Stewart Lemon se réveille tôt et trottine jusqu’à sa cuisine baignée de soleil. Sa maison est située sur Chillon Way dans le complexe du Sommet du Monde, à Laguna Beach, et des fenêtres de la cuisine on a une jolie vue sur la mer. Lemon se dirige vers la panetière qui trône sur le comptoir en céramique orange, et estime que le pain au levain qui s’y trouve est assez rassis pour faire de bons French toasts. Il met une poêle sur la cuisinière et bat l’œuf et le lait. Un peu plus de cannelle que de coutume, aujourd’hui. Couper le pain en tranches, le tremper, le jeter dans la poêle. Douce odeur de cannelle accompagnant les grésillements. Rayons de soleil à travers les fenêtres, l’un d’eux éclairant le Kandinsky dans le couloir. Lemon préfère le Kandinsky à leur petit Picasso, et l’a accroché là où il peut le voir souvent. Il apaise l’esprit. Une belle matinée.
Pourtant, Lemon n’est pas tranquille. Les choses ne se passent pas très bien à la L.S.R., ces jours-ci, et Donald Hereford, président de la compagnie et homme au pouvoir sans cesse grandissant chez Argo/Blessman, fait vraiment monter la pression. Foudre en Boule connaît des difficultés et est sur le point de subir une épreuve de force avec Boeing, l’un des géants. Il y a déjà suffisamment de quoi s’inquiéter, mais en plus de cela Hereford exige un taux de croissance annuelle de plusieurs pour cent, et la seule chance d’y parvenir repose sur l’offre Abeille-Tempête, autre projet en difficulté. Si les deux devaient échouer, non seulement la L.S.R. n’enregistrerait aucune croissance, mais elle constituerait sans doute une perte pour Argo/Blessman sur l’année. Et probablement sur plus longtemps. Et Hereford, ainsi que les gens au-dessus, ne sont pas du genre à tolérer cela longtemps. Ils pourraient vendre la L.S.R., ils pourraient envoyer une nouvelle équipe pour la prendre en main et inverser son orientation ; dans un cas comme dans l’autre, Lemon aurait de gros problèmes. Toute une carrière… Et à une époque où il semble que n’importe qui d’autre prospère dans l’industrie d’armement ! C’est rageant.
Et inquiétant, au point que c’est à peine si Lemon goûte ses French toasts. Il laisse la vaisselle à Elsa – lui donner au moins ça à faire – et va s’habiller. « J’y vais », dit-il à la silhouette endormie, encore dans son lit. Elsa se borne à marmonner quelque chose dans un rêve, se retourne. Elle ne lui a pas adressé la parole depuis… Lemon pince les lèvres. Il quitte la maison et s’efforce de ne plus y penser.
Grimper dans la Mercedes. Un concerto pour hautbois de Vivaldi pour passer la route côtière jusqu’à son travail. Dans son esprit se mêlent des images d’Elsa au lit, la proposition Foudre en Boule, Hereford en train de le regarder par-dessus la vidéo depuis son bureau du Centre d’Echanges commerciaux mondiaux, le regard de chien battu de Dan Houston, les chiffres de Foudre en Boule. Ach – les pressions que subissent les cadres sont toujours extrêmes ; mais c’est ce pour quoi il a été formé, ce qu’il a toujours voulu…
Le premier rendez-vous de la journée est avec Dennis McPherson, pour examiner les chiffres du projet Abeille-Tempête. Les devis doivent être remis dans une semaine, et McPherson continue de lambiner ; c’est le moment d’être sérieux. Le moment de décider du montant de l’offre, du total, du nombre de dollars. C’est sans doute là le point crucial de tout le processus, le moment où ils gagnent ou perdent.
— Très bien, Mac, commence Lemon avec impatience. (Autant s’installer tout de suite dans leur dialectique habituelle. Lemon sarcastique et tyrannique, McPherson raide et fulminant.) J’ai examiné les chiffres que vous m’avez fait monter, et mon avis est que le total final est considérablement trop élevé. L’Air Force ne désire pas payer autant que ça pour des systèmes entièrement automatisés, ils ont toujours un puissant préjugé contre les avions sans pilote et ils ne s’embarquent là-dedans que parce que la technologie rend ça inévitable. Nous devons jouer serré, sinon nous nous retrouverons sur la touche.
McPherson hausse les épaules.
— Nous avons tout réduit au minimum.
McPherson le dévisage.
— Très bien. Tirez votre chaise de ce côté du bureau, et regardons ça ligne à ligne.
Du micro-management. Lemon grince des dents.
