Le visage du Christ sur le cul d’un bus. La première image de Managua. Ou plutôt de ses faubourgs. Un chaos de chromes, de klaxons, de soleil, de panneaux publicitaires… Jeanne avait l’impression de sillonner une gigantesque zone commerciale. Des marques. Des magasins. Des marques encore. Des logos. Et des bus. Des taxis. Des 4x4. Des pick-up… Et partout, le drapeau nicaraguayen flottant dans l’air, blanc et bleu ciel, portant en lui la légèreté, la douceur qu’on pressentait ici malgré le raffut…
Dans son taxi, Jeanne avait le cœur à la retourne. 14 heures à Managua, mais 21 heures pour son propre biosystème. Ses tripes étaient restées à l’heure de Paris et la violence de la lumière l’écorchait vive.
Le centre-ville était plus calme. Managua est une longue cité cuite au soleil, plate comme la main, qui ne compte pas un seul immeuble à étages — on vit ici dans la crainte permanente des cyclones et des tremblements de terre. Les larges avenues, très boisées, donnent l’impression de s’être invitées dans la forêt plutôt que l’inverse. Au-dessus, le ciel bleu semble tout proche, comme intégré à la trame du vent, de l’air, des matériaux.
A cette douceur, s’ajoute le sourire des habitants, petits personnages cuivrés qu’on dirait peints en or brun. Impossible d’imaginer que ce pays a été le théâtre des pires violences de la fin du XXe siècle. Dictature, révolution, contre-révolution mêlées en une inextricable machine de mort et de cruauté.
Le chauffeur lui demanda où elle allait exactement. Elle répondit au hasard :
— Hôtel Intercontinental.
— Le nouveau ou l’ancien ? Jeanne ignorait qu’il y en eût deux.
— Le nouveau.
Tant qu’à la jouer luxe, autant la jouer à fond. L’homme se lança dans de longues explications. L’ancien Intercontinental, le Metrocentro, était situé au bord du lac. Il avait été le fief des journalistes, à l’époque de la « Revolución ». El nuevo était situé au centre de la ville, près du parc de Tiscapa. Le repaire des hommes d’affaires. Les deux hôtels résumaient le développement de la cité.
— Managua est en pleine expansion !
Jeanne n’écoutait pas. Planquée derrière ses lunettes de soleil, elle contemplait la ville. Ses avenues. Ses palmiers. Ses bâtiments en crépi rose. Ses écolières en uniforme blanc et gris. Ses murs peints qui ouvraient l’esprit plutôt qu’ils ne le fermaient. L’ambassade américaine, bâtie comme un bunker, en terrain conquis et en même temps pas si sûre d’elle…
Les souvenirs affluaient. Elle avait commencé son grand voyage en Amérique latine par ce pays. A l’époque, elle écoutait en boucle l’album mythique des Clash, « Sandinista ! » — un disque piqué à sa mère. Les « rude boys » britanniques avaient choisi ce titre en hommage au Nicaragua et à la révolution sandiniste. Quand elle était arrivée, walkman sur les oreilles, elle s’attendait à découvrir le paradis du socialisme. Les choses avaient déjà pas mal évolué depuis le renversement de la dictature. Le président sortant, Arnoldo Alemán, était soupçonné d’avoir détourné plus de 60 % du PNB du pays. Quant au leader légendaire des sandinistes, Daniel Ortega, il était accusé d’avoir violé sa belle-fille… Jeanne ne s’était pas laissé démonter par le goût amer de la réalité. Elle avait augmenté le son de Magnificent Seven et visité le pays, des utopies plein la tête.
Le taxi stoppa. L’Intercontinental était un sommet de luxe et d’impersonnalité. Elle retrouvait ici la neutralité des grands hôtels qui possèdent quelque chose de rassurant, d’universel, mais qui brisaient tout dépaysement, tout sentiment d’exotisme. Où qu’on aille, on visite le même pays… Ici, les architectes avaient pourtant ajouté quelques touches hispaniques. Ornements castillans. Carrelages mauresques. Fontaines stuquées. Mais rien n’y faisait : on était bien dans un bastion du tourisme standard. Signe imparable : Jeanne grelottait déjà sous l’effet d’une climatisation forcenée.
La chambre était dans le ton. Blanche. Glacée. Confortable. Sans le moindre signe particulier. Jeanne prit une douche. Alluma son téléphone portable. Une voix lui signifia en espagnol qu’elle avait changé d’opérateur. Elle sourit. Ce seul détail scella sa situation : elle avait vraiment franchi la ligne. Elle n’avait pas de message.
L’opérateur de l’hôtel la connecta avec le laboratoire Plasma Inc. Eduardo Manzarena n’était pas là. On l’attendait en fin d’après-midi. Jeanne raccrocha et demanda à la réception de lui faire monter la liste des vingt meilleurs hôtels de la ville. Antoine Féraud était forcément logé dans l’un d’eux.
Elle se sentait mieux. La douche. L’air conditionné. Le fait de parler espagnol — les mots, l’accent avaient naturellement jailli de sa gorge, avec une étrange familiarité. Quand elle eut récupéré la liste, elle se mit en devoir d’appeler chaque hôtel. La recherche lui prit plus d’une demi-heure. Pour nada. Féraud était ailleurs. Chez des amis ? Ou bien il avait donné un faux nom — elle ne voyait pas l’intérêt d’une telle manœuvre. Craignait-il Joachim ? Se sentait-il poursuivi ?
15 heures. Elle consigna dans son Mac quelques idées qu’elle avait eues durant le vol — elle avait dormi quasiment pendant les dix heures mais il lui était tout de même venu quelques pistes, quelques détails à creuser… Puis elle prit sa veste, son sac et se résolut à mener certaines démarches avant d’aller frapper à la porte du bureau de Manzarena.
Elle avait deux projets en tête.
D’abord, tester la solidarité entre juges, par-delà les frontières.
Ensuite, faire un tour aux archives de La Prensa, principal journal du Nicaragua, pour mieux cerner l’histoire et le profil du Vampire de Managua.
Le tribunal qu’on appelle « Los Juztjados » est situé au sud-ouest de la ville, près du quartier La Esperanza. Il est coincé entre un marché aux légumes et un parking de bus. Odeurs de fruits pourris, de viande frite et de gas-oil garanties. Jeanne régla le taxi et s’enfonça dans les allées couvertes, labyrinthe ombragé encombré de pastèques, de bananes, de vendeurs ambulants, de cireurs de chaussures, de marchands d’allumettes…
Elle découvrit, fruit précieux dans sa gangue, le palais de justice. En fait de trésor, il ne payait pas de mine. C’était un bloc en préfabriqué protégé par des grilles croulantes et des plantons ensommeillés. Des hamacs étaient suspendus aux arbres. Des fourgons policiers cuisaient au soleil. Il régnait ici un curieux mélange, caractéristique de l’Amérique centrale, mi-à la coule, mi-menace militaire… Le long du grillage, une file d’attente s’éternisait, des paysans nicaraguayens parfaitement immobiles, indifférents à la fournaise, portant leurs dossiers, leurs sandwichs, leurs enfants…
Jeanne y alla au flan, dépassant tout le monde et brandissant sa carte tricolore devant les gardiens. Le coup de bluff marcha. Du moins pour le premier portail. Sa force était son espagnol. Non seulement elle parlait avec fluidité mais elle était capable d’adopter l’accent local. Les militaires furent impressionnés par cette grande rousse venue de France, qui maniait leur jargon comme si elle habitait dans le barrio d’à côté. En guise de sésame, elle eut droit à un coup de tampon bleu sur la main.
À l’intérieur, la mêlée continuait. Au ralenti. Les funcionarios déambulaient, un formulaire à la main. Les visiteurs cherchaient la bonne porte. Les soldats semblaient collés au mur par leur propre sueur. L’édifice lui-même vacillait sur ses fondations. Entièrement construit en matériaux précaires, il paraissait attendre le prochain séisme pour être reconstruit.
Jeanne trouva enfin le bureau du juge. Elle ruisselait de transpiration. Quelques ventilateurs déclaraient forfait contre la chaleur ambiante. Un planton montait la garde. Elle fit passer son passeport, sa carte de magistrate française à la greffière et demanda à être reçue en urgence par la dénommée Eva Arias qui assurait la permanence.
On la fit attendre. Longtemps. Par les portes entrebâillées, elle apercevait la foule qui s’agglutinait dans les salles. Dans le brouhaha, les touches des claviers d’ordinateur claquaient comme des sabots. Des soldats tentaient de maîtriser les masses. Tout cela ressemblait à un jour de soldes aux Galeries Lafayette, version tropicale.
— Señora Korowa ?
Jeanne, assise sur son banc, leva les yeux. Et les leva encore. La femme qui se tenait devant elle mesurait un mètre quatre-vingts.
— Soy Eva Arias, poursuivit la femme en tendant une main puissante.
Elle suivit la géante dans son bureau. Le temps que la magistrate s’assoie, Jeanne la détailla. Des épaules de déménageur. Des bras d’athlète. Un visage qui trahissait des origines indiennes. Pommettes hautes. Nez aquilin. Yeux bridés. Cheveux noirs, comme laqués au cirage, coiffés la raie au milieu et noués en nattes de part et d’autre de sa nuque sombre. Et, bien sûr, une absence totale d’expression.
Jeanne se présenta. Expliqua la raison de sa visite à Managua. Dans le cadre d’une instruction menée en France — une série de meurtres —, elle recherchait un vieil homme et son fils, sans doute d’origine nicaraguayenne, impliqués dans ces crimes. Elle possédait seulement le prénom du fils, Joachim, et supposait qu’ils étaient arrivés à Managua ces derniers jours.
Eva Arias, par égard pour les origines étrangères de Jeanne, pour le voyage qu’elle avait effectué, l’écouta patiemment. Sans faire le moindre geste, ni trahir le moindre sentiment. Tout en parlant, Jeanne jaugeait la femme : une magistrate avec qui on ne plaisantait pas. Une Indienne parvenue à ce statut grâce à la campagne d’alphabétisation des sandinistes, dans les années quatre-vingt. Eva Arias était une de celles qu’on avait surnommées « les juges aux pieds nus », en référence à leurs origines modestes. Une des magistrates qui n’avaient pas hésité à attaquer le président de la République, Arnoldo Alemán, et toute sa famille, quand des indices avaient démontré l’ampleur de leur corruption…
Jeanne acheva son discours. Le silence s’épaissit dans le bureau. Elle éprouvait, au sens physique du terme, la puissance retenue de la juge.
Finalement, celle-ci demanda d’une voix grave et posée :
— Que voulez-vous de moi ?
— Je pensais… Enfin, je pense que vous pouvez m’aider à les retrouver.
— Vous ne possédez aucun nom. Ni même aucun indice pour les identifier.
Jeanne songea à Antoine Féraud — lui connaissait le patronyme du père. Devait-elle en parler ? L’idée d’organiser une recherche autour de Féraud, comme s’il était coupable, lui déplaisait.
— Différents indices me portent à croire que le dénommé Joachim est l’auteur des meurtres parisiens dont je vous ai parlé.
— Et… ?
— Si cet homme est bien d’origine nicaraguayenne, il a peut-être déjà frappé ici, à Managua, il y a des années.
— Quand ?
— Joachim a trente-cinq ans. A mon avis, il a tué dès son adolescence. Son mode opératoire est très particulier. Il faudrait fouiller les archives des vingt dernières années et…
— J’ai l’impression que vous ne connaissez pas très bien l’histoire de notre pays.
— Je la connais. Je me doute que dans les années quatre-vingt, l’ambiance n’était pas aux investigations approfondies en matière criminelle.
— Les tueurs en masse venaient tout juste de quitter le pouvoir. Nous sommes une jeune démocratie, madame. Un pays en construction.
— Je sais tout cela. Mais je ne vous parle pas d’un assassin ordinaire. Je vous parle d’un meurtrier cannibale. Il doit en rester des traces. Dans les postes de police. Dans les annales des tribunaux. Ou même dans la mémoire des hommes.
Eva Arias posa les paumes à plat sur son bureau.
— Vous avez l’air de penser que les tueurs, chez nous, sont plus sauvages que dans vos pays civilisés.
Jeanne se retrouvait engagée sur le terrain délicat de la susceptibilité nationale.
— Je pense le contraire, señora jueza. Le tueur que je cherche est si barbare que ses actes ont forcément marqué les mémoires. Même en pleine révolution. Je vous montrerai les photos du dossier. Les assassinats qui ont eu lieu à Paris dépassent l’entendement. Ils font preuve d’une sauvagerie… hallucinante.
— Vous pensez que votre tueur est… indien ?
— Pas une seconde. Señora…
— Appelez-moi Eva. Après tout, nous sommes collègues.
— Eva, très bien. Laissez-moi vous préciser une chose personnelle. Lorsque je suis sortie de l’École nationale de la magistrature en France, j’ai décidé de traverser l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Par pur amour de la culture hispanique. Vous entendez mon espagnol. J’ai passé plus d’une année sur votre continent. J’ai lu la plupart des grands écrivains de votre culture. Jamais vous ne pourrez me prendre en flagrant délit de préjugés ou d’idées reçues contre l’Amérique latine.
Eva Arias se tut. Le silence et la chaleur se conjuguaient en une masse de plus en plus oppressante. Respirer était difficile. Jeanne se demanda si elle n’avait pas commis une nouvelle gaffe. Pour une Indienne du Nicaragua, faire l’apologie de la culture hispanique n’était peut-être pas une bonne idée. Un peu comme faire l’éloge de Mark Twain dans une réserve indienne du Dakota.
— A quel hôtel êtes-vous descendue ? demanda l’Indienne d’un ton plus affable.
— À l’Intercontinental.
— Lequel ?
— Le nouveau. Je vais y laisser mon traitement de juge.
Sans qu’aucun signe le laisse prévoir, l’expression impassible de l’Indienne se brisa en un sourire. Jeanne comprit ce principe : le visage d’Eva Arias agissait par surprise. Impossible de deviner ce qu’il vous préparait…
— Je vais passer quelques coups de fil. Ça ne sera pas facile. Tous les juges ont été remplacés après la révolution sandiniste. Par ailleurs, il est inutile d’espérer quoi que ce soit des archives. Tout ce qui date d’avant la révolution a été perdu ou détruit — souvent par les juges eux-mêmes. Durant les années de révolution, c’est encore plus simple : rien n’a été écrit.
— Donc ?
— Je pense aux journalistes. Je connais quelques vieux renards qui ont tout vu, tout connu. S’il y a eu un meurtre cannibale, même au fin fond de la jungle du pays, ils s’en souviendront.
Jeanne se leva et remercia la magistrate. Sans effusion : elle voulait se placer au diapason du flegme indien. Elle quitta Eva Arias avec une pointe de remords. Elle n’avait pas joué franc-jeu avec elle. Elle avait occulté le nom d’Eduardo Manzarena. Elle avait voulu conserver une longueur d’avance sur la justice de ce pays.
16 heures.
Nouveau coup de fil à Plasma Inc.
Toujours pas d’Eduardo Manzarena. Jeanne prit la direction de La Prensa. Elle retrouva avec bonheur la climatisation du taxi. Les bureaux du journal étaient situés à l’autre bout de la ville. Elle eut tout le temps de détailler encore la capitale.
Le trafic était dense. Et plus dense encore, aux feux rouges, la vente de portière à portière. Des barbes à papa, des chiens, des hamacs, des cigarettes, des kleenex…, tout se vendait ici entre les voitures. Jeanne remarquait aussi les jeunes femmes qui déambulaient le long de la chaussée. Chignon serré. Visage ovale. Jeans pattes d’eph. La seule touche personnelle était la couleur du bustier : turquoise, rose, vert amande, jaune tournesol… Malgré elle, Jeanne était jalouse de leur beauté à la fois sombre et radieuse, de leur jeunesse, de leur osmose avec la terre, l’air, le ciel. Et aussi de leur ressemblance entre elles — elles paraissaient partager un secret de jouvence, mais de bon cœur, sans esprit de compétition.
Jeanne respirait en même temps quelque chose de plus lugubre. Le poids du passé. La population, derrière ses sourires, sa gentillesse, était encore accablée par la violence du siècle dernier. Le sang hantait toujours les esprits. Une sorte de veillée funèbre permanente désincarnait les âmes. Trois siècles d’exploitation américaine. Quarante ans de dictature sanglante. Une révolution. Une contre-révolution. Tout ça pour sombrer dans une corruption larvée, endémique, incurable… Pas vraiment de quoi être optimiste.
Le siège de La Prensa était un bloc de ciment sans âme mais les archives étaient entreposées dans un bâtiment annexe pittoresque, avec petit patio fleuri et ornements de stuc. Les anciens numéros étaient mémorisés sur microfilms — pas besoin de se plonger dans l’encre et le vieux papier. Jeanne dut d’abord interroger l’archiviste en chef, une vraie encyclopédie, pour s’orienter dans ses recherches. De mémoire, l’employé lui donna les années à consulter en priorité. Les années « star » d’Eduardo Manzarena, le Vampire de Managua.
Au fil des bobines, Jeanne vit passer une bonne partie de l’histoire récente du Nicaragua. Elle la connaissait déjà. La tradition des républiques bananières — qu’on appelait ainsi parce que les États d’Amérique centrale étaient devenus des fournisseurs de fruits tropicaux totalement contrôlés par les États-Unis. Comme la plupart des gens de gauche, Jeanne détestait les États-Unis. Globalement. Arbitrairement. Irrationnellement. Ce pays représentait tout ce qu’elle haïssait : la violence impérialiste, le tout-consumérisme, la liberté exclusivement dédiée à la réussite matérielle. Et surtout, l’élimination radicale des faibles et des minorités. Non contents d’avoir organisé le génocide des populations indiennes nord-américaines, les États-Unis avaient aussi financé les pires dictatures de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud.
Avec une rage mêlée d’une jouissance étrange, Jeanne se rafraîchit la mémoire en s’arrêtant sur quelques articles. La dictature hallucinante de violence d’Anastasio Somoza Debayle, héritier d’une longue lignée d’assassins. Les morts. Les tortures. Les viols. Les spoliations. Le tyran criminel avait un jour répondu aux journalistes qui l’interrogeaient sur ses richesses : « Que je sache, je n’ai qu’une propriété. Elle s’appelle Nicaragua. » Puis la révolution sandiniste, dédiée à l’alphabétisation, au partage des terres, au respect des paysans. L’espoir, enfin. Puis la contre-révolution, financée par Ronald Reagan, grâce au trafic d’armes avec l’Iran… Des horreurs. Des horreurs. Des horreurs. Aujourd’hui, la situation s’était stabilisée. Mais les maux chroniques du pays guettaient toujours…
Eduardo Manzarena en était un splendide exemple. D’origine cubaine, il avait commencé à faire fortune dans les années soixante-dix. Exilé à Miami, l’homme d’affaires, lui-même médecin hématologue, avait repéré un besoin spécifique aux États-Unis : le sang. La guerre du Vietnam avait démontré l’importance de la transfusion sanguine en cas de conflit. Or les États-Unis manquaient de réserves. Où trouver cette denrée rare ? Dans les pays pauvres. En 1972, juste après le tremblement de terre, Manzarena s’était installé à Managua et avait ouvert la première banque privée de sang. En quelques années, il avait développé son business avec brio, dépassant avec son seul centre les rendements des autres pays fournisseurs des Etats-Unis : Haïti, Brésil, Belize, Colombie… En 1974, Plasma Inc. fournissait 20 000 litres de sang par mois, soit, à lui seul, 10 % de l’industrie privée américaine dans ce domaine.
La fortune de Manzarena reflétait, en image inversée, la pauvreté des donneurs, des paysans ruinés par le séisme qui vendaient un litre de sang par semaine, sans laisser le temps à leur organisme de se régénérer. A ce rythme, plusieurs hommes étaient morts dans les locaux de la banque. Les esprits s’étaient échauffés. Plasma Inc. était devenu le symbole de l’exploitation de l’homme par la dictature — jusqu’à la mort. Un jour de 1978, le peuple avait laissé libre cours à sa colère et avait incendié la banque. Le sentiment de révolte s’était alors propagé dans tout le pays et la révolution sandiniste avait éclaté. Mais le Vampire de Managua avait déjà disparu.
Le gouvernement socialiste avait interdit le commerce du sang et du plasma. Désormais, les dons s’effectueraient gratuitement, sous le contrôle de la Cruz Roja nicaraguayenne. Le sang serait ensuite fourni gracieusement aux hôpitaux et cliniques. Et plus question d’exportation. Mais les années avaient passé. Le naturel était revenu au galop. Arnoldo Alemán et son gouvernement corrompu avaient autorisé Eduardo Manzarena à se réinstaller à Managua, lui et son business sordide. Aujourd’hui, il faisait de nouveau concurrence à la Croix-Rouge et on se pressait à sa porte pour gagner quelques cordobas.
Son empire s’était même étendu. Des centres de captation avaient ouvert au Guatemala, au Honduras, au Salvador, au Pérou, en Equateur, en Argentine. Jeanne imaginait des rivières de sang convergeant vers l’estuaire Manzarena jusqu’à se perdre dans la mer — les États-Unis. De telles histoires n’étaient possibles que dans les souterrains du monde. Là où la misère autorise tout. Là où l’âpreté et la corruption repoussent toujours, comme sur du fumier.
Elle regardait le portrait du Vampire qui scintillait devant elle — un homme énorme aux larges mâchoires, portant une chevelure d’argent coiffée en arrière, comme un casque de la guerre de Cent Ans. L’air paisible et repu, il ressemblait à un chevalier qui aurait terrassé ses ennemis : la justice, l’humanité, l’égalité…
Qu’avait donc envoyé le Vampire par UPS à Nelly Barjac le 31 mai dernier ? Un échantillon de sang ? Était-ce à cause de ça que la cytogénéticienne avait été tuée et dévorée ? Pourquoi Taine avait-il appelé cet homme, le dimanche 9 juin ? Pourquoi, le même jour, Antoine Féraud l’avait-il également contacté ? Que savait Eduardo Manzarena sur les meurtres et leur auteur ? Quel était son lien avec Joachim ?
Jeanne rembobina les films, éteignit l’écran, salua l’archiviste. Elle ne prit pas la peine de rappeler Plasma Inc. Elle décida d’y aller directement. Et de se confronter au Vampire en personne.
Banque du sang, première. Le bâtiment de Plasma Inc., situé dans le barrio Batahola Sur, était un bunker plus solide et mieux gardé que le tribunal de justice. Des rouleaux croisés de lames de rasoir surplombaient les murs d’enclos, des vigiles armés paraissaient bien réveillés au fond de leur cahute.
Pour pénétrer dans la forteresse, Jeanne présenta son passeport. Aucun problème. Après tout, elle était peut-être une donneuse volontaire. Elle se retrouva dans un grand hall à la tropicale. Sol carrelé. Stores à lattes. Ventilateurs au plafond. Les donneurs faisaient la queue devant une série de comptoirs. D’autres étaient affalés sur des bancs alignés comme à l’église, regardant d’un œil distrait un écran de télévision. Pas d’infirmières, pas de blouse blanche, mais une odeur d’éther à tomber raide sur le carreau. Les claquements des claviers d’ordinateur résonnaient en fond comme une danse macabre.
Jeanne se sentait mal. La touffeur. La puanteur. Le décalage horaire. Tout cela lui tordait le ventre. Elle aperçut une petite femme dont l’allure lui plut. La cinquantaine. Une blouse à carreaux. Un visage de Pékinois tout plat, aux yeux bridés, enfoui derrière de grosses lunettes. Un dossier sous le bras lui donnait un air supérieur. En tout cas, elle le portait dans cet esprit.
— Por favor, señora…
Sans donner d’explication, Jeanne demanda à rencontrer Eduardo Manzarena. Avec un large sourire, la Pékinoise lui répondit que « monsieur le directeur » n’était pas encore arrivé. Il fallait repasser plus tard. Ou demain. La femme mentait. Manzarena n’allait pas passer aujourd’hui — il était plus de 17 heures. Une petite voix lui soufflait même qu’il y avait un moment qu’il n’était pas venu au bureau…
Jeanne remercia la femme. Elle se dirigea vers la sortie, laissant la secrétaire partir de son côté. Puis elle revint sur ses pas et se glissa par la première porte qu’elle trouva. Elle franchit une salle d’attente en longueur. Des hommes somnolaient sous des affiches exhortant à donner son sang, à nourrir l’avenir du Nicaragua, etc.
Elle enjamba les grappes de pieds et attrapa la poignée suivante. Un panneau indiquait : « Sala de extracción ». L’odeur la frappa avec une nouvelle violence. Alcool à 90°, iode, Javel, sueur… Elle découvrit un espace sans fenêtre ponctué de vieux fauteuils de coiffeur en moleskine rouge, où étaient installés les donneurs. Regard voilé, teint livide, tempes moites : ils paraissaient tous à l’agonie. Les poches en plastique reliées à leur veine étaient énormes. Contrairement aux articles qu’elle avait lus, les conditions d’extraction chez Plasma Inc. n’avaient pas l’air d’une aseptie irréprochable. Dans un coin, une femme de ménage passait un balai humide. Dans un autre, un ouvrier recollait une dalle de linoléum, boîte à outils ouverte près de lui.
Jeanne chercha une autre porte. Elle espérait trouver le bureau de Manzarena ou celui de sa secrétaire. De là, elle dénicherait son adresse personnelle. Si le Vampire ne venait pas à elle, elle irait à lui… Nouveau couloir. Chaque salle disposait d’une baie vitrée par laquelle Jeanne pouvait voir ce qui s’y passait. Personne ne faisait attention à elle.
Un vacarme l’arrêta. Le bruit des centrifugeuses. Des tambours tournaient sans relâche, comme dans une laverie automatique. Elle venait de lire des articles sur la question. Après l’extraction, le plasma est séparé par centrifugation des globules et des plaquettes. C’est le plasma qui contient de précieuses protéines, dont le fameux facteur VIII — protéine coagulante dont sont privés les hémophiles de type A. Jeanne avait beaucoup de mal à se convaincre qu’elle se trouvait dans un lieu bienfaisant, qui permettait de sauver des vies.
Nouvelle salle. Murs roses. Portes frigorifiques qui devaient abriter les livraisons à destination des États-Unis. Il y avait aussi des armoires vitrées, dont les étagères allaient et venaient, faisant tressauter des poches sombres, sans doute pour empêcher le sang de coaguler. Jeanne se dit que si les Nord-Américains étaient venus y regarder de plus près, ils n’auraient certainement pas acheté son plasma à Eduardo Manzarena.
Enfin, le département administratif. Des bureaux. Des ventilateurs. Des secrétaires à chignon haut. Jeanne passa sans un regard pour les filles, devinant que l’antre du boss était au fond du couloir. Au premier angle, une annexe s’ouvrait sur deux pièces, l’une à gauche, l’autre à droite. La première avait sa porte fermée. La seconde était ouverte, mais vide. Le bureau de la secrétaire. Elle repéra un répertoire à l’ancienne trônant près de la machine à écrire. Des fiches perforées, enfilées sur deux anneaux d’acier.
Elle les feuilleta rapidement, MANZARENA. EDUARDO. La fiche portait les coordonnées personnelles du patron. Une adresse dans le style nicaraguayen. Managua avait été tant de fois abattue par les tremblements de terre et les cyclones, tant de fois reconstruite, que les rues et avenues ne portaient plus ni nom ni numéro. On s’orientait donc grâce aux points cardinaux, aux surnoms des blocs et à d’autres repères — plutôt folkloriques.
Elle attrapa une feuille, un stylo et recopia les indications : « Tica Bus, 1 cuadra del lago y 1 cuadra y média arriba. » Ce qui signifiait approximativement que, depuis le terminal de Tica bus, il fallait s’orienter vers un point situé entre un bloc en direction du lac et un bloc et demi vers le haut, c’est-à-dire à l’est… Jeanne nota, se disant qu’un chauffeur de taxi comprendrait le message.
Quelques minutes plus tard, elle était dehors. Le conducteur réagit aussitôt au texte énigmatique. Jeanne se renfonça dans son siège. Elle demanda qu’on règle la climatisation à fond. S’essuya le visage avec des lingettes parfumées qu’elle avait achetées à l’aéroport de Madrid — sa meilleure idée pour l’instant.
Et tenta de se calmer.
La nuit tombait. Jeanne éprouvait un mauvais pressentiment. Peut-être qu’elle arrivait trop tard… Peut-être que Joachim avait déjà frappé… Peut-être que Manzarena…
Elle tressaillit.
Et comprit son pressentiment.
Rien à voir avec Manzarena.
Il s’agissait d’Antoine Féraud. Sa conviction se précisait. Il avait retrouvé Joachim et son père à Managua. Il avait voulu les raisonner. Les avait exhortés à se rendre à la justice.
Et cette démarche lui avait coûté la vie.
Jeanne parvint dans le quartier de Manzarena au moment où le jour disparaissait. Le chauffeur lui expliqua comment atteindre la villa à pied. Les réverbères ne s’étaient pas encore allumés. Elle remonta la rue en pressant le pas. Elle voulait sonner à la porte avant que les lumières électriques ne jaillissent — une idée comme ça.
