Comité central le partage immédiat des terres, dit Kyo en tendant la main à Vologuine, la destruction des créances.

- Le Comité ne les votera pas, répondit Vologuine, souriant.

Tchen, ombre trapue sur le trottoir, attendait. Kyo le rejoignit, après avoir obtenu l'adresse de son ami Possoz : il était chargé de la direction du port.

- Écoute... dit Tchen.

Transmis par la terre, le frémissement des machines de l'imprimerie, régulier, maîtrisé comme celui d'un moteur de navire, les pénétrait des pieds à la tête : dans la ville endormie, la délégation veillait de toutes ses fenêtres illuminées, que traversaient des bustes noirs. Ils marchèrent, leurs deux ombres semblables devant eux : même taille, même effet du col de chandail. Les paillotes aperçues dans la perspective des rues, avec leurs silhouettes de purgatoire, se perdaient au fond de la nuit calme et presque solennelle, dans l'odeur du poisson et des graisses brûlées ; Kyo ne pouvait se délivrer de cet ébranlement de machines transmis à ses muscles, par le sol - comme si ces machines à fabriquer la vérité eussent rejoint en lui les hésitations et les affirmations de Vologuine. Pendant la remontée du fleuve, il n'avait cessé d'éprouver combien son information était faible, combien il lui était difficile de fonder son action, s'il n'acceptait plus d'obéir purement et simplement aux instructions de l'Internationale. Mais l'Internationale se trompait. Gagner du temps n'était plus possible. La propagande communiste avait atteint les masses comme une inondation, parce qu'elle était la leur. Quelle que fût la prudence de Moscou, elle ne s'arrêterait plus ; Chang le savait et devait dès maintenant écraser les communistes. Là était la seule certitude. Peut-être la Révolution eût-elle pu être conduite autrement ; mais c'était trop tard. Les paysans communistes prendraient les terres, les ouvriers communistes exigeraient un autre régime de travail, les soldats communistes ne combattraient plus que sachant pourquoi, que Moscou le voulût ou non. Moscou et les capitales d'Occident ennemies pouvaient organiser là-bas dans la nuit leurs passions opposées et tenter d'en faire un monde. La Révolution avait poussé sa grossesse à son terme : il fallait maintenant qu'elle accouchât ou mourût. En même temps que le rapprochait de Tchen la camaraderie nocturne, une grande dépendance pénétrait Kyo, l'angoisse de n'être qu'un homme, que lui-même ; il se souvint des musulmans chinois qu'il avait vus, par des nuits pareilles, prosternés dans les steppes de lavande brûlée, hurler ces chants qui déchirent depuis des millénaires l'homme qui souffre et qui sait qu'il mourra. Qu'était-il venu faire à Han-Kéou ? Mettre le Komintern au courant de la situation de Shanghaï. Le Komintern était aussi résolu qu'il l'était devenu. Ce qu'il avait entendu c'était, bien plus que les arguments de Vologuine, le silence des usines, l'angoisse de la ville qui mourait chamarrée de gloire révolutionnaire, mais n'en mourait pas moins. On pouvait léguer ce cadavre à la prochaine vague insurrectionnelle, au lieu de le laisser se liquéfier dans les astuces. Sans doute étaient-ils tous condamnés : l'essentiel était que ce ne fût pas en vain. Il était certain que Tchen, lui aussi, se liait en cet instant à lui d'une amitié de prisonniers :

- Ne pas savoir !.. dit celui-ci. S'il s'agit de tuer Chang-Kaï-Shek, je sais. Pour ce Vologuine, c'est pareil, je pense ; mais lui, au lieu d'être le meurtre, c'est l'obéissance. Quand on vit comme nous, il faut une certitude. Appliquer les ordres, pour lui, c'est sûr, je pense, comme tuer pour moi. Il faut que quelque chose soit sûr. Il faut.

Il se tut.

« Rêves-tu beaucoup ? reprit-il.

- Non. Ou du moins ai-je peu de souvenirs de mes rêves.

- Je rêve presque chaque nuit. Il y a aussi la distraction, la rêverie. L'ombre d'un chat, par terre... Dans le meurtre, le difficile n'est pas de tuer. C'est de ne pas déchoir. D'être plus fort que... ce qui se passe en soi à ce moment-là.

