Il y avait représentation le lendemain soir, à l’opéra italien. Ivan Andreievitch fit irruption dans la salle à la manière d’une bombe. Jamais encore il n’avait manifesté pareille passion pour la musique. D’habitude, Ivan Andreievitch avait grand plaisir à ronfler une heure ou deux à l’opéra italien. Il disait même à ses amis, parfois, que c’était agréable et doux. «La prima donna miaule comme une chatte blanche sa berceuse!» Mais des mois avaient passé depuis la dernière saison, et maintenant hélas! Ivan Andreievitch, même chez lui, ne dormait plus la nuit. Pourtant, ce fut comme une bombe qu’il entra dans la salle bondée. L’ouvreuse frémit en le regardant avec méfiance et alla jusqu’à fixer l’une de ses poches, presque sûre d’apercevoir le manche de quelque poignard. Il faut remarquer, à ce propos, que deux partis venaient de se constituer; chacun soutenait sa prima donna. Ils s’appelaient, les uns sistes, les autres nistes. Les deux aimaient tellement la musique que les ouvreuses finirent par craindre quelque manifestation trop résolue en faveur de tout ce qui touchait, en beauté et élévation, les deux prime donne. Aussi, devant cette exaltation d’un homme aux cheveux grisonnants, presque quinquagénaire, un peu chauve et sérieux, l’ouvreuse se rappela, malgré elle, les hautes paroles d’Hamlet, le prince danois:
Lorsque l’âge mûr tombe si terriblement,
Que penser de ta jeunesse?…
Et comme nous l’avons déjà dit, elle jeta un regard de biais sur la poche latérale du frac avec la crainte d’apercevoir un poignard. Mais il n’y avait qu’un portefeuille et rien de plus.
Bondissant dans le théâtre, Ivan Andreievitch embrassa d’un coup d’œil rapide toutes les loges du second balcon et… horreur! Il crut que son cœur cessait de battre: elle y était. Elle avait sa place dans une loge! Avec le général Polovitsyne, avec sa femme et sa belle-sœur, et aussi l’aide de camp du général, un jeune homme très débrouillard. Il y avait aussi un civil… Ivan Andreievitch concentra toute son attention, toute l’acuité de son regard… Mais, ô terreur! Le civil se cacha traîtreusement derrière l’aide de camp et demeura dans les ténèbres.
Elle était là, alors qu’elle avait déclaré qu’elle n’y serait point!
Cette duplicité qui ne cessait de se manifester depuis quelque temps chez Glafira torturait Ivan Andreievitch. Et ce jeune homme, ce civil y finissait par le jeter dans le désespoir. Éperdu, il se laissa tomber dans un fauteuil.
Nous devons observer que le fauteuil d’Ivan Andreievitch se trouvait près d’une baignoire et, qu’en outre, la loge maudite du second balcon était juste au-dessus. Le malheureux ne pouvait, à son désespoir, absolument rien voir de ce qui se passait au-dessus de sa tête. Aussi, dans sa rage, bouillait-il tel un samovar. Il eut l’esprit absent durant tout le premier acte, incapable d’entendre la moindre note. On affirme que la musique a ceci de bon, qu’on peut mettre les impressions musicales en harmonie avec n’importe quelle sensation. Un homme joyeux percevra de la joie dans les sons, un homme triste y entendra de la douleur. Ce fut toute une tempête qui siffla dans les oreilles d’Ivan Andreievitch. Pour comble de malheur, des voix si terribles criaient devant, derrière lui et à ses côtés, qu’Ivan Andreievitch sentait son cœur se briser. Enfin l’acte se termina. Mais, à l’instant même où le rideau tombait, une aventure advint à notre héros, qu’aucune plume ne saurait décrire.
Il arrive souvent que, des balcons, tombe un programme de papier. Lorsque la pièce est ennuyeuse et que les spectateurs baillent, ceci leur procure un vif plaisir. Et c’est avec un intérêt particulier qu’ils suivent le vol très doux du papier voyageant en zigzags du haut des balcons, jusqu’aux fauteuils. Cette feuille atteindra forcément un crâne qui ne s’y attend pas. Et il est, en effet, très curieux de noter la manière dont ce crâne rougit, car nécessairement il devient très rouge. Ainsi, j’ai terriblement peur des lorgnettes que les dames posent souvent sur le rebord des loges. Il me semble que, d’une seconde à l’autre, elles aussi s’abattront sur quelque tête. Mais je remarque que je parle fort inopportunément d’incidents aussi tragiques. C’est pourquoi je les recommande aux feuilletons des journaux qui prennent sur eux de nous épargner tous les mensonges, toutes les malhonnêtetés et tous les cafards qui empoisonnent nos maisons.
Mais l’incident qui arriva à Ivan Andreievitch n’a jamais encore été décrit nulle part. Ce n’est pas un programme qui tomba sur sa tête quelque peu chauve, nous l’avons dit. J’avouerai que j’éprouve même de la honte à déclarer – et n’est-ce pas en effet honteux? – que son chef respectable est nu, c’est-à-dire presque dégarni de cheveux. Or donc, le chef d’Ivan Andreievitch, homme jaloux et en colère, reçut un objet aussi indécent qu’un billet d’amour doux et parfumé. Bref, le malheureux Ivan Andreievitch, nullement préparé à une histoire aussi désagréable, frémit comme s’il avait senti sur son crâne une souris ou une petite bête féroce.
Impossible de s’abuser sur la teneur amoureuse du billet. Un papier parfumé, exactement semblable à ceux que l’on décrit dans les romans, et plié de manière à pouvoir s’introduire dans le gant d’une dame. Il tomba, sans doute, par hasard, au moment même où il était remis. Peut-être demandait-on le programme? Peut-être le petit billet y avait-il été habilement dissimulé? On le remettait entre des mains connues, mais voici qu’un coup involontaire de l’aide de camp, qui très vite et galamment s’excusa de sa maladresse, fit glisser le papier de la petite main tremblante de confusion. Cependant que le jeune homme, le civil qui tendait impatiemment la main, recevait, non l’aveu, mais le programme qu’il ne désirait nullement.
Événement étrange, fâcheux – le fait est indiscutable, mais, avouez-le, encore plus désagréable pour Ivan Andreievitch.
– Prédestiné! murmura-t-il, trempé par une sueur froide et froissant le billet dans ses paumes. Prédestiné! La balle trouve toujours le coupable! Non, il ne s’agit pas de cela. En quoi suis-je coupable? Il est vrai qu’un autre dicton… «Sur le pauvre Makar…, etc…».
Que de pensées diverses, contraires, roulent et se chevauchent dans pareille et soudaine aventure! Ivan Andreievitch restait cloué sur place, pétrifié, ni vif ni mort, comme on dit, il était convaincu que la salle entière connaissait son malheur, alors qu’à cette minute même, l’enthousiasme pour la cantatrice que l’on rappelait, allait jusqu’au délire. Ivan Andreievitch n’osait lever les yeux et son visage était pourpre de confusion.
– Elle a fort agréablement chanté, observa-t-il, se tournant vers un gandin assis à sa gauche.
Le gandin qui, fou d’enthousiasme, battait des mains et trépignait, jeta un regard fugace sur Ivan Andreievitch, puis, les mains en porte-voix, hurla le nom de la chanteuse. Ivan Andreievitch, qui n’avait jamais encore entendu pareil beuglement, se sentit ravi: «Il n’a rien remarqué», se dit-il, regardant derrière lui. Il vit un gros spectateur, qui était assis derrière lui, se lever, lui tourner le dos et lorgner les loges.