Il régnait dans l’artère un silence impressionnant. Les maisons derrière leurs murs d’enclos ou leur grillage se densifiaient dans l’obscurité. Pas âme qui vive dans la rue ni aux fenêtres. Ses pas résonnaient dans le noir, à mesure qu’elle croisait des chilamate, des arbres puissants dont elle avait lu le nom dans un des guides achetés à l’aéroport de Madrid. Elle trouva enfin la demeure — le chauffeur la lui avait décrite.
Elle sonna, lançant quelques regards à travers la grille. La villa paraissait modeste. Des bougainvillées roses, des orchidées violacées, des palmiers trapus laissaient entrevoir des murs gris, un toit rouge, des vérandas ouvertes et des terrasses typiques de l’architecture nicaraguayenne. L’air, la chaleur, la végétation des jardins s’invitaient à l’intérieur de ces constructions. On faisait ici tomber les murs comme on tombe la veste dans une fête décontractée.
Personne pour lui ouvrir. Où étaient les gardes du corps ? les serviteurs ? Elle sonna à nouveau. Aucune lumière ne s’allumait nulle part. Seule une faible clarté, intermittente, agitait l’obscurité d’une des vérandas. Sans doute un piège à moustiques. Eduardo Manzarena était de sortie. Et son personnel en congé. Jeanne ressentit un vrai abattement. Tous ses efforts avaient convergé vers cet instant — et cet instant lui était volé. Elle se retrouvait sur le seuil d’une maison inconnue, dans un quartier désert et sombre, à plus de dix mille kilomètres de chez elle…
Elle allait repartir quand une idée la saisit. Une petite perquise en douce… La mauvaise idée par excellence. Un coup à se retrouver dans les geôles de Managua… Trop tard. Elle saisissait déjà la poignée du portail — deux plaques de fer ajourées, relevées de motifs et d’arabesques. Aucune résistance. Jeanne lança un coup d’œil de droite à gauche puis se glissa dans les jardins. Pas de chien. Aucun bruit. Elle avait la bouche sèche comme un four à briques, tandis que son corps ruisselait de sueur. Elle était dans la place. Elle était dans l’illégalité. Il n’y avait plus qu’à assumer.
Elle traversa les jardins. Herbes souples. Fleurs énormes. Palmiers au tronc gris, craquelé comme des ananas. Son pied toucha du dur. Un carrelage enfoui parmi les buissons. Première véranda. Une fontaine coulait au centre. Un ventilateur tournait au plafond, brassant l’air chaud. Une télévision ronronnait dans un coin, sans le son — la source de clarté de tout à l’heure. Ce poste allumé impliquait un départ précipité. L’absence de domestiques renforçait le mauvais présage. Que s’était-il passé ici ?
Elle accéda à un salon — sorte de prolongement de la terrasse. Tout était ouvert. Manzarena ne craignait décidément pas les voleurs. A l’instant où elle pénétrait dans la pièce, les réverbères de la rue s’allumèrent. Elle sursauta et se projeta sur la droite, à l’abri des regards. Elle compta jusqu’à dix puis risqua un œil. Personne sur l’avenue. Elle considéra de nouveau le salon. Les rais des luminaires filtraient par les grilles de fer forgé, les murs à claire-voie, les stores rectilignes, projetant des ombres obliques et croisées.
Elle avança. Pas le moindre souffle d’air ici. Elle traversait des eaux lentes, dont la pression pesait sur ses épaules. Le décor. Fauteuils alanguis dans l’ombre. Longue table couverte d’une toile cirée. Bar alignant des bouteilles en série. Les yeux d’un masque de terre cuite l’observaient du fond d’une étagère. Une odeur prégnante d’eau de Javel s’élevait du sol. Le personnel semblait avoir mené ici une opération commando avant de se volatiliser. Pourquoi avoir laissé tout ouvert ?
Un escalier. Pour la forme, Jeanne appela : « Señor Manzarena ? » Le silence en réponse, scandé par les pales du ventilateur de la véranda. Elle gravit les marches. Premier étage. Couloir. Des chambres. Des murs de ciment peint, vert d’eau, orange cru. Des lits en bois. Des meubles en rotin. Par les fenêtres, toujours fermées par des stores, la lumière électrique en lignes claires.
Jeanne avance toujours. Depuis un moment, elle a compris. A cause de l’odeur qui flotte. Intense. Sucrée. Nauséabonde. A mi-chemin entre le fruit pourri et la viande faisandée. Fond du couloir. Nouvelle porte. L’entrouvrant, Jeanne sait, à cette seconde même, qu’elle a découvert le pot-aux-roses.
Eduardo Manzarena est arc-bouté derrière son bureau, la tête posée sur la table, sous la grille de l’air conditionné qui ronronne. Son crâne est ouvert en deux comme une pastèque fracassée. Son cerveau en jaillit pour se déverser sur le sous-main de cuir. Un nuage de mouches tourbillonne au-dessus.
Joachim a été plus rapide qu’elle.
Respirant par la bouche, Jeanne fait deux pas à l’intérieur, fouille dans son sac, trouve, entre rouge à lèvres et chewing-gums, des gants de latex qu’elle conserve toujours. Elle les enfile et s’adapte au tableau seulement éclairé par les lueurs indirectes des réverbères. Elle note, simultanément, plusieurs faits.
Manzarena est encore plus gros que sur la photo : il doit peser dans les 150 kilos. Vêtu d’un tee-shirt blanc et d’un jogging gris clair, il se tient penché, les bras glissés sous le bureau. Jeanne songe au film Seven. L’obèse sacrifié au nom du péché de gourmandise. Le tableau rappelle la scène, mais dans une version noir et blanc. Seven, oui, mais revu par Fritz Lang.
Deuxième fait. Le tueur a retourné la pièce. Les bibliothèques ont été fouillées, secouées, éventrées. Les tiroirs vidés. Les placards renversés. Le sol est jonché de livres appartenant tous à la même collection : des couvertures gris moiré. Que cherchait le meurtrier ?
Troisième fait : le cannibalisme. L’odeur d’hémoglobine et de chair crue sature la pièce. Comme si on avait ouvert ici un robinet de sang. L’assassin s’est nourri du corps. Un avant-bras, arraché, repose parmi les bouquins. Des fragments de tissu s’étirent sur les pages encroûtées de sang. Joachim est dans la ville. Il s’est nourri du Vampire de Managua. Pour lui voler quel pouvoir ?
Dernier élément à noter : pas d’inscriptions sanglantes sur les murs. L’alphabet mystérieux doit être réservé aux Vénus.
Jeanne commence l’examen du corps. Elle éprouve une sorte de distanciation bienvenue, liée à la fatigue, au décalage horaire, à la chaleur… Elle se penche sous le bureau. Nouveau bourdonnement de mouches. Un moignon sanglant, tranché au coude. L’autre avant-bras porte des marques de morsures. Le pantalon de l’obèse est baissé. Ses cuisses portent des traces d’entailles, de suçons — toujours les mêmes signes d’avidité, d’appétit de chair humaine. L’entrejambe est noirci de sang. Jeanne n’a pas envie d’en savoir davantage.
Elle se redresse. Voit tourner la pièce. Lève la tête vers la grille d’air conditionné, en quête d’un peu d’air frais. Elle attrape une chaise et s’effondre. Ferme les yeux et puise au fond d’elle-même ses dernières forces. Elle sait que ces minutes solitaires sont capitales pour effectuer une découverte. Débusquer un signe, un indice, avant d’appeler la cavalerie.
Elle se remet debout, contourne le corps, observe son dos. Le lieu d’un nouveau carnage. A coups de hache ou de machette, l’assassin a frappé comme il aurait percé la coque d’un bateau. Des flots de sang ont jailli. Le tueur a été plus loin. Il a plongé les mains de part et d’autre de la colonne vertébrale et tiré ce que ses doigts ont pu saisir. Reins. Intestins. D’autres organes. Le mort déploie derrière lui des protubérances horrifiques, évoquant les ailes d’un dragon monstrueux.
Elle tente un premier bilan. Les signes de décomposition sont manifestes. L’extrémité des doigts est gonflée, comme si Manzarena avait pris un bain de plusieurs heures. La desquamation a débuté un peu partout. Les taches couleur lie-de-vin sont nombreuses. La langue, gonflée par l’activité des bactéries, sort de la bouche. Tout le processus a été accéléré par la chaleur. Manzarena n’a peut-être pas été tué il y a si longtemps… Jeanne parierait pour moins de vingt heures.
Pourquoi les domestiques n’ont-ils rien découvert ? Ont-ils paniqué en tombant sur le cadavre ? Et les gardes du corps ? Pourquoi ne s’est-on pas inquiété à la banque de sang de son absence ?
Elle n’a toujours pas trouvé un seul indice, un seul signe qui lui donnerait une avance sur l’enquête. Elle scrute le sol. Les vagues de couvertures argentées. Elle attrape un des livres. Totem et tabou de Freud, traduit en espagnol. On lui a déjà parlé de ce livre, il y a quelques jours. Antoine Féraud. Dans les jardins des Champs-Elysées.
Elle se penche et attrape un autre livre. Totem y Tabú, encore une fois. Un autre. Totem y Tabú. Un autre encore. Totem y Tabú… Jeanne considère les livres encastrés dans la bibliothèque. Les dos de toile grise. Les lettres d’or des titres. Totem y Tabú. Partout. Répété sur tous les rayonnages…
Eduardo Manzarena s’est construit ici une forteresse. Un refuge dont les pierres sont des exemplaires du même ouvrage. Pourquoi ? Qu’étudiait-il ? Cherchait-il à se protéger, symboliquement, avec ces livres ?
Elle se retourne et observe le bureau. Plusieurs bouquins sont englués sous la matière grise. Elle en repère un, près de l’ordinateur, qui n’est pas trop souillé. Le feuillette rapidement. Le fourre dans son sac.
Elle ouvre son téléphone portable et compose un numéro mémorisé.
— Señora Arias, por favor.
Le premier flic trébucha sur les livres. Le second tenta de le rattraper et s’appuya, à mains nues, sur la poignée de la porte. Finalement, les deux rebondirent contre le cadavre — il en aurait fallu plus pour bouger la masse de Manzarena. Un des policiers se cogna contre l’étagère qui céda et provoqua un déferlement de bouquins sur ceux déjà disséminés par terre.
— Que mierda ! hurla l’homme.
Jeanne faillit éclater de rire. Pure nervosité. Elle n’avait jamais vu un tel chaos sur une scène de crime. Chacun pataugeait dans la sauce avec ses chaussures de ville. Aucun flic ne portait de gants. Pas l’ombre d’un périmètre de sécurité. Et chaque visage offrait une variation comique sur le thème de l’effarement.
Un homme en blouse blanche — sans doute l’équivalent de l’IJ de la police française — s’échinait à ouvrir une mallette chromée fermée à clé. Il ne cessait de répéter :
— Donde esta la llave ? Tienes la llave ?
Jeanne se souvint que le taux d’élucidation des forces de l’ordre, dans ces pays d’Amérique centrale, avoisinait zéro. Les flics ici ne connaissaient qu’une seule méthode d’enquête : le flagrant délit.
Derrière le photographe, qui tournait autour du corps avec méfiance, comme si le cadavre allait se relever d’un coup, Jeanne aperçut la haute stature d’Eva Arias. Elle avait l’air furieuse. Furieuse de l’incompétence des policiers. Furieuse de la présence de Jeanne, juge française et témoin central dans cette affaire. Elle paraissait même la tenir pour personnellement responsable de ce carnage…
— On doit parler vous et moi.
Jeanne suivit l’Indienne dans une pièce voisine. Elle n’attendit pas ses questions. Elle résuma l’enquête de l’après-midi. La place d’Eduardo Manzarena dans l’histoire. Au passage, elle dut ajouter quelques faits. La mort de François Taine brûlé vif. L’implication d’un psychiatre, sans doute en visite à Managua. Puis un portrait plus détaillé du suspect, Joachim, mi-avocat humanitaire, mi-monstre autiste, d’inspiration primitive…
La géante se taisait. Son visage était aussi expressif que le tronc d’un chilamate.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas tout dit cet après-midi ?
— Ma requête était assez bizarre comme ça. Je ne voulais pas en rajouter.
Nouveau silence.
— Que savez-vous sur Eduardo Manzarena ? reprit enfin l’Indienne.
— Ce que j’ai lu dans les archives de La Prensa. Il a réussi une première fois dans le business du sang. A disparu à l’arrivée du sandinisme. Est réapparu dans les années quatre-vingt-dix.
— Avec le retour de la droite au pouvoir.
La magistrate avait ajouté ce commentaire avec une rage froide. Elle ruminait encore sa colère d’avoir perdu les élections de l’époque. Elle se tenait près d’une fenêtre. Les éclairs des gyrophares du dehors lacéraient son visage par à-coups.
— Le peuple du Nicaragua a voté contre la guerre, dit Eva Arias à voix basse. Pas contre nous.
— Bien sûr, ajouta Jeanne, qui n’avait pas envie de la contrarier.
— Vous saviez que Manzarena était menacé ?
— Menacé ? Par qui ?
Eva Arias fit un geste vague. Pas d’explication en vue.
— C’est le plus étrange, continua-t-elle. Ces dernières semaines, il vivait entouré de gardes du corps. Il restait prostré chez lui. Pas de femmes, pas d’enfants. Un solitaire. Un homme qui avait peur.
Jeanne comprit un détail : la Pékinoise, la petite secrétaire de Plasma Inc., avait promis que Manzarena passerait au bureau dans la journée. Pur discours officiel. Il ne venait plus au bureau depuis longtemps…
— Il faut que je retrouve les gardes du corps, murmura Eva Arias. Les domestiques. Ils savent forcément quelque chose.
— De quoi avait peur Manzarena ? insista Jeanne. Qui le menaçait ?
Eva Arias regardait à travers les lattes des stores.
— A partir de maintenant, fit-elle en éludant la question, je vous interdis de vous mêler de cette enquête. Vous ne bougez plus. Sinon, je vous assigne à résidence dans votre hôtel. Laissez faire les hommes de notre police.
— J’ai pu mesurer leur efficacité. Eva Arias la fusilla du regard.
— Possédez-vous des techniciens de police scientifique ? Les yeux de l’Indienne lancèrent des éclairs.
— Je connais ce tueur, continua Jeanne. Il ne prend aucune précaution. En tout cas, pas du côté des traces qu’il laisse. Relevez les empreintes sur la scène de crime. Celles du meurtrier seront partout. Avec celles de vos hommes, bien sûr.
La géante conservait toujours le silence. Elle paraissait prête à exploser.
— Joachim est sans doute originaire du Nicaragua. S’il a été fiché une fois, une seule fois, par vos services, nous pourrons l’identifier en comparant les empreintes de ce soir.
La juge ordonna :
— Venez près de moi. Jeanne s’exécuta.
— Regardez, souffla Eva Arias.
Le quartier s’était rempli d’une foule compacte. On pouvait voir les passants s’agglutiner contre les grilles, les yeux fixes comme des zombies, éclaboussés par les lueurs blafardes des véhicules de la police.
— Ils ne comprennent pas ce qui se passe, chuchota la juge de sa voix grave. Jusqu’à présent, les tueurs en série portaient un uniforme et agissaient en commandos. Alors, un tueur solitaire. S’acharnant sur une seule victime. C’est trop ou trop peu, vous comprenez ? Une sorte de luxe. (Elle ajouta, un léger sourire dans son timbre de glas :) Un luxe européen ou nord-américain.
— Le meurtrier est originaire de votre pays.
— Peu importe.
Eva Arias se tourna vers Jeanne. Son visage ressemblait à ces blocs de grès pré-colombiens taillés en faciès.
— Nous n’avons pas de laboratoire scientifique. Nous n’avons pas de fichiers d’empreintes. Nous n’avons rien, vous comprenez ?
— Je peux vous aider.
— Nous n’avons pas besoin d’aide. Je vais vous faire accompagner au poste de police. Vous allez signer votre déposition et rentrer à votre hôtel. Laissez-nous opérer à notre façon.
— Quelle est votre façon ?
Encore une fois, le sourire d’Eva Arias la prit par surprise. Impossible de deviner, la seconde précédente, que son expression allait se modifier.
— Notre chef de la police est un ancien révolutionnaire sandiniste. Un de ceux qui ont pris la ville de León. En plein affrontement, il s’est volontairement fait sauter dans la garnison centrale. La bombe n’a pas explosé et il s’en est sorti. Voilà le genre d’hommes qui dirigent nos enquêtes, madame la Française.
— Je ne comprends pas ce qu’un tel acte peut révéler comme compétences policières.
— Parce que vous n’êtes pas du pays. Je vais vous faire raccompagner.
Jeanne recula. Un homme en armes se tenait déjà sur le seuil de la pièce. Elle allait le suivre quand Eva Arias la rappela :
— Vous savez que la mort de Manzarena est plutôt ironique.
— Pourquoi ironique ? A cause du sang versé ?
— J’ai appris quelque chose sur lui aujourd’hui. Jeanne revint sur ses pas.
— Manzarena était comme vous, fit l’Indienne.
— Comme moi ?
— Il s’intéressait au cannibalisme. Cet après-midi, j’ai passé quelques coups de fil. Ce que je peux déjà vous dire, c’est qu’il n’y a jamais eu de crimes anthropophages au Nicaragua. Mais en parlant avec d’autres juges, j’ai compris que Manzarena les avait déjà appelés. Et qu’il avait posé les mêmes questions que vous.
Avec une précision : il cherchait un fait divers de ce genre en 1982.
Le médecin hématologue menait donc la même enquête que Jeanne. Mais il possédait des éléments qu’elle ignorait. Connaissait-il l’histoire de Joachim ? Redoutait-il que le tueur autiste ne l’élimine ? Quel était le lien avec le pli qu’il avait envoyé à Nelly Barjac ?
Eva Arias ouvrit son cartable et en sortit un livre. C’était un des bouquins à couverture argentée du bureau de Manzarena. Jeanne pensa à l’exemplaire qu’elle avait elle-même fourré dans son sac…
— Vous avez remarqué, n’est-ce pas, que sa bibliothèque ne contient qu’un seul et même livre ?
— Totem et tabou, de Freud.
— Vous saviez que dans les pays d’Amérique centrale et latine, on se passionne pour la psychanalyse ?
— Je l’ignorais. Dans tous les cas, ça ne suffit pas à expliquer la présence de tant d’exemplaires à la fois.
— Non. Mais ça boucle la boucle.
Eva Arias considéra son ouvrage qui brillait à la lueur des gyrophares.
— Quand j’étais étudiante, après la révolution, je me suis intéressée à la psychanalyse, moi aussi. Je voulais même écrire un mémoire sur l’importance de cette discipline pour le développement de la démocratie dans notre pays. Des rêveries de jeune fille. (Elle brandit le livre.) Vous l’avez lu ? Vous savez de quoi ça parle ?
Jeanne tenta de se souvenir des paroles de Féraud. Rien ne lui revint.
— Non.
— De cannibalisme. Pour Freud, l’histoire de l’humanité a commencé avec le meurtre originel du père. Les hommes du clan ont tué leur père et l’ont mangé. Tout est mal qui finit mal.
En franchissant les portes de l’Intercontinental, elle eut l’impression que tout le monde était déjà au courant du meurtre. Elle puait la viande morte. Elle portait la trace du crime. Elle faisait tache dans cette atmosphère de luxe et de confort.
Elle traversa le hall climatisé, puis accéda de nouveau à la chaleur du dehors, dans le grand patio central du palace. Elle observa la surface turquoise rétro-éclairée de la piscine surplombée de palmiers. Et révisa son jugement. Le lieu était plus fort qu’elle ne l’aurait cru. Sa malédiction ne pénétrait pas ces murs. Comme l’huile ne pénètre pas l’eau. Elle gardait sa noirceur. L’hôtel de luxe conservait son pouvoir d’indifférence.
Elle s’installa dans un transat et réfléchit à son voyage. Cette enquête, elle l’avait voulue. Elle avait prié, espéré, intrigué pour obtenir un vrai dossier criminel. Maintenant, elle l’avait. Pas officiellement, mais moralement. Etait-elle heureuse pour autant ? Se sentait-elle à l’aise dans ce bourbier de sang et de violence ? Ce n’était pas la bonne question. Elle devait neutraliser le tueur. Venger François Taine et les autres victimes. Basta. Le point positif était qu’elle n’éprouvait aucune peur. Comme si son premier affrontement avec Joachim, dans le cabinet de Féraud, l’avait immunisée…
Un serveur vint interrompre ses pensées.
— Un Coca Zéro, por favor.
S’agitant sur sa chaise longue, elle sentit l’angle d’un objet dans son sac. Totem y Tabú. Freud. Elle feuilleta le bouquin. Les paroles d’Eva Arias lui revinrent à la mémoire. Elle avait eu sa période Freud, elle aussi, durant sa dépression, cherchant, comme beaucoup dans ces cas-là, des clés pour comprendre pourquoi sa tête lui échappait à ce point-là. Mais elle ne s’était jamais intéressée à ce versant des recherches du Viennois. Elle referma le livre. Pas la concentration suffisante pour s’y plonger.
Elle tourna et retourna l’ouvrage. Rien à signaler. Une édition espagnole grand format — un éditeur universitaire de Madrid. Pourquoi Manzarena en avait-il conservé autant d’exemplaires ? Existait-il un code à l’intérieur de la traduction — ou au fil des livres imprimés ? Arrête ton délire…
Son Coca arriva. Elle but et crut qu’elle allait se fissurer tant le contraste était violent entre la chaleur de la nuit et le froid du breuvage. Chaque bulle explosait en une minuscule morsure glacée au fond de sa gorge.
Comme si cette sensation lui avait brutalement conféré un super-pouvoir, elle reprit le livre et le palpa encore. La couverture. Le dos. Les pages. Elle était maintenant certaine que le volume abritait un secret. Elle tâta encore le papier, le carton, le relief des caractères.
Et trouva.
Dans l’épaisseur de la couverture, une lettre était dissimulée. Il suffisait d’écarter la paroi encollée pour l’atteindre. Jeanne l’extirpa avec précaution. Elle aurait dû utiliser des gants mais elle commençait à prendre les manières nicaraguayennes.
Au fil de son geste, deux idées la saisirent. La première, Emmanuel Aubusson le lui avait souvent répété : dans une enquête, nul n’est à l’abri d’un coup de chance. Elle avait piqué un livre, un seul, celui qu’Eduardo Manzarena conservait à portée de main, sur son bureau, et c’était précisément celui qui contenait le secret. Sa deuxième conviction, c’était qu’elle avait trouvé, par hasard, ce qu’avait cherché le tueur en démolissant le bureau.
Jeanne ouvrit délicatement la feuille pliée en quatre. Une lettre. Rédigée à la main. En espagnol. Murmurant les mots, elle se livra aussitôt à une traduction simultanée :
Eduardo,
Vous aviez raison. Le mal est ici, à Formosa. Je n’ai rien vu de mes propres yeux mais j’ai recueilli des témoignages. Les paroles des Indiens vont toutes dans le même sens. La Forêt des Ames abrite le mal…
Surtout, j’ai pu collecter quelque chose d’essentiel. Un échantillon de sang d’un des hommes infectés — un homme que nous avons traqué à travers la lagune sans le voir et que nous avons blessé. Vous connaissez la région : je n’ai pas voulu m’aventurer plus avant dans la forêt. Mais j’ai recueilli ces quelques gouttes avec soin. Elles vous permettront d’effectuer, je l’espère, l’analyse que vous envisagiez.
Si vous lisez cette lettre, c’est que vous avez reçu l’échantillon. Manipulez-le avec précaution ! J’ai toutes les raisons de penser que le mal est contagieux. Je prie maintenant Notre Seigneur pour qu’il nous protège. Ne sommes-nous pas en train d’ouvrir les portes de l’Enfer ?
Le premier détail bizarre était le lieu précisé, près de la signature. Campo Alegre, Formosa. Jeanne ne connaissait pas de Formosa au Nicaragua. Mais il existait une province de ce nom en Argentine, dans le Nordeste, une région très isolée. Elle relut la lettre. Eduardo Manzarena avait envoyé un émissaire pour détecter les traces d’une infection en Argentine. Craignait-il de provoquer une pandémie dans son propre pays en important du sang de cette région ? Ou au contraire s’intéressait-il, à titre personnel, à ce mystérieux « mal » ?
Jeanne ordonna les événements chronologiquement. La lettre était datée du 18 mai. Manzarena avait sans doute reçu l’échantillon une semaine plus tard. Qu’en avait-il fait, lui ? Une hypothèse s’imposait : il l’avait envoyé à une spécialiste qu’il connaissait en France… Nelly Barjac. C’était le pli UPS reçu le 31 mai par la cytogénéticienne.
Nelly avait analysé le fragment mais le tueur était venu le récupérer et avait effacé les résultats. Pourquoi ? Joachim connaissait-il cette pathologie ? En était-il atteint ? Et quel était le rapport avec Marion Cantelau, jeune infirmière dans un centre pour autistes, et Francesca Tercia, sculptrice fantasque ?
Il y avait entre ces éléments un autre lien. Un lien direct entre la lettre de Niels Agosto et la pathologie de Joachim. L’homme parlait explicitement de la « Forêt des Ames ». La Selva de las Aimas.
Or on pouvait aussi traduire cette expression par « forêt des Mânes », le nom des esprits des morts dans l’Antiquité. Jeanne entendait encore la voix de fer prononcer en français, dans le cabinet de Féraud : Il faut l’écouter. La forêt des Mânes.
Quand le psychiatre avait demandé à Joachim s’il avait connu cette forêt durant son enfance, l’avocat sous hypnose avait simplement répété la question. Ce qui pouvait passer pour un « oui » dans le langage de l’autisme…
Tout se tenait. L’assassin ne venait pas du Nicaragua mais d’Argentine. Ce qui pouvait constituer une connexion avec Francesca Tercia, elle-même d’origine argentine… Et aussi le coup de fil de François Taine à l’institut d’agronomie, à Tucumán, dans le nord-ouest du pays. Mais, de mémoire, plus de mille kilomètres séparaient Tucumán de Formosa, dans le nord-est.
Trop de questions. Pas assez de réponses…
Dans l’immédiat, Jeanne voulait vérifier son hypothèse à propos de Nelly Barjac. Elle remonta rapidement dans sa chambre, régla la climatisation à plein régime, attrapa un autre Coca light dans le mini-bar. Elle composa le numéro du portable de Bernard Pavois, le directeur des établissements du même nom.
21 heures ici. 4 heures du matin à Paris. Elle savait que Pavois ne lui en voudrait pas de le réveiller. Cas de force majeure. Le colosse répondit au bout de deux sonneries, d’une voix claire. Il ne dormait pas.
Jeanne s’excusa pour l’heure tardive. L’homme ne manifesta aucune surprise.
— Comment se passe votre enquête ? Je n’ai aucune nouvelle de vos collègues.
— Je ne sais pas où en est leur enquête, mais moi, j’ai dû partir en voyage.
— Où ?
— Managua, Nicaragua.
— Sur la trace du tueur ?
— Exactement.
— C’est votre karma : je vous avais prévenue. Pourquoi m’appelez-vous ?
— Nelly Barjac a reçu un colis UPS, le 31 mai, en provenance de Managua.
— Et alors ?
— L’expéditeur était le laboratoire Plasma Inc. La seule banque privée de sang de Managua. Plus précisément, l’homme qui a envoyé ce pli est un dénommé Eduardo Manzarena, le directeur du laboratoire.
— Jamais entendu parler.
— On l’appelle le Vampire de Managua.
— Vous vivez dans un monde… Vous l’avez rencontré ?
Jeanne revit le corps obèse démembré. Les chairs en décomposition. Les livres encroûtés de sang. Elle renonça à donner plus de détails.
— Je voudrais juste envisager avec vous une hypothèse.
— Dites.
— A priori, ce colis contenait un échantillon de sang. Un sang contaminé.
Pavois prit un ton surpris :
— Quelle maladie ?
— Je n’en sais rien. Une affection rare. Peut-être endémique d’une région en Argentine. Quelque chose qui serait proche de la rage.
— Et il aurait envoyé un truc pareil dans notre laboratoire ?
— Il connaissait Nelly. Il voulait qu’elle pratique des analyses pour identifier la maladie.
— Ce n’était pas la spécialité de Nelly.
— Mais vous possédez le matériel nécessaire pour ce type d’examens ?
— Oui et non. Mais surtout, ce serait un pur délire de faire voyager un échantillon infecté par la poste.
Jeanne avait pensé à cette objection. Manzarena avait dû prendre ses précautions.
— Quel type d’analyses aurait pu mener Nelly ? insista-t-elle. Elle aurait pu détecter un virus ?
— Pas du tout. Vous confondez les échelles. Elle aurait tout juste pu repérer des parasites, des microbes. Ou des bactéries. Les virus sont observables à une échelle beaucoup plus petite… Dans tous les cas, je vous le répète, ce n’est absolument pas notre boulot !
— De telles manipulations laisseraient des traces dans votre labo ?
— Non. Si Nelly n’a rien mémorisé informatiquement, c’était « ni vu, ni connu ».
Jeanne tentait d’imaginer la scène, mais Pavois balaya son scénario :
— Tout ce que vous évoquez est absurde. Pour de simples raisons de sécurité. Nelly n’aurait jamais pris un tel risque. Vous vous rendez compte que notre laboratoire reçoit et analyse des milliers d’échantillons par semaine ? Vous imaginez les effets d’une contamination pour nos examens ?
