C’était ça. Exactement ça. Les escarpins Prada repérés dans le Vogue du mois dernier. La note discrète, décisive, qui achèverait l’ensemble. Avec la robe qu’elle imaginait — un petit truc noir qu’elle avait acheté trois fois rien rue du Dragon —, ce serait parfait. Tout simplement dégaine. Sourire. Jeanne Korowa s’étira derrière son bureau. Elle avait enfin trouvé sa tenue pour le soir. A la fois dans la forme mais aussi dans l’esprit.
Elle vérifia encore une fois son portable. Pas de message. Une pointe d’angoisse lui crispa l’estomac. Plus aiguë, plus profonde encore que les précédentes. Pourquoi n’appelait-il pas ? Il était plus de 16 heures. N’était-il pas déjà trop tard pour confirmer un dîner ?
Elle balaya ses doutes et téléphona à la boutique Prada de l’avenue Montaigne. Avaient-ils les chaussures ? en 39 ? Elle serait là avant 19 heures. Bref soulagement. Aussitôt rattrapé par une autre inquiétude. Déjà 800 euros de découvert sur son compte… Avec ce nouvel achat, elle passerait au-delà des 1 300 euros.
Mais on était le 29 mai. Son traitement lui serait versé dans deux jours. 4 000 euros. Pas un cent de plus, primes comprises. Elle allait donc attaquer son mois, encore une fois, avec un tiers de ses revenus amputés. Elle avait l’habitude. Depuis longtemps, elle pratiquait la claudication bancaire avec une certaine agilité.
Elle ferma les yeux. S’imagina juchée sur ses talons vernis. Ce soir, elle serait une autre. Méconnaissable. Flamboyante. Irrésistible. Le reste ne serait qu’un jeu d’enfant. Rapprochement. Réconciliation. Nouveau départ…
Mais pourquoi n’appelait-il pas ? C’était pourtant lui qui avait repris contact la veille au soir. Pour la centième fois de la journée, elle ouvrit sa boite aux lettres électronique et consulta l’e-mail.
« Les mots nous font dire n’importe quoi. Je n’en pensais pas un seul, évidemment. Diner à deux, demain ? Je t’appelle et passe te prendre au tribunal. Je serai ton roi, tu seras ma reine… »
Les derniers mots étaient une référence à Heroes, une chanson de David Bowie. Une version collector, où la rock-star chante plusieurs couplets en français. Elle revoyait la scène, le jour où ils avaient découvert le disque vinyle chez un marchand spécialisé du quartier des Halles. La joie dans ses yeux, à lui. Son rire… A cet instant précis, elle n’avait plus rien souhaité d’autre. Susciter toujours, ou simplement préserver, cette flamme dans ses yeux. Comme les vestales de la Rome antique devaient toujours entretenir le foyer sacré du temple.
Le téléphone sonna. Pas son portable. Le fixe.
— Allô ?
— Violet.
En une fraction de seconde, Jeanne réintégra sa peau officielle.
— On en est où ?
— Nulle part.
— Il a avoué ?
— Non.
— Il l’a violée, oui ou merde ?
— Il dit qu’il ne la connaît pas.
— Elle n’est pas censée être la fille de sa maîtresse ?
— Il dit qu’il ne connaît pas non plus la mère.
— Le contraire est facile à démontrer, non ?
— Rien n’est facile sur ce coup.
— Combien d’heures il reste ?
— Six. Autant dire que dalle. Il a pas bronché en dix-huit heures.
— Chiotte.
— Comme tu dis. Bon. J’y retourne et je fais monter la sauce. Mais à moins d’un miracle…
Elle raccrocha et mesura sa propre indifférence. Entre la gravité du dossier-viol et violences sur une mineure — et les enjeux dérisoires de sa vie — dîner ou pas dîner ? — , il y avait un gouffre. Pourtant, elle ne pouvait penser à rien d’autre qu’à son rendez-vous.
Un des premiers exercices à l’École de la magistrature était le visionnage d’une séquence vidéo : un flagrant délit filmé par une caméra de sécurité. On demandait ensuite à chaque apprenti juge de raconter ce qu’il avait vu. On obtenait autant de versions que de témoignages. La voiture changeait de marque, de couleur. Le nombre des agresseurs différait. La succession des événements n’était jamais la même. L’exercice donnait le ton. L’objectivité n’existe pas. La justice est une affaire humaine. Imparfaite, fluctuante, subjective.
Machinalement, Jeanne scruta encore l’écran de son portable. Rien. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Depuis le matin, elle n’avait cessé d’attendre cet appel. D’imaginer, de divaguer, tournant et retournant les mêmes pensées, les mêmes espoirs, puis, la seconde d’après, sombrant dans une détresse totale. Plusieurs fois, elle avait été tentée d’appeler elle-même. Mais non. Pas question. Il fallait tenir…
17 h 30. Soudain, la panique s’engouffra en elle. Tout était fini. Cette vague promesse de dîner, c’était l’ultime sursaut du cadavre. Il ne reviendrait pas. Il fallait l’admettre. « Faire son deuil. » « Se reconstruire. » « S’occuper de soi. » Des expressions à la con qui ne signifient rien sinon la détresse de pauvres filles comme elle. Toujours larguées. Toujours en peine. Elle balança son stabilo et se leva.
Son bureau était situé au troisième étage du TGI (tribunal de grande instance) de Nanterre. 10 mètres carrés encombrés de dossiers qui puaient la poussière et l’encre d’imprimante, où se serraient deux bureaux —, le sien et celui de sa greffière, Claire. Elle lui avait donné congé à 16 heures pour pouvoir flipper tranquille.
Elle se posta devant la fenêtre, observa les coteaux du parc de Nanterre. Lignes douces des vallons, pelouses dures. Des cités aux tons d’arc-en-ciel sur la droite et, plus loin, les « tours-nuages » d’Emile Aillaud, l’architecte qui disait : « La préfabrication est une fatalité économique mais elle ne doit pas donner l’impression aux gens qu’ils sont eux-mêmes préfabriqués. » Jeanne aimait cette citation. Mais elle n’était pas certaine que le résultat soit à la hauteur des espérances de l’architecte. Chaque jour, elle voyait se déverser dans son cabinet la réalité produite par ces cités de merde : vols, viols, voies de fait, deals… Pas du préfabriqué, c’est sûr.
Elle revint s’installer derrière son bureau, nauséeuse, se demandant combien de temps elle tiendrait encore avant de s’enfiler un Lexomil. Ses yeux tombèrent sur un bloc de papier à lettres. Cour d’appel de Versailles. Tribunal de grande instance de Nanterre. Cabinet de Mme Jeanne Korowa. Juge d’instruction près le TGI de Nanterre. En écho, elle entendait les formules qui la caractérisaient habituellement. La plus jeune diplômée de sa promotion. La « petite juge qui monte ». Promise à devenir l’égale des Eva Joly et autres Laurence Vichnievsky. Ça, c’était la version officielle.
La version intime était un désastre. Trente-cinq ans. Pas mariée. Pas d’enfants. Quelques copines, toutes célibataires. Un trois-pièces en location dans le VIe arrondissement. Aucunes économies. Aucun patrimoine. Aucune perspective. Sa vie avait filé, de l’eau entre ses doigts. Et maintenant, au restaurant, on commençait à l’appeler « madame » et non plus « mademoiselle ». Merde.
Deux ans auparavant, elle avait sombré. L’existence, qui avait déjà un goût amer, avait fini par ne plus avoir de goût du tout. Dépression. Hospitalisation. A cette époque, vivre signifiait seulement « souffrir ». Deux mots parfaitement équivalents, parfaitement synonymes. Bizarrement, elle gardait un bon souvenir de son séjour en institut. Chaud, en tout cas. Trois semaines de sommeil, nourrie aux médocs et aux petits pots pour bébés. Le retour au réel s’était fait en douceur. Antidépresseurs. Analyse… Elle conservait aussi de cette période une faille invisible à l’intérieur d’elle-même, qu’elle prenait soin d’éviter au quotidien à coups de psy, de pilules, de sorties. Mais le trou noir était là, toujours proche, presque magnétique, qui l’attirait en permanence…
Elle chercha dans son sac ses Lexomil. Plaça sous sa langue une barrette entière. Jadis, elle n’en prenait qu’un quart mais, accoutumance oblige, elle s’assommait maintenant avec une dose complète. Elle s’enfonça dans son fauteuil. Attendit. Très vite, le poing se dénoua sur sa poitrine. Sa respiration devint plus fluide. Ses pensées perdirent en acuité…
On frappa à la porte. Elle sursauta. Elle s’était endormie.
Stéphane Reinhardt, dans sa veste pied-de-poule, apparut sur le seuil. Décoiffé. Chiffonné. Pas rasé. Un des sept juges d’instruction du TGI. On les appelait les « sept mercenaires ». Reinhardt était de loin le plus sexy. Plutôt Steve McQueen que Yul Brynner.
— C’est toi qui assures la permanence financière ?
— Si on veut.
Depuis trois semaines, on lui avait attribué ce domaine, dont elle n’était pas spécialiste. Elle aurait pu tout aussi bien hériter du grand banditisme ou du terrorisme.
— C’est toi ou non ?
— C’est moi.
Reinhardt brandit une chemise de papier vert.
— Ils se sont gourés au parquet. Ils m’ont envoyé ce RI.
Un « RI » est un réquisitoire introductif rédigé par le procureur ou son substitut, suite au premier examen d’une affaire. Une simple lettre officielle agrafée aux premières pièces du dossier : procès-verbaux des policiers, rapport des services fiscaux, lettres anonymes… Tout ce qui peut aiguiller les premiers soupçons.
— Je t’ai fait une copie, continua-t-il. Tu peux l’étudier tout de suite. Je leur renvoie l’original ce soir. Ils te saisiront demain. Ou j’attends quelques jours et ce sera pour le prochain juge de permanence. Tu prends ou non ?
— C’est quoi ?
— Un rapport anonyme. A priori, un bon petit scandale politique.
— Quel bord ?
Il dressa sa main droite en direction de sa tempe, en un garde-à-vous comique.
— A droite toute, mon général !
En un souffle, sa vocation lui traversa le corps, l’emplissant d’un coup de certitudes et de promesses. Son boulot. Son pouvoir. Son statut de juge, par décret présidentiel.
Elle tendit le bras au-dessus de son bureau.
— Envoie.
Elle avait connu Thomas lors d’un vernissage. Elle se rappelait la date exacte. Le 12 mai 2006. Le lieu. Un vaste appartement de la rive gauche abritant pour l’occasion une exposition de photographies. Son look à elle. Tunique indienne. Jean gris moiré. Bottes à boucles d’argent façon motard. Jeanne n’avait pas regardé les photos aux murs. Elle s’était concentrée sur sa cible : le photographe lui-même.
Elle avait multiplié les coupes de champagne jusqu’à balayer toute résistance à l’intérieur d’elle-même. Elle aimait, lorsqu’elle avait choisi sa proie, se laisser dériver et devenir proie à son tour. Killing me softly with his song. La version des Fugees résonnait au-dessus du brouhaha. Parfaite musique pour son strip-tease mental, où elle se débarrassait successivement de ses peurs, de ses réserves, de ses pudeurs… Tout cela volait au-dessus de sa tête, à la manière d’un bustier ou d’un string, pour atteindre à la vraie liberté : celle du désir.
En même temps, Jeanne entendait les avertissements des copines : « Thomas ? Un coureur. Un baiseur. Un salaud. » Elle souriait. Il était déjà trop tard. Le champagne anesthésiait son système immunitaire. Il s’était approché. Avait attaqué son numéro de séducteur. Assez nul, en fait. Mais sous les plaisanteries brillait son désir. Et sous ses sourires à elle se reflétait la réponse.
Dès cette rencontre, les malentendus avaient commencé. Le premier baiser avait été trop rapide. Dans la voiture, le soir même. Et, comme disait sa mère quand elle n’avait pas encore perdu la boule : « Le premier baiser, pour la femme, c’est le début de l’histoire. Pour l’homme, c’est le début de la fin. » Jeanne s’en voulait d’avoir cédé aussi vite. De ne pas avoir su faire monter la sauce à petit feu…
Pour faire bonne mesure, elle s’était ensuite refusée durant plusieurs semaines, créant entre eux une tension inutile. Ils s’étaient cristallisés dans leurs rôles respectifs. Lui, en appel. Elle, en refus. Peut-être se protégeait-elle déjà… Elle savait qu’au moment où elle donnerait son corps, le cœur viendrait avec. Et que la vraie dépendance commencerait.
Thomas était bon photographe, il fallait lui reconnaître ça. Mais pour le reste, le désert. Il n’était ni beau ni laid. Sympa, certainement pas. Radin. Égoïste. Lâche, oui. Comme la plupart des hommes. En réalité, Jeanne et lui n’avaient qu’un seul point commun : leurs deux séances de psy hebdomadaires. Et les blessures profondes qu’ils tentaient de soigner. Quand elle y réfléchissait, elle ne pouvait expliquer son coup de foudre que par les circonstances extérieures. Le bon endroit. Le bon moment. Rien de plus. Elle savait tout cela et pourtant, elle continuait à lui trouver toutes les qualités, pratiquant une autohypnose permanente. L’amour féminin : le seul domaine où c’est l’œuf qui pond la poule…
Elle n’en était pas à sa première erreur. Elle avait le don pour tomber sur les mauvais numéros. Et même les cinglés. Comme cet avocat qui éteignait son ballon d’eau chaude quand elle venait coucher chez lui. Il avait remarqué qu’après une douche brûlante, Jeanne s’endormait sans faire l’amour. Ou cet ingénieur en informatique qui lui demandait des strip-teases via sa webcam. Elle avait tout arrêté quand elle avait compris qu’il n’était pas seul à regarder. Ou encore cet éditeur obscur qui prenait le métro avec des gants de feutre blanc et volait des livres d’occasion dans les librairies. Il y en avait eu d’autres. Tellement d’autres… Qu’avait-elle fait pour récolter tous ces tarés ? Tant d’erreurs pour une seule vérité : Jeanne était amoureuse de l’amour.
Quand elle était gamine, Jeanne écoutait une chanson en boucle : « Ne la laisse pas tomber / Elle est si fragile / Être une femme libérée / Tu sais c’est pas si facile… » A l’époque, elle ne comprenait pas l’ironie implicite des paroles, mais elle pressentait que cette chanson, mystérieusement, scellerait son avenir. Elle avait raison. Aujourd’hui, Jeanne Korowa, parisienne, indépendante, était une femme libérée. Et, non, ce n’était pas si facile…
Elle courait de procédure en procès, de perquise en audition, se demandant toujours si elle était sur la bonne voie. Si tout cela était bien l’existence dont elle avait rêvé. Parfois même, elle soupçonnait une monstrueuse arnaque. On l’avait convaincue qu’elle devait être l’égale de l’homme. S’acharner au boulot. Reléguer ses sentiments à l’arrière-plan. Mais était-ce bien son chemin, à elle ?
Ce qui la mettait en rage, c’était que cette situation était encore un coup des hommes. Ils avaient à ce point imposé le désespoir amoureux dans les villes qu’ils avaient poussé les femmes à abandonner leur grand rêve sentimental, leur Liebestraum, leur mission de procréation. Tout ça pour quoi ? Pour ramasser leurs miettes sur le terrain professionnel et rêver le soir devant des séries télévisées, en faisant passer leur Lexomil avec un verre de vin blanc. Bonjour l’évolution.
Au début, avec Thomas, elle formait le parfait couple moderne. Deux appartements. Deux comptes en banque. Deux feuilles d’impôt. Quelques soirées communes par semaine et, pour faire bonne mesure, un week-end en amoureux de temps en temps, Deauville ou autre.
Quand Jeanne avait risqué les mots qui fâchent — « engagement », « vie commune », ou même, soyons fous, « enfant » —, elle s’était pris une fin de non-recevoir. Un rempart serré d’hésitations, d’atermoiements, de délais… Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ses soupçons avaient commencé. Que faisait au juste Thomas les autres soirs, quand il ne la voyait pas, elle ?
Dans les incendies, survient parfois un phénomène que les spécialistes appellent le flashover. Dans une pièce fermée, les flammes consomment tout l’oxygène puis se mettent à sucer l’air du dehors, sous les portes, par les rainures des chambranles, par les failles des murs, créant une dépression, aspirant les cloisons, les châssis des fenêtres, les vitres, jusqu’à tout faire voler en éclats. Alors, le brusque afflux d’oxygène du dehors nourrit d’un coup l’incendie qui redouble et explose. C’est le flashover.
Exactement ce qui était arrivé à Jeanne. A force d’avoir fermé son cœur à toute espérance, elle avait consumé ses ressources. Chaque porte, chaque verrou tiré sur ses attentes avait été finalement soufflé, libérant une rage, une impatience, une exigence sans merci. Jeanne s’était transformée en furie. Elle avait mis Thomas au pied du mur. Elle avait posé des ultimatums. Et elle avait obtenu le résultat prévisible. L’homme avait tout simplement disparu. Puis il était revenu. Puis reparti… Les discussions, les esquives, les fuites s’étaient ainsi répétées jusqu’à ce que leur relation ne soit plus qu’un torchon usé jusqu’à la trame.
Aujourd’hui, où en était-elle ? Nulle part. Elle n’avait rien gagné. Ni promesse. Ni certitude. Au contraire, elle était juste un peu plus seule. Prête à tout accepter. La présence d’une autre, par exemple. Tout, plutôt que la solitude. Tout, plutôt que de le perdre. Et de se perdre, elle, tant cette présence avait fini par l’intégrer, la constituer, la ronger…
Depuis plusieurs semaines, elle faisait son boulot à la manière d’une convalescente, le moindre geste, la moindre pensée lui demandant un effort surhumain. Elle étudiait ses dossiers avec distance. Elle faisait semblant d’exister, de travailler, de respirer, mais elle était entièrement possédée par sa hantise. Son amour carbonisé. Sa tumeur.
Et cette question : y avait-il quelqu’un d’autre ?
Jeanne Korowa rentra chez elle aux environs de minuit. Retira son manteau, sans allumer. S’allongea sur le canapé du salon, face aux lueurs des réverbères qui luttaient contre les ténèbres.
Là, elle se masturba jusqu’à ce que le sommeil soit le plus fort.
— Nom. Prénom. Age. Profession.
— Perraya. Jean-Yves. Cinquante-trois ans. Je dirige un syndic d’immeubles. La COFEC.
— Quelle adresse ?
— 14, rue du Quatre-Septembre, dans le IIe arrondissement.
— Quelle est votre adresse personnelle :
— 117, boulevard Suchet. XVIe arrondissement.
Jeanne attendit que Claire, sa greffière, note ces éléments. Il était 10 heures du matin. La chaleur était déjà là. Elle auditionnait rarement en matinée. D’ordinaire, elle consacrait les premières heures de la journée à étudier ses dossiers et à passer des coups de fil en vue des actes judiciaires — auditions, interrogatoires, confrontations — de l’après-midi. Mais cette fois, elle voulait prendre son client de vitesse. Elle lui avait fait envoyer la convocation la veille au soir. Elle avait requis sa présence en qualité de simple témoin. Une ruse classique. Un témoin n’a pas droit à la présence d’un avocat ni à l’accès au dossier. Un témoin est deux fois plus vulnérable qu’un suspect.
— Monsieur Perraya, dois-je vous rappeler les faits ? L’homme ne répondit pas. Jeanne dit d’une voix neutre :
— Vous êtes appelé ici dans le cadre de l’affaire du 6, avenue Georges-Clemenceau, Nanterre. Sur plainte de M. et Mme Assalih, de nationalité tchadienne, domiciliés aujourd’hui à la Cité des Fleurs, 12, rue Sadi-Carnot, à Grigny. Une autre plainte, conjointe à la première, a été déposée par Médecins du monde et l’AFVS (Association des familles victimes du saturnisme).
Perraya s’agitait sur sa chaise, les yeux fixés sur ses chaussures.
— Les faits sont les suivants. Le 27 octobre 2000, Goma Assalih, six ans, domiciliée avec sa famille au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisée à l’hôpital Robert-Debré. Elle se plaint de violentes douleurs abdominales. Elle souffre aussi de diarrhées. On découvre dans son sang un taux de plomb anormal. Goma est atteinte de saturnisme. Elle doit subir un traitement de chélation d’une semaine.
Jeanne s’arrêta. Son « témoin » retenait son souffle, le regard toujours rivé sur ses pompes.
— Le 12 mai 2001, Boubakar Nour, dix ans, également domicilié au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisé à son tour à l’hôpital Necker-Enfants malades. Même diagnostic. Il suit un traitement de chélation durant deux semaines. Ces enfants ont été empoisonnés par la peinture des murs des appartements dans lesquels ils vivent — de véritables taudis. Les familles Assalih et Nour se tournent vers votre syndic pour qu’on effectue des travaux d’assainissement. Vous ne répondez pas à leur requête.
Elle leva les yeux. Perraya était en sueur.
— Le 20 novembre de la même année, un autre enfant du 6, avenue Georges-Clemenceau, Mohamed Tamar, sept ans, est hospitalisé. Encore un cas de plombémie. Souffrant de violentes convulsions, le petit garçon meurt à Necker deux jours plus tard. A l’autopsie, des traces de plomb sont découvertes dans son foie, ses reins, son cerveau.
Perraya desserra sa cravate. S’essuya les mains sur ses genoux.
— Cette fois, les habitants de l’immeuble se constituent partie civile, soutenus par l’AEVS. Ils vous demandent à plusieurs reprises d’effectuer les travaux d’assainissement. Vous ne daignez toujours pas répondre. Exact ?
L’homme se racla la gorge et marmonna :
— Ces familles avaient fait des demandes pour être relogées. La ville de Nanterre devait les prendre en charge. Nous attendions qu’elles soient déplacées pour attaquer les travaux.
— Vous savez combien de temps prennent de telles requêtes ? Vous attendiez que tout le monde soit mort pour agir ?
— Nous n’avions pas les moyens, nous, de les reloger. Jeanne le considéra un instant. Grande taille, forte carrure, costume de marque, cheveux gris frisés formant une auréole au-dessus de sa tête. Malgré sa masse imposante, Jean-Yves Perraya produisait une impression d’effacement, d’humilité sourde. Un rugbyman qui aurait voulu jouer les hommes invisibles. Elle ouvrit une autre chemise.
— Deux années plus tard, en 2003, un rapport d’expertise est rédigé. Le constat est affligeant. Les murs des appartements sont badigeonnés de peinture à la céruse, un produit interdit depuis 1948. Entre-temps, quatre autres enfants de l’immeuble ont été hospitalisés.
— Les travaux étaient prévus ! La ville devait nous aider.
— Le rapport d’expertise parle aussi d’insalubrité. Aucune des normes de sécurité n’est respectée. Chaque appartement, en réalité des studios, ne dépasse pas 20 mètres carrés de surface et aucun ne possède de sanitaires. Pour des loyers toujours au-dessus de 600 ou 700 euros. Votre appartement du boulevard Suchet fait quelle surface, monsieur Perraya ?
— Je refuse de répondre.
Jeanne regrettait cette attaque personnelle. S’en tenir aux faits, toujours.
— Quelques mois plus tard, reprit-elle, en juin 2003, un autre-enfant du 6, avenue Georges-Clemenceau meurt du saturnisme. Vous n’êtes toujours pas venu évaluer les travaux à mener.
— Nous sommes venus.
Elle ouvrit les mains.
— Où sont les rapports ? Les devis des entreprises ? Vos bureaux ne nous ont rien fourni.
Perraya se passa la langue sur les lèvres. S’essuya encore les mains sur son pantalon. De grosses mains calleuses. Ce type venait du bâtiment, pensa Jeanne. Il savait donc à quoi s’en tenir.
— Nous n’avons pas mesuré l’importance de l’intoxication, mentit-il.
— Avec le rapport d’expertise ? Les bilans médicaux des victimes ?
Perraya déboutonna son col de chemise. Jeanne tourna une page et reprit :
— « Pour ces morts, pour ces vies à jamais gâchées, la Cour d’appel de Versailles a décidé, par un arrêt rendu le 23 mars 2008, d’allouer des réparations financières aux victimes. » Les familles ont été finalement dédommagées et relogées. Parallèlement, les experts ont statué que les travaux de rénovation ne valaient pas la peine d’être effectués dans votre immeuble, trop vétusté. Il est d’ailleurs apparu que vous comptiez en réalité le démolir en vue de reconstruire un immeuble de bureaux. Ce qui est ironique, c’est que la ville de Nanterre va vous aider financièrement pour la destruction et la reconstruction du 6, avenue Georges-Clemenceau. Cette affaire vous a donc permis de parvenir à vos fins.
— Arrêtez de dire « vous ». Je ne suis que le patron du syndic.
Jeanne ne releva pas. La chaleur du bureau confinait à la fournaise. Le soleil dardait à travers la baie vitrée et remplissait la pièce comme de l’huile une friteuse. Elle fut tentée de demander à Claire d’abaisser les stores mais l’étuve faisait partie de l’épreuve…
— Les choses auraient pu en rester là, continua-t-elle, mais plusieurs familles, soutenues par deux associations, Médecins du monde et l’AEVS, se sont portées partie civile. Contre vous et les propriétaires. Pour homicide involontaire.
— Nous n’avons tué personne !
— Si. L’immeuble et ses peintures ont été l’arme du crime.
— Nous n’avons pas voulu ça !
— Homicide involontaire. Le terme est explicite. Perraya secoua la tête, puis grogna :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi je suis là ?
— Je veux identifier les vrais responsables. Qui se cache derrière les sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble ? Qui vous a donné des ordres ? Vous n’êtes qu’un pion, Perraya. Et vous allez payer pour les autres !
— Je ne sais pas. Je ne connais personne.
— Perraya, vous risquez, au bas mot, dix années de prison. Avec une peine de sûreté ferme. Qui peut commencer dès aujourd’hui, si je le décide, sous forme d’une détention provisoire.
L’homme releva les yeux. Deux éclats dans la broussaille grise des sourcils. Il était au bord de parler, Jeanne le sentait. Elle ouvrit un tiroir et saisit une enveloppe kraft, format A4. Elle en sortit un tirage noir et blanc de même format.
— Tarak Alouk, huit ans, mort six heures après son hospitalisation. Ses convulsions l’ont asphyxié. Lors de l’autopsie, le taux de plomb dans ses organes était vingt fois supérieur au seuil considéré comme toxique. A votre avis, quel effet ces photos vont faire au tribunal ?
Perraya détourna les yeux.
— La seule chose qui puisse vous aider aujourd’hui, c’est de partager la responsabilité. De nous dire qui se cache derrière les sociétés anonymes dont vous recevez les ordres.
L’homme ne répondit pas, front baissé, cou luisant. Jeanne pouvait voir ses épaules trembler. Elle-même frissonnait dans son chemisier trempé de sueur. La bataille, la vraie, avait commencé.
— Perraya, vous allez croupir au moins cinq années en prison. Vous savez ce qu’on fait aux tueurs de mômes dans les prisons ?
— Mais je suis pas…
— Peu importe. La rumeur aidant, on vous prendra même pour un pédophile. Qui se cache derrière les sociétés anonymes ?
Il se frotta la nuque.
— Je ne les connais pas.
— Quand les choses se sont gâtées, vous avez forcément informé les décideurs.
— J’ai envoyé des mails.
— À qui ?
— Un bureau. Une société civile immobilière. La FIMA.
— On vous a donc répondu. Ces réponses n’étaient pas signées ?
— Non. C’est un conseil d’administration. Ils ne voulaient pas bouger, c’est tout.
— Vous ne les avez pas mis en garde ? Vous n’avez pas cherché à leur parler de vive voix ?
Perraya enfonça la tête dans les épaules sans répondre. Jeanne extirpa un procès-verbal.
— Vous savez ce que c’est ?
— Non.
— Le témoignage de votre secrétaire, Sylvie Desnoy. Perraya eut un mouvement de recul sur sa chaise. Jeanne enchaîna :
— Elle se souvient que vous vous êtes rendu au 6, avenue Georges-Clemenceau le 17 juillet 2003, avec le propriétaire de l’immeuble.
— Elle se trompe.
— Perraya, pour vos déplacements, vous utilisez un abonnement à la compagnie G7. Ce qu’on appelle un abonnement « Club affaires ». Toutes les courses sont mémorisées informatiquement. Je continue ?
Pas de réponse.
— Le 17 juillet 2003, vous avez commandé un taxi, une Mercedes gris clair immatriculée 345 DSM 75. Vous aviez reçu le premier rapport des experts deux jours auparavant. Vous avez voulu évaluer les dégâts par vous-même. L’état de santé des locataires. Les travaux à réaliser.
Perraya lançait de brefs coups d’œil vers Jeanne. Son regard était vitreux.
— D’après la compagnie G7, vous avez d’abord fait un détour avenue Marceau. Au 45.
— Je me souviens plus.
— Le 45 avenue Marceau est l’adresse de la FIMA. On peut donc supposer que vous êtes passé voir le patron de la SCI. Le chauffeur vous a attendu vingt minutes. Sans doute le temps de convaincre l’homme de la gravité de la situation et de le persuader de venir avec vous sur place. Qui êtes-vous allé chercher ce jour-là ? Qui couvrez-vous, monsieur Perraya ?
— Je ne peux donner aucun nom. Secret professionnel. Jeanne frappa sur le bureau.
— Foutaises. Vous n’êtes ni médecin, ni avocat. Qui est le patron de la FIMA ? Qui êtes-vous allé chercher, nom de Dieu ?
Perraya se mura dans son silence. Il semblait tout fripé dans son costume de prix.
— Dunant, murmura-t-il. Il s’appelle Michel Dunant. Il est actionnaire majoritaire d’au moins deux des sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble. Dans les faits, le vrai propriétaire, c’est lui.
Jeanne fit un signe explicite à Claire, sa greffière. Il fallait écrire : le témoignage commençait.
— Ce jour-là, il vous a accompagné ?
— Bien sûr. Cette putain d’histoire puait le soufre.
Elle imaginait la scène. Juillet 2003. Le soleil. La chaleur. Comme aujourd’hui. Les deux hommes d’affaires transpirant dans leur costard Hugo Boss, craignant qu’une bande de nègres viennent perturber leur confort, leur réussite, leurs combines…
— Dunant n’a pris aucune décision ? Il ne pouvait pas ne pas réagir.
— Il a réagi.
— Comment ça ?
L’homme hésitait encore. Jeanne souligna :
— Je n’ai pas le moindre document qui démontre que vous ayez pris en compte le problème à cette époque.
Nouveau silence. Malgré sa carrure, Perraya paraissait rabougri.
— C’est à cause de Tina, marmonna-t-il enfin.
— Qui est Tina ?
— La fille aînée des Assalih. Elle a dix-huit ans.
— Je ne comprends pas.
Jeanne sentait une révélation se profiler. Elle se pencha au-dessus du bureau et dit d’une voix moins dure :
— Monsieur Perraya, que s’est-il passé avec Tina Assalih ?
— Dunant a flashé sur elle. (Il s’essuya le front avec sa manche, reprit :) Il voulait la sauter, quoi.
— Je ne comprends pas le rapport avec les travaux d’assainissement.
— C’était un chantage.
— Un chantage ?
— Tina lui résistait. Il voulait… Il a promis de mener les travaux si elle lui cédait.
Jeanne sentit son estomac faire un bond. Un mobile existait donc. D’un coup d’œil, elle vérifia que Claire écrivait toujours. Toute la pièce paraissait brûler.
— Elle a cédé ? s’entendit-elle demander d’une voix blanche. Une lueur sinistre passa dans le regard de l’homme.
— Les travaux ont été faits ou non ?
Jeanne ne répondit pas. Un mobile. Un homicide volontaire.
— Quand a-t-il connu Tina : demanda-t-elle.
— Ce jour-là. En 2003.
Plusieurs intoxications auraient donc pu être évitées. Ou au moins soignées plus tôt. Jeanne ne s’étonnait pas de l’ignominie du propriétaire. Elle en avait vu d’autres. Elle s’étonnait plutôt que la jeune femme ait résisté. La santé de ses frères, de ses sœurs, des autres enfants de l’immeuble était en jeu.
— Tina avait-elle mesuré les conséquences de son refus ?
— Bien sûr. Mais elle n’aurait jamais cédé. Je l’ai dit à Dunant.
— Pourquoi ?
— C’est une Toubou. Une ethnie très dure. Au pays, les femmes portent un couteau sous l’aisselle. En temps de guerre, elles divorcent de leurs maris s’ils sont blessés dans le dos. Vous voyez le genre.
Jeanne baissa la tête. Les notes, qu’elle griffonnait toujours durant ses auditions, dansaient devant ses yeux. Il fallait continuer. Dérouler la pelote. Retrouver cette Tina Assalih et confondre le vrai salopard : Dunant.
— Je vais en prison ou quoi ?
Elle leva les yeux. L’homme paraissait effondré. Liquéfié. Pathétique. Songeant avant tout à sa petite peau, sa famille, son confort. Le dégoût lui barrait la gorge. Dans ces moments-là, elle renouait avec le nihilisme de sa dépression. Rien ne valait la peine d’être vécu…
— Non, fit-elle sans réfléchir. Je renonce à vous mettre en examen malgré des indices graves et concordants de culpabilité. Je tiens compte de vos aveux, disons, spontanés. Signez votre déposition et cassez-vous.
Les feuillets tapés par Claire sortaient déjà de l’imprimante. Jean-Yves Perraya se leva. Signa. Jeanne considéra les photos étalées sur son bureau. Des gamins sous perfusion. Un gosse avec un masque à oxygène. Un corps noir prêt pour l’autopsie. Elle fourra les clichés dans l’enveloppe kraft. Glissa le tout dans le dossier, qu’elle posa à droite de son bureau. Perraya était parti. Au suivant.
Les deux femmes passaient leurs journées ainsi. Essayant de mener une vie normale, de songer à des enjeux ordinaires, à voir l’humanité, disons, en gris, jusqu’au prochain effarement. La prochaine horreur.
Jeanne regarda sa montre. 11 heures. Elle fouilla dans son sac et attrapa son portable. Thomas avait sans doute appelé. Pour s’excuser. S’expliquer. Lui proposer une autre date… Pas de message. Elle éclata en sanglots.
Claire se précipita, lui tendant un Kleenex.
— Faut pas se laisser aller, se méprit-elle. On en a vu d’autres. Jeanne acquiesça. Sunt lacrimae rerum. « Il y a des larmes pour nos malheurs. » Comme disait Emmanuel Aubusson, son mentor.
— Faut vous dépêcher, fit la greffière. Vous avez une audience.
— Et après ? Un déjeuner ?
— Oui. François Taine. A l’Usine. 13 heures.
— Chiotte.
Claire lui pressa l’épaule.
— Vous dites ça à chaque fois. Et vous revenez à 15 h 30, bourrée et contente.
— Alors, t’as lu ? Jeanne se retourna vers la voix. 12 h 30. Elle se dirigeait vers le portail de sortie, en rêvant d’une douche fraîche et en maudissant la radinerie du tribunal — les défaillances de la climatisation au TGI étaient quotidiennes.
Stéphane Reinhardt marchait derrière elle. L’homme qui lui avait refilé l’obscur dossier la veille au soir. Chemise en lin, sac en bandoulière : toujours l’air aussi chiffonné. Et toujours aussi sexy.
— Tu as lu ou non ?
— J’ai rien compris, avoua-t-elle en reprenant sa marche.
— Mais tu as saisi que c’était chaud ?
— Les éléments n’ont pas vraiment de lien entre eux. Et puis, un rapport anonyme… Il faudrait relier les fils.
— Exactement ce qu’on te demande.
— Je ne connais rien au domaine des armes. Ni des avions. Je ne savais même pas que le Timor oriental était un pays.
— C’est la partie est d’une île, en Indonésie. Un État indépendant. L’un des points les plus violents de la planète.
Ils étaient parvenus devant les portiques de sécurité. Le soleil inondait le hall. Les plantons semblaient cuire comme des saucisses. Reinhardt souriait. Avec son cartable sous le bras, il avait l’air d’un prof à la coule, toujours partant pour un petit joint avec ses élèves.
— Je ne sais pas non plus ce qu’est un Cessna, fit-elle d’un ton buté.
— Un avion civil. Bon sang : un zingue sans le moindre signe particulier, qui transporte des armes automatiques ! Des armes qui ont servi dans une tentative de coup d’État !
C’était bien ce qu’elle avait lu la veille, mais sans approfondir. Ni même envisager ce que cela signifiait. A ce moment-là, comme aujourd’hui d’ailleurs, elle attendait surtout un coup de fil. Pour le reste…
— Cette histoire de fusils, fit-elle pour avoir l’air intéressé, ça ne m’a pas convaincue. Comment être sûr qu’il s’agit bien de fusils français ? Et justement fabriqués par cette boîte ?
— T’as rien lu ou quoi ? Les armes ont été retrouvées entre les mains des insurgés abattus. Des fusils semi-automatiques Scorpio. Avec des munitions standard de l’OTAN. Du 5.56. Rien à voir avec le matériel habituel de rebelles dans un pays pauvre. Des armes qui sont la spécialité exclusive d’EDS Technical Services.
Jeanne haussa les épaules.
— T’as pas trouvé que le corbeau avait l’air sacrement informé reprit le juge.
— Plus que moi, en tout cas. Je n’avais même pas entendu parler de ce coup d’État.
Reinhardt prit un air fataliste.
— Personne n’en a entendu parler. Comme tout ce qui touche au Timor oriental. Mais il suffit d’aller sur le Net pour vérifier. En février 2008, les rebelles ont tenté d’assassiner José Ramos-Horta, le président du pays. Un type qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1996. Un prix Nobel grièvement blessé par des fusils d’assaut français ! Merde, je sais pas ce qu’il te faut. Sans compter le versant politique du dossier. Les gains de cette combine ont servi à financer un parti politique français !
— Que je ne connaissais pas.
— Un parti émergent. De droite ! C’est une affaire en béton. Tu sales, tu poivres, et tu nous le sers bien chaud. C’est dans tes cordes, non ?
Jeanne avait toujours été socialiste. Jadis, Aubusson lui répétait : « Quand on est jeune, on est de gauche. Les années remettent les idées en place, c’est-à-dire à droite. » Elle n’était pas encore assez vieille pour avoir basculé. D’ailleurs, Aubusson était lui aussi resté à gauche.
Reinhardt traversa le portique, faisant sonner le système alors que les sentinelles le saluaient.
— Tu déjeunes avec moi ?
— Non, désolée. J’ai déjà un truc.
Le juge fit mine d’être déçu mais Jeanne ne se faisait pas d’illusions. C’était pour continuer à parler du Timor oriental. Elle franchit le détecteur de métaux à son tour.
— Si ce coup t’excite autant, pourquoi tu n’essaies pas de te faire saisir ?
— Je ne peux même plus ouvrir la porte de mon bureau avec mes dossiers en retard !
— Je te prêterai mon pied-de-biche.
— Bon. T’es sur le coup, on est d’accord ? Tu me remercieras plus tard.
Il l’embrassa. Près des lèvres. Ce simple contact lui fit chaud au cœur. Elle prit la direction du parking. Légère comme du pollen dans le soleil. Se sentant belle, radieuse, invincible. Au simple frôlement de ce charme masculin, sa détresse s’était évaporée. Elle se demanda si elle ne devenait pas bipolaire.
Ou simplement vieille fille.
— Je sais pas ce que j’ai en ce moment, j’ai envie de piner tout ce qui passe.
— Charmant.
Jeanne s’efforça de ne pas avoir l’air choqué. François Taine contemplait le cul de la serveuse qui s’éloignait. Il quitta des yeux le petit postérieur pour fixer son interlocutrice, sourire aux lèvres. Ce sourire disait clairement que Jeanne était comprise dans son appétit global. Elle ne s’en offusqua pas. Leur amitié avait commencé sur les bancs de l’École de la magistrature, à Bordeaux, dix ans auparavant. Taine avait tenté sa chance, une fois, du temps de l’ENM. Puis une autre fois, quelques années plus tard, après son divorce. Chaque fois, Jeanne avait décliné l’offre.
— Qu’est-ce que tu prends ? demanda-t-il.
— On va voir.
Comme toutes les Parisiennes, Jeanne faisait semblant de manger depuis la puberté. Elle parcourut la carte, fit son choix puis lança un regard autour d’elle. L’Usine était un restaurant à la mode situé près de l’Étoile. Des murs revêtus de bois clair cérusé. Du béton vernis au sol. Un lieu apaisant, malgré le brouhaha ordinaire du déjeuner. Ce que Jeanne appréciait surtout, c’était que le restaurant avait deux visages. Le midi, il était fréquenté par des hommes d’affaires cravatés. Le soir, par la faune de la mode et du cinéma. Cette ambivalence lui ressemblait.
Elle revint à Taine qui lisait la carte, sourcils froncés, comme s’il s’agissait d’un réquisitoire brûlant. Physiquement, l’homme était aussi raide qu’une antenne télescopique. Des cheveux de paille. Des traits saillants. Un air d’éternel étudiant qui ne cadrait pas avec sa stature de magistrat expérimenté. François Taine, trente-huit ans, juge d’instruction à Nanterre — il occupait le bureau voisin de Jeanne —, était un de ceux qui avaient convoqué Jacques Chirac au terme de son mandat présidentiel.
Depuis qu’il avait quitté sa femme, Taine avait opté pour une élégance tapageuse, luttant à la fois contre son air juvénile et sa raideur naturelle. Costumes sur mesure Ermenegildo Zegna. Chemises Prada en stretch. Chaussures Martin Margiela. Jeanne le soupçonnait de payer ses fringues par traites mensuelles. Comme des dettes de jeu.
Il contrecarrait aussi son air de premier de la classe en usant d’un langage volontairement grossier. Il pensait faire chic. La méthode aurait pu marcher à Paris, capitale du second degré, mais il y avait quelque chose en lui de trivial qui entrait en secrète cohérence avec ce vocabulaire. Malgré ses efforts, Taine ressemblait le plus souvent à ce qu’il était. Un plouc endimanché originaire d’Amiens. Ni très chic, ni très fin.
Bien sûr, Jeanne l’aimait pour une raison secrète. Sous l’autorité, l’élégance ostentatoire, la vulgarité, il y avait un être timide qui en rajoutait pour s’imposer. Deux détails trahissaient cette fragilité. Son frêle sourire qu’il lançait d’un coup de menton, comme un caillou à la surface de l’eau. Et sa pomme d’Adam proéminente qui faisait mal à voir mais fascinait en même temps Jeanne.
Ils commandèrent, puis Taine se pencha vers elle.
— Tu connais Audrey, la stagiaire qui bosse à la chambre correctionnelle ?
— La grosse ?
— Appelle-la comme ça si tu veux, fit le magistrat d’un air vexé.
— Il y a quelque chose entre vous ? Il acquiesça d’un sourire goguenard.
— Je ne comprendrai jamais, soupira Jeanne.
Taine joignit ses mains paume contre paume. Un geste de patience, comme lorsqu’il donnait sa dernière chance à un mis en examen avant qu’il soit écroué.
— Jeanne, tu dois saisir une vérité. L’essence du désir chez les hommes.
— Je suis impatiente.
— La plupart d’entre nous courent après la beauté, l’élégance, la minceur. Le genre mannequin. Mais c’est pour épater la galerie. Quand il s’agit de prendre son pied, quand plus personne ne nous regarde, alors on se tourne vers des femmes rondes, aux formes lourdes. Les hommes préfèrent les grosses. Tu piges ?
— En tout cas, je sais à quel groupe j’appartiens.
Jeanne, 1,73 mètre, oscillait sur la balance entre 50 et 52 kilos.
— Plains-toi. Tu es de celles qu’on épouse.
— Je n’avais pas remarqué.
— Tu es la femme qu’on est fier d’avoir à son bras. Qu’on emmène au restaurant. Celle à qui on fait des enfants.
— La maman, quoi. Taine éclata de rire.
— Tu voudrais être aussi la putain ? Tu es trop gourmande. Mi-flattée, mi-vexée, Jeanne demanda :
— Bon. Ton histoire, c’est quoi ?
— Dimanche dernier, l’après-midi, je vois la fameuse Audrey. Chez moi. Tu te souviens de la chaleur ce jour-là ? On avait fermé les volets. Les draps étaient à essorer. Il y avait une ambiance vraiment… Enfin, tu vois.
— Je vois.
— A 17 heures, mon interphone sonne. Mon ex-femme, Nathalie, me ramenait les mômes. Tous les dimanche soir, je dîne avec mes gosses et je les conduis à l’école le lendemain. Le problème, c’est que mon ex arrive d’ordinaire à 19 heures. Pour une sombre histoire de spectacle annulé, elle avait deux heures d’avance. Avec Audrey dans mon lit, j’ai paniqué.
— Tu es divorcé, non ?
— Tout ça est encore très frais. A chaque fois, Nathalie rentre quelques minutes et inspecte les lieux, histoire de flairer la femelle. Elle n’aurait pas mis trois secondes à comprendre qu’il y avait quelqu’un dans ma chambre.
— Qu’est-ce que t’as fait ?
— J’ai enfilé un caleçon et j’ai dit à Audrey de se rhabiller fissa. J’habite au cinquième, au dernier étage. Et il n’y a pas d’ascenseur. Sur mon palier, il y a un réduit de service. Je l’ai foutue à l’intérieur.
— Ça a marché ?
— Limite. Sur le seuil, un bref instant, j’ai eu, dans le même champ de vision, les pieds nus d’Audrey qui disparaissaient dans le local et les têtes de mes enfants qui arrivaient d’en bas.
Taine se tut un instant, ménageant son suspense. Jeanne joua le jeu :
— Et alors ?
— Alors, mes gosses ont filé dans leur chambre et Nathalie est entrée, jetant ses petits regards fouineurs. Elle m’a expliqué deux-trois trucs à propos des vêtements des gamins puis a conclu sur le chèque de la cantine. Les éternelles histoires. Pour moi, le tour était joué. Jusqu’au moment où j’ai aperçu les lunettes de soleil d’Audrey posées sur la bibliothèque de l’entrée.
— Elle les a vues ?
— Non. J’ai profité qu’elle regardait sa montre pour les fourrer dans ma poche.
— Si elle n’a rien vu, quelle est la chute ?
— Je l’ai raccompagnée jusqu’au seuil. J’allais refermer la porte quand elle m’a demandé : « T’as pas vu mes lunettes de soleil ? J’ai dû les poser quelque part. »
Jeanne sourit.
— Une vraie vie d’aventurier. Comment tu t’en es sorti ?
— Pendant cinq bonnes minutes, on a cherché les lunettes que j’avais dans la poche. Puis je les ai sorties discrètement et j’ai fait mine de les dénicher sur une étagère.
Les entrées arrivèrent. Salade de sucrines pour Jeanne. Sushis de thon rouge pour Taine. Il y eut quelques secondes de dégustation silencieuse ponctuées par le seul cliquetis des fourchettes. Autour d’eux, la rumeur des hommes d’affaires était à l’image de leur tenue : neutre, lisse, anonyme.
— Tu bosses sur quoi en ce moment ? demanda Taine.
— Rien de spécial. Et toi ?
— Moi, je suis sur du lourd.
— Quel genre ?
— Un meurtre. Un corps découvert il y a trois jours. Un truc gore. Dans un parking, à Garches. Victime démembrée. Traces de cannibalisme. Murs tapissés de signes sanguinolents. Personne n’y comprend rien.
Jeanne posa sa fourchette. Croisa les doigts, coudes plantés sur la table.
— Raconte-moi.
— Le proc m’a appelé. Il était sur place. Il m’a demandé de venir tout de suite. J’ai été saisi illico.
— Et le délai de flagrance ?
— Article 74 du code pénal. « Recherches des causes de la mort. » Vu le carnage, le parquet voulait foutre tout de suite un juge sur le coup pour coordonner les opérations.
Jeanne était de plus en plus intéressée.
— Décris-moi les circonstances.
— Le cadavre a été retrouvé au dernier sous-sol. Une infirmière.
— Quel âge ?
— Vingt-deux ans.
— Infirmière où ?
— Dans un centre pour attardés mentaux. Le parking est celui de l’établissement.
— L’enquête de proximité ?
— Aucun témoin. Ni dehors, ni dedans.
— Les caméras de sécurité ?
— Pas de caméra. Pas à ce niveau, en tout cas.
— L’entourage de la fille ?
— Que dalle.
— Tu parles d’un centre pour attardés mentaux. Elle ne peut pas avoir été victime d’un des patients ?
— C’est un institut pour enfants.
— D’autres pistes ?
— Zéro. Le groupe d’enquête vérifie son ordinateur. Pour voir si elle ne fréquentait pas des sites de rencontres. Mais tout ça ne nous mènera nulle part. Pour moi, c’est un tueur en série. Un fou l’a choisie, visuellement. Et l’a chopée par surprise.
— Elle avait un trait physique particulier ? Taine fit une moue hésitante.
— Plutôt jolie. Rondouillarde. Ses traits correspondent peut-être à un type. Un truc qui attire le tueur. Comme toujours dans ces cas-là, on en saura plus s’il y a une autre victime.
— Donne-moi d’autres détails.
Jeanne en avait oublié sa salade. Le brouhaha du restaurant. La fraîcheur de la climatisation.
— Pour l’instant, c’est tout. J’attends les résultats de l’autopsie et les analyses de l’IJ. Sans illusions. La scène de crime, c’était un mélange de sauvagerie intense et de préparation sophistiquée. Je suis sûr que le mec a pris ses précautions. Le truc bizarre, c’est les empreintes de pieds.
— Des chaussures ?
— Non. De pieds nus. Les flics pensent qu’il se fout à poil. Pour se livrer à son rituel.
— Pourquoi « rituel » ?
— Y a des signes sur les murs. Le genre préhistorique. Et puis, cette histoire de cannibalisme…
— Sur ce point, tu es sûr de ton coup ?
— Les membres ont été arrachés puis bouffés jusqu’à l’os. Des restes d’organes traînaient sur le sol. Le corps porte des marques de dents humaines un peu partout. Vraiment la merde : je ne suis même pas sûr que le délit d’anthropophagie existe dans notre droit.
Jeanne regarda la salle sans la voir. La description de la scène de crime lui rappelait des souvenirs. Des fragments d’elle-même enfouis, soigneusement dissimulés sous la magistrate présentable.
— Et les signes sur les murs, qu’est-ce qu’ils représentent ?
— Des formes bizarres, des silhouettes primitives. Le tueur a mélangé le sang avec de l’ocre.
— De l’ocre ?
— Ouais. Du pigment qu’il a dû apporter. On a affaire à un vrai malade. Si tu veux, je te montrerai les photos.
— Vous allez soumettre ces dessins à des anthropologues ?
— Les flics s’en occupent, oui.
— Qui dirige le groupe d’enquête ?
— T’as pas intérêt à les appeler, je…
— Le nom.
— Patrick Reischenbach.
Jeanne le connaissait. Une des pointures du 36. Dur. Efficace. Laconique. Et aussi bon vivant. Elle se souvenait d’un détail : mal rasé, il avait toujours les cheveux collés de gel. Elle trouvait ça dégueulasse.
— Pourquoi les médias n’en ont pas parlé ?
— Parce qu’on fait notre boulot.
— Le secret de l’instruction, sourit Jeanne. Une valeur en hausse…
— Je veux. Sur un truc pareil, on a surtout besoin de calme. On doit bosser en toute tranquillité. Étudier chaque détail. J’ai même mis un profiler sur l’affaire.
— Officiellement ?
— Je l’ai saisi, ma vieille. A l’américaine.
— Qui c’est ?
— Bernard Level. Le seul qu’on ait, en réalité… On cherche aussi dans les archives criminelles. Des meurtres qui rappelleraient de près ou de loin cette affaire. Mais je n’y crois pas. Ce truc est complètement inédit.
Jeanne s’imaginait immergée dans un tel dossier. Elle aurait retourné les fichiers. Plongé clans les coupures de presse. Punaisé dans son bureau les clichés de la scène de crime. Elle baissa les veux. Sans s’en rendre compte, elle manipulait son pain au point d’en détacher de minuscules débris. Malgré la climatisation, elle était toute moite.
Taine éclata de rire. Jeanne sursauta.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Tu connais Langleber, le légiste ?
— Non.
— Un super-intello. A chaque fois, il t’en sort une pas possible. Jeanne lâcha ses miettes et se concentra sur les paroles de Taine.
Elle redoutait d’avoir une crise d’angoisse. Comme au temps de sa dépression. Quand elle sortait des tunnels en abandonnant sa voiture sur place. Ou quand elle passait ses déjeuners à pleurer dans les toilettes du restaurant.
— Sur la scène de crime, Langleber me fait signe de venir. Je m’attends à ce qu’il me livre un scoop. Le détail qui tue, genre téléfilm. Là, il me dit à voix basse : « L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain. » Je lui dis : « Quoi ? » Il continue : « Une corde au-dessus d’un abîme ».
— C’est du Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.
— C’est ce qu’il m’a dit, ouais. Mais qui a lu Nietzsche à part ce con ? (Il ajouta, sourire aux lèvres :) Et toi, bien entendu.
Jeanne lui rendit son sourire. Le malaise passait.
— Tu aurais dû lui répondre : « La grandeur de l’Homme, c’est qu’il est un pont et non un terme. » C’est la suite du passage. Mais je t’accorde que pour l’enquête, Nietzsche n’est pas d’un grand secours.
— J’aime bien quand tu fais ce geste.
— Quel geste ?
— Quand tu te masses la nuque en passant les doigts sous tes cheveux.
Jeanne rougit. Taine regarda autour de lui comme si quelqu’un risquait d’entendre puis s’inclina vers elle.
— Il faudrait peut-être qu’on songe à dîner ensemble, non ?
— Chandelles et champagne, c’est ça ?
— Pourquoi pas ?
Les plats arrivèrent. Tournedos Rossini pour Taine. Carpaccio de thon pour Jeanne. Elle repoussa son assiette.
— Je crois que je vais enchaîner direct sur un thé.
— Alors, ce dîner ?
— Il me semble que tu as déjà tenté ta chance. Plusieurs fois même, non ?
— Comme dit Audrey : « Du passé, faisons table basse. » Jeanne éclata de rire. Elle aimait bien ce mec. Il n’y avait pas dans sa drague la roublardise habituelle, le côté « pillage hypocrite » des autres prédateurs. Au contraire, on sentait derrière son rire une vraie générosité. Cet homme-là avait quelque chose à donner. Cette pensée en appela une autre.
— Excuse-moi.
Elle fouilla dans son sac. Saisit son portable. Pas de message. Bordel de Dieu de merde. Elle ravala une vague amère au fond de sa gorge. La vraie question était : pourquoi attendait-elle encore ce coup de fil ? Tout était fini. Elle le savait. Mais elle ne parvenait pas à s’en convaincre. Comme disaient les mômes, elle « n’imprimait pas ».
Sur la route du retour, Jeanne réfléchit à l’affaire de Taine. Elle était jalouse. Jalouse de cette enquête. De la violence du meurtre. De la tension, de la complexité qu’impliquait une telle investigation. Elle avait choisi d’être juge d’instruction pour élucider des crimes de sang. Son objectif intime était de poursuivre les tueurs en série. De décrypter leur démence meurtrière. De combattre la cruauté à l’état pur.
En cinq années au TGI de Nanterre, elle n’avait traité que des faits divers minables. Trafic de drogue. Violences conjugales. Arnaques aux assurances. Et quand elle instruisait un assassinat, le mobile était toujours l’argent, l’alcool ou une quelconque pulsion issue de la haine ordinaire…
Elle traversa la porte Maillot et emprunta l’avenue Charles-de-Gaulle en direction du pont de Neuilly. Le trafic était dense. La circulation lente. Malgré elle, Jeanne sentit sa mémoire se mettre en mouvement. L’affaire de François Taine réveillait un souvenir. Le pire de tous. Celui qui expliquait sa vocation. Sa solitude. Son goût du sang.