– Décidément, tout va bien! pensa Ivan.
Devant lui, personne, évidemment, ne s’était aperçu de rien. Il jeta un regard de biais, timide et plein d’espérance sur la baignoire la plus proche de son fauteuil. Une dame très élégante, le mouchoir sur la bouche, renversée sur le dossier de son siège, riait aux éclats.
– Oh! ces femmes! marmotta Ivan Andreievitch. Et il se précipita vers la sortie, marchant sur les pieds des spectateurs.
Je laisse maintenant aux lecteurs eux-mêmes, le soin de juger Ivan Andreievitch. Avait-il vraiment raison, à ce moment? Le Grand Théâtre comprend, on le sait, quatre étages de balcons et une galerie. Pourquoi admettre avec certitude que ce billet était précisément tombé d’une loge et indubitablement de celle-ci et non d’une autre? N’y a-t-il pas de dames aussi au cinquième étage? Mais la passion est exclusive et la jalousie est la passion la plus exclusive du monde.
Ivan Andreievitch courut au foyer, s’arrêta devant une lampe, brisa le cachet et lut:
«Tout à l’heure, immédiatement après le spectacle, rue G***, au coin de l’impasse -ski, maison K*** au deuxième étage, à droite dans l’escalier. Entrée par le perron. Viens sans faute, au nom du ciel!»
Ivan Andreievitch ne reconnut pas l’écriture, mais le doute était impossible: on fixait un rendez-vous! «Surprendre, pincer et saper le mal à la racine», telle fut la première idée d’Ivan Andreievitch. Il pensa même les prendre sur le fait ici-même, sur-le-champ, dans leur loge. Mais comment agir? Ivan Andreievitch monta au deuxième étage, cependant la sagesse le fit redescendre. Ne sachant vraiment que faire de sa personne, il se précipita vers le côté opposé et regarda à travers la porte ouverte d’une loge vide les loges d’en face. Eh quoi! À chacun des cinq étages les balcons entiers étaient remplis de jeunes dames et de jeunes gens. Le billet avait aussi bien pu tomber de chacun des étages. Au demeurant, Ivan Andreievitch accusait les cinq balcons de comploter contre lui. Cependant, aucune évidence n’aurait pu le faire changer d’avis. Il ne cessa de courir de couloir en couloir, durant tout le deuxième acte, sans pouvoir retrouver le calme de l’esprit. Il pensa même s’adresser au caissier du théâtre, dans l’espoir d’apprendre de cet homme les noms des personnes occupant les loges des quatre étages; mais la caisse était déjà fermée. Enfin, ce furent à nouveau des vociférations et des applaudissements frénétiques. La représentation était terminée. On rappelait la cantatrice et on entendait deux voix dans la galerie – celles des chefs des deux partis. Mais Ivan Andreievitch avait vraiment d’autres chats à fouetter. Sa décision était prise quant à la conduite à tenir. Il mit son pardessus et vola du côté de la rue G***. Il y découvrirait, prendrait en flagrant délit les personnes en question et agirait, de toute manière, plus énergiquement que la veille.
Ivan n’eut aucune peine à trouver la maison. Et, déjà, il gravissait le perron lorsque, soudain, s’élança un individu, un gandin vêtu d’un pardessus qui le dépassa et monta quatre à quatre l’escalier jusqu’au troisième étage. Ivan Andreievitch crut reconnaître le civil de la loge, bien qu’il eût été dans l’impossibilité de distinguer, au théâtre, le visage de cet élégant personnage. Son cœur se serra. Le gandin atteignait déjà le deuxième palier. Ivan Andreievitch entendit enfin s’ouvrir la porte du deuxième; l’homme n’avait pas sonné, on devait l’attendre. Le gandin disparut dans l’appartement. Ivan Andreievitch arriva à ce troisième palier avant qu’on eût fermé la porte. Il pensa tout d’abord rester sur le seuil, méditer sur ce qu’il devait entreprendre, bien réfléchir et se résoudre à quelque action décisive. Mais, à ce moment même, il entendit le roulement d’une voiture près du perron! La grande porte s’ouvrit avec fracas et il y eut des pas lourds. La personne toussait, respirait avec peine. Ivan Andreievitch n’hésita plus; il poussa la porte et se trouva dans l’appartement avec l’air très solennel d’un époux offensé. Une servante, très émue, se précipita à sa rencontre, puis ce fut un domestique qui se montra. Mais arrêter Ivan Andreievitch s’avéra parfaitement impossible… Il volait comme une bombe d’une chambre à une autre. Ayant traversé deux pièces obscures, il entra brusquement dans la chambre à coucher et s’arrêta devant une très belle jeune femme qui le fixa terrifiée. Elle semblait ne plus comprendre ce qui se passait autour d’elle. Déjà on percevait des pas lourds dans le vestibule contigu. Quelqu’un se dirigeait droit vers la chambre à coucher.
– Seigneur! c’est mon mari! s’écria la dame en levant les bras. Elle pâlit, devint plus blanche que son peignoir.
Ivan Andreievitch comprit qu’il avait fait fausse route. Il s’était conduit comme un enfant, comme un imbécile! Il aurait dû réfléchir davantage dans l’escalier. Mais il n’y avait plus qu’à subir. La porte s’ouvrait et le mari, un gros homme, à en juger d’après son pas lourd, entrait… Je ne sais ce qu’Ivan Andreievitch pensa de lui-même à cette minute. J’ignore ce qui l’empêcha d’aller droit vers le mari, d’avouer son erreur, de s’excuser et de fuir. Ce n’eût pas été, certes, avec honneur ni gloire, mais il serait parti tout au moins de façon noble et franche. Loin de là! Ivan Andreievitch, de nouveau se conduisit en gamin, comme s’il se prenait pour un Don Juan ou un Lovelace! Il se cacha tout d’abord derrière le rideau du lit, puis lorsqu’il se sentit étreint par l’angoisse, il se laissa tomber à terre et, comme un serin, rampa sous le lit. La terreur agit sur lui avec plus de force que la raison et Ivan Andreievitch, lui-même époux trompé ou tout au moins se considérant comme tel, ne put supporter cette rencontre avec un autre mari. Il se trouva sous le lit, ne comprenant absolument pas comment la chose s’était faite. Mais le plus étonnant est que la dame ne fit aucune opposition. Elle n’eut pas un cri en voyant ce personnage étrange, d’un certain âge, déjà, chercher refuge dans sa chambre à coucher. En fait, elle était si étonnée qu’elle n’en retrouvait plus l’usage de la parole.
Le mari entra, poussant des interjections et reniflant, dit bonsoir à sa femme d’une voix languissante et s’affaissa dans un fauteuil comme s’il venait de porter un sac de bois. Puis il toussa longuement, sourdement. Ivan Andreievitch qui, de tigre enragé s’était transformé en agneau, timide et calme comme une petite souris devant un chat, osait à peine respirer, dans son effroi. Il aurait pu savoir, pourtant, de par sa propre expérience, que tous les maris offensés ne mordent pas. Mais il n’y pensa point, soit par défaut d’imagination, soit pour toute autre carence. Avec douceur et prudence, à tâtons, il essaya de s’installer le plus commodément possible sous le lit. Et quelle ne fut pas sa stupeur lorsqu’il toucha un objet qui, à sa grande surprise, s’agita et le saisit à son tour par le bras. Un autre homme était caché sous le lit!…
– Qui êtes-vous? murmura Ivan Andreievitch.