— Et une analyse génétique ? suggéra-t-elle. Vous m’avez parlé d’un étage où on pouvait identifier les pathologies provoquées par un problème génétique.
— A condition de connaître le gène en cause. Nous pouvons vérifier la présence d’une anomalie dans un contexte connu. Certainement pas mener des recherches inédites.
Pas la peine d’insister. Elle faisait fausse route. Elle salua Bernard Pavois, lui promit de lui donner des nouvelles et raccrocha. Elle se força à abandonner toute réflexion pour la nuit. Elle coupa la climatisation de sa chambre — elle avait carrément le nez gelé. Prit une douche chaude puis enfila un boxer et un tee-shirt à l’effigie de son groupe préféré, Nine Inch Nails. Elle se coucha direct. Pour l’instant, c’était ce qu’elle avait de mieux à faire.
Elle éteignit la lumière en songeant à Antoine Féraud. Était-il déjà mort, comme elle l’avait pensé quelques heures auparavant ? Ou avait-il au contraire de l’avance sur sa propre enquête ?
Quelques minutes plus tard, elle dormait à poings fermés, au fond d’une grotte, entourée d’hommes préhistoriques aux visages simiesques.
Banque du sang, deuxième. 10 heures du matin. Tout paraissait normal chez Plasma Inc. Jeanne s’attendait à ce que le centre soit fermé. Ou qu’une banderole noire barre son entrée. Aucun signe particulier. Rien qui annonçât la mort du Vampire de Managua. Le commerce du sang continuait. Aussi immuable que le cours d’un fleuve écarlate.
Jeanne franchit le premier barrage. Elle sentait sous ses pieds la chaleur du bitume chauffé à blanc. La fournaise lui paraissait pire encore que la veille. À midi, la ville ressemblerait à un cratère en fusion.
À l’intérieur, le business tournait tranquillement. Files d’attente. Comptoirs crépitants. Télévision ronronnante. Jeanne repéra la Pékinoise, qui traversait le hall. La petite femme avait les yeux rouges.
Jeanne ne prit pas de précautions particulières :
— Vous me reconnaissez ? Je suis venue voir hier Eduardo Manzarena.
Son expression se ferma.
— Qui êtes-vous au juste ?
— C’est moi qui ai découvert le corps d’Eduardo.
La secrétaire se pétrifia. Jeanne brandit sa carte de magistrate.
— Je suis juge d’instruction en France. Le meurtre de votre patron est lié à une affaire criminelle sur laquelle je travaille dans mon pays.
Le petit museau fit jaillir un kleenex de sa manche, tel un drapeau blanc, et se moucha.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous voulez ?
— Qui est Niels Agosto ?
La femme observa Jeanne avec méfiance, comme si la question contenait un piège. Le brouhaha continuait autour d’eux. Des infirmières passaient, portant des glacières. Des gars à l’air maussade prenaient le chemin de la sortie en se tenant le bras.
La Pékinoise désigna une porte.
— Allons dans ce bureau.
Elles s’enfermèrent dans une pièce où le soleil filtrait par une lucarne et brûlait tout. Il devait faire 40 degrés. Jeanne songea à un hammam sans eau ni vapeur.
— Qui est Niels Agosto ? répéta-t-elle.
— Le responsable de nos unités mobiles.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Plasma Inc. a des filiales partout en Amérique latine. Des centres fixes. Mais aussi des camions qui sillonnent chaque pays. Les unités mobiles. Niels Agosto s’occupe de ces camions.
— Parmi les pays où vous êtes implantés, il y a l’Argentine ?
— Oui.
— Avez-vous entendu parler d’un problème là-bas ?
— Quel genre de problème ?
— Du sang contaminé.
— Non.
Ce « non » voulait dire « oui ». Jeanne n’insista pas.
— Niels Agosto, où je peux le trouver ?
— Il ne peut pas vous parler.
— Il est en voyage ?
— Non. A l’hôpital Fonseca, à Managua.
Jeanne pensa que l’homme avait contracté la « maladie » de Formosa.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Il a été… (Elle hésita. Se moucha encore une fois.) Il a été agressé.
Nouvelle surprise. Jeanne attendait la suite des explications. La Pékinoise se taisait. Elle aurait pu la secouer mais elle sentait que le peu qu’elle obtiendrait, elle l’obtiendrait ici, sans bouger, quitte à se transformer en flaque sous le soleil.
— Dans la rue, fit enfin la petite femme. Il rentrait chez lui, dans la nuit. Des coups de couteau.
— On l’a volé ?
— Non.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a une semaine.
Une attaque signée Joachim était donc exclue — d’ailleurs, ce n’était pas son style.
— Pourquoi a-t-on voulu le tuer ?
— Ce sont des extrémistes. C’est…
La Pékinoise hésita. Jeanne attendit encore. Enfin, elle reprit, nez dans son kleenex :
— C’est à cause du sang. Il y a eu des rumeurs. On a dit que Niels Agosto avait rapporté du mauvais sang de l’étranger. Que Plasma Inc. empoisonnait nos hôpitaux, nos cliniques. C’est un mensonge ! (Elle releva les yeux.) Jamais nous n’aurions importé du sang contaminé. D’ailleurs, nous avons des protocoles très stricts qui…
— Ces extrémistes, qui sont-ils ?
— Des gens d’extrême droite. Qui veulent protéger la pureté de notre race.
Une affaire criminelle transversale.
— Niels Agosto, il est gravement blessé ?
— Oui. Il a reçu plusieurs coups dans l’abdomen et…
— Il peut parler ?
— Je crois, mais…
— L’hôpital Fonseca, où est-il ?
— A l’ouest, sur la route de Léon et…
— Quand je suis venue hier, vous m’avez dit que Manzarena allait passer à son bureau. C’était faux, n’est-ce pas ?
— Eduardo restait enfermé chez lui. Il avait peur.
— Des agresseurs ?
— Oui. Et d’autre chose.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. Personne ne sait.
Jeanne abandonna le petit bout de femme à son chagrin. Et retrouva le soleil éclatant du dehors. L’éblouissement avait la violence d’un fouet de cuivre. Elle héla un taxi. Donna le nom de l’hôpital. Et ferma son esprit jusqu’à sa destination.
Quinze minutes plus tard, elle scrutait l’hôpital à travers le nuage de poussière qui s’élevait au-dessus de la chaussée. Un bâtiment plat au fond d’une brousse ensablée, cerné, encore une fois, par un grillage. Le lieu évoquait plutôt une prison ou un centre de recherches militaires. Jeanne se dirigea vers la cahute d’entrée. Premier check-point. Premier échec. Les visiteurs devaient présenter une ordonnance signée d’un médecin ou un passe délivré par les bureaux administratifs de l’hosto. Jeanne connaissait les tropiques : elle savait qu’elle mettrait des heures à obtenir l’un ou l’autre de ces documents. Elle s’évapora dans la poussière. On allait travailler à la sauvage.
Elle se glissa parmi la foule qui traînait le long de l’enclos. Visiteurs. Vendeurs à la sauvette. Trafiquants de médicaments. Elle n’eut aucun mal à se procurer une ordonnance. Repéra une boutique de photocopieuses à cent mètres. Se fabriqua un faux, rédigé à son nom, qui pourrait tromper n’importe quel vigile. Elle revint sur ses pas. Se présenta. Et passa.
Niels Agosto séjournait au pavillon 34, au bout de la galerie du bâtiment central. Jeanne franchit les ombres qui hachaient le couloir ouvert et s’arrêta. Elle aurait dû y penser. Deux flics en armes surveillaient la porte du pavillon. Agosto, victime d’une agression « politique », bénéficiait d’une garde rapprochée.
Pas question de tenter sa chance maintenant. Elle serait refoulée et Eva Arias prévenue dans l’heure. Elle refusa de se décourager. On était au Nicaragua. Les règles de discipline étaient plutôt lâches. La nuit tombait à 18 heures. Les sentinelles changeraient alors. Ou les gars iraient manger un morceau. Il y aurait un flottement, une faille. Alors, elle se glisserait dans l’interstice.
Elle reprit le chemin de l’hôtel. A midi, elle claqua la porte de sa chambre. Remit la climatisation à fond et reprit la recherche qu’elle n’avait pas achevée la veille. Antoine Féraud. L’image récurrente du corps du psychiatre, abandonné quelque part dans les faubourgs de Managua, sur une décharge, l’assaillait. Elle était convaincue qu’il avait joué avec le feu. Il avait trouvé le père et le fils et… L’idée d’en parler à Eva Arias faisait son chemin. Si elle ne trouvait rien maintenant, il faudrait lancer un avis de recherche.
Elle attrapa son portable. Vérifia ses messages vocaux et ses SMS. Aucun signe de Féraud. Rien non plus de la part de Reischenbach. Elle n’avait prévenu personne de son départ. Ce silence faisait partie du voyage. Elle avait changé de continent. Elle avait changé de peau.
Elle se fit monter un annuaire à l’ancienne — un bon vieux pavé de quelque mille pages — et appela les derniers hôtels qu’elle n’avait pas contactés la veille. Pas d’Antoine Féraud. Il faisait un froid polaire dans la piaule mais cette température la maintenait en état d’alerte.
Elle contacta l’ambassade — sans donner son nom —, le consulat, l’Alliance française… Rien. Elle appela les agences de location de voiture. Personne n’accepta de lui répondre, confidentialité oblige. Finalement, une autre explication lui vint en tête : le psychiatre possédait peut-être une information — qu’elle ne pouvait soupçonner — qui l’avait déjà emmené ailleurs. En Argentine ?
Assise en tailleur sur le lit, elle claquait des dents. 15 heures. Elle n’avait pas faim — à quand remontait son dernier vrai repas ? Pas sommeil. Et elle n’avait plus rien à faire…
Son regard se posa sur l’exemplaire de Totem y Tabú récupéré chez Manzarena. En attendant la nuit, elle pouvait enrichir sa culture psychanalytique. L’origine de l’espèce humaine, revue et corrigée par Freud.
Elle attrapa le bouquin et sa clé.
Elle allait se trouver un coin tranquille en plein air pour lire le volume.
Managua n’est pas une ville de chaos et de fureur. Plutôt un lieu de douceur et de quiétude. En son sommet, la cité possède une oasis de paix, plus calme encore que tout le reste. Le parc historique national Loma de Tiscapa. Une percée de silence et de sérénité, légère comme un nuage, où se concentrent les tendances déjà pressenties dans les rues. Calme. Luxuriance. Tranquillité…
Jeanne l’avait visité lors de son premier voyage. Le parc se trouvait à quelques centaines de mètres de l’Intercontinental. Il suffisait de suivre l’avenue qui monte la colline. Trottoir peint en jaune. Clôture de fil de fer entourant le parc comme s’il s’agissait, encore une fois, d’une zone secrète de recherches… Et on pénétrait dans un espace verdoyant, loin des voitures et de la pollution.
Au bout de dix minutes, elle accéda au sommet. Les jardins chantaient ici la révolution, mais sur le ton d’une berceuse. Une immense silhouette d’homme à chapeau de cow-boy, en métal noir, symbolisait Augusto César Sandino, l’ancien leader du peuple. À ses pieds, on avait disposé un petit tank qui, selon un panneau, avait été arraché aux troupes de Somoza par une pasionaria de la rébellion. Jeanne tenta d’imaginer la scène. Les cris. Les coups de feu. La violence. Elle n’y parvint pas. Tout sonnait ici comme un murmure…
Elle contourna le tertre et découvrit la lagune qui s’étendait au pied du versant. Un lac aux reflets gris, circonscrit par une forêt de joncs et de saules. Le tableau évoquait un cratère de volcan apaisé, dont la lave aurait été remplacée par une masse d’eau placide. Les paysagistes avaient bricolé de grandes lettres posées à la surface des flots : « TISCAPA. » Un alphabet de nénuphars… Au-delà, on apercevait la ville, longue plaine dissoute dans la brume de l’horizon, couverte de paillettes de lumière.
Jeanne respira à pleins poumons. Elle avait trouvé le lieu idéal pour lire. Un refuge, entre ciel et eau, qui devait bien offrir de petites clairières et des bancs publics. Elle s’achemina vers la lagune et découvrit un de ces abris. Tout était désert. Elle s’installa. Elle pénétrait dans une chambre aux murs verts et à la fraîcheur bienfaisante. Elle ouvrit le livre.
Plusieurs pages étaient collées de sang. Le ton était donné. En guise de préface, le traducteur de l’œuvre en espagnol prévenait : Totem et tabou, publié en 1913 sous le titre allemand de Totem und Tabu, était un des livres les plus critiqués de Freud. Dans cet essai, l’inventeur de la psychanalyse s’était planté sur toute la ligne. Ou presque. Ses théories avaient été aussitôt réfutées par les paléontologues et autres anthropologues. Pourtant, depuis un siècle, la fascination pour l’ouvrage n’avait jamais faibli. Comme si Freud, malgré ses erreurs, avait touché juste, sur un autre plan. Comme s’il avait réussi à entrer en résonance avec la vérité profonde de l’homme.
Jeanne décida de se faire une opinion par elle-même. Vent tiède sur le visage… Bruissement des feuillages dans son dos… Pages vibrant sous ses doigts…
Deux heures plus tard, elle refermait le bouquin. Elle n’avait pas tout compris, loin de là. Mais elle avait tout de même sa petite idée.
Dans cet essai, Freud tentait d’expliquer l’évolution de l’espèce humaine à la lumière de sa propre discipline : la psychanalyse. Il expliquait les actes et les motivations des hommes archaïques par le complexe d’Œdipe. Une pulsion profonde, irréductible, qui s’était déclarée pour ainsi dire avant Œdipe, avant l’Antiquité, avant même que le mythe ne porte un nom.
L’originalité, c’était que Freud prétendait qu’alors, les pulsions d’inceste et de parricide étaient conscientes et assumées. Elles avaient provoqué une scène originelle. En un temps oublié, les hommes vivaient en petits clans, chacun soumis au pouvoir despotique d’un mâle qui s’appropriait les femelles. Un jour, dans un de ces groupes, les fils s’étaient rebellés contre le père dominant. Lors d’un acte de violence collective, ils l’avaient tué puis avaient mangé son cadavre en vue de posséder, enfin, les femmes du clan.
Après le meurtre, un terrible sentiment de culpabilité les avait saisis. Ils avaient alors renié leur forfait et inventé un nouvel ordre social. Ils avaient instauré simultanément l’exogamie — l’interdiction de posséder les femmes du clan — et le totémisme, afin de vénérer le père disparu. Totémisme, exogamie, prohibition de l’inceste et du parricide : le modèle commun à toutes les religions était né. Les fondations — négatives, oppressives — de la civilisation humaine étaient posées.
Selon les spécialistes, tout était faux dans ce conte. Il n’y avait jamais eu de horde originelle. Pas plus qu’il n’y avait eu de meurtre du père. Le clan primitif de Freud n’avait pas existé. L’évolution de l’homme avait pris des milliers, des millions d’années, et il était impossible d’imaginer de tels événements fondateurs.
Pourtant, Totem et tabou demeurait un essai culte. Jeanne venait d’en avoir encore la preuve avec Eduardo Manzarena, qui s’était construit un refuge avec des exemplaires de l’ouvrage. Ce qui était fascinant, dans ce bouquin, c’était que, malgré ses erreurs, le texte disait vrai. Comment une idée fausse pouvait-elle toucher la vérité ? Et même plus que n’importe quel fait anthropologique daté au carbone 14 et analysé par des légions de spécialistes ?
Jeanne devinait la réponse. L’hypothèse de Freud était un mythe. Le complexe d’Œdipe — désir de la mère, meurtre du père — avait toujours existé au fond de l’homme. Une fois, une fois seulement, peut-être, il avait franchi la ligne puis s’était repenti. C’était ce remords qui avait forgé nos sociétés, fondé nos religions. Et, plus profondément encore, c’était ce passage à l’acte qui avait formé, au fond de nous, le censeur de notre conscience : le Surmoi. Nous avions intériorisé cette catastrophe. Notre cerveau s’était constitué en « juge-surveillant » pour que cela ne se reproduise plus jamais. D’ailleurs, peu importait que l’événement ait vraiment eu lieu. C’était son ombre projetée qui comptait.
Ce mythe initial, avec meurtre, inceste et cannibalisme, chacun l’avait imprimé au fond de soi. Chaque enfant vivait cette préhistoire, sur un plan fantasmatique. Chaque gamin, inconsciemment, passait à l’acte, puis reculait, se censurait. Et devenait un adulte. Freud prétendait même que nous gardions, physiologiquement, au fond de nos cellules, la mémoire de ce meurtre barbare. Une sorte d’héritage génétique qu’il appelait la « mémoire phylogénétique ». Encore une idée captivante. Une faute originelle, incrustée dans notre chair, intégrée dans nos gènes…
Jeanne regarda sa montre : 17 heures. Il lui fallait maintenant revenir à son enquête. La vraie — et la seule — question qu’elle devait se poser était : quel était le lien entre Totem et tabou et son affaire ? Ce mythe de meurtre collectif et la folie de Joachim ?
Il lui vint une idée. Encore plus délirante. Le virus de la forêt avait quelque chose à voir avec le complexe d’Œdipe. Cette maladie provoquait peut-être une sorte de régression primitive, une libération sauvage, empêchant le cerveau humain de jouer son rôle de censeur…
Jeanne voulut relire quelques passages mais la lumière baissait. Impossible de distinguer les mots sur les pages. Elle se leva. La tête lui tournait. Il fallait qu’elle mange quelque chose.
Ensuite, elle filerait à l’hôpital L. Fonseca.
Et interrogerait l’homme qui avait approché ce mal : Niels Agosto.
Le temps qu’elle s’achète un quesillo — un sandwich fait de tortillas et de fromage fondu — et qu’elle parvienne à l’hôpital, la nuit était tombée. Comme une grande pierre plate sur la ville. Elle se fit déposer un peu plus loin pour arriver à pied et mieux se fondre parmi les visiteurs du soir, qui faisaient la queue devant le portail. A travers la clôture, elle discernait la bâtisse sans étage, avec ses airs de zone de quarantaine. On ne savait plus qui était protégé : les malades à l’intérieur, ou les passants à l’extérieur.
Elle franchit le premier barrage sans problème. Restait le second. Les gardiens du pavillon de Niels Agosto. Ils n’étaient plus là. Partis dîner ? Elle ne chercha pas à comprendre. Dans les pays tropicaux, toujours saisir les choses comme elles viennent…
Elle se glissa dans le pavillon. Puanteur de sueur, de fièvre, de médicaments. Éclairage électrique trop faible. Chaleur étouffante. Autant de corruptions qui atteignaient instantanément votre centre vital. D’un coup, Jeanne se sentit malade à son tour, comme si elle s’était glissée dans les draps encore chauds d’un moribond.
Dans le couloir, deux portes. La chambre de droite était condamnée par des planches clouées. Jeanne frappa à celle de gauche. Pas de réponse. Elle ouvrit la porte pour découvrir un Niels Agosto à l’air vaillant. Elle s’attendait à un mourant. Emmailloté comme une momie. Le patient était un beau jeune homme peigné en arrière, modèle latino, assis dans son lit. Il lisait La Prensa d’un air tranquille.
À l’arrivée de Jeanne, il sursauta puis se détendit. Son sourire trahissait son état. Elle reconnaissait maintenant cette faiblesse qui lui était familière. Elle avait auditionné plusieurs fois des témoins blessés à l’hôpital. La marque de la violence sur les corps et les esprits.
Jeanne s’excusa puis demanda :
— Señor Niels Agosto ?
Il répondit en fermant les paupières.
— Soy Jeanne Korowa, jueza in Francia.
Il répondit en haussant les sourcils. Jeanne se demanda s’il n’avait pas perdu la voix. Peut-être un coup de couteau dans les cordes vocales ? Une blouse de papier lui remontait jusqu’au cou. Elle fit encore un pas. Elle allait poursuivre ses explications quand l’obscurité la pétrifia.
D’un coup, tout s’était éteint. La chambre. Le couloir. Les jardins au-dehors. Seule, par la fenêtre, la lune crevait le ciel. Le temps qu’elle se dise que ces pays n’étaient décidément pas au point, un bruit sec lui coupa l’esprit. Plus de pensées. Plus de réflexe. Seulement la peur.
Elle tourne la tête. Aperçoit dans les ténèbres un serpent vert et une flamme rouge. La seconde suivante, elle est plaquée contre le mur. Par le serpent. Un tatouage monstrueux tissé d’arabesques et de circonvolutions. Dessous, des muscles durs réveillent chaque anneau, chaque motif. Le serpent va la tuer. L’étouffer comme un boa constrictor. Une lame vient se nicher sous sa pommette, claire comme une larme de mercure dans la pénombre.
— Hija de puta, no te mueves !
Jeanne croit tourner de l’œil. Elle perçoit des mouvements dans le noir. La flamme rouge est un bandana enserrant le crâne d’un deuxième agresseur, qui s’attaque au malade dans son lit. Elle se sent aussitôt bouleversée pour Niels Agosto, qui va y passer. Un Niels Agosto qui ne crie pas. Ne bronche pas. Comme déjà absorbé par la mort et la résignation. Une résignation héritée de générations persécutées, massacrées, spoliées du Nicaragua…
La Flamme saisit les mâchoires de Niels de façon à ce qu’il puisse bien voir le visage de son assassin.
— Pour l’homme de glaise !
TCELAC ! L’homme plante son couteau dans l’œil d’Agosto.
Jet de sang. Si bref, si dru, qu’il s’évapore instantanément dans la nuit.
— Pour l’homme de bois !
TCHAC ! TCHAC ! L’assassin enfonce deux fois sa lame dans la gorge d’Agosto. Nouvelles giclées. Plus lentes. Plus lourdes. Un courant noir dégueule du cou et dessine une flaque sur la blouse. Odeur du fer. Chaleur dans la chaleur. Le parfum de sacrifice monte en vertige dans la chambre. Jeanne ne pense plus au Serpent. Ni à la lame qui presse son visage vers le haut. La nuit devient liquide. La nuit s’épanche en rivières de sang…
— Pour l’homme de maïs !
La Flamme enfonce encore une fois son couteau dans la gorge. Bouillonnements de sang. Craquements de vertèbres. Grincements de la lame contre les os. Le tueur pousse un cri rauque et taillade encore, la main plongée jusqu’au poignet dans la béance des chairs.
Enfin, il détache la tête et la jette par terre en crachant.
— Nous ne voulons pas du sang des sous-hommes ! Le Serpent et la Flamme.
Des assassins mythiques.
Mais ces mythes me sont interdits.
Ces mythes appartiennent à une cosmogonie que je ne connais pas.
Au choc du crâne sur le sol, Jeanne ferme les yeux. Quand elle les rouvre, les tueurs ont disparu. Elle baisse les paupières. La tête a roulé jusqu’à elle.
Un des deux câbles d’alimentation de 20 000 volts est tombé en panne. A 18 h 15. Cela peut arriver. Cela arrive même souvent. Aux États-Unis. En Europe. Dans ce cas, comme partout ailleurs, notre système de sécurité prévoit que trois générateurs de secours se mettent automatiquement en marche. Sur les trois, deux seulement ont fonctionné. Cela aussi peut arriver. Mais c’est un sabotage. J’en suis certaine.
Eva Arias se tenait debout face à Jeanne, écrasée sur son siège, dans le couloir du bâtiment principal de l’hôpital. L’Indienne l’avait amenée là, sans doute pour qu’elle n’assiste pas aux nouvelles maladresses des flics sur la scène de crime.
La juge aux pieds nus tenait une canette de Pepsi Max comme s’il s’agissait d’une grenade prête à être dégoupillée. Elle paraissait obsédée par la panne de courant. Elle voulait absolument convaincre Jeanne que « cela aurait pu arriver n’importe où ailleurs ». Qu’il n’existait aucun lien entre cette panne et le degré de développement de son pays.
— Un sabotage, insista-t-elle. C’était le plan des tueurs. Un attentat.
Jeanne esquissa un geste qui signifiait : « Laissez tomber vos histoires de câbles. » Elle avait demandé un thé. Elle avait lu quelque part qu’une boisson chaude était le meilleur moyen pour couper la soif. Ne jamais croire les magazines. Elle louchait maintenant sur la canette glacée de la magistrate.
— Pourquoi l’a-t-on tué selon vous ?
— A cause du sang.
Jeanne était d’accord mais elle voulait la version de l’Indienne.
— Niels Agosto était le directeur des unités mobiles de Plasma Inc. Le responsable des importations dans notre pays. En d’autres termes, c’est lui qui injectait du sang étranger dans les veines de la population nicaraguayenne.
— C’est un crime ?
— Ce sang-là, oui.
— Quel sang ?
— Des stocks récents. Venus d’Argentine. Du sang de singe. De mieux en mieux. On lui avait parlé de sang contaminé.
Maintenant, c’était carrément du sang animal… Vraiment des conneries de peuple inculte et arriéré. Elle se garda de tout commentaire. D’ailleurs, son accès de mépris n’était qu’un contrecoup de ce qu’elle venait de vivre. Eva Arias parut suivre ses pensées :
— C’est la rumeur. Plasma Inc. aurait importé du sang animal et l’aurait mélangé à leurs stocks.
— Médicalement, ça ne tient pas debout.
— Les gens de la rue y croient. D’ailleurs, tout ce qui touche à Eduardo Manzarena sent le souffre.
Jeanne comprit que les tueurs, après avoir éliminé Niels Agosto, se seraient aussi chargés du Vampire de Managua. Le boulot avait été fait par un autre. Elle se dit aussi qu’il y avait peut-être, derrière ces croyances, un fonds de vérité. Si Niels Agosto avait rapporté un sang porteur d’un virus, une pathologie qui transformait l’homme en bête sauvage, alors un tel bruit avait pu courir.
Eva Arias but une gorgée. Sa colère paraissait retomber. Quand elle était arrivée sur la scène de crime, Jeanne avait cru qu’elle allait la bouffer. La Française n’était là que depuis deux jours et sa présence virait au séisme. A raison d’un meurtre par jour.
— Le préjugé du sang est vieux comme le monde, continua la magistrate. Durant la Seconde Guerre mondiale, en Afrique du Nord, les soldats allemands mouraient plutôt que de recevoir du sang juif ou arabe. Quant aux soldats américains — les Blancs —, ils avaient fait savoir à la Croix-Rouge qu’ils refuseraient toute transfusion de sang noir, jugé dangereux.
Jeanne conservait le silence. Elle était surprise par cette parenthèse historique. Elle se rendit compte, la honte au cœur, qu’elle n’accordait pas beaucoup de crédit à Eva Arias, côté culture. Inconsciemment, elle considérait la juge comme une paysanne tout juste évoluée. Encore le mépris…
Mais l’Indienne était en verve ce soir-là :
— La vente du sang en Amérique latine est toujours synonyme d’exploitation et de misère. Les pays pauvres n’ont que deux choses à vendre : leurs filles et leur sang. Au Brésil, chaque année, les laboratoires qui rémunèrent les dons connaissent une augmentation d’activité avant le carnaval de Rio. Les Brésiliens vendent leur sang pour pouvoir se payer leur costume…
L’attention de Jeanne décrochait. La violence de la scène qu’elle venait de vivre revenait la fouetter. Les geysers d’hémoglobine. Les hurlements des tueurs. « Hija de puta ! » Ces flashes agissaient comme des électrochocs, qui la secouaient encore.
— Pour ne rien arranger, conclut Arias, Plasma Inc. exporte ses stocks aux États-Unis. Ce qui revient plus ou moins à pactiser avec le diable.
Jeanne leva les yeux. Cette dernière phrase éveilla en elle une réminiscence :
— Niels Agosto avait déjà été agressé par des fanatiques d’extrême droite. Selon vous, ce sont les mêmes qui ont frappé ce soir ?
Eva ignora la question :
— Parlez-moi de vos agresseurs. Étaient-ils tatoués ?
— Au moins un, oui. Celui qui m’a tenu en respect.
— Quel tatouage ?
— Un serpent. Sur le bras.
— C’est la signature des gangs. Les maras.
Jeanne connaissait le nom. Les maras étaient des gangs aux pratiques brutales et sanguinaires apparus en Amérique centrale à la fin des guerres civiles. Les plus célèbres étaient les maras du Salvador : la mara 18 et la mara Salvatrucha. Les bandes se livraient une guerre sans merci. Leurs différents membres s’exprimaient à travers leurs tatouages, leurs habitudes vestimentaires, des gestes spécifiques.
— Je croyais que les maras se trouvaient surtout au Salvador.
— Au Guatemala, aussi. Et maintenant, chez nous.
Jeanne se souvint d’une anecdote. Au Salvador, le gouvernement avait pratiqué un gigantesque coup de filet. La police avait arrêté près de 100 000 jeunes tatoués pour n’en garder que… 5 %. Les bavures avaient été innombrables. Des sourds-muets, utilisant le langage des signes, avaient été emprisonnés par erreur.
— Le tatouage joue un rôle important pour eux, continua Eva Arias. Une sorte de langage symbolique.
— Que signifie le serpent ?
— Aucune idée. On dit qu’à chaque tatouage, correspond un meurtre. Ou une peine de prison. On ne sait pas trop. Certains tatouages désignent des grades. Comme en Russie ou au Japon.
— Quel rapport avec le sang ?