Elle serra les mains sur son volant et s’apprêta à affronter le passé. Quand elle pensait à Marie, sa sœur ainée, elle songeait toujours à une partie de cache-cache. Celle qui ne s’était jamais achevée. Dans la forêt de silence…
En réalité, rien ne s’était passé de cette façon, mais dans son souvenir, c’était elle, Jeanne, qui s’y collait. Elle comptait, front contre un arbre, paumes posées sur les veux. Et elle revoyait les événements, scandés par sa propre voix qui chuchotait :
1, 2, 3…
Un soir, Marie, dix-sept ans, n’était pas rentrée à la maison. Sa mère, qui élevait seule ses deux gamines, s’était inquiétée. Elle avait appelé les amies de sa fille. Personne ne l’avait vue. Personne ne savait où elle était. Jeanne s’était endormie au rythme de ces coups de fil. Comptant à voix basse, afin de repousser l’inquiétude. 10, 11, 12… Elle avait huit ans. Sa sœur s’était cachée. C’était le jeu. C’était tout.
Le lendemain matin, des hommes étaient venus. Ils avaient parlé de la gare de Courbevoie, d’un parking situé en contrebas. On avait retrouvé Marie dans cette zone d’ombre. Les flics pensaient que le corps avait été déposé à l’aube mais que la jeune fille avait été tuée ailleurs et… Jeanne n’entendait plus. Ni les hurlements de sa mère. Ni les paroles des policiers. Elle comptait plus fort. 20, 21, 22… Le jeu continuait. Il fallait seulement garder les yeux fermés. Quand elle les ouvrirait, elle reverrait sa sœur.
Elle l’avait retrouvée trois jours plus tard, au commissariat, quand sa mère avait fait un malaise. Les flics s’étaient occupés d’elle. Jeanne avait pu voir le dossier. En douce. Les clichés du corps : le cadavre à couvert de la balustrade, bras et jambes inversés, viscères déroulés sur le ventre, chaussettes blanches, ballerines de petite fille, cerceau.
Jeanne n’avait pas assimilé la scène dans son intégralité. Le grain des tirages. Le noir et blanc. La perruque blonde qui couvrait le visage de sa sœur. Mais elle avait lu. Les phrases du rapport. On disait qu’on avait tué Marie par strangulation — elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Qu’on l’avait déshabillée. Qu’on l’avait éviscérée — encore un mot inconnu. Qu’on lui avait tranché les bras et les jambes et qu’on les avait placés à l’inverse — jambes à la jointure des épaules, bras à la base du tronc. On disait aussi que le tueur s’était livré à une « mise en scène macabre ». Mais qu’est-ce que ça voulait dire ?
31, 32, 33… Tout cela était impossible. Jeanne allait ouvrir les yeux. Elle allait découvrir l’écorce de l’arbre. Se tourner et plonger dans la forêt de silence. Marie serait là, quelque part, parmi les feuillages. Il fallait compter. Respecter les chiffres. Lui laisser le temps de se cacher. Pour mieux la débusquer…
Il y avait eu l’enterrement. Jeanne l’avait vécu comme une somnambule. Les visites des flics, avec leur tête de chien battu, leur odeur de cuir, leurs phrases qui tournaient en rond. Puis la dégringolade de sa mère. Un an plus tard, avec son élocution lente, empâtée, de droguée sans retour, elle lui avait révélé qu’elle avait toujours été sa fille préférée. Tu es née in chaos et c’est pour ça que je t’ai toujours plus aimée…
Jeanne et Marie n’avaient pas le même père. Celui de Marie était parti : on n’en parlait jamais. Celui de Jeanne était parti aussi : on en parlait encore moins. Le seul legs qu’il avait laissé, c’était son nom : Korowa. Bien des années plus tard, Jeanne avait cherché à savoir. Elle avait interrogé sa mère. Son père était polonais. Un drogué qui se prétendait cinéaste et racontait qu’il avait appartenu à l’école de Lodz, celle de Roman Polanski, Jerzy Skolimowski, Andrzej Zulawski… Un vrai tombeur. Et une grande gueule. A la fin des années soixante-dix, l’homme était rentré au pays. On n’avait plus jamais eu de nouvelles…
Jeanne était le fruit d’un accident hippie, dans la tradition des seventies. Deux défoncés s’étaient croisés autour de quelques acides ou un shoot d’héroïne. Ils avaient fait l’amour. La descente de trip avait été la naissance de Jeanne. Pourtant, comme le disait sa mère, elle avait toujours été sa préférée. Et cette position se retournait maintenant contre elle. C’était parce qu’on n’avait pas assez pris soin de Marie qu’elle était morte. Telle était la conviction de sa mère. C’était donc sa faute à elle, Jeanne, la « chouchoute ». La favorite. Celle qu’on protégeait. Celle qui était à l’abri alors que sa sœur avait été mutilée…
43, 44, 45…
Plus que le meurtre de Marie, ces paroles avaient décidé de la vocation de Jeanne. Elle se sentait redevable. Elle avait une dette morale. Envers Marie. Envers toutes les victimes de sexe féminin. Les femmes violées. Les épouses battues. Les inconnues assassinées. Elle serait juge d’instruction. Elle trouverait les salopards et réclamerait vengeance au nom de la loi. 54, 54, 55…
C’est avec cette idée qu’elle avait décroché son bac. Avec cette obsession qu’elle avait passé son master de droit. Cette hantise qu’elle avait suivi une année de préparation à l’IEJ (Institut d’études judiciaires), puis était entrée à l’ENM. Après ses études, elle était partie une année en Amérique latine pour se libérer de cette pression, mais cela n’avait pas marché. Elle était revenue en France. Elle s’était cogné deux années à Limoges et trois à Lille avant d’atterrir à Nanterre.
De retour en Ile-de-France, elle avait exhumé le dossier d’enquête du meurtre de sa sœur — tout s’était passé à Courbevoie, dans la juridiction du TGI de Nanterre. Elle s’était rendue au bureau d’ordre, là où sont remisées les archives du parquet.
Elle avait lu. Relu. Étudié. Le déclic ne s’était pas produit. Elle pensait, naïvement, que sa brève expérience de magistrate l’aiderait à comprendre. A déceler un indice. Mais non. Pas l’ombre d’un signe. Et le tueur n’avait jamais refait surface.
Le seul élément qui l’avait frappée était la remarque d’un journaliste du magazine Actuel. Une coupure de presse glissée dans le dossier, datée d’octobre 1981. L’homme avait noté des analogies entre la mise en scène du meurtrier et les « poupées » de l’artiste Hans Bellmer. Même agencement inversé des membres. Même perruque blonde. Même socquettes blanches et chaussures noires. Même cerceau…
Jeanne s’était renseignée. Bellmer était un peintre et sculpteur allemand du début du XXe siècle, passé à la photographie. Lorsqu’elle avait découvert ses poupées de taille humaine, elle avait reçu un choc. Exactement le corps de sa sœur mutilée. Elle s’était payé plusieurs voyages. Museum of Modem Art à New York. Tate Gallery de Londres. D’autres musées en Allemagne. Elle avait arpenté le Centre Pompidou. Elle avait vu les sculptures, les gravures, les dessins. Elle avait pleuré. Elle avait imaginé un tueur qui aurait suivi le même chemin qu’elle. Un dément qui se serait imprégné, dans chacun de ces musées, de ces assemblages démoniaques. Une sorte de voleur de délires qui n’aurait plus eu d’autre choix que de les réaliser à son tour, sur des corps humains.
Elle s’était rendue dans les différents lieux où avait vécu l’artiste. En Allemagne. En France — à Paris et en Provence. Elle avait contacté les postes de police ou de gendarmerie les plus proches. Elle cherchait le sillage du tueur. Un détail. Un indice. Sans résultat.
Enfin, elle s’était résignée à cette évidence. Elle serait toujours la petite fille qui compte à voix basse, les paumes sur les yeux. Impatiente de chercher la vérité à travers la forêt. Pour trouver, non pas sa sœur, ni son meurtrier, mais une explication. Un jour, elle trouverait la source du mal… 67, 68, 69…
Jeanne sursauta. On venait de taper à sa vitre. Elle regarda autour d’elle. Elle avait conduit en pilotage automatique jusqu’au palais de justice de Nanterre, avenue Joliot-Curie. Elle avait stoppé devant l’édifice par réflexe.
Un gardien de la paix se penchait à sa fenêtre.
— Vous pouvez pas rester là, madame. C’est… Oh, pardon… Je vous avais pas reconnue, madame la juge.
— Je… je vais au parking.
Jeanne enclencha une vitesse et se dirigea vers la rampe du sous-sol. Elle jeta un bref regard dans son rétroviseur. Son visage était couvert de larmes.
Plongeant dans les ténèbres du parking, elle finit par identifier le bruit étrange qui emplissait l’habitacle de sa voiture. C’était sa propre voix qui comptait à voix basse :
— 81, 82, 83…
La petite fille au pied de l’arbre. Les mains plaquées sur ses paupières.
Quand Jeanne pénétra dans son bureau, Claire l’avertit : elle avait reçu un nouveau réquisitoire introductif à propos du Timor oriental. Le document la saisissait officiellement. Claire avait ouvert un dossier. Le 2008/123. Jeanne décida de s’impliquer à fond dans cette affaire. Après tout, là aussi le sang avait coulé. Et si elle pouvait éliminer du paysage politique quelques ripoux, ce n’était pas mal non plus.
Elle expédia ses auditions de l’après-midi. Congédia Claire à 17 heures. Se mit sur répondeur et verrouilla sa porte. Elle se plongea dans le dossier. La chemise ne contenait que quelques feuillets. Un résumé d’investigations qui n’avaient mené nulle part, en 2006, rédigé par un juge du tribunal de Pau. Un rapport anonyme dactylographié datant de février 2008. Une note des services fiscaux des Hauts-de-Seine démontrant certains faits décrits dans le texte de dénonciation. Tout avait commencé en mai 2006.
Un contrôleur aérien à la retraite surveillait, sur Internet, les vols commerciaux français. L’homme avait une obsession : les ventes d’armes. Il suivait en priorité le trafic aérien des aérodromes civils situés dans les parages des fabricants de matériel de guerre. Il gardait surtout à l’œil sa propre région, le sud-ouest de la France, où est implanté un des leaders de ce marché : EDS Technical Services.
En mai 2006, il avait remarqué un vol bizarre. Un Cessna 750 immatriculé N543VP, appartenant à la compagnie CITA, qui avait décollé le 15 mai de l’aérodrome de Joucas, au-dessus de Biarritz, en direction de Banjul, en Gambie. La destination était inhabituelle. Mais surtout, aucun avion ne décollait plus de cette piste.
L’homme s’était renseigné sur la compagnie CITA. Premier scoop : la société n’existait pas. Il avait suivi, toujours sur Internet, le vol mystérieux. L’avion n’était jamais arrivé à Banjul. Aussitôt dans les airs, les pilotes avaient dû modifier leurs fréquences radio et s’étaient envolés vers une destination inconnue.
Le contrôleur avait épluché les factures liées à ce vol. Tout était mémorisé sur le Web. Le carburant. Le ravitaillement. Les salaires des pilotes. Nouveau scoop : l’intégralité des frais avait été réglée par la société Noron. Une filiale de la compagnie EDS Technical Services.
L’enquêteur tenait son affaire. Des armes françaises avaient été acheminées en douce quelque part dans le monde. Il avait envoyé des e-mails aux quatre coins de la planète à d’autres passionnés de trafic aérien mais n’avait obtenu aucun résultat. Sherlock Holmes avait atteint ses limites.
Septembre 2006. Il s’était rendu, muni de son dossier, au commissariat principal de Pau. Par chance, le flic qui l’avait accueilli avait prêté une oreille attentive à son histoire. Et avait transmis ce premier procès-verbal au parquet de Pau. Un juge avait été saisi. Un magistrat qui avait le pouvoir d’effectuer une vraie recherche, à l’échelle internationale, pour retrouver l’avion. Un homme qui pouvait aussi demander des comptes à la société Noron. Nouveau coup de bol : le juge, un dénommé Vittali, s’était passionné pour le dossier.
L’audition de Jean-Louis Demmard, P-DG de Noron, spécialisée dans le matériel électronique de télécommunication, n’avait rien donné. L’homme ne se souvenait pas du vol. Il avait promis de vérifier ses comptes. Mais il n’était pas difficile de produire de faux documents — plan de vol, bons de commande, factures — qui placeraient l’expédition hors de tout soupçon. Le juge était allé trop vite. Pas assez de biscuits pour une première audition…
Parallèlement, l’enquête internationale avait porté ses fruits. En février 2007, Vittali avait reçu des nouvelles du Cessna. Le vol avait atterri le 15 mai 2006, à 22 heures, au Dubaï International Airport, Émirats arabes unis, afin de remplir ses réservoirs. Vers quelle destination était-il reparti ? Deux mois encore avaient été nécessaires pour que le juge obtienne une certitude. Le jet immatriculé N543VP était parvenu, le lendemain, au Timor oriental, État indépendant situé sur l’archipel de la Sonde, entre l’Indonésie et l’Australie. L’engin n’avait pas atterri à l’aéroport de Dili, la capitale, mais sur le deuxième aérodrome de l’île, à l’ouest, près de la ville de Bacau. Que contenaient les soutes de l’avion ?
Le magistrat avait arrêté les frais. Pas d’auditions ni de perquisitions ou d’écoutes téléphoniques. Jeanne devinait pourquoi. En moyenne, les juges gèrent 150 dossiers simultanément. Quand Vittali avait reçu des nouvelles de l’avion, six mois avaient passé. Entre-temps, une montagne d’affaires était arrivée sur son bureau. Et devant l’absence de plaintes et de données concrètes, le magistrat avait renoncé. Comme on dit chez les juges : « Un dossier chasse l’autre. »
Fin du premier acte.
Le suivant avait débuté un an plus tard, fin février 2008. Un rapport anonyme était parvenu au parquet des Hauts-de-Seine. Un vrai réquisitoire auquel on avait joint le premier dossier rédigé à Pau et des documents émanant des services fiscaux du département — signe que le corbeau était non seulement informé des combines d’EDS Technical Services mais avait aussi les moyens de se procurer des pièces officielles.
En guise d’introduction, le corbeau révélait le contenu des soutes du Cessna. Des mitrailleuses. Des lance-missiles. Des grenades. Des fusils d’assaut. Le document donnait des précisions sur ce dernier lot. Des fusils semi-automatiques Scorpio 56 x 45 mm OTAN avec aide à la visée et désignateur laser. Une spécialité exclusive de la société EDS Technical Services.
Le corbeau fournissait une autre information. Le Scorpio était l’arme qu’on avait retrouvée entre les mains des rebelles qui avaient tenté d’assassiner le président José Ramos-Horta, le 11 février 2008, à Dili. Ce dernier avait été grièvement blessé. Transféré dans un hôpital, à Darwin, en Australie, il était aujourd’hui tiré d’affaire.
Jeanne réfléchit. L’histoire était chaude. Brûlante, même. La France complice d’une tentative de meurtre contre un prix Nobel de la paix, président d’une démocratie balbutiante. Cela faisait désordre…
Pourtant, Jeanne n’était pas certaine qu’il y ait délit. Le Timor oriental n’était pas soumis à un embargo. Il n’était donc pas illégal d’exporter des armes là-bas. Le problème était l’identité des destinataires : des hors-la-loi. Mais il était toujours possible que les armes aient été détournées — qu’elles aient été vendues au départ aux troupes officielles ou aux forces de sécurité, principalement australiennes. C’est ce que prétendraient les dirigeants d’EDS. Jeanne imaginait déjà leurs auditions. Des patrons bardés d’avocats, protégés par des politiques, libres de raconter n’importe quoi. En face, elle n’aurait pas d’autre choix que de saisir un juge au Timor, en émettant une commission rogatoire internationale. Une démarche qui pouvait prendre plusieurs années.
De plus, l’affaire était plus compliquée encore.
Troisième acte du dossier.
Avec la note des services fiscaux, on basculait dans un autre domaine. Fausses factures et corruption politique. Le rapport anonyme, sans apporter de preuves directes, signalait que, parallèlement à cette livraison d’armes, la société EDS Technical Services avait payé près d’un million d’euros à la société de conseil RAS — le document fiscal confirmait les facturations successives de RAS à EDS Technical Services. Or cette entreprise, implantée à Levallois-Perret, Hauts-de-Seine, était soupçonnée d’émettre des fausses factures à l’intention de différentes sociétés briguant des marchés publics. Jeanne notait l’ironie du nom de la boîte, sans doute volontaire. « RAS », en langage militaire, signifiait : « Rien à signaler. »
Tout le monde connaissait le système. Des élus monnayaient l’attribution de chantiers publics ou de commandes de fournitures auprès d’entreprises spécialisées. Les sociétés « achetaient » ces marchés en rémunérant une société fantôme qui transférait ensuite l’argent dans les caisses du parti politique de l’élu. Ou directement dans les poches de ce dernier, à travers des comptes à l’étranger ou des sociétés situées dans des paradis fiscaux. C’était ainsi que les partis politiques finançaient leurs campagnes et que les élus s’enrichissaient. En France, la combine avait été révélée dans les années quatre-vingt-dix avec l’affaire Urba. Première d’une longue série qui avait éclaboussé tous les partis, de gauche comme de droite.
Toujours selon la note, la société RAS était proche d’un nouveau parti politique centriste, le PRL (parti républicain pour la liberté). Jeanne en avait entendu parler, notamment lors des élections municipales de mars dernier. La question était : quelle faveur EDS Technical Services avait réglée avec ces factures ? La réponse était simple. La livraison d’armes en direction du Timor oriental avait été rendue possible grâce à Bernard Gimenez, conseiller, en 2006, auprès de la protection et de la sûreté au ministère de la Défense. Or Gimenez était un des fondateurs du PRL…
Jeanne lâcha son surligneur. Tu sales. Tu poivres. Tu nous le sers bien chaud. Reinhardt avait raison. Il y avait là matière à un vrai scandale politique. A condition de frapper juste. Et de rester discrète durant l’enquête. Jeanne avait vécu de très près l’affaire des écoutes au tribunal de Nanterre en 2004, quand les magistrats qui avaient jugé Alain Juppé avaient eu leurs bureaux visités, leurs ordinateurs fouillés, leurs lignes téléphoniques mises sur écoute, sans compter les pressions, les menaces et autres lettres anonymes…
Or il manquait ici le principal. Les preuves. Si Jeanne se lançait dans cette galère, elle allait devoir démontrer l’intervention de Gimenez au moment de l’exportation des armes auprès du ministère de la Défense. Prouver que les factures de RAS ne correspondaient à aucune prestation. Tracer cet argent dans les caisses de la société, puis dans celles du PRE. Et aussi, sans doute, dans les poches de Bernard Gimenez. Cela signifiait : écheveau de sociétés, virements sur des comptes numérotés en Suisse, transferts de fonds dans des paradis fiscaux. Autant dire un boulot de titan, qui prendrait des années sans la moindre certitude de résultats.
Jeanne était prête à s’y coller. Même si elle n’était pas optimiste. En France, ces affaires n’aboutissaient jamais. Depuis qu’elle était étudiante, elle suivait les fameux « scandales de la République ». Fausses factures, marchés truqués, caisses noires, racket financier, commissions occultes, emplois fictifs… Pas une fois un juge n’avait gagné contre les politiques. Pas une seule fois. Le scandale éclatait, oui. Occupait un temps les pages des journaux. Puis on oubliait. Quand le procès survenait — des années plus tard, dans le meilleur des cas —, justice et politique faisaient leur cuisine. Et chacun en sortait indemne. Comme disait Alain Souchon : « Les endors, on les retrouve aux belles places, nickel… »
Elle décrocha son téléphone et contacta le huitième cabinet de délégation judiciaire qui a compétence pour les affaires de fausses factures. Au sein de ce bureau, elle connaissait le capitaine Éric Hatzel, qu’on appelait « Bretzel » et parfois aussi « Facturator » pour sa faculté à déchiffrer des comptes que personne ne comprenait.
— Bretzel ? Korowa.
— Tu vas bien, Korowa ?
— Pas mal. J’ai un coup sur le feu. Je te faxe l’intro et tu me dis ce que tu en penses.
— Jeanne, je te jure, on est complètement débordés…
— Lis d’abord.
— C’est quoi au juste ?
— Pas au téléphone. Lis et rappelle-moi.
— Tu voudrais commencer par quoi ?
— Des écoutes. En série.
— En plus ! On n’a pas d’équipes disponibles et…
— Lis le fax. Puis consulte ton mail. Je t’envoie la liste des mecs à sonoriser. Je vais chercher leurs coordonnées. Pour les autres, tu te démerderas.
Jeanne raccrocha. Elle n’était pas familière des écoutes. Une procédure lourde. Il fallait obtenir des opérateurs de téléphonie fixe agréés le branchement des lignes de dérivation. S’entendre avec les compagnies de cellulaires. Et Jeanne voulait plus. Des micros dans les bureaux. Des sonorisations dans les appartements. Elle allait saisir le SIAT (Service interministériel d’assistance technique). Une poignée d’hommes qui se chargeaient d’installer, discrètement, les zonzons. En relais, des officiers de police transcrivaient les moments intéressants des enregistrements et les soumettaient au juge sous forme de procès-verbaux.
Tout ça pour finir souvent dans une impasse. Ou pour aboutir à une nullité de procédure pour ingérence dans la vie privée. C’était le premier réflexe des avocats de la défense. Il était facile de démontrer qu’un micro dans un appartement avait permis d’épier beaucoup plus la vie privée qu’une ou deux conversations suspectes. Du coup, le juge d’instruction se retrouvait en position illégale. Il avait outrepassé son territoire de saisine. Affaire classée. Jeanne était prête à prendre ce risque. De toute façon, elle ne voyait pas d’autre angle d’attaque.
En attendant le rappel de Bretzel, elle se connecta sur Internet et chercha les coordonnées des personnalités à écouter. Professionnelles. Personnelles. Au passage, elle vérifia un autre détail. Un détail qu’elle avait en tête depuis le début. Elle rédigea son mail et se plongea à nouveau dans le dossier.
Une demi-heure plus tard, son téléphone sonna. La ligne fixe. 19 h 30. Une sonnerie. Une pause d’une minute. Puis une nouvelle sonnerie. Jeanne décrocha : c’était bien Bretzel. Ils avaient mis au point ce code pour éviter les emmerdeurs. Les journalistes avaient pris l’habitude d’appeler les magistrats après 19 heures pour tomber sur eux et non sur leur greffière.
— C’est chaud, fit Bretzel. Je marche. Sa voix vibrait d’excitation.
— Je passerai chercher lundi les commissions rogatoires. En attendant, je lance les écoutes sur les portables et les lignes fixes ce soir. On sonorisera demain, samedi, les bureaux. On aura la paix. J’envoie aussi des gars à Pau pour équiper les locaux des boîtes.
Jeanne frissonna. Le côté « machine de guerre » l’excitait, elle aussi. Et le débit précipité de Bretzel lui confirmait ce qu’elle savait déjà. Cet homme n’avait pas peur. Il ne pensait pas à son avancement ni à sa retraite. Ce type était de son côté.
— Mais y a un truc qui cloche, fit-il. Le dernier nom sur ta liste, Antoine Féraud. Qu’est-ce qu’il vient foutre dans cette histoire ?
Jeanne s’attendait à la question.
— T’en fais pas. Je gère.
— C’est un psychanalyste ou un psychiatre ?
— Les deux.
— Tu as avisé l’ordre des médecins ?
— Je gère, je te dis.
— Violation du secret médical. Tu vas droit dans le mur, ma belle.
— C’est mon dossier, d’accord ? Je ne veux pas de transcriptions pour ces écoutes-là. Tu m’envoies chez moi les données brutes.
Sur copie numérique. Avec l’original sous scellés. Chaque soir. OK ?
— C’est quoi cette embrouille ?
— Tu me fais confiance ou non ?
— On équipera son cabinet demain après-midi.
Jeanne raccrocha, la bouche sèche. Elle venait de commettre la pire des fautes déontologiques. Un péché mortel pour un juge.
Elle avait placé sur la liste des personnes à écouter le psychanalyste de Thomas.
Elle connaissait son nom.
Elle avait trouvé l’adresse de son cabinet dans l’annuaire. Elle écouterait les séances de Thomas et elle saurait.
Six jours avaient filé. Rien ne s’était passé comme prévu. Samedi 31 mai, Bretzel avait lancé les réquisitions Orange et France Télécom pour les écoutes téléphoniques. De leur côté, les mecs du SIAT avaient placé les zonzons dans le bureau de Bernard Gimenez, au siège du PRL — l’homme politique avait quitté ses fonctions au ministère de la Défense en 2007 et rejoint le poste de trésorier du parti. Ils avaient aussi équipé le bureau de Jean-Pierre Grissan, secrétaire général, et celui de Simon Maturi, P-DG de la société RAS. Pour les écoutes des compagnies EDS et Noron, Hatzel avait dépêché des hommes à Pau dès le vendredi soir. D’après l’article 18 du code pénal, alinéa 4, un juge d’instruction peut envoyer des flics partout en France, si cela est utile à « la manifestation de la vérité ». Les bureaux de Jean-Louis Demmard, patron de Noron, et de Patrick Laiche, directeur d’EDS, avaient été sonorisés durant le week-end. Les lignes fixes déviées. Les portables connectés sur un serveur.
Mardi 3 juin, Jeanne avait reçu les premières transcriptions. Quelques feuillets. Pour un résultat nul. Pas de conversation suspecte. Pas d’allusion à d’éventuels jeux d’influences. Encore moins à des transferts de fonds, consignes de virement ou remises d’espèces. Aucun vocabulaire elliptique qui puisse laisser supposer l’usage d’un code. Rien. Ces suspects utilisaient un autre mode de communication, Jeanne en était certaine.
Le même jour, elle avait saisi les services informatiques afin de pirater leurs e-mails. Rien non plus. RAS portait bien son nom.
Pourtant, Jeanne sentait, à l’instinct, que les combines continuaient. Peut-être ces hommes avaient-ils été avertis des écoutes. Bretzel était de confiance. Les mecs du SIAT aussi. Mais les fuites existent toujours. Le monde de la justice est l’univers le plus poreux de toutes les instances administratives.
En vérité, depuis le début de ses grandes manœuvres, Jeanne Korowa s’intéressait à un autre versant du dossier. Les enregistrements bruts, réceptionnés dès le lundi soir, du cabinet d’Antoine Féraud, psychanalyste de Thomas. Deux disques numériques — un exemplaire sous scellés et une copie à écouter — placés dans une enveloppe kraft libellée au nom de Jeanne, glissée chaque soir sous la porte de son appartement. Une journée de consultation du psy.
De ce côté, la pêche avait été féconde.
Trop, pour tout dire.
Jeanne connaissait les jours et les horaires des séances hebdomadaires de Thomas. Lundi à 14 heures. Mercredi à 15 h 30. Dès le premier soir, elle avait fait défiler le disque du lundi sur son ordinateur jusqu’à reconnaître la voix de Thomas. Elle avait alors obtenu les informations qu’elle cherchait.
Thomas n’avait pas une autre maîtresse, mais deux.
Il parlait de mariage, d’enfants, hésitait entre l’une et l’autre.
Il avait, disait-il, l’âge de s’engager. De construire.
Mais Jeanne ne faisait pas partie du casting. Pas une seule fois, Thomas ne l’avait mentionnée. Elle n’appartenait pas au présent. Encore moins au futur. Elle n’avait été qu’une de celles qui lui avaient permis d’user ses désirs, d’épuiser sa soif de conquêtes — de se « vider les couilles », comme disent les hommes avec élégance —, pour pouvoir maintenant se caser, tranquille, guerrier repu. Quant aux deux candidates à marier, elles n’avaient ni l’une ni l’autre dépassé vingt-cinq ans. Argh…
Jeanne s’était repassé dix fois le passage, pleurant, rageant, jurant. Comment avait-elle pu consacrer tant de temps, tant d’espoir à ce salaud ? La même nuit, elle avait déchiré ses lettres, jeté ses photos, balancé ses e-mails et effacé son numéro dans la mémoire de son cellulaire. Elle n’aurait su dire si elle allait mieux, mais au moins, la place était nette.
Elle avait pourtant attendu le mercredi soir dans un état de fébrilité avec, il faut l’avouer, un vague espoir. Ce putain d’espoir qui creuse la tombe des filles. Peut-être qu’au cours de la prochaine séance, il l’évoquerait enfin ? Que dalle. Le nouveau disque avait confirmé le diagnostic. Deux femmes. Deux jeunettes. Un mariage avec l’une ou l’autre. Et toujours pas un mot sur elle. La vieille.
Jeanne, alors, avait noté les prémices d’une évolution. Un phénomène qui avait commencé dès le lundi soir… D’une certaine façon, le premier enregistrement avait été d’une violence salutaire. Une catharsis. Douloureuse, mais libératrice. Elle devait passer son chemin.
Maintenant, un autre processus se profilait. Mue par une curiosité malsaine, Jeanne s’était laissée aller, dès le mardi, tout en mangeant son riz debout dans son salon, à écouter les autres séances sur son ordinateur. Les voix. Les secrets des patients.
Ainsi, un passage l’avait frappée. Un prêtre qui devait avoir la cinquantaine :
« Ma foi décline, docteur. Je ne peux en parler qu’à vous. Ma conviction régresse… C’est comme si elle se consumait. Une mèche qui brûle, mais qui s’arrête toujours à un certain point…
— Quel point ?
— Je crois à tout, disons, jusqu’à la mort du Christ. Ensuite, ça ne passe plus. Impossible d’adhérer aux miracles ultérieurs. La réincarnation. Le retour de Jésus parmi ses apôtres. Impossible.
— Votre foi s’arrête donc à la crucifixion ?
— La crucifixion, c’est ça. » Silence.
« Vous êtes né dans une famille nombreuse, non ?
— Sept frères et sœurs. En Alsace. Nous en avons souvent parlé : j’ai eu une enfance heureuse.
— Mais votre père préférait systématiquement le nouveau-né.
— Docteur, ça n’a jamais été un problème pour moi. J’étais l’aîné. Je comprenais ce penchant de mon père. D’ailleurs, ma foi a été précoce. Une foi qui m’a comblé et m’a fait partir très tôt de chez moi. »
Antoine Féraud ne fait aucun commentaire. Le prêtre claque des lèvres. Il a sans doute la gorge sèche. Jeanne connaissait bien cette sensation. A force de parler la tête sur le coussin, on n’avait plus de salive dans la bouche et trop de sang dans la tête.
« Une foi qui s’arrête à la crucifixion du Christ, répète Féraud.
— Et alors ?
— Vous vous souvenez des dernières paroles de Jésus, non ? » Nouveau silence. Puis la voix du prêtre qui prononce, vaincu : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonne ? »
Jeanne souriait, picorant toujours son riz blanc dans son bol. Bien joué, Féraud… Elle imaginait le cabinet. Les parquets vernis. Un kilim marocain. Des tons mordorés. Des livres sur des étagères. Un fauteuil près du divan, dos à la fenêtre. Un bureau à l’oblique, plus loin encore.
Toutes les séances n’étaient pas intéressantes. Mais toujours variées. Il y avait les pressés, qui finissaient avant l’heure. Les volubiles, qui parlaient à jet continu. Les silencieux, qui laissaient échapper un mot ou deux par minute. Les rationnels, qui n’en finissaient pas d’échafauder des analyses, d’organiser leurs souvenirs, leurs fantasmes. Les poètes, qui se berçaient de mots et d’émotions. Les nostalgiques, qui s’épanchaient sur leur passé avec des inflexions mélancoliques. Les récalcitrants, qui venaient à regret et dont chaque séance paraissait être la dernière…
Elle écoutait. Et écoutait encore.
« Je ne cesse de me masturber en pensant à elle, dit une voix grave. Pourtant, je l’ai larguée comme une malpropre l’année dernière. Et je ne la touchais plus depuis trois ans ! Pourquoi ce désir soudain ? Pourquoi cette obsession, alors que je ne voulais plus entendre parler d’elle ?
— Votre plaisir ne réside pas dans cet acte masturbatoire, dit Féraud. Votre plaisir est dans votre culpabilité. En vous masturbant, vous caressez votre remords et non le corps de cette femme. Ce que vous aimez, c’est votre délit. Vous êtes coupable et vous aimez ça. C’est ça qui vous fait jouir. »
Jeanne s’amusait comme une folle. Elle connaissait par cœur ces discours de psy. Deux années qu’elle se farcissait ce genre de répliques, toujours à contre-pied, toujours énigmatiques, mais qui tombaient juste parfois. En tout cas, qui vous forçaient à réfléchir, à vous enfoncer dans vos propres ténèbres, pour y chercher une vérité nouvelle.
Ce qui l’envoûtait le plus, c’était la voix d’Antoine Féraud. Médium, mais virile. Avec quelque chose de rauque dans le timbre. Son élocution était particulière aussi. Une lenteur solennelle, qui donnait un rythme, une gravité à chaque mot. Et surtout, il y avait la douceur. Sa voix possédait une inflexion suave, envoûtante, qui était un baume pour l’âme…
En trois disques — lundi, mardi, mercredi —, Jeanne avait déjà profité des bienfaits de cette voix. Elle avait mis au point un rituel. Chaque soir, elle se plongeait dans l’obscurité, s’installait sur son canapé et chaussait un casque audio. Enfouie dans la nuit, elle s’imprégnait de cette douceur, de cette séduction. La voix s’insinuait en elle et faisait levier, lui ouvrant les côtes, laissant respirer son cœur, qui semblait se dilater sous l’effet du timbre…
La veille au soir, Jeanne avait même senti quelque chose craquer en elle. Une poussée trouble… Elle avait glissé la main dans son boxer et s’était caressée au fil des séances. Regrettant déjà de tout salir. De souiller cette voix qui lui inspirait un pur sentiment…
Le jeudi 5 juin au matin, elle s’éternisait sous sa douche et s’engueulait à voix basse. Se masturber en écoutant la voix d’un psy, seule chez soi, dans le noir. Vraiment pathétique…
Elle s’essuya. Se peigna. La buée du miroir s’estompait. Elle n’était pas pressée de voir sa gueule. Les traits tendus. Le teint livide. Elle était belle, malgré tout. Visage mince. Peau blanche, pigmentée de rousseur. Pommettes hautes. Et ces yeux verts qui, dans les bons jours, brillaient comme des agathes. Une fois, Thomas l’avait comparée à l’absinthe, boisson interdite aujourd’hui, qui faisait fureur au XIXe siècle et qu’on surnommait « la fée verte ». On faisait fondre un sucre à la flamme au-dessus du verre d’alcool vert pâle. Thomas, qui n’était pourtant pas un poète, avait noté les similitudes. Le vert pour les yeux. La flamme pour la rousseur. Quant à l’ivresse… Ce soir-là, il avait murmuré : « Tu es ma fée verte… » La métaphore s’était finie au lit. Jeanne était certaine qu’il avait pompé tout ça dans un magazine mais elle en conservait tout de même un souvenir ému.
Elle sortit de la salle de bains, les cheveux humides. But le café qu’elle s’était préparé. Grignota une tartine de pain complet. Avala sa dose habituelle d’Effexor 0,75 mg. Ouvrit son dressing et choisit ses vêtements d’un coup d’œil, comme on choisit un uniforme.
Jean blanc.
Chemisier blanc à motifs noirs. Veste en lin.
Et des chaussures Jimmy Choo, pointues comme des poignards.
Elle attrapa ses clés, son sac, son cartable — et claqua la porte avec violence.
Au boulot, maintenant.
Dossiers. Auditions. Confrontations.
Et plus question de conneries de voix sans visage, de baume mental, de caresses nocturnes.
Dès qu’elle parvint à son étage, au TGI, elle comprit que quelque chose clochait. Deux flics se tenaient, de dos, dans le couloir. Carrures d’athlète. Brassards rouges. Automatique à la ceinture, bien en vue. Du sérieux.
L’un d’eux se retourna. Elle reconnut le visage mal rasé, un peu joufflu, du capitaine Patrick Reischenbach, chef de groupe à la Crime. Ses cheveux étaient toujours luisants de gel. D’un geste rapide, elle tenta d’ébouriffer sa propre chevelure encore humide. En vain.
— Salut, dit-elle en souriant. Qu’est-ce que vous foutez là ?
— On vient chercher Taine.
Jeanne allait demander des précisions quand Taine en personne sortit de son bureau, rasé de frais, enfilant sa veste, tenant son cartable de cuir d’une main. Sa greffière était sur ses pas.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jeanne.
— On en a un autre. (Taine joua des épaules pour ajuster sa veste.) Un autre meurtre. Le cannibale. J’y vais. C’est dans le 9–3. Le parquet de Bobigny se dessaisit au profit du parquet initial.
Jeanne considéra l’équipe. Reischenbach, indéchiffrable. L’autre flic, qu’elle ne connaissait pas, tout aussi fermé. Taine, arborant son expression standard de juge glacé. La greffière, sur ses pas, à l’unisson. Du super-sérieux.
— OK, fît Taine, qui lisait dans les pensées de Jeanne. Tu veux venir ?
— Je peux ?
— Pas de problème. (Il regarda sa montre.) C’est à Stains. On fait la blague et on revient pour le déjeuner.
Jeanne fila dans son bureau. Vérifia ses dossiers. Donna des instructions à Claire et courut rejoindre le groupe dans l’ascenseur.
Dehors, l’averse qui couvait depuis l’aube avait éclaté. Une belle averse d’été. Chaude. Grise. Libératrice. Les gouttes claquaient sur le trottoir comme des pétards chinois. Le ciel ressemblait à un immense parachute de ténèbres moirées où le vent s’engouffrait, s’amusant à former des sculptures mobiles de vapeur sans cesse redéfinies.
Une voiture banalisée les attendait, stationnée en double file avenue Joliot-Curie. L’acolyte de Reischenbach, un dénommé Leroux, prit le volant. Le capitaine s’installa à ses côtés. Les magistrats et la greffière montèrent à l’arrière.
Taine n’attendit pas que la Peugeot démarre pour demander :
— Qu’est-ce qu’on a ?
— La victime s’appelle Nelly Barjac. Vingt-huit ans.
— Quel boulot ?
— Technicienne dans un laboratoire d’analyses médicales. Elle a été tuée dans le parking souterrain du labo.
Jeanne se tenait à droite, collée aux épaules de la greffière assise au centre.
— Elle a été assassinée au milieu de la nuit, continuait Reischenbach. Elle bossait tard et partait après tout le monde. Le tueur a dû l’attendre en bas. Il l’a surprise au moment où elle montait dans sa caisse.
— Il l’a tuée sur place ?
— Pas tout à fait. Il l’a emmenée dans un autre sous-sol. Plus bas. A l’évidence, il connaissait les lieux. Soit il y bosse, soit il est venu pour repérer chaque détail. En tout cas, il a su éviter les caméras de surveillance.
— Qui a découvert le corps ?
— Un vigile, ce matin très tôt. Il pleuvait. Il a vérifié ces parties souterraines, qui sont vouées aux écoulements. Il a mis du temps à comprendre qu’il avait affaire à une victime. Je veux dire : à un être humain.
Apres chaque réponse, Taine marquait un bref silence. Comme s’il remisait l’info dans un tiroir particulier de son cerveau. Jeanne écoutait, tout en essayant de se repérer dans la banlieue. Impossible. Des axes. Des panneaux. Des chiffres. Le tout brouillé par la pluie. Au-dessus, le ciel semblait se dilater. Gonflé comme une éponge grise. Parfois, un éclair traversait le paysage avec une luminescence électrique.
Le chauffeur était parti pour une grande boucle autour de Paris, rejoignant la Seine-Saint-Denis, au nord. La seule chose claire dans cette tempête était l’écran du GPS fixé au tableau de bord, qui affichait les directions à prendre par à-coups.
— Ce labo, c’est quoi au juste ?
Reischenbach sortit de son blouson un carnet puis chaussa des lunettes.
— Un laboratoire de… cytogénétique. Ils analysent les embryons. Je sais pas quoi.
— Ma femme a fait un examen comme ça, intervint le conducteur. C’est pour voir si le fœtus est normal.
— Une amniocentèse.
Les regards convergèrent vers Jeanne qui venait de parler. Elle continua en s’efforçant de prendre un ton badin — surtout pas doctoral :
— Le gynécologue prélève un échantillon du liquide amniotique dans l’utérus de la femme enceinte. Ensuite, on isole les cellules desquamées du fœtus ou de la membrane qui l’entoure, puis on les met en culture et on analyse les chromosomes pour établir le caryotype du bébé en formation.
Taine demanda, observant le dehors comme si la réponse ne l’intéressait pas :
— Un caryotype, c’est quoi exactement ?
— La carte chromosomique de l’enfant. Les 23 paires de chromosomes qui définissent son être à venir. Ça permet de détecter une anomalie éventuelle sur une des paires. Comme la trisomie 21, par exemple. Très peu de labos font ça à Paris. Comment s’appelle celui-là ?
Reischenbach regarda son carnet puis se tourna.
— Pavois. Vous connaissez ?
Jeanne fit signe que non. Elle faillit ajouter qu’elle n’avait pas ce genre de problèmes. Qu’elle n’était pas enceinte. Qu’elle n’avait pas de mec. Et que sa vie, c’était de la merde. Mais elle s’abstint. Elle était ici en tant que juge. Pas vraiment le moment de balancer des confidences.
— La première victime, reprit Taine à l’attention du flic, elle bossait dans un centre pour enfants attardés, non ?
— Ouais. Des mômes qui souffrent de… (Reischenbach feuilleta son carnet) de TED, troubles envahissants du développement. (Il revint à Taine en baissant ses lunettes.) Vous pensez qu’il pourrait exister un rapport entre ces gosses pas normaux et les amnio-machins ?
— Il y a des points communs avec l’autre meurtre ? reprit Taine sans répondre. Je veux dire, dans le modus operandi :
— Tout correspond. Un parking. Les inscriptions sur les murs. Et le corps, bien sûr. Dans le même état que le premier.
— Côté profil des victimes, des similitudes ?
— Trop tôt pour le dire. On a même pas vu le visage de la deuxième… avant.
Le crépitement de la pluie se referma sur ces paroles. Jeanne regardait toujours le paysage. La vue était troublée par l’averse mais pas assez pour qu’elle ne puisse en saisir la laideur. Comme chaque fois qu’elle traversait ces labyrinthes d’usines, de pavillons, de cités, elle s’interrogeait : comment avait-on pu en arriver à ça ?
Elle imaginait un lien entre le tueur et ces villes sordides. Des agglomérations. Des rues. Parmi lesquelles se trouvaient les points précis où la violence du meurtrier avait explosé. Comme des incendies volontaires. 1, 2, 3… Il fallait remonter ce dédale, plonger dans cette forêt urbaine jusqu’à localiser le foyer d’origine. 4, 5, 6… Comprendre pourquoi il frappait dans ces sous-sols. Des grottes primitives où il célébrait un rite. Un sacrifice…
— L’enquête de proximité a commencé ? demanda Taine.
— Tout juste. J’ai déjà des gars là-bas. Ils interrogent les vigiles. Les voisins. Pas beaucoup d’espoir de ce côté-là. C’est une zone industrielle. La nuit, y a personne. De toute façon, pour moi, le tueur a la tête froide. Il pense à tout avant de se lâcher.
— Sur la première, du nouveau ? Je n’ai toujours pas reçu le rapport du légiste.
— Moi non plus. J’ai parlé au toubib ce matin. On doit tout avoir aujourd’hui, avec les analyses toxico et l’anapath. A priori, rien de neuf. On savait déjà que le tueur avait égorgé la fille, l’avait vidée de son sang et avait dévoré certaines parties du corps. L’autopsie n’ajoute pas grand-chose à ça.
— Et côté suspects ? Les proches ? Les collègues ? l’enquête de voisinage ?
— Que dalle. La fille avait un fiancé. On l’a interrogé. Inoffensif. Elle bricolait aussi sur le Net. Comme tout le monde.
— Des sites de rencontres ?
— Plus ou moins. Facebook. MSN. On remonte tout ça. On a aussi bossé dans l’autre sens.
— L’autre sens ?
— En partant du cannibalisme. C’est fou le nombre de sites qui traitent du sujet. Tous en anglais. Des forums, des chats délirants, des annonces pour participer à une séance de dépeçage, des recettes à base de chair humaine. Et même des candidats pour servir de plats aux cannibales amateurs ! C’est dingue. Des milliers de gens veulent se faire bouffer.
C’étaient les mots exacts qu’Armin Meixves, le « cannibale de Roteburg », avait prononcés au moment de son procès. Cet homme, qui rêvait de dévorer un congénère, avait trouvé en 2001 un volontaire sur Internet, Bernd Juergen Brandes.
Dans la nuit du 9 au 10 mars 2001, Meixves lui avait coupé le pénis devant une caméra. Ils l’avaient mangé ensemble puis Meixves avait égorgé, dépecé et mangé Brandes, commentant à voix haute ce qu’il faisait à destination de la caméra.
— Résultat ? poursuivit Taine.
— Rien. Que du bluff, à mon avis. Et c’est difficile de retracer les auteurs de ces conneries. En tout cas, aucune trace de Marion Cantelau, la victime. Elle n’avait rien à voir avec ces givrés. Non, pour moi, elle s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Comme d’habitude.
— Je pense plutôt que le type la suivait depuis pas mal de temps.
— On est d’accord. Mais au départ, elle a seulement eu la malchance de croiser sa route.
— Et les empreintes ? l’ADN ? On a ses paluches partout, si je me souviens bien. Sa salive…
— Et sa merde.
— OK. Alors ?
— Rien. Pour les empreintes, il n’est pas fiché. Pour l’analyse ADN, il est trop tôt pour les résultats. Mais a priori, on n’aura rien non plus. S’il ne prend aucune précaution, c’est qu’il n’est répertorié nulle part.
Le juge demanda un ton plus bas :
— La fille d’aujourd’hui, on a prévenu sa famille ? Reischenbach désigna son voisin au volant de la Peugeot.
— Leroux va s’en occuper. Je le sens en forme aujourd’hui.
Le conducteur maugréa puis tapota de l’index l’écran du GPS.
— C’est bon, grogna-t-il. On y est.
Les laboratoires étaient situés dans une zone industrielle isolée. Des blocs puissants, tout en vitres et ciment, des bâtiments en préfabriqué, des hangars de fibre de verre. Chaque édifice disposait de plusieurs hectares de superficie : des terrains herbus, boueux, percés de flaques. Tout était désert.
Leroux ralentit aux abords d’une longue construction de deux étages aux fenêtres en série. L’enseigne indiquait : « LABORATOIRES PAVOIS. » L’immeuble était cerné par des fourgons de police, des voitures banalisées, des ambulances. Jeanne frissonna. Les lumières bleues des véhicules voletaient par intermittence, rebondissant contre les nuages chargés de pluie, frappant les vitres de la façade, pour y dégouliner ensuite comme de la peinture brillante. Des dos luisants, en ciré, allaient et venaient dans les bourrasques grises. Des rubans jaunes de non-franchissement délimitaient le cercle de l’enfer.
Ils stoppèrent à cent mètres du bloc et descendirent de voiture. L’air était chaud et visqueux. Les rafales s’obstinaient, se plaquant sur leurs flancs comme des paquets d’embruns. L’allée asphaltée était couverte de boue. Jeanne, en talons, manqua de tomber et s’appuya sur le bras de Taine. Ils marchèrent courbés jusqu’à la porte d’entrée, alors que Leroux brandissait sa carte pour franchir les barrages. Jeanne était désorientée. La flotte. La boue. L’atmosphère industrielle. Elle n’imaginait pas ainsi un laboratoire d’amniocentèse, lieu stérile par excellence.
Un capitaine de la brigade territoriale vint à leur rencontre. Le substitut du procureur était déjà reparti. On attendait Taine avant d’embarquer le corps. L’officier enchaîna avec un topo rapide sur la victime. Rien de neuf par rapport au briefing de Reischenbach.
— Faut passer sur la droite, prévint-il en tendant le bras. L’entrée du parking est à l’arrière de l’immeuble. Je vous préviens, c’est plutôt… gore.
Des flics se matérialisèrent. Des parapluies claquèrent. Ils contournèrent l’immeuble entre les allées de troènes. Chacun glissait et pataugeait sur le bitume. La scène avait un côté comique mais le plus ridicule, c’était encore Jeanne juchée sur ses Jimmy Choo, avec sa veste trempée et son jean blanc maculé qui ne ressemblaient plus à rien.
— On va entrer par là, fit le capitaine en désignant une rampe de béton qui plongeait dans les ténèbres. Le rideau de fer est ouvert. Sinon, on doit pénétrer dans l’immeuble et emprunter l’ascenseur. Faut des badges, des codes. Le labo est un vrai bunker.
Jeanne et Taine se regardèrent. Comment le tueur avait-il fait, lui, pour entrer ? L’eau de pluie s’engouffrait dans le boyau par vagues sombres, bruissantes. L’air était si humide qu’on respirait des vapeurs d’eau. Elle avait l’impression de pénétrer dans une grotte surchauffée. Un lieu secret, immémorial, d’où auraient jailli des légendes urbaines.
Le parking était bas de plafond, ponctué de colonnes. Pas de voitures, à l’exception d’une Smart cernée par un ruban jaune de non-franchissement. Sans doute la bagnole de la victime. Des flics, toujours en ciré, sillonnaient le lieu, balayant le sol avec les faisceaux de leurs torches.
— Faut descendre encore, fit le capitaine. Deuxième niveau. Un mec de la mairie est venu nous expliquer le rôle de ce sous-sol mais j’ai rien compris. Le parking abrite un système d’écoulement qui date des années soixante et qui draine toute l’eau de la zone industrielle. Vous voulez des masques ? Ça pue grave en bas.
Les visiteurs déclinèrent l’offre. Nouvelle rampe. Ils croisèrent les premiers techniciens de la PTS — police technique et scientifique — en combinaison blanche marquée de la mention « IDENTITÉ JUDICIAIRE ». Leurs projecteurs balayant le sol, ils photographiaient des détails, collectaient des fragments dans des sacs à scellés.
Ils atteignirent un sas de ciment surveillé par deux plantons. Tous les flics d’Ile-de-France semblaient avoir été appelés ici. A leurs pieds, des déchets, des papiers, des chewing-gums s’amoncelaient, charriés par l’eau qui coulait jusqu’ici et passait sous la porte.
On déverrouilla la paroi. Ils enjambèrent les détritus et empruntèrent un escalier de ciment. Jeanne s’appuya encore sur l’épaule de Taine. Une lampe tempête avait été fixée au plafond. Malgré cette source, les ténèbres étaient si épaisses qu’elles semblaient matérielles. Infranchissables.
— Y a quinze bons mètres de dénivellation pour arriver au fond. Il a dû la porter sur son dos…
Une odeur d’égout s’élevait, pleine de relents écœurants. Des effluves d’huile et d’essence flottaient aussi. Ainsi qu’une puanteur aiguë, prégnante, qui refusait de se mélanger. Un remugle de cochon grillé.
— C’est quoi cette odeur ? demanda Jeanne.
Le capitaine se tourna vers elle avec méfiance. Depuis le départ, il avait une question sur les lèvres. Deux juges d’instruction pour une seule affaire, c’était un de trop…
— Le tueur, fît-il à l’attention de François Taine. Il a cuit certains fragments du corps. Mais il y a autre chose.
— Autre chose ?
— On a retrouvé des restes bizarres. Selon les techniciens, ça pourrait être du suif.
— Qu’est-ce que vous appelez du suif ?
— De la graisse animale. Ça brûle bien, il paraît. Et longtemps. Le tueur s’est éclairé comme ça. Les techniciens vous expliqueront. C’est par ici.
Nouvelle porte. Quelques marches. Et le choc. Une pièce aveugle de deux ou trois cents mètres carrés au plafond mansardé. Des murs de ciment noir maculés d’humidité. Un sol brillant d’écoulements. Une vraie caverne datant d’une ère nouvelle. Celle du béton et de l’essence. Il y avait eu l’âge du fer. L’âge du bronze. Maintenant, c’était l’âge du pétrole.
Les projecteurs de l’Identité judiciaire dessinaient des auréoles dans les flaques. Les techniciens allaient et venaient, masque sur le visage. Ils lancèrent tour à tour un bref regard aux nouveaux arrivants, sans stopper leur activité.
Jeanne était frappée, encore une fois, par l’impression ambivalente que les scènes de crime lui inspiraient. La violence résonnait ici, mais aussi, plus encore, la paix, le soulagement. Celui du tueur. Ce sang, ce cadavre, ces éclats de chair constituaient le prix de sa sérénité. Le meurtrier s’était rassasié ici. Calmé. Apaisé…
— On peut voir le corps ? demanda Taine.
Le capitaine coinça sa torche sous son bras et enfila des gants de chirurgien. Avec précaution, il écarta la bâche qui couvrait la victime. La lampe électrique, sous son aisselle, frappa le cadavre comme par accident. Jeanne eut un recul. Ses genoux se dérobèrent. Elle appela à la rescousse son statut de juge. Ses années d’études. Sa vocation inébranlable. Penser en magistrat, et seulement en magistrat.
Il y avait au moins cinq morceaux.
Le buste, ventre ouvert, exhibait aux épaules et sous le bassin des os blanchâtres. Les quatre membres avaient été arrachés. La femme, ou ce qu’il en restait, avait la tête renversée, invisible. Ses cheveux baignaient dans une flaque.
Malgré l’horreur, qui l’éblouissait comme à rebours, à force de noirceur, plusieurs détails frappèrent Jeanne. La blancheur de la peau. La corpulence du corps. Ses épaules, ses hanches avaient la rondeur de rochers polis. Jeanne songea aux sculptures de Jean Arp. Formes blanches, douces, sans bras ni jambes, qui appellent la main, la caresse, par la seule pureté de leur ligne…
Répartis dans les ténèbres, Jeanne repéra les bras et les jambes. A moitié dévorés. Brûlés par endroits. Il y avait aussi, au fond, le long du mur, le paquet des viscères gris, agglutinés, baignant dans les eaux sales.
Jeanne prit conscience du silence qui l’entourait. Le choc était le même pour tout le monde : Taine, Reischenbach, Leroux, la greffière… Elle s’approcha, alors que le capitaine dirigeait son faisceau avec hésitation sur le tableau horrifique. Elle aperçut la plaie à la gorge, ouverte d’une oreille à l’autre.
— Vous pouvez éclairer le visage ?
Le capitaine ne bougea pas. Jeanne lui prit la torche des mains et l’orienta. Les muscles, les os de la figure formaient un chaos sous la chair. Un hématome violacé s’étalait comme une monstrueuse tache de vin. Le tueur avait frappé sa victime avec une pierre, ou une masse. Plusieurs fois. Le sang avait afflué, coagulant sous la peau. Ce qui signifiait que la femme était encore vivante durant ces tourments. Jeanne remarqua aussi, parmi les cheveux, des caillots de sang — le meurtrier avait éclaté le crâne. Des lambeaux de cervelle s’écoulaient parmi les cheveux déployés.
Jeanne déplaça son rayon vers l’abdomen. Fendu à la verticale, du sternum jusqu’au bassin. Sur les flancs, des blessures, des griffures, des béances. Peut-être même des inscriptions. Un des seins avait disparu. L’autre pendait. Jeanne devina que le tueur avait plongé son visage dans ces blessures et mordu les muscles. Chaque morsure laissait un lambeau d’épiderme au bord de la plaie. Le meurtrier mettait la chair à nu puis plantait ses dents à l’intérieur. Il n’aime pas la peau. Ce qu’il veut, c’est le contact avec la viande tendre, encore chaude, sentir le réseau des muscles, la dureté des os…
Elle baissa encore son rayon. Le sexe. Elle prévoyait que cette région serait le théâtre d’une atrocité particulière. Elle avait raison. Le meurtrier avait arraché le pubis. Avec les dents. Ou les mains. Il avait laissé la peau de côté, mordu les organes, aspiré le sang, recraché des jets sanguinolents tout autour. Jeanne n’était pas pathologiste mais elle devinait qu’il avait dévoré l’appareil génital dans son ensemble. Lèvres, clitoris, trompes, utérus… Il avait tout avalé. Englouti ces choses précieuses, symboles de féminité, au fond de lui.