Amertume ? Impossible d'en juger au ton de la voix, et Kyo ne voyait pas son visage. Dans la solitude de la rue, le fracas étouffé d'une auto lointaine se perdit avec le vent dont la retombée abandonna parmi les odeurs camphrées de la nuit le parfum des vergers.

- S'il n'y avait que ça... Nong. Les rêves c'est pire. Des bêtes.

Tchen répéta :

« Des bêtes... Des pieuvres, surtout. Et je me souviens toujours.

Kyo, malgré les grands espaces de la nuit, se sentit près de lui comme dans une chambre fermée.

- Il y a longtemps que ça dure ?

- Très. Aussi loin que je remonte. Depuis quelque temps, c'est moins fréquent. Et je ne me souviens que de... ces choses. Je déteste me souvenir, en général. Et ça ne m'arrive pas : ma vie n'est pas dans le passé, elle est devant moi.

Silence.

« ... La seule chose dont j'aie peur - peur - c'est de m'endormir. Et je m'endors tous les jours.

Dix heures sonnèrent. Des gens se disputaient, à brefs glapissements chinois, au fond de la nuit.

« ... Ou de devenir fou. Ces pieuvres, la nuit et le jour, toute une vie... Et on ne se tue jamais, quand on est fou, paraît-il... jamais.

- Tes rêves n'ont pas changé ?

Tchen comprit à quoi Kyo faisait allusion.

- Je te le dirai après... Chang.

Kyo avait admis une fois pour toutes qu'il jouait sa propre vie, et vivait parmi des hommes qui savaient que la leur était chaque jour menacée : le courage ne l'étonnait pas. Mais c'était la première fois qu'il rencontrait la fascination de la mort, dans cet ami à peine visible qui parlait d'une voix de distrait, - comme si ces paroles eussent été suscitées par la même force de la nuit que sa propre angoisse, par l'intimité toute-puissante de l'anxiété, du silence et de la fatigue... Cependant, sa voix venait de changer.

- Tu y penses avec... avec inquiétude ?

- Nong. Avec...

Il hésita :

« Je cherche un mot plus fort que joie. Il n'y a pas de mot. Même en chinois. Un... apaisement total. Une sorte de... comment dites-vous ? de... je ne sais pas. Il n'y a qu'une chose qui soit encore plus profonde. Plus loin de l'homme, plus près de... Tu connais l'opium ?

- Guère.

- Alors, je peux mal t'expliquer. Plus près de ce que vous appelez... extase. Oui. Mais épais. Profong. Pas léger. Une extase vers... vers le bas.

- Et c'est une idée qui te donne ça ?

- Oui : ma propre mort.

Toujours cette voix de distrait. « Il se tuera » pensa Kyo. Il avait assez écouté son père pour savoir que celui qui cherche aussi âprement l'absolu ne le trouve que dans la sensation. Soif d'absolu, soif d'immortalité, donc peur de mourir : Tchen eût dû être lâche ; mais il sentait, comme tout mystique, que son absolu ne pouvait être saisi que dans l'instant. D'où sans doute son dédain de tout ce qui ne tendait pas à l'instant qui le lierait à lui-même dans une possession vertigineuse. De cette forme humaine que Kyo ne voyait même pas, émanait une force aveugle et qui la dominait, l'informe matière dont se fait la fatalité. Ce camarade maintenant silencieux rêvassant à ses familières visions d'épouvante avait quelque chose de fou, mais aussi quelque chose de sacré - ce qu'a toujours de sacré la présence de l'inhumain. Peut-être ne tuerait-il Chang que pour se tuer lui-même. Cherchant à revoir dans l'obscurité ce visage aigu aux bonnes lèvres, Kyo sentait tressaillir en lui-même l'angoisse primordiale, celle qui jetait à la fois Tchen aux pieuvres du sommeil et à la mort.

- Mon père pense, dit lentement Kyo, que le fond de l'homme est l'angoisse, la conscience de sa propre fatalité, d'où naissent toutes les peurs, même celle de la mort... mais que l'opium délivre de cela, et que là est son sens.

- On trouve toujours l'épouvante en soi. Il suffit de chercher assez profong : heureusement, on peut agir ; si Moscou m'approuve, ça m'est égal ; si Moscou me désapprouve, le plus simple est de n'en rien savoir. Je vais partir. Tu veux rester ?

- Je veux avant tout voir Possoz. Et tu ne pourras pas partir : tu n'as pas le visa.

- Je vais partir. Sûrement.

- Comment ?

- Je ne sais pas. Mais je vais partir. Certainement je partirai.