— Certains gangs d’origine guatémaltèque croient à la pureté de notre race. Ce qui est ridicule. Depuis quatre siècles, la population d’Amérique centrale est fondée sur le croisement du sang indien et du sang espagnol.
— Mais ces gangs d’extrême droite, vous les connaissez ?
— Souvent, ce sont d’anciens militaires d’élite, engagés par les cartels mexicains pour faire passer la drogue entre les deux continents américains. Pas précisément des êtres purs. Pourtant, ils ont cette obsession de la race, de l’origine des peuples. De vrais nazis.
Jeanne se leva et se posta près de la magistrate. La géante dégageait une fraîcheur bienfaisante. Un peu comme les statues de marbre de Rome, qui semblent retenir le froid de leurs origines, même en plein soleil.
— Quand l’agresseur a poignardé Agosto, reprit-elle, il a murmuré des phrases incompréhensibles.
— Quelles phrases ?
— Il a parlé d’un homme de glaise. D’un homme de bois. D’un homme de maïs. Il avait l’air de s’acharner sur sa victime au nom de ces hommes. Ça vous dit quelque chose ?
La magistrate écrasa sa canette d’une main. La balança dans la poubelle. Au fond du parc, les flics tendaient des rubans jaunes où était inscrit : « PRECAUCIÔN. » Leurs gestes paraissaient épuisés. La couleur de leur uniforme aussi. Ils faisaient corps avec le crime, la poussière, la lassitude.
— Bien sûr, répondit enfin Eva. Tout ça, c’est la faute aux Mayas.
— Pourquoi les Mayas ?
— Allez signer votre déposition au poste. Je passe vous chercher dans une heure.
— Pour aller où ?
— Chez moi. Dîner entre filles.
La villa d’Eva Arias ressemblait à celle d’Eduardo Manzarena. En plus modeste. C’était le même assemblage de terrasses et de vérandas qui s’immisçaient dans le plan même du jardin, ouvrant la maison aux feuillages, à l’air brûlant, à la nuit traversée de moustiques… L’autre différence était que la baraque grouillait d’enfants. On les lui avait présentés : Laetizia, neuf ans, Anton, sept ans, Manuela, treize ans, Minor, quatre ans… Eva avait conduit la troupe vers la cuisine et promis de revenir dans quelques minutes.
Debout dans le salon, Jeanne contemplait les portraits photographiques posés sur une commode de bambou. Eva Arias brandissant une mitraillette, vêtue d’un treillis, en pleine jungle. Eva Arias, toujours en costume militaire, embrassant un autre guérillero aux allures de Che Guevara. Eva Arias recevant son diplôme de juge…
Jeanne enviait cette existence, sous le signe de l’amour et de la révolution. Eva était une vraie guérillera qui avait combattu à la fois pour son pays et son destin de femme. Tout cela réchauffait le cœur de Jeanne. Sans compter la rumeur des enfants, à quelques mètres de là. Après l’enfer du pavillon 34, elle était au paradis…
Surtout, elle était vivante. Encore une fois, elle avait échappé au pire. Ces contacts répétés avec la mort comportaient un avantage. Ils redoraient le blason de chaque seconde. Renforçaient la saveur de chaque minute. Jeanne sentait un fourmillement précieux dans ses artères. Chaque sensation lui paraissait merveilleuse. Inestimable.
— J’aimerais vous dire que c’était le bon temps. Mais je n’en suis pas si sûre…
Eva Arias était revenue dans le salon. Jeanne tenait une photo la représentant bras levés, dans la liesse générale, assise sur un tank.
— Tout de même, la révolution, l’amour…
— Il fallait voir d’où nous sortions. La dictature. La répression. La violence. On ne peut souhaiter à personne de vivre sous le joug d’un Somoza. Moi, par exemple, j’y ai perdu toute ma famille.
Jeanne reposa le cadre.
— Somoza, qu’est-il devenu ?
— Il a fui au Paraguay, en 1978. Le président, Alfredo Stroessner, était un de ses amis. Il l’a protégé contre nos tentatives d’assassinat. Pas jusqu’au bout. En un sens, sa fin est presque drôle.
— Pourquoi drôle ?
— Somoza avait un défaut — en dehors des autres, j’entends —, c’était un homme à femmes. Quand il a commencé à draguer l’épouse de Stroessner, le président n’a pas apprécié. Il a ouvert ses frontières aux sandinistes, qui ont tué Somoza à coups de lance-roquette. Comme on dit chez vous : « Cherchez la femme. »
Jeanne saisit une autre photo — Eva et son « Che », en costume de mariage.
— Mon mari, Alberto. Mort il y a deux ans. Cancer.
— Je suis désolée.
— A l’époque de la révolution, nous nous croyions immortels, invincibles. Depuis, nous n’avons pas cessé d’atterrir. La politique, la maladie, la corruption, toutes les vicissitudes de la nature humaine nous ont rattrapés…
— Vous avez l’air de vous aimer… très fort.
— Oui. Mais Alberto aimait plus encore la révolution, la politique. Il était, au sens le plus dur, un héros.
— Qu’est-ce que vous entendez par « dur » ?
— Vous n’avez pas lu les Mémoires de Henry Kissinger ?
— Non.
— Quand il parlait de son alter ego vietnamien, Lê Duc Tho, avec qui il avait tenté de négocier la paix au Vietnam, il disait :
« Lê Duc Tho était de la trempe des héros. Ce que nous avions du mal à concevoir, c’est que ces héros sont faits de volonté monomaniaque. Ce sont rarement des hommes plaisants : leur intransigeance confine au fanatisme, et ils ne cultivent pas en eux les qualités requises pour négocier la paix. » Alberto était de ce genre-là.
Eva avait prononcé la citation en anglais et conclu en espagnol. Elle revint sur l’enquête, sans prendre la peine d’annoncer son virage :
— Nous avons retrouvé les gardes du corps et les domestiques de Manzarena.
— Ils savent quelque chose ?
— Non. Ils n’étaient plus là quand le meurtre s’est produit.
— Vous avez la date ?
— A priori avant-hier.
— Pourquoi ont-ils fui ?
— Ils n’ont pas fui. Manzarena leur avait ordonné de partir. Il attendait une visite importante. Et secrète.
— A-t-il dit de qui il s’agissait ?
— Pas exactement. Il a juste parlé à son homme de confiance de deux personnes. Un père et son fils.
Le vieil homme et Joachim… Eva Arias poursuivit :
— Il a aussi parlé de recherches capitales pour l’espèce humaine. Un délire… Nous avons en tout cas une certitude : le ou les assassins d’Eduardo Manzarena n’ont rien à voir avec les fanatiques de ce soir. (Jeanne ne répondit pas. C’était l’évidence.) Venez, j’ai préparé des tamales.
Elles s’installèrent sous la véranda parmi les palmiers du jardin et les cris des oiseaux. Jeanne était étonnée par le nombre réduit des moustiques. Elle l’avait déjà remarqué la veille. Pour l’instant, c’était la seule bonne surprise du pays…
Eva Arias avait disposé sur une table basse des tortillas, des avocats, des bananes plantains, du fromage blanc et les fameux tamales. Jeanne connaissait : un plat de viande bouillie qu’on enveloppe avec du maïs, des tomates et du riz dans une feuille de bananier.
— Servez-vous.
Jeanne s’exécuta, se composant une assiette bien garnie. Elle voulait fêter le fait d’être simplement en vie. Deux heures auparavant, elle était menacée par des tueurs. Maintenant, elle dévorait des galettes de bon appétit. Les événements, les états d’esprit se succédaient trop vite.
— Voilà ce que je voulais vous raconter, attaqua Eva Arias. Les extrémistes qui ont tué Niels Agosto sont a priori guatémaltèques. Des Mayas. Or les Mayas ont un rapport complexe au sang. On a souvent dit qu’ils étaient non violents, en les opposant aux Aztèques, adeptes des sacrifices humains. Mais les Mayas exécutaient aussi des humains. Ils arrachaient leur cœur pour donner au soleil, faisait couler leur sang pour étancher la soif de la terre. Ils pratiquaient aussi l’autosacrifice. Chacun devait offrir son propre sang aux dieux, selon différents rites, plus ou moins douloureux. La souffrance était un vecteur de communication avec les dieux.
— Quel rapport avec aujourd’hui ?
— Aucun. Sinon que les Mayas n’aiment pas les prises de sang. Surtout quand elles sont effectuées sur un mode industriel. C’est une profanation d’un geste sacré.
— Mais ces mots que le tueur a prononcés : l’homme de bois, l’homme de glaise, l’homme de maïs… ?
— Une référence au livre sacré des Mayas : le Popol Vuh.
Ces syllabes éveillèrent en elle un souvenir qui n’avait rien à voir avec le sujet. Popol Vuh, c’était le nom d’un groupe allemand qu’écoutait sa mère, à la fin des années soixante-dix, aux côtés de Can, Tangerine Dream, Klaus Schulze… Elle entendait encore cette musique planante, bourrée de synthétiseurs, qui partait parfois dans des délires de percussions…
Elle tenta de se rebrancher sur la culture maya et ses propres connaissances :
— C’est un codex ?
— Pas du tout. Vous confondez les époques. Les codex sont des bandes de papier d’écorce, sur lesquels le scribe dessinait des motifs et des symboles. Les rares qui soient encore conservés datent environ du XIIe siècle. Le Popol Vuh est un livre manuscrit. Sans doute écrit aux premiers temps de l’invasion espagnole. En langue quiché mais transcrite en caractères latins. Il a été découvert au début du XVIIIe siècle par un père dominicain.
— Que raconte-t-il ?
— L’histoire du monde. La création de l’homme. Les dieux ont d’abord sculpté un homme en glaise, mais il était mou, n’avait pas de mobilité ni de force. Ils ont alors fabriqué des hommes en bois et des femmes en roseau. Ils parlaient comme des personnes mais n’avaient pas d’âme. Les dieux ont détruit une nouvelle fois ces figures et ont créé quatre hommes et quatre femmes à partir du maïs. Avec l’eau, ils firent leur sang. Ces êtres étaient parfaits. Trop parfaits. Ils devenaient dangereux à force de sagesse. Le Cœur du ciel a soufflé alors de la vapeur dans leurs yeux et leur sagesse a diminué. L’homme de maïs est devenu l’ancêtre des Mayas.
— Cela ne me dit pas pourquoi le meurtrier a évoqué ces créations.
— Parce qu’importer du mauvais sang ici, c’est prendre le risque de nous faire régresser. Pour les Mayas, les hommes de bois qui ont survécu sont les singes. Ces fanatiques ne peuvent laisser Agosto et Manzarena polluer l’homme de maïs. Mais, encore une fois, tout cela est absurde. Puisque les Nicaraguayens ne sont pas Mayas.
— Je crois que Manzarena et Agosto ont ouvert des centres au Guatemala.
— Vous marquez un point.
Jeanne réfléchit. Tout cela l’éloignait de Joachim et de son mobile. Elle ne croyait pas qu’il éliminât les membres de sa liste au nom d’une quelconque pureté de la race.
— On m’a parlé de lots de sang contaminé. Réellement, je veux dire. Du sang que Plasma Inc. aurait importé du Nordeste d’Argentine. Qu’en pensez-vous ?
— Je n’y crois pas. Plasma Inc. est une affaire solide, qui vend ses stocks aux Nord-Américains. S’il y a eu un problème, Manzarena a dû réagir aussitôt.
En signe de conclusion, Eva Arias roula une tortilla et la plongea dans le fromage blanc. Jeanne en était à son troisième tamale. Il fallait qu’elle se calme. Sinon, elle irait tout vomir avant la fin du repas…
— Et vous, Jeanne Korowa ? Que faites-vous dans cette galère ?
Jeanne avait la bouche pleine. Elle ne répondit pas tout de suite — cela lui permettait de chercher une version présentable des faits.
— Vous savez, reprit Eva Arias, l’Amérique centrale a un agent de liaison, à Paris. Un ami à moi. Nous avons fait nos études ensemble. Je lui ai téléphoné. Il était au courant pour votre enquête. Quand je dis « votre », c’est pour être polie. Parce que mon ami ne connaissait pas votre nom et, à l’évidence, ce n’est pas vous qui êtes saisie du dossier.
Jeanne renonça à achever son tamale. Mieux valait jouer franc-jeu avec l’Indienne :
— Je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire, c’est vrai. Mais le juge qui en était responsable, celui dont je vous ai parlé, était un ami. Je dois poursuivre l’enquête en sa mémoire.
— Votre petit ami ?
— Je n’ai pas de petit ami.
— C’est ce que je me disais.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Son visage s’était déjà empourpré. Comme si Eva Arias venait d’évoquer une infirmité cachée.
— Jeanne, ne le prenez pas mal, mais il est évident que rien ne vous retient à Paris. Que vous vous êtes lancée dans cette enquête, dans ce voyage, pour, justement, oublier Paris et votre solitude.
— Je crois qu’on est en train de dériver, là. (Elle se leva et monta brusquement le ton :) Je crois surtout que ce ne sont pas vos oignons !
La géante sourit. Un sourire lourd, grave — et débonnaire :
— Ne soyez pas si « indienne ». Les Indiens sont très susceptibles.
— Nous n’avons plus rien à nous dire.
Eva Arias attrapa un avocat et l’ouvrit en un geste sec.
— Moi, j’ai quelque chose à vous dire. Les Nicaraguayens sont très serviables de nature. Un des journalistes que j’ai contactés pour votre affaire de cannibalisme m’a rappelée cet après-midi. Il n’avait rien trouvé dans ses archives mais il a appelé des collègues dans les pays limitrophes : Honduras, Guatemala, Salvador…
Jeanne blêmit.
— Il a trouvé quelque chose ?
— Guatemala. 1982. Le meurtre d’une jeune Indienne. Avec des signes confirmés d’anthropophagie. Ça s’est passé dans la région d’Atitlán. Vous connaissez ? Soi-disant le plus beau lac du monde… Encore des vantardises d’Indiens.
1982. C’était la date qui intéressait Eduardo Manzarena. Joachim devait être âgé d’une dizaine d’années. Son premier meurtre ? Mais pourquoi au Guatemala ?
— Que savez-vous sur cette affaire ?
— Pas grand-chose. Le meurtre est passé inaperçu à l’époque. Vous savez, la situation au Guatemala était peut-être pire encore qu’au Nicaragua. Dans les années quatre-vingt, on brûlait vifs les Indiens et on leur arrachait les yeux, simplement pour leur apprendre à vivre. Alors, une jeune femme dévorée… Si vous y allez, vous ne trouverez rien. Pas d’archives. Pas de témoignages. Rien. Mais je sais que vous irez tout de même…
Jeanne attrapa son sac. Elle souffla d’une voix plus calme :
— En tout cas, merci pour le tuyau.
— Vous n’êtes pas au bout de vos surprises.
Elle s’arrêta sur le seuil de la véranda. Dans son dos, la nuit bruissait de cris et de froissements de feuilles.
— Pourquoi ?
— D’après mon journaliste, à l’époque, on a identifié le tueur cannibale.
— Quoi ?
Eva Arias conserva le silence, ménageant son suspense. Jeanne avait l’impression que son cœur battait partout dans son corps. Dans sa poitrine. Dans sa gorge. Sous ses tempes.
— Qui était-ce ?
— Un prêtre.
Un jour, au Pérou, un photographe-reporter lui avait dit : « A l’étranger, contacter son ambassade pour régler un problème, c’est souvent la dernière idée qui vient. Mais c’est toujours la meilleure. »
Jeanne s’était souvenue du conseil. Louer une voiture à 20 heures à Managua, cela ressemblait à Mission impossible. Pas avec l’aide de l’attaché culturel de l’ambassade française, un dénommé Marc, sur qui elle était tombée en appelant un numéro communiqué par le quai d’Orsay. Il connaissait le directeur de l’agence Budget, pouvait téléphoner et faire rouvrir l’agence. Marc pouvait tout.
Jeanne n’avait su comment exprimer sa gratitude à ce jeune homme qui ne lui avait posé aucune question. Maintenant, elle filait vers le nord-ouest du pays, au volant d’une Lancer Mitsubishi. Le voyage promettait d’être long. Elle devait traverser le Nicaragua, puis le Salvador, pour enfin atteindre le Guatemala. En tout, près de mille kilomètres…
La route était simple : il n’y en avait qu’une. La Panaméricaine, qui traverse l’Amérique centrale du nord au sud. Voie mythique qui avait vu passer toutes les guerres, toutes les révolutions de ces petits pays embrasés. Ce n’était pas une autoroute à quatre ou huit voies mais une simple route séparée par une ligne blanche. Un ruban déroulé à travers la jungle, les plaines, les montagnes, les champs cultivés, les bidonvilles, et qui semblait toujours suivre son idée : faire le joint entre les deux continents américains.
La nuit était sombre. Jeanne regrettait de ne pas voir le paysage. Les volcans et leurs cratères enfumés. Les lacs et leur surface nacrée. Les remparts de jungle aux nœuds de lianes… Au lieu de ça, elle suivait ce fil de bitume monocorde, les mains cramponnées au volant, plissant les yeux quand elle croisait les phares d’un autre véhicule.
Elle s’efforçait, mentalement, de boucler le chapitre Nicaragua. Le bilan était mince. Voire nul. Elle n’avait pas su éviter le meurtre d’Eduardo Manzarena — elle ne comptait pas celui de Niels Agosto qui n’avait rien à voir avec Joachim. Elle n’avait rien appris sur ce dernier. Elle n’avait pas retrouvé Antoine Féraud. Au fond, elle n’avait obtenu qu’une seule piste nouvelle. Un semblant de piste… Cette idée de sang contaminé provenant d’Argentine, dont elle n’était même pas sûre. Pas plus qu’elle n’était sûre de la voie qu’elle suivait maintenant. Un meurtre cannibale commis en 1982 près du lac Atitlán, par un prêtre…
Mais elle aimait cette sensation de fuite. Elle se perdait. Se distillait. Se dématérialisait dans cette enquête. Symbole parfait du processus : son compte en banque qui en avait pris un sérieux coup au moment du règlement de l’hôtel. En cordobas, en dollars ou en euros, la note était salée.
Elle se concentra sur la route. Le plus fascinant, c’était la vie agglutinée sur les bords de la CAL Une vie anarchique, faite de commerces improbables, de baraques en pneus et toile goudronnée, de gargotes crasseuses. On y vendait, pêle-mêle, des cygnes en stuc, des nains de jardin, des pare-chocs chromés, des courges géantes… Le tout doré par les éclairages électriques des échoppes, qui ressemblaient à de petites crèches construites en papier mâché.
Jeanne voyait aussi défiler les enseignes rouillées, les panneaux religieux — JESU CRISTO SALVA TU ALMA ! — , les affiches publicitaires, multipliant les caricatures de poulets ou de coqs. Le Nicaragua semblait faire une fixation sur les gallinacés. Mais surtout, elle doublait, évitait, croisait. Des camions. Des pick-up. Des voitures. Des mobylettes. Des carrioles. Tout ça à pleine vitesse, dans une sorte d’élan sans retour.
Minuit. Frontière du Salvador. Deux cents kilomètres parcourus en quatre heures. Pas mal, si on tenait compte de l’état de la route et du trafic. Il était temps de passer à la deuxième étape.
Lâcher la voiture. Déposer les clés dans la boîte aux lettres Budget. Franchir la frontière à pied. Récupérer un nouveau véhicule, côté Salvador. Une galère spéciale « Amérique centrale » qui interdisait qu’on loue un même véhicule pour voyager dans plusieurs pays différents.
Elle fit une première fois la queue pour sortir officiellement du Nicaragua et recevoir un coup de tampon sur son passeport. Elle marcha ensuite pour rejoindre le bureau équivalent, côté Salvador. Elle avait l’impression de sillonner un inter-monde. Des projecteurs lançaient des éclairs sur un chaos de camions stationnés, de bus en plein chargement, de flaques de boue, de station-service, de baraques à tortillas, de vendeurs de sandwichs, de back-packers endormis, de changeurs d’argent solitaires, de journaliers hagards…
Nouvelle file d’attente. Nouveau tampon. Elle trouva l’agence Budget — une cahute parmi d’autres, fermée par un rideau de fer. Elle frappa : on lui avait assuré qu’un agent serait là. Il était bien là. Ensommeillé. Chancelant. Mais, à sa grande surprise, tout marcha comme prévu. Elle signa un contrat de location, enregistra son permis de conduire, attrapa les clés et prit possession d’une nouvelle voiture. Un RAV4 Toyota flambant neuf.
Marc avait dit : « Au Salvador, vous trouverez les meilleures routes d’Amérique centrale. » C’était vrai… quand elles étaient achevées. Jeanne croisa des chantiers dantesques, où des pelles mécaniques soulevaient des morceaux de montagne, les retournaient, les déplaçaient, alors que s’échappaient de toutes parts des tombereaux de terre rouge. Jeanne passait près de ces abîmes, suivant la route provisoire, apercevant des fantômes en ciré, en débardeur ou torse nu, armés de pioches, de pelles, de truelles, équipés de masques et de gants matelassés. Des spectres dont les corps hurlaient dans la nuit un esclavage d’une autre époque…
Elle ne vit rien d’autre durant sa traversée du Salvador. Ni San Miguel. Ni San Vicente. Ni San Salvador. Ni Santa Ana… Tout se déroula sous un déluge de fin du monde. Des averses à répétition, lourdes, grasses, brûlantes, qui noyaient la terre. Jeanne avait la sensation de piloter un sous-marin qui aurait cherché la surface. Ses réflexions perdaient toute cohérence. Elle pensait au sang. Le sang contaminé de Plasma Inc… Le sang des sacrifices mayas…
Le sang de Niels Agosto, qui éclaboussait la nuit… Des torrents écarlates, des humeurs de fer, des flux épais, qui couraient le long de la route et débordaient des fossés… 6 heures du matin.
Frontière du Guatemala. Même manège qu’à la douane précédente. Abandon du véhicule. Passage à pied. Tampons. Récupération de la voiture suivante — de nouveau un 4 x 4 Mitsubishi… Jeanne changea auprès d’un moustachu édenté ses dollars et ses cordobas en quetzales —, la monnaie guatémaltèque. Elle devait parcourir encore 200 bornes pour dépasser Guatemala City, puis 50 de plus pour atteindre Antigua, capitale historique du pays. C’était là-bas que se trouvait le monastère du prêtre assassin.
Le soleil ne l’attendit pas pour se lever. Quand elle reprit la route, il pointait son disque cuivré au-dessus de la jungle. Sa première vision guatémaltèque fut une forêt qui fumait. Un brouillard épais et argenté noyait la base des arbres et stagnait à mi-corps. Les cimes, les buissons, les plaines se mélangeaient dans cette vapeur et rappelaient ces paysages dilués, empourprés et brumeux de la peinture chinoise.
On était vendredi 13 juin. Elle espérait que cela ne lui porterait pas la poisse… Maintenant, elle remontait le temps. Les Mayas, peuple des origines, étaient là, placides, intemporels, malgré les 4x4 qui filaient à fond sur la route. Les hommes arboraient des boléros bariolés et des chapeaux texans blancs. Les femmes marchaient pieds nus. Chacune d’elles portait le corsage brodé traditionnel, le huipil couleur d’arc-en-ciel. Jeanne se souvenait de ses lectures : ce vêtement représentait la cosmogonie maya. Un univers peuplé de dieux innombrables, fonctionnant par cycles répétés, comme les rouages d’une horloge sans contour ni cadran.
Malgré elle, Jeanne ralentit. Pour observer leurs visages. Ce qu’elle vit lui procura un sourd réconfort. Ces êtres ne se situaient pas dans le paysage, ils étaient le paysage. Leurs faces brunes et dorées étaient polies par des millénaires de soleil et de pluie, d’accalmies et de cyclones, qui les avaient façonnées à l’image de leurs légendes. Les hommes de maïs…, murmura-t-elle.
Jeanne atteignit Guatemala City aux environs de midi. Le déluge avait repris. La ville portait son histoire à visage découvert. Comme un guerrier affiche ses cicatrices. Une urbanisation anarchique. Une agglomération grossie à la diable, au fil de migrations convulsives, elles-mêmes provoquées par des séismes, des cyclones, des crues antédiluviennes… Une capitale boursouflée, chaotique, ruisselante…
Elle plongea dans le bourbier et tenta de se repérer. En vain. On ne savait plus si la boue tombait du ciel ou si elle jaillissait de la terre. Jeanne ne cessait de penser à cette phrase, écrite par Georges Arnaud en exergue au Salaire de la peur. Une des plus fortes qu’elle ait jamais lues : « Qu’on ne cherche pas dans ce livre cette exactitude géographique qui n’est jamais qu’un leurre : le Guatemala, par exemple, n’existe pas. Je le sais, j’y ai vécu. » C’était la sensation qu’elle éprouvait à cet instant. Pas une ville, pas un pays. Juste un enfer. Une sorte de fusion d’hommes, de misère et de pollution, qui allait peut-être donner quelque chose un jour mais qui en était encore au stade du magma, de l’organique…
Elle trouva la route des hautes terres avec soulagement. L’idée même d’altitude laissait espérer des notions telles que « aération », « purification », « quintessence »… En quelques kilomètres, le paysage changea complètement. Des plaines enlisées, des terres boueuses, elle passa à une atmosphère de montagnes avec sapinières, sommets lointains et fraîcheur bienfaisante. Et aussi, quelquefois, une exubérance tropicale qui jaillissait comme pour rappeler où on se trouvait…
A 14 heures, Jeanne atteignit Antigua. Guatemala City était un enfer. Antigua était le « vert paradis des amours enfantines ». Une ville préservée, qui avait été, au XVIIe siècle, la capitale de toute l’Amérique centrale. On reculait ici de deux ou trois siècles. Aucun bâtiment moderne. Aucun immeuble à étages. Des rues pavées où ne passaient qu’au compte-gouttes les voitures, roulant au pas. Et des églises. Partout. Égrenant tous les styles, tous les siècles. Des églises blanches, jaunes ou rouges, baroques ou néoclassiques, arborant les lignes strictes d’une hacienda ou au contraire les ornements d’un décor d’opérette mexicaine.
Le ciel était bas, encore gorgé de pluie. La ville semblait noyée par l’humeur sombre des volcans alentours. Ce temps maussade, couleur mercure, jurait avec l’architecture ensoleillée des églises et les murs peints, en bleu, rose ou mauve des maisons. Quant aux rues, elles étaient si rectilignes qu’elles faisaient penser à des flûtes à bec, jouant des mélodies de fleurs et de couleurs. Jeanne tomba sur la plaza Mayor.
Des arbres plantés en quinconce, des galeries voûtées sur quatre côtés, des ornements de fer forgé à chaque fenêtre — Zorro n’avait plus qu’à bondir d’un des balcons où ruisselaient des roses et des pétales de lauriers. Elle jeta un coup d’œil à son plan et comprit le système. Les avenidas traversaient la ville du nord au sud alors que les calles divisaient d’ouest en est… Elle n’eut aucun mal à repérer l’église qu’elle cherchait : L’Iglesia y Convento de Nuestra Señora de la Merced. Là où avait séjourné Pierre Roberge, le prêtre d’origine belge — Eva Arias lui avait donné ces précisions — qui avait dévoré à pleines dents une Indienne âgée de seize ans.
D’un point de vue architectural, l’Iglesia y Convento de Nuestra Señora de la Merced était à mi-chemin entre la bâtisse romane et la fantaisie baroque. En profondeur, c’était un solide édifice aux murs épais. En surface, une construction travaillée comme une pièce montée, avec colonnes torsadées, nappage ocre sur la toiture, peintures sur les façades, mêlant angelots de la Renaissance et motifs mayas.
Jeanne parqua sa voiture sur le parvis. Des Indiennes s’approchèrent avec leur camelote, colliers et porte-clés. Toutes avaient un bébé dans les bras. Elle leur fit signe qu’elle n’était pas intéressée. Elle souriait. Elle était sale, épuisée, décoiffée, mais elle se sentait belle. Décidée. Héroïque.
Elle se glissa sous le porche et bascula définitivement du côté « brut de décoffrage » de l’église. Les murs faisaient plusieurs mètres d’épaisseur. Les dalles avaient la rugosité des roches. Le lieu révélait ici sa vraie vocation : le combat. La paroisse, dans sa première version, avait été construite comme on construisait des châteaux forts. Des bastions nés dans la jungle pour tenir tête aux Indiens, au climat, au paganisme…
Sous la haute voûte, Jeanne prit à droite : le chemin du monastère. Selon Eva Arias, le lieu n’abritait plus qu’un groupe de jésuites d’origine belge : les frères de la maison Saint-Ignace.
Dans le patio, la rigueur et la dureté gagnaient encore des points. La cour était si vaste qu’elle évoquait plutôt des arènes antiques. Des murs crépis révélant des plaies de briques. Des galeries voûtées et crayeuses. Des pavés bosselés, entre lesquels poussaient des touffes d’herbe. Au centre, une fontaine à sec.
Un Indien poussait une brouette. Elle lui fit signe et demanda à voir le jésuite avec qui elle avait déjà parlé au téléphone, en chemin : frère Domitien. Le Maya disparut. Elle patienta sous les voûtes, respirant l’odeur de pierre et de lierre qui planait dans l’air frais. Elle se sentait à bout de forces, mais aussi vive et légère.