Une idée la cingla. L’assassin était une femme. Une gorgone qui avait voulu s’approprier la fertilité de sa victime. Comme les Papous dévorent le cœur ou la cervelle de leurs ennemis pour s’emparer de leurs qualités spécifiques. Des mots lui revinrent à l’esprit. Mots qu’on lui rabâchait à l’église, au moment de sa première communion : « Qui mange ma chair et boit mon sang / demeure en moi et moi en lui. »
Jeanne aperçut son visage livide dans une flaque. Bon sang, je vais tomber dans les pommes… Pour se donner une contenance, elle rendit la lampe au capitaine et se tourna vers Taine.
— La première, elle était dans cet état-là ?
Le juge ne répondit pas.
— T’as vu le corps ou non ?
— En photos seulement. Quand je suis arrivé, ils l’avaient déjà emmené.
— Mais c’était équivalent ?
Le magistrat ne put que hocher la tète. Une voix se rapprocha. Un homme trapu, au gros ventre moulé dans un polo bleu Ralph Lauren, marmonnait dans un dictaphone. La soixantaine, il avait le cuir mat, les cheveux gris coiffés la raie au milieu. Un nez busqué. Des petits yeux bleu clair. Une impression vive, riante et aquatique se dégageait de ce regard. Mais aussi quelque chose d’agressif, d’incongru. Comme si ces yeux translucides n’avaient rien à taire dans ce visage bronzé.
— Langleber, murmura Taine. Le légiste. Je te jure que s’il me sort encore une de ses conneries d’intello, je me le fais.
Le juge fit les présentations. Poignées de mains mécaniques.
— Je crois savoir comment il procède, dit le médecin en fourrant son dictaphone dans la poche arrière de son jean.
— On t’écoute.
Il leva la tête, désignant les armatures qui soutenaient les néons au plafond.
— Il suspend la fille là-haut, tête en bas. Il lui écrabouille le visage et lui tranche la gorge. Comme on tue les cochons dans les fermes. Il utilise un couteau aiguisé. Les berges de la plaie sont nettes. Il procède de gauche à droite. La « queue de rat », c’est-à-dire la fin de la blessure, est sans équivoque. Notre salaud est droitier. Et je peux vous dire que sa main ne tremble pas. J’ai déjà pu constater des lésions allant jusqu’à la paroi vertébrale antérieure, avec section de la trachée et de l’œsophage.
Lorsqu’elle était petite, Jeanne passait deux mois d’affilée dans le Perche pour les grandes vacances. Elle avait assisté plusieurs fois à ce genre d’exécutions barbares. Une vraie cérémonie. On tuait le cochon…
— Il n’y a pas assez de sang, remarqua-t-elle.
Le légiste posa ses yeux de méthylène sur elle. Il appréciait la remarque :
— Exact. Je pense qu’il le récupère. Dans une bassine ou un autre récipient.
— Qu’est-ce qu’il en fait ? demanda Taine.
Langleber toisa les magistrats. « Deux juges pour le prix d’un. » L’idée paraissait l’amuser.
— Vu l’ambiance, il doit le boire sur place. Encore chaud.
— T’es sûr de ton coup ?
— Sur la technique, oui. La victime porte des marques de liens aux chevilles. Vérifiez au-dessus des néons. Vous trouverez un frottement de cordes, une trace de tension. La première victime avait les deux chevilles brisées. Même topo ici, à mon avis. Tout sera dans mon rapport.
— En parlant de rapport, intervint Reischenbach, on n’a toujours pas reçu le premier.
— Il arrive. Y a pas le feu au lac.
— Je sais pas ce qu’il te faut.
— Soyons clairs, reprit Jeanne. La femme est vivante quand il la suspend ?
— Bien sûr. Pour que le sang jaillisse, il faut que le cœur fonctionne.
Taine secouait la tête en silence. Ses traits exprimaient un dilemme. Il paraissait à la fois vouloir mener son enquête jusqu’au bout et en même temps se casser au plus vite. Se foutre la tête sous sa couette et oublier tout ça.
— Ensuite, poursuivit Langleber, impassible, il lui ouvre le ventre. Il attrape les entrailles à pleines mains et les tire hors du corps. Le côté « tripailles » du menu et…
— On a compris.
— Comment lui ouvre-t-il l’abdomen ? demanda Jeanne. Avec quelle arme ?
— Un truc rudimentaire. J’attends les résultats de l’anapath pour la première. À mon avis, on obtiendra des particules. Métal ou pierre. Mais tout cela a l’air de remonter à l’âge des cavernes.
— Après ? Que fait-il ?
— Il laisse retomber le corps. Remballe ses cordes, ses crochets. Commence son festin. Vous avez vu la région du pubis ? Je pense qu’il dévore en priorité cette partie.
— Pourquoi « en priorité » ? fit Taine.
— Un feeling. En tout cas, il bouffe cette partie crue. Sans attendre. Alors qu’il fait cuire d’autres trucs. Il y a un lien d’urgence entre lui et la matrice féminine.
Son hypothèse revenait en force. Le tueur pouvait-il être une femme ?
— Ensuite, il arrache les quatre membres. A ce propos, votre client est d’une force prodigieuse. Pour moi, il brise les jointures des os et fait tourner le bras ou la jambe jusqu’à ce que l’articulation cède.
Non, pas une femme…
— Enfin, il prépare son feu et y fait cuire les morceaux de son choix. Bras, jambes, et quelques organes. J’ai pas eu le temps de faire le compte ici mais pour la première, il s’est enfilé le foie, les reins, et bien sûr le cœur. Essentiel, le cœur.
Taine se passa la main sur le visage. Il tenait toujours son cartable. A ses côtés, sa greffière ne bougeait pas. Modèle statue de sel. L’autorité que représentait le binôme paraissait obsolète, dérisoire.
— On est sûr qu’il est anthropophage ? reprit le magistrat. Je veux dire : il n’a pas pu emporter les… morceaux pour un autre usage ?
— Non. Pour le premier meurtre, j’ai pu étudier les restes du repas. Les os portaient des stries particulières. Des marques de dépeçage. D’autres os étaient brisés, pour mieux en extirper la moelle. Exactement comme le faisaient nos ancêtres préhistoriques. Il y a aussi une plaie particulière au sommet du crâne. Le meurtrier fracasse la boîte crânienne pour en sucer le cerveau. Je ne suis pas spécialiste mais je crois que c’est aussi une technique des hommes de Cro-Magnon.
Jeanne reprit la parole — le seul moyen de ne pas flancher, c’était de s’accrocher à ses propres questions :
— Et le suif ?
— C’est comme ça qu’il s’éclaire : il brûle de la graisse.
— On nous a parlé de « graisse animale ». De quel animal s’agit-il ?
— Qui vous a dit ça ?
Le capitaine de la brigade territoriale sortit du rang :
— C’est ce que m’ont dit les techniciens de la police scientifique.
— Ils se sont gourés. D’après les analyses de la première scène de crime, il s’agit de graisse humaine. Le meurtrier se sert sur place. Il découpe des parties de l’aine ou du ventre et les utilise comme des lanternes à combustion lente.
— S’il a déjà fait un feu pour son… festin, fit Jeanne, pourquoi a-t-il besoin de lanternes ?
— Pour mener son travail d’écriture.
Langleber attrapa un projecteur et le tourna vers l’un des murs. La paroi était couverte de hiéroglyphes. Des traits verticaux qui se compliquaient à chaque ligne. Des arbres en série, dont les branches ne dessinaient jamais les mêmes motifs. On pouvait aussi y reconnaître des hommes stylisés. Ou les signes d’un alphabet primitif.
Se reculant, Jeanne fut frappée par une dernière ressemblance, liée aux activités du laboratoire Pavois lui-même. Ces traits tordus pouvaient aussi représenter des paires de chromosomes, tels qu’ils apparaissent sur les caryotypes.
— L’IJ vous parlera de ces trucs, commenta Langleber. D’après ce que je sais, ils sont peints avec un sacré mélange. Sang, salive, excréments. Et de l’ocre. Que du bio, en somme.
L’ocre : Taine en avait déjà parlé au restaurant, la première fois. Jeanne demanda des détails à propos de ce matériau. Langleber balaya la question d’un geste — « On attend des résultats plus poussés » —, puis conclut :
— On n’est pas près de piger ce que tout ça veut dire. J’ajouterais même que c’est fait pour. C’est le pharmakon, selon René Girard.
— Ne commence pas avec tes conneries, fit Taine avec humeur. Le légiste sourit. Son visage large et puissant aux yeux clairs dégageait une intensité particulière.
— « L’opération sacrificielle suppose une certaine méconnaissance. Les fidèles ne savent pas et ne doivent pas savoir le rôle joué par la violence… »
Taine ouvrit la bouche pour gueuler mais Jeanne lui posa la main sur le bras. Langleber reculait déjà, les mains dans les poches. Avec son polo, son jean délavé, ses mocassins, il semblait prêt à remonter sur son voilier.
— Salut, mes canards. Vous aurez mon rapport pour la première victime aujourd’hui. J’essaierai d’aller plus vite pour la seconde.
Langleber s’inclina et se dirigea vers les marches. Taine cracha :
— Quel connard…
— René Girard est un anthropologue, expliqua Jeanne. Il a écrit un bouquin très connu, La Violence et le Sacré.
— Vraiment ? ricana Taine.
Puis il monta la voix en désignant le corps à la cantonade :
— On peut emballer ça, oui ou merde ? Des hommes s’agitèrent. Jeanne continuait :
— Le bouquin explique comment les sociétés primitives régulaient la violence du clan par le sacrifice. Une soupape qui permettait à l’agressivité de s’échapper, aux tensions de se soulager. Le jaillissement du sang calmait les esprits.
— Et le « pharma-machin », c’est quoi ?
On glissait le corps dans une housse plastique.
— Le pharmakon désigne en grec une substance qui est à la fois le poison et son remède. Selon Girard, la violence jouait ce rôle parmi les peuples anciens. Soigner la violence par la violence… Qui sait ? Peut-être que le tueur veut sauver notre société du chaos.
— Conneries. Un dingue se prend pour un cannibale et on n’a pas la queue d’un indice. Voilà le topo.
— Salut. Je peux vous montrer quelque chose ?
L’homme qui venait d’apparaître était vêtu d’une combinaison blanche. Il abaissa sa capuche, produisant un froissement de papier. Ali Messaoud, responsable de l’Identité judiciaire. D’un geste, chacun se salua : tout le monde se connaissait.
Messaoud les guida vers l’emplacement du corps, marqué maintenant par des bandes adhésives.
— Regardez là.
Des traces noires s’égrenaient autour de la silhouette. Jeanne les avait repérées, pensant qu’il s’agissait d’éclaboussures sanglantes. A y regarder de plus près, c’étaient des fragments d’empreintes. Des formes courbes, tronquées, mystérieuses.
— Des empreintes de pieds, confirma Messaoud. De pieds nus, je précise. A mon avis, le cinglé se fout à poil et tourne autour de sa victime.
Taine avait déjà précisé ce détail. Jeanne imaginait maintenant un homme nu, arc-bouté au-dessus de sa victime avant de la dévorer. Un prédateur.
— Il n’y a pas que des empreintes de pieds. Il y a aussi les mains. Le tueur marche à quatre pattes. Vraiment flippant.
— Ces empreintes ont l’air plutôt fines, remarqua Jeanne. Elles pourraient appartenir à une femme ?
— Non. Je ne pense pas. Mais l’analyse ADN nous donnera une réponse claire. Ses doigts sont repliés. Il s’appuie sur le sol les poings fermés. J’ai remarqué aussi un autre truc. Si on compare l’axe des paumes avec celui des pieds, on constate qu’il se déplace en tournant les mains vers l’intérieur.
— Il souffre d’un handicap physique ? demanda Taine.
— Peut-être. Ou bien il imite certains singes. Les paris sont ouverts.
Jeanne poursuivit son idée :
— D’après les pieds et les mains, tu peux déduire sa corpulence ?
— Plus ou moins. Le gars chausse du 40 mais il a des petites mains. Il doit être plutôt balèze vu ses prouesses sur le corps. En même temps, la profondeur des empreintes trahit un poids léger.
Taine désigna les inscriptions sinistres qui se détachaient sur les murs.
— Et ça ? demanda-t-il à Reischenbach. Tu les as données à étudier ?
— A plusieurs spécialistes, fit Messaoud. Anthropologue. Archéologue. Cryptologue. Pour l’instant, on n’a pas de retour.
Le capitaine de la brigade territoriale s’approcha, tapotant sa montre, et s’adressa une fois encore à Taine :
— Peut-on remonter, monsieur le juge ? Le directeur du laboratoire nous attend dans son bureau.
— Messieurs-dames, que puis-je taire pour vous ?
Jeanne et Taine se regardèrent. Dans le contexte, la question paraissait plutôt incongrue. Bernard Pavois était un colosse à l’immobilité de marbre. Assis derrière son bureau, il devait mesurer un mètre quatre-vingt-dix et peser dans les cent vingt kilos. Ses épaules faisaient bloc contre la baie vitrée. La cinquantaine épanouie, un visage carré, une chevelure ondulée serré, jadis blonde, aujourd’hui grise, et des lunettes d’écaillé. Les traits étaient placides mais les veux dorés derrière les verres évoquaient des glaçons au fond d’un whisky. Une gueule on the rocks.
— Eh bien, j’attends vos questions.
Les deux juges, le flic et la greffière étaient assis face au bureau massif.
Taine, croisant les jambes, répondit sur le même mode :
— Parlez-nous de la victime.
Pavois se lança dans un éloge classique. « Une collaboratrice hors pair. Une femme charmante. Personne n’aurait pu lui vouloir du mal. » Etc. Impossible de deviner s’il pensait le moindre mot de son discours stéréotypé. Jeanne n’écoutait pas vraiment. Elle gérait ses sensations, encore éblouie par la lumière du laboratoire.
Après l’obscurité du parking, ils avaient traversé des salles d’une blancheur immaculée. Des espaces stériles. Des salles pressurisées. Des bureaux segmentés par des cloisons de verre. Ils avaient croisé des dizaines de techniciennes en blouse blanche. Une vraie ruche industrielle. « Vingt mille amniocentèses par an », avait précisé la sous-directrice qui les guidait.
Mais ce qui avait le plus troublé Jeanne, c’était cette spécialité, justement. Dans les flacons, dans les centrifugeuses, sous les hottes stériles, le liquide amniotique était partout. Les eaux de la fertilité. De la naissance. De l’innocence… Après ce qu’ils venaient de voir dans les sous-sols, c’était comme de passer directement de l’enfer au paradis. De la mort à la vie.
— Deux juges pour une seule affaire, remarqua Pavois, ce n’est pas très courant, non ? Une nouvelle mesure de Sarkozy ?
— Jeanne Korowa est ici en qualité de consultante, fit Taine sans se décontenancer.
— Consultante de quoi ?
Jeanne prit la parole, ignorant la question :
— Quel était ici le poste exact de Nelly Barjac ? Laborantine ?
Pavois haussa les sourcils. Il avait un double menton, un véritable goitre de pélican, qui lui donnait l’air encore plus imperturbable.
— Pas du tout. C’était une brillante cytogénéticienne. Une surdouée.
— Elle établissait des caryotypes ?
— Pas seulement. Le soir, elle travaillait aussi sur un programme de génétique moléculaire.
— Quelle est la différence ?
— Les cytogénéticiens travaillent sur les cellules. Les généticiens moléculaires étudient une échelle plus microscopique encore, celle de l’ADN.
Face à l’expression de ses interlocuteurs, le directeur soupira et se fendit de quelques explications :
— Dans chaque cellule, il y a des chromosomes. Ces chromosomes sont des filaments, des espèces de ressorts spirales, eux-mêmes composés de gènes. La génétique moléculaire s’occupe de ces séquences. Un univers infiniment plus petit.
— Vous possédez le matériel pour cette discipline ?
— Au second étage, oui, mais ce n’est pas notre spécialité. Notre boulot quotidien, ce sont les caryotypes. Repérer les anomalies parmi les paires de chromosomes.
— Vous parliez d’un programme, poursuivit Jeanne. Sur quoi travaillait exactement Nelly ? Je veux dire, le soir ?
— Elle finissait une thèse de doctorat sur le patrimoine génétique des peuples d’Amérique latine. Elle recevait des échantillons sanguins d’un peu partout. Les classait. Les comparait. Je ne sais pas trop ce qu’elle bricolait. Elle était assez discrète là-dessus. C’était une tolérance de notre part : elle pouvait utiliser notre matériel pour ses recherches personnelles.
Pavois se pencha au-dessus du bureau. Un bouddha qui oscille sur son socle.
— Pourquoi ces questions ? Quel rapport avec ce qui s’est passé ?
— Nous n’excluons pas un lien entre ces travaux et le mobile de l’assassinat, déclara Taine.
— C’est une blague ?
Le magistrat répondit, sans doute pour inciter le chercheur à coopérer :
— Nous avons déjà un autre meurtre de ce type. Une infirmière qui travaillait dans un centre pour enfants anormaux. Il pourrait exister un rapport entre les handicaps soignés dans cet institut et l’activité de votre laboratoire.
— Quel type de handicaps ? De quoi souffrent ces enfants ? Taine lança un coup d’œil à Reischenbach, plutôt emmerdé par la question.
— Nous n’en savons rien, admit-il. Du moins pour l’instant. Dites-nous plutôt quelles déficiences vous repérez grâce aux caryotypes.
— La trisomie 21, principalement. Nous l’appelons ainsi parce que cette altération concerne la paire de chromosomes qui porte le numéro 21. Nous identifions aussi d’autres anomalies, comme la trisomie 13 qui provoque un retard psychomoteur et des malformations physiques. Ou encore ce qu’on appelle la « délétion ». Des fragments de chromosomes qui sont absents. Une déficience qui a des conséquences graves sur le développement de l’enfant.
— Ces anomalies sont rares ?
— Tout dépend de ce que vous appelez « rares ». A notre échelle, elles apparaissent quotidiennement. Ou presque.
— Peuvent-elles aboutir à des folies spécifiques ?
— Je ne comprends pas la question.
— Vous avez parlé de trisomie. L’analyse du caryotype peut-elle révéler des maladies comme la schizophrénie, par exemple ?
— Pas du tout. A supposer que de telles pathologies aient une origine génétique, il faudrait identifier leur gène spécifique et travailler sur l’ADN. Nous ne sommes pas spécialisés à ce point. Que cherchez-vous ? J’ai peur de deviner : vous pensez que le tueur serait une sorte de fou, dont l’anomalie génétique aurait été repérée ici il y a bien longtemps ?
— Il y a une autre possibilité : des parents. Qui pourraient vous en vouloir.
— De quoi ?
— D’un résultat anormal. D’un enfant qui serait né avec une malformation.
— C’est absurde, trancha Pavois.
— Si vous saviez ce qu’on voit dans notre métier en matière de mobile.
— Je veux dire, c’est vraiment absurde. En admettant qu’un caryotype présente une anomalie, il n’y a aucune raison de nous tenir responsables de ce problème. Mais surtout, ces examens sont faits justement pour éviter la naissance d’un enfant diminué. Les amniocentèses sont pratiquées en temps et en heure, afin de pouvoir envisager une interruption de grossesse.
— Et si vous aviez commis une erreur ? Si vous n’aviez pas repéré le problème et que l’enfant soit né anormal ?
Pavois paraissait consterné. Pourtant, un sourire vague planait toujours sur ses lèvres.
— Non, fit-il simplement. Nos techniques sont fiables à 100 %.
— Jamais d’erreur de flacon ? De bug informatique ?
— Vous n’imaginez pas les conditions dans lesquelles nous travaillons. Nous respectons des mesures drastiques de sécurité. Nous sommes surveillés en permanence par des experts missionnés par le gouvernement. Je n’ai jamais entendu parler d’un problème dans notre métier. Ni ici. Ni nulle part dans le monde.
Bernard Pavois avait déroulé son discours avec calme. Rien ni personne ne semblait pouvoir l’ébranler. L’homme était vraiment un bloc de glace.
Taine devait éprouver le même étonnement que Jeanne.
— Vous ne semblez pas très ému par la disparition de Nelly Barjac. Ni même surpris par les circonstances incroyables de son décès.
— Ma philosophie est d’admettre le monde tel qu’il est. Il m’est impossible de lire le journal chaque jour, de constater le déferlement de violence qui caractérise nos sociétés et de ne pas accepter que cette même violence frappe à ma porte.
Le magistrat ouvrit les bras avec agacement.
— Mais où est votre compassion ? Vous n’êtes pas choqué par la manière dont Nelly a disparu ? si jeune ? Par les tortures et les mutilations qu’elle a subies ?
— Nelly a disparu sous cette forme. Son âme poursuit le voyage.
— Vous… vous croyez à la réincarnation ? demanda Jeanne, stupéfaite.
— Je suis bouddhiste. Je crois à la chaîne des corps et à l’unicité de l’âme. Quant à mon émotion, autant vous le dire tout de suite : Nelly était ma maîtresse. Nous avions une relation amoureuse depuis près d’un an. Mais ce que j’éprouve à cet instant ne regarde que moi. Cela dit sans vous vexer.
Silence. Jeanne, Taine, Reischenbach et la greffière se tassèrent dans leur siège. Un témoin pareil, ce n’était pas fréquent.
— Et si vous voulez parler de mon alibi, reprit le chercheur avec la même morgue, je n’en ai pas. J’attendais Nelly chez moi. Seul. Elle m’avait prévenu qu’elle travaillerait tard.
— Elle avait un rendez-vous ?
— Elle ne m’a rien dit.
— Vous ne vous êtes pas inquiété de son absence ?
— Parfois, il lui arrivait de bosser jusqu’à l’aube. Je passais après ses recherches, vous comprenez ? C’est une des raisons pour lesquelles je l’aimais et je l’admirais.
Jeanne considéra l’homme durant quelques secondes. Elle comprit son véritable profil. Son calme apparent était le signe d’une force spirituelle peu commune. La mort de Nelly ne glissait pas sur lui. Au contraire. Son souvenir était gravé en lui. Une épitaphe dans du marbre. Tournée vers l’intérieur.
Taine se leva comme un ressort.
— Je vous remercie, docteur. Je vous demanderai de passer à mon bureau, au TGI de Nanterre, dans quelques jours.
— Vous voulez m’interroger encore ?
— Non. Vous signerez votre déposition, c’est tout. Entretemps, le capitaine Reischenbach, ici présent, aura vérifié certaines choses.
— Comme mon absence d’alibi ?
— Par exemple.
— J’ai une dernière question, fit Jeanne en se levant à son tour. Regard de la greffière à Taine : devait-elle continuer à noter ou non ? Elle était déjà debout, bloc rangé dans son cartable. Le juge lui fit signe que non.
— Fait-on des caryotypes dans d’autres circonstances ? Sur des adultes, par exemple ?
— A partir du sang, oui. (Pavois était toujours assis.) Nous cherchons dans ces cas-là des traces de stérilité.
— L’infertilité est une chose qu’on discerne à travers le caryotype ?
— Oui. Certaines délétions des chromosomes peuvent expliquer des troubles de la reproduction. Nous pouvons aussi chercher des confirmations génétiques à des troubles chez l’enfant. Des difficultés d’apprentissage, par exemple. Nous vérifions alors côté caryotype et mettons parfois un nom sur la pathologie du gosse.
Jeanne revint à sa première idée. Une femme stérile dont le caryotype avait été réalisé dans les laboratoires Pavois. Une désaxée qui avait voulu se venger du site et s’approprier en même temps la fertilité de Nelly Barjac en la dévorant… Mais comment expliquer l’autre victime, l’infirmière ? et la force prodigieuse du tueur ?
Debout, Pavois confirma ce qu’on pouvait prévoir : il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et était épais comme un bœuf. Il était vêtu d’un tee-shirt informe vert pétillant, marqué du sigle « NO LOGO », et d’un pantalon de toile beige. Son corps d’athlète avachi évoquait une poire énorme.
— Je ne suis pas un expert, fît-il d’un ton amusé, mais il me semble que cette atrocité est l’œuvre d’un tueur en série, non ? Toute l’année, on voit ça à la télé. Pourquoi pas dans la réalité ?
Personne ne répondit. Impossible de cacher la vérité : ils nageaient complètement. Et ce colosse narquois leur tapait sur les nerfs. Il ouvrit la porte. Son sourire flottait toujours dans l’air.
L’équipe défila en silence. Pavois les salua d’un geste et rentra dans son bureau.
Dans l’ascenseur, François Taine demanda à Jeanne :
— Quel con. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Vérifie si on n’a pas volé du liquide amniotique.
— Où ?
— Dans le labo.
— C’est qui, « on » ?
— L’assassin.
— Pourquoi il aurait fait ça ? Jeanne éluda la question.
— Ratisse le quartier. Contacte les BAC. Le tueur s’est tiré à l’aube. Il n’est pas parti en soucoupe volante. Il a peut-être fait l’objet d’un contrôle.
— Ça serait vraiment un miracle.
— Ça s’est déjà vu.
Les portes s’ouvrirent. Taine, dos au seuil, sortit à reculons. Le retour dans le hall parut le libérer de la pression de la scène de crime et de l’interrogatoire.
— OK, fit-il en frappant dans ses mains. Je vérifie ces trucs, je reçois les rapports d’autopsie et je t’appelle. On pourrait dîner autour de tout ça, non ?
Jeanne tiqua. C’était la confirmation d’un soupçon qui la taraudait depuis qu’ils avaient quitté le TGI. François Taine comptait utiliser ces crimes cannibales pour la draguer.
Était-elle si glauque qu’on pouvait l’appâter avec un cadavre ?
20 h 30.
Jeanne était repassée au TGI mais avait annulé ses auditions. Pas le courage. Elle avait expédié les affaires courantes. Signé une convocation au nom de Michel Dunant, le salopard en rut qui avait empoisonné tout un immeuble au plomb. Survolé d’autres dossiers. Mais elle n’avait pas eu la force de se replonger dans l’affaire du Timor oriental. Demain. Elle s’était maintenue ainsi, dans une illusion de boulot, jusqu’à l’heure de sa séance chez la psy. La seule chose qui pouvait, vraiment, la remettre sur pied…
Maintenant, elle était rentrée chez elle. Le jour baissait et le ciel, toujours gorgé de pluie, semblait attendre la nuit pour craquer une nouvelle fois. Elle se tenait dans sa cuisine, immobile, avec sa veste encore humide, à considérer les plats chinois qu’elle avait achetés par pur réflexe. Pas le moindre appétit.
Elle revoyait la femme morte. Mutilée. Découpée. Dévorée. Ses yeux transparents au sein du visage violacé. Ses membres épars. Ses viscères. Et aussi les motifs sur les murs, dont la noirceur avait quelque chose à voir avec la graisse et l’huile des voitures… Elle se souvenait également des laboratoires trop blancs, trop aseptisés. Du visage immobile de Bernard Pavois derrière ses lunettes à la Elvis Costello. Nelly a disparu sous cette forme. Son âme poursuit le voyage.
Soudain, elle éprouva une douleur aiguë à l’estomac. Accompagnée d’une violente convulsion. Elle se précipita au-dessus de l’évier pour vomir. Rien ne vint. Elle fît couler de l’eau fraîche.
Glissa son visage sous le filet translucide. Elle se releva, chancelante, attrapa un sac poubelle dans lequel elle balança ses plats chinois. Elle éprouva la curieuse sensation d’avoir achevé son repas. Poubelle, estomac, même combat.
Elle alla dans sa chambre pour prendre des vêtements de rechange. Elle habitait un petit trois-pièces rue du Vieux-Colombier, sans signe particulier. Des murs blancs. Un parquet sombre. Une cuisine équipée. Un de ces appartements rénovés où la capitale remise ses milliers de célibataires.
Elle plongea sous la douche avec reconnaissance. Le jet brûlant balaya l’eau de pluie et la sueur sur sa peau. Elle s’enfouit dans la vapeur, le crépitement, et eut l’impression de s’y dissoudre. Elle marchait toujours au bord d’un précipice… Et si la dépression lui retombait dessus ? A tâtons, elle trouva la bouteille de shampooing. Ce simple contact la rassura. Elle eut l’impression de se laver non seulement les cheveux mais aussi l’esprit.
Elle sortit de la cabine, plus ou moins apaisée. S’essuya. Démêla ses cheveux. Elle aperçut son visage dans le miroir et, durant une seconde, refusa de croire que ce visage dur, fermé, était le sien. En une journée, elle avait pris dix ans. Des traits saillants. Des pommettes trop hautes. Des cernes et des rides autour des veux. Pour la première fois, elle se félicita que Thomas ne l’appelle plus. Que personne ne l’appelle. Elle aurait effrayé n’importe qui.
Elle retourna au salon. La moiteur des averses de l’après-midi planait encore dans l’appartement. C’était toute la nuit qui transpirait. Sur la table basse était posée une enveloppe kraft à son nom. Les deux disques du soir. L’original sous scellés et la copie des écoutes de la journée d’Antoine Féraud.
Voilà qui pouvait lui changer les idées.
Elle organisa aussitôt son cérémonial. Un café accompagné d’un verre d’eau gazeuse (une habitude qu’elle avait contractée en Argentine). Obscurité. Ordinateur portable. Casque. Elle s’installa comme un chat parmi les coussins. Glissa le disque dans le lecteur.
« Je tais toujours le même rêve, dit la femme.
— Quel rêve ?
— Un ange doré vient me sauver de la mort.
— Quelle mort ?
— Je saute par la fenêtre.
— Un suicide ?
— Un suicide, oui.
— Vous avez déjà été tentée par ce genre d’acte décisif, dans la réalité ?
— Vous le savez bien. Trois ans de dépression. Deux mois d’hospitalisation. Un an de paralysie faciale. Alors, oui, j’ai déjà été « tentée », comme vous dites.
— Avez-vous essayé de vous défenestrer ?
— Non. »
Silence du psy. Une invite à réfléchir.
« Enfin, oui, admet la femme.
— Quand était-ce ?
— Je n’en sais rien. C’était ma période la plus… confuse.
— Rappelez-vous les circonstances. Où habitiez-vous ?
— Boulevard Henri-IV, dans le IVe arrondissement.
— Près de la place de la Bastille ?
— Sur la place, oui… »
Antoine Féraud ne pose plus de questions. Tout se passe comme s’il possédait un détecteur de vérités qui l’amenait à repérer, sous le flux des mots, un frémissement, un détail susceptible d’ouvrir l’esprit du sujet.
« Je me souviens, murmure la femme. J’ouvre la fenêtre. Je vois le ciel… Je vois le génie… le génie de la Bastille… Il scintille dans le ciel sombre. Tout s’inverse dans ma tête. Je ne suis plus attirée par le vide. Je suis traversée par la vigueur de l’ange. Sa force. Il me maintient à l’intérieur. Il me repousse vers la vie. (Elle éclate en sanglots.) Je suis sauvée… Sauvée… »
Le cabinet du docteur Féraud, c’était les contes des Mille et Une Nuits. Des histoires. Des destins. Des personnages. Elle comparait l’attitude du psy à son propre rôle quand elle cuisinait ses suspects. La démarche était inverse. Jeanne interrogeait ses « clients » pour les emprisonner, Féraud les questionnait pour les libérer. Mais, au fond, il s’agissait toujours d’actes cachés à avouer…
Jeanne écoutait encore. Surtout la voix de Féraud. Une gangue de douceur. Un lieu de confort et d’éclosion, frais et chaud à la fois. Quelque chose de végétal. Comme des feuilles refermées sur une fleur…
Elle fit défiler le disque en mode rapide. Elle s’arrêta sur un cas. Voix exaltée, débit précipité. L’homme parlait. S’arrêtait. Reprenait. Les mots appelaient d’autres mots. Associations. Allitérations. Oppositions. Un peu comme dans ce jeu très ancien : Marabout… Bout de ficelle… Selle de cheval…
Le patient décrivait un songe et ses circonstances. Avant de se coucher, il avait parcouru une revue intellectuelle, La Règle du jeu. Ce nom lui avait fait rêver de Jean Renoir, réalisateur d’un film qui portait le même titre. Dans son rêve, le long métrage était remplacé par La Bête humaine, autre film de Renoir, où Jean Gabin conduit une locomotive à vapeur. Images terribles, inoubliables, en noir et blanc, de la machine lancée à pleine vitesse, avec la gueule tragique de Gabin aux commandes. Cette vision s’associait, toujours dans le rêve, à l’ultime scène d’une pièce de Tchékhov — le patient ne se rappelait pas laquelle — où les protagonistes échangent leurs derniers mots alors que le sifflement d’un train retentit au fond du décor. Le songe lui avait laissé, toute la journée, une impression trouble, indélébile.
Il se souvenait maintenant d’un autre détail. Lorsqu’il était en faculté de lettres, il avait rédigé un commentaire composé dans le cadre d’une UV de théâtre sur cette scène finale de Tchékhov. En guise de conclusion, il avait rappelé qu’en psychanalyse, la présence d’un train dans un rêve symbolise la mort. Il se rappelait maintenant un autre fait. Après avoir rédigé ce devoir, à l’époque, il avait sombré dans la dépression. Il n’était plus allé à l’université pendant deux années. Comme si ces quelques lignes écrites sur la pièce russe, et plus particulièrement sur l’arrivée du train au fond du décor, avaient provoqué sa chute et imposé la mort dans son esprit.
Aujourd’hui, grâce au rêve, grâce au divan, il identifiait une autre circonstance. Un événement qu’il n’avait jamais relié à tout ça. Durant cette période, sa mère, qui l’avait élevé seule, s’était remariée. Elle avait emménagé, ce printemps-là, chez son nouveau compagnon, le laissant seul, lui, dans leur appartement. Ainsi, le train — la mort — avait jailli dans les dialogues de Tchékhov et dans son commentaire composé. Mais aussi dans le réel. Le train avait emporté sa mère au loin et l’avait tué, lui, au fond de sa conscience…
Jeanne écoutait, les yeux ouverts dans l’obscurité. Elle était fascinée. Elle avait perdu la notion du temps — et même de l’espace. Elle flottait dans les ténèbres, casque sur les oreilles, en osmose avec ces voix qui la traversaient, la ravissaient, toujours guidée par celle de Féraud, douce et calme.
Soudain, elle s’agita. Regarda sa montre. Deux heures du matin. Il fallait qu’elle dorme. Qu’elle soit en forme le lendemain. Elle avait déjà gâché sa journée d’aujourd’hui au bureau…
Elle écouta rapidement les patients de la fin d’après-midi. Un dernier pour la route. Elle stoppa sur celui de 18 heures.
« Vous ne vous allongez pas ?
— Non.
— Asseyez-vous alors. Installez-vous.
— Non. Vous savez bien que je ne suis pas ici pour moi. »
Le nouvel arrivant parlait avec autorité. Il avait une voix sèche, grave, scandée par un accent espagnol. « Il y a du nouveau ? »
Le timbre de Féraud paraissait changé. Tendu. Nerveux. « Du nouveau ? Ses crises sont de plus en plus violentes.
— Que fait-il durant ces crises ?
— Je ne sais pas. Il disparaît. Mais c’est dangereux. De cela, j’en suis sûr.
— Je dois le voir.
— Impossible.
— Je ne peux rien diagnostiquer sans lui parler, dit Féraud. Je ne peux pas le soigner à travers vous.
— Cela ne servirait à rien, de toute façon. Vous ne verriez rien. Vous ne sentiriez rien.
— Laissez-moi juge. »
Féraud avait prononcé ces mots avec une autorité inédite. Il devenait presque agressif. Mais l’Espagnol n’avait pas l’air intimidé.
« Le mal est à l’intérieur de lui, vous comprenez : Caché. Invisible.
— Je passe mes journées ici à traquer des secrets enfouis. Ignorés même par ceux qui les possèdent.
— Chez mon fils, c’est différent.
— En quoi est-ce différent ?
— Je vous ai déjà expliqué. L’homme à craindre n’est pas mon fils. Mais l’autre.
— Il souffre donc d’un dédoublement de la personnalité ?
— Non. Un autre homme est à l’intérieur de lui. Un enfant, plutôt. Un enfant qui a son histoire, son évolution, ses exigences. Un enfant qui a mûri à l’intérieur de mon fils. Comme un cancer.
— Parlez-vous de l’enfant que votre propre fils a été ? » La voix espagnole capitula :
« Vous savez que je n’étais pas là à l’époque…
— Maintenant, que redoutez-vous ?
— Que cette personnalité se réalise.
— Se réalise dans quel sens ?
— Je ne sais pas. Mais c’est dangereux. Madré Dios !
— Sur ces crises, vous avez des certitudes ? »
Des bruits de pas résonnèrent. L’Espagnol reculait. Sans doute vers la porte.
« Je dois partir. Je vous en dirai plus à la prochaine séance.
— Vous êtes sûr ?
— C’est moi qui dois gérer ces informations. Tout cela fait partie d’un ensemble. »
Bruits de chaise : Féraud se levait. « Quel ensemble ?
— C’est une mosaïque, vous comprenez ? Chaque pièce apporte sa part de vérité. »
La voix de l’Espagnol aussi était envoûtante. Elle devenait de plus en plus chaude. Si cela avait pu signifier quelque chose, elle paraissait bronzée. Brûlée par des années de chaleur et de poussière. Jeanne imaginait un homme long, gris, élégant, la soixantaine. Un homme asséché par la lumière et la peur.
« Je veux le rencontrer, insista Féraud.
— C’est inutile. Il ne parlera pas. Il ne vous dira rien. Je veux dire : l’autre.
— Vous ne voulez pas tenter l’expérience ? »
Des pas. Féraud rejoignait l’Espagnol près du seuil. Bref silence. « Je vais voir. Je vous appellerai. »
Saluts. Claquements de porte. Puis plus rien. Antoine Féraud avait dû quitter son cabinet aussitôt après. Jeanne réécouta plusieurs fois cette conversation mystérieuse, puis alla se coucher sans allumer dans sa chambre ni dans la salle de bains.
En se lavant les dents, elle se fit la réflexion que la soirée n’avait pas dérivé. Elle ne s’était pas caressée. Elle en éprouva une obscure fierté. C’était une soirée pure.
Elle s’allongea sur les draps. La nuit étouffait dans sa propre touffeur. L’orage avançait au fond du ciel. Jeanne pouvait voir les nuages voyager par la fenêtre, auréolés par la lumière de la lune. Elle se tourna et posa sa joue sur son oreiller. Fraîcheur. Elle le parfumait chaque soir à l’eucalyptus, vestige de son enfance…
Elle ferma les yeux. Antoine Féraud. Sa voix. Quelques heures auparavant, chez sa psy, elle n’avait pas résisté.
« On m’a parlé d’un psychiatre, avait-elle dit sur le ton le plus détaché possible. Antoine Féraud. Vous connaissez ?
— Vous voulez changer de psy ?
— Bien sûr que non. Vous le connaissez ?
— Un peu.
— Qu’est-ce que vous savez sur lui ?
— Il consulte dans une clinique. Je ne me rappelle plus laquelle. Il a aussi un cabinet dans le Ve arrondissement. Bonne réputation.
— Comment est-il ?
— Je ne le connais pas vraiment. Je l’ai seulement croisé dans des colloques.
— Comment est-il… physiquement ? »
La psy eut un rire amusé. La séance s’achevait. « Plutôt mignon.
— Mignon comment ?
— Mignon au-dessus de la moyenne. Pourquoi ces questions ? » Jeanne avait inventé un bobard d’expertise psychiatrique, de rendez-vous imminent. Elle s’était sauvée comme une souris, emportant cette précieuse information. Mignon comment ? Mignon au-dessus de la moyenne…
Le sommeil la gagnait mais elle parvenait encore à réfléchir. Elle était au milieu du gué. Elle avait quitté le rivage Thomas — avec beaucoup moins de difficulté qu’elle aurait cru — mais n’avait pas encore rejoint l’autre rivage. Celui de la voix. Celui de Féraud.
Et pendant ce temps, la rivière des jours coulait entre ses pieds nus…
L’endormissement la gagnait. La pluie fouettait les vitres — l’orage avait enfin éclaté. Jeanne prit une décision. Une décision vague, sans volonté, déjà contaminée par le sommeil, mais qui reviendrait avec force, elle le savait, le lendemain matin.
Je dois voir son visage. Le visage de la voix.
— Je crois que j’ai quelque chose, fit Bretzel.
Jeanne ne comprit pas la phrase. La sonnerie du portable l’avait tirée du sommeil. Elle cherchait du regard l’horloge de sa table de chevet, qui baignait dans une flaque de lumière. 9 h 15. Elle ne s’était pas réveillée.
— Je t’écoute, dit-elle après s’être éclairci la gorge.
— Trois virements de RAS. En direction de la Suisse. Chaque fois sur le même compte, à l’Union des banques suisses.
Elle se passa la main sur le visage. Le soleil inondait sa chambre. Elle ne voyait pas de quoi il parlait.
— Les montants ? demanda-t-elle par réflexe.
— 200 000 euros. 300 000. 250 000. En moins d’une semaine.
— Tu as le nom du bénéficiaire ? demanda-t-elle, toujours dans le vague.
— Non, bien sûr. Mais les dates correspondent. Juin 2006. Juste après le transfert des armes et l’encaissement des factures d’EDS. Pour approximativement les mêmes montants. Il faut maintenant aller à la pêche là-bas. En Suisse.
RAS. Les banques suisses. EDS… Elle y était. Le Timor oriental. Le trafic d’armes. Les jeux de corruption entre la compagnie industrielle et des membres du ministère de la Défense français. Mais son esprit était encore rempli par le cauchemar. Celui qu’elle avait fait toute la nuit. En boucle.
Jeanne marchait dans un labyrinthe de béton humide. Elle découvrait le corps gras et mutilé de Nelly Barjac dans une flaque.
Une sorte de Gollum au crâne bosselé dévorait ses chairs. Éructant, gémissant, il se repaissait des fragments sanglants, arrachant la peau, suçant les os, déroulant la cervelle avec ses doigts crochus. Dans le rêve, Gollum était une femme. Stérile. Ou violée. Elle grognait, la bouche ensanglantée. Elle portait une cicatrice récente sur le ventre. La trace, peut-être, de l’enfantement d’un monstre, celui que la cytogénéticienne aux kilos en trop n’avait pas su détecter…
La fin du rêve était atroce. Gollum levait les yeux et découvrait un miroir. La créature cannibale n’était autre que Jeanne elle-même.
— Oh, tu m’écoutes là ? Je te réveille pas au moins ?
— Pas du tout.
— Je disais que la Suisse, ça va être coton.
Jeanne se concentra. Bretzel avait raison. Elle avait déjà bossé avec ce pays. Pour obtenir l’identification du numéro d’un compte, il fallait démontrer que les sommes transférées avaient une origine illicite. Dans le cas présent, apporter la preuve que ce fric était bien le produit de fausses factures.
— On va voir, fit-elle en se redressant dans son lit. Sinon, les transcriptions ?
— Rien. Pas une conversation suspecte. L’impasse.
— Les mails ?
— Zéro. Faut passer la vitesse supérieure. Des perquises ?
— Non. Je vais plutôt les convoquer.
— T’en as assez sous la pédale ?
— Je n’ai rien. Excepté l’effet de surprise.
— C’est toi qui vois. Je continue à gratter sur les virements et les transferts.
— Rappelle-moi. Je rédige les convocations.
— Un dernier truc. Il me manque une CR.
CR pour « commission rogatoire ». Pour chaque procédure d’écoute, il fallait en rédiger une. Jeanne fit l’imbécile :
— Laquelle ?
— Celle qui concerne le psychiatre. Antoine Féraud.
— Ça doit être un oubli de ma greffière.
— Tu me prends pour un con, Jeanne. Moi, je peux étouffer le coup, mais pas les mecs du SIAT. Pour chaque installation, il leur faut une commission signée. Un étudiant de première année sait ça.
— Je m’en occupe. Je te la fais parvenir.
— Je me fous du papier. Si tu veux m’extorquer une opération d’écoute illégale, joue franc-jeu. On se voit et on en parle.
— D’accord. On se voit et on en parle. Mais pas au téléphone. Jeanne raccrocha. Elle appela aussitôt Claire au bureau pour la prévenir de son retard. Elle se leva. Lança un Nespresso. Avala son antidépresseur. Se dirigea vers la salle de bains. Sous la douche, elle repensa à l’avertissement de Facturator. Cette histoire d’écoute allait lui péter à la gueule. Elle avait cru, assez naïvement, que la sonorisation du cabinet de Féraud passerait inaperçue…
Douchée, coiffée, maquillée, elle retourna dans la cuisine. Son café était froid. Elle en prépara un autre, prenant le temps de se faire une tartine de pain complet. Alors qu’elle croquait dedans, des flashes lui revinrent de son cauchemar. Gollum. Les chairs blanches et noires. Les grognements. Son esprit embraya sur le réel. La visite de la veille. La scène de crime. La fertilité comme objet de quête. L’utérus dévoré. Une femme, oui, peut-être…
Trente minutes plus tard, Jeanne filait sur la voie express, sans respecter la moindre limitation de vitesse. Vingt minutes encore et elle était installée derrière son bureau, cernée par la documentation concernant le Timor oriental. Elle s’était donné la matinée — ce qu’il en restait — pour maîtriser le dossier avant de lancer les convocations.
Jeanne relut une nouvelle fois les pièces de l’intro. Quelque chose clochait. Pourquoi avoir vendu des armes à des rebelles dans un pays aussi perdu ? Pur intérêt financier ? Le trafic avait rapporté un million d’euros, réparti entre les uns et les autres. Pas grand-chose pour ce genre de marchés. Or le risque médiatique était grand. Participer à l’assassinat d’un prix Nobel de la paix, ce n’était pas rien.
Elle retourna à sa doc et chercha une clé. Elle ne mit pas longtemps à la trouver. Le Timor oriental possédait du pétrole. Un sondage récent avait révélé d’importants gisements au large de l’île. On estimait à 15 milliards de dollars les revenus du pétrole off shore timorais pour les vingt prochaines années. Les Australiens avaient conclu un accord avec le gouvernement en place. En cas de coup d’Etat, les nouveaux leaders du pays — les rebelles — choisiraient de nouveaux partenaires pour l’exploitation de ces gisements. Pourquoi pas ceux qui les avaient armés ?
Il fallait donc lire l’histoire en sens inverse. Bernard Gimenez, membre du ministère de la Défense, n’avait pas monnayé sa bienveillance auprès de la société EDS Technical Services afin d’encaisser des gains occultes pour son parti, le PRL. C’était le contraire. EDS avait agi sur ordre des politiques, en armant un coup d’État qui pouvait servir l’intérêt de la France. Politiques et industriels s’étaient ensuite partagé le gâteau — les gains de la vente d’armes — mais il ne s’agissait que d’amuse-gueules. Tout le monde attendait la suite : l’exploitation du pétrole.
Seul problème : le coup d’État avait raté. L’affaire était pliée. Voilà pourquoi il n’y avait plus rien à écouter sur les enregistrements. EDS Technical Services, RAS et le PRL n’avaient plus de contacts. Cette situation conforta Jeanne dans sa décision. Il n’y avait plus rien à surprendre entre les protagonistes. Il fallait passer aux auditions. Convoquer tout ce petit monde.
— Je peux y aller ? demanda Claire.
Jeanne regarda sa montre : 16 heures. Plongée dans sa documentation, elle n’avait pas vu passer la journée. Elle se souvint qu’on était vendredi. Avec les RTT, le dernier jour de la semaine ressemblait à une peau de chagrin.
— Pas de problème. Je vais bosser encore.
Claire disparut dans un froissement de robe. Jeanne s’étira et considéra les dossiers sur son bureau. Elle avait d’autres affaires à régler avant le soir. Mais elle voulait d’abord en finir avec le Timor. Situer exactement ce point stratégique sur l’océan Pacifique. Elle déplia la carte que Claire avait achetée la veille à l’Institut géographique national et se mit en quête de l’île en forme de crocodile.
Tout en suivant les lignes, les récifs, les littoraux, Jeanne se laissa bercer par les noms exotiques. Ses pensées prirent la tangente. Elle se souvint de son grand voyage. Après l’ENM, elle s’était accordé une année sabbatique pour traverser le continent sud-américain.
Elle avait commencé par l’Amérique centrale. Nicaragua. Costa Rica. Puis l’Amérique du Sud proprement dite. Brésil. Pérou. Argentine. Chili… Cela n’avait pas été un périple à la coule. Jeanne avait sillonné ces terres immenses en solitaire, les dents serrées, se disant toujours : « Voilà ce qu’on ne m’enlèvera plus. Chaque sensation, chaque souvenir sera mon secret. » Une empreinte, une marque, une ouverture qu’elle conservait en son for intérieur. En cas de chagrin d’amour, son âme pourrait toujours être sauvée là-bas, au fond de cet horizon…
17 heures. Soixante minutes de rêverie. Merde. Elle s’activa. Écrivit plusieurs notes à l’attention de Claire, en vue des convocations de Bernard Gimenez, trésorier du PRL, de Jean-Pierre Grissan, secrétaire général, de Simon Maturi, P-DG de la société RAS, de Jean-Louis Demmard, patron de Noron, et de Patrick Laiche, directeur d’EDS.
Elle déposa les notes sur le bureau de Claire. Considéra les autres dossiers. Elle avait le choix. S’enfermer dans son bureau jusqu’à 22 heures pour boucler cette paperasserie ou filer à l’anglaise, rentrer chez elle et s’envoyer quelques épisodes de Grey’s Anatomy sur son lit, en mangeant son riz blanc habituel.
En réalité, il y avait une autre possibilité.
Celle qui tournait dans sa tête depuis le matin.
Le cabinet du docteur Antoine Féraud était situé au 1, rue Le Goff. Une brève ruelle qui relie la rue Gay-Lussac à la rue Soufïlot, à l’ombre du Panthéon. Plutôt sombre, elle dissimule dans ses replis des escaliers de pierre façon Montmartre, qui mènent à d’autres ruelles plus étroites encore. Le 1 s’ouvre sur la rue Soufïlot. Jeanne s’était postée dans sa voiture, au coin, en contrebas.
Son plan était simple. Voire simpliste. Guetter la sortie du psy. L’appeler sur son portable pour vérifier qu’il s’agissait bien de lui. Puis le suivre là où il irait… Elle attendait maintenant depuis une heure, observant le porche de pierres de taille doucement chauffé par le soleil de fin d’après-midi. Pour l’instant, deux hommes seulement et une femme avaient franchi le seuil. Pas d’Antoine Féraud en vue.
En une heure, elle avait eu le temps de réfléchir. Notamment au ridicule de la situation : une juge d’instruction planquée dans sa bagnole, guettant un psychiatre dont la voix la séduisait. Pathétique. Pourtant, elle était d’humeur romantique. Elle ne cessait de l’imaginer. Grand. Mince, mais pas trop. Des cheveux bruns. De longues mains. Très important, les mains. Et surtout : une gueule. Elle n’avait pas d’idées préconçues sur les traits mais il fallait qu’ils soient marqués. Creusés par un vrai caractère. Une force de décision qui s’exprimerait par une géographie précise.
Une demi-heure encore. Elle mit la radio. Du rock FM inoffensif. Ses pensées dérivèrent. Thomas n’appellerait plus. Elle n’avait pas rappelé non plus. C’était déjà ça. Quand il n’y a plus d’espoir, il reste au moins l’orgueil. Elle songea aussi au Timor oriental et à ses convocations foireuses qui allaient lui revenir en pleine gueule. A la commission rogatoire qu’elle n’avait toujours pas rédigée pour le système d’écoute de Féraud. Un autre boomerang et…
Un homme jaillit du porche.
Au premier coup d’œil, elle sut que c’était lui.
Un mètre quatre-vingts. Filiforme. Cheveux longs et noirs. Visage étroit marqué par une barbe naissante. Pourtant, malgré d’épais sourcils noirs, les traits manquaient de virilité. Le menton surtout, un peu rond, glissait vers la gorge et n’exprimait pas la décision que Jeanne aurait aimée. On ne peut pas tout avoir. Mais surtout, quelque chose ne cadrait pas : son âge. Féraud avait l’air d’avoir dans les trente-cinq ans. Au son de sa voix, elle l’avait imaginé avec dix ans de plus…
Elle composa le numéro. L’homme s’arrêta. Fouilla dans ses poches. Il était vêtu d’un costume de lin gris clair tout chiffonné, qui semblait matérialiser sa journée de boulot.
— Allô ?
Elle raccrocha. Elle ressentit un frémissement délicieux quand elle le vit passer, sous son nez, et emprunter la rampe du parking rue Soufïlot. Avant de disparaître, il se passa la main dans les cheveux. De longs doigts de pianiste. Ces mains-là rattrapaient le menton de fouine et l’aspect juvénile.
Jeanne tourna la clé de contact. Elle repéra les deux sorties du parc de stationnement, de part et d’autre de la rue. Par où allait-il sortir ? Quelle voiture possédait-il ? Un scooter en mauvais état se propulsa de l’autre côté de la rue, en direction du boulevard Saint-Michel. Elle eut le temps d’apercevoir le visage sous le casque. Féraud. Elle passa la première et effectua un demi-tour. Le psy stoppait déjà face au feu rouge du boulevard Saint-Michel, indiquant par son clignotant qu’il allait tourner à droite — vers la Seine. Quelques secondes plus tard, Jeanne pilait derrière le scooter, le cœur bondissant.
Vert. Féraud descendit le boulevard Saint-Michel, dépassa la fontaine de la place, prit les quais sur la gauche. Il roulait posément, comme un homme qui n’est ni pressé, ni stressé. Allait-il rejoindre une femme ? Jeanne ne cessait de nouer et de dénouer ses mains sur le volant. Ses paumes étaient moites. Elle avait coupé la radio. Cachée derrière ses lunettes noires, elle semblait sortie d’une parodie de film d’espionnage.
Sur le quai des Grands-Augustins, Féraud prit de la vitesse. Quai de Conti. Quai Malaquais. Quai Voltaire. Il plongea vers la voie express, au plus près de la Seine, et ralentit, au diapason des autres véhicules. Jeanne plaça deux voitures entre elle et le scooter. Tout allait bien. Concentrée, elle profitait même de la beauté du paysage. Les ponts qui s’enflammaient dans le crépuscule. Les bâtiments de la rive droite qui se refermaient sur leur ombre. La Seine, lourde, plissée comme une coulée de boue. Et cette grande lumière rose qui descendait sur la ville, à la manière d’un linceul. Féraud roulait toujours. Où allait-il ?
Après le pont de la Concorde, il braqua sur la gauche et fila dans le bref tunnel qui mène à la bretelle de sortie. Sur le pont des Invalides, il tourna à droite, traversa la Seine, tourna encore à droite, remontant les quais en sens inverse jusqu’au niveau du pont Alexandre-III. Jeanne songea au Show-Case, un nouveau lieu branché logé dans les contreforts du pont. Mais Féraud se parqua devant les jardins qui bordent le Grand Palais, rangea son casque dans son coffre de selle et partit à pied en direction de l’avenue Winston-Churchill.
Jeanne l’imita, se garant au pied de l’un des quadriges du Grand Palais. Un convoi de chevaux sauvages s’élançant au sommet de la verrière. Féraud marchait en direction du portail de l’édifice. Jeanne se souvint que le musée accueillait une exposition intitulée « VIENNE 1900 », consacrée aux peintres de la Sécession viennoise. Klimt. Egon Schiele. Moser. Kokoschka. Elle se fit la réflexion — plutôt absurde — que cela tombait bien : il y avait longtemps qu’elle souhaitait la voir.