– Vous n’allez pas vous imaginer que je vais vous rapprendre! fit tout bas l’étrange inconnu. Couchez-vous, taisez-vous puisque vous vous êtes fichu dedans.
– Pourtant…
– Silence!
Et l’homme qui était de trop – un seul aurait suffi sous le lit – serra le bras d’Ivan Andreievitch si fortement que ce dernier faillit crier de douleur.
– Mon cher Monsieur…
– Chut!
– Ne serrez pas si fort ou je crie!
– Je vous en défie! Essayez!
Ivan Andreievitch rougit de honte. L’inconnu était irrité, sévère. Peut-être était-ce un homme qui, plus d’une fois, avait subi les coups du destin et qui, très souvent, avait connu des situations aussi gênantes? Mais Ivan Andreievitch n’était encore qu’un novice et il étouffait. Le sang lui battait aux tempes. Il n’y avait cependant rien à faire, il fallait rester étendu, visage contre terre. Ivan Andreievitch dut se soumettre. Il se tut.
– Ma petite chérie, commença l’époux, mon trésor, j’ai été chez Pavel Ivanovitch, nous nous sommes mis à jouer à la préférence et… khi-khi. (Il eut une quinte de toux). Or donc… khi, khi. Et mon dos… khi. Que le diable… khi, khi, khi.
Le vieillard eut un violent accès de toux plus prolongé.
– Mon dos, balbutia-t-il enfin, les larmes aux yeux, mon dos me fait mal… Ces sacrées hémorroïdes. Ni debout, ni assis, pas moyen de s’asseoir… khi, khi.
Et cette crise de toux semblait vouloir durer plus longtemps que le vieillard lui-même. Lorsqu’elle paraissait céder, le vieux marmottait des paroles parfaitement inintelligibles.
– Mon cher Monsieur, au nom du ciel écartez-vous, chuchota le malheureux Ivan Andreievitch.
– Où voudriez-vous que j’aille? La place manque.
– Avouez qu’il m’est impossible de rester ainsi! C’est la première fois de ma vie que je me trouve dans une situation aussi dure.
– Et moi avec un voisin aussi désagréable.
– Cependant, jeune homme…
– Silence!
– Me taire! En tout cas vous agissez très impoliment, jeune homme… Si je ne me trompe vous êtes tout jeune, je suis votre aîné.
– Taisez-vous!
– Cher Monsieur, vous vous oubliez, vous ne savez à qui vous parlez.
– À un monsieur qui se cache sous un lit.
– Oui, mais c’est une surprise, une erreur qui m’ont conduit ici… alors que c’est l’immoralité qui vous…
– Ce en quoi vous vous trompez…
– Mon cher Monsieur, je vous répète que je suis votre aîné.
– Mon cher Monsieur, sachez qu’ici nous sommes sur le même plan. Je vous demande de ne pas me toucher le visage.
– Mon cher Monsieur, je ne puis rien distinguer. Excusez-moi, il n’y a pas de place.
– Pourquoi êtes-vous si gros?
– Mon Dieu, je ne me suis jamais trouvé dans une situation aussi humiliante…
– Oui… mais il est impossible d’être mieux.
– Mon cher Monsieur, mon cher Monsieur, je ne sais qui vous êtes, je ne comprends pas comment tout ceci a pu arriver… mais c’est par erreur que je suis ici… et je ne suis pas ce que vous pensez.
– Je ne penserais absolument rien de vous si vous ne vous agitiez pas ainsi. Et taisez-vous donc.
– Mon cher Monsieur, si vous ne vous écartez pas, je vais avoir une attaque. Vous répondrez de ma mort, je vous le jure. Je suis un homme respectable, père de famille. Je ne puis vraiment pas rester dans cette situation.
– Mais vous vous y êtes fourré vous-même. Eh bien!… avancez. Tenez, voici de la place. Impossible d’en faire davantage.
– Noble jeune homme, cher Monsieur. Je vois que je vous ai mal jugé, déclara Ivan Andreievitch dans un élan de gratitude pour la place accordée. Il étira ses membres engourdis. Je comprends combien vous êtes à l’étroit, mais que faire? Je vois que, vous avez mauvaise opinion de moi… Permettez-moi donc de laver à vos yeux ma réputation, permettez que je vous dise qui je suis… c’est contre mon gré que je suis venu ici… et nullement pour ce que vous pouvez croire… J’ai horriblement peur.
– Vous tairez-vous? Ne comprenez-vous donc pas que si l’on nous entendait, tout se gâterait? Chut. Il parle.
En effet, la quinte de toux du vieillard prenait fin.
– Donc mon trésor, reprit le vieillard d’un ton plaintif, or donc, chérie… khi, khi. Ah! malheur! Et Fedossei Ivanovitch m’assure: vous devriez boire du mille-pertuis… essayez. Tu entends, ma chérie?
– J’entends, mon ami.
– Donc, m’a-t-il répété, essayez du mille-pertuis. Et moi de répondre: je me suis appliqué des sangsues. Il me dit alors: non, Alexandre Demianovitch, le mille-pertuis est meilleur, il soulage, je vous le jure… khi, khi. Oh! Seigneur. Qu’en penses-tu, mon trésor?… khi, khi. Dieu mon créateur… khi, khi. Alors crois-tu que le mille-pertuis sera meilleur? khi, khi, ah! khi.
– Je pense que prendre cette tisane ne te ferait pas de mal, déclara l’épouse.
– Évidemment cela ne me ferait pas de mal. Il m’a dit, peut-être avez-vous la tuberculose. Mais je réplique: la goutte, une certaine irritation dans l’estomac. Qu’en penses-tu?… khi, khi. Crois-tu que c’est la tuberculose?
– Mais, mon Dieu, que dites-vous là?
– Oui, la tuberculose, – Mais mon trésor, tu devrais te déshabiller… il te faut dormir… khi, khi… Et… j’ai aujourd’hui… khi, un rhume.
– Ouf, fit Ivan Andreievitch. Au nom du ciel, écartez-vous encore.
– Vraiment, vous me surprenez… Qu’avez-vous donc? Vous ne pouvez rester couché tranquille?
– Vous m’en voulez mortellement, jeune homme. Vous venez à m’insulter, je le vois… Sans doute êtes-vous l’amant de cette dame?
– Silence!
– Je ne me tairai pas. Je ne vous permettrai pas de donner des ordres. Certainement, vous êtes l’amant. Si l’on nous découvre, je ne suis en rien coupable. J’ignore tout.
– Si vous ne vous taisez pas, déclara le jeune homme qui grinça des dents, je dirai que vous m’avez entraîné. Que vous êtes mon oncle qui s’est ruiné. De cette manière, on ne pensera pas que je suis l’amant de cette dame.
– Cher Monsieur, vous vous moquez de moi. Vous épuisez ma patience.
– Chut, ou je vous oblige au silence. Vous êtes une calamité pour moi. Dites-moi ce que vous fichez ici. Sans vous, je serais resté ici jusqu’au matin et j’aurais réussi à filer.
– Mais je ne pourrai rester couché ainsi jusqu’à demain… Je suis un être raisonnable… J’ai des relations… Qu’en pensez-vous? Est-ce qu’il va passer la nuit ici?
– Qui?
– Mais ce vieux…
– Sans aucun doute. Tous les maris ne vous ressemblent pas. Certains couchent chez eux.