— Nous ne pouvons pas vous aider.
Un jeune homme se détacha des ombres obliques des colonnes. Rondouillard, en chemise Lacoste, ses traits étaient flasques. Ses cheveux et ses sourcils blonds n’apportaient aucun caractère au visage. L’ensemble évoquait un cierge blanc qui aurait fondu et donné, au hasard de ses coulées, le relief d’une figure.
La phrase avait été prononcée en français, ce qui était réconfortant. La mise en garde l’était moins.
Jeanne ne se démonta pas :
— Vous ne savez même pas ce qui m’amène.
— Au téléphone, vous m’avez dit que vous étiez juge d’instruction. Nous n’avons rien à voir avec la justice. Et surtout pas la justice française !
— Laissez-moi vous expliquer.
— Pas la peine. Notre maison ne compte que quelques frères. Nous luttons ici avec nos armes. Pour le bien-être physique et le salut spirituel des paysans. Nous n’avons aucun lien, aucun rapport avec la moindre affaire criminelle.
— Il y en a pourtant eu une, jadis.
— C’est donc ça.
Frère Domitien considéra Jeanne avec pitié.
— Vingt-cinq ans plus tard, vous êtes venue remuer encore cette vieille histoire.
— Et pourquoi pas ?
— En tout et pour tout, Pierre Roberge n’a passé que quelques heures à Antigua. Il est aussitôt parti à la mission dont il avait la charge. Un orphelinat sur le lac Atitlán.
— D’où venait-il ? De Belgique ?
— Non. D’Argentine. Du Nordeste.
Premier lien entre l’Amérique centrale et l’Argentine. La lettre de Niels Agosto perdu dans la jungle du Nordeste. Roberge avait-il contracté là-bas la maladie ? Jeanne brûlait. Et elle n’allait pas lâcher comme ça sa première piste solide.
— Que savez-vous de lui ?
— Je n’étais pas là. J’ai vingt-neuf ans. Mes supérieurs m’ont raconté. Ils ont toujours regretté de l’avoir accepté ici, au Guatemala. Mais notre ordre est réduit. Et nous n’avions pas d’autres candidats expérimentés. La répression était terrible à l’époque. Les Ladinos tuaient les prêtres, vous comprenez ? Et Roberge était un homme solide. Alors, pas question de se priver d’un tel volontaire. Même s’il ne venait pas pour de bonnes raisons.
— Quelles raisons ?
— On a dit qu’il fuyait. Il avait déjà mauvaise réputation.
— Qu’est-ce que vous appelez « mauvaise réputation » ? Le jésuite agita ses mains potelées.
— Des rumeurs. De simples rumeurs.
— Quelles rumeurs ?
Domitien ne cessait de regarder ailleurs, fuyant le regard de Jeanne.
— Quelles rumeurs ?
— On a parlé de démon. D’un démon qui l’escortait.
— Il était possédé ?
— Non. Autre chose. Un enfant… Un enfant l’accompagnait.
— Un orphelin ?
Le jésuite lançait des coups d’œil désespérés vers la cour. Il semblait espérer un visiteur, un orage, n’importe quoi qui puisse le sortir de là.
— Vous ne comprenez donc pas ? fit-il, soudain agacé.
— Vous voulez dire que le gamin était de lui ?
Silence éloquent du religieux. Jeanne ne s’attendait pas à ça. Mais elle s’adapta. Et risqua, mentalement, cette hypothèse : le vieil Espagnol dans le cabinet de Féraud pouvait-il être Roberge lui-même ? Elle entendait encore sa voix : « Dans mon pays, c’était une pratique très courante. Tout le monde faisait ça. » Un prêtre couchant avec ses ouailles ?
Des points pouvaient convenir : un secret entre un père et son fils, le sentiment de rejet de Joachim, un enfant-catastrophe, un gamin non désiré — devenu autiste… Mais d’autres détails ne collaient pas du tout : le vieil homme chez Féraud avait l’accent espagnol. Roberge était d’origine belge. La déformation des années en Amérique latine ? Non. D’autre part, Roberge, selon Eva Arias, avait déjà soixante ans à l’époque. Cela lui ferait aujourd’hui près de quatre-vingt-dix ans.
Elle décida de reprendre l’histoire à zéro :
— L’enfant, reprit-elle, garçon ou fille ?
— Un garçon.
— Vous connaissez son prénom ?
— Non.
— Quel âge avait-il ?
— Je ne sais pas au juste. Une dizaine d’années, je pense. Encore une fois, ils ne sont pas restés à Antigua. Ils sont partis là où ça chauffait vraiment. D’ailleurs, Roberge a fait du bon boulot là-bas. Il faut l’admettre. Il accueillait beaucoup de monde à la mission. Et s’opposait aux militaires…
— Pourquoi avez-vous parlé de démon ? L’enfant était possédé ?
— Écoutez. Je ne sais rien. On a raconté beaucoup de choses. On a dit que l’enfant était une figure du mal. Des croyances mayas se sont ajoutées là-dessus. Ce qui revenait le plus souvent, c’était que Pierre Roberge était sous la coupe de l’enfant. Le meurtre a prouvé que les commérages possédaient peut-être, pour une fois, un fondement…
— Que s’est-il passé ensuite ? Roberge a été condamné ?
Le jésuite fit non de la tête. Ce n’était pas une réponse à la question. Mais une réponse à la situation. Il ne parlerait plus. La communication était rompue. Jeanne ne bougeait pas.
— Si vous voulez vraiment des détails sur toute cette affaire, souffla-t-il d’une voix lasse, quelqu’un était là-bas à l’époque. Elle pourra vous parler de Roberge.
— « Elle » ?
— Rosamaria Ibanez. Une archéologue. Très liée à Roberge.
— Où je peux la trouver ?
— Ici. A Antigua. Elle fait des fouilles dans le quartier de Calle Oriente. Je vais vous faire un plan. Ce n’est pas loin.
Le religieux attrapa le bloc et le feutre de Jeanne, trop heureux de se débarrasser de l’intruse. Son front pâle brillait de sueur.
— Et sur le meurtre ? tenta-t-elle encore. L’Indienne dévorée ? Vous ne pouvez rien ajouter ?
Domitien lui rendit son bloc.
— L’église de San Pedro. Rosamaria Ibanez. Elle travaille sur les ruines du couvent, à l’arrière du bâtiment.
— Son fils ? Hay Dios mio !
Jamais de la vie. Rosamaria Ibanez ressemblait à une clocharde. D’origine maya, elle avait le visage fripé comme un cul de singe. Ses cheveux filandreux évoquaient les fibres d’une noix de coco. Des yeux pochés d’alcoolique, un nez épaté, des lèvres charnues. Vraiment pas un prix de beauté. Elle portait un anorak élimé, un Levis 501 trop grand, des sabots Crocs rouges qu’elle avait l’air d’avoir volés à une touriste. Elle secouait la tête avec conviction.
— J’ai bien connu Roberge. Il était droit comme un clocher. Pas question de sexe ni aucune autre connerie avec les femmes.
Son espagnol ramassé, abrégé, était presque inintelligible. Elle disait muy bié pour muy bien ou s’dia pour buenos dias.
— Mais l’enfant, vous l’avez connu ?
— Juan ? Bien sûr.
Jeanne nota. « Juan » et non « Joachim ». S’était-elle trompée sur l’identité du petit garçon ?
— Comment était-il ?
— Très beau.
— Il avait quel âge ?
— Une douzaine d’années, je pense.
— Il avait un problème aux mains ?
— Non. Quel genre de problème ?
— Oublions ça. Pourquoi Roberge l’avait-il emmené avec lui au Guatemala ?
— Juan souffrait de troubles psychiques. Roberge ne voulait pas l’abandonner dans un asile à Formosa, en Argentine.
— Quels troubles psychiques ?
— Un genre d’autisme. On n’a jamais su.
— Il n’était pas… possédé ?
Rosamaria produisit un bruit de pet avec ses grosses lèvres. Très classe.
— Des conneries de paysan ! Par tradition, l’autisme fait peur. On assimile ce syndrome à la possession. Surtout ici, où Dieu est toujours dans une poche et le diable dans l’autre.
Assise sur un gros moellon, Jeanne prenait des notes sur son bloc. Les deux femmes s’étaient installées dans un coin, sur le site de fouilles. Cela ressemblait à un chantier de construction — sans construction. Il n’y avait que des trous. Des gravats. Des pans de mur inachevés — en réalité, très anciens, exhumés du sol. Des rubans jaunes de protection. Des brouettes. Des pelles. Des bâches en plastique déployées aux quatre coins du terrain, pour protéger les excavations et leurs « trésors » des averses.
Jeanne s’arrêta d’écrire. Elle venait d’avoir le vertige. La faim. La fatigue. Le décalage horaire, peut-être, encore…
— Ça va pas ? demanda Rosamaria en se penchant — son haleine puait le rhum.
— Ça va.
— Tu veux un café ? fit-elle en passant au tutoiement.
— Non, merci.
Debout face à elle, l’archéologue plaça ses deux poings sur ses hanches.
— C’est le meilleur du monde.
Eva Arias l’avait prévenue : les Mayas ne rigolaient pas avec les sujets de fierté nationale.
— D’accord.
— Viens avec moi.
Elles marchèrent avec précaution parmi les cordons plastifiés, les bâches, les cavités. Jusqu’à un laboratoire de fouilles, où s’égrenaient des petits tas de pierres sur des planches soutenues par des tréteaux. A droite, un réchaud, un moulin à café. Rosamaria s’activa.
Jeanne s’assit derrière une des tables. Sa fatigue remontait à la manière d’un reflux d’égout. Puissant, nauséabond, suffocant. Elle se sentait de plus en plus mal.
Rosamaria servit le café. Un parfum amer de terre grillée monta dans l’air. A l’idée de boire ça, Jeanne avait déjà le cœur dans la gorge.
— Je vais te montrer une photo, fit l’archéologue en s’affairant dans une armoire en fer.
Elle vint poser un tirage en mauvais état, noir et blanc, où on la reconnaissait, un peu plus présentable, aux côtés d’un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’une chemise blanche flottante, façon tunique indienne. Rien ne disait son état religieux, sauf une croix d’or à son cou.
Jeanne se pencha et regarda mieux. Elle avait cru que la photo était surexposée ou poussiéreuse mais la poussière était incrustée dans les traits de Pierre Roberge. Un visage de cendres comme les cheveux et les sourcils. Les yeux clairs, liquides, représentaient les seuls points d’eau de ce désert craquelé, fissuré, épuisé. Elle pensa aux cénobites, les ermites qui vivaient dans le désert aux premiers siècles du christianisme.
— Vous n’avez pas de photos de Juan ?
— Non. Il refusait d’être photographié.
— Pourquoi ?
— Il avait peur. Juan avait peur de tout. Vous vous y connaissez en autisme ?
— Un peu.
— Pour un tel gamin, au mieux, le monde extérieur n’existe pas. Au pire, c’est une menace. Personne n’avait le droit d’entrer dans la pièce où il dormait. Chaque objet y avait sa place précise.
— Roberge s’occupait de lui ? De son éducation ?
— C’était sa passion. Il parvenait à des résultats. Il espérait en faire un enfant, disons, normal. Un gamin qui aurait pu suivre un apprentissage.
Jeanne regardait toujours la photo.
— Vous étiez là à l’époque du meurtre ?
— Non. Je dirigeais un chantier à Sololá, une des villes autour du lac. Roberge était à Panajachel. Quand j’ai entendu parler du drame, je suis tout de suite venue.
— Qu’a-t-il dit ?
— Je n’ai pas pu lui parler : il avait déjà été arrêté.
— Vous vous souvenez des indices qui l’accusaient ?
— Pas d’indices. Il s’était constitué prisonnier.
— Il a avoué le meurtre ?
— En long. En large. Et en travers.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il a été libéré. Faute de preuves. Même ici, au Guatemala, les aveux ne suffisent pas toujours. Les flics ont deviné qu’il racontait n’importe quoi.
Jeanne était étonnée que les policiers ne se soient pas contentés de cette confession. Dans un tel pays, et à une telle époque, une telle déclaration aurait dû suffire pour régler l’affaire.
Rosamaria lut dans les pensées de Jeanne :
— Les flics d’Atitlán n’étaient pas du genre à finasser. Dans un autre cas, ils lui auraient fait signer ses aveux et l’auraient exécuté le jour même. Mais Roberge était belge. Et il y avait déjà eu un problème avec un prêtre britannique exécuté quelques mois plus tôt. Je crois qu’à Guatemala City, on leur avait dit de se calmer avec les gringos…
— Roberge, il a repris sa vie normale ?
L’archéologue tenait sa tasse à deux mains. Ses doigts sortaient à peine des manches de son anorak.
Elle eut un rire rauque et révéla une dentition creusée de dièses.
— No, mujer, no… Tu connais vraiment rien à cette affaire ! A peine sorti du poste, Roberge est rentré au dispensaire et s’est fait sauter la tête.
Jeanne ressentit une douleur dans l’abdomen. Une flèche de feu, plantée à l’oblique en plein ventre. L’annonce de cette nouvelle. Le malaise qui explosait enfin… Elle vit trouble, puis noir, puis…
Rosamaria était penchée sur elle, un verre dans la main. Il était empli d’une mixture épaisse, sans couleur.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé ? bredouilla Jeanne.
— Tu t’es évanouie, hijita.
— Je suis désolée. J’ai roulé toute la nuit.
Jeanne se redressa sur un coude. Elle s’était étalée de tout son long sous la bâche des fouilles. Elle pouvait sentir la fraîcheur de la terre humide à travers sa veste.
— Avale ça, fit Rosamaria en tendant son verre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— De l’atol. De la pâte de maïs cuite avec de l’eau, du sel, du sucre et du lait. C’est un début. Après ça, je t’emmène manger quelque chose…
— Non… Je dois partir.
— Où ?
— À Atitlán.
— Ben voyons. Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ?
Jeanne se mit debout avec difficulté et s’assit derrière une des tables pour boire la mixture. Elle crut qu’elle allait vomir pour de bon. Mais non. Elle se concentra sur les petits tas de pierres et de débris de céramique posés devant elle. Et finalement se sentit mieux.
— Je vais te dire, moi, ce que tu vas faire là-bas, fit Rosamaria. Tu vas aller voir un dénommé Hansel. Un pur Indien. Un mec pas recommandable du tout. Il trafique des vestiges précolombiens à travers le pays. Il organise des expéditions sauvages sur des sites pas encore fouillés, dans la région du Petén.
Jeanne releva les yeux. La mixture faisait son effet. La lumière grise, les trous de terre, les bâches plastique, tout lui apparaissait avec une réalité différente. Comme si le sol lui-même exhalait une nouvelle vigueur.
— Pourquoi je devrais aller voir cet homme ?
— Il était très proche de Roberge. Me demande pas pourquoi. Le pilleur et le prêtre y faisaient une drôle de paire… Mais si tu veux de vrais détails sur cette histoire, c’est lui que tu dois voir…
Elle voulut se lever. Rosamaria lui appuya sur l’épaule pour la maintenir assise.
— Tu ne pars pas dans cet état-là. Et pas question de conduire. Tu as une voiture ?
Jeanne acquiesça de la tête.
— Je vais te prêter mon chauffeur, Nicolas. Un Ladino. Un Caxlano. De toute façon, pour approcher un mec comme Hansel, il te faut un intermédiaire.
Jeanne hocha encore une fois la tête, hébétée. Elle se sentait diminuée. Fragile. Paumée… Et en même temps, d’une certaine façon, renouvelée.
— Un Ladino, murmura-t-elle, qu’est-ce que c’est ? Rosamaria cracha par terre.
— C’est la pire engeance que la terre ait jamais portée. 50 % Indien, 50 % Espagnol, 100 % salopard. Il faut toujours se méfier de son propre sang. Ce sont eux, les Ladinos, qui oppriment les Indiens depuis des siècles. Eux qui ont commis les pires exactions. Eux qui ont volé leurs terres aux paysans… (Elle cracha encore une fois.) Des voleurs, des violeurs, des assassins !
Jeanne finit par sourire.
— Et c’est ce que vous me proposez comme chauffeur ?
A ce moment, un grand type dégingandé apparut. La trentaine, le teint pâle, le crâne chauve. Il était vêtu comme un étudiant nord-américain. Un cassant sur des Puma. Une doudoune de ski couleur café crème. Un sweat-shirt vert « Harvard University ».
— Je te présente Nicolas. Il fait tout pour avoir l’air d’un gringo, mais au fond de lui, c’est un vrai K’iché !
— Un K’iché ?
— Une des ethnies qui vit autour du lac. Le plus beau lac du monde, chiquita ! Habité depuis trois mille ans par les Mayas. Rien n’a pu les changer. Ni les jésuites. Ni les protestants. Ni les Ladinos et leurs massacres. (Elle lui fit un clin d’œil.) Si tu dois trouver quelque chose, c’est au fond de ce cratère !
Jeanne s’était trompée. Antigua n’était pas sur les hautes terres. Les altas tierms commençaient après. Bien plus loin. Bien plus hautes. Bien plus froides. Elle grelottait maintenant dans la voiture, se promettant d’acheter un pull à Atitlán, un châle, n’importe quoi pour affronter ces températures polaires. Elle ne s’attendait pas à ça sous les tropiques.
Blottie au fond du siège passager, elle observait le paysage. Des franges de forêt mixte, mi-conifères, mi-feuillus, se déployaient sur les flancs des volcans, contrastant violemment avec les coulées de lave noire. Au-dessus, les nuages bas s’évaporaient en fragments de brume. Les volcans, les montagnes, les forêts y perdaient leur sommet. Un paysage rêveur, la tête dans les nuages…
Jeanne observait les Indiens qui marchaient le long de la route. À chaque village, ils portaient un costume différent. Tressages complexes, colorés, chaleureux, explosant dans l’air gris comme des boutons de fleurs, encore trempés de rosée.
— Avec des gugusses pareils, comment voulez-vous que le pays évolue ? Ils vivent encore au Moyen Age !
Jeanne faisait la sourde oreille. Depuis le départ, Nicolas ne cessait de critiquer les Indiens, arriérés, hypocrites, obtus, superstitieux. Il avait beau être un K’iché, il était surtout un Ladino haineux et méprisant, considérant les Mayas pas plus haut que les cafards qu’on trouve sous les pierres.
Il ne lâchait son discours raciste que pour attaquer un autre thème qui lui tenait à cœur : la médiocrité des autres habitants d’Amérique centrale. Les Nicaraguayens étaient au point mort. Les Costa-Ricains n’avaient aucune culture. Les Panaméens étaient des « vendus » à la solde des États-Unis. Etc.
Jeanne se réfugia dans le sommeil. Elle fut réveillée par le froid. Frissonnante, elle se retourna et fouilla dans son sac posé sur le siège arrière. Elle trouva un polo en mailles fines qui lui permettrait d’attendre un village pour vraiment s’équiper.
— Vous avez vu ces ploucs ?
Nicolas désignait des journaliers entassés à l’arrière d’une camionnette à ciel ouvert, qui roulait devant eux. Ils portaient tous le costume traditionnel. Petits coqs bariolés, ils étaient assis sur des tas de pommes, de bananes ou d’autres fruits, l’air maussade.
— Vous savez pourquoi ils font la gueule ?
— Ils ont froid ?
— Pas du tout. Ce sont de jeunes mariés. Ils convoient des fruits. C’est un rite initiatique. Avant le voyage, ils se sont abstenus d’activité sexuelle.
— Pourquoi ?
— Pour que leur énergie sexuelle se transmette aux fruits et les fasse mûrir. Si les fruits parviennent à maturation à leur arrivée, alors ils ont passé le rite avec succès. C’est y pas trop con, comme idée ?
Jeanne ne répondit pas. Elle se dit qu’à son stade d’abstinence, elle aurait pu faire mûrir un verger entier… Mais elle commençait à se lasser des persiflages de son chauffeur. Il parut le sentir. Il ajouta sur un ton plus calme :
— On arrive à Sololá. La capitale du département.
Des maisons d’adobe, de ciment, de parpaings. Des affiches publicitaires. Des boutiques modernes qui, avec leurs couleurs, leurs néons, leurs articles inutiles, donnaient l’impression d’une poubelle renversée… Malgré cette pollution visuelle, malgré le temps humide et gris, des détails évoquaient clairement les tropiques. Les gargotes ambulantes surtout, tenues par des adolescentes en pull troué, exhalaient des spirales de fumée sombre, distillaient des effluves de charbon de bois, d’huile frite et de maïs grillé qui résumaient en mode mineur ce versant du monde…
— Dans quelques kilomètres, on sera sur le lac.
Les costumes avaient encore changé. Pour les hommes, panta-courts brodés, chemises de Far West, et toujours des chapeaux texans blancs, extra-large. Les femmes étaient bleu, rose, mauve… Elles portaient du bois sur le dos, un bébé sur le ventre, et leur châle plié sur la tête — l’imago mundi, l’image du cosmos.
— Nous sommes en zone quiché, commenta Nicolas, soudain doctoral. Les Quiches sont eux-mêmes divisés en plusieurs communautés linguistiques, tout autour du lac : les Kakchiquels, les Tzutuhils, les K’ichés… Enfin, c’est compliqué.
Jeanne lui glissa sournoisement :
— K’iché, c’est votre origine, non ?
Il ne répondit pas. Le lac venait d’apparaître, au détour d’un virage. La surface de l’eau, absolument lisse, possédait le caractère soyeux et argenté du pelage d’un félin, panthère ou jaguar. Mais ses bords étaient si lointains qu’ils disparaissaient dans le brouillard. On ne discernait pas non plus, dans la brume, les trois volcans censés veiller sur lui. Jeanne était déçue. Elle s’attendait à un paysage de carte postale finement dessiné. Un lac serti parmi des plis de forêt et de basalte. Tout ce qu’elle découvrait, c’était une immensité monocorde se perdant dans les nuages.
Il planait aussi ici une atmosphère d’inquiétude. Deux forces semblaient à l’œuvre. La naissance. L’origine du monde maya. Avec ses vapeurs et ses légendes. Mais aussi la mort. Sa destruction et son agonie. Jeanne savait qu’autour de ce cratère, la répression militaire contre la guérilla indienne avait été une des plus violentes. Ce paysage de lac suisse avait été le théâtre d’un vrai génocide.
Nicolas stoppa la voiture. Invita Jeanne à sortir. Puis il ouvrit les bras, face au lac.
— Le centre du monde maya. Le nombril de la terre et du ciel ! Tu trouveras tout ce que tu cherches ici, juanita. Les ethnies les plus traditionnelles du Guatemala. Les dieux mayas les plus anciens. Mais aussi des mystiques, des routards, des hippies, des junkies… Atitlán, c’est notre Goa à nous !
Jeanne ne comprenait pas ce brusque enthousiasme. Elle ne fit aucune remarque. La nuit tombait. Et avec elle, la peur. Elle savait de moins en moins où elle en était. Ni où elle allait. Ni même ce qu’elle cherchait autour de ce cratère…
Ils remontèrent en voiture. Longèrent les flancs brun-vert des collines. Jusqu’à trouver un hôtel enfoui dans une pinède. Une construction de bois, façon ranch, tournée vers le lac. Un vrai « spot » destiné aux touristes mais, pour l’instant, ils n’avaient croisé aucun visiteur.
Nicolas s’arrêta devant le portail et s’entretint, par sa vitre ouverte, avec un homme d’une quarantaine d’années à la peau tannée, à l’abri d’un large chapeau. Ils parlaient entre eux si rapidement, avec un tel accent, que Jeanne ne comprit pas un mot. Elle devinait que le cow-boy était le gérant ou le propriétaire de l’hôtel.
Nicolas repartit le long du sentier, en direction du ranch.
— Cet homme, fit Jeanne, c’était un Maya ou un Ladino ?
— Juanita, fit Nicolas avec une nuance d’admiration, t’as pas vu ses yeux ?
— Qu’est-ce qu’ils avaient ?
— Ils étaient bleus.
Il avait mentionné ce détail comme s’il avait décrit une des merveilles du monde. Nicolas était redevenu un pur Ladino, rêvant de peau claire et de modernisme à l’américaine.
Une fois dans sa chambre — une pièce tapissée de bois comme une cabine de bateau, ouverte sur des jardins en forme de jungle —, Jeanne consulta sa boîte vocale et ses SMS. Elle avait plusieurs messages. Reischenbach, qui lui demandait de le contacter en urgence. Et un autre appel. Celui qu’elle attendait le moins : Thomas.
Elle eut envie d’éclater de rire. Thomas, son grand amour. L’homme de sa vie. Le compagnon pour lequel elle avait été prête à tout sacrifier. Thomas l’imposteur. Le menteur. Le salaud. Ses projets matrimoniaux ne devaient pas avancer aussi bien qu’il l’espérait s’il se souvenait de sa bonne vieille Jeanne… Elle mesurait la distance inouïe qui la séparait de cet homme, de cette période. Elle ne se souvenait même pas clairement des traits de son visage. Et si elle creusait sa mémoire, seuls ses défauts lui revenaient : égoïsme, hypocrisie, lâcheté, radinerie…
Au fond, le seul cadeau qu’il lui eût jamais fait, c’était, indirectement, cette enquête. Devait-elle le remercier ?
Elle effaça le message, le numéro et le souvenir du mec, puis appela Reischenbach. 2 heures du matin à Paris. Pas grave. Le flic était réveillé. Jeanne résuma les faits nouveaux en occultant pas mal d’informations. Elle n’avait pas le temps d’entrer dans les détails.
— Pourquoi tu m’as appelée ? enchaîna-t-elle. Tu as du nouveau ?
— Un détail. Les équipes de Batiz pataugent grave, mais moi, j’ai trouvé un truc. Ton histoire d’UPS m’a pris la tête. Si Nelly Barjac avait reçu un pli lié aux meurtres, pourquoi pas les autres ? Je suis retourné chez Marion Cantelau et Francesca Tercia. Jeanne eut un ton ironique :
— Tu prends des risques pour un flic sur la touche.
— Marion n’a rien reçu. L’autre, en revanche, Francesca, a réceptionné à son adresse personnelle un colis Fedex le 6 avril 2008.
— De Manzarena ?
— Non. De l’institut agronomique de Tucumán, en Argentine. Nelly Barjac et le Nicaragua. Francesca Tercia et l’Argentine.
Deux binômes distincts. Qui possédaient forcément une connexion.
— Tu as identifié l’expéditeur ?
— Son nom est écrit sur le bordereau. Jorge De Almeida.
— Qui est-ce ? Un agronome ?
— Non. J’ai téléphoné. C’était pas évident. Je parle pas espagnol mais j’ai un Brésilien dans mon groupe qui baragouine le…
— OK. Qu’as-tu trouvé ?
— L’institut abrite un laboratoire de fouilles paléontologiques. Les ingénieurs agronomes prêtent aux chercheurs des instruments de terrassement, du matériel divers, j’ai pas bien compris. En tout cas, De Almeida est paléo-anthropologue.
Jeanne eut une idée fulgurante.
— Quel âge a-t-il ?
— Sais pas. La trentaine, environ.
Francesca Tercia avait suivi des études de paléo-anthropologie à l’université de Buenos Aires. Une possibilité : Francesca et Jorge se connaissaient de longue date. De la fac. Elle revit la photo de groupe sur le campus de l’UBA qu’elle avait piquée dans l’atelier de Montreuil. Sur cette photo, on avait entouré la tête d’un jeune homme à mine joviale et inscrit au-dessus « Te quiero ! » Et si l’amoureux était Jorge De Almeida en personne ?
— De Almeida, tu as pu lui parler ?
— Je risque pas. Il a disparu.
— Où ?
— Lors d’une mission. J’ai pas compris où.
— OK. Tu peux m’avoir une photo de lui ?
— Je vais voir… Tu veux pas appeler, toi ?
— Tu n’as pas voulu me filer le numéro quand je te l’ai demandé. Démerde-toi. Je dois faire aboutir ma piste ici.
— D’accord.
— Je te remercie, Patrick. Rien ne t’obligeait à…
— François Taine était aussi mon ami.
— Gratte encore sur le colis Fedex. Trouve ce que De Almeida avait envoyé à Francesca.
— C’est prévu, camarade.
— Je compte sur toi, conclut-elle avant de raccrocher.
Elle se dirigeait vers la salle de bains quand le téléphone de sa chambre sonna. Nicolas. Il l’attendait à la réception. Il était déjà 20 heures et, selon lui, plus la nuit avançait, plus leur destination devenait dangereuse.
Hansel vivait à Panajachel, sur les bords du lac Atitlán. C’était une ville en pente, plus petite que Sololá. Un labyrinthe de maisons minuscules, en ciment, briques d’argile et toits de tôle. Ils durent laisser leur voiture à l’entrée pour prendre un tuk-tuk — triporteur pétaradant — qui pouvait s’infiltrer dans les ruelles les plus étroites. Nicolas paraissait miné de devoir abandonner le Mitsubishi sur le parking. Il donna quelques quetzales à des gamins pour qu’ils le surveillent mais il ne semblait par leur faire confiance non plus. Tout lui inspirait ici dégoût et mépris.