Le psy montait déjà les marches. Elle pressa le pas, devinant, très haut au-dessus de sa tête, l’immense dôme de verre et d’acier qui recevait le soleil comme une loupe géante. Elle se sentait minuscule, et en même temps légère, excitée, ivre, dans ce Paris alangui par le coucher du jour.
Féraud avait disparu. Il devait posséder un passe pour ne pas faire la queue. Une longue file d’attente se déployait pour cette nocturne, de l’autre côté, vers les Champs-Elysées. Jeanne fouilla dans son sac : elle aussi avait un passe. Une carte tricolore délivrée par décret présidentiel. Cela marchait pour les perquises. Cela marcherait pour les peintres viennois.
Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans le lieu d’exposition. Sa première idée fut que ces toiles mordorées, rougeâtres ou brunes, étaient de grands rideaux de scène hissés en vue d’un spectacle plus large, plus riche encore, mêlant tous les arts. La Vienne du début du XXe siècle, où chaque discipline avait explosé — peinture, sculpture, architecture, mais aussi musique, avec Malher et bientôt Schônberg… Sans compter, en toile de fond, la révolution fondamentale : la psychanalyse.
A quelques mètres devant elle, Féraud contemplait chaque tableau sans se presser. Il n’avait pas de catalogue. Ne regardait pas les titres sous les œuvres. Tout cela lui paraissait familier. En sueur, Jeanne se détendit et prit le temps, elle aussi, d’admirer les toiles. Klimt régnait dans cette première salle. Comme toujours, l’originalité du peintre la sidéra. Le moindre ton. La moindre ligne. Le moindre motif. Tout clamait une rupture radicale avec ce qui s’était peint auparavant. Mais c’était une rupture en douceur. Aplats dilués rappelant les estampes japonaises. Chromatismes raffinés. Eclats d’or. Effets d’émaux, de perles, de verres colorés, de bris de bronze…
Et les femmes. Fées endormies aux longues chevelures de miel se blottissant au sein de motifs à la fois extravagants et rigoureux. La symétrie du décor — figures et arabesques alignées comme sur un tissu — auréolait chaque femme, protégeant son sommeil. D’autres fois, la toile prenait un caractère flou, aquatique. Les cheveux flottaient comme des algues rousses. Les scintillements de l’or et des perles brillaient sourdement, filtrant à travers des transparences, dansant sous les épaisseurs de résine polie. Littéralement, ces toiles baignaient les yeux, l’esprit, le cœur…
Féraud s’était arrêté, absorbé par un petit tableau de moins d’un mètre de côté. C’est le moment, se dit-elle. Elle marcha dans sa direction, prévoyant simplement de se planter à ses côtés. Ensuite, on verrait. La bouche sèche, les jambes chancelantes, elle s’approcha, se répétant mentalement quelques compliments qu’on lui avait servis récemment. La comparaison de Thomas avec l’absinthe. La réflexion de Taine à propos de sa main sur la nuque. Les paroles de Claire, sa greffière, qui la comparait à l’actrice Julianne Moore…
Elle se tenait près d’Antoine Féraud depuis au moins une minute, parfaitement immobile, face à un tableau qu’elle ne voyait pas.
Et il venait de parler.
Ce timbre qu’elle avait si souvent écouté au casque résonnait maintenant tout près de son oreille, en live…
— Par… pardon ?
— Je disais que chaque fois que je contemple ce tableau, je pense à Baudelaire. « J’ai pétri la boue et j’en ai fait de l’or… »
Jeanne faillit éclater de rire. Un homme qui cite Baudelaire d’entrée de jeu n’est pas vraiment mûr pour Meetic. Mais pourquoi pas ? Elle se concentra sur la toile de Klimt. Elle représentait une femme très pâle en robe turquoise sur un fond orange. Le portrait était coupé à la taille.
Elle s’entendit demander, presque agressive :
— Pour vous, la boue, c’est le modèle ?
— Non, fit Féraud avec douceur. La boue, c’est l’âge qui va consumer cette femme et détruire sa beauté. La monotonie du quotidien qui la rongera. La banalité qui l’envahira peu à peu. Klimt l’a arrachée à tout cela. Il a su capter son effervescence intérieure. Révéler ce moment de grâce qui jaillit entre deux battements de cœur. Il l’a rendue à son éternité… intime.
Jeanne sourit. La voix des enregistrements numériques. Plus proche. Plus réelle. A hauteur de ses espérances. Elle observa le tableau. Le psy disait vrai.
Portrait de Johanna Staude.
Les deux couleurs complémentaires sautaient d’abord au visage. Le turquoise de la robe, minéral, comme si le peintre l’avait peint avec des cristaux. Le fond rougeoyant, qui brûlait à la manière d’un fragment de lave. Plutôt qu’à Baudelaire, Jeanne songea au vers célèbre de Paul Eluard : « La terre est bleue comme une orange. »
Passé ce premier choc, on découvrait le visage. Rond et blanc comme une lune. Cette tache pâle, cernée par un col de fourrure noire, était la clé du tableau. Il ouvrait sur une vérité indicible, une poésie de conte de fées, qui se passait de commentaire pour vous toucher directement à l’estomac. Et peut-être plus bas encore : au sexe. Aux racines de l’être…
Jeanne se prit de tendresse pour cette femme. Ce visage de Pierrot lunaire. Ces cheveux noirs coupés court, qui devaient être révolutionnaires à l’époque. Ces lèvres rouges et fines. Ces sourcils épais, comme des signes de ponctuation. Tous ces détails lui rappelaient une publicité qu’elle adorait quand elle était gamine. Pour le parfum Loulou de Cacharel. Une jeune femme semblait glisser sur la mélodie la plus suave du monde : la Pavane de Gabriel Fauré…
Elle avait trouvé son alliée. Elle se sentit d’un coup plus forte, plus solide — mais toujours incapable de parler. Et le silence s’éternisait. Elle se creusait la tête pour trouver quelque chose à dire…
— C’est la cinquième fois que je visite cette exposition, reprit-il. J’y trouve une espèce… d’apaisement. Une source de détente et de sérénité. (Il se tut un instant, comme pour la laisser percevoir le bruissement de cette source.) Venez voir. Je veux vous montrer quelque chose.
Jeanne se laissa porter. Elle planait complètement. Ils passèrent dans la salle suivante. Malgré son trouble, elle réalisa que l’atmosphère venait de changer.
Les murs étaient couverts de cris et de blessures. Des corps en pleine convulsion. Des visages déformés par le désir ou l’angoisse. Mais c’était surtout la peinture même, en tant que matière, qui vous agressait. Des empâtements de brun, d’ocre, d’or, comme écorchés au couteau. Des couleurs épaisses, retournées, broyées, qui évoquaient des champs de labour. Visages étroits. Yeux exorbités. Mains tordues. Jeanne songeait à une sorte de Semana Santa de Séville. Une semaine de pénitence où les cagoules auraient été ces figures et les cierges leurs mains lumineuses.
— Egon Schiele ! s’exclama Féraud. Malgré les différences avec Klimt, il me procure aussi un soulagement. Sa violence est positive. Salvatrice. Je suis psychiatre et psychanalyste. J’ai parfois des journées… difficiles. Ces toiles du début de siècle me redonnent du courage, de l’énergie.
— Je suis désolée, parvint-elle à murmurer. Vraiment, je ne vois pas…
— Mais ces œuvres révèlent l’inconscient ! Elles démontrent la validité du monde auquel je consacre ma vie. Le rêve. Le sexe. L’angoisse… Egon Schiele retourne l’âme comme un gant. Avec lui, finis les faux-semblants, les certitudes bourgeoises, les mensonges rassurants…
Jeanne avait la tête qui tournait. Elle n’avait pas mangé de la journée. Ses émotions saturaient sa perception. Et Antoine Féraud, malgré sa voix enjôleuse et sa belle gueule, avait surtout l’air d’un fou.
— Excusez-moi, dit-il plus bas, comme pour la rassurer. Je me laisse aller… Je ne me suis même pas présenté. (Il tendit la main.) Antoine Féraud.
Elle serra mollement ses doigts, l’observant de près pour la première fois. Elle découvrit un visage intense, fiévreux, mais bizarrement éteint. Féraud ne cherchait ni à frimer, ni à se cacher. Il était là, devant elle, vulnérable, débraillé, nu…
— Jeanne Korowa.
— C’est d’origine polonaise ?
— C’est le nom du bar dans Orange mécanique.
Bon Dieu, elle disait n’importe quoi. Pourquoi parler de ce film ultra-violent ?
— Mais c’est d’origine polonaise ? insista Féraud.
— Lointaine. Je veux dire : mon père était polonais, mais il est toujours resté… lointain.
Encore une information qui plombait la conversation. Elle voulait être drôle. Elle était tragique. Mais Féraud avait une façon de la contempler, de l’envelopper, qui était déjà une attention, une sollicitude.
— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Vous connaissez le syndrome de Stendhal ?
— Dario Argento, chuchota-t-elle.
— Pardon ?
— Le Syndrome de Stendhal. Un film d’horreur italien. De Dario Argento.
— Je ne connais pas. Je vous parlais du syndrome psychologique. Les personnes qui souffrent d’une hypersensibilité aux tableaux. Qui s’évanouissent à la vue d’une toile.
— Le film parle de ça.
Pourquoi insistait-elle ? En flashes successifs, elle revoyait des images. Asia Argento marchant dans les rues de Rome, une perruque blonde sur la tête, prête à tuer tout le monde. Des femmes violées. Un visage arraché par une balle d’automatique…
Elle porta la main à son front et ajouta en manière d’excuse :
— Je n’ai pas mangé de la journée. Je…
Elle ne put achever sa phrase. Le bras de Féraud la soutint fermement.
— Venez. Allons prendre l’air. Je vous offre une glace.
L’air du dehors ne lui fut d’aucun secours. Dans le soleil couchant, les ombres des feuilles tremblaient sur le sol et elle avait l’impression que c’était sa propre perception qui se saccadait. Elle avait honte de son état. En même temps, elle se sentait secrètement heureuse d’être ainsi aidée.
Ils traversèrent l’avenue en direction du théâtre Marigny, puis achetèrent une glace italienne dans un kiosque.
— Vous voulez qu’on marche un peu ?
Elle répondit d’un signe de tête, savourant la fraîcheur de la glace, la douceur de la question. Ils avancèrent en silence vers la place de la Concorde. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas sillonné ces jardins. Les autres parcs ont toujours quelque chose d’étriqué, d’enfermé derrière leurs grilles. Les jardins des Champs-Elysées s’ouvrent au contraire à la ville, accueillent l’avenue grondante, se mélangent avec le trafic, le bruit, les gaz… On assiste à une rencontre. Une histoire d’amour entre les feuillages et le bitume, les promeneurs et les voitures, la nature et la pollution…
— Je me suis emballé, confessa Féraud. Vienne. Le début du XXe siècle… C’est ma passion. Cette période où derrière les brasseries confortables, les cafés et les strudels, tant de vérités ont jailli ! Klimt, Freud, Malher…
Elle ne pouvait pas croire qu’il remettait ça. Il était déjà lancé dans une description circonstanciée du bouillonnement intellectuel de cette époque. Jeanne n’écoutait plus. Elle profitait de sa présence, physiquement.
Ils marchaient toujours, parmi les ombres des feuillages, alors que les voitures filaient à pleine vitesse. Le soleil du crépuscule polissait chaque détail d’un vernis pourpre. Les grilles de fer, au pied des arbres, brillaient comme des cibles de feu. Jeanne n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps.
Féraud parlait avec passion. Elle n’écoutait toujours pas. Ce qui la touchait, c’était son enthousiasme. Son côté spontané, volubile. Et aussi sa volonté de la séduire avec ses connaissances. Place de la Concorde, il lui prit le bras.
— On tente les Tuileries ?
Elle hocha la tête. La cacophonie des voitures. La puanteur des gaz. Les fontaines de pierre et leurs éclaboussures roses. Les touristes se photographiant avec ravissement. Tout ce qui l’aurait agacée un jour ordinaire lui paraissait magique, enchanté, irréel.
— Je n’arrête pas de parler mais je ne sais rien sur vous, fit Féraud, alors qu’ils pénétraient dans les jardins des Tuileries. Que faites-vous dans la vie ?
Pas question de le faire fuir avec son boulot.
— Je suis dans la communication, improvisa-t-elle.
— C’est-à-dire ?
— L’institutionnel. Je dirige une société d’édition. Nous rédigeons des brochures, des mailings. Rien de passionnant.
Féraud désigna un banc. Ils s’assirent. La nuit s’invitait dans les jardins. Soulignant chaque détail. Donnant plus de densité aux objets. L’ombre était à l’unisson avec le cœur de Jeanne — qui se laissait aller à cette profondeur, cette gravité.
Féraud continua :
— Ce qui compte, c’est d’aimer, chaque jour, chaque minute, son métier.
— Non, fit-elle sans réfléchir, ce qui compte, c’est l’amour. Elle se pinçait déjà les lèvres d’avoir sorti une connerie pareille.
— Vous savez que vous avez une manière très particulière de dire « non » ?
— Non.
Féraud rit de bon cœur.
— Vous remettez ça. Vous tournez brièvement la tête, d’un seul côté. Sans achever votre geste.
— C’est parce que je ne sais pas dire non. Jamais complètement.
Il lui prit la main de manière très chaleureuse.
— Ne dites jamais ça à un homme !
Elle rougit. Chaque réplique était suivie d’un bref silence. Une pause où se conjuguaient gêne et plaisir. On ne lui avait pas parlé d’une manière aussi douce depuis… Depuis combien de temps ?
Elle fit un effort pour demeurer dans l’instant, dans la conversation — et ne pas sombrer dans la béatitude.
— Et vous, se força-t-elle à demander, toute cette lessive ?
— Quelle lessive ?
— Vous lavez bien le linge sale de vos patients, non ?
— On peut dire ça comme ça, oui. Ce n’est pas tous les jours facile mais mon activité est ma passion. Je vis exclusivement pour elle.
Elle prit cette phrase pour un indice positif. Pas de femme. Pas d’enfants. Elle regrettait déjà d’avoir menti. Parce qu’elle aurait pu dire exactement la même chose de son boulot. Deux passionnés. Deux cœurs libres.
— Si vous deviez donner une seule raison à cette passion, que diriez-vous ?
— Vous psychanalysez le psy ?
Elle conserva le silence, attendant sa réponse.
— Je crois que ce que j’aime, fit-il enfin, c’est être au cœur de la mécanique.
— Quelle mécanique ?
— La mécanique des pères. Le père est la clé de tout. Son ombre fonde toujours la personnalité de l’enfant, ses actes et ses désirs. Particulièrement sur le terrain du mal.
— Je ne vous suis pas très bien.
— Prenez le cas d’un pur monstre humain. Un être qu’on ne peut qualifier d’homme tant ses actes paraissent horribles. Marc Dutroux, par exemple. Vous vous souvenez de cette histoire ?
Jeanne hocha la tête. Si Dutroux avait frappé en Ile-de-France, elle aurait peut-être instruit le dossier.
— On ne peut comprendre les actes d’un tel criminel, continuait Féraud. Il a laissé mourir de faim des petites filles dans une cave. Il les a violées. Il les a vendues. Il a enterré vivantes des adolescentes. Rien ne peut justifier ça. Pourtant, si vous fouillez son histoire, vous découvrez un autre monstre : son père. Marc Dutroux a eu une enfance abominable. Il est lui-même une victime. Dans ce domaine, les exemples abondent. Guy Georges a été abandonné par sa mère. Celle de Patrice Alègre l’impliquait dans ses jeux sexuels…
— Vous parlez cette fois de mères.
— Je parle des géniteurs au sens large. Les premiers objets d’amour pour l’enfant, père et mère confondus. Les tueurs en série n’ont qu’un seul point commun, qu’ils soient psychotiques, psychopathes ou pervers : ils ont eu une enfance malheureuse. Ils proviennent d’une confusion, d’une violence qui ne leur a jamais permis de se construire avec équilibre.
Jeanne était moins intéressée. Elle connaissait par cœur ce discours convenu qu’on lui servait à chaque fois qu’elle ordonnait une expertise psychiatrique sur un tueur. Pourtant, elle demanda :
— Mais « la mécanique des pères », qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je vais souvent aux Assises. À chaque procès, quand on décrit le milieu familial du meurtrier, je me pose cette question : les parents de cet homme, pourquoi n’ont-ils pas été à la hauteur ? Pourquoi étaient-ils eux-mêmes des monstres ? N’étaient-ils pas, eux aussi, les enfants de parents violents ? Et ainsi de suite. Derrière chaque coupable, il y a un père déjà coupable. Le mal est une réaction en chaîne. On pourrait remonter ainsi jusqu’aux origines de l’homme.
— Jusqu’au père originel ? relança-t-elle, soudain plus intéressée.
Féraud passa son bras dans le dos de Jeanne. Sans la moindre ambiguïté, encore une fois. Malgré la gravité de leur conversation, il semblait léger, épanoui.
— Freud avait une théorie là-dessus. Il l’a expliquée dans Totem et tabou. La faute initiale.
— Adam et la pomme ?
— Non. Le meurtre du père. Freud a inventé une parabole. Il y a très longtemps, dans un passé immémorial, un homme régnait sur son clan. Un mâle dominant. Chez les loups, on dit : un mâle Alpha. Il avait la priorité sur les femmes. Ses fils, jaloux, l’ont tué et l’ont mangé. A partir de cet instant, ils ont vécu dans le repentir. Ils ont fabriqué un totem à l’image du père et se sont interdit de toucher aux femmes de leur groupe. Ainsi est née l’interdiction de l’inceste et du parricide. Nous vivons encore aujourd’hui avec ce remords enfoui en nous. Même si l’anthropologie scientifique a toujours contredit la thèse de Freud — cette histoire n’est jamais survenue dans la réalité —, il faut garder la signification du mythe. Nous portons cette faute. Ou son intention. Seule une bonne éducation nous permet de nous maintenir avec stabilité, de canaliser ces désirs enfouis. Mais au moindre dérèglement, notre violence resurgit, aggravée encore par le refoulement, le manque d’amour…
Jeanne n’était plus sûre de bien suivre, mais ce n’était pas grave. La Pyramide du Louvre brillait au loin à la manière d’un cône de cristal. Il devait être 22 heures. Elle ne pouvait croire que leur conversation ait pris une telle tournure.
— Et vous, votre père, qu’est-ce qu’il faisait ?
Cette question indiscrète lui avait échappé. Féraud répondit avec naturel :
— Cela pourrait faire l’objet d’un autre rendez-vous, non ?
— Vous voulez dire : d’une autre séance ?
Ils rirent, mais l’énergie n’était plus là. Féraud s’était retiré de leur complicité. Et Jeanne sombrait malgré elle dans la mélancolie.
— J’aimerais rentrer. (Elle recoiffa ses mèches.) Je crois que j’ai mon compte.
— Bien sûr…
Le psychiatre crut sans doute qu’elle parlait de leur conversation et de ses sujets trop graves. Mais il se trompait. Jeanne Korowa avait simplement son compte de bonheur.
Devant sa porte, Jeanne buta contre une enveloppe posée sur son paillasson. L’enregistrement du jour. Les séances du docteur Antoine Féraud. Elle ramassa l’objet et se dit qu’elle l’écouterait le lendemain. Elle ne voulait pas réentendre la voix du psy. Perturber ses impressions toutes récentes…
Elle se dirigea directement vers la salle de bains et plongea sous la douche dans un état second. Comme saoule. Elle n’aurait su dire précisément de quelle manière l’entrevue s’était achevée. Ils avaient échangé leurs numéros de portable. C’était tout ce dont elle se souvenait.
Elle sortit de la cabine et revêtit tee-shirt et boxer. Elle ne ressentait plus ni chaleur ni fatigue. Seulement un engourdissement. Un vide délicieux. Il ne restait plus en elle que cette sensation vague, sans contour : l’amour naissant.
Cuisine. Lumière. Pas faim. Elle se servit seulement une tasse de thé vert. Elle voulait se coucher tout de suite. S’endormir sur cette ivresse, avant que l’angoisse ne vienne tout corrompre. Elle se connaissait. Si elle veillait encore, elle commencerait à s’interroger. Lui avait-elle plu ? Allait-il la rappeler ? Quels étaient les signes, positifs ou négatifs, qui permettaient de deviner son état d’esprit ? Elle pourrait passer le reste de la nuit à analyser ainsi le moindre détail. Une vraie procédure d’instruction. Au terme de laquelle elle n’obtiendrait jamais d’intime conviction.
De nouveau, elle aperçut l’enveloppe dans l’obscurité. Elle eut envie d’entendre la voix. Sa voix. Elle s’installa dans le salon, ordinateur sur les genoux, casque sur les oreilles. Glissa le disque dans le lecteur.
Elle fit défiler l’enregistrement en mode rapide. Elle ne voulait écouter qu’une ou deux séances. Elle attrapait les premiers mots de chaque rendez-vous et décidait. Elle reconnaissait les voix, les intonations, et les petits enfers psychiques, bien conditionnés, dans lesquels chacun tournait comme un rat dans son labyrinthe.
Elle dut attendre la fin du disque pour tomber, enfin, sur un scoop.
Le père espagnol était revenu. Avec son fils.
« Je vous présente Joachim. »
Elle monta le volume dans les ténèbres. Elle comprenait que ce père et ce fils avaient visité Féraud aux environs de 18 heures. Alors même qu’elle faisait le guet dans sa voiture, devant le porche… Elle les avait donc vus entrer et sortir du 1, rue Le Goff. Aucun souvenir. Attendant un homme seul, elle n’avait prêté aucune attention au tandem.
« Bonjour, Joachim.
— Bonjour. »
Au son de la voix, Jeanne estima qu’il avait une quarantaine d’années. Le père était donc, comme elle l’avait deviné, au moins sexagénaire.
« Vous êtes d’accord pour répondre à quelques questions ?
— Je suis d’accord.
— Quel âge avez-vous ?
— Trente-cinq ans.
— Marié ?
— Célibataire.
— Vous travaillez ?
— Je suis avocat.
— Dans quel domaine ?
— Pour l’instant, je m’occupe d’ONG implantées sur le continent sud-américain. »
Joachim parlait sans la moindre trace d’accent espagnol. Il avait donc été élevé en France. Ou il possédait un don naturel pour les langues.
« Quels sont les domaines d’activité de ces ONG ?
— Rien d’original. Nous aidons les plus pauvres. Nous soignons et vaccinons les enfants. Pour ma part, je gère les dons collectés partout dans le monde. »
Silence. Féraud prenait des notes. Joachim répondait à chaque question posément, sans précipitation ni trouble. « Avez-vous des problèmes de santé ?
— Non.
— Vous buvez ?
— Non.
— Vous prenez des drogues ?
— Jamais.
— Votre père me dit que vous subissez, disons, des crises. » Jeanne crut percevoir un rire. Joachim prenait tout cela avec légèreté.
« Des « crises ». C’est le mot.
— Que pouvez-vous me dire sur elles ?
— Rien.
— C’est-à-dire ?
— Je n’en garde aucun souvenir. Comme des trous noirs.
— C’est bien là le problème », ajouta le père. Nouveau silence. Nouvelles notes.
« Ces absences sont-elles caractérisées par l’émergence d’une autre personnalité ?
— Je vous dis que je n’en sais rien ! »
Joachim avait élevé la voix. Premier signe de nervosité. Féraud changea lui-même de ton. Plus ferme :
« Seriez-vous d’accord pour que nous organisions maintenant une brève séance d’hypnose ?
— Comme dans l’Exorciste ? »
L’avocat avait retrouvé son ton enjoué. Distancié. « Comme dans l’Exorciste. Exactement. C’est une méthode qui réserve souvent des surprises. » Nouveau rire.
« Vous pensez que je suis… possédé ? »
Nervosité et décontraction ne cessaient d’alterner. Autant du côté de Joachim que de Féraud.
« Non, fit le psy. Vos absences laissent peut-être la place en vous-même, et à votre insu, à une autre personnalité. Disons plutôt à un autre versant de votre personnalité. Sans doute pouvons-nous, ensemble, faire émerger ce visage. L’hypnose peut nous y aider. Sans le moindre danger pour vous. »
Féraud avait parlé de sa voix la plus posée. Un chirurgien avant l’anesthésie. Froissement de tissu. Joachim s’agitait sur son siège.
« Je ne sais pas…
— Joachim…, souffla le père.
— Papa, ne te mêle pas de ça ! » Silence. Puis :
« Très bien. Essayons.
— Laissez-moi tirer les stores. »
Des pas. Le cliquetis des lamelles. Grincements. Les chaises se remettaient en place. Jeanne était captivée. Elle ne cessait de penser que tout cela était survenu juste avant leur rencontre. Elle comprenait une vérité : lorsqu’elle s’était décontractée en mangeant sa glace dans les jardins des Champs-Elysées, Antoine Féraud cherchait lui aussi à se distraire. Un échange de bons procédés.
Jeanne accéléra la lecture du disque, sautant les étapes de relaxation qui préludent à toute séance d’hypnose. Joachim était maintenant en état de suggestion. Réponses lentes. Voix atone, comme appuyée, au fond du larynx, sur les cordes vocales même. Elle les imaginait tous les trois dans la pénombre. Féraud, derrière son bureau ou peut-être assis près du patient. Joachim, droit sur sa chaise, les yeux fermés ou les pupilles fixes. Et, en retrait, le père, debout. Elle n’aurait su dire pourquoi mais elle l’imaginait avec une épaisse chevelure grise ou blanche.
« Joachim, vous m’entendez ?
— Je vous entends.
— Je voudrais contacter, s’il existe, celui qui est en vous. » Pas de réponse.
« Est-il possible de lui parler ? »
Pas de réponse. Féraud monta la voix :
« Je m’adresse à celui qui vit à l’intérieur de Joachim. Réponds-moi ! »
Jeanne nota que Féraud était passé au tutoiement. Sans doute pour distinguer ses deux interlocuteurs. Joachim et l’intrus. Dernière tentative, plus calme : « Comment t’appelles-tu ? »
Courte pause. Puis une autre voix retentit dans la pièce : « Tu n’as pas de nom. »
Ce timbre la fit sursauter. Une inflexion métallique, grinçante, vrillée. Ni homme ni femme. Peut-être un enfant. Quand elle passait ses vacances à la campagne, dans le Perche, avec sa sœur, les deux filles se bricolaient des talkies-walkies à l’aide de boîtes de conserve reliées par une ficelle. Le son qu’elles obtenaient au fond du cylindre de métal était le même que celui-ci. Une voix de fer. Une voix de corde.
« Comment t’appelles-tu ? »
Le père chuchota :
« La « chose » ne dit jamais « je ». La chose parle toujours à la deuxième personne.
— Taisez-vous ! » Féraud s’éclaircit la gorge : « Quel âge as-tu ?
— Tu n’as pas d’âge. Tu viens de la forêt.
— Quelle forêt ?
— Tu vas avoir très mal.
— Que cherches-tu ? Que veux-tu ? » Pas de réponse.
« Parle-moi de la forêt. »
Raclement de fer. Un ricanement peut-être.
« Il faut l’écouter. La forêt des Mânes.
— Pourquoi l’appelles-tu comme ça ? » Pas de réponse.
« Cette forêt, tu l’as connue quand tu étais enfant ?
— Cette forêt, tu l’as connue quand tu étais enfant ? » Le père intervint encore une fois, à voix basse :
« C’est sa façon de dire « oui », je l’ai remarqué. La « chose » répète la question. »
Féraud ne releva pas. Jeanne l’imaginait concentré sur Joachim. Sans doute penché vers lui, les deux mains sur les genoux.
« Décris-la-moi.
— La forêt, elle est dangereuse.
— Comment ça ?
— Elle te tue. Elle te mord.
— Dans la forêt, tu as été mordu ?
— Dans la forêt, tu as été mordu ?
— Quand tu apparais, au fond de Joachim, qu’est-ce que tu lui demandes de faire ? »
Silence.
« Tu veux te venger de la forêt ? » Silence.
« Réponds à ma question. » Silence.
« Réponds, c’est un ordre ! »
Nouveau raclement. Peut-être un rire. Ou un rot. La voix de l’enfant monta de quelques notes et partit dans une psalmodie rapide :
« Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas… »
Féraud tenta de l’interrompre mais l’homme-enfant reprenait toujours la même litanie, sans respirer :
« … se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas… »
La voix était horrible, comme si les cordes vocales se frottaient jusqu’à s’échauffer. Jusqu’à se rompre. Haussant le ton, Féraud parvint à extraire Joachim de son état d’hypnose. Le silence se referma sur son ordre.
« Joachim, vous m’entendez ?
— Je vous entends, oui. »
La voix de l’homme était de retour. « Comment vous sentez-vous ?
— Fatigué.
— Vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit sous hypnose ?
— Non.
— Très bien. Nous avons fini pour aujourd’hui.
— Qu’est-ce que j’ai, docteur ? »
Joachim avait repris son ton enjoué mais son inquiétude transparaissait.
« Il est trop tôt pour le dire. Accepteriez-vous de revenir régulièrement ? De subir des examens ?
— Tout ce que vous voulez, souffla Joachim d’une voix qui capitulait.
— Je voudrais maintenant parler avec votre père. Seul à seul.
— Aucun problème. Au revoir, docteur. »
Raclements de chaises. Bruit de porte. Puis la voix du père, tremblante :
« C’est effrayant, n’est-ce pas ?
— Pas du tout. Mais nous devons procéder à des examens. Voir s’il n’y a pas de lésion neurologique.
— Pas question.
— Votre fils — je veux dire, l’être que j’ai interrogé sous hypnose — manifeste des symptômes spécifiques.
— Des symptômes de quoi ?
— L’inversion pronominale. La répétition des questions. La répétition écholalique. Même son visage : vous avez remarqué qu’il s’est déformé quand l’autre a parlé…
— Des symptômes de QUOI ?
— Autisme.
— Je ne veux pas entendre ce mot.
— Vous ne l’avez jamais fait soigner pour ça ?
— Vous connaissez son histoire. Les premières années, je n’étais pas auprès de lui.
— Quelles ont été ses relations avec sa mère ?
— Sa mère est morte à sa naissance. Hay Dios mio, vous ne prenez pas de notes ou quoi ?
— Je ne comprends pas ce que vous avez fait avec cet enfant.
— Dans mon pays, c’était une pratique très courante. Tout le monde faisait ça. »
Ils parlaient à voix basse. Jeanne se livrait à une reconstitution mentale. Féraud n’avait pas rouvert les stores. Ils étaient donc toujours dans la pénombre.
« Il faut que j’en sache plus sur son passé, reprit Féraud. À votre avis, quand il évoque la « forêt des Mânes », de quoi parle-t-il ?
— Je n’en sais rien. Je n’étais pas encore là.
— Et ces mots espagnols qu’il répète sans cesse, vous savez ce que c’est ?
— Ça oui. Ce sont les paroles d’une chanson espagnole des années soixante-dix. Porque te vas. La chanson d’un film, Cria cuervos. Dès qu’il se sent en danger, il répète ces paroles.
— Il faut le soigner. Son état est… complexe. La présence d’une autre personnalité pourrait signifier qu’il souffre aussi de schizophrénie. Mais les symptômes peuvent se confondre avec ceux de l’autisme. Il faudrait l’interner quelques jours. Je consulte dans une excellente clinique et…
— Je ne peux pas ! Je vous ai déjà expliqué. Le moindre internement révélerait la vérité. Notre vérité. C’est impossible. Seul, le Seigneur peut nous aider maintenant. « L’Éternel sera toujours ton guide, il rassasiera ton âme dans les lieux arides… »
Féraud ne paraissait plus écouter. Il dit, comme pour lui-même :
« Je suis inquiet. Pour lui. Pour les autres.
— Il est déjà trop tard.
— Trop tard ?
— Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement. Il ne cesse de rôder dans le quartier de Belleville. »
Jeanne n’avait pratiquement pas dormi de la nuit. Les émotions, les réflexions, les voix s’étaient télescopées sous son crâne au fil de cauchemars sans fin. La rencontre avec Antoine Féraud. Je vous offre une glace. Puis l’enregistrement numérique. La séance d’hypnose. La voix de l’intrus. La forêt, elle te mord. Et les craintes du père. Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement…
Au fond, elle ne croyait à rien. Ni à la rencontre amoureuse. Ni au meurtre potentiel. La rencontre avait été trop belle pour être vraie. Et comment croire à la probabilité d’un crime avoué dans le cabinet d’un psy ? Du psy qu’elle avait justement placé sur écoute ? Impossible.
Féraud lui-même n’y avait pas cru. Sinon, il ne se serait pas jeté dans une exposition sur la Sécession viennoise. Il n’aurait pas joué au joli cœur avec une rousse de rencontre. En même temps, elle comprenait pourquoi il avait les traits tirés. Pourquoi il paraissait préoccupé derrière ses manières enjouées. Comme elle, maintenant, il devait éprouver un doute lancinant. Ce meurtre allait-il survenir ou non ? Devait-il alerter la police ? Jeanne sourit. Si elle lui avait dit son vrai métier, à elle…
Elle se leva. Regarda sa montre. 9 heures. On était samedi et le soleil était déjà partout dans la maison. Elle alla dans la cuisine et se concocta un Nespresso. Parfum noir et goût de terre brûlée. Elle renonça à se préparer des tartines. Elle avala son Effexor habituel en s’observant dans la paroi chromée du frigidaire. Elle portait son tee-shirt anti-JO de Pékin — les anneaux olympiques étaient remplacés par des menottes — et un boxer Calvin Klein. La phrase du père ne cessait de tourner dans sa tête. Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. Dans le Xe arrondissement.
Il lui était facile de vérifier : elle était magistrate. Elle pouvait appeler la préfecture de police de Paris pour savoir si un cadavre avait été découvert dans la capitale la nuit précédente. Elle pouvait même, en admettant que « l’homme-enfant » soit passé à l’acte et se soit débarrassé du corps en banlieue parisienne, appeler les parquets d’Ile-de-France. Elle connaissait tous les proc. Ou presque.
Deuxième Nespresso. Elle passa dans le salon. S’installa dans son canapé, face à la table basse. Attrapa dans son cartable l’annuaire spécialisé édité par le ministère de la Justice et décrocha son téléphone.
Elle appela d’abord le bureau du procureur de la PP (préfecture de police). Pas de meurtre dans la nuit. En tout cas, pas de cadavre ce matin. Mais il n’était pas encore 10 heures. Et on était samedi, ce qui pouvait repousser la découverte à deux jours, si le corps se trouvait dans un bureau, un entrepôt ou un quelconque lieu de travail.
Elle appela ensuite le parquet de Nanterre. Rien.
Celui de Bobigny.
Un meurtre avait été commis dans la nuit, à Gagny. Une rixe entre alcooliques. Le coupable était déjà sous les verrous. Créteil. Rien.
Jeanne chercha les numéros des parquets de la grande couronne. Versailles. Rien. Cergy.
Un clochard noyé dans la Seine.
Meaux.
Rien.
Melun.
Une femme tuée. Une histoire de violence conjugale.
Fontainebleau. Rien. Pontoise. Rien…
Elle regarda sa montre. Presque 11 heures. Elle avait fait son devoir. A chaque appel, elle avait demandé au substitut de la prévenir en cas de découverte macabre. Ils avaient tous accepté. Sans poser de question. La juge Korowa était réputée. Elle devait avoir ses raisons. Il n’y avait plus qu’à attendre.
Il était temps d’oublier cette histoire. Pourtant, elle composa encore le numéro de l’état-major de Paris, place Beauvau, qui réceptionnait tous les télégrammes concernant les faits graves d’Île-de-France. Rien à signaler non plus.
L’état-major des gendarmes, au fort de Rosny. Toujours rien. Elle se souvint tout à coup qu’elle avait rendez-vous chez le coiffeur à midi, puis un déjeuner dans le VIIIe arrondissement.
Retour au monde réel.
Elle se prépara et se coiffa. Son visage dans le miroir était à la hauteur de ses craintes. On aurait dit qu’elle avait passé la nuit à fumer et à picoler. Julianne Moore, tu parles… Elle tenta de sauver les meubles avec quelques manœuvres de maquillage.
Elle partit à midi — l’heure de son rendez-vous. Jean noir. Sandales ouvertes. Tee-shirt DKNY. Et bob sur la tête, en attendant que son coiffeur fasse des miracles. Elle ne pensait plus au meurtre possible. Ni à Féraud. Ni à rien.
Changer de tête.
L’urgence du samedi.
Une heure et demie et une coupe passable plus tard, Jeanne Korowa franchissait le seuil du restaurant où elle avait rendez-vous. Au bar, elle donna le nom de son hôte et on la guida à travers les tables. Plafonds hauts. Vitraux aux fenêtres. Style Art déco. Et surtout, beaucoup d’espace entre les convives. Elle avait lu quelque part que cette architecture s’inspirait de la salle d’un paquebot. Vrai ou faux, à chaque fois, elle avait l’impression ici d’embarquer.
— Excuse-moi pour le retard.
Emmanuel Aubusson, vêtu d’un costume clair sur mesure, déplia son mètre quatre-vingt-cinq. Il l’embrassa sur les deux joues avec une tendresse toute paternelle. Le vieil homme n’avait jamais été son amant. Il était beaucoup plus que cela. Son maître. Son mentor. Son parrain. Jeanne l’avait connu à ses débuts, quand elle finissait sa formation de juge. Elle avait travaillé auprès de lui alors qu’il était encore président de la chambre correctionnelle de Paris. A près de soixante-dix ans, Aubusson avait la silhouette étroite et la puissance large. L’œil aussi perçant que la Légion d’honneur rouge à sa boutonnière. Un vrai condottiere. Mais pas seulement.
L’homme cultivait les paradoxes. Il les avait fondus en une seule et même sagesse. Militant de gauche, il avait fait fortune à plus de soixante ans en devenant expert légal dans le domaine des divorces. Aujourd’hui encore, il pouvait demander plusieurs dizaines de milliers d’euros pour seulement chausser ses lunettes et se pencher sur un contrat de mariage. Solitaire, hautain, il n’avait jamais été marié mais demeurait un homme à femmes. Sans enfant, il déployait une tendresse sans limite pour tout ce qui était petit et innocent. Et surtout, ce personnage froid, austère, rigide, était un esthète. Un passionné d’art.
Aubusson avait tout appris à Jeanne. Sur le métier de la justice. Sur l’histoire de l’art. Les deux enseignements avaient finalement convergé lors d’une visite au Louvre, dans la salle des sculptures grecques et romaines.
« Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous ici ?
— Il y a longtemps que je m’intéresse à la statuaire grecque. Les premiers siècles. Puis Praxitèle, Phidias, Lysippe. J’aime moins la suite. La période hellénistique. Trop de drapés, de mouvements. Et, d’une certaine façon, moins de pureté.
— Vous m’aviez parlé de derniers conseils avant que j’attaque mon boulot de juge.
— Ce lieu en est la métaphore.
— Comprends pas. »
Il lui avait pris doucement le bras et l’avait guidée vers un athlète au regard blanc portant un enfant dans le pli du coude.
« Hermès soutenant le jeune Dionysos. La seule sculpture connue de la main de Praxitèle. Et encore, on n’en est pas sûr. Regarde les lignes, les courbes, les reliefs. On dit que les Grecs idéalisaient la nature, comme un photographe retouche un portrait. C’est faux. Les sculpteurs grecs travaillaient de manière inverse. »
Jeanne ne pouvait plus quitter des yeux ce corps filiforme, dont les muscles semblaient tendre la peau de marbre.
« Les sculpteurs grecs sont partis des modèles anciens de la tradition égyptienne pour placer, peu à peu, des traits, des signes, des caractères particuliers de l’homme. Les faiblesses de leur modèle. Ils se sont appliqués à insuffler de plus en plus de vie dans ces moules anciens. C’est au temps de Praxitèle que cette méthode a donné ses meilleurs fruits. Les canons anciens se sont mis à vivre, à respirer entre les mains du sculpteur. Un point d’équilibre a été trouvé entre abstraction et individualisation. »
Jeanne sentait la main du vieil homme autour de son bras. Une serre d’aigle.
« Je ne comprends toujours pas le rapport avec mes dossiers.
— Tes dossiers, Jeanne, ce sont tes sculptures. Tu seras toujours tentée de les arranger pour qu’ils soient parfaits. Pour que les témoignages coïncident à l’heure près. Que les mobiles soient millimétrés. Qu’il y ait bien un seul coupable… Moi, je te conseille de faire le contraire.
— C’est-à-dire ?
— Travaille comme les Grecs. Intègre les imperfections. Les lieux et les horaires qui ne concordent pas. Les trous noirs dans les témoignages. Les mobiles contradictoires. Respecte ces anomalies. Respecte la vie de tes dossiers ! Tu verras, tu surprendras alors d’autres vérités qui t’emmèneront parfois ailleurs. Je ne devrais pas te le dire mais j’ai encore sur le cœur certaines affaires. Des affaires qui comportaient des grains de sable. Des détails qui ne collaient pas et que j’ai écartés par souci de rigueur, de logique. Ces défauts m’ont poursuivi des années jusqu’à me révéler une autre vérité. Ou du moins me coller un sérieux doute.
— Vous voulez dire que des innocents sont allés en prison ?
— Des innocents que j’ai crus coupables, bien sûr. Cela aussi, c’est la vie. Nous-mêmes, les juges, nous ne constituons qu’une imperfection de plus dans la procédure. »
Jeanne n’était pas certaine d’avoir compris. Dix ans après, elle bricolait toujours ses dossiers pour qu’ils aient une apparence de rigueur et de logique. En revanche, elle avait hérité de la passion de la statuaire grecque et romaine. Elle avait effectué plusieurs voyages en Grèce, en Italie, en Afrique du Nord, où les musées regorgent de pièces antiques. À Paris même, elle retournait souvent au Louvre pour admirer ces corps, ces présences, ces souffles…
— Comment ça va ? demanda-t-elle en s’installant en face de lui.
— Mieux, depuis que nous sommes en juin. (Il chaussa ses lunettes et parcourut la carte qu’on venait d’apporter.) Nous en avons enfin terminé avec toutes ces conneries sur mai 68.
Jeanne sourit. Un petit discours militant était en vue.
— Tu y étais, non ?
— J’y étais.
— Et tu n’es pas d’accord avec tout ce qui s’est dit et écrit sur ces événements ?
Il referma la carte. Ota ses lunettes. Il avait le front haut, des cheveux gris ondulés, de longs traits impériaux, des yeux noirs, des cernes violets. Une sorte de combustion intérieure semblait avoir creusé ses rides comme le soleil fend la terre africaine. Mais c’était du solide. Aubusson n’était pas du genre friable.
— Tout ce que je peux dire, attaqua-t-il, c’est qu’à l’époque, nos parents ne nous préparaient pas des sandwichs pour aller à la manif. Nous étions contre eux. Nous étions contre l’ordre bourgeois. Nous luttions pour la liberté, la générosité, l’intelligence. Aujourd’hui, les jeunes manifestent pour leurs points de retraite. La bourgeoisie a tout contaminé. Même l’esprit de révolte. Quand l’ordre établi produit son propre contre-pouvoir, alors le système n’a plus rien à craindre. C’est l’ère Sarko. Une ère où le Président lui-même pense être du côté de l’art et de la poésie. La poésie qui réussit, bien entendu. Plutôt Johnny Hallyday que Jacques Dupin.
Un déjeuner avec Aubusson sans une diatribe contre Sarkozy n’était pas un vrai déjeuner. Elle voulut lui faire plaisir :
— Tu as vu ? Il n’arrête pas de baisser dans les sondages.
— Il remontera. Je ne suis pas inquiet pour lui.
— Au fond, tu finis par l’apprécier.
— Comme un chasseur finit par aimer le vieil éléphant qu’il traque depuis des années…
Le garçon vint prendre la commande. Deux salades, une eau gazeuse. Pas de fioritures. Le couple était à l’unisson dans l’ascétisme.
— Et toi, reprit Aubusson, comment ça va ?
— Ça va.
— Les amours ?
Elle songea à Thomas. Fini. A Féraud. Pas commencé.
— C’est un peu Ground Zéro.
— Le boulot ?
En une seconde, Jeanne comprit qu’elle était inconsciemment venue ici pour demander un conseil. Évoquer son dilemme. Les écoutes clandestines. Le soupçon de meurtre. Comment démerder cette situation ?
— J’ai un problème. Je possède des informations. Des données que je n’ai pas encore validées mais qui pourraient s’avérer importantes.
— Politiques ?
— Criminelles.
— Où est le problème ?
— Je ne peux pas citer mes sources. Je ne suis même pas sûre de l’authenticité de l’info.
— Tu peux au moins t’en servir pour aller plus loin.
— Pas tout à fait, non. L’info est parcellaire.
— C’est quoi, au juste ?
— Un meurtre a peut-être été commis cette nuit, dans le Xe arrondissement.
— Facile à vérifier, non ?
— Pour l’instant, rien n’est sorti.
— Tu as l’identité de la victime ?
— De l’assassin. Et encore, pas tout à fait. Encore une fois, je ne peux rien utiliser. Mes sources sont trop… scabreuses.
Aubusson réfléchit. Jeanne contempla encore le lieu aux tons mordorés. Les miroirs. Les vitraux. La décoration de salle de paquebot. Oui, elle était embarquée, mais elle ne connaissait pas sa destination.
— Tu te souviens quand nous avons visité le Louvre ? demanda enfin le septuagénaire. L’art grec ? Les imperfections de l’homme intégrées à la perfection de la règle ?
— Je cherche encore le sens du message.
— L’imperfection fait partie du boulot.
— Je peux donc sortir du chemin ? Mener mon enquête hors les règles ?
— À condition de retomber sur tes pattes. Tu réajusteras ton dossier ensuite.
— Si je décroche l’affaire.
— Appelle le parquet. Sois sur le coup. Il n’y a que le résultat qui compte.
— Et si je me trompe ?
— Cela démontrera que tu n’es rien de plus que ce que tu es. Un être ordinaire à qui on a conféré des pouvoirs extraordinaires. Ça aussi, c’est la règle.
Jeanne sourit. Elle était venue pour entendre ça. Elle appela le serveur :
— Je boirais bien quelque chose de plus costaud. Pas toi ?
— Allez.
Les coupes de champagne arrivèrent presque aussitôt. Quelques gorgées glacées plus tard, elle se sentait plus forte. Le froid protège de la mort. De la décomposition. Ces petites bulles acides la compressaient en force vive. Ils commandèrent deux autres coupes.
— Et toi, demanda-t-elle, tes amours ?
— J’ai encore quelques étudiantes sous le coude, fit le vieil homme. Et aussi mon officielle. Une avocate d’une quarantaine d’années, qui ne désespère pas que je l’épouse. A mon âge ! Une ou deux ex pensent aussi être toujours dans la course.
— Tu dois être épuisé.
— Je ne dis pas que je les honore toutes. Mais j’aime ce halo d’amour autour de moi. C’est La Danse de Matisse. Elles font la ronde et je les peins en bleu…
Jeanne grimaça un sourire. Au fond, l’attitude de son mentor lui déplaisait. L’infidélité. Le mensonge. La manipulation. Elle n’était pas encore assez vieille pour avoir renoncé à ses rêves de droiture.
— Mais comment fais-tu ? insista-t-elle. Pour vivre comme ça, dans l’hypocrisie, la trahison permanente ? (Elle sourit pour atténuer la violence des mots.) Où est le respect dans tout ça ?
— C’est à cause de la mort, fit Aubusson, soudain grave. La mort nous donne tous les droits. On croit qu’à son approche, on se repent. On se purifie. Mais c’est le contraire. A mesure qu’on vieillit, on s’aperçoit que toutes les croyances, toutes les questions restent en suspens. Il n’y a qu’une seule certitude : on va crever. Et on n’aura pas de seconde chance. Alors, on trompe sa femme, on trahit ses serments. On se pardonne tout ou à peu près. D’autres, ceux qui passent dans ton bureau, volent, violent, tuent avec la même idée. Obtenir ce qu’ils désirent avant qu’il ne soit trop tard. Comme dit le film : « Le ciel peut attendre. »
Jeanne vida sa coupe et eut un hoquet. Une morsure acide au fond de la gorge. Elle se sentit triste tout à coup. Un garçon leur proposa la carte des desserts. Jeanne refusa. Aubusson commanda deux autres coupes.
— Tu sais, reprit-il sur un ton plus jovial, en ce moment, j’étudie un petit problème. Une modification qu’a faite Rimbaud dans un poème. « Elle est retrouvée, quoi ? / L’éternité / C’est la mer mêlée au soleil. »
Jeanne ne se souvenait pas exactement du poème mais revoyait surtout une image. Le dernier plan de Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard. Une ligne d’horizon. Le soleil se glissant dans la mer. Les mots de Rimbaud en voix off prononcés à voix basse par Anna Karina et Jean-Paul Belmondo…
— Tu veux dire : « C’est la mer allée avec le soleil. »
— Justement, non. Rimbaud a publié deux fois ce quatrain. La première fois, dans un poème intitulé « L’Éternité ». La deuxième, plus tard, dans Une saison en enfer. Il avait d’abord écrit : « C’est la mer allée avec le soleil. » Ensuite, « la mer mêlée au soleil ». On perd au passage l’idée de mouvement. C’est dommage. Ce qui est beau, dans la version initiale, c’est l’idée que l’éternité est le résultat d’une rencontre. Un infini en route vers un autre. À mon âge, ce sont des idées qui séduisent. Comme si la mort n’était pas abrupte mais plutôt une courbe, un arc. Une pente douce…
— Pourquoi a-t-il changé, à ton avis ?
— Peut-être parce qu’il sentait qu’il allait mourir jeune et qu’il ne connaîtrait pas ce mouvement. Rimbaud était un messager pressé.
Jeanne leva sa coupe :
— Au facteur Rimbaud !
Elle se sentait déjà ivre. Elle sursauta en se rappelant les mots du vieil Espagnol : Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement.
Elle fouilla dans son sac et regarda son portable.
Pas de message.
Donc, pas de cadavre.
Elle s’aperçut qu’elle attendait aussi un appel de Féraud. C’était décidément son destin. Elle n’était pas seulement abonnée à Orange. Mais aussi, mais surtout, au désir d’être aimée.
Un abonnement à perpétuité.
En sortant du restaurant avenue Montaigne, Jeanne ne reprit pas sa voiture au parking. Trop bourrée. Elle préféra marcher pour se dégriser. Elle était à deux pas des jardins des Champs-Elysées. Cela valait bien un petit pèlerinage…
Elle retrouva l’endroit où ils avaient marché, la veille au soir. Quelques heures seulement étaient passées et ce moment lui paraissait déjà lointain. Ou insaisissable. Comme lorsqu’on essaie de se souvenir d’un songe qui vous échappe.
Elle marcha encore, transpirant sous le soleil, se libérant de l’alcool au fil de ses pas. Parvenue place de la Concorde, elle traversa l’avenue des Champs-Elysées et repartit en sens inverse, en direction du parking de l’avenue Matignon. Devant l’entrée, Jeanne hésita, puis continua vers le square des Champs-Elysées. Elle pénétra dans l’enceinte et s’assit au soleil. Le square était sale. Des déchets traînaient partout. Mais, sur sa gauche, le marché aux timbres battait son plein, comme tous les samedis. Et le théâtre de Guignol, vert sombre, semblait abriter un secret, un mécanisme irrésistible, à la fois terrible et délicieux, qui attirait les enfants.
Elle se laissa aller à rêver à nouveau. Plus librement. Elle risqua même, mentalement, son va-tout, comme dans les jeux télévisés : quelques mots qu’elle évitait en général d’utiliser. Les mots les plus vieux, les plus ordinaires, les plus usés du monde : grand amour, l’homme de ma vie, une belle histoire…
Elle était surprise de les appliquer déjà à Antoine Féraud. Un homme avec qui elle avait parlé moins d’une heure. Un psy qu’elle avait espionné en plaçant des écoutes chez lui. Un spécialiste dont elle ne savait rien et qui paraissait avoir d’autres chats à fouetter. Mais cette rapidité même faisait partie de l’histoire. Un coup de foudre…
Des cris la tirèrent de ses rêveries. Pas des cris, non. Des rires. Elle sourit, machinalement, observant les gosses qui jouaient dans le sable, tournant sur un portique, marchant d’un pas mal assuré sur les pelouses. Un enfant. Le dernier mot de sa boîte à trésors…
Jeanne avait une âme trop grave, elle le savait, mais lorsqu’on évoquait devant elle les changements physiologiques de la grossesse, les anecdotes de l’une ou de l’autre qui avait maintenant « une plus belle peau » ou au contraire « un gros cul », elle ne voyait pas l’intérêt de parler de tout ça. C’était la surface des choses.
Elle, quand elle serait enceinte, elle rejoindrait la secrète logique du cosmos. Elle accéderait à une intime compréhension de son être, alors même qu’elle s’intégrerait au mécanisme de l’univers. Elle entrerait en intelligence avec la Vie. Oui. Elle attendait, avec un vertige mêlé d’appréhension, que le sens de l’humanité la traverse. Que sa matrice entre en action pour lui offrir son plus beau rôle. Qu’un homme lui accorde son amour, sa confiance, sa dévotion, afin qu’elle les transforme en noyau vital, au fond d’elle-même. Telle était l’essence de la procréation. Un amour qui devient corps. L’esprit qui devient matière…
Le soleil avait disparu. Le ciel était noir. Un nouvel orage se préparait. Elle se leva en reniflant, au bord des larmes. Maintenant, tout lui semblait perdu. Impossible. Elle ne trouverait jamais sa moitié. Elle ne fusionnerait jamais avec un homme. Elle était la femme morcelée. Comme sa sœur, qu’on avait retrouvée démembrée dans le parking d’une gare. Ou comme cette cytogénéticienne, qui avait été égorgée, mutilée et dévorée l’avant-veille…
Elle eut un renvoi amer. Elle allait vomir. Ce fut la sonnerie de son portable qui la sauva alors que la pluie commençait à tomber. Elle fouilla ses poches, son sac, faillit manquer l’appel. Elle tremblait. Elle pensa d’abord à Féraud. Puis à la préfecture de police. On avait trouvé son cadavre. On…
— Allô ?
— Radine-toi. J’en ai un autre.
La voix de François Taine. Tendue. Fébrile.
— Un autre ?
— Un autre meurtre cannibale.
— Où ?
— A Goncourt. Rue du Faubourg-du-Temple. Xe arrondissement. Le substitut m’a appelé. Il savait que j’instruis les deux premiers dossiers.
Jeanne ne répondit pas. Les rouages de son cerveau s’étaient déjà enclenchés. L’évidence explosa comme un éclair.
Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le Xe arrondissement.
Joachim était le tueur cannibale.
Ou plutôt l’homme-enfant à l’intérieur de lui.
Elle parvint à contenir le cri qui montait dans sa gorge pour dire :
— File-moi l’adresse.
Le temps de repasser chez elle, pour se rafraîchir et changer de fringues, Jeanne était sur les lieux à 20 heures. Non pas au 111, rue du Faubourg-du-Temple, adresse officielle de la scène de crime, mais de l’autre côté du même bloc d’immeubles, là où on pouvait accéder au réseau de cours et de bâtiments en toute discrétion, loin des fourgons de police et des gyrophares.
Ce porche n’était surveillé que par deux flics. François Taine l’y attendait.
— Qu’est-ce qu’on a ? attaqua Jeanne sans préambule.
— Une jeune femme. Égorgée. Démembrée. Dévorée. C’est le même. Aucun doute.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Francesca Tercia.
— Quel âge ?
— Plus âgée que les autres. Trente-quatre ans.
— Elle travaillait dans le domaine médical ?
— Non. Une artiste. Une sculptrice d’origine argentine.
— Où l’a-t-on trouvée exactement ? Dans un parking ?
— Non. Dans l’atelier où elle bossait. Au fond de la cour, là-bas.
— Quel genre d’artiste ?