Les gens de McPherson ont fait imprimer tous les chiffres dans une liasse de feuilles pleines de diagrammes. D’abord viennent les coûts de développement d’ingénierie en grandeur réelle. Équipement de mission de base : 189 millions de dollars. Formation : moins d’un million, comme toujours. Equipement de soutien pour essais en vol : 10 millions. Essais et évaluation du système : 25 millions. Gestion du projet du système : 63 millions. Données : 18 millions. Total : 305 millions de dollars.
Lemon attaque McPherson au sujet des chiffres de l’équipement de mission de base, parcourant les sous-totaux et soulignant des articles.
— Pourquoi faudrait-il compter autant pour ça ? J’ai effectué une estimation approximative en me servant des prix des composants que nous achetons à d’autres compagnies, et ça ne devrait pas excéder cent trente.
McPherson désigne la feuille d’analyse, qui mentionne les prix exacts de tous les composants.
— Le laser au CO2 est en cours de modification pour correspondre aux spécifications de l’A.O. Nous ne pouvons pas acheter ça comme ça. Ensuite, il faut assembler les nacelles, ce qui est comptabilisé dans cette catégorie. La robotique nécessaire va coûter cher.
— Je sais, je sais. Mais sommes-nous obligés d’utiliser des puces Zenith, par exemple ? Texas Instruments réclame quatre fois moins, et il y a neuf millions rien que là.
— Il nous faut des puces Zenith parce qu’on peut se fier entièrement à elles pour que l’ensemble du système fonctionne. Parce que déterminantes, elles sont une priorité de première grandeur.
Lemon secoue la tête. Les puces de Texas Instruments sont tout aussi bonnes, à son avis, mais il est incontestable que la profession pense autrement.
— Continuons, on reviendra là-dessus.
Ils passent à la mise en préparation de la production. Là, les chiffres sont moins fermes, puisqu’ils portent sur une étape postérieure à la D.E.D.S. Malgré tout, l’équipe de McPherson a établi les totaux. Chaque catégorie – le même groupe de catégories que pour la D.E.D.S. – est accompagnée de quelques pages d’explications. Total : 154 millions de dollars. Ils examinent ça ligne à ligne, Lemon contestant telle ou telle décision d’achat d’équipement, les estimations du coût du travail de la L.S.R., tout ce qui lui vient à l’esprit. McPherson défend obstinément chaque chiffre, et Lemon commence à être agacé. Impossible que les chiffres soient fermes à ce point. McPherson ne pense tout bonnement pas à l’argent ; ce n’est pas un facteur à ses yeux.
Une heure plus tard, ils poursuivent avec la feuille d’estimations concernant la section de production numéro un, qui serait constituée de quatre-vingt-huit unités. Équipement de mission de base : 251 millions, essai et évaluation du système : 2 millions (il y aurait intérêt à ce qu’il soit déjà en état de marche à ce stade-là !), gestion du projet du système : 30 millions, données : 30 millions. Total : 313 millions. Lemon est virulent dans sa contestation des coûts de gestion et de données. Il en sait plus que McPherson là-dessus, il est habilité à faire baisser ces chiffres. McPherson hausse les épaules.
Donc, l’offre complète se monte à 772 millions de dollars.
— Vous devez me faire baisser ça ! ordonne Lemon. Je n’ai pas les chiffres exacts des offres de McDonnell/Douglas ou de la Parnel, mais on a tâté le terrain et il semble qu’un chiffre de moins de sept cents n’aura rien d’extraordinaire.
McPherson se borne à secouer la tête.
— Nous avons rogné au maximum. Vous venez de le voir. (Il semble las ; l’assaut a été long.) Si nous essayons de sabrer les chiffres, l’Air Force se contentera de passer par-dessus l’offre et les fera remonter d’un coup dans ses C.P.P. Les membres du C.E.S.S. établiront des estimations de Coût le Plus Probable pour chaque offre, et selon qu’ils seront bien disposés ou non, les résultats peuvent être dévastateurs. S’ils les rehaussent de beaucoup, nous serons tournés en ridicule.
Lemon se lève, de nouveau agacé.
— Vous n’avez pas à m’apprendre mon boulot, Mac.
— Je ne le fais pas. (Il doit être fatigué, pour répliquer comme ça !) Vous m’avez demandé combien le système allait coûter. Je vous l’ai dit. Je ne suis pas en train de vous dire à combien doit s’élever notre offre. La décision vous appartient. Vous pouvez nous ordonner de rendre le système moins cher en dévalorisant le produit, ou vous pouvez garder le système en l’état et ajuster l’offre quand même. C’est à vous de décider. Mais vous ne pourrez pas me faire dire que le système tel qu’il est conçu coûtera moins cher que ça, parce que je ne le ferai pas. Mon boulot, c’est de vous dire combien coûte le système. Je l’ai fait. À partir de là, vous pouvez y aller.