– Mon cher Monsieur, mon cher Monsieur, cria Ivan Andreievitch, glacé d’épouvante, soyez sûr que je ne découche pas non plus… c’est la première fois que cela m’arrive. Mais, Seigneur, je vois que vous me connaissez. Qui êtes-vous, jeune homme? Dites-moi tout de suite, je vous en supplie, au nom d’une amitié désintéressée, qui vous êtes.
– Écoutez, j’userai de violence…
– Mais permettez, permettez que je vous raconte, cher Monsieur, permettez que je vous explique toute cette vilaine histoire…
– Je n’écouterai aucune explication, je ne veux rien savoir. Taisez-vous sinon…
– Je ne puis vraiment pas…
Une petite bataille s’ensuivit sous le lit et Ivan Andreievitch se tut.
– Mon petit trésor, on dirait qu’il y a des chats ici qui chuchotent…
– Quels chats? En voilà des inventions!
La dame ne savait évidemment pas de quoi parler avec son époux. Elle ne pouvait encore se remettre de la stupeur qui l’avait saisie. Cependant, elle tressaillit et tendit les oreilles.
– Quels chats?
– Mais des chats, ma petite colombe… J’entre donc l’autre jour dans mon cabinet… et voici que Vasska s’y trouve assis… chiou, chiou, chiou, et il ronronne… Alors moi: Qu’as-tu, Vassenka? Et mon minet de nouveau: chiou, chiou, chiou… Tout le temps comme s’il murmurait. Alors moi de me dire: «Ah! mes ancêtres. Ne me prédit-il point tout bas la mort?»
– Vous en débitez des sottises aujourd’hui. Vous devriez avoir honte.
– Soit, ce n’est rien. Ne te fâche pas, ma chérie… Je vois que tu serais malheureuse si je mourais. Ne te fâche pas… Oh! c’est pour dire quelque chose. Tu devrais, petite âme, te déshabiller, te coucher. Je resterai ici pendant que tu te coucheras…
– Je vous en supplie… nous avons le temps…
– Allons, ne te fâche pas, ne te fâche pas. Mais je t’assure, il y a des souris ici.
– Il ne manquait plus… des souris et des chats! Je ne sais vraiment ce qui vous prend.
– Je… des bêtises. Je ne… khi, khi. Je ne… khi, khi, khi. Oh! Seigneur… khi.
– Vous avez entendu? murmura le jeune homme, vous faites un tel potin qu’il a…
– Si vous saviez ce qui m’arrive. Je saigne du nez.
– Eh bien, saignez et taisez-vous. Attendez que le vieux s’en aille.
– Jeune homme, mettez-vous à ma place. Je ne sais près de qui je me trouve couché ici.
– Vous ne vous porteriez pas mieux si vous l’appreniez. Croyez-vous que je sois curieux de connaître votre nom?… Eh bien, comment vous appelez-vous?
– Pourquoi diable vous le dirais-je?… Ce qui m’importe, c’est de vous expliquer la manière ridicule dont…
– Chut, il parle de nouveau…
– Je t’assure, mon trésor; qu’il y a des souris… un murmure…
– Mais non… c’est le coton qui s’est mis de travers dans tes oreilles.
– Tiens, à propos de coton… Sais-tu qu’ici, en haut… khi, khi. En haut… khi, khi…
– En haut! murmura le jeune homme, ah! que le diable, moi qui pensais que c’était le dernier étage… Sommes-nous donc au premier?
– Jeune homme! Ivan Andreievitch était tout frémissant. Que dites-vous? Je vous en supplie, que je sache pourquoi vous vous intéressez… Moi aussi, je pensais que c’était le dernier étage… Au nom du ciel, dites-moi s’il y en a encore un autre dans la maison.
– Je te jure que quelqu’un remue, déclara le vieillard qui avait enfin cessé de tousser.
– Chut! Vous entendez?… murmura le jeune homme, saisissant les deux mains d’Ivan Andreievitch.
– Cher Monsieur, vous me faites mal aux mains… Lâchez-moi.
– Chut!
Après une courte lutte, il y eut de nouveau un silence.
– Me voici donc qui rencontre une jolie petite… commença le vieillard.
– Quoi?
– Voyons; ne t’ai-je pas déjà dit que j’avais rencontré une jolie petite dame dans l’escalier? Il est vrai que j’ai omis, peut-être… J’ai peu de mémoire… C’est le mille-pertuis… khi.
– Quoi?
– Il me faut boire du mille-pertuis… on assure que j’irai mieux… Khi, khi, khi. J’irai mieux.
– Tu m’as dit que tu avais rencontré je ne sais quelle dame aujourd’hui, dit l’épouse.
– Hein?
– Une jolie…
– Qui te l’a dit?
– Mais toi!
– Moi, quand? ah oui…
– Enfin! En voilà une momie! murmura le jeune homme, fouettant en pensée la mémoire affaiblie du vieillard.
– Mon cher Monsieur, je frémis de terreur! Seigneur! Que m’est-il donné d’entendre? Tout comme hier, absolument comme hier…
– Chut!
– Ah! oui, oui. Je me souviens… Oh! la rusée mâtine. Et de petits yeux… et un chapeau bleu.
– Un chapeau bleu! Oh! Oh!…
– C’est elle. Elle a un chapeau bleu. Mon Dieu! s’écria Ivan Andreievitch.
– Elle, qui, elle? fit tout bas le jeune homme, serrant les mains d’Ivan.
– Chut! ordonna à son tour Ivan Andreievitch. Il reparle.
– Ah! mon Dieu, mon Dieu!…
– Du reste, tout le monde peut avoir un chapeau bleu… Alors…
– Et quelle petite coquine! continua le vieillard. Elle vient ici chez je ne sais quels amis… Il faut voir les yeux doux qu’elle fait! Et d’autres amis arrivent chez ces amis…
– Dieu, que c’est ennuyeux! interrompit la dame. En quoi cela t’intéresse-t-il?…
– Bien, bien, parfait. Ne te fâche pas, déclara le petit vieux d’une voix dolente. Je vais me taire, puisque tu le veux. Tu me parais de mauvaise humeur ce soir…
– Mais comment vous êtes-vous donc fourré ici? demanda le jeune homme.
– Vous voyez. Vous voyez. Cette fois cela vous intéresse, vous qui ne vouliez pas m’entendre.
– Oh! et puis peu m’importe. Ne dites rien si vous voulez…
– Ne vous fâchez pas, jeune homme… Je ne sais plus ce que je dis… Simplement je… il y a là certainement quelque raison mystérieuse qui fait… que vous… Mais qui êtes-vous jeune homme? Évidemment, un inconnu… mais enfin qui êtes-vous? Dieu, je ne sais plus ce que je dis…
– Oh! je vous en prie… suffit, coupa le jeune homme.
– Je vais tout vous raconter, tout. Peut-être vous dites-vous que je ne raconterai rien, que je vous en veux? Non. C’est tout simplement que je suis déprimé, voilà tout… Mais au nom du ciel, apprenez-moi tout, vous aussi, depuis le début: comment êtes-vous tombé ici? Par quel miracle? Quant à moi, je ne me fâche pas, je vous le jure… Voici ma main. Seulement il y a beaucoup de poussière ici et je l’ai salie, mais cela n’empêche pas la sincérité des sentiments.
– Fichez-moi la paix avec votre main! Pas moyen de faire un mouvement, et il m’embête avec sa main!