En effet, Kyo sentait que la volonté de Tchen jouait en l'occurrence un très petit rôle. Si la destinée vivait quelque part, elle était là, cette nuit, à son côté.

- Tu trouves important que ce soit toi qui organise l'attentat contre Chang ?

- Nong... Et pourtant, je ne voudrais pas le laisser faire par un autre.

- Parce que tu n'aurais pas confiance ?

- Parce que je n'aime pas que les femmes que j'aime soient baisées par les autres.

La phrase fit jaillir en Kyo toute la souffrance qu'il avait oubliée : il se sentit d'un coup séparé de Tchen. Ils étaient arrivés au fleuve. Tchen coupa la corde de l'un des canots amarrés, et quitta la rive. Déjà Kyo ne le voyait plus, mais il entendait le clapotement des rames qui dominait à intervalles réguliers le léger ressac de l'eau contre les berges. Il connaissait des terroristes. Ils ne se posaient pas de questions, ils faisaient partie d'un groupe : insectes meurtriers, ils vivaient de leur lien à un étroit guêpier. Mais Tchen... Continuant à penser sans changer de pas, Kyo se dirigeait vers la Direction du Port. « Son bateau sera arrêté au départ... »

Il arriva à de grands bâtiments gardés par l'armée, presque vides en comparaison de ceux du Komintern. Dans les couloirs, les soldats dormaient ou jouaient aux trente-six-bêtes. Il trouva sans peine son ami. Bonne tête en pomme, couperose de vigneron, moustaches grises à la gauloise - en costume kaki - Possoz était un ancien ouvrier anarchiste syndicaliste de La Chaux-de-Fonds parti en Russie après la guerre et devenu bolchevik. Kyo l'avait connu à Pékin et avait confiance en lui. Ils se serrèrent tranquillement la main : à Han-Kéou, tout revenant était le plus normal des visiteurs.

- Les déchargeurs sont là, disait un soldat.

- Fais-les venir.

Le soldat sortit. Possoz se tourna vers Kyo :

- Tu remarques que je ne fous rien, mon p'tit gars ? On a prévu la direction du port pour trois cents bateaux ; il n'y en a pas dix...

Le port dormait sous les fenêtres ouvertes : pas de sirènes, rien que le constant ressac de l'eau contre les berges et les pilotis. Une grande lueur blafarde passa sur les murs de la pièce : les phares des canonnières lointaines venaient de balayer le fleuve. Un bruit de pas.

Possoz tira son revolver de sa gaine, le posa sur son bureau.

- Ils ont attaqué la garde rouge à coups de barre de fer, dit-il à Kyo.

- La garde rouge est armée.

- Le danger n'était pas qu'ils assomment les gardes, mon p'tit gars, c'était que les gardes passent de leur côté.

La lumière du phare revint, porta sur le mur blanc du fond leurs ombres énormes, retourna à la nuit à l'instant même où les déchargeurs entraient : quatre, cinq, six, sept. En bleus de travail, l'un le torse nu. Menottes. Des visages différents, peu visibles dans l'ombre ; mais, en commun, une belle haine. Avec eux, deux gardes chinois, pistolet Nagan au côté. Les déchargeurs restaient agglutinés. La haine, mais aussi la peur.

- Les gardes rouges sont des ouvriers, dit : Possoz, en chinois.

Silence.

- S'ils sont gardes, c'est pour la Révolution, pas pour eux.

- Et pour manger ! dit un des déchargeurs.

- Il est juste que les rations aillent à ceux qui combattent. Que voulez-vous en faire ? Les jouer aux trente-six-bêtes ?

- Les donner à tous.

- Il n'y en a déjà pas pour quelques-uns. Le Gouvernement est décidé à la plus grande indulgence à l'égard des prolétaires, même quand ils se trompent. Si partout la garde rouge était tuée, les généraux et les étrangers reprendraient le pouvoir comme avant, voyons, vous le savez bien. Alors, quoi ? C'est ça que vous voulez ?

- Avant, on mangeait.

- Non, dit Kyo aux ouvriers : avant on ne mangeait pas. Je le sais, j'ai été docker. Et crever pour crever, autant que ce soit pour devenir des hommes.

Le blanc de tous ces yeux où s'accrochait la faible lumière s'agrandit imperceptiblement ; ils cherchaient à voir mieux ce type à l'allure japonaise, en chandail, qui parlait, avec l'accent des provinces du Nord, et qui prétendait avoir été coolie.