Ainsi, il est finalement parvenu à faire s’exprimer McPherson ! Mais cela n’atténue en rien sa colère, contrairement à ce qu’il avait imaginé. En fait, il est à ce point piqué au vif qu’il en oublie son personnage.
— Embarquez-moi ce truc et allez-vous-en, dit-il violemment, et il se rend tout à coup à la fenêtre pour que McPherson ne puisse pas voir son visage.
Quelque chose – quelque chose dans ce que McPherson vient de dire, peut-être – a fait peur à Lemon, et l’a rendu inexplicablement furieux.
— Foutez le camp !
McPherson sort. Lemon pousse un soupir de soulagement, s’assied et se ressaisit. Ce fils de pute arrogant l’a une fois de plus mis dans la panade. L’offre est trop élevée, le système surconçu. Mais on ne peut rien y changer sans mettre l’offre en péril sur le plan technique. Il faut trouver un équilibre entre la qualité et le prix de revient, mais comment y arriver avec quelqu’un comme McPherson derrière la conception du truc ? Ce type est cinglé !
Quand il a entièrement retrouvé son calme, il appelle Hereford sur la ligne vidéo.
Hereford apparaît sur l’écran ; il est à son bureau, devant la baie vitrée. Derrière lui, une belle vue sur le port de New York. Ils s’expriment l’un à l’autre le plaisir qu’ils ont à se voir, entrée en matière qui leur est habituelle.
Lemon hésite, s’éclaircit nerveusement la gorge. Il est plus qu’un peu intimidé par Donald Hereford, et c’est plus fort que lui. Lemon a été son propre maître toute sa vie, et il s’est élevé dans la hiérarchie de la L.S.R. à une vitesse stupéfiante – à la vitesse maximale, ou à peu près, croit-il. Et pourtant Hereford a dans ses âges, peut-être même un ou deux ans de moins, et il se retrouve à un poste important au sein de la structure de pouvoir compliquée qu’est Argo/Blessman, l’une des plus grosses sociétés mondiales, classée soixantième dans les cinq cents entreprises désignées par le magazine Fortune l’année dernière… Lemon n’arrive pas vraiment à se représenter comment l’autre s’y est pris. Surtout compte tenu du fait qu’il n’a rien d’un monomaniaque ; au contraire, il est très courtois, très cultivé ; il possède l’univers culturel de Manhattan, peut-être le plus riche de tous, sur le bout du doigt, comme il en fait la preuve chaque fois que Lemon passe le voir. Les petites galeries, le Met, les spectacles sur et hors Broadway, le Philharmonique, la danse… Admirable. À vrai dire, Lemon trouve ça incroyablement impressionnant.
Il transmet donc les faits à Hereford sur un ton de désinvolture et d’efficacité aussi assuré qu’il le peut.
Hereford tire sur son maigre menton, gratte ses cheveux argentés, rajuste une cravate à cinq cents dollars. Son visage demeure impassible.
— Vous dites que ce McPherson est bon ?
— Oui. Mais il est un brin perfectionniste, et pour ce qui est de l’art de présenter une proposition, d’équilibrer tous les facteurs qui entrent en ligne de compte… Eh bien, au fond, c’est toujours un ingénieur.
Hereford opine brièvement, plissant les ailes de son nez aquilin.
— Je comprends. En fait, je me demandais pourquoi vous le décriviez sous des dehors si positifs alors que ses deux dernières propositions ont échoué.
Oui, oui ; Lemon est parfaitement conscient de la fidélité de la puissante mémoire de Hereford, merci. Il hausse les épaules, s’accrochant mentalement aux branches, et dit :
— J’entendais du côté ingénierie, bien sûr.
Hereford baisse les yeux sur Manhattan. Parle enfin.
— Réduisez tout de cinq pour cent, et les prix de revient de gestion et de données de dix. Si on fait plus, il est probable que les C.P.P. s’avéreront embarrassants. Mais ça ramènera les choses dans le registre des autres offres, non ?
— Je le crois, oui.
— Bien. Quand l’offre doit-elle être présentée ?
— Dans une semaine à compter d’aujourd’hui.
— Rappelez-moi à ce moment-là. Il faut que je m’en aille, maintenant.
Et l’écran vidéo redevient vide.