– Cher Monsieur, vous me parlez comme si…, comme si j’étais une vieille semelle, dit Ivan Andreievitch dans un accès d’humilité désespérée. Sa voix était suppliante. Soyez plus poli, un tout petit peu plus aimable, et je vous raconterai tout, je suis prêt à vous inviter à dîner, vraiment. Nous serions des amis. Mais impossible de rester ici couchés tous deux. Vous vous trompez, jeune homme. Vous ignorez…
– Quand donc l’a-t-il rencontrée? bégaya le jeune homme qui paraissait bouleversé. Elle m’attend peut-être maintenant… Décidément, je sors d’ici…
– Elle? Qui elle? Seigneur! De qui parlez-vous, jeune homme? Vous pensez que là-bas, en haut… Seigneur, Seigneur.» Pourquoi suis-je ainsi puni?
Ivan Andreievitch essaya de se tourner sur le dos en signe de désespoir.
– Que vous importe de savoir qui elle est? Zut, qu’il arrive ce qui doit arriver, je fiche le camp…
– Cher Monsieur, que faites-vous? Et moi, moi que deviendrai-je? chuchota Ivan Andreievitch, se cramponnant dans sa détresse aux pans du frac de son voisin.
– Que voulez-vous que cela me fasse? Eh bien, vous resterez seul… Et si vous ne le voulez pas, je puis dire à la rigueur que vous êtes mon oncle… qui s’est ruiné… le vieux ne pourra penser que je suis l’amant de sa femme.
– C’est impossible, jeune homme, être votre oncle, ce n’est pas naturel. Personne ne vous croira. Un petit enfant comme ça ne vous croirait pas. Ivan Andreievitch murmurait avec désespoir ces paroles.
– Alors ne bavardez plus et restez là immobile comme un mort. Restez toute la nuit et, au matin, vous sortirez d’une manière ou d’une autre. Personne ne vous remarquera… Puisque l’un a déguerpi, on ne pensera pas qu’un autre se cache encore… Vous ne nous voyez tout de même pas une dizaine ici? Du reste vous en valez douze à vous tout seul… Avancez ou je sors.
– Vous vous fichez de moi, jeune homme… Et si je toussais? Il faut tout prévoir.
– Chut!
– Que se passe-t-il donc? Il me semble entendre un tapage là-haut, balbutia le vieillard, qui, semble-t-il, s’était un instant assoupi.
– Vous entendez?
– En haut?
– Vous entendez, jeune homme, c’est en haut…
– Oui, j’entends.
– Mon Dieu, je vais sortir, jeune homme.
– Soit, Je reste. Cela m’est égal. Que m’importe que tout se gâte. Tenez, je présume que vous êtes un mari trompé et voilà toute l’histoire.
– Dieu, quel cynisme! Vous le supposez vraiment? Mais pourquoi, justement, un mari… Je ne suis pas marié…
– Pas marié, quelle blague!
– Je suis peut-être l’amant?
– Il est joli, l’amant!
– Mon cher Monsieur, mon cher Monsieur… Allons soit, je vous raconte tout. Vous comprendrez ma détresse. Ce n’est pas moi, je ne suis pas marié. Je suis célibataire, comme vous. C’est mon ami, un camarade d’enfance… Donc il me dit: «Je suis un homme malheureux, je bois le calice car je soupçonne ma femme.» Alors moi raisonnablement: «Pourquoi la soupçonnes-tu?» Mais vous ne m’écoutez pas. Écoutez donc, écoutez! «La jalousie est chose ridicule, lui dis-je, la jalousie est un vice.» «Non, répondit-il. Je suis un homme malheureux! Le calice, tu comprends!» Alors, moi: «Tu fus le compagnon de ma tendre enfance. Ensemble nous cueillîmes les fleurs du plaisir.» Mon Dieu, je ne sais plus ce que je dis! Vous riez toujours, jeune homme. Vous me ferez perdre la raison.
– Vous l’êtes déjà, fou!
– Je sentais que vous alliez le dire… Riez, riez, jeune homme. Moi aussi, dans ma jeunesse, j’avais mes conquêtes, et je savais séduire aussi. Oh! cela finira par une congestion cérébrale.
– Mais dites-moi petite chérie, il me semble qu’on éternue chez nous? balbutia le vieillard. C’est toi mon trésor, qui éternues?
– Oh! mon Dieu, murmura l’épouse.
– Chut! dit-on sous le lit.
– On cogne certainement là-haut, remarqua la femme épouvantée. En effet, le bruit devenait plus fort sous le lit.
– En effet, là-haut, acquiesça le mari. Là-haut. Je te disais que ce gandin… khi, khi. Ce gandin aux petites moustaches. Oh! mon Dieu, mon dos… Je venais de rencontrer ce gandin aux petites moustaches…
– Petites moustaches! Seigneur! Mais c’est vous, peut-être? murmura Ivan Andreievitch.
– Quel homme, grand Dieu! Tonnerre! Mais je suis là, là près de vous! Comment a-t-il pu me rencontrer? Mais laissez donc mon visage tranquille.
– Je vais avoir une attaque, c’est sûr.
À ce moment, en effet, on entendit un vacarme à l’étage supérieur.
– Qu’est-ce qui se passe? chuchota le jeune homme.
– Mon cher Monsieur… je meurs d’effroi… de terreur. Venez à mon secours.
– Chut!
– Écoute, ma chérie, mais c’est un vrai tapage… un potin d’enfer. Et juste au-dessus de ta chambre à coucher. Si j’envoyais quelqu’un leur dire?
– Il ne manquait plus que cette invention.
– Oh! comme tu veux. Tu es bien nerveuse ce soir.
– Mon Dieu, vous feriez mieux d’aller dormir.
– Lisa, tu ne m’aimes plus.
– Mais si, je t’aime. Mais Dieu, je suis très fatiguée.
– Allons, allons, je m’en vais.
– Oh! non, non, ne partez pas! s’écria l’épouse. Ou plutôt si, partez, partez donc!
– Mais qu’as-tu donc vraiment? Partez, ne partez pas?… khi, khi. Du reste, je m’en vais dormir… khi, khi. Ah! ces petites filles des Panafidine… khi, khi. Ces fillettes… khi. J’ai vu chez l’une des petites, une poupée de Nuremberg… khi, khi…
– Allons bon, les poupées maintenant.
– Khi, khi… Très jolie, la poupée… khi.
– Il fait ses adieux, chuchota le jeune homme. Qu’il s’en aille et nous filons sur-le-champ. M’entendez-vous? Réjouissez-vous donc!
– Dieu le veuille, oh! Dieu le veuille.
– Cela vous servira de leçon…
– Jeune homme! De quelle leçon parlez-vous? Je devine… Mais vous êtes encore jeune. Vous ne pouvez me faire la leçon.
– Je vous en donnerai tout de même une… Écoutez…
– Dieu, je vais éternuer…
– Chut! Si vous osez…
– Que puis-je faire? Cela sent trop fort la souris… Je ne puis vraiment pas… Tirez, mon mouchoir de cette poche, au nom du ciel… impossible de faire un mouvement. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi cette punition?
– Le voilà, votre mouchoir. Votre punition, je vais vous en dire la cause. Vous êtes jaloux. Vous basant je ne sais sur quoi, vous courez comme un possédé, entrez fou furieux chez des étrangers, causez du scandale…
– Je n’ai provoqué aucun scandale.