Ils partirent dans les hauteurs de la cité mal éclairée. Tous les attributs de la ville tropicale étaient là. Ampoules anémiques. Imbroglios de câbles dans les airs. Femmes rondes et noires, debout derrière leur disque de terre cuite, tournant et retournant leurs tortillas avec la régularité d’une horloge. Hommes sombres, ridés, assis en groupes sur le perron des immeubles, complotant la bouche fermée. Rien ne manquait, sauf la chaleur. Il faisait si froid cette nuit-là que le moindre objet exhalait un panache de buée. La ville fumait comme un feu humide…
Le tuk-tuk continuait sa route parmi le dédale des rues. Au sommet du village, il entama sa descente à travers un nouveau circuit. Jeanne crut apercevoir, en contrebas, la surface du lac. Un ciel liquide dont les étoiles auraient été des reflets brisés de lune…
Nicolas serrait les dents. Son expression dégoûtée s’était teintée d’un voile plus grave : l’inquiétude. Ils sillonnaient maintenant une poblacion. Un bidonville. Le ciment et l’argile avaient fait place à des parpaings, de la toile plastique, de la boue séchée. Les baraques se tenaient les coudes pour ne pas s’écrouler. Les ruelles dégoulinaient, charriant des déchets, des eaux sales, des chiens, des porcs, des enfants. Des cours en terre battue s’ouvraient sur des moteurs démontés, des pneus à moitié immergés dans des flaques. Tout était rouge. Tout était saignant. Un quartier écorché, à vif. Un lieu organique, où les rues auraient été des viscères, les caniveaux des flux de diarrhées…
De temps à autre, Nicolas ordonnait au conducteur de ralentir pour demander son chemin à des pobladores qui répondaient à voix basse. Jeanne ne comprenait pas — l’accent, la nuit, le froid, tout brouillait sa perception. L’arrêt ne durait que quelques secondes mais c’était suffisant pour que des hordes d’enfants jaillissent comme des chauves-souris, tendant la main, s’accrochant au véhicule, suppliant ou lâchant des insultes. Jeanne commençait à être contaminée par la peur de Nicolas. Puis le tuk-tuk repartait, balayant ses craintes. Jusqu’au prochain arrêt.
Enfin, ils arrivèrent. Le repaire de Hansel était un garage de pièces détachées, semblable à tous ceux qu’ils avaient déjà croisés. Une ampoule nue luisait au fond, donnant au bric-à-brac graisseux des allures de caverne d’Ali Baba. Jeanne imaginait autrement l’antre d’un pilleur de temples mayas.
Nicolas descendit du triporteur.
— Attends-moi là.
Il se dirigea vers l’atelier. Jeanne resta seule. Pas de mendiants. Pas de racaille. Déjà pas si mal. A la lueur des lanternes, elle apercevait seulement dans la ruelle des détails lugubres. Un bébé pataugeant dans une flaque de boue noire. Des chiens faméliques au ventre maculé de latérite, cherchant une charogne à ronger. Des tréteaux portant des carcasses de viande faisandée, à moitié gelée. Jeanne claquait des dents. La peur. Le froid. La faim. Elle n’avait toujours pas acheté de pull.
Elle descendit du tuk-tuk et se risqua sur le seuil du garage. Nicolas parlait à un petit homme râblé, de dos. Tout ce qu’elle entendit, ce fut la voix mi-aiguë, mi-enrouée, du garagiste qui disait :
— No me gustan los gringos…
Ça commençait bien. Elle opta pour une entrée en force, à l’encontre des règles machistes en vigueur :
— Y el dinero ? Te gusta ? (Et l’argent, ça te plaît ?)
Jeanne avait accentué son accent guatémaltèque. Hansel marqua un temps puis se retourna. Dans le halo de l’ampoule, se dessina un bonhomme très brun, aussi large que haut, vêtu d’une salopette cradingue et d’un pull effiloché. Mains enfoncées dans les poches. Jambes arquées comme deux parenthèses.
Sans un mot, il s’approcha de Jeanne. Elle s’attendait à un homme plus âgé : il n’avait pas la cinquantaine. Son visage était cabossé. On sentait les os brisés sous la peau tannée. Des cicatrices fissuraient sa figure et raccommodaient tant bien que mal ses traits. Le seul élément d’équerre était le regard. Deux yeux d’Indien bridés, qui vous perçaient comme un coup de cutter.
— Chela, j’ai qu’à vendre un morceau de statue pour me payer une poulette dans ton genre.
Jeanne rougit sous l’insulte. Nicolas se rapprocha, serrant les poings. Hansel sourit d’un coup.
— Je plaisante, companem. (Il cracha avec habileté, son glaviot atterrit au centre d’une pile de pneus.) Mea culpa.
Jeanne déglutit, déstabilisée.
— Donc ?
— Donc, dis-moi ce que tu veux savoir. Des canons comme toi, je peux pas résister.
Il lui envoya un baiser. Nicolas fit encore un pas, mais Jeanne l’arrêta d’un geste.
— Je cherche des informations sur Pierre Roberge. Hansel siffla.
— De la vieille histoire.
— Qui était-il pour vous ?
— Un ami. (Il posa sa main sur son cœur.) Un vrai ami.
— Comment vous vous êtes connus ?
— Une embrouille. En 1982, les gars du G2 ont découvert des bas-reliefs dans mon garage, ils m’ont coffré et passé à tabac. Ils m’auraient liquidé si Roberge était pas intervenu.
— Pourquoi l’a-t-il fait ?
— Parce qu’on se connaissait. On buvait un coup de temps en temps. Et qu’il pouvait pas voir couler le sang, quel qu’il soit.
— Qu’a-t-il dit ?
— Que les fragments du temple étaient sous la responsabilité d’une mission archéologique jésuite. Il y en avait plusieurs à l’époque, dans le coin de Tikal. Il a montré des autorisations, je sais pas quoi. Il a raconté qu’il m’avait confié les pièces parce qu’il craignait qu’on les lui vole au dispensaire. Les miliciens en ont pas cru un mot mais Roberge a laissé entendre qu’il les dénoncerait pas, eux — ils avaient gardé les bas-reliefs. Tout s’est passé comme dans le roman français où un bagnard vole un curé qui l’a accueilli…
— Les Misérables.
— Les Misérables, c’est ça.
— Après ?
— Après, on était comme les deux doigts de la main.
— Vous vous souvenez de l’enfant ?
— Et comment ! Son âme noire. Un vrai diable.
— Vous voulez dire qu’il était autiste ? Hansel cracha entre les pneus.
— Autiste, mon cul. C’était une incarnation du démon, ouais. On revenait à la bonne vieille version superstitieuse.
— Y vous regardait jamais en face, continua le pillard. Un vrai faux-jeton. Même Roberge s’en méfiait. Il avait toujours peur qu’il commette un truc horrible. On en parlait parfois. Il disait que le môme lui avait été envoyé par le Seigneur. Moi, j’aurais plutôt dit le contraire : ce bâtard, c’était le diable qui lui avait confié.
La voix du trafiquant était étrange. Haut perchée, mais cassée, poudreuse, comme rouillée.
— Il n’a jamais donné des précisions sur son origine ?
— Non. (Il se passa la main sous son menton mal rasé.) Mais c’était bizarre…
— Qu’est-ce qui était bizarre ?
— Roberge craignait qu’on vienne le lui reprendre… Il était toujours sur le qui-vive. Je vois pas qui aurait voulu lui piquer un salopard pareil…
Jeanne n’osait pas sortir son bloc.
— Sur son côté maléfique, donnez-moi des exemples.
L’autre haussa les épaules — il ne quittait pas les mains de ses poches.
— Il restait toujours dans son réduit. Il sortait seulement la nuit. Un vrai vampire. Un jour, Roberge m’a dit qu’il pouvait voir dans l’obscurité.
— Vous vous souvenez, il avait un problème aux mains ?
— Et comment ! Un jour, j’ai assisté à une de ses crises. Il se roulait par terre. Il rugissait comme un jaguar. Tout à coup, il s’est carapaté sous les pilotis d’une baraque. Il marchait à quatre pattes, à toute vitesse, avec les mains complètement retournées. Un putain de macaque !
Le premier signe concret reliant le passé au présent. L’enfant maléfique de 1982. Le tueur cannibale d’aujourd’hui.
— Parlez-moi du meurtre de la jeune Indienne.
— Je me souviens plus de la date.
— Laissons tomber les dates.
— La fille vivait près de Santa Catarina Palopo, le long du lac. On a jamais su ce qui s’était passé exactement mais quand on l’a retrouvée, elle était en pièces détachées. Et à moitié bouffée.
— Pierre Roberge vous a parlé du meurtre ?
— Non. J’ai appris qu’il s’était accusé du coup, après.
— Qu’en pensez-vous, vous ?
Hansel cracha encore. Autour de lui, les pièces de fer, les pare-chocs, les plaques d’immatriculation étaient suspendus ou remisés sur des étagères. L’ampoule déposait sur ces machins brillants un film d’or — on aurait pu croire qu’il s’agissait d’objets précieux, uniques.
— Des conneries. Roberge, il aurait pas fait de mal à une mouche.
— Pourquoi s’est-il accusé ?
— Pour couvrir son démon.
— Joachim aurait tué la jeune femme ?
— Quel Joachim ? Le gosse s’appelait Juan.
Jeanne, sans même y penser, avait substitué les deux prénoms. Malgré cette différence, elle savait — elle sentait — qu’il s’agissait du même enfant.
— Juan, souffla-t-elle, excusez-moi. Comment êtes-vous sûr que c’était lui ?
— Il faisait des trucs horribles. Une fois, on l’a attrapé dans le poulailler, en train de boire le sang des volailles. De les bouffer vivantes. Un monstre.
Jeanne se rapprochait du tueur. Elle pouvait, physiquement, sentir sa proximité… Elle évoqua rapidement les étapes suivantes. La libération de Roberge. Son suicide. Un détail la tracassait.
— On m’a dit qu’il s’était tué avec une arme à feu. Où se l’était-il procurée ?
Hansel éclata de rire.
— Vous avez pas bien en tête les conditions de l’époque. C’était la guerre, se- ño-ri-ta. (Il détacha les dernières syllabes, pour insister sur la candeur de Jeanne.) Roberge planquait des guérilleros blessés dans son dispensaire. Il avait un véritable arsenal enterré dans le jardin.
— Admettons. Vous lui avez parlé avant qu’il ne mette fin à ses jours ?
— Non. Mais il m’a laissé une lettre.
— Vous l’avez gardée ?
— Non. Il me demandait de m’occuper de ses funérailles. Personne d’autre aurait voulu s’en charger. Un jésuite qui se fait sauter le caisson, même à l’époque, ça faisait désordre. Il m’expliquait comment il voulait être enterré. Ce qu’il fallait marquer sur sa tombe.
— Une épitaphe ?
— Un truc en latin, ouais. Je me rappelle plus.
— Où est cette sépulture ?
— Au cimetière de Sololá. Enfin, à côté. Les habitants n’auraient pas voulu d’un religieux suicidé parmi leurs morts. (Il se signa.) Ça porte malheur.
— C’est tout ?
— Non. Il m’a demandé un truc vraiment bizarre.
— Quoi ?
— Enterrer avec lui son journal intime. « La clé de tout », qu’il disait. Je devais le placer sous sa nuque.
Elle ne réfléchit pas plus pour demander :
— Combien pour déterrer ce journal ?
— Chela, t’as pas compris. Je t’ai dit que le bouquin était enterré avec lui.
— Combien pour déterrer le prêtre ? Hansel se figea. Nicolas se raidit.
— Les Mayas font pas ce genre de trucs.
Pour la première fois, Nicolas semblait d’accord avec l’avorton. Hansel tremblait de colère. Sa jambe droite ne cessait de trépider. Jeanne craignait qu’il attrape une machette et lui fende le crâne. Mais le sourire revint sur ses traits. Sa roublardise semblait jouer sous sa peau.
— Ça sera 1 000 dollars, neña. Ouvrir les tombes, ça me connaît.
— 500.
— 800.
— 600.
— 700. Et ton mal-blanchi vient avec nous. J’aurai besoin d’aide.
Jeanne interrogea Nicolas du regard. Il fit oui des yeux. Pas question de se dégonfler devant Hansel. Elle vida ses poches. 300 dollars.
— Le reste quand j’aurai le cahier.
— Venez me chercher à minuit.
— Merci, murmura-t-elle. Vous avez du cran.
Hansel rit encore. Contre toute attente, il avait des dents éclatantes.
— Vous savez à quoi on reconnaît ici du jade ?
— C’est une pierre verte, non ?
— Il y a beaucoup de pierres vertes dans la région. Vous prenez votre couteau. Vous grattez la pierre. Si elle est marquée, c’est pas du jade. Si la lame ne laisse aucune trace, c’est du jade.
— Rien ne vous marque, vous, c’est ça ?
— Comme tout ce qui est précieux ici.
Une fois dehors, Jeanne lança un nouveau regard à Nicolas. Il paraissait furieux. Et frustré. Elle comprit le message. Si elle voulait que le chauffeur soit de l’aventure, cela lui coûterait 700 dollars de mieux.
Sur le chemin du retour, Jeanne trouva un distributeur de billets — sans doute le seul de la ville. Elle usa de sa carte Visa et parvint à extraire l’équivalent de 500 dollars en quetzales. Déjà pas mal. Elle avait calculé qu’après l’achat du billet d’avion et le séjour à l’Intercontinental, elle n’avait plus rien sur son compte. Appeler sa banque au plus vite pour effectuer un virement de son compte Épargne — ses seules économies, 3 000 euros — sur son compte courant… Encore une fois, elle se dit que ces dépenses participaient à sa perte, à sa dématérialisation. À mesure qu’elle s’appauvrissait, elle s’acheminait vers une quintessence.
Elle saisit les billets. Les rangea dans son sac. Elle paierait Nicolas en lui filant sa montre Cartier — un bijou qui avait coûté à l’époque 2 000 euros. Elle n’aimait pas cette montre. Elle se l’était payée elle-même et l’objet à son poignet ne cessait de lui rappeler, justement, qu’on ne lui avait jamais fait ce cadeau.
Jeanne donna rendez-vous à Nicolas à 23 h 30. Elle n’avait pas envie de dîner avec lui. Pas envie de parler. Elle voulait seulement se concentrer avant de commettre sa dernière fantaisie : exhumer le cadavre d’un prêtre mort vingt-cinq ans auparavant afin de lui voler son « oreiller » funèbre : son journal intime.
Elle prit — enfin — une douche. Juste un filet d’eau tiède. Mais en se frottant très fort, elle parvint à se réchauffer. Dehors, les perroquets criaient. Ils paraissaient roucouler pour Jeanne, l’accompagner dans ses ablutions.
Elle se regarda dans le miroir. Elle se trouva pas mal. Pas mal du tout. Elle avait retrouvé des couleurs. Elle songea à Julianne Moore. Le souvenir d’une scène de Short Cuts, un film de Robert Altman, où l’actrice s’engueulait avec son mari tout en repassant sa jupe, le pubis à l’air. Elle mesurait, avec le recul, combien cette scène — qui l’avait choquée à l’époque — était belle. Et combien, elle aussi, était belle. La lumière de sa peau, la rousseur de sa pilosité : directement issues des lumières impressionnistes. Si elle avait connu Auguste Renoir… Son esprit enchaîna à nouveau. La fin du XIXe siècle. L’absinthe. Thomas…
Dans un élan de confiance, elle se dit qu’elle aurait pu l’avoir, lui. Le manger tout cru. Mais elle n’en voulait plus. Nouveau déclic. Antoine Féraud. Lui aussi maintenant, elle l’oubliait… Était-il resté au Nicaragua ? Avait-il abandonné l’enquête et était-il rentré à Paris ? Ou bien était-il…
Elle stoppa net ses pensées. Se brossa les cheveux. Se passa de la crème sur le corps. S’habilla. Pour la première fois depuis le matin, elle avait chaud dans cette salle de bains minuscule remplie de vapeur et de sa chaleur à elle. Son état nauséeux passait. Elle était seule. Elle avait peur. Mais, bizarrement, elle se sentait moins vulnérable qu’à Paris. Pas de migraine. Pas de crises d’angoisse. Elle réalisa aussi qu’elle ne prenait plus d’Effexor. Elle affrontait un vrai danger. Et, d’une certaine façon, c’était bon.
Elle descendit dans la salle du restaurant. Vide. Elle s’installa sous la véranda vitrée, face au lac. On ne voyait rien à l’extérieur. Le décor qui l’entourait, trop éclairé, occultait tout. Des tables en bois. Des bougies enfoncées dans des bouteilles noires. Un crépi jaunâtre au mur. Plutôt lugubre.
Elle choisit un plat au hasard dont le nom signifiait, littéralement : « farci au noir ». Puis vit arriver des morceaux de poulet baignant dans une sauce pimentée, agrémentés d’oignons frits, de morceaux de porc macérés et de blanc d’œuf. Avec du riz. Elle se força à manger. C’était épicé. C’était gras. Avec, au fond, une amertume de terre et de racines. Ce seul goût lui fit penser à la voix de la Flamme : « Pour l’homme de maïs ! » Et son appétit s’envola.
— Ça te plaît ?
Jeanne sursauta. Nicolas se tenait à côté d’elle.
— J’essaie de prendre des forces.
— Tu sais ce qu’on va faire cette nuit, non ? Tu sais ce que ça signifie pour un Indien ?
Jeanne eut un haussement d’épaules. Presque un geste d’humeur. Il prit ce mouvement pour du mépris. Le Ladino était ce soir d’humeur maya.
— Tu as lu Tintin et le temple du soleil ?
— Il y a longtemps.
— Tintin et ses amis vont être sacrifiés aux dieux incas. Mais Tintin a lu dans le journal qu’une éclipse est prévue pour ce jour-là. Il demande à être exécuté à l’heure du phénomène et fait mine d’invoquer le soleil, qui s’obscurcit aussi sec. Les Indiens terrifiés libèrent les héros.
— Et alors ?
— Dans Apocalypto, un film tout récent, Mel Gibson remet ça. Toujours les Indiens naïfs, épouvantés par une éclipse solaire…
Jeanne croisa les bras et passa au tutoiement :
— Où veux-tu en venir ?
— Tout ça a une source réelle. Le fait s’est perdu dans l’histoire coloniale, mais un écrivain guatémaltèque, Augusto Monterroso, l’a racontée. Son conte s’appelle l’Éclipse.
Elle soupira. Elle n’échapperait pas à l’histoire :
— C’est un missionnaire, Barthélémy Arrazola, au XVIe siècle. Les Mayas l’ont fait prisonnier et s’apprêtent à le sacrifier. L’homme se souvient alors qu’une éclipse solaire doit survenir. Il parle un peu la langue locale. Il menace les Indiens de noircir le soleil s’ils ne le libèrent pas. Les Indiens l’observent, incrédules. Ils organisent un conseil. Le missionnaire, toujours ligoté, attend tranquillement qu’on le libère. Il est sûr de lui. Sûr de sa supériorité. De sa culture et de ses ancêtres. Quelques heures plus tard, son corps repose, sans vie, le cœur arraché, sous l’astre noir, alors que les Indiens, d’une voix neutre et lente, récitent la liste de toutes les éclipses que les astronomes de la communauté maya ont prévues pour les siècles à venir.
Silence. Il n’y avait pas même un moustique dans cette salle — ils étaient allés voir ailleurs, au fond des vallées, s’ils pouvaient retrouver la chaleur bienfaisante des tropiques.
— Je ne comprends pas la morale.
Nicolas se pencha en avant. Ses yeux noirs. Sa figure étroite et blanche. Son crâne chauve. Son nez aquilin et ses lèvres minces. Jeanne reconnaissait maintenant les traits indiens derrière le vernis occidental. Un visage sculpté dans la pierre calcaire des pyramides de ses ancêtres.
— La morale, fit-il d’une voix sifflante, c’est que vous avez tort de nous prendre pour des cons. Au VIe siècle, nos calendriers étaient aussi précis que les vôtres aujourd’hui. Un jour, notre gouvernement sera indien. Comme en Bolivie. Un autre jour, plus lointain, vous aurez à répondre de vos crimes auprès de nos dieux. Le Popol Vuh dit : « Jamais notre peuple ne sera dispersé. Son destin triomphera des jours funestes… »
Nicolas était donc un pur Maya. Malgré son look de skieur et sa peau claire. Malgré ses réflexions racistes. Il en voulait à son peuple d’être soumis, superstitieux, immobile. Il bouillonnait d’une colère perpétuelle…
Il parut tout à coup à Jeanne que cette nuit elle-même était indienne.
Vibrante d’une rage sourde et froide. Qu’allait-elle trouver au bout ?
Le cimetière de Sololá se trouvait au sommet du village, surplombant le lac. Jeanne n’avait jamais vu un lieu pareil. Les tombes étaient toutes peintes de couleurs vives. Les caveaux ressemblaient à des cabines de bain bigarrées, comme à Deauville. Des murs abritaient les urnes des corps incinérés — et c’était encore des taches de couleurs, des carrés peints, des bouquets de fleurs de plastique. Un vrai feu d’artifice.
Hansel, « l’homme de jade », avançait sans hésiter, tenant devant lui une énorme torche dont le faisceau éclairait l’allée. Il portait sur son épaule une pelle et une pioche. Rien qu’à la façon dont il les soutenait, on devinait l’habitué des exhumations et des fouilles. Derrière lui, Nicolas avançait à pas prudents. Jeanne lui avait déjà donné la montre.
— On y est.
Ils étaient parvenus au bout du cimetière. Le terrain s’arrêtait net, au bord du vide. Face à eux, le lac, sous les rais de la lune, ressemblait à une immense couverture de survie en aluminium. Au-delà, les ombres compactes des volcans veillaient sur le vertigineux cratère qui avait donné la vie au monde maya. Jeanne comprit ce qui la saisissait ainsi : ce spectacle portait sa propre éternité. Pas un pli sur le lac, pas une aiguille de sapin, pas un souffle de vent qui n’ait été identique à l’époque des origines…
— Il faut descendre.
La falaise plongeait à pic. En bas s’étendait un terrain vague rempli de détritus, d’arbres morts, de ronces inextricables.
— Roberge est inhumé là-dedans ? demanda Jeanne.
— Je vous l’ai dit : jamais les Indiens n’auraient accepté qu’il soit enterré avec eux.
Elle eut une pensée émue pour le père Roberge, maudit entre les maudits, homme saint qui avait fini dans une décharge. Par réflexe, elle leva les yeux vers les étoiles, aussi précises que des trous d’épingle dans le ciel noir. D’autres étoiles scintillaient plus bas, à hauteur de colline, sur la droite. Des lucioles palpitantes. Ou des torches, parmi les pins et les cyprès. Très loin, un tambour martelait une cadence.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des gars de Santiago Atitlán, fit Hansel. Des Tzutuhils. Ils viennent de l’autre côté du lac pour convertir les Kakchiquels de Panajachel.
— Convertir à quoi ?
— Au culte de Maximon.
— Qui est « Mâ-chi-mô » ? interrogea Jeanne en reproduisant la prononciation de Hansel.
Le pillard sourit dans la nuit.
— Un Dieu noir. Un gars inspiré de Judas, le traître qui a envoyé Jésus sur la Croix. Un lascar monté comme un âne, toujours entouré d’une douzaine de pépées, qui passe son temps à s’envoyer en l’air. Il porte un chapeau texan, un bavoir en foulards et fume le cigare. On le promène dans les rues avec les saints catholiques, pendant la semaine sainte. C’est notre saint de la fertilité. Une espèce de démon jailli d’un bain de vapeur. Énergie sexuelle, vitalité, fécondité de la terre : on vient le prier pour ça.
Jeanne regardait toujours les feux dans les bois.
— Et ils le vénèrent cette nuit ?
— Toutes les nuits, chiquita. Les aj’kuns, les chamanes, font des feux. Ils brûlent du copal. Jettent de l’aguardiente. Du tabac. Maximon fait la pluie et le beau temps sur les cultures et les naissances de Santiago Atitlán. Même dans les églises, on peut l’apercevoir sur les bas-reliefs, sculpté entre la Vierge et saint Pierre. Bon. On descend ou quoi ?
L’équipe s’achemina. Il s’agissait de contourner les dernières tombes et de dégringoler la pente jusqu’à la décharge. Malgré ses Converses, Jeanne se tordait les chevilles dans les broussailles. Elle puisait ses forces dans l’irréalité du moment. La lumière de quartz. Le lac impassible. Les feux allumés pour un Judas à chapeau texan…
Parvenus en bas, ils franchirent un caniveau d’eaux saumâtres sur une planche puis parvinrent de plain-pied parmi les immondices.
— C’est plus loin sur la droite.
Ils enjambèrent des papiers gras, des cartons déchirés, des déjections organiques. Ils marchaient à l’oblique, en lançant chaque pas le plus loin possible, comme s’ils avaient traversé un marécage. Des remugles violents montaient. Ordures. Fruits pourris. Charognes…
— On y est presque.
Jeanne serrait les dents. Les ronces avaient griffé son jean et ses chevilles. Ils accédèrent à un promontoire herbu, abrité par les premiers arbres de la colline. La tombe était là. En réalité, un tas de gros cailloux protégé des déchets par une ceinture d’herbes sauvages. Les pierres étaient noires et mates. Des fragments de lave.
Hansel se hissa sur le tertre, lui-même dominé par la colline. Il tendit la main à Jeanne, qui monta à son tour. Personne n’aida Nicolas mais, l’instant d’après, il était à leur hauteur. Bref recueillement. A l’extrémité de ce lit de pierraille, on avait planté une plaque de grès :
PIERRE ROBERGE. b. MARCH, 18, 1922, IN MONS, BELGIUM. d. OCTOBER, 24, 1982, IN PANAJACHEL, GUATEMALA.
Pourquoi en anglais ? Le plus important était l’épitaphe, inscrite en dessous :
La formule latine lui disait quelque chose mais elle était incapable de la traduire.
— C’est du latin, cracha Hansel. C’est lui qui m’a demandé d’écrire ça sur sa tombe.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Aucune idée. Une citation d’un de vos poètes anciens. Très vieux. Je me rappelle plus lequel.
Le pilleur installa sa torche de façon à éclairer la sépulture. Il attrapa un premier bloc, le balança à un mètre ou deux de distance et bougonna entre ses dents :
— Oh, le mal-blanchi, tu t’y mets ou quoi ?
Sans répondre, Nicolas obtempéra. Au bout de plusieurs minutes, ils avaient complètement découvert le talus. Hansel attrapa la pelle, Nicolas la pioche. Ils creusèrent côte à côte. Sans la moindre complicité. Ils s’activaient comme s’ils avaient été chacun seul au monde. De la buée s’échappait de leurs lèvres.
Les minutes passèrent. Le trou s’approfondit, prenant naturellement les dimensions d’un corps ou d’un cercueil. Jeanne leva les yeux. Le miroir lisse, sans la moindre imperfection, du lac. Le reflet obstiné de la lune en son centre. Les foyers qui s’embrasaient dessus, images des feux allumés au nom de Maximon. De nouveau, elle éprouva un sentiment d’éternité. Mais elle percevait aussi la surface du lac comme une fine membrane sur le point d’être percée et de révéler une atrocité.
— Madré de Dios !
Le cri venait du fond de la tombe. Les deux hommes étaient plaqués contre les parois de terre, comme paralysés par ce qu’ils venaient de découvrir. Ils avaient ouvert le cercueil. Jeanne ne vit pas tout de suite ce qu’il contenait. Ou du moins elle n’enregistra pas l’image. Elle se pencha et attrapa la lampe de Hansel, la braquant dans la direction du corps. Elle chancela. Faillit tomber dans la fosse, mais se rattrapa.
Le cadavre de Pierre Roberge n’était pas décomposé.
Jeanne pouvait reconnaître le visage de la photo, dans une version émaciée d’un vert phosphorescent. Un fin duvet de lichen avait recouvert l’homme et ses habits religieux — il portait un col romain —, le protégeant de toute dégradation. La seule corruption était l’assèchement de ses traits et le vide de ses orbites, qui offraient deux beaux trous noirs — plutôt vert sombre — de la taille de balles de golf.
Elle se ressaisit, appelant à son secours sa raison et ses connaissances. Les phénomènes d’ « incorruption spontanée » étaient beaucoup plus fréquents qu’on ne le croyait — et totalement inexpliqués. Souvent, quand on exhumait le cadavre d’un candidat à la béatification — justement pour évaluer sa préservation —, on découvrait un corps bien conservé. Les autorités cléricales déclaraient alors que le mort était en « odeur de sainteté » — ces odeurs étant censées éviter la dégénérescence de la dépouille. S’il avait été sur cette liste, Pierre Roberge aurait été directement canonisé…
En guise de confirmation, les deux fossoyeurs s’agenouillèrent et se mirent à prier. Des panaches de vapeur filtraient de leurs bouches. Jeanne hallucinait. Le cadavre phosphorescent, tordu de maigreur, les deux Mayas en train de murmurer leurs litanies, les feux de Maximon au-dessus de leurs têtes…
— Hansel, hurla-t-elle pour briser l’état extatique, le cahier ! L’Indien ne répondit pas. Il priait les mains jointes sur la poitrine. Nicolas était dans la même transe.
— Putain, cria Jeanne, attrapez le cahier !
Ni l’un ni l’autre ne bougea. Elle plongea dans la tombe. S’appuyant sur Nicolas à genoux, elle tenta de s’approcher du visage de Roberge, trébucha et s’étala à l’intérieur de la bière.