— Plutôt spécial. En fait, c’est un atelier de reconstitution paléo-anthropologique. Ils reproduisent des hommes préhistoriques d’une manière hyperréaliste. Des machins en silicone et en poils qui foutent vraiment les jetons. Elle a été tuée parmi ces hommes de Cro-Magnon et de Néandertal.
Jeanne connaissait cet atelier, quasiment unique au monde. Elle avait lu des articles sur la femme qui l’avait créé. Elle ne se souvenait pas de son nom mais l’artiste était capable de reconstruire le visage d’un homme disparu depuis 30 000 ans, en déduisant ses traits à partir de son seul crâne fossile et en sculptant ses masses musculaires faciales en terre humide.
Elle avait une autre raison de connaître l’artiste :
— Cet atelier, remarqua-t-elle, ils n’ont pas bossé pour nous ?
— Pour nous ?
— Pour la PJ. Des reconstitutions d’après des ossements. Ils utilisent un logiciel spécifique.
— Je sais pas. La patronne est là. Tu lui demanderas.
— Et sur la victime, qu’est-ce que tu sais ?
— Rien, pour l’instant.
Taine se tenait contre le mur, près des boîtes aux lettres, les mains dans le dos. Il portait un polo Lacoste et un pantalon en toile. Il n’avait pas allumé la minuterie. Son visage était noyé dans la pénombre. Aucun moyen de deviner son état d’esprit, excepté la voix qui trahissait toujours plusieurs tendances contradictoires. Emmerdement. Excitation. Et aussi plaisir de l’avoir, elle, à portée de main. Tant qu’il y aurait des cadavres, elle rappliquerait au pas de course…
— Physiquement, insista Jeanne, elle ressemble aux autres ?
— Difficile à dire. Jeune. Brune. Bien en chair. Plutôt jolie. J’ai vu des photos… avant. Le tueur a un type, c’est clair, mais ce n’est pas non plus frappant. Peut-être les choisit-il pour une raison qu’on ne soupçonne pas et…
— Tu as vérifié les éléments que je t’avais demandés ?
— Tu avais raison sur un seul point : le tueur a volé du liquide amniotique dans les laboratoires Pavois.
— Et mon autre question ?
— Tu t’es trompée. On a les analyses ADN : le tueur est un homme. Le même à chaque fois, bien sûr.
C’est un homme, pensa Jeanne, et je connais son prénom…
— L’ADN, il ne nous apprend rien ?
— Certainement pas son identité. Le mec n’est pas fiché, comme on pouvait s’y attendre.
— Il ne souffre d’aucune anomalie génétique ? Une particularité ?
— Que dalle, un profil standard. Rien à signaler.
— C’est tout ?
Taine soupira et se décolla du mur pour commencer à faire les cent pas.
— C’est tout, répondit le juge entre ses dents. Et c’est peu. Pas la queue d’un indice. Pas d’images, pas de témoins. Personne n’a jamais vu l’une des victimes avec un mec suspect. Ni même un inconnu. Aucune trace de contacts. Ni téléphone, ni Internet. Ce mec, c’est l’homme invisible. Il s’est matérialisé, a commis son sacrifice, s’est dématérialisé. (Taine claqua des doigts.) Comme ça.
— Vous avez vraiment fouillé la vie des victimes ?
Le magistrat fit face à Jeanne, mains dans les poches. Il était à contre-jour mais ses yeux brûlaient d’une lumière intense.
— Qu’est-ce que tu crois ? Reischenbach a retourné le quotidien des filles. Cartes bleues. Chéquiers. Appels des portables. On a même checké leurs itinéraires en Vélib grâce à leur abonnement. Il n’y a rien. On n’a que des certitudes a contrario. Elles ne se connaissaient pas. Et elles n’ont pas croisé le tueur, avant le meurtre.
— C’est sûr ?
— En tout cas, elles n’ont rencontré personne en commun durant les six derniers mois. D’ailleurs, les deux avaient une vie sociale plutôt réduite. La première était casée. Avec un instit d’origine viet. L’autre sortait d’un divorce. Un mariage de deux ans. Sans enfant. Et elle était maquée avec le gros du labo.
— Vous avez interrogé l’ex-mari ?
— Jeanne, tu me parles d’éléments ordinaires. Ces meurtres sont d’une autre dimension. Quelque chose de totalement extraordinaire, tu piges ?
Elle pigeait, oui. La forêt, elle te mord…
— Tout nous pousse vers un tueur organisé. Malgré le carnage des scènes de crime, il a la tête froide. Il a repéré sa victime. Il l’a observée. Il l’a traquée jusqu’à la surprendre au juste moment. Tout ça pour des raisons connues de lui seul.
— C’est impossible que vous n’ayez rien. Taine alla s’adosser près des boîtes aux lettres.
— OK, fit-il. Juste un détail.
— Quel détail ?
— L’autisme.
— Explique-toi.
— J’ai eu des précisions sur le boulot de la première victime, Marion Cantelau. Son institut accueille exclusivement des enfants souffrant de TED, troubles envahissants du développement. Ce qui désigne le plus souvent le syndrome de l’autisme.
— Où est le lien avec la deuxième victime, Nelly Barjac ? demanda-t-elle avec candeur. Ou avec le tueur ?
— Avec Barjac, je ne sais pas. Mais les mains inversées du meurtrier constituent un symptôme possible de l’autisme. Il marche à quatre pattes et tourne ses paumes vers ses pieds.
Il y avait d’autres symptômes. La voix de Féraud, encore : « L’inversion pronominale. La répétition des questions. La répétition écholalique. Même son visage : vous avez remarqué qu’il s’est déformé quand l’autre a parlé… »
Sans le savoir, Taine était sur la piste de Joachim.
La chose à l’intérieur de lui…
— Quelle est ton idée ? demanda-t-elle.
— Pas d’idée. Je me suis renseigné : l’hypothèse d’un tueur autiste ne tient pas debout. Il ne serait pas suffisamment structuré pour élaborer de tels meurtres. Et surtout, un malade de ce type peut être violent s’il se sent menacé mais il ne peut tuer avec préméditation.
— Il pourrait exister un rapport avec les amniocentèses ?
— Non. Les laboratoires Pavois ne peuvent détecter de telles anomalies génétiques. Rien ne dit même que l’autisme soit lié à un problème de gènes. Les spécialistes ne sont pas d’accord.
— Revenons à la première victime. Ton idée, c’est que le tueur a séjourné dans l’institut quand il était enfant ?
— Ouais. Mais, là encore, c’est l’impasse. Notre client est un adulte. Il aurait donc été interné il y a au moins vingt ans. Le centre n’existait pas à cette époque.
Taine tapota les boîtes aux lettres. Elles étaient en bois et rappelaient les refuges pour oiseaux qu’on place dans les jardins.
— Et les inscriptions ?
— Pas de nouvelles des experts. Mais je n’espère rien de ce côté-là. Le mec s’est inventé un néo-langage. Un truc qui ne veut rien dire. Même si ces signes rappellent un alphabet.
— Attends l’avis des spécialistes. Taine haussa les épaules.
— Je n’ai rien d’autre à faire.
Il recommença à faire les cent pas. D’une façon moins nerveuse, moins décidée. On rentrait dans l’espace de la méditation. Des sensations confuses. Le stade impressionniste.
— Mon feeling, confia-t-il enfin, c’est qu’il plane une atmosphère commune sur tout ça. Un retour aux temps primitifs. Une régression humaine. Les scènes de crime évoquent un rite sacrificiel. Les lieux — des parkings, des sites souterrains —, des cavernes. En ce sens, l’atelier d’aujourd’hui colle avec le reste.
— Pourquoi ?
— Tu verras par toi-même. Un autre détail. Selon le légiste, les os des victimes ont été dépecés avec un silex. Ou un instrument de pierre. Il a aussi fracturé les os pour en sucer la moelle. Notre mec se prend vraiment pour un homme préhistorique, tendance cannibale. Ce qui établit un lien avec la spécialité de Francesca Tercia, la sculptrice. Tout nous ramène à quelque chose d’archaïque, d’immémorial. Même l’autisme peut être considéré comme une régression…
Jeanne eut un élan d’impatience :
— Bon. On y va ?
Taine demanda avec un sourire féroce :
— Tu aimes ça, hein ?
— Quoi ?
— La viande froide. Jeanne se braqua :
— Pas plus qu’une autre.
— Tu parles. Allez, viens.
— Non. Attends. Tu veux dire que je suis une charognarde ? Taine revint sur ses pas. Son sourire s’était nuancé de tendresse.
— Tu n’as pas remarqué que tu étais légèrement… lugubre ?
— Lugubre ? Pas du tout.
— Disons que tu n’es pas une marrante.
— J’ai mes moments.
— Je parie que tu ne connais même pas une histoire drôle.
— J’en connais. Plein.
— Je t’écoute.
Jeanne réfléchit en mesurant l’absurdité de l’instant. Au seuil d’une scène de crime, elle se creusait le citron pour trouver une bonne blague à raconter. Mais elle voulait prouver à ce con qu’elle n’était pas ce dont elle avait l’air. Une juge assoiffée de sang. Une femme seule. Une paumée aux idées noires. Une gamine traumatisée, qui comptait toujours au fond de son crâne, dans la forêt de silence…
— Tu connais la différence entre un système d’arrosage automatique et une femme à qui on propose la sodomie ?
— Non.
— Il n’y en a pas.
Jeanne fit « non » en tournant lentement la tête de droite à gauche, à la manière d’un arroseur automatique.
— Tsk, tsk, tsk, tsk, tsk, tsk… Taine éclata de rire.
— Viens. On va voir le carnage.
La première salle était remplie de têtes qui se déployaient sur des étagères, illustrant des époques, des expressions, des domaines distincts. On reconnaissait des personnalités du cinéma, de la télévision, de la politique. Mais aussi, surtout, des ancêtres de l’espèce humaine. Il y avait également des écorchés en terre de faïence, dont les muscles étaient striés à la spatule.
— Fais gaffe où tu fous les pieds.
Jeanne suivait Taine dans cette faune étrange. Des flics déroulaient des rubans de non-franchissement le long des rayonnages, s’efforçant de ne faire tomber aucune figure. Tout le monde jouait des coudes. Une odeur de glaise, de sciure, de produits chimiques figeait tout.
La deuxième salle était plus bizarre encore.
Une armée de corps orange se tenaient le long des murs, dans des postures différentes, avec une indolence caoutchouteuse. Chaque silhouette était cernée par une crête de même matière, évoquant une aura élastique. Des torses creux, des membres souples étaient posés par terre. Des moules. Jeanne se souvenait de la technique utilisée. Les artistes de l’atelier sculptaient d’abord un corps en terre puis le moulaient dans une enveloppe d’élastomère. L’empreinte obtenue servait à façonner la statue en silicone.
La troisième salle était celle du sacrifice.
Taine demanda aux techniciens de l’IJ en combinaison blanche :
— Vous pouvez nous laisser le champ libre un moment ?
Les hommes sortirent sans un mot. Jeanne suivit le magistrat et encaissa le choc que lui procurait le tableau. La première idée qui venait, supplantant même l’horreur du carnage, c’était que cette fois, les hommes préhistoriques — les vrais personnages des temps ancestraux — s’étaient invités à la fête. La victime était encore suspendue, tête en bas, au centre de la pièce, alors que des hommes en peaux de bête l’entouraient, figés, observateurs silencieux. Des chasseurs hirsutes, aux arcades proéminentes, aux mâchoires avancées, qui portaient des biches sur leurs épaules ou brandissaient des poissons au bout de leurs harpons. Leur posture était à la fois humble et victorieuse. Des hominidés fiers d’avoir encore une fois triomphé de la nature.
— C’est dingue, non ? murmura Taine.
Jeanne fit un bref signe de tête en guise de réponse. Elle retint sa respiration et considéra la victime. Elle était nue. Pendue au plafond par une jambe.
Le tueur avait utilisé le système de poulie déjà en place, sans doute pour suspendre les sculptures. La femme elle-même ressemblait à une statue peinte. Contrastes de peau blanche, d’hématomes bleuâtres, de traînées noires. Sa jambe libre s’était repliée, mystérieusement, vers le ventre, à la manière d’un coureur sur le départ. Détail saugrenu : le légiste avait déjà placé un thermomètre à thermocouple dans son oreille pour prendre la température tympanique.
Jeanne poursuivit son examen. Le meurtrier avait ouvert le ventre de sa proie, de l’abdomen au pubis, et déroulé les intestins jusqu’au sol, couvrant ainsi le visage. Sous les viscères, on distinguait les traits enflés, violacés, de la victime. Ainsi que sa gorge béante…
Elle tenta une reconstitution. Soit le tueur avait été surpris — il n’avait pas eu le temps de finir le boulot. Soit, c’était toujours possible, il avait modifié son modus operandi. Dans tous les cas, il n’avait pas décroché la femme et ne l’avait pas démembrée. Il s’était contenté d’arracher des fragments de chair sur les cuisses, l’aine, les fesses. Sans doute pour les dévorer.
Restaient au sol des traces de sang, de chair, de fibres — abandonnées ou régurgitées. Des os et des cartilages, grattés, sucés.
Pas de feu, pas de méchoui barbare pour cette nuit. Le cannibale s’était contenté d’un repas cru.
Jeanne regarda autour d’elle. Au-dessus des outils, des produits sur les étagères, les signes sanglants étaient là. Des espèces d’arbres aux branches différentes dessinant une infinité de X et de Y. Plus que jamais, ces séquences répétitives évoquaient les chromosomes d’un caryotype.
Elle respira enfin et se rendit compte que les odeurs de dissolvants et de résine couvraient les relents de sang et de chair. Maigre soulagement… Elle revint au délire du tueur. Mentalement, elle ne l’appelait pas « Joachim ». Maintenant qu’elle était confrontée à l’horreur de l’acte, elle ne pouvait se convaincre qu’elle avait entendu la voix de son auteur.
Ce meurtrier invoquait des dieux primitifs. Peut-être pensait-il ainsi sauver son âme. Ou la planète. Ou encore l’espèce humaine tout entière. Jeanne se souvenait de Herbert Mullin, un tueur en série américain qui croyait empêcher les tremblements de terre par ses sacrifices et déchiffrait le degré de pollution de l’air dans les viscères de ses proies.
Une certitude : le tueur avait choisi Francesca Tercia pour son métier. Il voulait agir dans ce décor, auprès des siens : des hommes primitifs animés, comme lui, par des réflexes de survie, des croyances archaïques. Il avait lâché les cavernes — parkings, égouts — pour ce lieu unique où l’espèce humaine se déclinait à travers les millénaires.
Elle songea à Joachim. Sa voix qui murmurait : Todas las promesas de mi amor… Une nouvelle fois, elle se prit à douter. Etait-il vraiment le tueur cannibale ? Il s’agissait peut-être d’un simple hasard. Une coïncidence…
Les gars de la PTS, en combinaison blanche, réinvestissaient la pièce.
— Je reviens, fit-elle à Taine, qui adressait la parole au responsable de l’équipe.
Elle sortit de la pièce. Trouva un couloir. Croisa Reischenbach avec son gel sur la tête. Il tirait la gueule. Chaque nouvelle victime lui rappelait sa propre inefficacité. Elle le salua, le dépassa et découvrit, au fond, une dernière pièce plongée dans la pénombre. Sans savoir pourquoi, elle se dirigea vers ce boyau.
Une grande table noire laquée occupait le centre de la salle. Derrière la table, un cordon de velours. Derrière le cordon, un groupe. Des êtres des premiers âges, encore une fois. Ils égrenaient, d’une gueule à l’autre, des milliers, voire des millions d’années de différence. Dans le désordre. Par réflexe, elle chercha à les replacer sur la chaîne de l’évolution. A gauche, elle repéra un couple, deux petits gorilles frêles, noirs et poilus. Un éclat dans le regard, un sourire en coin, leur donnait un aspect humain. Plus loin, toujours sur la gauche, un autre couple montrait les crocs. Moins velus, ils paraissaient plus raffinés. Aiguisés comme les silex qu’ils devaient utiliser pour chasser et faire du feu. Dans leurs yeux, le frottement des siècles avait fait jaillir une nouvelle étincelle. Une intelligence supérieure.
A l’écart, comme une famille de ploucs invités par erreur, un groupe de chevelus au front bas se tenaient, lance au poing, vêtus de peaux de bêtes. Tignasse hirsute, mâchoires en enclume, regard profond. Ceux-là avaient l’air d’occuper une place à part dans la chaîne. Jeanne avait lu des articles sur l’évolution de l’espèce. Elle se souvenait de la famille de Néandertal, qui avait cohabité avec l’Homo sapiens sapiens avant de disparaître de la surface de la terre.
Au fond de la troupe, il y avait des hommes. Non pas modernes, mais plus du tout simiesques. Coiffés à la diable, vêtus de hardes de daim, à la manière des Indiens d’Amérique, ils ressemblaient aux Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin. Des loqueteux épuisés. Dans leurs yeux de verre, pourtant, la peur paraissait avoir reculé au profit de la ruse. L’homme était en marche.
Tous ces visages se reflétaient dans la table laquée, comme s’ils s’apprêtaient à boire dans une mare noire. Jeanne remarqua une dernière sculpture, accroupie au bout de l’étang. Une femme, vêtue de fourrure noire ou de haillons sombres — elle ne voyait pas bien. Ce qui était frappant, c’était sa chevelure rouge coupée court. Peut-être un personnage de chamane à l’aube de l’humanité ?
Jeanne fit un bond en arrière. La statue venait de bouger. En réalité, une femme assise à l’extrémité de la table. Enfouie dans un châle noir. Ses cheveux, hérissés façon punk, offraient un vermeil incandescent. Elle paraissait en état d’hébétude.
Jeanne eut une intuition. La chef de l’atelier en personne. La virtuose qui donnait vie à ces personnages immémoriaux. Venue se recueillir ici. Sans réfléchir, Jeanne s’approcha et posa sa main sur son épaule. La femme aux cheveux rouges lui lança un regard. Elle eut une hésitation, puis sourit malgré son expression de détresse.
Elle se mit debout et tendit sa main.
— Je suis Isabelle Vioti. Je dirige cet atelier. Vous êtes de la police ?
— Non. Jeanne Korowa. Magistrate.
Ses pupilles s’arrondirent, trahissant l’étonnement.
— J’ai déjà rencontré un juge.
— Je l’accompagne.
— C’est courant comme pratique ?
— Non. Mais cette affaire est vraiment… spéciale.
La femme se rassit brutalement. Comme si ces civilités lui avaient demandé trop d’efforts. Coudes sur la table, elle appuya son front sur ses mains.
— Je comprends pas… Je comprends pas…
— Personne ne comprend jamais, fit Jeanne. Nous ne sommes pas là pour expliquer. Ni même analyser. Nous devons trouver le coupable. Nous devons l’arrêter. Même lorsque nous l’aurons coincé, croyez-moi, l’énigme restera entière.
Isabelle Vioti leva les yeux.
— J’ai entendu parler les policiers. Ce n’est pas la première fois ?
— D’après ce que nous savons, c’est la troisième victime. En peu de temps.
— Mais pourquoi ? Je veux dire : pourquoi Francesca ? Jeanne attrapa une chaise et s’assit en face d’elle.
— Elle n’a pas été choisie par hasard. Votre atelier intéressait le tueur.
— Mon atelier ?
— Ces meurtres ont, depuis le départ, une connotation primitive. Un enjeu lié à la préhistoire. Vous avez vu les inscriptions que le tueur a tracées sur les murs ?
— Oui. Non. Je ne veux pas regarder ça.
Jeanne n’insista pas. Elle lui soumettrait des photos plus tard. La spécialiste saurait peut-être déchiffrer quelque chose et…
Jeanne stoppa son raisonnement. Où avait-elle la tête ? Ce n’était pas son enquête. Elle n’avait aucune légitimité dans cette histoire. Même si, peut-être, elle connaissait le coupable.
— Pour reconstituer ces personnages, reprit-elle, vous travaillez à partir de quoi ? Des ossements ?
— Des crânes. Des os. Des moulages, en réalité. Des copies de fossiles découverts en Afrique, en Europe, en Asie. Par sécurité, les originaux sont conservés dans les musées.
— Qui vous les fournit ?
— Les chercheurs. Les muséologues.
— Vous a-t-on volé quelque chose ?
— Comment ça ?
— Un crâne, des fragments. Tout est là ?
— Je ne sais pas. Il faudrait vérifier. Pourquoi on nous aurait pris des éléments ?
— Je peux te parler ?
Jeanne se retourna. François Taine se tenait dans l’encadrement de la porte, l’air furieux. Elle le rejoignit dans le couloir. Dans l’autre salle, les techniciens de l’IJ, aidés par des ambulanciers, décrochaient le corps avec précaution.
— Qu’est-ce que tu fous ? Tu mènes l’enquête à ma place ?
— Non. Je voulais juste savoir si…
— Je t’ai entendue. C’est quoi ces questions ? Tu penses que le tueur vole des os, maintenant ?
— Chez Pavois, il a volé du liquide amniotique. Il pourrait s’approprier des vestiges à chaque fois. Un butin. Et…
Taine n’écoutait plus : il regardait quelque chose, ou quelqu’un, au-delà des ambulanciers et des sculptures. Langleber, le médecin légiste. Il tenait encore son dictaphone à la main. Il avait sans doute déjà effectué son travail de constatation. C’était lui qui avait donné son accord pour le transfert du corps.
— Je te jure que s’il fait encore le con, celui-là…, fit Taine entre ses dents.
Langleber s’approcha.
— Vous savez ce que disait Lacan ?
— Putain…, siffla Taine.
— « Si vous avez compris, c’est que vous avez tort. »
— Tu vas arrêter tes conneries ? dit le juge en pointant son index.
Le légiste leva les deux bras en signe d’apaisement.
— OK. Parlons boulot. Le mode opératoire est le même. Sauf que cette nuit, monsieur a bâclé. Soit il a été interrompu. Soit il a voulu la jouer rapide, pour une raison qu’on ignore. Il n’a pas décroché la victime. Il ne l’a pas démembrée. Il n’a fait cuire aucun morceau. Pour le reste, c’est bien le même boulot. Saignée. Morsures. Prélèvements.
— Je veux ton rapport demain matin.
— Tu l’auras. A part quelques détails de mutilation, c’est du copier-coller.
— Quels détails ? demanda Jeanne.
— Il lui a bouffé les yeux.
Taine secoua la tête avec vigueur.
— J’en peux plus, dit-il à Jeanne, dégoûté. On se casse.
Ils saluèrent Langleber et traversèrent de nouveau la salle des moulages puis celle des têtes. Dehors, des flics s’agitaient. Certains tendaient encore des rubans plastifiés, isolant la cour principale. D’autres surveillaient le seuil des immeubles. Pas un civil n’était autorisé dans le périmètre de sécurité mais tout le monde était à sa fenêtre.
Reischenbach passa sous un ruban et vint à leur rencontre.
— C’est la merde. Les médias sont là.
— Ben voyons, fit Taine. Qui les a prévenus ?
— Pas nous, en tout cas. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Dis-leur que le procureur donnera une conférence de presse après-demain matin, lundi. On n’a plus le choix : il faut tout balancer. Ça sera vite fait, vu où on en est.
Le flic fila. Taine prit le bras de Jeanne et souffla :
— Viens. Sortons par-derrière.
Quelques minutes plus tard, ils étaient de nouveau sous le porche de la rue Civiale.
— Je t’appelle quand j’ai tout reçu et on se fait une bouffe ce week-end, d’accord ?
Comme la première fois dans les laboratoires Pavois, il avait retrouvé son entrain naturel. Jeanne le rabroua :
— Trouve l’assassin. Ce n’est pas un jeu.
Le sourire de Taine disparut. Non, ce n’était pas un jeu. Le magistrat misait la vie des prochaines victimes, il le savait. Et l’horloge qui tournait possédait un cadran de sang et des aiguilles de silex.
Jeanne le salua et se dirigea vers sa voiture dans un état second. Elle s’accrochait à deux idées.
La première. Dormir quelques heures, à coups de médocs. La seconde. Choper Antoine Féraud et lui tirer les vers du nez.
Plus question de jouer aux madones des musées ni aux amoureuses effarouchées.
Place à la loi et au châtiment.
Dès le lendemain matin, elle comprit que rien n’était possible. Interroger Antoine Féraud : impossible. Il se réfugierait derrière le secret médical. Lui avouer son vrai métier : impossible. Elle le perdrait à jamais. Lui révéler qu’elle avait fait équiper son cabinet de micros pour cause de détresse amoureuse, IMPOSSIBLE.
Restait l’autre solution : tout balancer à Taine et passer le relais. Hormis la honte qu’elle éprouverait à avouer sa combine lamentable — les micros planqués, son statut de fille larguée — et sa perversité — passer ses nuits à écouter les secrets des autres —, sa confession ne servirait à rien. Taine ne pourrait pas convoquer Féraud. Il ne pourrait faire valoir aucune transcription d’écoute. Pour une raison simple : CES ENREGISTREMENTS ÉTAIENT ILLÉGAUX.
Jeanne attrapa son portable pour regarder l’heure. 10 h 20. Dimanche 8 juin 2008. Elle se frotta le visage. Gueule de bois chimique. La veille au soir, elle avait fouillé ses fonds de tiroir pour trouver de quoi s’assommer. Xanax. Stilnox. Loxapac. Le sommeil l’avait couverte comme un linceul de plâtre qui s’était rapidement solidifié. Maintenant, elle ouvrait les yeux avec difficulté, faisant craquer une croûte imaginaire sur ses paupières.
Elle se leva avec difficulté et se dirigea vers la cuisine, une terrible migraine collée à ses pas. Un Doliprane 1000. Un Effexor. Un café. Non, un thé. La chaleur était de retour. Une touffeur qui saturait déjà le moindre interstice de l’appartement. Bouilloire. Feuilles de Yunnan. Théière… Au fil de ses gestes mécaniques, elle se répétait qu’elle ne pouvait rien faire. Absolument rien.
Sauf, peut-être, une chose…
Elle posa sa tasse et sa théière sur un plateau et retourna dans le salon. Elle se lova dans le canapé et mit au point une stratégie. Elle pouvait jouer l’innocence. Rappeler Féraud. Le revoir. Bavarder avec lui, en toute candeur. L’aiguiller sur la série de meurtres. Mais à quel titre ? Elle était censée travailler dans une boîte de communication. Pourquoi serait-elle au courant de ces meurtres ? Et pourquoi le psychiatre lui donnerait-il son avis ? Ils se connaissaient à peine.
Elle réfléchit encore. Le soleil éclaboussait les rideaux clairs. La lumière dévorait tout. Un flamboiement qui portait déjà la matinée à un seuil d’incandescence incroyable. La journée promettait d’être irrespirable.
Jeanne se souvint que les médias étaient présents sur les lieux du crime. Elle attrapa son ordinateur. Se connecta à Internet. Le Journal du Dimanche. En une de l’édition du 8 juin : « Meurtre barbare dans le Xe arrondissement. » Jeanne acheta le numéro via sa carte bleue. Téléchargea les pages. A la rubrique « Faits divers », page 7, le crime de la rue du Faubourg-du-Temple était décrit dans ses grandes lignes. Le journaliste ne savait rien, ou presque. Il ne parlait pas des meurtres précédents ni du cannibalisme. Ces éléments seraient révélés le lundi matin, lors de la conférence de presse du procureur.
Antoine Féraud avait-il lu cet article ? Avait-il entendu les news à la radio le matin ? Si oui, avait-il fait le lien avec Joachim, le fils de son patient ? Elle décida d’improviser. Composa son numéro. Répondeur. Elle raccrocha sans laisser de message. Et Taine ? Elle l’appela. Répondeur aussi. Cette fois, elle parla :
— C’est Jeanne. Il est midi. Rappelle-moi dès que tu as du nouveau.
Il n’y avait plus rien à faire. Excepté de regarder passer le dimanche, avec sa monotonie désespérante. Pour s’occuper, elle attrapa son ordinateur portable et se repassa les deux séances cruciales. La première, avec le père en solo : Un autre homme est à l’intérieur de lui… Un enfant qui a mûri à l’intérieur de mon fils. Comme un cancer… La seconde, avec Joachim en personne : La forêt, elle te mord… Toujours aussi terrifiant, mais rien à comprendre de plus. Pas le moindre indice à pêcher.
13 heures. Nouvel appel à Antoine Féraud. Répondeur. Cette fois, Jeanne laissa un message, de sa voix la plus neutre. Elle lui demanda simplement de la rappeler. En coupant, elle se mordit les lèvres. Le psy avait sans doute autre chose à foutre aujourd’hui que de batifoler avec elle. Il devait rechercher l’Espagnol et son fils dans tout Paris, pour les convaincre de se rendre à la police…
Elle partit sous la douche, envisageant enfin la vraie corvée du dimanche. Inéluctable. La visite à sa mère dans son institut médicalisé. Deux dimanches qu’elle n’y était pas allée, s’inventant des excuses pour éviter l’expédition jusqu’à Châtenay-Malabry. Ces prétextes, ce n’était pas pour sa mère — elle ne comprenait plus rien depuis longtemps —, mais pour elle-même. Elle avait toujours considéré qu’elle lui devait ces visites.
Elle déjeuna debout dans sa cuisine. Un bol de riz blanc. Des tomates cerises. Elle haïssait ce genre de journées. Les secondes, les minutes, les heures s’accumulaient jusqu’à former une pure stalactite de solitude. Elle ne parlait pas. Refusait de mettre la radio ou la télé. Ses pensées se dilataient, s’amplifiaient jusqu’à résonner dans tout l’appartement. Elle avait l’impression de devenir folle. D’entendre des voix. A moins, tout simplement, qu’elle ne parle toute seule, comme une vieille.
Un jour, elle avait vu un documentaire sur une chaîne anglaise à propos du célibat dans les villes. Une quadragénaire, assise dans sa cuisine, s’adressait à la caméra :
« A partir de quel moment peut-on parler de vraie solitude ? Quand on commence à craindre l’arrivée du week-end dès le jeudi. Quand on organise son samedi entier autour d’une expédition au supermarché. Quand le contact de la main d’un collègue de bureau suffit à vous troubler pour la soirée… »
Jeanne frissonna en rangeant son bol dans la machine à laver.
14 heures. Toujours pas d’appel. Ni de Féraud, ni de Taine. Elle tenta d’ouvrir un livre. Impossible de se concentrer. Fit une sieste, merci les somnifères, différant encore le moment du départ. Elle se réveilla à 15 h 30. L’esprit froissé comme un papier gras. Elle attrapa ses clés de voiture, son iPhone. Verrouilla son appartement. Et respira un bon coup.
Porte d’Orléans. Nationale 20. Gentilly. Arcueil. Cachan… Les noms de villes se succédaient mais le paysage restait le même.
Banlieue poussiéreuse. Immeubles crasseux. Platanes effeuillés qui peinaient sous le soleil à jouer leur rôle habituel de cache-misère. Au carrefour de la Croix-de-Berny, les autoroutes apparurent. Des ponts. Des rampes d’accès. Des noms de villes plus lointaines encore. Et dessous, une mer de toits coagulés, de pavillons en meulière. Tout cela semblait cuire au fond d’une poêle grise.
Après plusieurs kilomètres, elle trouva l’avenue de la Division-Leclerc, à Châtenay-Malabry. L’institut Alphedia se situait au bout. Un bâtiment moderne, terne et sans couleur, qui évoquait un hôtel d’autoroute de troisième zone. Une mention sous les néons précisait « Résidence de repos » mais le lieu tenait plutôt de la décharge humaine. Mi-asile de fous, mi-mouroir.
Dans le hall, les habituels grabataires prenaient le soleil à travers les vitres sales. Immobiles, les yeux fixes, le visage si ridé qu’il ressemblait à une pelote de ficelle. Ils ne voyaient plus. Ne pensaient plus. Jeanne avait toujours pensé que le gâtisme, la maladie d’Alzheimer et tous ces troubles de la lucidité étaient des cadeaux du ciel pour ne pas voir la mort approcher. Le bonheur, à cet âge, c’était de ne plus savoir compter. Ni les années. Ni les jours. Ni les heures. Un état végétatif, où chaque seconde était une vie.
Elle prit l’escalier de service et monta les étages quatre à quatre. Elle jaillit au deuxième étage, évita de regarder les morts-vivants dans la salle de télévision puis fonça tête baissée dans la chambre de sa mère.
Couleurs atroces. Matériaux au rabais. Bibelots intimes visant à personnaliser le lieu. Chaque fois qu’elle pénétrait ici, Jeanne songeait aux pharaons qui se faisaient inhumer avec leurs objets familiers et leurs esclaves. Le tombeau, c’était cette chambre. L’esclave, c’était elle.
— Salut, maman ? Ça va ?
Elle ôta sa veste sans attendre de réponse. Redressa sa mère, poids plume, visage de pierre. La cala contre les oreillers. La vieille femme ne la voyait pas. Et d’une certaine façon, Jeanne ne la voyait pas non plus. Des années qu’elle venait ici. Tout juste constatait-elle le terrain gagné par la mort. Un kilo en moins. Un affaissement de chair. Une saillie d’os…
Jeanne s’assit et scruta la vue par la fenêtre. Tilleuls et sapins se disputaient le cadre. Même ces arbres semblaient contaminés par la décrépitude et la misère. Elle prit conscience de la puanteur de la chambre. Odeurs de bouffe, d’urine, de médicaments. Elle n’eut pas l’idée d’ouvrir la fenêtre. A quoi bon ? Dehors, les mêmes relents devaient planer. A elle de s’adapter. Comme les alpinistes font des paliers à mesure qu’ils gagnent de l’altitude.
Du temps passa. Elle ne bougeait plus. Elle n’avait pas allumé la télé — les émissions du dimanche après-midi l’auraient achevée. Elle ne regardait pas non plus cette petite chose grise enfouie sous des couvertures trop épaisses. La chaleur lui paraissait insupportable et la présence de cette mourante emmitouflée renforçait encore son malaise.
Derrière le calme apparent de la scène, le combat avait commencé. Jeanne s’efforçait de tenir à distance ses souvenirs. Ses regrets. Ces années passées avec cette femme qui n’avait cessé de dépérir depuis la mort de Marie. Son internement en centre spécialisé alors que Jeanne intégrait la fac. Puis ce rendez-vous rituel, épuisant, inutile, chaque dimanche, au gré des années et des instituts. Un point de repère pourtant. Un pôle de sa vie. Même si c’était chaque fois pour ressortir un peu plus attaquée, un peu plus émiettée…
Une heure s’était écoulée. Elle décida que c’était bon, qu’elle s’était acquittée de son devoir. Surtout, il fallait fuir avant l’heure du « dîner ». 17 heures. Le tableau de ces lèvres édentées avalant de la bouillie pour bébés avait la violence des toiles de Bruegel, où rire et terreur se frottent en un contraste d’épouvante. Salut, maman. Deux baisers, sans respirer. Les couvertures bordées. La porte. Le soulagement.
Restait la dernière épreuve.
En face de l’institut, un bar-tabac ouvert le dimanche accueillait tous les accros de la clope de la banlieue Sud. Cette file d’attente de gens chiffonnés, dépareillés, fébriles à l’idée de se ravitailler, la rendait malade à chaque fois. Au fond du bar, elle discernait les poivrots accrochés au zinc. Elle songeait à des cafards, des cloportes, des mille-pattes se terrant sous une pierre.
Mais surtout, à quelques mètres de là, un kiosque à journaux fermé exhibait des publicités pour des magazines pornos. Hot-Video. Penthouse. Voyeur… Ces images-là l’achevaient. Des aplats de chair maculés de poussière et de pollution. Des corps gras, blêmes, censés éveiller un désir plus blême encore.
Jeanne chercha ses clés de voiture. Les filles des affiches la fixaient, exhibant leurs seins lourds, leurs bouches huileuses, leurs hanches épaisses. Elle ouvrit sa portière. Voulut entrer dans sa Twingo sans les regarder mais elle eut tout de même un bref coup d’œil. Trop tard. En accéléré, elle vit leurs rêves de gloire s’effondrer — cinéma, télévision, mannequinat — jusqu’à atterrir dans ces revues X. Elle vit leurs corps se flétrir, se gonfler d’enfants nés d’hommes de passage, leur âme se pourrir à coups d’espoirs déçus, de chagrins étouffés, d’années amères… Ces femmes sur les affiches, c’était la femme en général. Le condensé de notre destin. Aimer. Espérer. Procréer. Pourrir. Jusqu’à finir dans un de ces instituts avec au bout, enfin, la mort. Sans lucidité ni conscience.
Jeanne verrouilla ses portes. Démarra en trombe. Elle pleurait comme elle aurait hurlé. Ou vomi. Elle poussa la radio à fond. Chercha une fréquence. S’arrêta sur A ma place. Axel Bauer et Zazie. Un tube âpre, puissant, tragique. « Je n’attends pas de toi que tu sois la même. Je n’attends pas de toi que tu me comprennes… »
Aux abords de Paris, elle se sentit mieux. Rive gauche. Platanes rutilants. Beauté hausmanienne. Même sa solitude, sa détresse prenaient ici un visage différent… Sur le boulevard Raspail, elle songea à son portable. Elle l’avait coupé durant son périple. Elle pressa le clavier. Elle avait un message.
Pas un appel de Féraud.
François Taine.
Elle colla le combiné à son oreille. La sueur et les larmes poissaient encore sa peau.
— Jeanne ? Faut que je te voie. J’ai découvert un truc incroyable. Une convergence entre les victimes. Ça rejoint ta théorie. Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
Jeanne entendait deux voix en même temps. Le débit de Taine, mais aussi l’accent espagnol du père de Joachim : « C’est une mosaïque, vous comprenez ? Chaque pièce apporte sa part de vérité. »
— Viens chez moi vers 22 heures, continuait le juge. 18, rue Moncey. Je t’envoie le code par SMS. Je dois d’abord aller chercher un truc chez Francesca Tercia, la troisième victime. Tu vas voir. C’est dingue !
Jeanne coupa la connexion. Soudain très calme. Et même glacée. Elle s’était arrêtée au coin du boulevard Raspail et du boulevard Montparnasse. 18 heures. Tout le temps qu’il fallait pour prendre une douche. Se préparer. Et méditer en regardant le jour tomber.
Elle serait prête quand elle irait voir Taine. Elle serait pure pour recevoir la vérité nue.
La rue Moncey se situe dans les hauteurs du IXe arrondissement. A 21 h 30, Jeanne montait déjà la rue de Clichy. Dès le croisement avec la rue d’Athènes, elle eut un mauvais pressentiment. Une noirceur particulière du crépuscule. Une odeur de brûlé, venue de nulle part. Plusieurs camions de pompiers la dépassèrent dans un hurlement de sirène. Elle murmura sans réfléchir :
— François…
A hauteur de la rue de Milan, elle obtint confirmation. La nuit avait vraiment changé de texture. Plus sombre. Plus dense. Un parfum de destruction tournait dans l’air. La circulation était stoppée. Jeanne parvint à se glisser dans la rue de Milan et se gara sur un bateau. Elle attrapa sa carte tricolore dans son sac. Courut vers la rue Moncey — par chance, elle avait enfilé un jean et chaussé des Converse.
Des riverains se tenaient sur le seuil des immeubles. Des conducteurs sortaient de leur bagnole pour voir ce qui se passait. Des flics maîtrisaient la foule alors que des fourgons bloquaient la rue. Jeanne courait toujours. Elle brandit sa carte. Passa le premier barrage. Longea des camions de pompiers. Passa un second barrage et tourna dans la rue Moncey.
Son cœur s’emballa. Les flammes jaillissaient du dernier étage d’un immeuble situé au milieu de la rue. Le 18, à tous les coups. Elle recula sous un porche et faillit vomir, prise de panique.
Elle attendit quelques secondes et reprit sa route, déjà suffoquée par la fumée. La nuit s’épaississait en un brouillard noir. Des craquements orange perçaient dans l’atmosphère voilée. Un angle rouge. Des chromes blancs. Une silhouette postée au cul d’un camion. Elle appela. Aucun son ne sortit de sa gorge. Elle frappa l’épaule du pompier.
Il n’avait pas vingt ans. Jeanne tendit encore sa carte. Un tel geste ne signifiait rien en cet instant, mais les couleurs françaises font toujours leur effet. Et elle avait suffisamment étudié de dossiers d’incendies criminels pour bluffer :
— Jeanne Korowa, magistrate.
— Magis… ?
— Qui est le chef d’agrès ?
— Le commandant Cormier.
— Où est-il ?
Le môme hurla pour couvrir le bruissement des lances à eau :
— Dedans, j’crois.
— Y a des victimes ?
Chaque mot lui brûlait la gorge. Le pompier eut un geste vague.
— On sait pas. Le feu a pris au dernier étage.
— L’adresse, c’est bien le 18 ?
— Ouais.
— Tout le monde a été évacué ?
Le môme ne put répondre. Une explosion venait de secouer la rue. Des parcelles de feu retombèrent sur la chaussée. Des débris de verre fusèrent sur le trottoir et le toit du camion avec une violence de grêle. Par réflexe, Jeanne s’arc-bouta et s’accrocha au pompier.
— Faut pas rester là, m’dame !
Elle ne répondit pas. Les yeux exorbités, elle fixait la façade ravagée par les flammes. Des nuages noirs s’élevaient des fenêtres éventrées. Des crêtes jaunâtres mordaient les chambranles. Des volées de cendres, de particules, de flammèches s’échappaient par spasmes. Le dernier étage, invisible, était noyé sous les vapeurs sombres. L’étage de François…
Jeanne chercha du regard les rescapés de l’immeuble. Elle les vit, plus loin, groupés, apeurés, près d’une ambulance, alors que des blouses blanches leur prodiguaient les premiers soins. Pas de Taine. Ses pensées s’entrechoquaient. Elle était allée une fois chez le juge. Il avait aménagé ses combles et transformé son appartement en duplex. Son bureau était situé sur une mezzanine sans fenêtre, qu’on ne pouvait atteindre que de l’intérieur. Il avait peut-être été surpris là-haut par les flammes. Les pompiers n’avaient aucun moyen de connaître ce recoin — un étage dans l’étage…
Elle baissa les yeux et aperçut la ligne de vie, la corde reliant les camions aux équipes de pompiers en opération. Elle bouscula le bleu et suivit le lien. La corde la guida jusqu’au camion suivant. Elle pataugeait dans les flaques. Chaque respiration était une souffrance. Au pied du 18, une escadrille d’hommes s’attaquait toujours aux murs palpitants, braquant leurs lances en faisceaux croisés.
Jeanne ouvrit les battants du camion. Elle trouva une veste, un casque, des gants, des bottes. Sans réfléchir, elle s’équipa. Elle avait effectué un stage auprès des sapeurs-pompiers de Paris. Toujours sa volonté d’envisager les faits du point de vue technique. Des souvenirs lui revenaient. Mais pas tous. Elle ne savait plus fermer son casque, dont elle avait rabattu la visière et le protège-nuque. En revanche, elle se rappelait l’importance du masque respiratoire. Elle agrippa une bouteille d’air. L’endossa tête en bas. Encastra le détendeur au creux du casque. Régla le système en légère surpression. Pour finir, elle boucla autour de sa taille une ceinture. Piolet. Hache. Extincteur. Un pompier parmi d’autres.
Elle courut vers l’immeuble dans l’indifférence générale. En se disant : C’est fou, c’est fou, c’est fou… Puis sa voix intérieure s’éteignit au profit des seules sensations. Sa veste de cuir pesait des tonnes. L’oxygène asséchait sa bouche. La chaleur était partout. Elle leva les yeux. Sa visière ruisselait d’eau qui retombait en gerbes cinglantes. Le feu avait gagné tous les étages. Les fenêtres du troisième et du quatrième crachaient des flammes hautes de plusieurs mètres, alors que les vagues de flotte paraissaient impuissantes à éteindre quoi que ce soit.
Elle plongea dans l’immeuble. Ne vit rien. Avança tout de même. Repéra, vaguement, les boîtes aux lettres sur sa droite. Elle ne ressentait aucune angoisse. Son équipement lui donnait l’impression d’être invincible. Elle atteignit la cage d’escalier. Un tourbillon de fumée, aussi épaisse que du goudron, saturait tout. Craquements et mugissements résonnaient dans la spirale. Elle bouscula des pompiers. Attaqua les marches. Premier étage.
Son regard chassa de droite à gauche sur le palier. Les débris enflammés chutaient des étages supérieurs et révélaient la tourmente par éclairs. Elle monta encore. Suivant toujours la ligne de vie et les tuyaux qui serpentaient vers les hauteurs.
Deuxième étage.
Toujours pas de flammes. Seulement les ténèbres. L’air comprimé lui glaçait les poumons. Elle trébuchait. Tâtonnait. Mais montait toujours.
Troisième étage.
Enfin, le feu. Des portes fissurées. Du bois rongé, consumé, torturé par l’incendie. Aucun pompier. Elle ne voyait plus la ligne de vie ni les tuyaux. A tâtons, elle longea la rampe. Les marches lui paraissaient moins solides. Friables. Elle montait le plus vite possible, de peur que tout s’écroule.
Quatrième étage.
Trois seuils ouverts, cernés de flammes. Les hommes étaient là. Une équipe dans chaque appartement, en lutte contre les foyers. Jeanne remarqua qu’il n’y avait plus de rampe. Le palier était ouvert sur le vide.
Taine habitait encore plus haut. Jeanne plongeait vers les marches suivantes quand une lueur aveuglante explosa. Les flammes jaillirent de partout à la fois. Revenant sur elles-mêmes en sifflant. Jeanne pivota, tomba, s’écrasa sur les fesses. La seconde d’après, des pompiers sortaient de l’appartement à sa gauche, propulsés par le brasier. L’un d’eux, aux prises avec des fragments embrasés, reculait dans le vide.
Sans réfléchir, Jeanne détendit les jambes. Attrapa l’homme par la manche alors qu’il basculait. Elle n’avait aucune force mais il lui suffit de se laisser tomber en arrière sans lâcher prise pour infléchir sa chute et faire revenir le pompier vers elle. Ils s’écroulèrent tous les deux dans l’escalier.
Arc-boutée dans la fournaise, Jeanne serrait la veste de l’homme. Il avait encore les pieds dans le vide. Ses propres talons s’enfonçaient dans le tapis carbonisé et les lattes du parquet rougeoyantes. Des faisceaux de lampe jaillirent. Elle aperçut le grade cousu sur la veste. Un capitaine. Ou un commandant. Des mains gantées les atteignirent. Des visières, laquées comme du mercure fondu, tranchèrent la fumée.
Jeanne s’extirpa de la mêlée. Se retourna. Monta à quatre pattes les dernières marches. Et atteignit enfin, comme un avion rejoint le soleil au-dessus des nuages, l’incendie dans toute sa véhémence.
Cinquième étage.
Des flammes, partout. Montant des parquets. Léchant les murs. Dévorant le plafond. Le masque de Jeanne prit feu. Elle l’arracha. Largua sa bouteille d’air. Écrasa la porte du centre et plongea dans l’embrasure, un bras sur le visage. L’appartement de Taine n’était plus qu’une jungle incandescente.
Elle s’avança, la face enfouie dans sa manche, tentant de se remémorer la topographie des lieux. Elle traversa le vestibule. Découvrit le salon submergé par une houle de feu. Jeanne prit peur, recula, chuta en arrière.
Quand elle voulut se relever, elle le vit.
Sur la mezzanine, François Taine se débattait dans la fournaise. Il n’était pas seul. Il luttait contre un petit homme qui le retenait parmi les flammes. Elle tenta de crier. Une goulée brûlante s’engouffra dans sa gorge et lui fit aussitôt fermer les lèvres.
Elle recula encore, horrifiée.
Plissa les yeux afin de mieux voir la scène.
L’ennemi de Taine était un homme nu, de taille réduite. Peut-être un enfant. Corps noir et crochu. Sa chevelure crépitait en mèches rougeoyantes. Il avait un crâne démesuré partant vers l’arrière, à la manière des aliens des films de science-fiction. Il ne paraissait pas ressentir les brûlures. Il maintenait sa victime dans le feu comme un apnéiste aurait noyé un nageur, l’emportant vers les grands fonds.
Jeanne pensa « Joachim » quand le monstre tourna la tête dans sa direction. Elle resta pétrifiée. L’adolescent difforme la fixait de ses yeux crépitants, indifférent au brasier qui les engloutissait, lui et Taine. Son visage, comme dégraissé par l’incendie, révélait un crâne noir, des angles et des reliefs rappelant nos origines simiesques.
Jeanne tendit le bras. A cet instant, la mezzanine s’effondra, engloutissant les deux silhouettes dans un tonnerre de crépitements.
Elle ne vit rien d’autre.
Elle sentait seulement qu’on la tirait vers l’arrière.
— Vous êtes réveillée ?
Un médecin se tenait sur le seuil de la chambre. Blouse blanche. Mains dans les poches. Un nom épingle sur le torse — elle ne parvenait pas à le lire. Il s’approcha et se posta face à son lit. Grand sourire. Une bonne bouille reflétant la plus pure franchise derrière de grosses lunettes d’écaillé.
— Comment vous sentez-vous ?
Jeanne tenta de répondre, mais ses lèvres restèrent collées. Elle se sentait vide, une chambre à air dégonflée. Elle poissait d’une sueur sèche qui avait dû couler durant toutes ces heures de cauchemar. Elle cligna plusieurs fois des paupières. Les objets se mirent en place autour d’elle. Lino au sol. Casier en fer. Store baissé. Lit vacant à ses côtés. Une chambre d’hôpital standard.
Enfin, elle parvint à dire :
— Ça va.
Ces seules syllabes lui firent mal. Ses cordes vocales lui paraissaient carbonisées.
— Vous avez eu une chance extraordinaire, fit le toubib.
La réflexion lui parut ironique. Elle n’avait aucun souvenir de la manière dont on l’avait évacuée. Elle avait perdu connaissance. On l’avait transférée ici. Le jour était maintenant levé derrière les stores. Et voilà.
— Vous avez seulement subi un début d’asphyxie, ajouta le médecin. Vous n’avez même pas été brûlée. Vos poumons vont se décrasser tout seul. On m’a dit que vous étiez juge…
— C’est ça.
— Si vous voulez vous recycler un jour, vous pourrez faire sapeur-pompier.
— Et François Taine ?
— Qui ?
— L’homme que j’ai voulu sauver. Dans l’appartement.
Le médecin replaça ses montures d’un geste. Son expression changea. Mine d’auguste triste. Sourcils en berne.
— Ils n’ont rien pu faire, paraît-il.
Sans surprise, Jeanne encaissa la nouvelle. Elle n’avait donc pas rêvé.
— Maintenant, vous devez vous occuper de vous, reprit le docteur. Les miraculés ont un devoir envers eux-mêmes.
— Quand je pourrai sortir ?
— Dans quelques jours. Vous êtes sous observation. (Il tapota sa poitrine.) Les poumons.
Jeanne ne répondit pas. Le médecin traduisit ce silence :
— Et surtout, ne me faites pas le coup de la cavale. La magistrate impatiente de reprendre son boulot. Ce genre de trucs, c’est bon pour le cinéma. Deux ou trois jours au lit, croyez-moi, ça ne vous fera pas de mal. Votre bilan n’est pas au top. Votre tension est basse. Vous souffrez de carences alimentaires. Et vous m’avez l’air de bouffer des antidépresseurs comme des bonbons.
— C’est un crime ?
Le toubib sourit face à l’agressivité de la voix.
— Ce qui serait un crime, c’est de ne pas profiter de ce séjour.
— Quelle heure est-il ?
— 9 heures du matin.
— Quel jour ?
— Lundi 9 juin.
— Où sommes-nous ?
— Necker. Les Enfants malades.
Il fit un nouveau geste en direction de ses lunettes. Le sourire était de retour.
— Pas de place ailleurs. Vous vous trouvez dans le service d’endocrinologie.
Jeanne baissa les yeux. Son bras droit était piqué par une perfusion. Un autre tube lui montait jusqu’au visage. Sans doute un respirateur gonflé à l’oxygène glissé dans sa narine. Le médecin se dirigea vers la fenêtre et tourna légèrement les lamelles du store. Elle avait droit à la lumière. Il la salua et lui promit de repasser dans l’après-midi.
Une fois seule, elle arracha les tuyaux, bondit hors de son lit et ouvrit les casiers. Dans le troisième, elle trouva ses fringues. Noires de suie. Elle palpa ses poches. Mit la main sur son portable. Elle se souvint que sa bagnole et son sac étaient restés rue de Milan.
Une pression. Un numéro.
— Reischenbach ? Korowa.
— Ça va ? On m’a dit que…
— Ça va. Je n’ai rien.
— Putain… Je sais pas quoi dire…
— Moi non plus, murmura Jeanne. C’est dingue. C’est… Elle s’arrêta. Son silence trouva un écho chez le flic. Ils s’étaient compris. Ils devaient renoncer au pathos. Songer à l’enquête. On se la refait, pensa-t-elle.
— Sur l’incendie, qu’est-ce qu’on a ?
Elle avait du mal à parler. Ses muqueuses devaient être brûlées par la fumée.
— Rien d’officiel pour l’instant.
— Mais ?
— Les experts parlent de foyers volontaires. Pour l’instant, je n’ai rien d’écrit sur mon bureau.
— Une possibilité pour que ça ne soit pas Taine qui ait été visé ?
— Franchement, je ne vois pas. L’incendie s’est déclaré à son étage.
— OK, fit-elle. Il faut vérifier tous ses dossiers en cours. Et aussi les mecs qu’il a enrôlés qui viennent de sortir de cabane. Tu as commencé ?
— Il est 9 heures du matin. Et je ne suis pas sûr d’être saisi sur ce coup. Ni même un autre groupe du 36.
— Qui d’autre ?
— Les RG. Ou l’IGS. Affaire réservée. Un juge, c’est pas une victime ordinaire.
— Et si cet acte est lié aux meurtres cannibales ?
— Cela signifierait que le tueur se sentait menacé. Or il n’a rien à craindre pour l’instant. On patauge grave.
— Taine avait découvert quelque chose.
— Ah ouais ? (Reischenbach paraissait sceptique.) En tout cas, s’il tenait un truc, c’est mort avec lui. Il avait emporté le dossier chez lui. Tout a brûlé.
Sa conviction se verrouilla. Taine avait découvert une vérité qui valait qu’on le fasse griller, lui et ses papiers. Sans doute avait-il passé un coup de fil maladroit. Commis un geste qui avait alerté l’assassin. Joachim avait réagi au quart de tour.
Elle revit la scène de feu : Taine se battant avec le monstre, le crâne énorme et les mains crochues. Elle comprit un fait qu’elle ne s’était pas encore avoué. La créature à la chevelure ardente n’était pas l’avocat, le fils de l’Espagnol, mais l’enfant à la voix de fer. La forêt, elle te mord… Y avait-il deux personnes ? Joachim l’avocat avait-il le pouvoir de se transformer en enfant-monstre ?
Elle balaya ses suppositions absurdes. De toute façon, le monstre était mort sous la mezzanine.
— On a déjà transféré la dépouille de François ?
— Ce qu’il en reste, ouais.
— Et l’autre corps ?
— Quel autre corps ?
— Vous n’avez pas trouvé un autre cadavre ?
— Non.
— Les fouilles sont terminées ?
— A priori, oui. Je comprends pas : t’as vu quelque chose ?
Deux idées se juxtaposèrent. La créature ne paraissait pas ressentir la morsure du feu : se pouvait-il qu’elle s’en soit sortie ? Si elle était toujours vivante, alors Antoine Féraud était le prochain sur « sa » liste…
— Je voudrais passer te voir. Consulter ton dossier.
— Impossible. Tu n’es pas saisie de l’affaire.
— On va voir.
— C’est tout vu. S’il y a un lien, un seul et même juge sera chargé de l’affaire cannibale et de l’incendie. Il n’y a aucune raison de supposer que ça sera toi.