- Des promesses, répondit l'un d'eux à mi-voix.

- Oui, dit un autre. Nous avons surtout le droit de nous mettre en grève et de crever de faim. Mon frère est à l'armée. Pourquoi a-t-on chassé de sa division ceux qui ont demandé la formation des Unions de soldats ?

Le ton montait.

- Croyez-vous que la Révolution russe se soit faite en un jour ? demanda Possoz.

- Les Russes ont fait ce qu'ils ont voulu !

Inutile de discuter : il s'agissait seulement de savoir quelle était la profondeur de la révolte.

- L'attaque de la garde rouge est un acte contre-révolutionnaire, passible de la peine de mort. Vous le savez.

Un temps.

- Si l'on vous faisait remettre en liberté, que feriez-vous ?

Ils se regardèrent ; l'ombre ne permettait pas de voir l'expression des visages. Malgré les pistolets, les menottes, Kyo sentait se préparer l'atmosphère de marchandage chinois qu'il avait si souvent rencontrée dans la révolution.

- Avec du travail ? demanda l'un des prisonniers.

- Quand il y en aura.

- Alors, en attendant, si la garde rouge nous empêche de manger, nous attaquerons la garde rouge. Je n'avais pas mangé depuis trois jours. Pas du tout.

- Est-ce vrai qu'on mange en prison ? demanda l'un de ceux qui n'avaient rien dit.

- Tu vas bien voir.

Possoz sonna sans rien ajouter, et les miliciens emmenèrent les prisonniers.

- C'est bien ça qu'est embêtant, reprit-il, en français cette fois : ils commencent à croire que dans la prison on les nourrit comme des coqs en pâte.

- Pourquoi n'as-tu pas davantage essayé de les convaincre, puisque tu les avais fait monter ?

Possoz haussa les épaules avec accablement.

- Mon p'tit gars, je les fais monter parce que j'espère toujours qu'ils me diront autre chose. Et pourtant il y a les autres, les gars qui travaillent des quinze, seize heures par jour sans présenter une seule revendication, et qui le feront jusqu'à ce que nous soyons tranquilles, comme que comme...

L'expression suisse surprit Kyo. Possoz sourit et ses dents, comme les yeux des déchargeurs tout à l'heure, brillèrent dans la lumière trouble, sous la barre confuse des moustaches.

- Tu as de la chance d'avoir conservé des dents pareilles avec la vie qu'on mène en campagne.

- Non, mon p'tit gars, pas du tout : c'est un appareil que je me suis fait mettre à Chang-Cha. Les dentistes n'ont pas l'air touchés par la révolution. Et toi ? Tu es délégué ? Qu'est-ce que tu fous ici ?

Kyo le lui expliqua, sans parler de Tchen. Possoz l'écoutait, de plus en plus inquiet.

- Tout ça, mon p'tit gars, c'est bien possible, et c'est encore bien plus dommage. J'ai travaillé dans les montres quinze ans : je sais ce que c'est que des rouages qui dépendent les uns des autres. Si on n'a pas confiance dans le Komintern, faut pas être du Parti.

- La moitié du Komintern pense que nous devons faire les Soviets.

- Il y a une ligne générale qui nous dirige, faut la suivre.

- Et rendre les armes ! Une ligne qui nous mène à tirer sur le prolétariat est nécessairement mauvaise. Quand les paysans prennent les terres, les généraux s'arrangent maintenant pour compromettre quelques troupes communistes dans la répression. Oui ou non, accepterais-tu de tirer sur les paysans ?

- Mon p'tit gars, on n'est pas parfait : je tirerais en l'air, et probable que c'est ce que font les copains. J'aime mieux que ça n'arrive pas. Mais ce n'est pas la chose principale.

- Comprends, mon vieux : c'est comme si je voyais un type en train de te viser, là et qu'on discute du-danger des balles de revolver... Chang-Kaï-Shek ne peut pas ne pas nous massacrer. Et ce sera pareil ensuite avec les généraux d'ici, nos « alliés » ! Et ils seront logiques. Nous nous ferons tous massacrer, sans même maintenir la dignité du Parti, que nous menons tous les jours au bordel avec un tas de généraux, comme si c'était sa place...