Sous son poids, le cadavre se brisa comme du verre. La peau était conservée — mais le corps était creux. Les bestioles avaient achevé leur boulot, à l’intérieur. Tentant de se redresser, elle posa sa main sur le torse et s’enfonça jusqu’au coude. Les chairs craquèrent en minuscules cristaux phosphorescents. Elle s’accrocha de l’autre main au rebord opposé du cercueil.
Les deux Mayas priaient toujours.
— Merde, merde, merde…, bredouillait-elle.
Enfin, elle parvint à se retourner, dos contre la paroi de la fosse, et glissa la main droite derrière la tête du religieux. Le cahier à couverture de cuir était là, enveloppé dans de la toile plastique. Elle retira sa main : elle était couverte de scarabées, de mille-pattes, de micas brillants. Elle se cambra et poussa sur ses talons. Toujours dos contre la terre, en s’aidant des coudes, elle remonta à la surface.
Elle allait partir, laissant les deux hommes à leurs litanies, quand Hansel parut se souvenir d’elle.
— Et mon fric ? hurla-t-il, trahissant un brutal retour sur terre. Jeanne fouilla dans sa poche et balança ses quetzales. La pluie de billets usagés se déversant sur le cadavre en miettes luminescentes fut sa dernière vision de la scène.
Elle tourna les talons et s’enfuit en courant, serrant contre elle son précieux butin.
Pour un vendredi 13, elle avait eu sa dose.
Retour à l’hôtel. Jeanne ferma la porte de sa chambre avec son dos. Elle avait encore le visage brûlé par sa course — elle avait remonté la falaise, traversé le cimetière, retrouvé la route, et couru. Un tuk-tuk était passé… Maintenant, tout effacer. Tout reprendre à zéro. La nuit. Sa vie…
Douche. Encore moins d’eau que la première fois. A nouveau, Jeanne se frotta si énergiquement les membres que le sang finit par circuler dans ses veines. Elle enfila un tee-shirt, plusieurs polos. Une culotte. Un pantalon de jogging. Tout ce qu’elle trouva dans son sac… Pas moyen de se réchauffer.
Compte tenu du standing de l’hôtel, il n’était pas question de room-service mais on avait installé une bouilloire dans chaque chambre, agrémentée de café soluble. Pas envie de café mais elle ne voyageait jamais sans ses sachets de thé vert. Elle fit chauffer de l’eau. En attendant, elle se posta devant la double porte ouverte sur les jardins. Elle frissonna, sentant revenir la scène du cimetière. Le visage vert. Le squelette brisé. Les prières des Mayas…
Le claquement de la bouilloire la rappela à l’ordre.
Elle prépara son infusion. Les yeux écarquillés. Les mâchoires engourdies. Elle but la première gorgée sans précaution et se brûla la gorge. Tant mieux. La chaleur. Il fallait que la chaleur la pénètre d’une manière ou d’une autre, jusqu’à décongeler la moelle de ses os. Jusqu’à faire fondre sa terreur…
Elle s’assit sur le lit et contempla le cahier de cuir dans sa toile plastique, posé sur la table de nuit. Elle allait le saisir quand une priorité l’arrêta. Un détail qu’elle voulait éclaircir. Elle attrapa son téléphone et composa le numéro d’Emmanuel Aubusson. 2 heures ici. 9 heures du matin à Paris.
— Ça va ? demanda-t-il de sa voix chaude dès qu’il l’eut reconnue.
— Je suis à l’étranger. Pour mon enquête.
— Mais est-ce que ça va ?
— J’ai suivi tes conseils. Je suis sur la trace de mon tueur.
— Alors, de ce point de vue, tout va bien.
Les feux des Tzutuhils au-dessus de sa tête. Le cadavre de Roberge verni par les mousses. Le bras plongé jusqu’au coude dans le torse du mort.
— Comme tu dis, rit-elle nerveusement. Je t’appelle pour un renseignement.
— Je t’écoute.
— Est-ce que les mots Acheronta movebo te disent quelque chose ?
— Bien sûr. C’est une citation de l’Enéide de Virgile. La phrase complète est : « Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo. » Cela veut dire : « Si je ne puis fléchir ceux d’en haut, je franchirai l’Achéron. » Ou, si tu préfères : « Je remuerai les enfers. »
Je remuerai les enfers. On n’aurait su mieux dire. Roberge avait élevé un enfant criminel. Il avait nourri le serpent en son sein. Il avait couvert son acte meurtrier. Puis il s’était suicidé. L’épitaphe était parfaite.
— Merci, Emmanuel. Je te rappellerai.
— J’aimerais bien, oui. Pour savoir où tout ça te mène.
— Dès que je le saurai, tu seras le premier averti.
Jeanne raccrocha. Nouvelle gorgée. Il était temps d’ouvrir la housse plastique. Elle le fit avec précaution, comme si un reptile pouvait jaillir des plis figés. Elle prit conscience qu’il pleuvait dehors. Une averse furieuse, qui se déchaînait au fond de la nuit. Par contrecoup, elle se sentit à l’abri et cette certitude lui fit du bien.
Les pages du cahier s’ouvrirent d’elles-mêmes. Une photo s’en échappa et tomba sur ses genoux. Bon début. Elle la saisit et la contempla. Elle eut l’impression que son corps se déchirait de l’intérieur.
C’était le portrait d’un enfant nu, entouré par deux chasseurs en armes. Les hommes — des Indiens — tentaient d’avoir le dessus mais ils ne parvenaient pas à maîtriser le gosse. Malgré leurs efforts pour sauver les apparences, ils transpiraient la peur.
L’enfant qui se tenait entre eux était un monstre.
Petit, d’une maigreur rachitique, couvert de poils d’animaux, de fragments d’écorce, de débris de feuilles. Son corps noir était tordu, asymétrique, offrant des angles agressifs. Sa peau, sous la croûte des matériaux accumulés, révélait des nœuds, des abcès, des muscles collés aux os…
Tout ça n’était rien comparé au visage.
Un faciès abominable, mêlant cruauté simiesque et traits ravagés. Ce qui stupéfiait Jeanne, c’était que cette gueule correspondait, plus ou moins, au Gollum de ses cauchemars. Le monstre lui était familier. Celui qui susurrait Porque te vas par la fenêtre de la salle de bains d’Antoine Féraud. Brisait les os de ses victimes pour en sucer la moelle au fond des parkings…
— Joachim…, murmura Jeanne.
Elle serra sa volonté comme on serre un poing et se força à détailler le visage. Les cheveux noirs et hirsutes n’avaient jamais connu le peigne ni les ciseaux. Sous cette touffe, on surprenait une figure, comme on surprend dans la jungle, furtivement, un prédateur. Le visage d’un garçon de sept ou huit ans, osseux comme celui d’un centenaire. Les dents jaillissaient d’une bouche grimaçante et retroussée. On retrouvait dans cette bouche, qui n’était que force carnassière et cruauté, la même violence que dans les yeux…
Pupilles noires, frémissantes, épuisées, mais en alerte. Au fond de ce regard, la peur et l’agressivité étaient en lutte. Ces iris ne vous regardaient pas. Ils fuyaient. Ils contemplaient, effarés, leur propre violence. La folie meurtrière qui tournait, palpitait, hurlait sous le crâne…
Un enfant sauvage…
Un enfant de la forêt. Un être humain qui n’avait pas bénéficié de l’éducation des hommes… Une créature entièrement esclave de la violence de la nature.
Cette violence primitive se concentrait dans les mains de l’enfant. Crochues, toutes en ongles, elles étaient imberbes, et déjà usées. Mais surtout, elles étaient inversées… Tournées vers l’intérieur.
Jeanne retourna le cliché et lut : « Campo Alegre, Formosa, 23 juin 1981. »
Elle posa la photo sur le lit et revint aux pages du cahier. Elle admira l’écriture régulière de Pierre Roberge. Pas l’autographe d’un prêtre en proie au démon ni à une quelconque panique. L’écriture d’un homme revenu de tout, qui veut consigner, avec précision, ce qu’il a vu.
Feuilletant les pages, elle eut une bonne surprise : les lignes étaient écrites en français.
Elle s’installa sur le lit, dos au mur.
Remonta ses jambes et posa son menton sur ses genoux.
Alors, elle plongea.
12 mai 1982, mission de San Augusto, Panajachel, Guatemala
Sommes arrivés hier. De nuit. Comme des voleurs. Notre réputation nous a précédés. Je peux sentir la méfiance qui nous entoure. Nous avons brièvement été accueillis à Antigua par mes frères de Saint-Ignace. Ils semblaient pressés de nous voir repartir. Tant mieux. Je ne tenais ni à m’expliquer ni à commenter la présence de Juan à mes côtés. Pour l’heure, ce que je veux, c’est oublier le cauchemar de l’Argentine. Nous avons repris la route en Jeep vers Panajachel. La mission de San Augusto est à quelques kilomètres du village.
Sur la route du lac Atitlán, avons assisté à une scène qui en dit long sur ce qui nous attend. Une scène d’ « exemple » organisée par les soldats à l’intention des villageois. Ils avaient placé sur le bord de la route une dizaine de prisonniers, nus, ensanglantés, le visage tuméfié. Certains étaient tondus. On avait découpé leur cuir chevelu afin de le replier sur leur crâne. D’autres n’avaient plus ni oreilles ni ongles ni plantes de pieds. Des femmes avaient les seins coupés. Des traces de brûlures, de perforations marquaient leur chair. D’autres ne portaient pas de blessures mais étaient enflés comme des vessies. Je crois qu’on leur avait inoculé un poison local. Les bourreaux portaient un uniforme spécial. On les appelle ici les kaibiles, ce qui veut dire, en langue indienne, « tigres ». Ils ont expliqué aux journaliers chacune des tortures qu’ils avaient infligées. Comme des instituteurs. Ils ont prévenu que c’est ce qui attendait tous les subversivos. En conclusion, ils ont versé de l’essence sur les prisonniers et les ont incendiés. Les victimes ont paru se réveiller d’un coup, hurlant, se tordant, s’agitant dans les flammes. Sous la menace des fusils, les autres ruraux n’ont pas bougé, impuissants, ne parlant peut-être même pas espagnol…
Ce sinistre spectacle a fasciné Juan. Moi, j’ai prié. Et mesuré l’ironie de la situation. Après l’Argentine, ce pays est un nouveau cloaque de cruauté et de violence. Mais quel lieu plus adapté pour nous accueillir, moi et Juan ?
17 mai 1982, San Augusto
Évalué le travail à fournir ici. Immense. Mais déjà les choses s’organisent. En tant que responsable de la mission, je dois pour l’instant veiller à la gestion des projets en cours. Catéchisme. Éducation générale. Soins. Radio locale…
Côté violence, je ne suis pas dépaysé. La répression est presque pire qu’à Campo Alegre. Les soldats tirent d’abord, interrogent ensuite. Leur motivation n’est pas politique mais ethnique. Ils sont animés par un racisme sans limite à l’égard des Indiens. De la viande pour chiens : c’est leur expression.
Depuis cinq jours que je suis là, déjà une dizaine de paysans ont été enlevés ou tués dans les environs de la mission. Sans raison apparente. On retrouve leurs morceaux, découpés à la machete, au bord de la route. Je devine que beaucoup de catequistas, les bénévoles qui nous aident au dispensaire et à l’orphelinat, appartiennent aux FAR (Forces armées révolutionnaires), mais on ne me dit rien. Le seul médecin ici, un Guatémaltèque, se méfie de moi. Les Indiens me méprisent. Mon origine belge et mon passé argentin m’assimilent aux missionnaires nord-américains. Au fond, je préfère ne rien savoir. En cas d’arrestation, je ne pourrai pas parler.
Pour l’instant, Juan est calme. Je l’ai installé dans une petite chambre à côté de la mienne, au presbytère. Je le laisse se promener dans les jardins, sous la surveillance d’un travailleur social. Je l’ai présenté comme un orphelin mais tout le monde s’interroge sur les liens qui nous unissent. Enfant illégitime. Amant… Ce n’est pas grave. Rien n’est grave désormais.
Jeanne sauta des pages. Ce qu’elle cherchait, c’était, justement, des informations sur ce cauchemar. L’origine de Juan, alias Joachim… Elle feuilleta encore. Roberge énumérait ses difficultés avec les Indiens et les militaires. A la mi-juin, elle repéra une allusion à la période qui l’intéressait. Roberge se promettait d’intégrer dans ce même cahier les notes qu’il avait prises en Argentine sur le cas « Juan ». Pour l’instant, il n’avait pas le temps.
Pages suivantes. Toujours rien, ou presque, sur Juan. Roberge consignait les disparitions qui survenaient à une cadence intensive. Exécutions. Enlèvements. Tortures. Mutilations. Le jésuite n’entrait pas dans les détails. Il évoquait aussi les brutalités récurrentes des soldats à son égard. Les fouilles de l’église, du dispensaire, du presbytère…
Jeanne feuilletait toujours. Les semaines. Les mois. Des remarques sommaires sur Juan. « A bien mangé. » « Dort normalement. » « S’adapte au climat. »
En septembre, nouvelle épreuve. L’enlèvement d’une de ses catequistas. La femme, Alaide, avait été violée et torturée, puis abandonnée dans les hauteurs de la forêt. Ses plaies ouvertes s’étaient aussitôt infectées. La victime s’était mise, littéralement, à pourrir vivante. Des soldats montaient la garde afin que personne ne lui vienne en aide. De temps à autre, ils la battaient encore ou lui urinaient dans la bouche. Le calvaire avait duré plus d’une semaine. Ils avaient ensuite abandonné le corps aux zopilotes, une sorte de vautour local. Roberge avait tout essayé pour la secourir. En vain.
Enfin, en octobre 1982, Roberge prit le temps d’intégrer ses notes argentines. Jeanne dut se concentrer. On n’était plus en 1982 mais en 1981. On quittait le climat tempéré du lac Atitlán pour les fournaises du Nordeste argentin. La répression militaire faisait le joint. La seule différence était que les victimes étaient importées des quatre coins d’Argentine dans une base militaire portant le même nom que le village : Campo Alegre. Et que tout se passait derrière les remparts du camp de concentration.
20 mai 1981, Campo Alegre
Il y a deux jours, dans les environs du village, une femme a fait une découverte étrange. Dans la forêt, elle s’est trouvée confrontée à une bande de singes hurleurs — on les appelle ici les « monos aulladores negros » ou les « caráyas », c’est l’espèce la plus répandue. La femme collectait du bois près de la lagune, dans une zone qu’on appelle « la forêt des Mânes » ou « la forêt des Ames » (la Selva de las Aimas). Les singes étaient une vingtaine, accrochés aux branches, dissimulés derrière les feuilles. D’ordinaire, ils hurlent pour effrayer l’intrus, mais, si cela ne suffit pas, ils s’enfuient. Ce jour-là, ils n’ont pas bougé, criant, s’agitant, fixant la femme d’un regard mauvais.
Munie d’un bâton, l’Indienne ne s’est pas laissé intimider. Frappant de tous côtés, elle les a fait fuir. Elle s’est approchée de l’arbre que les singes défendaient. À son pied, il y avait un singe différent. Noir. Maladroit. Gémissant. Il ne parvenait pas à grimper le long du tronc.
Elle a mieux regardé et est restée stupéfaite. Il s’agissait d’un enfant à la peau maculée de feuilles, d’écorces, de poils collés. Il était blessé à la jambe et ne parvenait plus à bouger. Elle est partie chercher de l’aide. Une heure plus tard, les hommes ont fait déguerpir les singes qui étaient revenus et ils ont emporté l’enfant à demi évanoui. D’après ce qu’on m’a raconté, ils l’ont mis dans un sac — je compte sur eux pour avoir expédié l’affaire avec brutalité.
Mon infirmière, qui vit à Campo Alegre, a pu le voir. D’après elle, l’enfant a entre six et huit ans. Très maigre. Il pue horriblement. Les mouches tournent autour de lui. Il est couvert de poils de singe et d’autres scories séchées. Ses cheveux, énorme tignasse noire, lui mangent le visage. Des filets de bave coulent de sa bouche. Il a des ongles longs, crochus, encroûtés de terre. Il dort beaucoup mais quand il se réveille, il est très agressif. Selon mon infirmière, il est vraiment blessé à la jambe. Il faut donc le soigner en urgence. J’irai ce soir avec mon médecin, Tomás. Nous lui apporterons les premiers soins sur place puis nous l’accueillerons à l’orphelinat.
21 mai 1981
Stupéfiant. C’est le seul mot qui vient à l’esprit. C’est un véritable enfant sauvage. Dès que je l’ai vu, des souvenirs livresques et cinématographiques m’ont assailli. L’enfant sauvage de l’Aveyron. Les deux enfants-loups d’Inde, Amala et Kamala. Un autre cas dont j’ai entendu parler, au Burundi, il y a quelques années…
J’ai fait signer une décharge aux autorités de Campo Alegre et nous l’avons transporté jusqu’au dispensaire. Nous l’avons lavé. Nous lui avons coupé les ongles et les cheveux. Première surprise : l’enfant n’est pas indien. Sa peau est blanche. Ses yeux noirs. Origine hispanique, a priori. Deuxième constatation : son corps est couvert de cicatrices. Morsures. Eraflures. Coupures. Troisième remarque : sa blessure à la jambe est sans gravité.
Tomás lui a fait une piqûre de pénicilline. Nous l’avons ausculté. Impossible de définir son âge avec certitude. Je penche pour six ou sept ans. Maigre — il pèse 32 kilos —, il est en même temps très musclé. Il souffre de terribles coliques et a contracté la malaria. Les examens vont sans doute révéler d’autres affections…
Ce matin, je regardais Tomás ausculter Juan — les villageois l’ont baptisé ainsi —, et je me demandais : depuis combien de temps vit-il dans la forêt ? Comment a-t-il pu survivre dans un milieu qui est déjà, à l’échelle d’une journée, insupportable pour un être humain ? La chaleur. Les insectes. La menace permanente des prédateurs dans l’eau et sur la terre. Comment s’est-il défendu ? A-t-il été réellement protégé par les singes hurleurs ?
Pour l’heure, il paraît ne rien voir, ne rien entendre. Ses yeux n’arrêtent pas de cligner, de tourner sous les paupières. Juan ne réagit pas aux bruits forts mais sursaute au moindre froissement. Le médecin est formel : il n’y a aucune raison de penser qu’il est sourd ou muet. Pourtant, il semble indifférent au monde extérieur. Il ne cesse de se balancer d’avant en arrière. Il me rappelle les enfants autistes que j’ai pu voir à Bruxelles, quand j’étais aumônier attaché aux hôpitaux du royaume.
D’où vient cet enfant ? Il a pu être abandonné par ses parents villageois. Ou il s’est échappé de son propre foyer, pour une raison quelconque. Autre possibilité : il vient de la base militaire où l’on compte parfois des enfants. Si c’est un gosse du coin, il sera facile à identifier. S’il vient de la forteresse, ça sera plus compliqué. Jamais les militaires ne diront quoi que ce soit.
25 mai 1981
Nous avons placé Juan dans un enclos grillagé, à l’écart, afin que les autres enfants ne viennent pas le provoquer. Quand il sent un regard posé sur lui, il panique. Il s’agite dans tous les sens. Puis il s’écroule de sommeil. Ensuite, il se réveille et tire à nouveau sur sa corde — nous avons dû l’attacher, sinon il se blesse contre le grillage. Je me répète les mots de Jésus, selon saint Matthieu : « Heureux les pauvres de cœur : le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux : ils auront la terre en partage. Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés. »
Nous lui donnons à manger. Il accepte les haricots, les épis de maïs, mais préfère les fruits et les graines. Quand il mange, c’est avec la peur dans le regard. Il semble toujours craindre qu’on lui vole sa nourriture. Sans doute un souvenir des singes.
Quand il dort, il ne cesse de s’agiter. Des tics crispent son visage. Des spasmes secouent son corps. Il est en état d’alerte permanent. Pourtant, dans ces moments-là, on peut mieux discerner l’être humain sous l’enveloppe sauvage. Juan a des traits réguliers. Une peau délicate. Des articulations fines. Qui est-il ?
29 mai 1981
Une semaine d’examens et d’observations. Le bilan est lourd. Malaria confirmée. Tube digestif grouillant de parasites. Multiples infections. Tomás a prescrit un traitement de cheval à base d’antibiotiques. On doit maintenant attendre.
Du point de vue de l’attitude, rien de bon non plus. Juan demeure recroquevillé dans un coin de l’enclos, poussant des gémissements. Son visage est enfoui sous ses cheveux, que nous lui avons laissés assez longs. Je compte bientôt m’attaquer à son apprentissage mais je dois repartir de zéro. Commencer par lui inculquer la bipédie. Je n’ai qu’une certitude. Cet enfant est un don de Dieu. Je me suis promis de le sauver.
6 juin 1981
Aucun progrès. Juan ne réagit à un aucun stimulus extérieur. Refuse de se tenir debout. Sombre dans l’asthénie. Il ne s’éveille que pour manger. J’ai découvert ce qu’il aime — sans doute ce qu’il mangeait auprès des singes hurleurs : les dattes des palmiers. D’après Tomás, il faut absolument que nous parvenions à lui donner de la viande. Pour fortifier sa croissance.
7 juin 1981
Cette nuit, je suis allé voir Juan. En ce moment, des flottilles de vampires s’attaquent à notre bétail. On ne les voit pas mais on les entend. Le claquement des ailes. Le bruit de succion.
C’est sur ce fond sonore que j’ai visité Juan. Il ne dormait pas. Il regardait partout autour de lui. Calme. Ses yeux transperçaient la nuit. D’un coup, j’ai compris qu’il voyait dans l’obscurité. J’ai pris peur. L’assimilant aux vampires qui couinaient dans mon dos et violentaient la chair des buffles…
16 juin 1981
Depuis trois jours, Carlos Estevez, un éthologue de Resistencia, séjourne à l’orphelinat. C’est un spécialiste des singes hurleurs et, paradoxalement, c’est à travers ses connaissances que nous parvenons à une meilleure observation de Juan.
Ce matin, il s’est livré à un bilan tandis que nous buvions un maté. J’ai enregistré notre conversation avec le magnétophone de l’église. Je retranscris ici, mot pour mot, le passage qui concerne spécifiquement Juan…
Jeanne se frotta les paupières. 4 heures du matin. L’enquête ne cessait de repousser les limites du possible. En même temps, ces faits entraient en cohérence profonde avec les meurtres. Les indices. Le profil sauvage du tueur…
Elle se concocta un nouveau thé vert. Elle se souvenait de sa conversation avec Hélène Garaudy. La directrice de l’institut Bettelheim avait évoqué les enfants-loups. Selon elle, la plupart d’entre eux présentaient les symptômes de l’autisme, mais la question restait ouverte : la vie en forêt provoquait-elle leur pathologie ou était-ce le contraire — ces enfants avaient-ils été abandonnés parce qu’ils étaient différents ?
Jeanne but une gorgée de thé. Elle ne sentait plus le froid. Ni la fatigue. En réalité, elle ne sentait plus son corps. Elle s’installa de nouveau sur son lit et reprit le cahier de cuir. Elle ne cessait de penser aux contes où des gamins sont abandonnés dans une forêt hostile.
Juan était le héros d’un de ces contes.
Un cauchemar devenu réel…
— Leur nom anglais est black howler monkey. C’est la famille la plus répandue dans la forêt subtropicale du Nordeste. Les mâles sont noirs, les femelles jaunes.
— Précisément, comment vivent-ils ?
— Dans les cimes. Leur queue leur sert de cinquième membre pour passer de branche en branche. Ils ne descendent presque jamais à terre.
— Vous pensez que Juan vivait avec eux, dans les arbres ?
— Il devait avoir du mal à les suivre. En revanche, il pouvait leur rendre des services au sol. Collecter certains fruits. Surveiller les prédateurs.
— Je ne vais jamais en forêt. Pourquoi les appelle-t-on « singes hurleurs » ?
— C’est une espèce très agressive. Chaque clan dispose d’un territoire. En cas d’intrus, ils défendent cet espace en criant. C’est effrayant à entendre. Et à voir ! Quand ils hurlent, leur crinière se dilate et leur gueule s’arrondit au point de devenir un « O ». Il me semble que Juan, quand il crie, cherche à les imiter.
— Pour l’instant, c’est sa seule façon de s’exprimer…
Jeanne leva les yeux. Elle se souvenait des hurlements qui résonnaient à travers le cabinet d’Antoine Féraud. Aucun doute : les roulements de gorge de Juan/Joachim provenaient directement de la forêt des Mânes…
— Et entre eux, sont-ils agressifs ?
— Un mâle vit avec plusieurs femelles et leurs petits. Le mâle dominant n’est pas tendre avec les autres. En général, les relations dans le groupe sont dures. Pour le sexe. Pour la nourriture. Pour tout.
Jeanne se souvenait de la séance d’hypnose, chez Féraud. La forêt, elle te mord…
— Comment imaginez-vous sa vie auprès des singes ?
— Une vie à la dure. En constante situation d’échec.
— Ce que je ne comprends pas, c’est que Juan est beaucoup plus gros que les singes…
— C’est une piste pour déduire le moment où il a été adopté par eux. A mon avis, il était encore petit. Moins d’un mètre, en tout cas. Quel âge pouvait-il avoir ? Quatre, cinq ans ? Ensuite, quand il a grandi, il a dû être rejeté par le clan. Sa différence physique et sa maladresse l’excluaient naturellement.
Jeanne imaginait la vie infernale de l’enfant. Pures hallucinations sensorielles, elle percevait le bruissement des feuilles, le craquement des branches, les grognements rauques. Elle respirait la puanteur des autres… Redoutait leurs coups, leurs morsures… Elle était Juan…
— À moi de vous poser quelques questions.
— Je vous écoute.
— Quand Juan se sent observé, comment réagit-il ?
— Il devient nerveux. Il s’agite en tout sens.
— Vous tourne-t-il le dos ?
— Oui. Mais il continue à me lancer des coups d’œil.
— Attitude typique des earayás. Frappe-t-il les murs pour effrayer ceux qui s’approchent ?
— Non.
— Montre-t-il son derrière en signe de soumission ?
— La soumission est étrangère à son comportement.
— Il n’est pas obligé d’avoir intégré tous les gestes de l’espèce.
— Croyez-vous qu’il pourra réintégrer ses aptitudes cognitives ?
— Je suis éthologue. Pas psychologue.
— Juan me paraît montrer des signes d’autisme. La vie en forêt aurait-elle pu bloquer son développement mental ? Provoquer une sorte de régression ?
— Pour savoir s’il a des chances de retrouver le chemin des humains, il faudrait savoir d’où il vient. A quel âge il a quitté notre monde… Vous avez mené une enquête dans la région ?
— Pas encore.
— Je pense pour ma part à l’abandon. Juan est un enfant dont on n’a pas voulu. Un enfant qui n’a jamais été aimé.
— Pourquoi cette certitude ?
— Parce qu’un enfant choyé, nourri par ses parents, n’aurait pas survécu dans la forêt. L’endurance de Juan démontre que sa vie était déjà dure parmi les hommes. Menez votre enquête. Je suis presque sûr que vous retrouverez la trace d’un fait divers. Une histoire de violence familiale…
Jeanne arrêta sa lecture. Les lignes dansaient devant ses yeux. D’ailleurs, la transcription de l’échange était terminée. Elle regarda sa montre — une Swatch qui traînait dans son sac et qu’elle avait fixée à son poignet, en remplacement de sa Cartier.
5 heures du matin.
Elle était étonnée de n’avoir aucune nouvelle de Nicolas. Avait-il été si terrifié par leur exhumation nocturne ? Elle espérait qu’il n’était pas rentré à Antigua avec « sa » voiture… Elle se dit qu’elle allait se rafraîchir dans la salle de bains, se préparer un autre thé vert et reprendre sa lecture.
Une seconde plus tard, elle dormait profondément.
Jeanne se réveilla en sursaut, la tête emplie par le cri horrible d’un singe hurleur. Elle se redressa et réalisa que le grognement était la sonnerie de son portable posé à côté de sa tête.
— Allô ?
— Reischenbach. Je te réveille ?
— Oui. Non.
Elle sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Un mouvement inversé. Tourné vers l’arrière. Comme si l’organe cherchait à s’enfoncer dans sa cage thoracique. Joachim était venu dans son rêve. Ses cris. Ses mains. Ses yeux qui voyaient dans la nuit…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— OK, rit le flic. Je te réveille. J’ai du nouveau sur le colis Fedex. Ça t’intéresse ?
Jeanne agrippa le drap et s’essuya le visage avec. La sueur, malgré le froid. L’aube se levait. Autour d’elle, des repères familiers. Une télévision. Un fauteuil. Le bois sur les murs… Le nom espagnol pour « cauchemar » — pesadilla — vint à sa rencontre, avec sa consonance légère, pour en atténuer la force, la menace latente…
— Je t’écoute. Tu sais ce que contenait le colis ?
— Un crâne.
— Quoi ?
— Le moulage d’un crâne.
Jeanne essayait de connecter les éléments, les informations, les mots. Rien ne faisait sens.
— Dis-m’en plus.