— Je peux venir ou non ?
Reischenbach soupira.
— Magne-toi. D’ici à ce que je sois moi-même dessaisi, y a qu’un cheveu.
— J’arrive.
Jeanne raccrocha. Elle avait froid. Elle avait chaud. Elle fila dans la salle de bains. Néons blafards. Son teint rappelait l’émail d’un lavabo jauni. Elle portait encore des traces noires sur les tempes. Des mèches brûlées se dressaient à l’horizontale sur son crâne, façon dreadlocks. Une vraie tête d’épouvante.
Elle se passa le visage sous l’eau. Releva la tête. Contempla le résultat. Ni mieux ni pire. Elle s’habilla. Fixa sa montre à son poignet. 9 h 30. Elle ne disposait que de quelques heures pour agir. Avant que les services de police et les magistrats s’organisent définitivement.
Elle attrapa son portable. Appela un numéro enregistré. Pas de réponse. Elle renonça à laisser un message. Putain. Féraud. Où es-tu ?
Elle partit le long du couloir. Des enfants déambulaient, poussant devant eux leur potence de goutte-à-goutte. D’autres jouaient en bas régime dans leur chambre. Jeanne détourna les yeux. Ces images lui faisaient mal. Escalier. Porte de sortie. Elle plongea sous les arbres de l’allée centrale et dévala la pente.
Prendre un taxi. Récupérer sa bagnole rue de Milan — le macaron sur son pare-brise avait dû lui éviter la fourrière. Foncer quai des Orfèvres. Rafler le dossier d’enquête. Mais avant tout, passer par le cabinet du psy. Plus question de faire dans la dentelle. Antoine Féraud devait cracher le morceau. Le nom et l’adresse de l’Espagnol et de son fils. Jeanne se chargerait de retrouver le tandem et de les faire parler.
Elle franchit le portail et tomba rue de Sèvres, à ciel ouvert. Elle se prit le soleil en plein visage. Un cri lui échappa. Elle agita le bras plusieurs fois à la recherche d’un taxi. La luminosité l’empêchait de distinguer l’ampoule sur le toit des voitures indiquant si le véhicule est libre ou non.
Ce simple détail l’accabla. Tout lui parut désespéré. Hors de portée. Le trottoir trop étroit. La rue trop noire à force de lumière. Les murs — celui de l’hôpital Necker, celui de l’Institut des enfants aveugles — trop nus. Elle s’appuya sur la pierre, sentant partir…
A ce moment-là, un taxi stoppa.
Elle s’engouffra à l’intérieur et murmura, à bout de souffle : 1, rue Le Goff.
Le code ne fonctionnait pas dans la journée. Dans le hall, les boîtes aux lettres indiquaient le nom et l’étage des occupants de l’immeuble. Docteur Antoine Féraud. Troisième étage droite. Jeanne prit l’ascenseur. L’immeuble sentait la poussière et le marbre froid. Comme une église.
Elle avait demandé au chauffeur de taxi de l’attendre. Elle ne savait pas au juste ce qu’elle allait dire au psy ni même s’il serait là. Elle sonna à la porte. Pas de réponse. Sonna encore. Sans résultat. Frappa. En vain. L’inquiétude l’enserra d’un coup.
Jeanne prit son cellulaire et demanda aux renseignements le numéro du cabinet d’Antoine Féraud. Quelques secondes plus tard, elle était en ligne avec le secrétariat du psychiatre. Elle joua à la patiente à qui on avait posé un lapin. La réponse fut immédiate :
— Le docteur Féraud ne prend plus de rendez-vous pour l’instant.
— Comment ça ?
— Je ne suis pas habilitée à donner des explications.
Jeanne observait la plaque de cuivre sur la porte : « ANTOINE FÉRAUD. PSYCHIATRE, PSYCHANALYSTE ». Son cœur cognait dans sa gorge.
— Il est souffrant ?
— Je ne suis pas habilitée à…
— OK, fit Jeanne en changeant de ton. On va la jouer autrement. Je m’appelle Jeanne Korowa. Je suis juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre. Alors, vous répondez. Ou je vous envoie dans l’heure les flics qui bossent avec moi sur ce dossier. Ils sont mignons. Mais pas commodes. Un blanc.
— Antoine Féraud vous a-t-il téléphoné en personne pour vous prévenir qu’il ne prenait plus de rendez-vous ?
— Oui. Ce matin.
D’un coup, le soulagement.
— A quelle heure ?
— 9 heures.
— Aucun doute sur sa voix ?
— Non. Je ne crois pas, je…
— Que vous a-t-il dit exactement ?
— Il a tout annulé. Il ne veut plus prendre aucun rendez-vous. Jusqu’à nouvel ordre.
— Il vous a donné une explication ?
— Non.
— Vous a-t-il laissé des coordonnées où on pouvait le joindre, en cas d’urgence ?
— Non. Nous avons seulement son numéro de portable.
— Vous a-t-il dit quand il rappellerait ?
— Non.
Jeanne raccrocha. Elle fut tentée de réquisitionner un serrurier et d’entrer en force dans le cabinet. Pour fouiller les archives. Dénicher les coordonnées du père et du fils… Non. Pas maintenant. Pas de cette façon.
Elle rejoignit son taxi. Avant de monter, elle aperçut un kiosque à journaux. Elle courut acheter plusieurs quotidiens. Le Figaro. Le Parisien. Libération. Debout dans le vacarme du trafic, elle consulta leur une puis les feuilleta. Les éditions du lundi 9 juin évoquaient toutes le meurtre de Francesca Tercia mais ne donnaient pas plus d’informations que le JDD. La situation n’était pas près d’évoluer. La conférence de presse était annulée — et pour cause. Aucune information ne serait divulguée avant qu’un nouveau magistrat soit nommé et qu’un groupe d’enquête soit saisi.
Elle remonta dans son taxi et donna l’adresse de la rue de Milan. En route, elle tenta une chronologie. Féraud avait sans doute lu un de ces journaux du matin. Ou même le JDD de la veille. Il avait compris la vérité mais n’avait pas cherché à contacter l’Espagnol et son fils. Il avait pris peur et s’était fait la malle. On ne pouvait pas lui en vouloir. En revanche, il n’y avait aucune raison de penser qu’il était au courant pour l’incendie et le décès de François Taine.
Parvenue rue de Milan, Jeanne récupéra sa Twingo, toujours garée devant la porte cochère. Un instant, elle fut tentée de retourner sur les lieux de l’incendie. Mais, à l’idée d’affronter l’immeuble noir, de respirer les cendres de la nuit, elle renonça.
Elle démarra en trombe. Direction quai des Orfèvres. Vingt minutes plus tard, elle se garait dans la cour du 36. Elle gravit les escaliers péniblement. Chaque flic lui lançait un regard en coin. Pas si fréquent de voir une juge débarquer ici, surtout avec des mèches brûlées sur la tête et des vêtements noirs de ramoneur.
— Tu me fais des photocopies du dossier ?
— Je sais pas si…
Debout dans son bureau, Reischenbach se balançait d’un pied sur l’autre, mal rasé et cheveux luisants. Les deux épais dossiers de l’enquête « cannibale » étaient posés devant lui.
— Seulement les PV les plus importants.
Le flic ne bougeait toujours pas. Jeanne se pencha en avant.
— C’est maintenant ou jamais, Patrick. Les faits sont là. Le tueur s’est attaqué à François. (Elle frappa du poing sur le bureau.) Il n’est pas loin. Fais-moi des copies de ces putains de documents avant que l’affaire ne nous échappe ! Dans quelques heures, un nouveau magistrat sera nommé et un Office central viendra tout rafler. Ça sera terminé pour nous.
Le front de Reischenbach était plissé par la réflexion. Il y avait quelque chose d’affable, de gentil, chez ce flic. Mais aussi un côté dangereux : Glock à la ceinture, il avait des mains larges comme des battoirs. Jeanne savait qu’il avait fait au moins trois fois usage de son arme dans le cadre d’opérations.
— Bouge pas, fit-il enfin en attrapant les dossiers. Je vais chercher des feuilles.
Les rames qui remplissent les photocopieuses du 36 sont marquées du sigle de la préfecture. Quand on veut faire des copies anonymes, il faut se procurer des pages vierges. Tous les journalistes d’investigation savent ça. Et aussi les juges borderline comme elle.
Bientôt, le capitaine revint les bras chargés de deux chemises. Les pièces originales et les copies. Jeanne les feuilleta. Tout était là. PV d’auditions. Rapports d’autopsie. Bilans de l’IJ. Portraits des victimes. Synthèses des enquêtes de proximité concernant chaque meurtre. Clichés des scènes de crime et plus particulièrement images de l’étrange alphabet sur les murs. De quoi bosser toute l’après-midi. Seule dans son bureau.
Elle consulta sa montre. Midi. Avant tout, elle devait retrouver le lien que Taine avait établi entre les trois victimes. J’ai découvert un truc incroyable… Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
— Si je te donne deux numéros de portable, tu peux m’obtenir le listing des derniers appels ?
— Il me faut une commission rogatoire.
— Fous la requise sur une autre enquête. Démerde-toi.
— Ne t’énerve pas.
Jeanne écrivit le premier numéro sur un Post-it. Reischenbach tiqua :
— Je connais ce numéro. C’est…
— Celui de François Taine.
— T’es malade ou quoi ? On peut pas…
— Ecoute-moi. Hier, François a découvert quelque chose de capital. Tout a brûlé avec son appart. Il ne nous reste plus que ses coups de fil, tu piges ?
— On va droit dans le mur. Quel est l’autre numéro ? Jeanne donna le nom et les coordonnées d’Antoine Féraud.
— Qui c’est ?
— Je t’expliquerai. Pour l’instant, demande le listing et localise son portable.
— Je risque mon poste, fit le flic en fourrant les deux Post-it dans sa poche.
— Mais pas ta peau. Pense à François. Une dernière chose : je cherche un avocat d’origine espagnole qui exerce à Paris et dont le prénom est « Joachim ».
— Joachim comment ?
— Je n’ai pas le nom de famille. Tu peux mettre un mec sur le coup ?
Reischenbach écrivit quelques mots sur une feuille libre devant lui. Jeanne glissa les photocopies sous son bras.
— Je file au TGI. Le point dès qu’on a du nouveau.
Sur la voie express, Jeanne slalomait entre les voitures qui s’obstinaient à ne pas dépasser les 50 km/heure. Elle sortit à la hauteur du pont de l’Aima. Étoile. Porte Maillot. Avenue Charles-de-Gaulle. Boulevard circulaire… Jeanne poussait à fond sa Twingo. Le râle du moteur était comme la tension qu’elle voulait infliger au temps. Creuser. Fouiller. Jouer la montre. A la fin de la journée, elle aurait trouvé une clé. Le trait commun aux trois victimes. Le plan du tueur.
Parking du TGI. Jeanne courut à l’ascenseur, sac à l’épaule, documents sous le bras. Elle n’avait toujours pas pris de douche. Elle puait le feu, la sueur, la peur. Personne dans la cabine. Tant mieux. Elle redoutait de croiser un collègue et de subir les traditionnelles réflexions consternées, sentences fatalistes et autres conneries standard. Même ici, chez les spécialistes du crime et de la violence, le niveau philosophique ne dépassait pas le café du commerce.
Elle se dirigea vers son bureau en rasant les murs. Ouvrit sa porte, se réjouissant d’avoir évité tout contact. Elle sursauta en découvrant Claire. Elle l’avait oubliée. La jeune femme pleurait à chaudes larmes, réfugiée derrière un kleenex. Parce que Taine était mort. Parce que Jeanne était vivante. Les nouvelles avaient dû parvenir au TGI dès la première heure.
Claire se jeta dans ses bras. En quelques secondes, Jeanne eut l’épaule trempée.
Avec douceur, elle repoussa sa greffière et murmura :
— Calme-toi…
— C’est dingue… C’est…
— Rentre chez toi. Je te donne ta journée.
— Mais… les auditions ?
— On annule tout. Je dois faire le point sur l’enquête.
— On est saisis ?
— Pas encore, bluffa Jeanne. Mais ça va pas tarder.
Claire se moucha, passa les coups de fil nécessaires, et, enfin, enfila sa veste après avoir fait promettre à Jeanne de tout lui raconter dès le lendemain. Jeanne la poussa gentiment dehors. Sans attendre, elle attrapa quelques vêtements de rechange qu’elle conservait dans son bureau et fila dans les toilettes de l’étage. Elle se décrassa au robinet, façon routarde dans des chiottes d’autoroute, puis enfila ses nouvelles fringues.
Elle retourna dans son cabinet. Verrouilla sa porte. Baissa le store. Elle s’installa derrière son bureau, ses photocopies devant elle. Elle allait presser le dossier à fond, jusqu’à en obtenir la quintessence.
Mais d’abord, quelques appels…
— Docteur Langleber ?
— Non. Je suis son assistant.
Jeanne avait appelé le portable du médecin. Il lui avait suffi de quelques coups de fil pour apprendre que c’était le légiste intello qui était chargé de l’autopsie de François Taine.
— Passez-le-moi.
— Nous sommes en salle de travail. Qui est à l’appareil ?
Jeanne entendit Langleber qui parlait à voix basse dans son dictaphone. Quel corps autopsiaient-ils ? Celui de François Taine ? Elle imagina les deux hommes en blanc autour du corps de son ami, noir, calciné, recroquevillé, sur la table d’inox.
— Dites-lui que c’est la juge Korowa.
Jeanne perçut des timbres étouffés. L’assistant avait mis la main sur le combiné. La voix de Langleber retentit :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le timbre était dur. Il résonnait comme au fond d’une église. Jeanne devina que le toubib l’avait mise sur haut-parleur.
— Vous poser quelques questions.
— En qualité de quoi ?
— Je ne suis pas encore saisie de l’affaire, admit-elle.
— Quelle affaire ? De quoi parlez-vous ?
— Je pense obtenir le dossier des meurtres cannibales.
— Rappelez-moi à ce moment-là.
— Docteur Langleber, il n’y a pas de temps à perdre. Des présomptions établissent un lien entre les meurtres cannibales et l’incendie qui a coûté la vie à François Taine.
— Quelles présomptions ?
Jeanne se creusa la tête et ne trouva rien à répondre. Elle préféra changer de cap :
— Vous avez fini l’autopsie de François Taine ?
— Je travaille sur le dossier.
Elle avait deviné juste : ils étaient en plein examen de son ami. En un flash, elle revit les deux adversaires en flammes sur la mezzanine.
— Avez-vous découvert des traces de lutte ?
— Vous plaisantez ou quoi ? Ce qui reste de François Taine est actuellement sous mes yeux. Je peux vous garantir qu’il n’y a plus traces de quoi que ce soit. Taine s’est transformé en charbon de bois.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle tenait sur les nerfs depuis son réveil mais maintenant… Elle renifla. Puis prononça d’un ton ferme :
— Aucun détail ne peut nous renseigner sur ce qui s’est passé avant l’incendie ?
— On voit que vous n’y connaissez pas grand-chose en combustion. Quand les pompiers ont extirpé le corps, il était méconnaissable. Sous l’effet de la température, la chair enfle, faisant éclater la peau. Vous avez déjà cuit un poulet au four ?
— Docteur, vous parlez de mon ami.
— François était aussi mon ami. Cela ne l’a pas empêché d’éclater comme une saucisse.
Jeanne se tut. Le médecin poursuivit :
— Pour connaître les raisons exactes de la mort, je dois ouvrir. L’intoxication au monoxyde de carbone est révélée par la couleur rosâtre des organes. Espérons qu’il est mort d’asphyxie et qu’il n’a pas senti les flammes.
Taine et l’homme se battant sur la passerelle, dévorés par le feu. Elle possédait déjà la réponse. Soudain, alors que rien ne laissait présager la moindre confidence, le légiste souffla :
— Bon. Il y a quelque chose d’étrange.
— Quoi ?
— Les traces d’une substance sur le corps. Surtout sur les mains et les bras.
— Un produit inflammable ?
— Au contraire.
— Je ne comprends pas.
— Un truc ininflammable. Une sorte de vernis. Ou de résine. Comme une protection.
François Taine se serait enduit les bras d’un film protecteur ? Langleber parut suivre le même raisonnement :
— S’il a voulu se prémunir contre le feu, c’est raté. Les bras ont autant cramé que le reste.
— Vous avez déjà donné des échantillons pour analyse ?
— Oui.
— À qui ?
— Korowa, on est limite, là.
— Donnez-moi seulement cette info.
— Messaoud, le chef de l’IJ.
— Merci, docteur.
— Pas de quoi.
Avant qu’il ne raccroche, Jeanne glissa encore une question :
— Vous avez fait l’autopsie de Francesca Tercia ?
— Samedi, oui.
— Vous avez noté des différences avec les autres corps ?
— Aucune. Hormis le fait que le salopard n’a pas eu le temps de finir le boulot.
— Les blessures et les mutilations sont exactement les mêmes ?
— Exactement. A part les yeux. On en a déjà parlé.
— Aucun indice ne ressort ?
— Le principal indice, c’est que tout est identique, justement. Vous savez ce que disait Michel Foucault ? « Dans la rumeur de la répétition, survient ce qui n’a lieu qu’une fois… »
Jeanne sentit la colère monter en elle. Elle songea à Taine, qui s’énervait lui aussi face à cet intellectuel de scène de crime. Avec un temps de retard, elle réalisa qu’elle venait de penser à François au présent. Son cœur flancha. Combien de fois évoquerait-elle son image ainsi, vivante, familière, pour que ensuite son esprit se brise contre sa mort ? Foucault avait raison : « Dans la rumeur de la répétition, survient ce qui n’a lieu qu’une fois… » Le deuil.
— Je peux vous poser une question à mon tour ? fit le légiste.
— Dites.
— Qu’est-ce que vous foutiez dans l’incendie ?
— J’essayais de sauver Taine.
Il y eut un silence. Puis le médecin déclara, entre cynisme et résignation :
— Il n’y a pas de médailles pour les juges. Ne m’appelez plus, Korowa. A moins d’être saisie en bonne et due forme.
Jeanne raccrocha et composa le numéro d’Ali Messaoud. Elle n’avait pas achevé sa phrase que le chef de l’IJ l’interrompit :
— C’est un complot ou quoi ? Reischenbach m’a déjà appelé. Je ne parlerai qu’aux personnes habilitées et…
— Dix ans d’amitié, ça vous suffit comme légitimité ? Messaoud ne répondit pas. Il avait l’air sonné. Jeanne se dit que la mort de Taine constituait vraiment un cas à part. Pour la première fois, la victime était connue de tous ceux qui participaient à l’enquête. Sur ce dossier, flics, médecins, techniciens, magistrats étaient à la fois juges et parties. Pour l’instant, la plupart réagissaient avec une froideur calculée, appelant leur métier et leur autorité à la rescousse pour éviter toute émotion.
— OK, reprit-elle. On est sûr qu’il s’agit d’un incendie criminel ?
— Aucun doute. On a identifié des traces d’accélérateur de feu.
— Quel genre ?
— Hydrocarbure. Essence ou solvant, on va voir.
— D’où est parti le feu ?
— Cinquième étage. Le palier de Taine. Le bois du parquet à cet endroit est noirci seulement sur le dessus. C’est le signe d’une brûlure rapide et non d’une combustion lente. Une flaque de feu est partie de là et s’est répandue.
Jeanne se revit dans l’incendie, abattant la porte de l’appartement de Taine.
— La porte de François n’avait pas brûlé.
— Normal. Le pyromane a dû faire couler de l’essence sous la porte. Le feu a traversé l’espace puis il est descendu par la façade jusqu’aux étages inférieurs.
— On m’a parlé d’une substance… de la résine ou du vernis sur les bras de Taine.
— Exact. Une sorte de plastique. J’ai donné des échantillons pour analyse.
— Je pourrais avoir les coordonnées de l’expert de votre équipe ?
— Non. D’ailleurs, ses conclusions ne seront officielles que lorsqu’il aura été réquisitionné par le magistrat saisi. Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas vous.
Jeanne fit mine de ne pas avoir entendu.
— J’ai parlé avec Langleber. Selon lui, c’est un produit de protection. Un truc que Taine se serait mis sur les bras pour se protéger d’un incendie à venir…
— Je ne suis pas d’accord. Taine n’avait aucune raison, a priori, de craindre un incendie. Ni d’avoir ce genre de produit chez lui. En tout état de cause, on ne connaît pas encore sa nature exacte.
— Vous avez une autre idée ?
— Un truc a pu fondre et couler sur lui. Le vernis de la bibliothèque, quelque chose comme ça. D’après nos premiers prélèvements, rien ne correspond à cette substance dans l’appartement. Mais le boulot n’est pas fini.
Jeanne eut une illumination. Une version inversée des faits. Ce qui avait coulé, c’était le tueur lui-même… L’agresseur s’était enduit d’un produit ininflammable pour se protéger. Voilà pourquoi il était nu. Voilà pourquoi il ne paraissait pas ressentir les morsures du feu. Plutôt tiré par les cheveux, mais elle l’avait vu assailli par les flammes sans manifester la moindre douleur. Et son corps n’avait pas été retrouvé… Il s’en était sorti.
— Sur ce, conclut Messaoud, je vous dis au revoir, Jeanne. Revenez me voir quand vous serez saisie officiellement de…
Elle commençait à en avoir marre de ce refrain.
— Vous avez analysé les prélèvements sur la dernière scène de crime, dans l’atelier Vioti ?
— C’est en cours.
— Pas de différences par rapport aux scènes précédentes ? Le technicien ne répondit pas.
— Il y a des différences ou non ?
— Les inscriptions sur le mur. Elles comportent une nouvelle matière. On y trouve du sang, de la salive, des excréments, mais aussi du liquide amniotique. Le tueur en a piqué lors du meurtre précédent. Vraiment un fêlé.
Une cérémonie de la fertilité. Un rituel votif. Lié à un traumatisme dans ce domaine… Joachim était-il stérile ? Ou né dans des conditions difficiles, à cause de l’infertilité de ses parents ?
Elle remercia le chef de groupe et promit de le rappeler quand elle aurait hérité du dossier. Elle le sentit sceptique. Elle composa un dernier numéro. Quitte à mettre les pieds dans le plat, autant y sauter à pieds joints. Elle voulait parler avec Bernard Level, le profiler que Taine avait consulté. Jeanne n’était pas cliente des approches psychologiques mais au point où elle en était… Le numéro était dans le dossier.
— Vous êtes la nouvelle juge chargée de l’enquête ? Level était sur la défensive. Jeanne répondit avec fermeté :
— Pour l’instant, personne n’a été saisi. Je suis juste une collègue. Et une amie. J’ai sous les yeux le dossier d’enquête de François Taine. Il n’y aucun rapport signé de votre main. Pourquoi ?
— J’ai été débarqué. Avant même d’avoir rendu mon bilan.
— Par François Taine ?
— Non. Ça s’est passé au-dessus de lui. Au troisième meurtre, on a jugé que mes conclusions étaient déjà… dépassées.
— Moi, elles m’intéressent.
Silence. Level réfléchissait. Parler au téléphone avec cette inconnue pouvait-il jouer en sa faveur ? provoquer sa réintégration ?
Elle joua sur son orgueil :
— Je suis l’affaire depuis le départ. J’étais sur deux des trois scènes de crime. Je sais que seul un spécialiste de la psychologie peut nous aider à y voir plus clair. On a affaire ici à un univers totalement… délirant.
— Je ne vous le fais pas dire, ricana Level.
— Les inscriptions sanglantes, par exemple.
— Il y en avait aussi sur la troisième scène de crime ?
— Les mêmes, oui.
— Il a utilisé les mêmes matériaux ?
— Cette fois, il a ajouté du liquide amniotique. Volé lors du deuxième meurtre. Aux laboratoires Pavois.
— J’en étais sûr.
— Pourquoi ?
— Il ne choisit pas ces lieux par hasard. Plus qu’une victime, il choisit un décor. Un contexte. Voilà pourquoi il vole sur place des éléments. Ce laboratoire d’analyses est un temple de la fertilité. D’après ce que je sais, l’environnement du troisième meurtre est lié à la préhistoire. Tout cela forme un tout.
— Développez, s’il vous plaît.
— Chaque meurtre est un sacrifice. La vie de la victime est un don fait à un dieu mystérieux. L’acte de cannibalisme joue aussi son rôle. Il régénère celui qui l’accomplit. Des notions telles que l’énergie vitale ou la matrice féminine sont au cœur du rite.
— D’un point de vue psychiatrique, quel serait le profil du tueur ?
— C’est à la fois un psychopathe, froid, asocial, qui contrôle ses actes. Et en même temps un psychotique sujet à des crises… irrésistibles. A ce moment-là, il perd totalement les pédales.
Jeanne songea à Joachim. A la voix de fer.
— Pensez-vous qu’il puisse souffrir d’un dédoublement de la personnalité ?
— On utilise ce mot à toutes les sauces. Si vous parlez de schizophrénie, je dirais non. En revanche, il souffre d’un clivage. Une part de lui-même lui échappe.
De ce côté, Jeanne avait un problème à résoudre. Joachim était sujet à des crises, dont il ne se souvenait pas. Dans ces conditions, qui préméditait les meurtres ? Qui préparait le terrain des sacrifices ? Qui était l’esprit froid qui organisait tout cela ?
Elle revint au diagnostic de Féraud : autisme. Elle évoqua cette pathologie.
— Absurde, répondit Level sans hésiter. L’autisme se caractérise par un déni total du monde extérieur. Autos, en grec, cela signifie « soi-même ». Or, qu’on le veuille ou non, un assassinat est une reconnaissance de l’autre. De plus, un autiste n’est pas assez structuré pour organiser de tels meurtres. Contrairement à la croyance populaire à propos des « génies autistes », la plupart d’entre eux souffrent d’un retard mental important.
— Vous parliez de clivage… Serait-il possible que le meurtrier soit d’un côté un homme sensé, l’organisateur, et de l’autre une personnalité autiste, le bras meurtrier ?
— L’autisme n’est pas une pathologie qui atteint une partie du cerveau et en épargne une autre. C’est un trouble global, vous comprenez ?
Jeanne acquiesça. Quelque chose ne collait pas dans le profil de Joachim… Elle salua le spécialiste et raccrocha. Quelques secondes plus tard, son téléphone portable sonnait dans la poche de sa veste.
— C’est Emmanuel. (Jeanne sentit un souffle de réconfort.) Je viens de lire Le Monde de cet après-midi. Qu’est-ce que c’est, cette histoire d’incendie ?
Jeanne regarda sa montre. 15 h 30. Le Monde daté du mardi avait donc publié le premier article sur la rue Moncey. Elle résuma sa folle nuit. L’appel de Taine. Le brasier. Sa tentative de sauvetage…
— Cette affaire a un lien avec celle dont tu m’as parlé samedi ?
— C’est la même.
— Tes soupçons se confirment ?
— Ce ne sont plus des soupçons, mais des faits.
— Tu penses être saisie du dossier ?
— Non. Mais je ferai ce que j’ai à faire.
— Fais attention à toi, Jeanne.
— De quel point de vue ?
— Tous les points de vue. Si l’incendie est criminel, ton tueur n’hésitera pas à éliminer ceux qui l’approcheront de nouveau. D’autre part, tu ne peux pas enquêter toute seule, sans autorité. Sans compter les emmerdes à l’intérieur du TGI. Personne ne te laissera agir en électron libre.
— Je te tiens au courant.
— Bonne chance, ma petite.
Jeanne raccrocha et songea à Antoine Féraud. Elle n’attendait plus vraiment de coup de fil. Le psy avait pris la fuite. Il ne l’appellerait pas. Il ignorait qu’elle était juge d’instruction et qu’elle était la seule personne à pouvoir l’aider à Paris.
Nouvelle sonnerie de téléphone. Pas son cellulaire. Le fixe.
— Jeanne ?
— C’est moi.
Elle avait déjà reconnu la voix du « Président » — le président du tribunal de grande instance de Nanterre.
— Je t’attends dans mon bureau. Tout de suite. Ne passe pas par ma secrétaire.
Le président n’avait pas la tête de l’emploi. L’homme qui régnait en maître sur le TGI de Nanterre et imposait sa conception de la justice française sur un des plus grands départements d’Île-de-France était un avorton. Petit, chétif, ratatiné, il dépassait à peine en hauteur son bureau et il était plus étroit que le dos de son fauteuil. Chauve et gris, il avait un côté parcheminé qui rappelait les moulages des habitants de Pompéi pétrifiés par le Vésuve.
Le plus frappant était son visage. Un mélange de creux et de bosses, de surfaces dégraissées et de reliefs disgracieux. Son crâne irrégulier évoquait des légions de pensées tordues, de raisonnements empoisonnés. Ses yeux proéminents étaient constamment voilés d’un liquide jaunâtre. Ses lèvres épaisses, presque boudeuses, produisaient le seul élément qui cadrait avec sa fonction : une voix de baryton.
— Assieds-toi.
Jeanne s’exécuta. Le temps de monter d’un étage, elle avait caressé l’espoir que le Président lui confiait l’affaire des crimes cannibales ou l’enquête sur l’incendie de la rue Moncey. Ou les deux. Maintenant qu’elle contemplait sa gueule frappée au marteau, elle devinait qu’elle allait avoir droit à quelque chose de plus banal. Un bon vieux savon dans les règles.
— Tu es fière de toi ?
Jeanne préféra se taire. Elle ignorait de quoi il parlait au juste — elle avait multiplié les fautes et les irrégularités. Elle attendait la suite.
— En tant que magistrate, tu as le devoir de te préserver et de référer toujours aux autorités compétentes. Dans cet incendie, tu aurais dû avertir les pompiers. Point.
— J’ai agi à titre personnel.
— C’est à titre de juge que tu vas être pénalisée. Dura lex, sed lex.
Jeanne traduisit mentalement. « Dure est la loi, mais c’est la loi. » Les juges adorent utiliser des citations latines, héritées des pères de la justice : les Romains. Le Président en abusait.
— C’est dommage, ajouta-t-il d’un ton équivoque. Étant maintenant un témoin dans cette affaire, le parquet ne peut pas te confier l’enquête.
— Personne n’a jamais eu cette intention.
— Qu’en sais-tu ?
— Intuition féminine.
Le Président fronça des sourcils.
— On ne te saisirait pas parce que tu es une femme ?
— Laisse tomber, fit Jeanne, qui reprenait de l’assurance.
— Deuxième point. On m’a dit que tu étais présente, aux côtés de Taine, sur les scènes de crime cannibale.
— Exact.
— A quel titre ?
— Consultante.
L’homme hocha lentement la tête. Ses poches sous les yeux évoquaient des glandes mystérieuses contenant un liquide sécrété par le temps et l’expérience.
— Vous faisiez du tourisme criminel, bras dessus, bras dessous ?
— François n’était pas à l’aise avec cette affaire. Il pensait que j’avais, disons, une meilleure perception des choses.
— Alors que tu n’as jamais suivi ce type de dossiers ?
Jeanne savait maintenant que tout était foutu. Elle n’aurait pas l’enquête de la rue Moncey. Ni celle des meurtres anthropophages. Peut-être même n’aurait-elle plus rien du tout… Un juge est invirable mais les placards sont nombreux.
— J’en ai parlé avec le parquet. Tu ne seras pas non plus saisie de cette affaire.
— Pourquoi ?
— Tu es trop impliquée. Trop proche de Taine. Cette investigation a besoin d’un magistrat neutre. Objectif. Impartial.
— Cette investigation a besoin du contraire. (Jeanne haussait le ton.) Un enquêteur acharné qui ne lâchera pas le tueur et mettra la pression aux flics. Certainement pas d’un fonctionnaire qui gérera ce dossier parmi d’autres. Bon Dieu, combien de cadavres vous faut-il ?
Le Président sourit pour la première fois. Ses mains tavelées tapotaient son sous-main de cuir.
— De toute façon, le nom tombera de plus haut. Cette affaire est un vrai bâton merdeux. Trois meurtres. Le juge responsable de la procédure brûlé vif. Les médias au taquet. Le gouvernement n’avait pas besoin de ça. Rachida Dati m’a appelé en personne.
Si l’affaire devenait politique, c’était l’enlisement assuré. En matière d’enquête, le zèle avait un effet inverse aux résultats escomptés. De la paperasse. Des brigades concurrentes. Jeanne envisageait l’affaire d’une manière opposée. Une équipe réduite. Un duel mano a mano avec le meurtrier.
— Il y a autre chose, reprit le Président de sa voix de sépulcre. Ton dossier concernant le Timor oriental.
Elle se redressa. Elle avait complètement oublié cette affaire. Ses convocations. Ses répercussions dans les sphères du pouvoir… Elle se demandait si Claire avait envoyé les courriers.
— On m’a téléphoné. Des lignes que je n’aime pas voir sonner. Elle avait sa réponse. Claire n’avait donc pas chômé ce matin.
Elle avait trouvé les ordres de convocation de Gimenez et de sa bande sur son bureau. Elle s’était empressée de les rédiger et de les envoyer en priorité, par porteur.
— L’affaire n’en est qu’à son début, fit-elle laconiquement.
— Elle n’a pas commencé, d’après ce que je sais. Ton dossier est vide. Alors, pourquoi remuer tout ce petit monde ?
— Tu me soutiens ou non ?
— Les avocats de Gimenez et des autres ne feront qu’une bouchée de tes convocations. Ils demanderont des pièces justificatives. Sans compter qu’ils souligneront ta couleur politique pour te faire dessaisir.
Jeanne ne répondit pas. Le Président reprit :
— Il y a un autre problème. Cette série d’écoutes que tu as ordonnée. J’ai la liste ici. (Il tapota à nouveau son sous-main.) Je t’ai connue plus inspirée. Tu cours à l’annulation. Tu es en train de violer la vie privée de suspects contre qui tu n’as rien. Et d’après mes sources, ces écoutes n’ont rien donné non plus.
— Quelles sources ?
Il balaya la question d’un geste.
— Tu veux aller trop vite, Jeanne. Ça a toujours été ton défaut. Une procédure est une course de fond. Festina lente. « Hâte-toi lentement… »
— Je suis dessaisie ou non ?
— Laisse-moi finir.
Il sortit une feuille d’un dossier — d’où elle était, elle ne pouvait pas voir de quoi il s’agissait.
— Le SIAT m’a contacté. Il leur manque une commission rogatoire.
Jeanne se tordait les mains, moites de sueur. Le Président brandit la feuille.
— Que vient foutre ce psychiatre dans ce dossier ? Pourquoi l’as-tu placé sur écoute ? Pourquoi n’as-tu pas rédigé de CR ?
Le bluff, seule solution possible :
— Ces sonorisations concernent un autre dossier.
— Je m’en doute. Lequel ?
— Le tueur cannibale. J’ai eu un tuyau. Ce psy soigne le père de l’assassin.
— Pourquoi n’en as-tu pas parlé à Taine lui-même ?
— Je voulais d’abord vérifier les données.
— Et tu fous un psychiatre sur écoute ? Comme ça, seulement pour « vérifier » ? Ce sont des méthodes de voyou, Jeanne. D’où vient ton tuyau ?
— Je ne peux pas le dire.
Le magistrat frappa la table avec violence. Premier signe d’énervement réel.
— Pour qui tu te prends ? Une journaliste ? Nous avons un devoir de transparence, ma petite.
— Je ne suis pas ta « petite ». Les écoutes devaient me fournir des biscuits avant de filer l’information à Taine.
— Et alors ?
Jeanne hésita. Elle n’avait qu’un geste à faire pour régler son problème. Donner les enregistrements contenant les deux séances de Féraud avec l’Espagnol. Mais l’affaire lui échapperait. Et adieu ses preuves…
— Le soupçon ne s’est pas confirmé, mentit-elle. Je n’ai rien obtenu.
— Tu as les enregistrements ?
— Non. J’ai tout détruit.
— Même les scellés ?
— Tout. Je reçois l’enregistrement chaque soir. Il n’y a pas de transcription. J’écoute le disque et je le détruis avec l’original.
Il saisit son stylo, un gros Montblanc laqué, comme s’il allait rédiger un ordre.
— Nous allons régler tout ça et éviter les vagues.
— Tout ça quoi ?
— Le Timor. Tu es dessaisie. Acta est fabula. La pièce est jouée, Jeanne.
Elle sourit. Au fond, elle s’en foutait. Le calme revenait dans ses veines. Une seule résolution dans son crâne : elle serait celle qui arrêterait Joachim, où qu’il soit. Pour atteindre ce but, il n’y avait plus qu’une solution. Enquêter en solitaire. En hors-la-loi.
— Dans ce cas, dit-elle, je me mets en disponibilité. J’ai pas mal de jours de vacances de retard. Je ne pense pas qu’il y aura de problème.
— Comme tu voudras.
Le Président ouvrit un tiroir. Attrapa un cigare. Avec lenteur, il plaça son extrémité dans une petite guillotine, qui claqua en remplissant son office. Jeanne se leva lentement. Ses mains ne transpiraient plus. Tout à fait apaisée.
— Avant de partir, je vais tout de même te dire une vérité, avertit-elle de son timbre le plus doux.
Le Président leva les yeux en manipulant un lourd Dupont en or.
— Tu es un gros connard machiste, fit-elle d’une voix tranquille.
Le juge sourit en coin, de toutes ses dents refaites.
— Si tu veux partir dans ce genre de civilités, je te dirai simplement d’aller te faire…
— … mettre ? (Elle se pencha au-dessus du bureau.) Mais c’est déjà fait. Et depuis longtemps. Par toi ! Par tous les autres, juges, procureurs et avocats de ce TGI ! Connards mesquins et misogynes qui ne pensez qu’à votre avancement et votre retraite !
Le Président alluma son cigare sans répondre. Les stries d’or de son briquet brillèrent dans le soleil. La flamme virevolta devant son visage gris et impassible. Cette expression de pierre la ramena à la réalité. Cela ne servait à rien de hurler ni même de s’énerver. Acta est fabula. Jeanne partit tout de même au pas de course pour résister à la tentation de lui brûler la gueule avec son Dupont en or.
17 heures.
Elle devait faire vite. Quelques heures encore et les équipes seraient constituées pour les deux enquêtes concernant François Taine. Ni elle ni Reischenbach ne pourraient plus obtenir la moindre information, ni agir sans être dans l’illégalité complète.
Mais d’abord, s’imprégner du dossier. Se familiariser avec les faits. Mieux connaître les victimes. Elle posa sa montre devant elle et programma sa sonnerie pour 18 heures.
Elle ouvrit la première chemise.
Marion Cantelau.
22 ans.
Assassinée dans la nuit du 26 au 27 mai 2008, à Garches.
Jeanne contempla son portrait. Un visage sain, quoique trop maquillé. Une petite bouche en cœur. Et pas mal de kilos en trop…. Les flics avaient reconstitué son cursus. Née à Nancy. Troisième de cinq enfants. Père artisan céramiste. Mère fonctionnaire. Bac en 2001. Formation d’infirmière, puis spécialisation dans le domaine des troubles mentaux infantiles. En 2005, débarque à Paris pour suivre un stage à l’institut Bettelheim, à Garches. Décroche un contrat à durée déterminée d’un an dans l’institut puis un CDI.
Marion était une infirmière irréprochable. Et une fille sans histoire. Elle habitait un studio près de la place d’Italie, rue de Tolbiac, seule, mais elle avait un fiancé. Lucas Nguyen. Vingt-sept ans. D’origine vietnamienne. Instituteur. Interrogé et mis hors de cause. À part ça, Marion Cantelau se passionnait pour la plongée sous-marine (qu’elle pratiquait toute l’année en piscine) et les romans policiers. Elle en dévorait plusieurs par semaine. De tous les styles. De toutes les nationalités.
Jeanne feuilleta les PV d’auditions et les notes des flics. Les hommes de Reischenbach avaient ratissé les derniers jours de Marion. Ses allées et venues. Ses consultations Internet. Ses coups de fil. Ses dépenses. Pas le moindre contact avec un inconnu. Pas la moindre présence suspecte dans son emploi du temps.
Elle revint à la photo. Son visage correspondait à sa personnalité. Souriant. Poupin. Juvénile. Une jeune femme épanouie, qui vivait son excédent de poids avec détachement. Jeanne avait noté une anecdote qui lui plaisait. Farida Becker, vingt-huit ans, infirmière et collègue de Marion, racontait : « Elle était chouette. Toujours marrante. Une fois, à la cafétéria, on parlait entre filles de nos régimes. Y en avait une qui ne jurait que par l’ananas. Une autre qui suivait un truc aux protéines. Une autre qui avait carrément arrêté de manger. Quand on a demandé à Marion ce qu’elle faisait, elle a répondu : « Moi ? Je m’habille en noir. » Vraiment aucun complexe ! »
Jeanne sourit. Se sentir bien dans sa peau. Se marier. Avoir des enfants, sans traîner. Et progresser au sein de l’institut où elle travaillait. Classique, mais déjà pas si mal. Surtout aux yeux de Jeanne, la handicapée de l’amour et des projets simples. Son sourire disparut. Cette promesse avait volé en éclats. Parce qu’un cinglé, un psychopathe aux croyances primitives, avait choisi Marion comme victime sacrificielle. Pourquoi elle et pas une autre ?
Elle songea à Joachim. A son autisme. A ses liens possibles avec l’institut Bettelheim. Taine avait déjà vérifié : impossible qu’un enfant autiste, devenu adulte, ait été soigné dans ce centre — trop récent. L’autre lien à envisager était les activités humanitaires de l’avocat. Marion Cantelau avait-elle collaboré avec une ONG ? Rien, dans les témoignages, ne le laissait transparaître. Pas le moindre voyage, ni la moindre démarche caritative. Joachim l’avait repérée autrement. Comment ?
Jeanne passa au second dossier.
Nelly Barjac.
28 ans.
Assassinée dans la nuit du 4 au 5 juin 2008, à Stains.
Beaucoup plus belle que Marion. Blonde. Pâle. Des traits réguliers. Une beauté diaphane, immatérielle, malgré des épaules lourdes. Nelly était grosse, elle aussi. Vraiment. 95 kilos pour un 1,72 mètre selon le dossier. Pour apprécier sa beauté, il fallait donc oublier la dictature actuelle de la minceur. Nelly Barjac n’était pas née pour notre époque. Elle se serait épanouie au temps de Rubens ou de Courbet.
Malheureusement, Nelly était aussi une femme moderne. Elle vivait sa surcharge pondérale comme une tare honteuse. Parmi les rapports, Jeanne trouva la description de son appartement. On y avait découvert de multiples produits amincissants, des pilules de régime, des coupures de presse — toujours sur le même thème : comment maigrir, comment vaincre la cellulite, etc. Selon ses proches, elle ne parlait jamais de ce problème. Cette hantise était son secret.
Nelly était brillante. Elle avait décroché son bac à dix-sept ans. Après six années à la fac de médecine Henri-Mondor, elle avait passé l’examen national classant puis suivi quatre années de spécialisation cytogénétique à Paris, notamment à l’hôpital Necker. Elle avait ensuite alterné des stages dans des laboratoires de cytogénétique et des séjours dans des cliniques de pédiatrie et de génétique médicale. En 2006, elle avait atterri aux laboratoires Pavois, qui lui avaient permis à la fois d’exercer son métier officiel — établir des caryotypes — et d’effectuer ses recherches — les travaux statistiques sur les familles génétiques humaines.
On avait reconstitué son emploi du temps des derniers jours. Depuis son divorce — après deux ans de mariage avec un médecin —, Nelly Barjac ne vivait que pour son boulot. Elle arrivait au laboratoire à 9 heures. Elle y passait la journée. Puis, quand tout le monde partait, elle changeait d’étage. Génétique moléculaire. Jusqu’à 22 heures. 23 heures. Minuit… Elle menait de front deux métiers, deux spécialités. Puis elle retrouvait Bernard Pavois.
Où Joachim avait-il repéré une telle femme ? Jeanne songea encore aux activités humanitaires de l’avocat. Existait-il un lien avec les travaux statistiques de Nelly ? Avait-elle étudié des populations défavorisées soignées par une des ONG de Joachim ? Jeanne n’y croyait pas. Il fallait tout de même vérifier cette piste.
Elle passa au troisième dossier.
Francesca Tercia.
34 ans.
Assassinée dans la nuit du 6 au 7 juin 2008, à Paris.
La chemise était mince. L’enquête commençait. On savait qu’elle était née à Buenos Aires, qu’elle avait suivi des études d’arts plastiques et d’anthropologie. Elle avait ensuite migré à Barcelone puis à Paris. On ne lui connaissait pas de fiancé, ni même de relation durable dans la capitale.
Jeanne s’arrêta sur son portrait photographique. Francesca n’était pas mal non plus. Des traits latins, racés, surmontés par des sourcils très noirs qui lui conféraient un air tragique. Des cheveux noirs ondulés. Une masse d’encre soyeuse qui devait donner envie aux hommes de s’y enfouir… Seul bémol : la largeur du visage. Francesca Tercia courait aussi dans la catégorie « poids lourds ». D’ailleurs, Jeanne se souvenait du corps pendu dans l’atelier. Des hanches amples. Des cuisses épaisses. Un ventre rond et plissé…
Ce n’était pas Les Trois Grâces, mais Les Trois Grosses…
Jeanne se mordit la lèvre. Tant qu’il lui viendrait des réflexions aussi connes, elle ne serait pas une véritable magistrate. Alliée. Solidaire. Compréhensive. Elle avait toujours été cynique et son métier, malheureusement, n’avait rien arrangé.
Comme Nelly Barjac, Francesca menait deux existences, ou presque. La journée, elle travaillait dans l’atelier d’Isabelle Vioti, fabriquant des hommes préhistoriques plus vrais que nature. Le soir, elle sculptait des œuvres plus personnelles, dans un atelier dont on ignorait encore l’adresse. Quant à sa vie privée, elle ne paraissait pas palpitante.
Quel point commun avec Joachim ? Francesca était argentine. Joachim travaillait avec des ONG liées à l’Amérique latine. Existait-il une connexion ? S’étaient-ils rencontrés dans une ambassade à Paris ?
Jeanne posa les trois portraits devant elle. Les victimes se ressemblaient. Mais sans plus. Leur seul point commun était la surcharge pondérale. Elle avait lu récemment un livre sur le « coup de foudre criminel », qui déclenche chez le tueur l’envie de passer à l’acte. Généralement, c’est un détail, un trait chez la victime qui sert de détonateur. Mais les choses sont plus compliquées. Plusieurs autres conditions doivent être réunies. Des circonstances extérieures et intérieures. Alors, seulement, le flash se produit…
Jeanne se trouvait surtout confrontée à un dilemme. Le meurtrier avait-il choisi ces femmes pour leur apparence physique ou pour leur métier ? A chaque fois, l’environnement des victimes intéressait l’assassin. L’autisme. La fécondité. La préhistoire… Jeanne entendit de nouveau la voix de Taine : Il ne les choisit pas au hasard. Pas du tout. Il a un plan !
Elle réfléchit, encore une fois, au problème de la préméditation. L’organisation de ces crimes ne faisait aucun doute. Or Joachim tuait en état de crise et ne se souvenait pas de ces « trous noirs ». Qui effectuait les repérages ? Qui préparait le terrain ?
Son portable vibra. Instinctivement, Jeanne porta les yeux à sa montre. Presque 18 heures. Elle décrocha. Reischenbach.
— Où tu en es ?
— Je suis débarquée. Je n’ai récupéré ni l’enquête des meurtres, ni celle de l’incendie.
— Bienvenue au club. On vient de me retirer le dossier du cannibale. Repris par un autre groupe, plus proche du préfet. On parle d’une trentaine de flics affectés. Quant à la mort de Taine, les RG et l’IGS se sont jetés dessus comme la misère sur le monde.
— Tu veux dire : comme la vérole sur le bas clergé ?
— Ouais, fit Reischenbach, les dents serrées. C’est exactement ce que je veux dire. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je me suis mise en disponibilité. Pour bosser sur le dossier en solo. Tu me suis ou non ?
— Je ne vois pas comment je pourrais t’aider. Sans saisie, je ne pourrai pas bouger un doigt.
— Tu feras comme moi. Ta main droite ignorera ce que fait ta main gauche.
— Dans l’immédiat, qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai lu tes dossiers sur les victimes. Bon boulot. Mais pas suffisant.
— Tu creuserais quoi ?
— Il faut trouver comment le tueur les repère. Il les a bien croisées quelque part. Et je pense que c’est chaque fois au même endroit. Un lieu qui a à voir avec leur métier, leurs habitudes ou leur apparence physique.
— Les réunions des Weight Watchers, peut-être ?
— Très drôle. Fouille encore leur emploi du temps, leurs habitudes, leurs connaissances. Checke leur coiffeur, leur club de gym, leur gynéco, leurs lignes de bus ou de métro, leur…
— Je crois que t’as pas compris. J’ai plus le temps, ni les équipes. Je…
— Démerde-toi. Assigne ces recherches sur une autre affaire.
— Ce n’est pas si simple.
— Patrick, je te parle d’un tueur en série. Un cinglé qui va continuer. Un type qui a sans doute tué François Taine.
Nouveau silence.
— Tu prends peut-être le problème à l’envers, fit enfin Reischenbach. On sait que leur boulot intéresse le tueur. Peut-être a-t-il surveillé ces lieux « porteurs » — l’institut Bettelheim, les laboratoires Pavois, l’atelier Vioti —, puis il a choisi, parmi les employés, des jeunes femmes bien en chair.
— C’est une possibilité. Mais j’ai compris autre chose en étudiant tes PV. Il les connaissait. Personnellement.
— Quoi ?
— Il n’y a jamais eu d’effraction, ni d’agression. Pour la première, pas de traces de lutte dans le parking. Pour la deuxième, les laboratoires Pavois sont une vraie forteresse. Impossible d’y pénétrer sans laisser de traces. Nelly Barjac a accueilli le tueur, de nuit, et lui a fait visiter les salles. C’est certain. Quant à l’atelier Vioti, même histoire. Aucun signe d’effraction. Francesca a ouvert au tueur, tard dans la nuit, sans se méfier. Elle l’attendait.
— On a vérifié leurs appels. Reçus ou donnés. On a comparé les trois listings. Pas de numéro en commun.
— Le tueur les contacte autrement. Il s’est démerdé pour les rencontrer, dans un lieu précis, et on doit trouver ce lieu. Mets des gars sur le coup, Patrick !
— Je vais voir.
Jeanne sentit qu’elle avait marqué un point. Elle reprit, un cran plus calme :
— Tu as avancé sur Francesca Tercia ?
— On est allé chez elle. C’est un grand atelier, à Montreuil.
— Tu veux dire qu’elle sculpte ses œuvres personnelles chez elle ?
— Ouais.
— Ses sculptures, c’est comment ?
— Glauque. Des scènes de torture. Je te montrerai les photos.
— Rien d’autre à signaler ?
— Non. Mais j’ai l’impression qu’elle allait déménager.
— Pourquoi ?
— Son loft est sur deux niveaux. En bas, c’est l’atelier. En haut, c’est l’appartement. Il y avait des chiffres sur les meubles. Toujours le même, en fait.
— Quel chiffre ?
— 50. Marqué au feutre, sur des feuilles scotchées. Sur les armoires. Le frigo. Les glaces de la salle de bains. Partout, 50. Au début, on n’a pas saisi. Et puis on a eu l’idée du déménagement. Sans doute un repère pour le garde-meuble.
Jeanne avait déjà compris. Elle demanda :
— Tu as des femmes dans ton groupe ?
— Non.
— Tu devrais en engager une ou deux.
— Pourquoi ?
— Tu as le rapport d’autopsie de Francesca ?
— Sous les yeux.
— Combien mesurait-elle ?
— 1,57 mètre.
— Combien pesait-elle ?
— 68, selon le légiste. Pourquoi ces questions ?
— Parce que Francesca suivait un régime. 50 : c’est le poids qu’elle s’était fixé. Elle l’a inscrit partout pour se motiver. Par exemple, le chiffre sur le frigo te rappelle à l’ordre. Tu évites de grignoter.
— Tu déconnes ?
— C’est toi qui déconnes. Tant qu’il n’y aura que des hommes pour enquêter sur des meurtres de femmes, vous ne comprendrez pas la moitié de ce qui se passe.
— Merci pour la leçon, fit Reischenbach, vexé.
— Pas de quoi. Moi, j’inscris mon objectif au rouge à lèvres. Sur le miroir de ma salle de bains.
Le flic la provoqua :
— So what ? Qu’est-ce que ça nous apporte pour l’enquête ?
— Ça souligne, encore une fois, leur point commun : surcharge pondérale. Et le quotidien qui va avec. Cherche les lieux associés à ce problème. Elles fréquentaient peut-être le même club de gym, le même hammam… Cherche.
Reischenbach ne répondit pas. Jeanne sentit qu’il fallait lui rendre le manche.
— Sinon, tu as récolté des trucs cet après-midi ?
— Pas aujourd’hui, non.
— Et sur les croisements des données ? Les enfants de l’institut Bettelheim, les amniocentèses des labos Pavois ?
— Ce n’est pas fini. Mais pour l’instant, aucun résultat. Jeanne n’insista pas. Elle ne croyait plus à cette piste. Maintenant, elle connaissait le nom de l’assassin. Tout simplement.
— Et sur mon avocat ? relança-t-elle. Le dénommé Joachim ?
— Pas un seul avocat ne s’appelle Joachim en France. Tu es sûr qu’il est français ?
— Non. Et sur les listings des portables, des résultats ?
— J’aurai la liste exacte des appels de Taine demain matin. Pour l’instant, j’ai obtenu celle de ton mec, là, Antoine Féraud.
Le cœur de Jeanne s’accéléra.
— Il n’a pas passé beaucoup de coups de fil ces derniers jours. Et ce matin, deux seulement. Puis plus rien. Ceci expliquant peut-être cela.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai appelé les deux numéros. Le premier appel était pour son secrétariat téléphonique. Il a annulé tous ses rendez-vous. Le second pour une agence de voyages. Odyssée Voyages. Féraud a réservé un vol pour Madrid. Puis pour Managua.
— Au Nicaragua ?
— C’est ça. Il a décollé à midi pour l’Espagne. J’espère que tu ne comptais pas le convoquer pour une audition. Parce que c’est trop tard. Dans quelques heures, il sera sous les tropiques.
Antoine Féraud avait donc pris la fuite. Cette idée la rassura.
Mais pourquoi au Nicaragua ? Avait-il des amis là-bas ? Elle connaissait le pays. Pas vraiment une destination touristique, même si la situation politique s’était largement améliorée…
Soudain, il lui vint une autre idée. L’accent du père. Les connexions du fils avec l’Amérique latine. Ces deux hommes étaient peut-être d’origine nicaraguayenne. Dans ce cas, le départ de Féraud pouvait signifier autre chose. L’homme ne fuyait pas. Il menait au contraire une enquête sur son patient et son fils. Il remontait une piste…
— Sur les appels du samedi, tu as identifié les correspondants ?
— Pas en profondeur.
— Vérifie leur profil. Leur métier. Sur la liste, y a-t-il un nom à consonance espagnole ?
— Je regarderai. Ça ne m’a pas frappé.
— Autre chose. Dans tes dossiers, personne n’évoque les agendas, les répertoires, les Blackberry des victimes.
— Ils existent mais on ne les a pas. Taine les avait embarqués.
— Tu veux dire…
— Grillés. Avec le reste. Jeanne souffla avec lassitude :
— J’ai pensé encore à un autre truc. Le tueur a l’air obsédé par la préhistoire. Tu as vérifié s’il n’y a pas eu de vols, des cambriolages ou des actes de vandalisme au musée des Arts premiers ou dans celui du Jardin des Plantes ?