– Taisez-vous!
– Jeune homme, vous n’avez pas le droit de me faire des sermons. Je me conduis mieux que vous.
– Silence!
– Oh! mon Dieu, mon Dieu!
– Vous causez du scandale, vous épouvantez une jeune dame qui tombera peut-être malade. Vous jetez dans l’inquiétude un respectueux vieillard torturé par la toux et qui, avant toute chose a besoin de calme… Et tout cela pourquoi? Parce que vous vous êtes figuré le diable sait quelles sottises qui vous font courir de droite et de gauche… Comprenez-vous, saisissez-vous dans quelle mauvaise histoire vous vous êtes précipité? Le sentez-vous?
– Très bien, cher Monsieur, je le sens, mais vous n’avez pas le droit…
– Taisez-vous. On s’en moque, ici, du droit. Comprenez-vous que tout cela peut finir en tragédie? Comprenez-vous que ce vieillard qui aime sa femme peut perdre la raison au moment où il vous verra sortir de dessous le lit? Mais non, vous êtes incapable de provoquer une tragédie! Lorsque vous décamperez d’ici, ce ne sera en vous voyant, qu’un vaste éclat de rire. J’aimerais vous voir à la lumière des bougies, vous seriez sans doute très drôle.
– Et vous-même? Vous êtes également très drôle en cette circonstance. J’aimerais bien vous voir…
– Comment le pourriez-vous?
– Vous êtes, jeune homme, assurément, marqué par l’immoralité.
– Oh! vous parlez de moralité! Et comment connaîtriez-vous le motif de ma présence ici? L’erreur m’a conduit ici, je me suis trompé d’étage. Et du diable si je sais pourquoi on m’a permis d’entrer. Je suppose qu’elle devait, en effet, attendre quelqu’un – certainement pas vous. Je me suis caché sous le lit, lorsque j’ai entendu votre pas stupide et que j’ai vu l’effroi de la dame. De plus, il faisait sombre. Et pourquoi me justifier devant vous? Vous êtes un vieillard ridicule et jaloux… Pourquoi je reste sous le lit? Peut-être pensez-vous que j’ai peur d’en sortir? Non Monsieur, ce serait fait depuis longtemps, mais si je ne bouge pas, c’est par pitié pour vous. Que feriez-vous tout seul? Vous seriez comme une souche devant eux, vous ne trouveriez plus vos mots.
– Pourquoi, comme une souche? Pourquoi me comparer à une bûche? Vous auriez pu trouver autre chose jeune homme? Et pourquoi ne saurais-je quoi dire? Je garderai ma tête sur les épaules.
– Oh! Seigneur! Voilà un chien qui se met à japper.
– Vous ne cessez de bavarder. Vous avez réveillé le caniche… Voilà la catastrophe.
Effectivement, le petit chien de la dame qui tout le temps avait dormi dans son coin, sur un coussin, s’était brusquement réveillé. Il flaira la présence d’étrangers et se précipita sous le lit en aboyant.
– Dieu! l’imbécile de chien! murmura Ivan Andreievitch. Il va nous trahir… Malédiction!
– Évidemment. Vous avez une telle peur, que cela peut arriver.
– Ami, Ami, ici, s’écria la maîtresse de maison. Ici, ici.
Mais le caniche n’obéit pas et marcha droit sur Ivan Andreievitch.
– Que se passe-t-il, mon trésor? Pourquoi Amichka jappe-t-il? demanda le vieillard. Sans doute y a-t-il des souris? Ou bien est-ce notre chat Vasska? Je comprends… Il me semblait tout le temps entendre quelqu’un… comme si l’on éternuait… C’est que Vasska est enrhumé aujourd’hui.
– Ne faites pas un mouvement! fit tout bas le jeune homme. Ne vous retournez pas. Il finira peut-être par se taire.
– Mon cher Monsieur, mon cher Monsieur. Lâchez mes mains. Pourquoi les tenez-vous?
– Chut! Taisez-vous.
– Jeune homme, il me mord le nez! Vous ne voudriez pas que je perde mon nez!
Ivan Andreievitch lutta et se délivra. Le caniche aboya avec rage. Soudain il se tut, puis poussa un hurlement.
– Oh! s’écria la dame.
– Bandit! Qu’avez-vous fait? murmura le jeune homme. Vous allez nous perdre. Pourquoi le saisissez-vous? Dieu, il l’étrangle! Ne l’étranglez pas! Lâchez-le! Monstre! Vous ignorez donc ce que peut une femme après cela! Elle nous livrera tous les deux si vous tuez son chien.
Mais Ivan Andreievitch n’écoutait plus rien. Il avait réussi à attraper le caniche et, dans un acte de légitime défense, venait de lui serrer la gorge. La bête poussa un cri plaintif et rendit l’âme.
– Nous sommes perdus, chuchota le jeune homme.
– Amichka! Amichka! cria la dame. Seigneur! Que font-ils à mon Amichka? Amichka! Ici! Oh! les bandits, les barbares! Dieu! je m’évanouis…
– Qu’y a-t-il? Que se passe-t-il? cria le vieillard, bondissant de son fauteuil. Qu’as-tu mon trésor? Amichka, ici! Amichka! Amichka! Amichka! criait-il, claquant des doigts. Ici Amichka, ici! Impossible que Vasska l’ait mangé! Il faut le fouetter, ce chat, mon trésor. Le coquin, voilà un mois qu’on ne l’a fouetté. Qu’en penses-tu? Je demanderai conseil demain à Praskovia Zaharievna. Mais, ma chérie, que t’arrive-t-il? Tu es toute pâle. Oh! Des gens! Des gens!
Le vieillard courait dans la chambre.
– Monstres! Bandits! hurla la dame qui se laissa tomber sur un divan.
– Mais qui? Qui? s’écria le vieillard.
– Là… il y a des personnes, des étrangers. Là, sous le lit. Oh! Seigneur… Amichka, Amichka… Qu’ont-ils fait de toi?
– Mon Dieu, Seigneur! Quelles personnes? Amichka!… Serviteurs, serviteurs venez ici… Qui est là? Qui est là? Serviteurs…
Le vieillard saisit une bougie et se pencha sous le lit.
– Qui est là? Qui est là? Serviteurs, serviteurs!
Ivan Andreievitch, ni mort ni vif demeurait immobile près du corps inanimé d’Amichka. Mais le jeune homme suivait du regard les moindres mouvements du vieillard. Ce dernier, brusquement, contourna le lit et, près du mur, se pencha. En une seconde le jeune homme sortit de dessous le lit et s’élança tandis que le mari cherchait ses hôtes de l’autre côté de la couche conjugale.
– Dieu! murmura la dame en fixant le jeune homme. Qui êtes-vous donc? je pensais…
– Le monstre est resté, répondit tout bas le jeune homme. C’est lui qui a tué Amichka.
– Oh! s’écria la dame.
Mais le jeune homme avait déjà fui.
– Oh! il y a quelqu’un ici. Je vois une botte, cria le mari, saisissant le pied d’Ivan Andreievitch.
– Assassin! Assassin! cria la dame. Oh! Ami, Ami!
– Sortez, sortez donc, cria le vieillard, frappant des pieds. Sortez! Qui êtes-vous? Dites qui vous êtes! Seigneur! Quel curieux personnage!