- Si chacun agit à son goût, tout est foutu. Si le Komintern réussit, on criera : Bravo ! et on n'aura tout de même pas tort. Mais si nous lui tirons dans les jambes, il ratera sûrement, et l'essentiel est qu'il réussisse... Et qu'on ait fait tirer des communistes sur les paysans, je sais bien qu'on le dit mais en es-tu sûr, ce qui s'appelle sûr ? Tu ne l'as pas vu toi-même, et, malgré tout, - je sais bien que tu ne le fais pas exprès, mais quand même... - Ça arrange ta théorie, de le croire...

- Qu'on puisse le dire parmi nous suffirait. Ce n'est pas le moment d'entreprendre des enquêtes de six mois.

Pourquoi discuter ? Ce n'était pas Possoz que Kyo voulait convaincre, mais ceux de Shanghaï ; et sans doute étaient-ils déjà convaincus maintenant, comme lui avait été confirmé dans sa décision par Han-Kéou même, par la scène à laquelle il venait d'assister. Il n'avait plus qu'un désir : partir.

Un sous-officier chinois entra, tous les traits du visage en longueur et le corps légèrement courbé en avant, comme les personnages d'ivoire qui épousent la courbe des défenses.

- On a pris un homme embarqué clandestinement.

Kyo attendait.

- Il prétend avoir reçu de vous l'autorisation de quitter Han-Kéou. C'est un marchand, Dong-Tioun.

Kyo retrouva sa respiration.

- Donné aucune autorisation, dit Possoz. Me regarde pas. Envoyez à la Police.

Les riches arrêtés se réclamaient de quelque fonctionnaire : ils parvenaient parfois à le voir seul, et lui proposaient de l'argent. C'était plus sage que de se laisser fusiller sans rien tenter.

- Attendez !

Possoz tira une liste de son sous-main, murmura des noms.

- Ça va. Il est même là-dessus. Il était signalé. Que la police se débrouille avec lui !

Le sous-officier sortit. La liste, une feuille de cahier, restait sur le buvard. Kyo pensait toujours à Tchen.

- C'est la liste des gens signalés, dit Possoz, qui vit que le regard de Kyo restait fixé au papier. Les derniers sont signalés par téléphone, avant le départ des bateaux - quand des bateaux partent...

Kyo tendit la main. Quatorze noms. Tchen n'était pas signalé. Il était impossible que Vologuine n'eût pas compris qu'il allait tenter de quitter Han-Kéou au plus tôt. Et, même à tout hasard, signaler son départ comme possible eût été de simple prudence. « Le Komintern ne veut pas prendre la responsabilité de faire tuer Chang-Kaï-Shek, pensa Kyo ; mais peut-être accepterait-il sans désespoir que ce malheur arrivât... Est-ce pour cela que les réponses de Vologuine semblaient si incertaines ?.. » Il rendit la liste.

« Je partirai », avait dit Tchen. Son arrivée imprévue, les réticences de Vologuine, la liste, Kyo comprenait tout cela : mais chacun des gestes de Tchen le rapprochait à nouveau du meurtre et les choses mêmes semblaient entraînées par son destin. Des éphémères bruissaient autour de la petite lampe. « Peut-être Tchen est-il un éphémère qui sécrète sa propre lumière, celle à laquelle il va se détruire... Peut-être l'homme même... » Ne voit-on jamais que la fatalité des autres ? N'était-ce pas comme un éphémère que lui-même voulait maintenant repartir pour Shanghaï au plus tôt, maintenir les sections à tout prix ? L'officier revint, ce qui lui permit de quitter Possoz.

Il retrouva la paix nocturne. Pas une sirène, rien que le bruit de l'eau. Le long des berges, près des réverbères crépitants d'insectes, des coolies dormaient en des attitudes de pestiférés. Çà et là, sur les trottoirs, de petites affiches rouges, rondes comme des plaques d'égout ; un seul caractère y figurait : FAIM. Comme tout à l'heure avec Tchen, il sentit que cette nuit même, dans toute la Chine, et à travers l'Ouest jusqu'à la moitié de l'Europe, des hommes hésitaient comme lui, déchirés par le même tourment entre leur discipline et le massacre des leurs. Ces déchargeurs qui protestaient ne comprenaient pas. Mais, même en comprenant, comment choisir le sacrifice, ici, dans cette ville dont l'Occident attendait le destin de quatre cents millions d'hommes et peut-être le sien, et qui dormait au bord du fleuve d'un sommeil inquiet d'affamé - dans l'impuissance, dans la misère, dans la haine ?

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