— Non. Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
Jeanne se revit arpenter les musées qui exposaient les œuvres d’Hans Bellmer. Durant des années, elle avait espéré retrouver la trace du tueur de sa sœur dans ces lieux, cherchant un fait, un détail, un sillage, qui aurait révélé le passage de l’assassin. Cela n’avait rien donné. Peut-être que cette fois…
— Cherche dans tous les lieux liés à la préhistoire, insista Jeanne. Les librairies, les musées, les bibliothèques… Interroge le personnel. Peut-être qu’un nom ressortira. Un souvenir bizarre, quelque chose… Il rôde dans cet univers, je le sens.
— Jeanne…
— On n’a plus que quelques heures.
— Aucun problème.
— Sûr ?
— Sûr. Elle n’est pas blindée. J’m’y mets tout de suite. Michel Brune sortit ses outils. Il était vêtu de sa combinaison de travail marquée du logo de sa société : Kryos Serrures. Jeanne, les bras croisés, le regardait faire. Ils se tenaient tous deux sur le seuil du cabinet d’Antoine Féraud. Il était 21 heures.
Brune n’était pas un serrurier comme les autres. Jeanne l’avait rencontré dans son bureau du TGI alors qu’il était inculpé de vols à répétition. Le jeune homme, vingt-six ans, avait la mauvaise habitude de conserver les doubles des clés qu’il fabriquait dans la journée. Il passait ensuite collecter son butin. Des soutiens-gorge. Des culottes sales. Des National Géographie. Des stylos… Jeanne avait tenu compte du caractère dérisoire des vols. Et surtout, elle avait perçu chez le kleptomane un don unique pour les serrures. Un tel expert pouvait lui être utile. Elle lui avait évité le procès. Elle l’avait remis en liberté. Mais elle avait conservé son dossier. Depuis, elle l’appelait de temps en temps. Pour des perquisitions sauvages.
— Voilà.
La serrure d’Antoine Féraud était déverrouillée. Jeanne sentit le froid du marbre s’enfoncer dans sa chair. Le cap était franchi. Trop tard pour reculer. Trop tard pour revenir dans la légalité.
Brune poussa la porte et plaisanta :
— En partant, oubliez pas de refermer derrière vous.
Jeanne enfila des gants de latex. Pénétra dans l’obscurité. Il faisait beaucoup plus chaud dans l’appartement. Elle referma la porte avec précaution. Alluma sa torche. Plaqua sa main sur le faisceau pour qu’on n’aperçoive pas son rayon à travers les fenêtres. L’appartement baignait dans l’ombre et le silence.
Le couloir s’ouvrait d’abord sur une petite pièce, à gauche. La salle d’attente. Murs blancs. Moulures à l’ancienne. Parquet vernis. Quelques chaises. Des livres posés sur une table basse. Pas des magazines mais des catalogues d’exposition, des monographies. On était chez les intellos. Elle dépassa ce premier seuil pour trouver une porte close, sur la droite. Elle l’ouvrit et découvrit la salle de consultation. La chambre d’écoute.
Quand elle l’imaginait, elle n’était pas loin de la réalité. Environ trente mètres carrés. Une bibliothèque, à droite. Un bureau placé en épi, au centre, devant une fenêtre. Deux chaises. Et le divan, à gauche, protégé par un plaid ocre. Un tapis rouge couvrait le parquet. Un châle, genre péruvien, était suspendu sur le mur au-dessus du divan. Rouge lui aussi. Elle songea à cette phrase d’Ingmar Bergman, quand il présentait son film Cris et chuchotements : « Depuis mon enfance, je me suis toujours représenté l’intérieur de l’âme comme une membrane humide aux teintes rouges. » Elle se trouvait dans la chambre de l’âme. Les murs semblaient bruisser des voix qui s’étaient élevées ici…
Elle passa derrière le bureau. Commença sa fouille. Un bloc aux pages blanches. Des bibelots. Des crayons. Pas d’agenda. Pas de notes. Pas de noms. Elle ouvrit le tiroir. Un carnet d’ordonnances. Vierge. Un Vidal — le dictionnaire français des médicaments. Un DSM (Diagnostic and Statistical Manual) — l’ouvrage américain de référence qui classifie les troubles mentaux… Aucun détail qui concernât les patients.
Une idée lui vint. L’occasion ou jamais de retirer le micro posé par le SIAT. Elle se retourna et leva les yeux au-dessus de la tringle à rideaux. Les techniciens procédaient toujours selon la même méthode. Elle attrapa une chaise, un coupe-papier. Se hissa au-dessus du châssis. Le zonzon était là, incrusté dans le mur, surplombant le chambranle. Un coup de lame et le micro tomba dans sa main.
Jeanne distingua une autre porte, près de la bibliothèque. Elle s’approcha. Le gros lot. Un réduit d’environ cinq mètres carrés contenant les archives de Féraud. De simples étagères chargées de dossiers, eux-mêmes remplis de feuilles écrites à la main. Le psychiatre travaillait à l’ancienne. Elle saisit une chemise au hasard. Pour chaque patient, Féraud remplissait une fiche — nom, prénoms, adresse… — , puis, au fil des séances, prenait des notes. Exactement ce qu’elle cherchait.
Elle devait piquer ici tous les dossiers des patients à consonance espagnole, dont l’âge pouvait correspondre à celui de l’Espagnol, disons à partir de cinquante ans. Sans doute un coup d’épée dans l’eau. Si Féraud s’était fait la malle — et plus encore s’il menait l’enquête —, il avait emporté avec lui le dossier du vieil hidalgo. De plus, rien ne disait que l’homme avait un nom à sonorité espagnole. S’il venait d’Amérique du Sud, par exemple, il pouvait très bien porter un patronyme allemand, russe ou italien…
D’abord, finir le tour du propriétaire. Jeanne sortit de la pièce, déjà en sueur. Au fond du couloir, une chambre. Un lit à deux places. Des rangements encastrés dans le mur de gauche. Un écran plasma dans l’axe du lit. Une certitude : Féraud vivait ici. Elle remarqua qu’il n’y avait aucune photo personnelle aux murs ou sur la table de chevet.
Jeanne éprouva des sentiments contradictoires. D’un côté, elle se réjouissait de cette découverte. Antoine Féraud n’avait pas de famille. Ni femme ni enfants. De l’autre, cette existence solitaire, collée à son cabinet, la mettait mal à l’aise. Féraud vivait comme un étudiant. Sans confort. Sans chaleur. Sans générosité. Entièrement dévoué à sa cause. Cela ne faisait pas rêver. Mais vivait-elle différemment, elle ?
Un œil dans les tiroirs. Des caleçons. Des chaussettes. Des chemises. Toujours dans les tons sombres. Leur nombre, réduit, trahissait le départ. Un dressing aux portes coulissantes. Quelques costumes. En laine noire. Une vraie garde-robe de croque-mort. Peut-être avait-il emporté au Nicaragua ses fringues légères et colorées ?
Jeanne continua. Des livres posés par terre, près du lit. La Forteresse vide de Bruno Bettelheim. La Montagne magique de Thomas Mann. Eugène Onéguine de Pouchkine. Elle les feuilleta. Les secoua. En quête d’une photo qui aurait marqué les pages. Rien.
Elle aperçut un petit bureau coincé entre la fenêtre et l’écran plasma. Pas d’ordinateur. Elle ouvrit le mince tiroir. Retourna les carnets, les feuilles, la paperasse. Que dalle. Féraud s’était envolé avec ses secrets.
Elle remonta le couloir, la sueur collant son tee-shirt. Elle trouva la cuisine et fit couler de l’eau froide sur son visage. Cette pièce était à l’image du reste. Propre. Froide. Désincarnée. Elle ouvrit le frigo : vide. Elle passa dans la salle de bains, idem. Pas un seul produit de soins ou le moindre dentifrice sur les étagères. Un soupçon incongru la traversa : peut-être Féraud passait-il ici la semaine ouvrable et rejoignait-il sa famille dans une splendide maison provençale ? Non. Il y aurait eu des photos. Des dessins d’enfants. Des lettres. Féraud était un croisé de la psychiatrie. Un solitaire qui se passionnait pour les méandres de l’esprit, la révolution viennoise et la mécanique des pères.
Elle retourna dans le réduit. Monta encore une fois sur une chaise et commença sa fouille. Très vite, elle prit le coup de main. Poser sa lampe dans un axe favorable. Attraper une pile de dossiers. La placer sur son bras gauche replié. Feuilleter chaque première page de chemise de la main droite pour identifier le nom du patient. En deux heures, elle avait sélectionné cinq dossiers qui pouvaient correspondre à l’homme qu’elle imaginait.
En taillant large.
Très large.
Carlos Vila, 57 ans.
Reinaldo Reyes, 65 ans.
Jean-Pierre Vengas, 69 ans.
Claudio Garcia, 76 ans.
Thomas Gutierrez, 71 ans.
Moisson féconde ? Elle n’y croyait pas, mais elle étudierait tout de même chaque dossier. Elle considéra le dernier rayonnage, tout en bas. Sa nuque, ses tempes, ses aisselles poissaient. Surtout, cette transpiration se mélangeait à la poussière remuée. Elle était couverte d’une boue dégueulasse.
Elle s’agenouilla pour attaquer l’ultime série quand son cœur s’arrêta.
On venait de frapper à la porte d’entrée.
Non pas des coups neutres mais de fortes déflagrations. Nettes.
Violentes. Saccadées. Comme des pierres lancées à pleine force. Jeanne fit tomber sa torche. Une certitude la traversa. Le tueur.
Nouveaux coups.
Et déjà, un craquement de bois.
On était en train de forcer la porte…
Jeanne s’appuya contre les étagères, le corps saturé d’adrénaline. Ses pensées palpitaient dans sa tête. Ramasser sa lampe. Regrouper les dossiers. Trouver une autre issue. Elle se baissa vers la torche. Glissa sur une feuille. Tomba parmi les papiers. La chute eut un effet salutaire. Elle retrouva son sang-froid. Elle attrapa sa Maglite. Rassembla ses dossiers épars. Les coups résonnaient en rafales. La porte tremblait sur ses gonds. Jeanne se souvint qu’elle n’avait pas verrouillé derrière elle. Et réalisa qu’elle ne portait pas d’arme.
A quatre pattes, elle continua à réunir les chemises. Ces liasses avaient pris tout à coup une valeur inestimable. Son butin. Son trésor. Elle était venue pour ça et elle repartirait avec. Les pages bruissaient autour d’elle. Les feuilles lui échappaient. Quand elle les eut fourrées sous son bras, elle réalisa qu’un nouveau bruit déchirait le silence de l’appartement.
Un cri.
Un grognement.
Elle n’avait jamais entendu un truc pareil. Grave, rauque, qui faisait mal à entendre. Une sorte de curetage sonore qui vous passait par les tympans, vous raclait le palais et vous écorchait la gorge. Le grognement s’éleva pour devenir un long roucoulement. Modulé comme celui d’un pigeon.
Jeanne songea à un sifflet de terre cuite, dans lequel on aurait soufflé en douceur. Joachim, murmura-t-elle. À travers ce cri, elle pressentait la voix de fer de l’enregistrement numérique. La chose avait jailli du corps de l’avocat… La créature s’était réveillée… Et revenait ce soir pour tuer Antoine Féraud comme elle avait tué la veille François Taine. Il n’y aurait pas de survivants.
Elle se précipita dans le couloir. Jeta un regard par-dessus son épaule. Elle vit — ou crut voir — la porte d’entrée se gonfler sous les coups. Elle courut vers la chambre. La cuisine. La salle de bains. En quête d’une autre issue. Elle balaya chaque pièce des yeux. Repéra la fenêtre de la salle de bains, au-dessus de la baignoire. Elle chercha à se souvenir de la configuration des lieux par rapport à la rue. Peut-être un passage sur la cour…
Elle se précipita, appuyant sur le commutateur. Le châssis avait une crémone mais pas de poignée. Elle s’arrêta. Posa ses dossiers. Se mit en quête d’un outil…
Un craquement.
Le cri, plus net, plus proche.
Le tueur avait fendu la porte. Son roucoulement traversait le couloir, ricochait contre les murs. Jeanne fouillait chaque tiroir. Des savons. Une lime. Un peigne… Les coups continuaient. La porte vibrait sur ses gonds. Une pince à épiler. Un déodorant. Un stick pour les lèvres… Merde. Merde. Merde. Jeanne tremblait sans pouvoir se contrôler. Des serviettes. Des flacons. Des sprays…
Nouveau déchirement, suivi d’un froissement d’esquilles. La porte cédait. Le tueur était là. RRRRRROOOOOOUUUUU !!!!!!!… Elle trouva un coupe-ongles qui ressemblait à une tenaille. Elle se précipita. Attrapa la tige de la crémone avec la pince et tourna. Raté. RRRRRROOOOUUUUU !!!!! Nouvelle tentative. Ratée encore. Elle avait les yeux brouillés de larmes.
Enfin, la tige tourna. La fenêtre s’ouvrit. Jeanne tendit la tête au-dehors. Aperçut un mince rebord qui suivait la façade. En bas, la cour intérieure. Elle fourra ses dossiers sous son tee-shirt. Plongea dans la lucarne.
Quand ses talons touchèrent la saillie, le chuchotement était derrière elle :
— Todas las promesas de mi amor se irán contigo /Me olvidarás… Jeanne fila le long de la corniche, enjambant les gouttières, atteignant une nouvelle façade d’immeuble, perpendiculaire à la première.
Le murmure s’élevait dans la cour :
— … me olvidarás / Junto a la estacion lloraré igual que un niño, / Porque te vas, porque te vas, / Porque te vas, porque te vas…
Elle longea le nouveau rebord, évitant de contempler le vide à ses pieds. Une fenêtre ouverte dans la pénombre. Une cage d’escalier. Elle balança ses dossiers. Les Vila, Reyes et autres Garcia se répandirent sur les marches. Elle enjambait déjà le chambranle.
Alors, elle risqua un coup d’œil derrière elle.
Le monstre ne l’avait pas suivie dehors.
Il se tenait immobile, à contre-jour, encadré par la fenêtre de la salle de bains. Il tremblait de tous ses membres. Comme s’il grelottait de froid malgré la chaleur. Ce n’était qu’une silhouette noire mais Jeanne crut apercevoir des détails. Une tignasse hirsute. Une épaule nue. Une main griffue posée sur le châssis, tournée vers l’intérieur.
Elle était sûre qu’il l’observait mais à cet instant, un rai de lumière vint frapper les yeux du monstre. Ils étaient baissés, vibrants, criblés de tics. Ces yeux ne la regardaient pas.
Ni elle ni personne.
Ces yeux étaient tournés vers l’intérieur. Vers le Moi de l’assassin.
Vers la forêt qui lui ordonnait de tuer. Et de tuer encore.
Elle se réveilla dans un état second. Elle avait passé la première partie de la nuit à se remettre de ses émotions. La seconde à étudier les dossiers volés chez Féraud. Pour ne rien obtenir du tout. Des névrosés ordinaires. Pas l’ombre d’un père et de son fils assassin. La troisième partie de la nuit, quelques heures, elle l’avait consacrée au sommeil, après avoir pris — encore une fois — des somnifères.
Le résultat avait été une suite ininterrompue de cauchemars. Gollum était là. Celui des premiers songes. Il était maintenant chez François Taine, sur la mezzanine, au cœur du brasier. Jeanne essayait de crier mais les flammes la prenaient à la gorge. Puis l’enfant-monstre jaillissait d’une porte arrachée. On était chez Féraud. Jeanne rampait dans le couloir en direction d’un miroir, sans parvenir à avancer. L’enfant se tenait derrière elle. Et devant elle, dans le reflet. Il ne bougeait plus, nu, noir. Il murmurait. Une litanie saccadée. Alors que ses yeux tressautaient en fixant le sol. Jeanne fuyait toujours, sans avancer, prise de pitié pour cet enfant au teint mat, aux mains tordues, à la tignasse dense qui évoquait, ombre projetée sur le mur, la cime d’un cèdre du Liban…
Elle s’était réveillée, puis rendormie. Puis réveillée, encore et encore…
Elle réalisa qu’on sonnait à la porte d’entrée. Elle se leva sans réfléchir. Traversa le salon. Constata qu’elle portait un pantalon de pyjama Calvin Klein et un tee-shirt délavé. Tout juste présentable. Le soleil était là. Doux encore mais prometteur de chaleur.
Nouvelle sonnerie. Elle buta contre les dossiers étalés par terre. Ce contact lui rappela le cabinet de Féraud. Elle avait échappé au tueur. Elle avait survécu. Chaque seconde se cristallisait maintenant en secrète effervescence, en sourde reconnaissance…
On sonnait toujours.
Elle ouvrit la porte. Sans prendre le temps de vérifier dans l’œilleton. Ni même de glisser la chaîne dans sa rainure.
L’homme qui se tenait sur son seuil était un inconnu. Cinquante ans. Cheveux gris coupés en brosse. Baraqué dans une veste de cuir noir. Une moustache d’argent barrait son visage.
Le plus surprenant était entre ses mains.
Un bouquet de fleurs.
— Madame Korowa ?
— C’est moi.
— Je suis le commandant Cormier. Nous nous sommes déjà rencontrés.
— Je ne crois pas, non. L’homme s’inclina, très vieille école.
— Avant-hier. Dans un immeuble en flammes. Nous portions tous des casques. Sans vous, j’étais bon pour un saut de quatre étages. Je dirige la caserne du IXe arrondissement.
Jeanne hocha la tête, laissant les souvenirs se préciser. La cage d’escalier saturée de fumée. Le palier incandescent. Le pompier qui avait jailli à reculons, en direction du vide. Elle avait presque oublié qu’elle avait sauvé la vie d’un homme dans ce chaos.
— C’était un réflexe, fit-elle pour minimiser son acte.
— Sacrement efficace.
— Entrez.
Jeanne éprouvait la sensation d’être surprise dans son intimité. Elle avait la tête engourdie par le somnifère. L’esprit lacéré par des fragments de cauchemar. Son appartement était en désordre. Il sentait le sommeil. Le renfermé. Seule, la lumière du soleil sauvait un peu l’ensemble.
— Vous voulez du café ? demanda-t-elle au hasard.
— Je vous remercie. Je ne veux pas vous déranger. Je suis juste venu vous remercier. (Il tendit son bouquet.) C’est modeste mais…
— Asseyez-vous, fit-elle en prenant les fleurs. Je vais les poser dans la cuisine.
Quand elle revint, l’homme était toujours debout, mains dans le dos, posté devant la fenêtre. Il était petit. Compact. Prêt à l’emploi. Tout son être distillait une impression de force, de sécurité, de disponibilité.
— Comment avez-vous eu mon adresse ? Je n’ai pas encore fait de déposition.
Le pompier se retourna. Ses yeux paraissaient métalliques dans la clarté blanche.
— L’hôpital. Votre fiche de renseignements.
— Bien sûr.
L’odeur du café qu’elle avait lancé pénétrait dans le salon. Elle réalisa que la présence de ce spécialiste était une aubaine.
— L’incendie, qu’en pensez-vous ?
— Franchement, pas grand-chose. Il paraît que son origine est criminelle. Mais je ne suis pas un expert. Ma seule certitude, c’est que le foyer est parti du cinquième étage. L’étage de votre ami…
— C’est vous qui m’avez récupérée ?
— Moi et mes hommes, oui.
— Dans l’appartement, vous n’avez rien vu de suspect ?
— Comme quoi ?
— Une silhouette. Un homme qui s’enfuyait.
— Non. Sans équipement, je ne vois pas qui aurait pu survivre là-haut.
Elle revit le monstre. Nu. Noir. Crochu. Couvert de résine ?
— D’après vous, certaines matières peuvent protéger intégralement du feu ?
— Je crois qu’on a fait pas mal de progrès dans ce domaine, au cinéma. Des nouveaux produits existent. Mais là non plus, je ne suis pas spécialiste.
Jeanne réfléchit. Peut-être une piste. Cormier parut suivre sa réflexion :
— Vous voulez que je me renseigne ?
Jeanne acquiesça. Inscrivit son numéro de portable sur une carte de visite. Le pompier la fourra dans sa poche. Ses mains étaient larges et rugueuses. L’impression de confiance s’accentuait à chaque seconde. Au prochain incendie, elle saurait qui appeler.
L’homme la salua et disparut, roulant sa carrure dans l’étroit couloir de l’immeuble.
10 heures. Café. Effexor. La matinée ensoleillée avait des airs de vacances. Et cette visite — un Père Noël coiffé en brosse — était de bon augure. Téléphone. Elle prévint Claire qu’elle ne viendrait pas aujourd’hui. Ni demain. Ni même avant longtemps. La greffière paraissait dépassée.
— Un huissier est venu chercher le dossier Timor, fit-elle à voix basse, comme si on pouvait l’entendre. Sur commission rogatoire.
— Qui est saisi ?
— Stéphane Reinhardt.
Le choix aurait pu être pire. Après tout, c’était lui qui lui avait refilé le bébé. Il trouverait le mobile de la combine — le pétrole. Et le moyen de coincer les responsables. Peut-être. Dans tous les cas, il ferait une solide équipe avec Hatzel, alias Bretzel.
— Rien d’autre ?
— Des appels. Des lettres. Qu’est-ce que je réponds ?
— Vois avec le Président. Qu’il refile les affaires les plus urgentes.
— Mais je… Tu crois qu’on va m’affecter ?
— J’appellerai le Président. Ne t’en fais pas.
Jeanne lui dit au revoir et promit de la rappeler. Dès qu’elle coupa, son cellulaire vibra.
— Allô ?
— Reischenbach.
— Du nouveau ?
— J’ai la liste des derniers appels de Taine.
— Quelque chose ressort ?
— Deux appels bizarres. L’un au Nicaragua, dimanche à 17 heures. L’autre en Argentine, dans la foulée.
Les pièces s’assemblaient. La « découverte incroyable » de Taine trouvait ses origines en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Alors même que Féraud s’était envolé la veille pour Managua.
— Tu as identifié les destinataires des appels ?
— Pas encore. Deux numéros protégés. Un portable à Managua. Un fixe en Argentine. On planche dessus. On en saura plus dans la journée. (Il fit une pause, puis reprit :) Le Nicaragua, c’est pas là-bas que ton Antoine Féraud s’est tiré ? Que fout-il dans cette histoire ?
— C’est un psychiatre. Je pense qu’il soigne le tueur cannibale. En réalité, son père.
Silence estomaqué.
— Tu connais l’identité du tueur ?
— Non. Seulement son prénom.
— Joachim ?
— Exactement. Tu as trouvé un avocat qui porterait ce prénom ?
— Toujours pas.
— Cherche encore. Il est impliqué dans des ONG qui œuvrent en Amérique du Sud.
Le flic s’éclaircit la gorge.
— Écoute, Jeanne. On est débarqués, toi et moi. Je n’ai plus d’hommes à mettre sur ce coup et…
— Faisons encore le maximum aujourd’hui. Pas d’autres nouvelles ?
— L’annonce du meurtre de Francesca Tercia a provoqué le lot habituel de témoignages foireux, d’aveux spontanés. La pluie de merde ne fait que commencer.
— Et l’enquête sur Francesca ?
— T’as la tête dure. Je te répète que le boulot est en stand-by. Nous, on a arrêté et…
— Des cambriolages dans les musées ? Des faits dans le domaine de la préhistoire ?
— J’ai lancé des perches. Pas de retour pour l’instant. Et… (Reischenbach parut se souvenir de quelque chose) attends… J’ai un truc pour toi… (Jeanne entendit des feuilles claquer. Le flic cherchait dans ses notes.) Voilà. Messaoud m’a envoyé un mémo ce matin. Il ne savait pas à qui le faire parvenir… Il a reçu les résultats d’analyse de l’ocre que le tueur a mélangé avec le reste pour écrire sur les murs. Finalement, ce n’est pas de l’ocre, mais de… Attends. (Jeanne l’entendit encore remuer sa paperasse.) De l’urucum.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une plante d’Amazonie brésilienne. Messaoud a appelé un spécialiste. Il paraît que là-bas, les Indiens réduisent en poudre ces graines et s’en enduisent le corps pour se protéger du soleil et des moustiques. C’est pour ça que les Portugais, au XVIe siècle, les ont appelés les « Peaux-Rouges ».
— Cette plante a un pouvoir ? une vertu symbolique ?
— Je sais pas. Messaoud a rédigé un topo. (Le flic chercha encore.) Voilà. Elle est très riche en bêta-carotène. Me demande pas ce que c’est. Elle contient aussi des oligo-éléments : zinc, magnésium, sélésium… Aujourd’hui, l’urucum rentre dans la composition de certains produits bio. Des trucs qui préparent la peau au soleil.
Jeanne se fit épeler le nom exact et aussi son appellation botanique : Bixa orellana.
— Ça pourrait nous renseigner sur les origines du mec, conclut le flic. Du moins les régions où il a voyagé.
Ce fait nouveau renforçait l’environnement général des meurtres. L’Amérique du Sud. Mais on brassait large : il y avait plusieurs milliers de kilomètres entre Managua au Nicaragua, Buenos Aires en Argentine, et Manaus au Brésil…
Jeanne se demanda si ces indices constituaient de vrais progrès ou les nouveaux éclats d’une expansion qui ne cesserait jamais, comme celle d’un univers spécifique. Une seule certitude : le vieil homme et son fils n’étaient pas d’origine brésilienne. Elle connaissait assez ces pays pour distinguer un accent espagnol d’une inflexion portugaise. Et quand le monstre, à l’intérieur de Joachim, prononçait les paroles de Porque te vas, c’était dans un espagnol parfait.
Cette seule réflexion lui rappela la terreur de la veille au soir. Ses pieds sur la corniche. La nuit moite. Et la voix, derrière elle, partout dans la cour : Todas las promesas de mi amor se irán contigo / Me olvidarás…
— Oh, tu m’écoutes ?
— Qu’est-ce que tu disais ?
— Je disais que ce soir, j’arrête tout. La PJ, c’est pas une agence privée. Le seul truc que je peux faire encore pour toi, c’est gratter aujourd’hui sur ces pistes et…
— Alors, fais-le.
— L’autisme aujourd’hui, c’est une auberge espagnole.
— On utilise ce mot pour parler de pathologies différentes qui se signalent, en gros, par les mêmes troubles. Mutisme. Évasion hors de la réalité. Difficultés d’apprentissage… Le terme désigne plutôt des symptômes qu’une maladie spécifique. Des conséquences et non une cause. Vous comprenez ?
Jeanne ne répondit pas. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était sa situation immédiate. Elle se trouvait en tee-shirt, pantalon retroussé, pieds nus, au bord d’une piscine. Le bassin couvert de l’institut Bettelheim. Hélène Garaudy, directrice du centre, avait accepté de la rencontrer à condition qu’elle se plie à son emploi du temps. Pour l’instant, on en était à la baignade d’une enfant de six ou sept ans au corps raidi.
Hélène Garaudy soutenait la petite fille d’un bras et lui faisait couler de l’eau sur le front de l’autre main.
— Pour ne rien arranger, continua-t-elle, les spécialistes eux-mêmes ne sont pas d’accord sur la classification des pathologies. Ni sur la description des symptômes. Encore moins sur leur origine. Quant à la façon de les soigner, chacun a son idée…
Jeanne essayait de se concentrer mais les effluves javellisés, le bassin carrelé de bleu, la résonance des mots, tout contribuait à la distraire. Sans compter ses trois quarts d’heure de route pour atteindre les hauteurs de Garches où se situait l’institut Bettelheim.
— Si vous deviez décrire les symptômes communs à toutes ces pathologies, que diriez-vous ?
Elle avait demandé cela pour revenir à des éléments concrets. Ces symptômes, elle en avait elle-même croisé quelques-uns. Elle revoyait le regard fuyant, dévoré de tics, de son agresseur, dans la lucarne noyée d’ombre de la salle de bains de Féraud. Elle réentendait les paroles de Porque te vas psalmodiées à toute vitesse.
— Il existe une infinité de comportements, répondit Hélène Garaudy. Et autant de degrés de gravité et d’évolution. Certains enfants autistes accèdent au langage, d’autres non. Certains acquièrent une indépendance, une formation. D’autres jamais. Pour résumer, les symptômes tournent autour de l’isolement. L’autiste ignore ce qui vient de l’extérieur. Il se comporte comme si les autres n’existaient pas, même ses parents. Il craint le contact corporel. Un autre élément essentiel est le besoin d’immuabilité. L’enfant veut rester dans un monde fixe. Son environnement ne doit pas bouger. Dans sa chambre, par exemple, il remet toujours chaque élément à sa place et fait preuve d’une excellente mémoire à propos de ces détails. On suppose qu’il ne fait pas réellement de distinction entre lui-même et cet environnement. Chaque changement est donc vécu comme une blessure, une atteinte à sa personne.
— On m’a parlé de troubles du langage…
— Pour ceux qui parviennent à parler, oui.
Jeanne se souvenait des paroles de Féraud. Mais elle voulait des confirmations.
— Quels sont les plus fréquents ?
— L’enfant parle de lui à la deuxième ou à la troisième personne, comme s’il était exclu de lui-même. Il a aussi des difficultés à dire « oui ». Souvent, en signe d’assentiment, il répète la question. On note aussi des phénomènes d’écholalies. L’enfant prononce des séquences de mots, de manière littérale, toujours avec la même intonation. A priori, cela ne signifie rien mais un des premiers psychiatres à avoir étudié ces cas, Léo Kanner, a noté que le sens de ces séquences renvoie à la situation où l’enfant les a entendues pour la première fois. La série de mots devient alors une métaphore de cette situation et de l’expérience qui y est liée.
Jeanne repensa encore une fois à la chanson Porque te vas.
— Comme un traumatisme ?
— Pas forcément. Par exemple, l’enfant retient une phrase lors d’une émotion heureuse. À chaque fois qu’il la répétera, cela signifiera : « Je suis heureux. » Attention, tout ce que je vous dis là est à prendre avec précaution. Je suis en train de projeter des émotions, des réactions typiquement humaines sur un monde qui n’a plus rien à voir avec la psyché humaine. L’univers autiste est vraiment… à part.
Jeanne s’était assise au bord du bassin, les pieds dans l’eau. Hélène Garaudy maintenait toujours la petite fille à flot. L’enfant demeurait immobile, avec un rictus atroce collé aux lèvres. Jeanne se concentra sur ses questions. Elle était ici pour relier trois pôles désignés par le métier des trois victimes. Autisme. Génétique. Préhistoire.
— Parmi les causes pathologiques de l’autisme, existe-t-il des origines génétiques ?
— Des recherches tendent actuellement à démontrer que certains syndromes autistiques pourraient avoir une origine génétique, oui. L’autisme serait même le trouble psychiatrique ayant la plus forte composante génétique. Mais il faut être prudent. On ne sait toujours pas avec exactitude quel type de gènes sont concernés et surtout, on ignore les facteurs environnementaux impliqués.
— On ne peut donc pas détecter l’autisme avant la naissance, en étudiant par exemple le caryotype du fœtus ?
— On a repéré des régions chromosomiques concernées dans certains cas d’autisme mais tout diagnostic précoce est impossible. Pour l’instant. Nous parlons de recherches en pleine évolution.
— Et la piste du traumatisme ? demanda Jeanne, changeant de direction. Certains enfants deviennent-ils autistes à cause d’un choc psychologique ?
Hélène Garaudy sourit. Son visage était sans âge. Impossible non plus de dire s’il était beau ou laid. Il dégageait seulement une impression de souveraineté sans faille. Une sérénité incorruptible.
— Beaucoup de gamins autistes naissent ainsi. La vie n’a donc pas pu les influencer. À moins qu’on ne parle de la vie d’avant… L’existence intra-utérine. Ici, on rejoint les théories de Bruno Bettelheim.
— Comme le nom de votre centre ?
La directrice ne répondit pas. Elle fit glisser la petite fille sur la surface de l’eau. Malgré la douceur du mouvement, la violence de ce corps blanc, des bouées jaunes à ses bras, des flots turquoise était presque insoutenable. L’enfant faisait mal à voir — avec ses lèvres retroussées, ses gencives couleur de betterave, son corps atrophié… Une infirmière, qui venait d’entrer dans le bassin, prit le relais et dirigea l’enfant vers d’autres assistants qui attendaient sur le bord.
Hélène Garaudy sortit de l’eau d’une seule traction, à quelques mètres de Jeanne. Elle avait une taille de libellule. Un cul galbé.
— Venez, fit-elle en attrapant une serviette et un sac en toile posés sur le sol. Allons prendre le soleil. J’ai une demi-heure pour déjeuner. Je vous invite.
Au-delà des baies vitrées, les pelouses se déployaient, lisses et éclatantes comme des greens de golf. Des blocs de marbre blanc se dressaient à la manière de sculptures contemporaines. Ces jardins possédaient la quiétude d’un atrium romain.
Jeanne s’attendait à ce que la directrice enfile une blouse blanche d’infirmière mais Hélène ôta simplement son bonnet de bain et resta en maillot. Elle portait un chignon soigneusement négligé et sa nuque avait la cambrure un peu menaçante d’un arc qui va tirer.
La femme attrapa un paquet de Marlboro dans son sac et alluma une cigarette, jetant un bref regard à l’enfant. Les infirmiers la sortaient du bassin avec précaution et l’installaient sur un siège roulant.
— Nous devons faire attention avec elle. Le bain l’apaise, mais…
— Elle est dangereuse ?
Sans quitter des yeux le convoi, Garaudy cracha une bouffée.
— Son père l’élevait avec des chiens. En réalité, il prenait beaucoup plus soin de ses chiens que de sa fille. Quand nous l’avons récupérée, elle imitait les bêtes, espérant obtenir ainsi un traitement de faveur. Quand elle a compris que notre job, c’étaient plutôt les humains, elle s’est mise à haïr les chiens. Et à en avoir une trouille bleue. Ce qui crée en elle un terrible conflit intérieur.
— Pourquoi ?
— Parce qu’une part d’elle-même est restée, d’une certaine façon, un chien.
Les infirmiers dirigeaient maintenant l’enfant vers le bâtiment central. L’un des infirmiers lui ôta son bonnet de bain. Une longue chevelure fauve jaillit au soleil. Jeanne eut l’impression que c’était sa part animale qui se révélait.
— Venez. Asseyons-nous là.
Les blocs n’étaient pas en marbre mais en ciment peint. Au pied de l’un d’eux, une glacière était posée à l’ombre. Hélène l’ouvrit et y puisa une canette glacée.
— Coca light ?
— C’est notre déjeuner ?
— La ligne avant tout !
Jeanne attrapa la canette. Elle sentit sous ses doigts une constellation de gouttes fraîches.
Un cri déchirant retentit, provenant du bâtiment. Jeanne sursauta. Elle avait l’impression que le monde clos, impénétrable, indéchiffrable, de l’autisme était symbolisé par l’édifice blanc, vibrant dans le soleil.
La directrice, cigarette au bec, ouvrit une autre Canette. Elle semblait ne rien avoir entendu. Chacun de ses gestes était empreint d’une nuance raffinée et désabusée.
— Nous parlions de Bruno Bettelheim…, reprit Jeanne.
— Oui. Vous connaissez ?
— Vaguement. Il a écrit la Psychanalyse des contes de fées, non ?
— Il a surtout travaillé sur l’autisme. C’était un psychiatre d’origine viennoise qui s’est installé aux États-Unis. Il a créé un institut, l’école orthogénique, sur le campus de l’université de Chicago. Avant cela, en Europe, il a connu la déportation en 1938. Il était juif. C’est dans les camps, à Dachau puis à Buchenwald, qu’il a trouvé sa méthode pour soigner les enfants autistes.
— De quelle façon ?
— En observant les autres prisonniers. Il a remarqué que les déportés se refermaient sur eux-mêmes pour se protéger de cet environnement totalement destructeur. Plus tard, face aux enfants autistes, il a conclu que ces gosses percevaient, de la même façon, la réalité extérieure comme une menace irrémédiable. Pour les soigner, il fallait donc créer un univers diamétralement opposé à cette menace. Un monde 100 % positif, visant à ouvrir leur esprit, à les libérer de la peur, afin d’inverser le processus psychique de terreur et d’enfermement…
— C’est la méthode qu’il a appliquée dans son école ?
— Dans son centre, chaque détail était conçu dans ce sens. La couleur des rideaux et des murs. La ligne des meubles. Les statues dans les jardins. Les bonbons dans les placards, toujours à portée de main. Les portes ouvertes. Là où les choses se gâtaient, c’est qu’il interdisait aux parents de voir leurs enfants.
— Il les considérait comme menaçants ?
— Dans la tête de l’enfant, en tout cas. C’est toute la théorie de Bettelheim. Pour lui, l’autisme est le résultat d’un abandon. Réel ou imaginaire, mais ressenti en profondeur par l’enfant. Sa fermeture au monde est une réaction psychique. Un mécanisme de défense.
Un souvenir frappa Jeanne. Parmi les livres de chevet d’Antoine Féraud, il y avait La Forteresse vide de Bruno Bettelheim. Sans doute le psychiatre avait-il voulu se rafraîchir la mémoire à propos de l’autisme après avoir rencontré Joachim…
— Ce sont les méthodes que vous suivez ici ?
— Non. Nous admirons l’homme, mais les traitements ont beaucoup évolué.
— Vous tolérez la visite des parents ?
— Bien sûr.
Cette idée en appela une autre. Jeanne songea à Joachim et à son père.
— Est-ce que le prénom de Joachim vous dit quelque chose ?
— Non. Pourquoi ?
— Pour rien. (Elle admit avec un bref sourire :) Cette enquête est très difficile. Je lance des lignes mais rien ne mord…
— Je ne comprends pas. Vous êtes en charge du dossier ?
— Non. C’est une des difficultés… Est-ce que François Taine vous avait contactée ?
— Qui est-ce ?
— Le juge saisi de l’instruction.
— Le nom ne me dit rien mais un magistrat m’a appelée, oui. Il m’a posé des questions sur l’autisme. On lui a retiré l’enquête ?
— Il est mort.
— Comment ?
— Dans un incendie. Avant-hier.
Hélène Garaudy but une goulée pétillante. La proximité de la mort ne lui faisait pas peur. Une infirmière assassinée et dévorée quelques jours auparavant dans son propre établissement. Le magistrat en charge de l’enquête brûlé vif. Tout cela glissait sur son esprit comme la lumière sur son corps.
— Les événements sont liés ? fit-elle enfin.
— Sans doute. Sans compter deux autres meurtres. Des jeunes femmes qui ressemblaient à Marion Cantelau.
— Un tueur en série ?
— A priori.
Jeanne n’avait pas envie d’entrer dans les détails. Elle voulait plutôt approfondir la deuxième partie de son équation à trois inconnues : autisme, génétique, préhistoire…
— Voyez-vous un lien entre l’autisme et la préhistoire ?
— Qu’est-ce que vous entendez par « préhistoire » ?
— Vie primitive, attitude régressive.
— Il y a un lien, oui.
Jeanne tressaillit : elle ne s’attendait pas à une réponse positive.
— Vous savez ce qu’est un enfant-loup ? enchaîna Hélène Garaudy.
— Non.
— Un enfant sauvage. Un gosse abandonné qui a grandi en milieu hostile. Dans une forêt, par exemple. Vous avez entendu parler de Victor de l’Aveyron ?
— J’ai vu le film de François Truffaut.
— C’est une histoire réelle. Cet enfant d’une dizaine d’années a été découvert en 1800, dans une forêt de l’Aveyron. Il se déplaçait à quatre pattes et était apparemment sourd et muet. Il se balançait sans relâche, ne témoignait aucune affection à ceux qui le nourrissaient. Il a été confié à un jeune médecin militaire, Jean Marie Gaspard Itard, qui a consacré beaucoup de temps à son apprentissage.
Jeanne revoyait les images en noir et blanc du film. La patiente éducation d’Itard, interprété par Truffaut lui-même. Le gamin hirsute, à la fois bestial et angélique. Les étapes de son instruction. La musique de Vivaldi…
— Itard, malgré ses efforts, n’a jamais réussi à « restaurer » Victor.
— Je ne vois pas le rapport avec l’autisme.
— Aujourd’hui, tout porte à croire que Victor était autiste. C’est sans doute même le premier enfant autiste à avoir été observé aussi finement.
— Son mutisme aurait été provoqué par ses années en forêt ?
— Il y a plusieurs hypothèses. Pour Itard, l’état de Victor provenait de l’absence de contact avec la société et l’éducation. Mais une autre idée a émergé. Une idée, disons, opposée. Victor était frappé d’autisme à la naissance. C’est pour cela qu’on l’a abandonné en forêt. C’est l’autisme qui a provoqué son abandon, et non l’inverse.
Une phrase résonnait dans la tête de Jeanne : La forêt, elle te mord. Joachim avait-il été abandonné dans une forêt ? Était-il né autiste ? Ou était-il devenu autiste parce qu’il avait été abandonné ? Jeanne frôlait la vérité — mais ne tenait rien.
— On pense aujourd’hui que toutes les histoires célèbres d’enfants sauvages étaient des cas d’autisme. Bettelheim a écrit là-dessus. Selon lui, les enfants-loups n’ont pas perdu leurs facultés intellectuelles dans la nature. Elles n’ont jamais existé. Mais il est si difficile d’admettre qu’un enfant soit retourné à une telle sauvagerie qu’on a préféré inventer des contes d’adoption par des singes ou des loups… C’est le cas notamment des deux célèbres filles-loups de Midnapore, en Inde, Amala et Kamala, qui ont été décrites par le révérend Singh dans les années trente. Il est clair aujourd’hui que ces petites filles étaient autistes. Leur attitude prostrée, fruste et primitive, a été assimilée à un retour à l’état animal. En réalité, elles avaient dû être rejetées, justement, à cause de leurs déficiences…
Jeanne eut envie de proposer son hypothèse — vécue — d’un homme schizophrène possédant deux personnalités, dont l’une était frappée d’autisme. Un enfant coupé du monde, à l’intérieur d’un homme civilisé. Mais elle devinait déjà que Garaudy réagirait comme Bernard Level, le profiler : absurde.
Elle revint aux faits tangibles du dossier :
— Certains détails des scènes de crime nous laissent penser que le tueur souffre d’autisme.
— C’est ridicule. Cette pathologie ne…
— On m’a déjà expliqué. Mais qu’est-ce que vous pensez de ceci ?
Jeanne sortit de son sac les clichés des empreintes de mains sanglantes. Les images brillaient si fort au soleil qu’elles semblaient brûler. La directrice regarda posément les tirages, imperturbable. Jeanne soupçonnait chez elle une force de caractère unique, sans parvenir à identifier sa nature ni son origine.
— Ce sont les photos de la scène de crime de Marion ?
— Oui. Mais les deux autres scènes portent les mêmes empreintes.
— Et alors ?
— On voit bien que le tueur tourne autour du corps, sans doute à quatre pattes. Ses mains sont inversées par rapport aux pieds. Cela peut être, paraît-il, un signe d’autisme.
— Et de bien d’autres choses. C’est tout ce que vous avez ? Jeanne faillit évoquer la voix de fer de l’enfant-monstre. Son impossibilité de dire « je ». La litanie de Porque te vas… Mais il aurait fallu expliquer où elle avait récolté ces indices.
— Que pensez-vous de ces dessins ? demanda-t-elle en montrant des images des inscriptions sanglantes. Pourraient-ils avoir été tracés par un autiste ?
— Oui.
Jeanne se raidit. Une nouvelle fois, elle avait lancé son coup de sonde à l’aveugle. Une nouvelle fois, elle obtenait une réponse positive.
— Expliquez-moi.
— J’ai souvent vu des alphabets de ce genre… La répétition des motifs. L’alignement de l’ensemble. Il pourrait s’agir d’un de ces néo-langages qu’inventent parfois les autistes.
— Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
— En général, cela a surtout valeur de protection.
— Une protection ?
— Les dessins, quand ils sont alignés ainsi, jouent un rôle de barrage. Des fresques, des frises, qui ont valeur de frontière. Bettelheim a décrit le cas d’une petite fille, Laurie, qui construisait une « frontière » avec des écorces. Elle reproduisait des ondes sinusoïdales presque parfaites…
— Le tueur aurait voulu protéger ainsi l’espace de son sacrifice ?
— Peut-être. Son monde, en quelque sorte.
Hélène Garaudy regarda sa montre. La pause-déjeuner était terminée. Jeanne glissa une dernière question :
— Est-ce que, de près ou de loin, le cannibalisme pourrait avoir un lien avec l’autisme ?
— Vous avez la tête dure, fit la psychiatre avec irritation. Je vous ai dit que le meurtrier ne peut pas souffrir d’une telle pathologie.
— Mais peut-on imaginer un rapport entre ces deux éléments ?
— D’une certaine façon, concéda Garaudy. Seulement d’un point de vue fantasmatique. De nombreux psychanalystes, comme Mélanie Klein, dans les années trente, ont remarqué que les pulsions sexuelles des autistes sont agressives.
— Jusqu’au cannibalisme ?
— Le fantasme peut aller jusqu’à la dévoration, oui. Mais, encore une fois, votre tueur ne peut être autiste. Cette pathologie est une véritable infirmité mentale, au même titre qu’un handicap physique.
Hélène Garaudy rendit les photos et se leva.
— Je suis désolée, fit-elle en attrapant son sac. C’est l’heure du boulot.
Jeanne lui emboîta le pas. Elles traversèrent la pelouse, pénétrèrent dans le bâtiment et descendirent un escalier qui menait aux vestiaires. L’air frais de la climatisation leur fouetta le visage. Jeanne eut l’impression de traverser un miroir glacé.
— Ils n’ont jamais su régler ce truc…, murmura Garaudy.
Elle se dirigea vers un des casiers qui tapissaient le mur. Elle l’ouvrit, ôta son maillot sans la moindre gêne puis enfila un boxer noir et un soutien-gorge de même couleur.
Elle se releva et demanda en observant Jeanne :
— C’est quoi, ce petit chemisier ?
Jeanne portait une chemise de coton très légère, noire et transparente, qui révélait les lignes de son soutien-gorge extra-fin. Elle prit le ton neutre de l’expert en déminage qui présente les composantes d’une bombe :
— Coton. Mailles fines. Joseph.
— Ça doit rendre fous les mecs, non ?
Elles rirent. Jeanne s’imaginait bien prendre un brunch avec cette femme. Echanger quelques inepties sur les hommes. Mais Hélène Garaudy sortit une blouse noire. Un col blanc. Un voile…
Jeanne était stupéfaite. La psychiatre était une religieuse. Ainsi s’expliquait son sang-froid face au meurtre barbare de Marion Cantelau. La force universelle de la foi.
— Je vous présente sœur Hélène, fit-elle en esquissant une révérence. De l’ordre des Carmélites de Sion. L’institut Bettelheim est religieux à 50 %. Et comme vous pouvez le constater, c’est cette moitié-là qui commande.
Jeanne ne pouvait répondre, estomaquée.
— Méfiez-vous des apparences, sourit la sœur. Surtout quand elles sont toutes nues…
— Ça pue, non ?
Jeanne était d’accord. Elle se trouvait maintenant au pied des bâtiments vitrés des laboratoires Pavois. Quand elle s’était annoncée à l’accueil, Bernard Pavois avait préféré la rejoindre puis l’avait guidée dehors. Elle se demandait pourquoi. Une puanteur lourde, lancinante, rouillée, écrasait tout.
— Ce sont les usines de Saint-Denis, expliqua le géant. Des vestiges du grand développement industriel du département. Vous savez pourquoi tant d’usines ont été construites dans le 93 à partir de la fin du XIXe siècle ?
— Non.
— A cause du régime des vents. Les Parisiens — les capitalistes — voulaient être sûrs que les odeurs industrielles ne se dirigeraient pas vers la capitale. Et surtout pas vers l’ouest, où on construisait les quartiers chics de Paris. Quand j’étais môme, les unités de Saint-Gobain tournaient encore à Aubervilliers, avec leur odeur de soufre, à côté de sites qui brûlaient les os des abattoirs de La Villette. On ne disait pas alors « Ça sent le soufre » ou « Ça pue la mort », on disait : « Ça sent Aubervilliers. »
— Vous êtes né dans le département ?
— A Bondy. Comme André Malraux.
Jeanne se retourna et considéra le long bâtiment de béton et de verre. Des milliers de mètres carrés d’activité scientifique. Quatre étages de lieux stériles, d’ordinateurs et de chercheurs en blouse blanche. La preuve manifeste de la réussite de Bernard Pavois. Une unité de science totalement aseptique, en pleine banlieue défavorisée.
— Le 9–3 mène à tout, fit-elle d’un ton ironique.
— A condition d’y rester. J’ai toujours voulu faire quelque chose pour ma région. C’est pour ça que j’ai monté ce laboratoire. J’aurais pu végéter dans un service de recherches mais je voulais leur montrer, à tous, que cette banlieue Nord n’est pas seulement un enfer de pollution, de misère et de violence. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi. Au fond, ce qui est le plus connu chez nous aujourd’hui, ce sont les émeutes des cités et les deux pauvres gosses qui sont morts planqués dans un transfo…
La première fois, Bernard Pavois lui était apparu comme un bouddha froid et impassible. Il semblait aujourd’hui passionné, militant, emporté. Un Golem au sang chaud.
— Je peux fumer ? demanda-t-il. L’odeur ne vous dérange pas ?
— Au point où on est.
— C’est l’avantage du coin, souffla Pavois en lui faisant un clin d’œil. On peut pas tomber plus bas.
Il alluma une cigarette avec des gestes tranquilles. Jeanne surprenait chez lui un charme inhabituel. Derrière la force, le calme, on sentait une vraie gentillesse, une volonté d’aimer et de protéger. Le gros bonhomme froid aux lunettes carrées et au goitre de pélican était aussi un nounours. Un homme qui pouvait rendre heureux sa compagne, mais pour qui tout s’était écroulé quelques jours auparavant.
— J’ai lu les journaux, fit-il. L’incendie de la rue Moncey. J’ai reconnu la photo de votre collègue. C’est lié au meurtre de Nelly ?
— François Taine, c’est son nom, avait découvert quelque chose de dangereux pour le tueur. Tout porte à croire qu’il a été éliminé.
Pavois conserva le silence. Jeanne savait qu’il ne lui servirait pas des condoléances banales. Ni des commentaires effrayés.
— C’est vous qui reprenez l’enquête ? demanda-t-il après avoir craché une bouffée.
— Pour être franche, pas du tout. Je n’avais même aucun droit d’être ici la première fois.
— J’avais compris. Le juge, c’était un ami, non ?
— Très cher. Et je ne lâcherai pas l’enquête avant d’avoir identifié son assassin.
Ils marchaient à travers de longues étendues d’herbe. Comparés aux pelouses parfaites de Garches, les terre-pleins des laboratoires faisaient pâle figure. Des surfaces mi-jaunes, mi-pelées, encore crevées çà et là de flaques de boue…
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Jeanne n’était pas venue pour interroger le cytogénéticien sur Nelly Barjac. Ni sur les liens éventuels entre autisme et génétique, elle savait à quoi s’en tenir. Il restait la préhistoire…
— Je m’intéresse à un point précis. Existe-t-il un rapport entre la génétique et la préhistoire ?
— Je ne comprends pas la question.
— Par exemple, les hommes primitifs avaient-ils un caryotype différent ?
— Il faudrait plutôt voir des paléo-anthropologues… J’ai des noms, si vous voulez.
— Mais vous, que savez-vous ?
— Pas grand-chose. Je peux vous donner quelques éléments mais rentrons au frais. On est en train de fondre sous ce cagnard.
En chemin, Bernard Pavois tint à lui faire visiter chaque étage, chaque espace de son laboratoire, non sans une certaine fierté. Comme la première fois, Jeanne était éblouie, au sens physique du terme. Sous le soleil, les salles des laboratoires semblaient être en cristal. Les vitres, les paillasses, les pipettes se succédaient, multipliant les éclats, les étoiles, les filaments de clarté. Ils croisèrent des espaces stériles où les microbes ne pénétraient pas. Des pièces pressurisées où la poussière était interdite de séjour. Des salles d’observation ponctuées d’ordinateurs rehaussés de binoculaires.
Pavois reprit l’explication de la chaîne des opérations permettant de dresser un caryotype, en s’arrêtant devant chaque lieu, chaque instrument. La centrifugeuse pour l’isolation des cellules. Les étuves à 37 degrés pour la mise en culture. Le binoculaire pour l’observation de la « métaphase », la séparation des chromosomes, puis leur coloration et leur mise en ordre. L’échantillon était alors référencé dans l’ordinateur sous un numéro unique — dix chiffres qui comprenaient la date. Enfin, le résultat était retourné au commanditaire, gynécologue, clinique ou hôpital.
— Et la préhistoire ? rappela enfin Jeanne.
— Je vous l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste.
— Le caryotype des hommes préhistoriques était différent ou non ?
— Bien sûr. L’homme de Néandertal avait 48 chromosomes au lieu des 46 actuels. Comme le chimpanzé.
— A quel moment de l’évolution la carte génétique de l’homme moderne s’est-elle fixée ?
— Aucune idée. Et je ne suis pas sûr que les experts le sachent. Les échantillons collectés sur des fossiles ne permettent pas d’établir des caryotypes. Pour cela, il faudrait du matériel vivant. Mais une chose est sûre, notre évolution continue. Nos chromosomes ne cessent d’évoluer.
— Dans quel sens ?
— Il y a très longtemps, le X et Y de notre espèce étaient de taille équivalente. Le Y, au fil des millénaires, n’a cessé de rapetisser. Aujourd’hui, il fait pâle figure face au X de la féminité.
— Cela veut dire que le mâle va disparaître un jour ?
— Exactement. Il n’y aura plus d’hommes sur terre.
Jeanne tenta d’imaginer un monde peuplé seulement d’Amazones livrées à elles-mêmes. Malgré le fait que l’homme constituait sa principale source d’emmerdements, cette perspective ne l’excitait pas du tout.
— C’est pour quand ?
— Dans dix millions d’années. On a encore de belles engueulades devant nous !
Sa blague fut suivie d’un rire soudain, presque enfantin, qui résonna au fond de son goitre, mais s’acheva sur une expression sombre. Jeanne comprit : Pavois pensait à Nelly. Sa femme. Son aimée. Morte assassinée. Elle respecta son silence. Si le généticien avait quelque chose sur le cœur, il le dirait. Ou non.
— Je peux visiter le bureau de Nelly ?
— Des policiers sont déjà venus.
— J’aimerais quand même y jeter un œil.
— C’est par ici.
Ils montèrent un étage. Jeanne découvrit un lieu standard, mais spacieux. Des grandes fenêtres. Un bureau à la surface noire, parfaitement rangé. Une armoire. Des casiers. Jeanne était étonnée que les flics n’aient pas laissé ici leur bordel habituel. Elle s’assit derrière le bureau — Pavois s’était éclipsé. Et tenta d’entrer dans la peau de Nelly Barjac, tout en demeurant dans celle des enquêteurs qui avaient déjà ratissé les lieux.
Elle considéra le téléphone. Ils avaient étudié ses coups de fil, ses messages. Elle observa l’ordinateur. Ils avaient aussi épluché ses e-mails. Ils n’avaient rien trouvé. Mais ils étaient comme Jeanne : ils ne savaient pas ce qu’ils cherchaient au juste… Elle renonça à allumer la machine.
Elle ouvrit les tiroirs du bureau. Trouva des dossiers. Rédigés dans une sorte de langue étrangère traversée de chiffres, de schémas, de symboles. Il y avait aussi des noms de pays, de régions à travers le monde. Jeanne se souvint de l’activité nocturne de Nelly : des recherches sur le patrimoine génétique d’Amérique latine, sur les différences ADN entre les peuples. Reischenbach aurait dû soumettre ces études à des spécialistes. Mais pour obtenir quoi ?
Jeanne s’installa bien droite dans son fauteuil et contempla encore la surface du bureau. Des bibelots égayaient ses contours. Des souvenirs de voyage. Coquillages d’Afrique reliés en bracelets. Fils de laine d’Amérique du Sud — des fragments de châles ou de tapis. Statuettes en bois, minuscules, sans doute d’origine océanique. Il y avait aussi des trombones. Des élastiques. Et une boîte de balsa clair, frappée d’un logo, qui avait dû contenir des biscuits. Jeanne l’ouvrit. Découvrit un tas de papiers. Factures de papeterie. Post-it griffonnés. Jeanne était surprise que les flics n’aient pas embarqué ces fiches mais, à l’évidence, il n’y avait là rien de crucial.