– Ce sont des brigands…
– Au nom du ciel, au nom du ciel! cria Ivan Andreievitch en sortant, au nom du ciel, Votre Excellence, n’appelez pas vos gens. Votre Excellence, ne faites venir personne. Tout à fait inutile. Vous n’aurez pas à me mettre à la porte. Je ne suis pas cet homme-là. Je suis tout à fait normal. Votre Excellence, tout cela est arrivé par erreur. Je vais vous expliquer sur-le-champ, Votre Excellence. Ivan Andreievitch renifla et fit entendre un sanglot. C’est la femme… c’est-à-dire, non, pas mon épouse, mais la femme d’un autre… moi je ne suis pas marié, simplement… C’est mon ami, un camarade d’enfance…
– Quel camarade d’enfance? cria le vieillard, trépignant. Vous êtes un voleur… vous veniez cambrioler… il n’y a pas de camarade d’enfance.
– Non, je ne suis pas un voleur, Votre Excellence. Je suis effectivement un camarade d’enfance… c’est une erreur fortuite… je suis arrivé par hasard… par l’autre perron.
– Moi je vois, Monsieur, par où vous êtes sorti.
– Votre Excellence! Je ne suis pas cet homme-là. Vous vous trompez. Je répète que vous faites une cruelle erreur, Votre Excellence. Regardez-moi, voyez et vous comprendrez par certains signes et indices que je ne puis être un voleur. Votre Excellence, Votre Excellence, criait Ivan Andreievitch joignant les mains et se tournant vers la jeune dame. Vous, Madame, comprenez-moi… C’est moi qui ai étranglé Amichka… Mais je ne suis pas coupable. Je jure que je ne suis pas coupable. C’est ma femme qui est toujours coupable. Je suis un homme malheureux… je bois le calice…
– Mais écoutez… que m’importe que vous ayez bu une coupe… il se peut que vous en ayez avalé plusieurs, à en juger d’après votre état. Cependant, comment avez-vous pu entrer ici? cria le vieillard agité et frémissant, mais convaincu tout de même qu’Ivan Andreievitch ne pouvait, en effet, être un voleur. Je vous le demande: comment êtes-vous entré ici, comme un bandit?
– Pas un bandit, Votre Excellence. Je vous jure que je ne suis pas un brigand. Tout cela est venu parce que je suis jaloux. Je vous raconterai tout, Votre Excellence, je vous relaterai sincèrement, comme à un père… car vous êtes d’un âge à pouvoir être mon père.
– Comment, d’un âge!
– Votre Excellence! Peut-être vous ai-je offensé? En effet, une dame si jeune… et votre âge… vraiment il est agréable de voir, Votre Excellence, en effet… agréable de voir pareille union… à la fleur de l’âge. Mais n’appelez pas les gens… au nom du ciel, n’appelez personne, les gens ne sauront rien. Je les connais… C’est-à-dire… je ne veux pas dire que mes relations habituelles soient parmi les laquais. Moi aussi, j’ai des laquais, Votre Excellence, et ils ne cessent de se moquer… les ânes! Votre Altesse… Je ne crois pas me tromper, je parle à un prince…
– Non, pas à un prince, Monsieur… Je suis ce que je suis. Je vous prie de ne pas chercher à m’attendrir avec vos «Altesse». Comment vous êtes-vous fourré, Monsieur? Comment vous êtes-vous fourré?…
– Votre Altesse, c’est-à-dire Votre Excellence… pardonnez-moi je croyais que vous étiez Altesse. Je fais erreur… je me suis trompé, cela arrive. Vous ressemblez tant au prince Korotkoouhov que j’eus l’honneur de rencontrer chez mon ami, Monsieur Pouzyrev. Vous voyez bien que je connais aussi des princes. J’ai serré la main à un prince chez mon ami. Vous ne pouvez me prendre pour celui que vous croyez. Je ne suis pas un voleur. Votre Excellence, n’appelez pas les gens… car si vous le faisiez, qu’arriverait-il?
– Mais comment êtes-vous venu ici? s’écria la dame. Qui êtes-vous?
– Oui, qui êtes-vous? reprit le mari. Et moi, mon trésor, qui pensais que notre chat Vasska était sous le lit et éternuait. Et c’était cet homme! Qui êtes-vous? Parlez donc!
De nouveau le vieillard trépigna.
– Je ne puis parler, Votre Excellence, j’attends que vous ayez achevé. J’écoute vos plaisanteries spirituelles. En ce qui me concerne, c’est une histoire bien drôle, Votre Excellence. Je vous raconterai tout… N’appelez pas les gens, Votre Excellence. Agissez à mon égard avec noblesse. Ce n’est pas une affaire d’être resté sous un lit, et je n’ai rien perdu pour cela de ma dignité. Une histoire du plus haut comique. Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch, se tournant vers la dame d’un air suppliant. Surtout, vous, Votre Excellence, vous ne pouvez pas ne pas rire… Pensez à un mari jaloux sur une scène. Vous le voyez, je m’humilie, très volontairement, je m’humilie. Certes, j’ai tué Amichka, mais… Seigneur, je ne sais plus ce que je dis…
– Mais comment êtes-vous entré ici?
– J’ai profité de l’obscurité, Votre Excellence… J’en suis navré. Pardonnez-moi, Votre Excellence. Je demande pardon très humblement. Je ne suis qu’un mari offensé, rien de plus. Ne pensez pas, Excellence, que j’ai été l’amant. Je ne suis pas l’amant. Votre épouse est très vertueuse, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle est pure et innocente.
– Quoi? Comment? Qu’osez-vous dire? cria le vieillard, trépignant de nouveau. Auriez-vous perdu la raison? Quelle audace de parler ainsi de ma femme!
– Ce bandit, cet assassin qui a étranglé Amichka! s’écria la dame tout en larmes. Et il ose encore!…
– Votre Excellence, Votre Excellence. Je ne fais que dire des sottises.
Ivan Andreievitch était plus mort que vif. Je suis un imbécile et rien de plus… Considérez mon esprit comme dérangé. Je vous donne ma parole d’honneur que vous me rendriez service… Je vous aurais tendu la main mais je n’ose… Je n’étais pas seul… je suis l’oncle… c’est-à-dire que… je veux dire qu’il est impossible qu’on me prenne pour un amant. Dieu. De nouveau des bêtises… Ne vous offensez pas, Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch, s’adressant à l’épouse. Vous êtes une dame. Vous comprenez ce qu’est l’amour, c’est un sentiment tout de finesse… Je bafouille encore. Je veux simplement dire que je suis vieux, autrement dit un homme d’âge mûr et non un vieillard, que je ne puis être votre amant… C’est Richardson qui est l’amant, c’est-à-dire Lovelace… Ah! que je suis bête. Mais vous voyez, Votre Excellence, que je suis un être instruit et que je connais la littérature. Vous riez, Votre Excellence. Heureux, heureux d’avoir provoqué votre rire, Votre Excellence. Oh! quelle joie de vous avoir fait rire.
– Seigneur, qu’il est drôle cet homme! s’écria la dame, éclatant de rire.
– Oui, très drôle, et comme il est sale! proféra le vieillard, ravi de voir rire sa femme. Mon trésor, il ne peut être un voleur, mais comment est-il entré ici?
– Curieux, en effet, très curieux, Votre Excellence. Un vrai roman. Comment? En pleine nuit, dans une capitale, un homme sous un lit! Étrange, curieux. Du Rinaldo-Rinaldini, d’une certaine manière. Mais ce n’est rien, tout cela n’est rien, Votre Excellence. Je vous raconterai tout. Quant à vous, Votre Excellence, je vous trouverai un autre caniche, un petit chien unique. Longs poils, courtes pattes… il ne peut faire deux pas sans se prendre dans ses poils en courant et tomber. Le sucre lui suffit comme nourriture. Je vous l’apporterai, Votre Excellence, je vous le jure.