Elle fouilla encore. Des bordereaux de transporteurs. DHL. UPS. Fedex. Certains étaient vierges. D’autres portaient les coordonnées d’expéditeurs. Nelly recevait des envois des quatre coins de l’Amérique. Jeanne en déduisit que ces plis étaient en rapport avec ses recherches. Des échantillons de sang. Des fragments permettant des analyses génétiques…
Elle s’arrêta sur l’un d’eux — il provenait de Managua, capitale du Nicaragua. L’expéditeur se prénommait Eduardo Manzarena, de la société Plasma Inc. La réception du colis, via UPS, s’était faite le 31 mai 2008. Cinq jours avant le meurtre. Managua. C’était dans cette ville que François Taine avait appelé un numéro protégé dimanche. C’était pour cette destination qu’Antoine Féraud s’était envolé lundi matin, via Madrid. Jeanne fourra le bordereau dans sa poche.
— C’est bon pour vous ?
Bernard Pavois se tenait sur le seuil du bureau.
— Il faudrait que je reprenne le boulot… Je veux dire : vraiment. A mon étage.
— Bien sûr, dit-elle en se levant. J’y vais. Pas de problème.
Le colosse la raccompagna jusqu’à l’ascenseur. Quand les portes s’ouvrirent, il se glissa avec elle dans la cabine — il voulait jouer son rôle d’hôte jusqu’au bout. Ils atteignirent le rez-de-chaussée. Traversèrent le hall blanc et climatisé, sans un mot. Jeanne était tentée de l’interroger encore sur les plis et colis que Nelly Barjac recevait régulièrement, mais elle sentait, d’instinct, qu’il ne fallait plus poser de questions.
Sur le seuil de l’immeuble, dans la touffeur de l’après-midi, Bernard Pavois reprit la parole :
— J’ai bien senti que mon attitude de la dernière fois vous a choquée. Mon absence apparente de chagrin.
— Le chagrin peut s’exprimer autrement que par des larmes.
— Et les larmes peuvent exprimer autre chose que le chagrin.
— Le Nirvana ?
Le cytogénéticien carra ses mains dans ses poches. Derrière ses lunettes d’écaillé, ses yeux mi-clos évoquaient de nouveau la sagesse monolithique d’un bouddha.
— En tant que juge, je ne sais pas, mais en tant que femme, vous me plaisez.
— Alors, dites-moi ce que vous avez sur le cœur.
— J’ai cinquante-sept ans, fit-il en rallumant une cigarette. Nelly en avait vingt-huit. J’ai deux fils qui ont pratiquement son âge. Elle était jolie. Je ne suis pas précisément un prix de beauté, vous avez dû le remarquer. Pourtant, on avait trouvé notre rythme de croisière. Ça vous étonne ?
— Non.
— Vous avez raison. Nelly, malgré tout ce qui nous opposait, était, comme on dit, ma dernière chance. Et je pense que je la rendais heureuse. On aurait peut-être même pu avoir des enfants. Quoique, avec notre boulot, on n’était pas très portés sur la procréation.
— Vous aviez peur d’une anomalie ?
— Simple overdose. Un mec de chez Kellog’s ne prend pas de céréales au petit déjeuner.
— En terme de métaphores, vous pourriez trouver mieux.
— Que dites-vous de « on dîne pas où on chie » ?
Pavois rit, encore une fois, de sa propre blague. Un éclat de rire grave, puissant, plus serein que le premier. Jeanne retrouvait l’impression de la première fois. La maîtrise magistrale de l’homme face à ses propres sentiments. A mesure qu’il évoquait Nelly et sa tristesse, son sourire s’épanouissait. Il avait atteint un point de l’esprit où détresse et joie se confondent en une même plénitude.
— Je vais vous faire une confidence, dit-il en rajustant ses lunettes. Quand on a découvert le corps de Nelly, jeudi dernier, je me suis juré de trouver le meurtrier. De le tuer de mes propres mains. (Il tendit les doigts devant lui.) Croyez-moi, je suis armé pour cela. Je pensais que mon karma était de venger Nelly. Et puis, vous êtes arrivée dans mon bureau.
— Et alors ?
— Ce karma, c’est le vôtre. Pour une raison que j’ignore, vous êtes prédestinée à débusquer ce salaud. Vous ne le lâcherez pas. Il n’y aura ni frontière, ni répit à votre chasse. Peut-être même que cela se passera dans une autre vie. Mais votre âme et celle du monstre sont destinées à se rencontrer et s’affronter.
— J’espère y parvenir dans cette vie-là.
Bernard Pavois ferma les yeux, bouddha alangui à l’ombre de la révélation.
— Je ne suis pas inquiet.
— Tu as avancé sur les coups de fil de Taine ?
— On en a déjà parlé, je crois.
— On a parlé de numéros protégés. As-tu identifié les types qu’il a appelés au Nicaragua et en Argentine ?
— Seulement au Nicaragua, pour l’instant.
— Quel est le nom du mec ?
— Eduardo Manzarena.
Au volant de sa voiture, Jeanne sortit de sa poche le bordereau UPS piqué dans le bureau de Nelly. Elle savait déjà que c’était l’expéditeur du pli. Fourmillements dans ses veines. Le 31 mai dernier, Nelly Barjac avait reçu un colis envoyé par Manzarena, directeur du laboratoire Plasma Inc. Le 8 juin, François avait appelé ce même homme, sans doute un hématologue, un spécialiste des maladies du sang et des organes producteurs de sang.
— C’est pas tout, poursuivit Reischenbach. J’ai réétudié le listing des appels passés par ton psy, Antoine Féraud. Pas seulement ses deux derniers coups de fil du lundi. Ceux du week-end. Le dimanche, à 17 heures, lui aussi a téléphoné au Nicaragua. Un portable. Tu devines celui de qui ?
— Eduardo Manzarena.
— Exactement. Je ne sais pas comment tu t’es démerdée mais c’est toi qui tiens la piste la plus chaude. Et ça se passe à Managua.
Jeanne ne répondit pas. Il y avait un lien, oui. Entre autisme, chromosomes, préhistoire. Quelque chose d’organique, de profond, qui résidait peut-être au fond d’un échantillon de plasma nicaraguayen…
— Et toi, reprit Reischenbach, t’en es où ?
— Je revois les patrons des victimes. Hélène Garaudy, institut Bettelheim. Bernard Pavois, des laboratoires du même nom…
— Ils te répondent ?
— Aucun problème.
— Ça ne les dérange pas de voir débouler une juge pour les interroger ?
— Ils ignorent que d’habitude, c’est le contraire. Le flic insista :
— Ils savent que tu n’es pas saisie de l’affaire ?
— Le prestige du titre.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— J’en saurai plus ce soir.
— Il est 17 heures, Jeanne. Ça te laisse plus beaucoup de temps.
— C’est valable aussi pour toi. T’as gratté sur le quotidien des trois filles ?
— Oui. Il n’y a rien. Pas un lieu en commun, pas un nom qui croiserait les vies…
— Les éventuels vols ou actes de vandalisme dans les musées préhistoriques ?
— J’ai les résultats. Nada.
— Et du côté de l’IJ ? de l’IML ? Rien de neuf ?
— S’il y en a, ce n’est pas moi qu’ils appelleront.
— Tu sais qui a été saisi ?
— Non. Dès que j’ai les noms, je t’appelle.
— Pour que je les évite ?
— Pour que tu saches qui sont tes ennemis. Jeanne prit un ton plus ferme :
— Identifie cet Eduardo Manzarena. Cherche l’activité de la société Plasma Inc., à Managua. Et mets aussi un nom sur l’autre mec que Taine a appelé en Argentine.
— Jeanne, j’arrête tout ce soir.
— On est d’accord. On se rappelle à la nuit.
La porte de La Chapelle était en vue. Elle quitta le périphérique et s’engagea dans la rue de la Chapelle. Elle avait creusé l’autisme. La génétique. Restait la préhistoire. Elle se dirigeait vers l’atelier d’Isabelle Vioti.
Parvenue au métro aérien, elle tourna à droite, sur le boulevard de la Chapelle, puis à gauche, dans la rue de Maubeuge, jusqu’à atteindre le boulevard Magenta. Elle fila en direction de la place de la République mais bifurqua avant, dans la rue de Lancry, afin de prendre la rue du Faubourg-du-Temple par le haut, dans le bon sens. Sa petite auto était chaude comme un four. Sa climatisation ne marchait plus — elle ne se souvenait pas qu’elle ait marché un jour. Jeanne avait l’impression de se diluer dans sa propre sueur.
Elle stoppait devant le 111 quand son téléphone sonna. Elle ne connaissait pas le numéro.
— Allô ?
— C’est le commandant Cormier.
Jeanne ne répondit pas. Le nom ne lui disait rien.
— Je vous ai apporté des fleurs, ce matin.
— Oui, bien sûr…
— J’ai fait des recherches sur les produits qui pourraient protéger du feu. J’ai appelé des contacts dans le cinéma. Des cascadeurs, des spécialistes. Je me suis un peu avancé ce matin : il n’existe aucun produit qui puisse protéger la chair humaine du feu. Pas au point d’enflammer un corps nu sans risque.
— Je m’en doutais. Je vous remercie. Je…
L’homme nu enflammé se battant sur la mezzanine avec François Taine. Le monstre brûlé qui ne ressentait aucune douleur. Elle avait rêvé ou quoi ?
— Ça va ? demanda le pompier. Vous vous sentez bien ?
— Tout va bien. Et encore merci pour les fleurs.
— Merci pour l’escalier.
Jeanne sortit de sa voiture et s’aperçut qu’elle tremblait. Ses nerfs lui faisaient penser aux cordes d’une harpe — au bord de la rupture.
Après quelques hésitations parmi les cours et les bâtiments, elle trouva l’atelier de reconstitution, derrière une petite bambouseraie. Une grande agitation y régnait. Les assistantes d’Isabelle Vioti, en blouse blanche, déplaçaient les sculptures sur des diables. D’autres portaient des bustes, des têtes. Jeanne repéra les cheveux rouges de la patronne.
— Vous déménagez ?
Jeanne s’était avancée sur le seuil — la porte était ouverte. Isabelle Vioti la reconnut. S’essuyant les mains sur sa blouse, elle s’approcha, sourire aux lèvres.
— On a décidé de changer la topographie de l’atelier. Pour essayer d’effacer… enfin… vous comprenez… Changer l’esprit des lieux.
— Je comprends.
— Les funérailles de Francesca ont eu lieu ce matin. Aucun policier n’est venu. Personne ne m’a rappelée. C’est normal ? Vous avez trouvé le tueur ?
— C’est plutôt le contraire.
— Le contraire ?
— C’est lui qui nous a trouvés.
Jeanne regretta ce jeu de mots facile. Ce n’était ni le moment, ni le propos. Elle enchaîna, soudain sérieuse :
— Vous ne lisez pas les journaux ?
— Pas aujourd’hui, non.
— Le juge responsable de l’affaire. Celui qui était avec moi la dernière fois. Il est mort. Dans un incendie. C’est sans doute le meurtrier des femmes qui a frappé.
Isabelle Vioti devint toute pâle. Le contraste avec la violence de ses cheveux était digne d’une toile de Klimt. Du blanc et du rouge.
— Vous… vous pensez qu’on est en danger ? Je veux dire, ici ?
— Non. Pas du tout. On peut parler quelques minutes ? L’artiste fit un effort visible pour maîtriser son trouble.
— Venez par là.
Elles retournèrent dans la salle d’exposition, celle où trônait la longue table noire. Les sculptures étaient toujours en place.
— Asseyez-vous. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— J’ai besoin de repères, fit Jeanne en s’installant derrière la table laquée.
— Sur notre travail ?
— Sur l’évolution de l’espèce humaine. Isabelle Vioti parut étonnée, elle restait debout.
— Cela a une importance pour votre enquête ?
— Pour l’instant, j’avance dans le noir.
— Vous êtes en train de parler de plusieurs millions d’années d’évolution… Il nous faudrait la soirée pour…
— Faites-moi un résumé.
La femme fourra ses mains dans ses poches — elle portait une blouse blanche tachée de glaise. Elle paraissait hésiter. Au bout de quelques secondes, elle demanda :
— Vous voulez un thé ?
— Ne vous dérangez pas.
— Ça ne me dérange pas. J’en ai toujours du chaud, dans une thermos.
— OK. Noir et sans sucre.
Isabelle Vioti s’affaira quelques secondes. Apporta deux tasses fumantes et attaqua. Derrière elle, les créatures préhistoriques paraissaient écouter, à la fois étudiants et objets du cours magistral :
— On considère en général que nous nous sommes séparés du singe, génétiquement, il y a 6 à 8 millions d’années. A cette époque, en Afrique de l’Est, une longue fissure s’est ouverte à travers le continent africain. La faille du Rift. Ce phénomène a provoqué une coupure écologique qui a décidé de notre destin. D’un côté, la forêt humide est demeurée et les singes sont restés singes. De l’autre, les terres se sont asséchées et ont donné naissance à la savane. Dans ce nouveau contexte, le singe s’est relevé sur ses membres inférieurs pour pouvoir apercevoir ses prédateurs. Il a ainsi accédé à la bipédie et s’est transformé en australopithèque, l’ancêtre de l’homme, dont le spécimen le plus connu est Lucy. Vous avez dû en entendre parler. Cette femelle a environ 3,3 millions d’années. Il n’y a qu’un problème.
— Lequel ?
— Lui.
Isabelle Vioti venait de poser sa main sur un être noirâtre, mesurant tout juste un mètre. Un être qui avait tout du singe, sauf qu’il se tenait bien droit sur ses talons.
— Tournai. Il a été découvert en 2001. Nous avons pu le reconstituer ici grâce à un moulage de son crâne et quelques ossements.
— En quoi pose-t-il un problème ?
— Il a 7 millions d’années. Il est sans doute antérieur à l’ouverture de la faille du Rift. D’ailleurs, il vient du Tchad. Donc, rien à voir avec le changement de paysage.
— C’est vraiment incompatible avec l’histoire de la fissure ?
— Cela démontre surtout ce que les paléo-anthropologues pressentent depuis longtemps. La naissance de l’homme s’est faite par petites touches simultanées, aux quatre coins de l’Afrique. L’espèce s’est cherchée, au contact du climat, du paysage, des obstacles… Différentes familles ont cohabité, se sont adaptées, et ont peu à peu dessiné notre évolution.
— Après les australopithèques, que s’est-il passé ?
— L’Homo habilis est apparu.
Vioti se tourna vers un nouveau personnage. Moins poilu, un peu plus grand, 1,50 mètre. Mais encore très simiesque.
— Il a au moins 2 millions d’années. On l’appelle ainsi parce qu’il commence à utiliser des pierres, des outils. Son cerveau est plus important. Il est omnivore. Il ne chasse pas encore. C’est plutôt un charognard qui se contente des restes des fauves ou dépèce des animaux morts. Un opportuniste qui vit dans des campements d’une dizaine de membres.
— L’étape suivante ?
— L’Homo erectus. Né il y a environ un million d’années. Lui s’éparpille. En quelques dizaines de milliers d’années, il s’oriente vers le Proche-Orient puis l’Asie.
— Vous n’avez pas de sculptures pour cette famille ?
— Dix ans que j’attends un crâne… L’Homo erectus va se découper en deux familles, très connues. Les Néandertaliens d’une part, qui disparaîtront progressivement, et les Homo sapiens archaïques, les Proto-Cro-Magnons, dont on a découvert des vestiges en Europe et au Moyen-Orient, qui deviendront ensuite les Homo sapiens sapiens. Les fameux Cro-Magnons. Nos ancêtres directs…
La chef de l’atelier s’écarta pour laisser voir un être plus grand et plus costaud, vêtu de fourrure, qui brandissait une lance. Des traits épais, à moitié dissimulés par de longs cheveux. L’homme aurait pu être le roadie d’un groupe de hard-rock ou un dégénéré assassin dans un vieux film d’épouvante.
— L’homme de Tautavel. L’Erectus d’Europe. On a découvert son squelette dans les Pyrénées-Orientales. Il date de moins 450 000 années. Il appartient à la branche des Néandertaliens. En fait, c’est un « anténéandertalien »… Il ne connaît pas encore le feu. Il utilise des outils bifaces. Il chasse et vit dans des grottes d’où il surveille ses prédateurs. Il est parfois cannibale…
Jeanne était certaine que le meurtrier, lors de ses crises, se prenait pour un de ces êtres primitifs.
— Il a déjà une religion ? demanda-t-elle.
— La religion commence plus tard, avec les sépultures. Aux environ de moins 100 000 ans. Alors, les Néandertaliens et les Cro-Magnons vénèrent les forces de la nature.
Jeanne songea aux inscriptions sanglantes sur les scènes de crime.
— C’est à ce moment qu’ils peignent sur les parois des grottes ?
— Non. L’homme de Néandertal ne connaîtra jamais l’art de la fresque. Il disparaît aux environs de moins 30 000 ans. Pendant ce temps, l’homme de Cro-Magnon se développe. Et avec lui l’art pariétal.
— C’est l’époque des peintures de Cosquer, de Lascaux ?
— Elles ont été exécutées durant cette période, oui.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur ces fresques ?
— Ce n’est pas ma spécialité. Je vous donnerai les coordonnées d’un expert, si vous voulez. Un ami à moi.
Isabelle Vioti se déplaça vers un groupe d’hommes vêtus de peaux retournées, au look de Sioux.
— Voici les Cro-Magnons.
Comme la première fois, Jeanne était surprise : elle avait toujours imaginé les hommes archaïques comme des créatures mi-hommes, mi-singes, vêtues de fourrure et terrées dans les cavernes. En réalité, les Cro-Magnons ressemblaient plutôt aux Indiens d’Amérique du Nord comme on les voit dans les westerns. Cheveux longs et noirs, tunique et pantalon de peaux, parures, outils sophistiqués.
— Ceux-là sont des chasseurs-cueilleurs nomades. Ils possèdent une grande expertise dans la taille des pierres, la couture, la pelleterie… La civilisation humaine est en marche…
— Ils s’affrontent entre clans ?
— Non. Ils sont trop occupés à survivre. On pense même qu’ils s’entraident entre groupes. En tout cas, les unions se font entre clans distincts pour éviter l’endogamie.
Jeanne eut envie de l’interroger sur l’interdiction de l’inceste, une des plus vieilles règles du monde humain, mais c’était hors propos. D’ailleurs, tout cet exposé ne lui apprenait pas grand-chose sur les meurtres et leur auteur. L’assassin semblait avoir piqué des signes, des rites dans telle ou telle période, sans cohérence. Jeanne décida : le tueur ne possédait pas une culture anthropologique solide. Seulement des fantasmes puisés au hasard des livres, des musées…
— Ensuite, continua Vioti, vient la révolution du néolithique. Nous sommes en moins 10 000. Le climat se réchauffe. La steppe, peuplée de grands troupeaux, se transforme en grande forêt. Les mammouths disparaissent. Les rennes, les bœufs musqués remontent vers le nord. Et les hommes, en quelques milliers d’années, maîtrisent l’élevage et l’agriculture. C’est alors que la violence entre les hommes commence. Chaque tribu convoite les réserves du voisin. Les stocks de grains. Les troupeaux… C’est Jean-Jacques Rousseau qui avait raison : la violence est née avec la propriété. Bientôt survient la révolution du métal. Le bronze, puis le fer. Les religions s’affinent. L’écriture apparaît. La préhistoire devient l’Antiquité…
Jeanne réfléchit. Elle ne savait pas trop ce qu’elle attendait de cet exposé, mais aucun déclic ne s’était produit. Rien en tout cas qui éclaire l’attitude de l’assassin. Rien qui permette d’établir un lien entre la préhistoire et les deux autres obsessions du meurtrier : autisme et génétique.
— Merci pour l’exposé, fit-elle après avoir bu son thé — presque froid. Je peux vous poser quelques questions sur Francesca Tercia ?
— Pas de problème.
— Elle travaillait depuis combien de temps dans votre atelier ?
— Deux ans.
— Elle avait une double formation, non ?
— Oui. Sculpture et anthropologie.
— Comment l’avez-vous embauchée ?
— J’installais une sculpture au musée des sciences CosmoCaixa de Barcelone. Elle est venue me présenter son dossier. Je n’ai pas hésité une seconde.
— Comment vivait-elle en France ? Elle avait trouvé ses marques ?
Vioti désigna les sculptures.
— Ses marques, c’étaient eux. Elle vivait avec Tournai, les hommes de Néandertal, le Magdalénien. Une vraie passionnée.
— Elle avait un petit ami ?
— Non. La sculpture était toute sa vie. Pas seulement ici d’ailleurs. Chez elle aussi, dans son loft à Montreuil. Un travail plus contemporain, plus personnel.
— En quoi cela consistait ?
— C’était assez étrange. Elle utilisait nos techniques de moulage, mais au service de scènes modernes, avec des personnages hyperréalistes. Des enfants, surtout. Vraiment des trucs glauques… Mais on commençait à parler d’elle. Elle avait même une galerie.
— Vous possédez les clés du loft de Francesca ?
— Elle en laissait toujours une paire ici.
— Je pourrais les avoir ? Isabelle Vioti hésita.
— Je suis désolée de vous demander ça mais… ce n’est pas très courant qu’une juge vienne poser elle-même ses questions, non ?
— Ça n’arrive jamais.
— Vous êtes vraiment la magistrate en charge du dossier ?
— Pas du tout.
— J’en étais sûre, sourit l’artiste. C’est donc une… affaire personnelle ?
— On ne peut plus personnelle. François Taine, le juge décédé, était mon ami. Et je ferai tout pour stopper ce tueur.
— Attendez-moi ici.
Isabelle disparut une minute. La pénombre s’installait dans la salle. Les yeux des sculptures brillaient dans l’ombre comme les étoiles d’une mystérieuse galaxie. Une galaxie morte, mais dont la lumière nous parvenait encore.
— Voilà. 34, rue des Feuillantines, près de la Croix-de-Chavaux, à Montreuil.
Elle plaça dans la main de Jeanne un trousseau de clés.
— Je vous préviens, c’est un vrai foutoir là-bas. J’y suis allée pour chercher des vêtements en vue des funérailles. Francesca n’avait plus de famille en Argentine. C’était une enfant des dictatures. Ses parents avaient été tués par le régime. Je… (Elle s’arrêta, visiblement émue. Se ressaisit.) Quand je suis allée là-bas, j’ai d’ailleurs remarqué quelque chose de bizarre…
— Dans son atelier ?
— Oui. Il manquait une sculpture.
— Quelle sculpture ?
— Je ne sais pas. Celle qu’elle était en train d’achever. Francesca travaillait sur une sorte d’estrade, au centre de l’espace. Un système de poulies et de treuils permet de tenir la sculpture droite et de la déplacer quand elle est finie. Il n’y avait plus rien sur l’estrade mais le système de câbles avait été manipulé tout récemment. J’ai l’œil. C’est mon métier.
Reischenbach et ses hommes n’avaient pas remarqué ce détail.
— Peut-être avait-elle livré cette œuvre à sa galerie ?
— Non. J’ai appelé. Les galeristes n’ont rien reçu. D’ailleurs, ils n’attendaient rien avant six mois. Selon eux, Francesca bossait sur un projet secret, qui avait l’air de beaucoup l’exciter.
— Vous pensez que quelqu’un a volé cette sculpture ?
— Oui. Sans doute après sa mort. C’est complètement cinglé. Les neurones de Jeanne se connectèrent. La vérité était encore plus cinglée que ne le pensait Isabelle Vioti. Et elle venait de la saisir.
Elle connaissait le voleur. François Taine en personne.
Elle entendait son dernier message quelques heures avant sa disparition : « Viens chez moi vers 22 heures… Je dois d’abord aller chercher un truc chez Francesca Tercia, la troisième victime. Tu vas voir. C’est dingue ! » C’était le moins qu’on puisse dire. Avant de lui parler, Taine avait voulu récupérer cette sculpture chez Francesca. Pourquoi ?
Mais Jeanne saisissait une autre vérité.
Plus cinglée encore.
Cette sculpture, Jeanne l’avait vue.
C’était la créature étrange qui brûlait avec Taine dans l’incendie.
Ce Gollum qu’elle avait pris pour le tueur. Une sorte d’enfant-monstre noirci par le feu. Ses mouvements et ses difformités n’étaient autres que les dislocations du silicone parmi les flammes.
Et ce geste qu’elle avait pris pour une agression — le tueur enfonçant François Taine dans le feu — était à lire à l’envers.
Taine tentait, coûte que coûte, d’arracher la statue des flammes. Voilà pourquoi on avait prélevé du plastique, de la résine et du vernis sur ses bras. Les vestiges de l’œuvre fondue. Voilà pourquoi on n’avait jamais retrouvé le corps du tueur. Le tueur n’existait pas. Pas dans cet appartement en tout cas.
Il n’y avait qu’une statue.
Avec laquelle Taine avait été condamné à mourir… Isabelle Vioti parlait encore mais Jeanne n’entendait plus. Deux questions l’envahissaient au point de tout occulter : Pourquoi François Taine avait-il volé la sculpture ? Pourquoi voulait-il, absolument, la sauver du feu ?
Un foutoir. Le mot était faible. Des masques. Des bustes. Des bras. Des photos punaisées. Des clichés IRM. Des dessins. Des bocaux. Des palettes de couleurs. Des pinceaux. Des yeux de verre soufflé. Des cheveux. Des dents et des ongles de résine. Des sacs de plâtre. Des briques de terre de faïence. Des blocs d’élastomère… Et des sculptures. Glaçantes de réalisme.
Dressées le long des murs. Disposées sur des planches et des tréteaux. Coincées entre des pots de peinture et des cordes. Erigées sur des estrades. Elles n’avaient rien à voir avec les statues brunes et beiges d’Isabelle Vioti. Les visages et les fourrures des premiers âges. On était ici en pleine période contemporaine. Et surtout, dans une violence qui faisait ressembler les temps primitifs à des jours heureux.
Francesca Tercia ne sculptait que des horreurs.
Concernant exclusivement des enfants.
Pas dans le rôle des victimes.
Dans celui des bourreaux.
Jeanne déambula sous les armatures de plomb et de zinc : l’atelier était un pur lieu industriel du XIXe siècle recyclé en loft moderne. Des verrières obliques laissaient filtrer les derniers rayons du crépuscule. Elle s’approcha des statues.
Sur un piédestal, un enfant avait fourré l’index de son institutrice dans un taille-crayon fixé à un bureau d’écolier. La victime hurlait alors que le gamin observait dans le réservoir transparent de l’instrument les filaments de chair qui remplaçaient les habituels copeaux de bois.
Ailleurs, un gamin en bermuda et tee-shirt criards retournait les yeux d’un chaton avec une cuillère. Sur une table à tréteaux, une petite fille était ligotée, jambes écartées, culotte baissée. Au-dessus d’elle, un jeune garçon accroupi jouait avec une carotte orange vif qui ressemblait à une dague.
Une autre scène représentait un gosse en salopette, assis par terre, en train d’arracher avec précaution les ailes d’une mouche. L’enfant avait lui-même une grosse tête de mouche, aux yeux velus et quadrillés.
Où Francesca allait-elle chercher des idées pareilles ?
Jeanne s’approcha de « l’œuvre au taille-crayon ». Francesca avait inscrit sur une feuille blanche collée au pied de la scène : Pauvre Madame Klein. Sans doute le titre de la sculpture. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Un souvenir lui revint. Le matin même, Hélène Garaudy avait évoqué Mélanie Klein, une des premières psychanalystes à avoir étudié l’autisme. Simple coïncidence ? Un détail : l’enfant et « l’institutrice » étaient vêtus à la mode des années trente.
Jeanne saisit son mobile et composa le numéro de la directrice.
— Hélène ?
Elle se demanda si elle devait plutôt l’appeler « ma sœur » ou quelque chose de ce genre. Mais le ton de la femme était toujours le même : moderne, léger, presque « jet-set »…
Jeanne attaqua directement :
— Ce matin, vous m’avez parlé de Mélanie Klein, qui s’est intéressée à l’autisme au début du XXe siècle.
— C’est exact.
— Pardonnez ma question, mais verriez-vous un lien entre Mélanie Klein et un… taille-crayon ?
— Bien sûr.
Encore un coup de sonde qui se transformait en coup de baguette magique.
— Mélanie Klein a été une des premières à mettre en évidence l’incapacité symbolique de l’enfant autiste. Un objet lié à une personne ne lui rappelle pas cette personne. Il est, réellement, cette personne. Klein travaillait sur le cas d’un petit garçon appelé Dick. Un jour, l’enfant, regardant les copeaux d’un crayon qu’il était en train de tailler, dit : « Pauvre madame Klein. » Il ne faisait pas de distingo entre l’analyste et ces fragments qui lui rappelaient les dessins que cette dernière lui faisait faire. Pour lui, le crayon était, littéralement, « madame Klein »…
Jeanne remercia la religieuse et raccrocha. Francesca avait donc mis en scène l’image mentale d’un enfant autiste. Que représentait la statue volée par François Taine ? Un secret lié à l’autisme du tueur ? Un traumatisme originel ? Si c’était le cas, comment l’artiste argentine avait-elle connu ce fait ?
Elle chercha à se souvenir de la silhouette aperçue dans les flammes. Elle ne revit qu’un alien de petite taille, aux cheveux embrasés, luttant avec François Taine. Cela ne voulait rien dire.
Jeanne continua sa visite parmi les odeurs de glaise et de vernis. Elle marchait dans ce vaste bazar sans nervosité. Aux antipodes de sa fébrilité de la veille, quand elle avait fouillé l’appartement d’Antoine Féraud. C’était comme si le crépuscule tombait directement dans ses veines et lui apportait calme et sérénité.
Elle remarqua un bureau — plutôt un plan de travail — qui compilait ordinateur, tubes de couleur, chiffons, spatules, livres aux pages collées… Elle contourna ce nouveau désordre et se pencha vers le mur. Francesca Tercia avait punaisé des photos anciennes, en noir et blanc, des esquisses, des polaroïds pris sur le vif dans des soirées.
Jeanne repéra un portrait de groupe représentant une promotion de faculté. L’image, format A4, était ancienne. D’instinct, elle devina qu’il s’agissait d’une classe de l’université de Buenos Aires, arts plastiques ou paléo-anthropologie. Plissant les yeux, elle chercha Francesca. La jeune femme se tenait au dernier rang.
Détail frappant : un des étudiants, un jeune type à l’air hilare et aux cheveux bouclés, était entouré au marqueur avec cette mention : « Te quiero ! » Jeanne pressentit que ce n’était pas l’écriture de Francesca. C’était plutôt le rigolo qui lui avait envoyé, à l’époque, cette image en exprimant ses sentiments… Un fiancé ? Un bref instant, elle se demanda si ce jeune homme n’était pas Joachim en personne… Non. Elle ne le voyait pas comme ça. Délicatement, elle détacha la photo et la retourna : « UBA, 1998. » « UBA » pour « université de Buenos Aires ». Elle la fourra dans son sac.
Elle monta au second niveau, l’étage de l’appartement. On pénétrait dans un autre monde. Tout était parfaitement ordonné, couleurs pastel et matériaux légers. Francesca l’artiste violente devenait ici une jeune fille rangée. La « femme qui voulait peser 50 kilos » dans les prochaines semaines. Les panneaux « 50 » étaient encore scotchés sur chaque meuble.
Jeanne n’eut pas à fouiller longtemps pour comprendre que les flics avaient tout embarqué. Papiers personnels, objets intimes. Cela ne servait à rien de rester là. D’ailleurs, la lumière baissait. Il était plus de 21 heures.
Son téléphone sonna quand elle descendait l’escalier.
— J’ai les noms de nos successeurs, fit Reischenbach. Tamayo du tribunal de Paris est saisi. Batiz, un autre commandant du 36, est désigné comme chef d’enquête.
— Tamayo est un con. Il a deux neurones qui se battent en duel.
— Ça lui en fait toujours un de plus que Batiz. Ils sont pas près d’avancer.
— Merde.
— De quoi tu te plains ? fit le flic. Des baltringues pareils, ça te laisse de la marge pour bosser en solo.
— Je ne bosse pas. Je bricole. Ce sont eux qui auront les moyens nécessaires.
— Tu as du nouveau ?
Jeanne songea à la statue volée. Une pièce à conviction détruite. À sa certitude que Francesca connaissait Joachim. Rien de concret.
— Non. Et toi ?
— Je me suis rencardé sur Eduardo Manzarena. Le mec dirige la plus importante banque privée de sang de Managua. Une vraie institution. Elle existait déjà pendant la dictature de Moussaka.
— Tu veux dire : Somoza.
— Heu… ouais. Dans les années soixante-dix, Manzarena payait les paysans du Nicaragua pour leur sang et le revendait à la hausse aux Américains du Nord. Son petit nom, c’était « le Vampire de Managua ». Il y a eu des morts. Les habitants de Managua ont fini par foutre le feu au labo. C’est un des événements qui ont provoqué la révolution, paraît-il, en 1979.
Jeanne ne connaissait pas cette histoire mais elle connaissait celle de la révolution sandiniste, qui avait fait battre son petit cœur de gauche. Elle était stupéfaite que cette enquête la propulse vers un pays qu’elle avait visité jadis et qui l’avait tant passionnée.
— Quand les cocos ont pris le pouvoir…
— Les sandinistes n’étaient pas communistes mais socialistes.
— Bref, Manzarena a disparu. Depuis, les gouvernements se sont succédé au Nicaragua, la droite est revenue au pouvoir et Manzarena est réapparu. Il dirige de nouveau le principal laboratoire de transfusion sanguine de la capitale : Plasma Inc.
Pourquoi François Taine et Antoine Féraud avaient-ils appelé ce magnat du sang ? Qu’est-ce que Manzarena avait envoyé à Nelly Barjac ? Un échantillon particulier ? Quel rapport entre le Vampire de Managua et Joachim ? Le père et le fils venaient-ils du Nicaragua ?
Jeanne sortit de l’atelier. Verrouilla derrière elle. Se dirigea vers sa voiture.
— Tu as identifié le deuxième appel protégé de Taine ? Celui qu’il a passé en Argentine ?
— Ouais. C’est incompréhensible. Il s’agit d’un institut d’agronomie, dans une ville du nord-ouest. Tocu… ou Tucu…
— Tucumán. C’est la capitale de la province du même nom. Tu les as appelés ?
— Pour leur dire quoi ? Je ne vois pas ce que cet institut vient foutre dans l’histoire.
— File-moi ces numéros.
— Pas question, Jeanne. On était d’accord là-dessus. J’avançais jusqu’à ce soir. Demain, je file tout à Batiz et sa clique. Ça ne me concerne plus. Et toi non plus.
Jeanne plongea dans sa Twingo.
— File-moi les numéros, Patrick. Je parle espagnol. Je connais ces pays. C’est du temps gagné pour tout le monde.
— Désolé, Jeanne. Je ne peux pas franchir cette ligne. Jeanne serra les dents. Elle puisa en elle quelques parcelles de compréhension. Reischenbach avait fait du bon boulot.
— OK. Rappelle-moi cette nuit si tu as quelque chose d’autre. Sinon, demain matin.
Ils se saluèrent sans effusion. L’attitude du flic était un premier signe. A partir de demain, plus personne ne voudrait lui parler. Elle n’aurait plus accès à aucune information.
Tout en roulant vers la porte de Montreuil, elle tentait de rassembler les pièces du puzzle. Trois victimes. Une infirmière. Une cytogénéticienne. Une sculptrice. Un tueur aux tendances autistiques. Un laboratoire de transfusion sanguine au Nicaragua. Un institut d’agronomie en Argentine. Une sculpture volée, qui représentait sans doute un enfant — et une scène traumatique. Un psy qui s’était envolé vers Managua…
À moins d’être un génie, il n’y avait aucun moyen d’assembler ces éléments. Pourtant, Jeanne était certaine d’avancer dans la bonne direction. Et surtout, Managua commençait à briller dans la nuit à la manière d’une ville incandescente, porteuse de clés essentielles…
Porte de Vincennes. Nation. Jeanne éprouva un vertige. 22 heures. Elle n’avait pas mangé de la journée. Son ventre ressemblait à la fondrière d’un champ de bataille après le passage d’un obus. Elle fila vers la gare de Lyon puis le centre de Paris.
La logique aurait voulu qu’elle rentre chez elle.
Riz blanc. Café. Eau gazeuse. Et dodo.
Mais Jeanne avait une autre idée.
Les convives sirotaient leur champagne sur le trottoir de la rue de Seine, dépassant largement la capacité d’accueil de la galerie. Jeanne se parqua un peu plus loin. La journée s’achevait sur un coup de chance. Elle avait appelé l’expert dont Isabelle Vioti lui avait donné les coordonnées quelques heures plus tôt, le spécialiste des peintures rupestres. L’homme, un galeriste du nom de Jean-Pierre Fromental, donnait justement ce soir-là un vernissage. L’occasion de lui rendre une petite visite nocturne…
Sortant de sa voiture et rajustant sa tenue, elle se glissa mentalement dans la peau d’une Parisienne en route pour un vernissage, soi-disant intéressée par les œuvres exposées mais cherchant avant tout l’homme de sa vie.
Elle connaissait ce rôle sur le bout de son vernis.
Elle se fraya un chemin dans le groupe, sac à l’épaule, et pénétra dans la galerie. D’après ce qu’elle pouvait apercevoir — les œuvres étaient quasiment invisibles tant la foule se pressait dans l’espace exigu —, il s’agissait d’art africain. Ou peut-être océanien.
Elle se demandait à qui s’adresser quand elle repéra une jeune femme noire qui semblait directement descendue d’un podium d’exposition. Son attitude révélait une certaine familiarité avec les lieux. A tous les coups, l’assistante de Fromental.
Jeanne l’interpella et lui demanda où était le maître des lieux. La jeune Black la regarda avec pitié, l’air de dire : « Qui pourrait avoir envie de parler à un ringard pareil ? » Sa beauté était sidérante. Il n’y avait rien de sophistiqué dans son visage. Seulement une grâce, une harmonie, une évidence à couper le souffle. A la fois naturelles et mystérieuses. Ses grands yeux blanc et noir, brillants comme des torches, constituaient un chemin vers une vérité, un trésor enfoui sous les roches noires de ses pommettes et de ses épaules soyeuses.
Elle lui fit signe de la suivre. Elles slalomèrent parmi les invités jusqu’à atteindre la porte d’un réduit que l’Africaine ouvrit sans frapper. Un homme d’une soixantaine d’années, debout parmi des cartons d’emballage et des caisses de bois, leur tournait le dos.
Il parlait dans son portable :
— Aïcha ? Mais tu sais bien que je l’ai virée, Minouchette. VIRÉE ! Comme tu me l’avais demandé… Je… oui… Bien sûr…
Jeanne regarda la jeune Black. Pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour saisir la situation. Le galeriste se retourna et sursauta en découvrant les deux femmes qui l’observaient.
Il raccrocha d’un geste et prit aussitôt un ton suppliant :
— Aïcha…
— Va te faire foutre.
La princesse noire disparut. Fromental eut un sourire forcé et esquissa une sorte de révérence à l’attention de Jeanne. Il portait l’uniforme standard des vieux play-boys parisiens. Veste croisée bleu marine. Chemise Charvet, rayures bleu ciel et col blanc. Mocassins à glands. Cheveux rares coiffés en arrière. Teint hâlé — le teint yachting…
— Bonsoir… (Il avait déjà retrouvé son aplomb, sa voix de caverne soyeuse.) Nous ne nous connaissons pas, je crois. Une pièce vous intéresse ?
Jeanne n’était pas d’humeur.
— Jeanne Korowa, fit-elle en brandissant sa carte tricolore. Juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre.
Fromental s’affola :
— Mais j’ai tous les certificats des œuvres. Je…
— Il ne s’agit pas de cela. Je vous montre des photos. Vous me donnez votre avis. Tout est fini dans dix minutes. D’accord ?
— Je… (Il ferma la porte du réduit.) Bon. D’accord… Jeanne sortit les clichés de son sac. Les motifs sanglants sur les murs des scènes de crime. Le galeriste chaussa ses lunettes et contempla les photos. Le brouhaha derrière la porte ne faiblissait pas.
— Vous… vous pouvez m’expliquer le contexte ?
— Des scènes de crime.
Fromental leva les yeux au-dessus de sa monture.
— Des meurtres récents ?
— Je ne peux rien vous dire de plus. Désolée.
L’homme acquiesça. Depuis le matin, Jeanne était surprise par le sang-froid avec lequel ses interlocuteurs encaissaient ces meurtres, leur cruauté, leur barbarie. Comme si le monde de la fiction — cinéma, télévision, bouquins — et son déferlement de violence avaient familiarisé chacun avec la sauvagerie la plus démente.
— Isabelle Vioti m’a dit que vous étiez un expert en art rupestre. Que vous pourriez me donner des informations.
— Vous connaissez Isabelle Vioti ? Cette idée parut le rassurer un peu.
— Je l’ai consultée pour cette enquête. C’est tout. Le galeriste revint aux images.
— C’est du sang ?
— Du sang. De la salive. De la merde. Et du pigment.
— Quel genre de pigment ?
Jeanne se dit qu’elle n’avait pas du tout creusé cette piste — elle l’avait même complètement oubliée. L’urucum. Une plante venue d’Amazonie. Il n’était sans doute pas si facile d’en trouver à Paris…
— De l’urucum. Une plante qu’utilisent les Indiens d’Amazonie pour…
— Je connais.
Fromental paraissait maintenant absorbé par ce qu’il voyait. De play-boy sur le retour, il s’était transformé, sans étape, en professeur de faculté.
— Ces dessins pourraient-ils évoquer des fresques pariétales ? demanda Jeanne.
— Bien sûr.
— Expliquez-vous.
— Eh bien, il y a l’urucum, d’abord. Un pigment qu’on peut rapprocher de l’ocre. Or l’ocre était un matériau très important durant la période néolithique. On s’en servait pour le tannage.
Mais aussi pour les sépultures. On ne connaît pas exactement son rôle. Peut-être lui attribuait-on un pouvoir magique… C’était aussi un des principaux pigments utilisés pour les dessins au fond des cavernes.
— Que pouvez-vous me dire sur ces signes en particulier ? Ressemblent-ils à des fresques connues ?
Moue d’hésitation.
— Plus ou moins. On retrouve dans certaines grottes paléolithiques des traits de ce genre. Les uns sont pleins, dessinant des figures géométriques : cercles, ovales, carrés, rectangles souvent fendus par un trait vertical. D’autres fois, ce sont des bâtons avec ou sans expansion latérale, des X, des croix… Un peu comme ici.
Jeanne nota que Fromental avait évoqué successivement les périodes néolithique et paléolithique, séparées entre elles par des dizaines de milliers d’années. Cela confirmait ce qu’elle pensait : le tueur mélangeait tout, enjambait les siècles, soit par méconnaissance, soit — elle penchait maintenant pour cette solution — parce qu’il se considérait lui-même comme une synthèse de ces périodes.
— Qu’est-ce que cela signifiait pour les hommes préhistoriques ?
— On n’en sait rien. On a coutume de dire que l’art pariétal est un art codé dont nous ne possédons pas la clé. Un mode d’expression qui attend toujours son Champollion.
— Revenons aux techniques picturales des premiers hommes. Comment faisaient-ils ?
Fromental ôta ses lunettes et les glissa dans sa veste. Il semblait avoir compris qu’il n’échapperait pas à un cours magistral. De l’autre côté de la porte, le vernissage battait son plein mais cela ne semblait pas trop le préoccuper. Elle devina qu’il était plutôt contrarié par le départ d’Aïcha…
— Commençons par le début, fit-il. L’âge d’or des fresques pariétales commence environ en moins 40 000 et s’achève en 10 000. Il y a tout un tas de courants, de motifs, de styles, mais je ne veux pas vous compliquer la vie. Sachez seulement que ces peintures ont toujours été réalisées au fond de cavernes. Ce qui est plutôt bizarre.
— Pourquoi ?
— Parce que les hommes ne vivaient pas, comme on le croit, dans les grottes. Ils vivaient sur leur seuil. Ou construisaient des tipis. En revanche, quand ils peignaient, c’était toujours dans des boyaux difficiles d’accès. Ils protégeaient leurs fresques. C’étaient peut-être même des lieux de prière… Un peu comme des cathédrales.
— Pour peindre, comment s’y prenaient-ils ?
— On a une idée assez précise de leur technique. On a retrouvé leurs crayons, leurs pinceaux. L’artiste travaillait avec un ou deux assistants, qui lui préparaient les pigments, les charbons, le manganèse. Il était juché sur une sorte d’échelle. Son pinceau dans une main, sa chandelle de suif dans l’autre.
— Du suif ?
Encore un détail qu’elle avait zappé. Les traces de suif sur les scènes de crime.
— Il lui fallait une source de lumière. C’est ainsi qu’il éclairait sa « toile ». Avec de la graisse animale.
Le tueur s’était vraiment comporté, le temps de son sacrifice, en homme primitif, répétant les mêmes gestes, utilisant les mêmes instruments, agissant dans les mêmes cavités — les parkings modernes remplaçant les refuges de jadis.
Jeanne s’essuya le front et la nuque. Elle était en sueur. Fromental ne semblait pas s’en apercevoir.
— Que représentaient principalement ces fresques ?
— Des animaux, surtout.
— Sait-on pourquoi ?
— Non. Encore une fois, il nous manque la clé. Certains pensent que les Cro-Magnons considéraient les bêtes comme des divinités. D’autres supposent que les fresques visaient seulement à s’attirer les faveurs d’esprits supérieurs pour la chasse. D’autres encore y voient des symboles sexuels. Le cheval pour la masculinité, le bison pour le féminin… Mais il y a des millions de peintures à travers le monde et on peut leur faire dire à peu près n’importe quoi. Pour moi, les choses sont plus simples.
— C’est-à-dire ?
— Du simple reportage. Les Homo sapiens sapiens représentaient ce qu’ils voyaient au quotidien : les animaux. C’est tout.
— Cela fait moins rêver.
— Cela dépend des bêtes représentées.
Fromental attrapa un livre dans une bibliothèque que Jeanne n’avait pas repérée derrière les cartons d’emballage. Sans hésitation, il remit ses lunettes et ouvrit l’ouvrage :
— L’art pariétal offre aussi des créatures mi-animales, mi-humaines. Comme celle-ci, par exemple…
Il désigna de l’index la photo d’un personnage humain doté de bois de renne, d’un sexe placé comme celui d’un félin, à l’arrière, et d’une queue de cheval.
— Ou cette sculpture, taillée dans une défense de mammouth… Il venait d’ouvrir les pages sur une petite statue représentant un homme à tête de lion.
— Toujours du reportage ? demanda Jeanne sur le mode ironique.
— Pourquoi pas ? fit Fromental avec gravité. Imaginez un instant que ces créatures, dans des temps immémoriaux, aient réellement existé. Après tout, les légendes de l’Antiquité n’ont pas jailli de nulle part. La mythologie grecque tire peut-être ses personnages d’êtres réels, ayant vécu des milliers d’années auparavant. N’est-ce pas fascinant de se dire que ces peintures seraient des sortes de photographies d’une réalité magique qui nous a précédés ? Par exemple, il existe dans une grotte une représentation d’un homme à tête de bison qui semble jouer de la flûte ou d’un arc musical. Pourquoi pas l’ancêtre d’un faune ? du dieu Pan ? Qui nous dit qu’une telle créature n’a jamais existé ?
Le galeriste, le front constellé de gouttes de sueur, commençait à ressembler à un savant fou. Pour le recadrer, Jeanne décida de jouer la provocation :
— A moi de vous montrer mes créatures.
Elle sortit d’autres photos. Les victimes démembrées, éviscérées, dévorées. A tort ou à raison, Jeanne considérait que Jean-Pierre Fromental avait les tripes pour supporter ces images. En effet, il ne broncha pas.
— Trois victimes, dit Jeanne. Voyez-vous un lien entre ces barbaries et les coutumes des âges préhistoriques ?
— Il les a dévorées ?
— Partiellement. Mais je cherche surtout des correspondances… esthétiques entre ces sacrifices et les rites que les hommes de jadis pratiquaient. En voyez-vous ?
— Ce sont des Vénus, déclara-t-il d’un ton sans appel.
— Des Vénus ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Fromental sortit un mouchoir et s’essuya le front.
— Quand l’homme primitif a commencé à dominer la nature, il s’est dit en retour qu’il était lui-même dominé par des forces supérieures… Il s’est mis à vénérer des dieux, des esprits, qui étaient à son image. Or les premiers dieux furent des déesses. Des Vénus rudimentaires, aux seins lourds, aux hanches larges. Des attributs liés à la fertilité. Et aussi des femmes sans visage. Nous avons retrouvé beaucoup de statuettes. Ces déesses n’ont jamais de traits spécifiques. Elles sont des… généralités. Je crois que votre tueur a cherché le même effet en défigurant ses victimes.
Jeanne considéra à son tour les clichés. L’idée était nouvelle mais Fromental avait raison. Les coups infligés aux visages n’étaient peut-être pas seulement dus à un accès de violence. Le meurtrier avait dépersonnalisé ses victimes.
Paradoxalement, il en avait fait des déesses…
— Il y aussi la règle du losange, continuait Fromental.
— Quel losange ?
L’expert suivit les contours des corps avec son index.
— Vos victimes s’inscrivent dans un losange. Une tête plutôt petite. Des seins et un fessier proéminents. Pas de jambes… Ces corps rappellent exactement des sculptures célèbres de Vénus archaïques. Je pourrais vous montrer d’autres photos…
Il lui vint un souvenir saugrenu. La voix ironique de François Taine, au restaurant : Les hommes préfèrent les grosses.
— Quels étaient les pouvoirs de ces déesses ?
— La fertilité, bien sûr. Lorsque les premiers hommes ont pris conscience de la mort, tous leurs espoirs, toute leur foi se sont tournés vers la naissance. Et vers la femme.
Jeanne en savait assez. Tout, dans cette histoire, tournait autour de la fécondité. Le cannibalisme. Le liquide amniotique. Le choix des victimes très rondes…
La porte du réduit s’ouvrit. Aïcha se tenait sur le seuil, les mains sur les hanches.
— Toujours avec Minouchette ?
Fromental ne parut pas entendre le sarcasme, trop heureux de revoir sa princesse. Il tendit les bras. Jeanne en profita pour se glisser à l’extérieur. Et respirer un bon coup.
— Je te réveille ?
— T’as vu l’heure ?
— Je voulais te dire au revoir.
— Tu pars ?
— Managua. Nicaragua. Reischenbach souffla à l’autre bout du fil.
— Tu penses que le tueur est là-bas ?
— Le tueur et son mobile.
— Parce que Taine et ton psy ont simplement appelé le même gus ?
— Pas seulement. Nelly Barjac a reçu un pli, ou un colis UPS, de la part de Manzarena cinq jours avant sa mort.
— Qu’est-ce qu’il contenait ?
— Je ne sais pas au juste. A mon avis, des échantillons de sang.
— C’est tout ?
— Non. Souviens-toi, mon psy, Antoine Féraud, est parti lui aussi à Managua. J’ai d’abord cru qu’il fuyait le tueur, le fils de son patient. Mais c’est le contraire. Il le poursuit. Pour une raison ou une autre, il savait qu’il devait se rendre à Managua. Il a décidé d’y aller pour l’empêcher d’agir. Il l’a même devancé, si j’en juge par certains faits.
— Qui serait la prochaine victime ? Manzarena ?
— Les probabilités sont hautes.
— Pourquoi lui ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’au centre de tout ça, il y a une histoire de sang. Une contamination. Ou un truc spécifique, que je n’imagine pas encore.
— Ton histoire, c’est du roman.
— On va voir ça.
— Pourquoi tu m’appelles au juste ?
— Pour les numéros. File-moi le portable de Manzarena. Et les coordonnées de l’institut à Tucumán, en Argentine.
— Tu vas pas remettre ça, non ? Je les ai plus. Et tu peux les trouver toi-même.
— Un portable, à Managua, en numéro protégé ?
— Tu as le nom de la banque de sang. Quant à l’institut d’agronomie, il doit pas y en avoir des caisses dans la ville. Démerde — toi.
Jeanne s’attendait à cette réponse.
— Je voudrais qu’on reste en contact, conclut-elle. Reischenbach souffla une nouvelle fois, d’une manière plus chaleureuse :
— J’ai filé mon dossier à Batiz. Ils vont reprendre l’affaire. Ils retraceront les coups de fil de Taine. Comme on l’a fait nous-mêmes. Et ils creuseront les mêmes pistes que nous.
— Ils vont suivre la procédure officielle. Contacter l’officier de liaison de l’Amérique centrale à Paris. Et aussi celui de l’Argentine. Le tueur aura le temps de décimer une armée avant qu’ils obtiennent le moindre retour d’informations.
— On peut rien y faire.
— Sauf ce que je vais faire. Je te rappelle de là-bas.
— Bonne chance.
Installée dans son salon, Jeanne alluma son ordinateur portable et se connecta avec la compagnie Iberia Lineas Aereas. Rien que le fait de réserver son billet en espagnol lui colla le frisson. Depuis combien de temps n’avait-elle pas parlé cette langue qu’elle aimait tant ?
Il restait une place pour Madrid le lendemain matin. Vol IB 6347. Arrivée à 12 h 40. Correspondance pour Managua à 15 h 10. Il fallait ensuite compter sept heures de vol, qui s’annulaient avec le décalage horaire, moins sept heures. Elle atterrirait donc en début d’après-midi. Nouveaux frissons. Elle ne parvenait pas y croire.
Avant d’éditer le billet électronique, il lui fallait confirmer les renseignements qu’elle avait donnés. Nom. Prénoms. Date de naissance. Adresse parisienne. Destination. Horaire. Numéro de carte bleue…
Une dernière fois, le logiciel lui posa la question : était-elle sûre de ne vouloir acheter qu’un aller simple pour Managua ?
Jeanne allait appuyer sur la touche de confirmation quand elle arrêta son geste. En images accélérées, elle revit les deux dernières semaines qu’elle venait de vivre. Thomas. Les écoutes. Les Vénus sacrifiées. Son coup de foudre pour Féraud. L’incendie chez Taine. L’affrontement avec Joachim. Ses interviews en rafales sur la piste d’une trinité diabolique. Le père, le fils et l’Esprit du Mal…
Elle cliqua sur « OK » et se projeta dans l’avenir.
Contacter Manzarena. Retrouver Féraud avant qu’il ne retrouve les autres. Le protéger malgré lui. Puis localiser Joachim et son père avant que le sang ne coule à nouveau. Elle était désormais persuadée que le tandem était aussi parti au Nicaragua.
Elle envoya un mail à Claire, sa greffière, pour lui donner ses instructions. Enfin, elle ferma sa session et s’essuya le visage. Même au cœur de la nuit, la chaleur ne désemparait pas. Elle n’avait jamais autant détesté l’été.
Elle prépara son sac de voyage. Elle ne ressentait aucune fatigue. Elle songeait au Président, qui l’aurait bien mise dans son lit et en même temps rayée du TGI. A Reischenbach, qui l’aimait bien mais l’aurait enfermée avec plaisir dans un placard en attendant que les choses se règlent sérieusement — c’est-à-dire entre hommes. A François Taine, pauvre François, qui avait utilisé la série des meurtres pour la draguer…
Il lui vint à l’esprit ces mots de Rosa Luxemburg, son héroïne de jeunesse : « L’homme libre est celui qui a la possibilité de décider autrement. »
Sourire.
N’en déplaise à ces messieurs, elle n’était qu’un homme libre parmi d’autres.