– Ah, ah, ah! La dame n’en pouvant plus de rire, roula sur son divan. Je vais avoir une crise de nerfs, c’est sûr. Dieu, qu’il est drôle!
– C’est vrai. Ah! ah!… khi, khi, khi, khi. Drôle et si sale!… khi, khi.
– Votre Excellence, Votre Excellence, je suis au comble du bonheur. Je vous aurais tendu ma main, mais je n’ose, Votre Excellence. J’ai bafouillé, je le sens, mais maintenant, mes yeux se dessillent. Je suis sûr que ma femme est pure et innocente. Je l’ai soupçonnée en vain.
– Sa femme? Sa femme? cria la dame les yeux pleins des larmes du fou rire.
– Il est marié, vraiment? Je ne l’aurais jamais pensé! observa le mari.
– Votre Excellence, ma femme… elle est la coupable, autrement dit c’est ma faute à moi, puisque je l’ai soupçonnée… je savais qu’un rendez-vous était fixé là-haut à l’étage supérieur… J’avais intercepté une lettre, je me suis trompé d’un étage et me suis trouvé sous le lit…
– Oh! oh! oh! oh! oh!…
– Ah! ah! ah! ah! ah!…
– Oh! oh! oh! oh! oh! Ivan Andreievitch pouffa, lui aussi, de rire. Si vous saviez combien je suis heureux! Oh! comme il est agréable de voir que nous sommes tous d’accord et contents! Et ma femme aussi, est entièrement innocente. J’en suis presque certain. Car elle l’est, n’est-ce pas; Votre Excellence?
– Ah! ah! ah!… khi, khi. Sais-tu qui c’est mon trésor? put enfin dire le vieillard après avoir dominé son rire.
– Qui? ah! ah! ah! qui?
– Mais c’est la petite charmante qui fait les yeux doux à ce gandin! C’est elle. Je parie que c’est sa femme!
– Non, Votre Excellence, je suis sûr que ce n’est pas elle… absolument certain.
– Mais, mon Dieu, vous perdez votre temps, s’écria la dame cessant de rire, courez, filez là-haut. Peut-être les trouverez-vous ensemble?
– Au fait, Votre Excellence, j’y vole. Mais je ne trouverai personne, Votre Excellence. Ce n’est pas elle, je le sais d’avance. Elle est maintenant à la maison. Et moi qui… je suis simplement jaloux et voilà… Qu’en pensez-vous, les y trouverai-je, Votre Excellence?
– Oh! oh! oh! oh!
– Hi, hi, hi, hi, hi, hi!… khi, khi…
– Filez, filez… Et lorsque vous redescendrez, venez nous raconter, demanda la dame. Ou plutôt… demain matin, cela vaudra mieux. Et amenez-nous la, je veux faire sa connaissance.
– Au revoir, Votre Excellence, au revoir. Je vous l’amènerai sans faute, et je suis très heureux de vous connaître. Je suis content, heureux que tout se termine de manière aussi imprévue et se dénoue pour le mieux…
– Et le bichon? N’oubliez pas: avant toutes choses, le bichon.
– Je vous l’apporterai, Votre Excellence, sans faute, je l’apporterai, dit vivement Ivan Andreievitch qui se précipita de nouveau dans la chambre, car il était déjà sorti après avoir fait ses adieux. Certainement je reviendrai avec le bichon. C’est un amour. Comme si un confiseur l’avait fabriqué avec des bonbons. Et vous verrez, il court, se prend dans ses poils et tombe… Tel que, je vous l’assure. Je disais même à ma femme: «Qu’a-t-il donc, ma chérie à rouler tout le temps par terre?» Il est si petit, me répondait-elle. Fait en sucre, Votre Excellence et très, très heureux de vous avoir connu. Ivan Andreievitch salua et sortit.
– Oh! Monsieur! attendez, revenez.
Le vieillard rappelait Ivan Andreievitch. Ivan Andreievitch rentra pour la troisième fois dans la pièce.
– Écoutez, je n’arrive pas à trouver mon chat, Vasska? Vous ne l’avez pas vu quand vous étiez sous le lit?
– Non, je ne l’ai pas remarqué, Votre Excellence. Du reste, je serai très heureux et considérerai comme un honneur de le connaître.
– Il a un rhume, aujourd’hui, et ne cesse d’éternuer… Il faudra le fouetter.
– Mais naturellement, Votre Excellence, les châtiments rééducatifs sont nécessaires aux animaux domestiques.
– Quoi?
– Je dis que les châtiments rééducatifs sont nécessaires aux animaux domestiques…
– Allons, que le Seigneur vous bénisse. Je voulais simplement…
Lorsqu’il se retrouva dans la rue, Ivan Andreievitch demeura longtemps immobile, pareil à un homme qui s’attend, d’une seconde à l’autre, à s’effondrer dans une attaque d’apoplexie. Il ôta son chapeau, essuya la sueur froide de son front, fronça les sourcils, parut réfléchir et prit en courant la direction de sa maison.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction quand il apprit, chez lui, que Glafira était depuis longtemps revenue du théâtre. Elle avait beaucoup souffert des dents, avait mandé un médecin, s’était fait mettre des sangsues. Glafira, au lit, attendait Ivan Andreievitch.
Ivan Andreievitch se frappa le front. Enfin il se rendit dans la chambre à coucher de sa femme.
– Où diable passez-vous votre temps? Regardez-vous donc et voyez dans quel état vous êtes! En voilà une figure! Où vous êtes-vous fourré? Réfléchissez, Monsieur, votre femme se meurt, et on court toute la ville pour vous trouver. Où étiez-vous? Vous vouliez encore me prendre en flagrant délit, vous cherchiez à m’empêcher de me trouver au rendez-vous fixé? Je ne sais à qui du reste! Honteux, Monsieur! On vous montrera bientôt du doigt.
– Mon trésor, répondit Ivan Andreievitch.
Mais il se sentit si fortement gêné qu’il dut prendre son mouchoir dans sa poche. Il interrompit la phrase commencée, ne trouvant ni pensée, ni parole… Alors, avec stupeur, avec effroi, avec horreur, lorsqu’il tira son mouchoir, il vit le défunt Amichka tomber sur le tapis. Il n’avait pas remarqué que, tout en rampant hors du lit, dans sa crise de désespoir, il avait fourré dans sa poche Amichka. Ivan Andreievitch espérait ainsi effacer toute trace de son acte, détruire toute preuve de son crime et éviter la punition méritée.
– Qu’est-ce que c’est? cria l’épouse. Un petit chien mort? Seigneur! D’où vient-il? Mais qu’avez-vous donc fait? Où étiez-vous? Répondez vite, où étiez-vous?
– Mon cher trésor… Ivan Andreievitch se sentit plus mort qu’Amichka. Ma chérie…
Mais nous allons quitter ici notre héros, jusqu’à la prochaine fois. Un jour ou l’autre, ô mes lecteurs, nous terminerons l’histoire de tous ses malheurs, de toutes les épreuves que le destin fit subir à Ivan Andreievitch. Avouez cependant que la jalousie est une passion inexcusable, plus même: une calamité.
(1860)