— Je ne sais rien de plus. On a parlé avec un mec de l’institut qui a vu De Almeida emballer son truc. C’est tout. Il semblerait que l’anthropologue tenait à envoyer ce moulage à Francesca Tercia. Dans quel but, on sait pas. Cela avait l’air d’avoir un lien avec les fouilles qu’il menait dans le Nordeste argentin. Mais il n’en parlait à personne. Le seul qui pourrait nous aider est un dénommé… (Il chercha dans ses notes.) Daniel Taïeb. Le directeur du laboratoire de paléo-anthropologie, à Tucumán. Mais il prépare une exposition en ce moment et il n’est jamais là.
— Sur ce crâne, tu ne sais rien d’autre ?
— Nada. Le type à qui on a parlé pense qu’il s’agissait d’un crâne d’enfant. Avec des malformations.
— Quel genre ?
— Aucune idée. J’ai rien compris. Le mec de mon groupe est brésilien et il ne parle pas très bien l’espagnol…
Jeanne pensait à Juan-Joachim. Était-ce son crâne ? Non. L’enfant était arrivé au Guatemala après l’Argentine. Était-il retourné dans le Nordeste ensuite ? Était-il mort là-bas ? Non. Joachim était toujours vivant. Joachim avait tué à Paris et à Managua.
— Donne-moi le numéro de l’institut, fit-elle.
— Je te préviens, ils sont pas…
— Je parle espagnol. Je suis dans cette histoire jusqu’au cou. File-moi le numéro !
Reischenbach s’exécuta. Jeanne nota les chiffres. Les questions bombardaient son cerveau. D’où venait, exactement, ce crâne ? Pourquoi l’avoir envoyé à Francesca ? Jeanne se souvenait que les artistes de l’atelier d’Isabelle Vioti reconstituaient des visages d’après des crânes fossiles. Francesca avait-elle utilisé la même méthode, dans son propre atelier ? Quel visage avait-elle reconstitué ? Quelle était la scène qu’elle avait représentée d’après ce vestige ?
— Tu as d’autres infos ?
— J’ai fait des recherches sur Jorge De Almeida. Difficile de piger sur quoi il bossait au juste. Il s’était marginalisé au sein de son propre labo. Il avait l’air d’être parti dans des délires…
— Quels délires ?
— Pas compris. J’ai reçu aussi son portrait photographique, comme tu me l’avais demandé.
— Tu peux me l’envoyer par mail ?
— Pas de problème. Et toi, où tu en es ?
Elle renonça à raconter. Trop d’événements. Trop d’incohérences. Trop de folie… Elle s’en sortit avec quelques formules vagues et promit de le rappeler. Reischenbach n’insista pas.
Nouveau thé. Plus aucune conscience de l’heure. Seulement ce jour gris qui se répandait dans la chambre comme les eaux d’un marigot… Elle songeait de nouveau à la maladie mise en évidence par Eduardo Manzarena. Juan avait-il été contaminé ? Ou bien était-ce le contraire ? Était-il à l’origine du mal ? Existait-il un lien avec les malformations du crâne ?
Tasse en main, elle se posta devant la porte-fenêtre. Arrêter les questions. Finir le cahier de Pierre Roberge. Et ensuite ? Elle observa les jardins de l’hôtel. Une végétation en vrac. Des bourrasques de feuilles de bananiers, de palmes arrachées… La tristesse de la pluie…
Une tristesse en appelant une autre, elle eut une certitude. Gravée pour de bon dans sa tête. Antoine Féraud était mort. Comme Eduardo Manzarena. Comme les trois victimes de Paris.
Féraud, qui avait voulu se lancer à la poursuite du père et du fils, mais qui n’avait rencontré que l’Esprit du Mal.
Elle reprit sa lecture.
Elle devait achever l’histoire de Juan-Joachim… La vérité était peut-être au bout de ces pages.
28 juin 1981
Aucun progrès. Malgré les observations de Carlos Estevez, ma première impression se confirme. Autisme.
J’ai commandé, par courrier, différents ouvrages. Notamment les mémoires de Jean Marie Gaspard Itard, le médecin qui a pris en charge l’enfant sauvage de l’Aveyron. Je m’obstine à penser que Juan a connu un début d’éducation humaine. Ainsi, le test du miroir. Juan n’a pas été étonné de découvrir son reflet. Et surtout, il l’a appréhendé comme tel. Cela semblait l’amuser.
31 juin 1981
Nouveaux tests, nouveaux exercices. Je parviens, très lentement, à lui apprendre la bipédie. Il fait quelques pas debout puis revient à sa position préférée : à quatre pattes, dos voûté, mains tournées vers l’intérieur. Je dois continuer mon travail. Comme l’écrit saint Paul : « L’amour prend patience… »
13 juillet 1981, fleuve Bermejo
Rio Bermejo. Le fleuve vermeil. Depuis deux jours, je navigue dans les environs de Campo Alegre. Je fais halte à chaque village. Plutôt des hameaux… Je prêche. Distribue nourriture et médicaments. Écoute. Réconforte…
Je prends conscience que l’existence de Juan n’est pas vraiment une découverte. L’enfant était connu. On l’avait repéré en plusieurs points du fleuve. Et même capturé une fois ou deux. A chaque fois, il s’est échappé.
29 juillet 1981, Campo Alegre
Des progrès en cascades. Juan marche. Mais, toujours courbé en avant, comme s’il avait peur de se redresser tout à fait. Il apprend des gestes. S’habille seul. Boit du lait dans un bol. Désigne les objets de l’index… Je le laisse circuler librement dans la cour du presbytère et j’ai réussi à le faire dormir dans un lit — en réalité, il s’installe en dessous pour trouver le sommeil.
3 août 1981
Juan va beaucoup mieux. Son poids augmente. Sa structure musculaire se développe. La bipédie est récupérée. Homo viator, spe erectus. C’est l’espoir qui maintient l’homme en chemin, en position droite et vaillante.
11 août 1981
Reçu les premiers livres que j’avais commandés, notamment le journal d’Itard. Je suis sa méthode, pratique ses exercices pédagogiques. Juan obtient de bons résultats. S’il n’y avait ce problème d’expression orale, je dirais qu’il possède l’intelligence d’un enfant de cinq ans. Pour l’instant.
Surpris un autre détail, hier. Assis au fond du jardin, Juan se balançait d’avant en arrière, comme à son habitude. Je me suis approché : il chantait. Il reproduisait une mélodie. J’ai même l’impression qu’il essayait de prononcer des paroles. Sa mémoire d’avant la forêt reviendrait-elle ?
21 septembre 1981
Le temps passe. Les progrès se multiplient. Pour la première fois, Juan a mangé de la viande. Il l’a d’abord flairée. Puis goûtée. Et dévorée. Je me suis approché pour le féliciter. Il a levé son visage. J’ai eu peur. Son regard était hanté. Comme enivré par le goût du sang. Il semblait me fixer des profondeurs de la vie animale…
10 octobre 1981
Le régime alimentaire de Juan comprend désormais un morceau de viande à chaque repas. C’est ce qu’il préfère. A tort ou à raison, je vois dans ce goût la réminiscence d’une éducation humaine. Par ailleurs, il multiplie les bons résultats, notamment avec les lettres en bois. Saura-t-il un jour écrire ?
Jeanne était déçue. Le journal de Roberge ne décrivait que les progrès d’un enfant stoppé dans son développement cognitif par une brutale plongée en forêt. Elle connaissait l’issue de cet apprentissage. Joachim était devenu un jeune homme ordinaire tout en conservant, à l’intérieur de lui, l’enfant-loup de jadis…
Pour le reste, elle ne découvrait rien sur les origines véritables de Joachim — quand l’avait-on appelé ainsi ? Rien sur son véritable père — celui qui se présentait ainsi dans le cabinet d’Antoine Féraud. Rien sur les circonstances de son abandon en forêt.
Rien sur sa nature meurtrière…
Elle passa plusieurs pages encore.
17 novembre 1981
Juan dessine ! Il trace des traits noirs, des X, des Y de diverses tailles. Cela pourrait être un alphabet. Ou des arbres. Ou des personnages. Il tente peut-être de représenter le monde — le peuple singe — qui l’a entouré ces dernières années… Mais un détail ne cadre pas. Si ces silhouettes représentent des carrayas, pourquoi l’un d’eux tient-il un couteau ?
26 novembre 1981
Juan a trouvé une cravate qu’il porte jour et nuit. Comme pour conjurer son passé et montrer qu’il appartient bien à la société des hommes civilisés.
Pourtant, il ne réussit toujours pas à manger avec des couverts. Quand vient l’heure du repas, il plonge dans son assiette à bras raccourcis et ne cesse de jeter des regards traqués autour de lui. Il ne mange plus que de la viande. Plus question de dattes, de graines ou d’autre chose.
29 novembre 1981
Reçu aujourd’hui une visite inattendue. Au moment même où j’avais abandonné l’idée de découvrir l’origine réelle de Juan, un homme est venu m’offrir l’information sur un plateau. Et pas n’importe quel homme ! Le colonel Vinicio Pellegrini, surnommé « El Puma », un des dirigeants de la base militaire de Campo Alegre.
Physiquement, l’homme cadre avec sa fonction. Coiffé en brosse, visage musclé, sa seule finesse provient de la monture de ses lunettes et de sa moustache taillée aux ciseaux. Pour le reste, une brute qui parle fort, rit beaucoup, dégage une impression tour à tour chaleureuse et glaciale.
Dans la région, c’est un homme tristement célèbre. El Puma a organisé ici le sinistre protocole d’ « el vuelo ». La technique consiste à endormir les prisonniers qui n’ont plus rien à dire puis à les larguer en hélicoptère dans les méandres de la lagune, afin qu’ils se noient ou qu’ils soient dévorés par les caïmans. On raconte que, d’ordinaire, ces bêtes ne mangent pas les humains. Les corps sont trop gros pour eux. Pellegrini a ordonné qu’on débite les victimes à la scie électrique et qu’on balance les morceaux à travers les marécages. Peu à peu, les caïmans y ont pris goût. On a pu reprendre le largage des corps endormis…
Quand il s’est annoncé, j’ai bien cru que mon heure était arrivée. Mais non. Pellegrini voulait des nouvelles de Juan ! Il m’a interrogé sur les conditions de sa découverte. La vérité est vite apparue : Juan vient de la base militaire. Il est le fils de Hugo Garcia, officier mort il y a trois ans avec son épouse dans un accident sur lequel Pellegrini n’a pas voulu s’étendre. Juan — que le colonel appelle « Joachim » — a échappé à cet accident et s’est enfui dans la jungle.
El Puma n’a pas demandé à le voir. Il n’a pas non plus expliqué ses intentions à propos de l’enfant. Mais il a promis de revenir…
Maintenant, je tente d’ordonner les faits. Un exemple : les silhouettes dessinées par Juan, alias Joachim (j’ai décidé de continuer à l’appeler Juan pour ne pas troubler son développement), ne sont peut-être pas les singes hurleurs mais les soldats de Campo Alegre, tortionnaires professionnels. Mais pourquoi le couteau ?
2 décembre 1981
J’ai mené une nouvelle enquête. Plus précise. On trouve mieux quand on sait ce qu’on cherche. À la gargote du village — où les soldats viennent parfois se saouler —, je n’ai pas mis longtemps à apprivoiser un caporal qui m’a raconté le secret de la forteresse. C’est Hugo Garcia lui-même, alcoolique notoire, qui a assassiné sa propre femme avant de s’ouvrir la gorge en 1978. Leur fils, Joachim, n’a eu que le temps de s’enfuir. Il n’avait que six ans… Juan est donc âgé de neuf ans. Deuxième point : Estevez avait raison, l’enfance de Juan n’a jamais été douce.
En interrogeant le militaire et en le faisant boire, j’ai appris un autre fait extraordinaire : Joachim n’est pas le fils biologique de Hugo Garcia. Il a été adopté. Ces cas ne sont pas rares ici. Il est courant que les militaires adoptent les enfants des prisonniers politiques exécutés. C’est même, paraît-il, une pratique clairement établie. Juan est donc né dans la forteresse de Campo Alegre. Garcia, sans enfant, a récupéré le bébé, mais sa femme, stérile et alcoolique, ne l’a jamais accepté. Il était un sujet de conflit récurrent dans le couple. Je n’ose imaginer l’évolution psychique de l’enfant. Orphelin, rejeté par sa famille adoptive, vivant dans une caserne où la mort et la violence sont partout…
9 décembre 1981
L’appétit de Juan ne cesse de croître. Je tente de varier ses menus mais il n’accepte plus que la viande. Plus inquiétant : on l’a surpris dans les cuisines. Il avait forcé les cadenas des frigos. Pour dévorer de la chair crue. Quand on a tenté de l’en empêcher, il a montré les dents à la manière d’un fauve. D’où lui vient ce goût du sang ?
Le reste du temps, Juan dessine. Toujours des silhouettes noires. Toujours le couteau. S’il représente ici la scène du meurtre de sa mère, pourquoi les personnages sont-ils si nombreux ? Juan ne chante plus mais j’ai l’impression qu’il est sur le point de prononcer des syllabes.
17 décembre 1981
Juan m’inquiète. A mesure que son comportement animal régresse, des traits de sa personnalité apparaissent. Des caractéristiques propres, non réductibles à son éducation chez les singes et plutôt angoissantes. Plusieurs fois, je l’ai surpris à torturer des petits animaux, apportant un véritable soin à les faire « durer ».
Il manifeste aussi une vraie violence à l’égard des autres orphelins, qui le craignent et l’évitent. Il les attaque, leur tend des pièges. Hier, il a blessé une petite fille en l’attirant aux abords de l’orphelinat, dans une sorte de fosse qu’il avait creusée. Il avait placé au fond du trou des bambous taillés, qui ont blessé la gosse à la cuisse, mais qui auraient pu tout aussi bien la tuer. Pourquoi fait-il cela ? Il n’y a que moi qui parais bénéficier de sa confiance. Et encore…
Autre pulsion dangereuse. Juan est attiré par le feu. Il peut rester des heures à observer des flammes. On l’a surpris plusieurs fois à jouer avec des allumettes. Je crains le pire de ce côté-là aussi…
Ces tendances me serrent le cœur. Avec sa cravate et sa veste noire, Juan ressemble à un petit Charlot qui abriterait une âme de démon. Je ne cesse de prier. « Mais pour vous qui craignez mon nom, dit l’Eternel, se lèvera le soleil de la justice, et la guérison sera sous ses ailes… »
26 décembre 1981
Nouvelle visite de Pellegrini. Il veut récupérer l’enfant. Il dit avoir trouvé pour lui des nouveaux parents adoptifs. Ou plutôt, semble-t-il, il a reçu des ordres. Celui qui veut adopter Juan est puissant. Un militaire, sans doute. Je pressens aussi, sans pouvoir l’expliquer, qu’un secret se cache derrière tout ça.
3 janvier 1982
Pour la nouvelle année, le Seigneur m’a offert un cadeau merveilleux. Ce matin, j’ai découvert Juan assis dans l’église, face à l’autel. Il chantait. Non pas, comme d’habitude, une vague mélodie mais une vraie chanson. Avec les paroles ! C’est la première fois que je discerne dans sa bouche des syllabes articulées. J’ai reconnu la chanson. Un succès d’il y a quelques années, que je faisais déjà chanter aux enfants de ma mission, à Bruxelles : Porque te vas, interprété par une artiste anglo-espagnole du nom de Jeanette.
Où a-t-il appris cette chanson ? Peu importe. Ma conviction — et mon espoir — reviennent en force : Joachim ne souffre pas d’un autisme irréversible. La forêt a seulement étouffé ses aptitudes humaines. Je dois le garder auprès de moi. Poursuivre son apprentissage. Sous le signe de Dieu. « L’heure vient, et elle est déjà venue où ce n’est pas ici ou là qu’il faudra adorer, mais en esprit et en vérité. »
17 janvier 1982
Juan a parlé. D’un coup. Sans effort. Je le savais. Je l’ai toujours su. Le langage existe en lui. Juan n’est pas un enfant autiste. Ou bien alors, son syndrome est ce qu’on appelle dans mes livres un « autisme de haut niveau ». Je dois maintenant attacher à ces progrès d’autres enseignements. La lecture. L’écriture. La prière. Je gagnerai, avec lui, la bataille.
25 janvier 1982
Progrès rapides. Juan ne souffre d’aucune difficulté d’élocution — bien qu’il ait tendance encore à bégayer. Les phrases se forment nettement dans sa bouche. Je commence à dialoguer avec lui. Son utilisation du langage est particulière. Il paraît incapable de parler à la première personne. Pour répondre affirmativement à une question, il la répète. D’autres fois, il prononce une série de mots en guise de réponse. Souvent, les paroles de Porque te vas. Je ne comprends pas ce que cela signifie.
Pour l’instant, ses souvenirs sont confus. Il raconte des bribes de sa vie en forêt, des fragments de son existence à la caserne. Mais tout cela se télescope. Son esprit est comme un livre ouvert, dont les pages seraient collées ensemble.
Il attribue parfois aux singes des caractéristiques humaines. Il les désigne comme des êtres parlants. D’autres fois, au contraire, il attribue à ses « parents » des rites et des habitudes qui font référence à sa vie dans les arbres. Une chose est sûre : il n’a jamais connu que la peur et la menace. Coups et fouet dans sa famille adoptive. Griffures et morsures parmi les singes.
3 février 1982
Enfin reconstitué la fuite de Juan. Une soirée violente chez les Garcia parents adoptifs. Le père, ivre mort, a commencé à frapper son épouse. D’après ce que je devine, les rapports entre l’homme et la femme, fortement alcoolisés, étaient extrêmes. Au milieu de la nuit, le père a attrapé la baïonnette de son fusil et a égorgé sa femme. Il l’a ensuite dépecée dans la cuisine. C’est cette scène que Juan a tant de fois dessinée (Hugo Garcia avait ligoté et bâillonné son fils dans la cuisine, afin qu’il assiste au « spectacle »). Mais pourquoi une foule autour du « sacrifice » ? Plus tard dans la nuit, l’officier a tenté de s’immoler avec de l’essence. Pas besoin d’être psychiatre pour deviner d’où proviennent les pulsions pyromanes de Juan…
Enfin, à l’aube, Garcia s’est tranché la gorge, d’une oreille à l’autre, oubliant son propre fils, étouffant dans la fumée — des objets brûlaient encore dans la cuisine. Juan a réussi à se libérer. Dans sa panique, il a dévalé l’escalier, traversé la cour de la caserne, rejoint la forêt. Il a couru, jusqu’à épuisement. Jusqu’à s’écrouler au pied d’un arbre. Ensuite, c’est le trou noir. Juan ne fait aucun lien entre cette fuite et sa vie auprès des singes.
7 février 1982
Cette nuit, à la lueur des lanternes, nous avons surpris Juan dans le poulailler. Avec mon rasoir, il avait tranché la gorge des poules et buvait leur sang à même leur cou, comme à une gourde. Il avait barbouillé sur les murs les mêmes silhouettes que sur ses feuilles de dessin, avec un horrible mélange de sang et d’excréments…
Les volontaires ont peur. Certains ont déjà quitté le dispensaire. Le bruit se répand que Juan est un « fils du diable ». Je l’ai enfermé dans un réduit aveugle pour le punir. Je veux qu’il comprenne qu’il se trompe de chemin. Où va-t-il chercher ces idées ? ces pulsions ?
9 février 1982
Après deux jours de « cachot », j’ai récupéré Juan dans un triste état. Il avait déféqué partout dans la cabane, écrit sur les murs avec ses excréments. Sa chemise et son pantalon étaient encroûtés de sperme. Ses premières pollutions… Il commence donc sa puberté. Mais vers quoi son désir sexuel se tourne-t-il ?
Une idée atroce m’est venue. C’est la séance sanglante qui a provoqué son premier émoi sexuel. Je ne cesse de prier. Dieu, qui a abandonné depuis longtemps notre mission, ne pourra pas oublier Juan. J’ai honte de l’écrire, mais je considère qu’il nous doit bien cela. Sauver l’enfant au nom de tous ceux qu’il a laissés mourir ici…
24 février 1982
Juan est plus calme. L’idée d’une sorte d’infection proche de la rage fait son chemin. Mais les analyses médicales n’ont rien donné. Dois-je lui faire subir des examens plus poussés ? Buenos Aires est la seule voie possible.
3 mars 1982
Le colonel Pellegrini est réapparu. C’est officiel. « Joachim », comme il l’appelle, va être adopté par une personnalité importante. Sans doute un homme proche du pouvoir. Je dois fuir avec Juan. Je dois sauver son âme.
11 mars 1982
Juan a mordu au sang un garçon handicapé que nous avions recueilli il y a plusieurs mois. Nous avons soigné la plaie. Si Juan souffre d’une affection, existe-t-il un risque de contagion ? Un autre soupçon apparaît, lié à sa faim de viande. Le cannibalisme…
Le même jour, j’ai découvert un sanctuaire près du lieu où Juan avait emmené sa victime. Une construction étrange, faite d’os d’animaux, de pierres, de brindilles. Certains éléments rappelaient les signes de son alphabet. Juan paraît suivre les règles d’une cérémonie. Où les a-t-il apprises ?
13 mars 1982
Pellegrini est revenu. Le dossier administratif est prêt. Le père adoptif est l’amiral Alfonso Palin, un des membres du gouvernement militaire d’Argentine. Un bourreau qui compte parmi les hommes les plus dangereux du pays. Pourquoi Palin veut-il adopter Juan et pas un autre ? La dictature laisse chaque jour des centaines d’orphelins. Pourquoi avoir choisi Juan ? Est-ce justement son histoire qui l’intéresse ? Sa violence ?
J’ai contacté la Maison de Saint-Ignace, à Bruxelles. Je peux, si je le décide, partir au plus vite dans une autre mission, au Guatemala.
21 mars 1982
Si j’avais encore des doutes, ils ont été levés la nuit dernière. juan est cannibale. Il a été retrouvé dans le cimetière derrière le dispensaire où nous enterrons nos morts. Juan a déterré plusieurs corps — les plus récents — et en a dévoré des parties. Je peine à décrire ce que j’ai vu. L’enfant a fracassé à coups de pierre les crânes afin d’atteindre leur cerveau et d’en sucer la substance. Il a brisé les os des membres pour en aspirer la moelle. Comment connaît-il ces techniques ? Avait-il déjà goûté de la chair humaine ?
Partir. Quitter la mission. Sauver Juan. Ici, le climat de haine ne cesse de s’amplifier. Je crains qu’on veuille maintenant lyncher l’enfant, qui passe pour « possédé »… Mon dilemme : quitter les gamins de l’orphelinat, les malades du dispensaire, tous innocents, pour tenter de sauver Joachim, qui multiplie les actes violents et coupables. Mais n’est-ce pas là le sens de notre mission ? Je me répète ces paroles de Jésus : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
Jeanne cessa sa lecture. Ses mains tremblaient. Trop tôt encore pour confronter chaque élément de ce journal, le passé, aux faits de sa propre enquête, le présent. Mais l’évidence des liens hurlait entre les lignes. L’histoire de Juan, malgré ses trous et ses zones d’ombre, offrait un début d’explication aux meurtres qui avaient ensanglanté la capitale parisienne… 11 heures du matin.
Le jour malveillant restait noyé dans une clarté glauque d’aquarium. Tant mieux. Elle reprit sa lecture. Passa plusieurs pages où Roberge donnait des précisions sur son voyage jusqu’au Guatemala. Ensuite, il revenait au temps présent, octobre 1982, à la mission San Augusto, Panajachel, Guatemala.
Le moment de la tragédie.
Le matin du 18 octobre 1982, Juan avait disparu. On l’avait retrouvé le lendemain, vêtements déchirés, plongé dans un mutisme complet. « Quasiment dans le même état qu’un an auparavant », écrivait le religieux, désespéré.
Ensuite, le corps à moitié dévoré de la jeune Indienne avait été découvert dans une baraque à demi brûlée. Le tueur avait tenté d’effacer son crime par le feu…
Cannibalisme. Pyromanie. Pierre Roberge n’avait aucun doute sur l’identité de l’assassin. Ni sur les conclusions de l’enquête : Juan, qui possédait ici aussi la réputation d’ « enfant du diable », serait rapidement accusé. Arrêté. Interné. Ou exécuté. Roberge ne voulait pas d’une telle issue. « Je sais ce qu’il me reste à faire », écrivait-il en conclusion le 22 octobre.
Le jésuite s’était accusé du meurtre et avait contacté le colonel Pellegrini pour qu’il vienne récupérer l’enfant à Atitlán. D’une certaine façon, c’était la victoire du mal. Non seulement Roberge n’avait pas réussi à guérir Juan, mais il le confiait à un bourreau sanguinaire. Pour une raison évidente : Juan/Joachim avait désormais besoin de protection face aux lois. Sa carrière criminelle ne faisait que commencer. Or son père adoptif pourrait le placer au-dessus de la justice humaine en Argentine.
Le projet de Roberge avait échoué. Personne ne l’avait cru. Et son arrestation survenait dans une conjoncture particulière : les Ladinos devaient lever le pied sur les persécutions religieuses sous peine de voir leurs appuis internationaux tomber. Le prêtre s’était retrouvé libre. En pleine détresse, il avait décidé de se suicider afin d’emporter ses secrets dans la tombe. Entre-temps, il avait réussi à confier Juan à Alfonso Palin en personne.
Une certitude maintenant : le vieil Espagnol du cabinet d’Antoine Féraud était l’amiral tortionnaire. Dans mon pays, c’était une pratique très courante. Tout le monde faisait ça. Il parlait de l’adoption par des militaires des enfants de leurs victimes.
Avant de disparaître, le jésuite avait voulu achever sa confession. Au fil des semaines, des mois et des indices, l’homme avait compris la clé du destin de Juan.
Une clé hallucinante.
24 octobre 1982, San Augusto
Il est temps pour moi de sceller l’histoire de Juan. D’écrire noir sur blanc son secret. J’ai relu mes notes d’Argentine et je me dis que j’ai été bien naïf. Les questions qui n’ont cessé de s’accumuler autour de son histoire, prises ensemble, dessinent une réponse unique.
D’où viennent la violence, la cruauté, la rage de Juan ? Cette faim de viande humaine ? Ces rites qu’il organise avec précision comme s’il les avait déjà vus ? Cet alphabet étrange qui paraît être celui d’une langue primitive ?
Il ne s’agit ni d’autisme, ni d’un virus mystérieux, IL S’AGIT D’UN APPRENTISSAGE. Une éducation qui lui a été donnée au fond de la jungle. Une culture qui ne provient ni de ses parents adoptifs, ni des singes hurleurs.
Juan n’a pas rencontré un virus dans la forêt. Il a rencontré un peuple.
Impossible de développer cette hypothèse. Quel clan aurait pu lui inculquer de telles traditions ? Une tribu primitive ? Jamais personne ne m’a parlé d’autres ethnies que les Tobas, les Pilagas ou les Wichis dans la région de Campo Alegre. Et ils vivent depuis longtemps comme tous les paysans argentins.
Alors qui ? QUOI ? Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de tels êtres ? Pourquoi aucun villageois de Campo Alegre n’a-t-il croisé une de ces créatures, si elles existent ? Une conviction : ces barbares, Juan les dessine depuis son arrivée à la mission. Ces traits noirs qui sont à la fois des figures humaines et les signes d’un langage occulte.
« La forêt, elle te mord » : tel est le message.
La forêt cache un peuple sauvage, mi-hommes, mi-bêtes.
D’une certaine façon, je regrette de ne plus être à Campo Alegre pour chercher. M’enfoncer sur les traces de Juan, dans la Selva de las Aimas. Mais il est trop tard. Pour moi. Pour Juan.
Je dois abandonner l’enfant à son destin. Je prie pour que l’amiral le protège et que son âme emprunte, malgré tout, un juste chemin… Quant à moi…
Comme dit Jacob à Dieu dans la Genèse : « Où fuirai-je loin de ta face ? Si je gravis les Cieux, tu es là, qu’aux Enfers je me couche, te voici. »
Jeanne s’arrêta de nouveau. Complètement sonnée. La découverte de Pierre Roberge résolvait, d’un seul coup, la plupart des énigmes de sa propre enquête.
Une horde primitive…
Un clan jailli des ténèbres…
C’était précisément le mobile commun aux meurtres de Juan/ Joachim… LE SANG… LE CRÂNE…
Un peuple qui présentait des caractéristiques physiques non humaines. Midi.
Dehors, la pluie avait repris, enfonçant l’univers dans un bourbier sans couleur. Vérifier. Confirmer. Valider. Jeanne rouvrit son cellulaire et composa le numéro de portable de Bernard Pavois.
Quatre sonneries puis la voix placide du bouddha.
— Vous êtes encore au laboratoire ? attaqua Jeanne.
— Oui.
— Je me suis plantée la dernière fois que je vous ai appelé. L’échantillon de sang reçu par Nelly n’abritait ni virus ni microbes ni parasites.
— Ça ne tenait pas debout.
— L’homme de Managua l’a envoyé à Nelly pour qu’elle établisse un caryotype. C’est possible à partir d’une goutte de sang, non ?
— Oui. Que devait révéler ce caryotype ?
— Une anomalie.
— De quel genre ?
— Un profil chromosomique nouveau. Ou très ancien. Différent de celui de l’espèce humaine.
— Je ne comprends pas.
— Vous m’avez dit lors de notre deuxième rendez-vous que le caryotype de l’homme de Néandertal comportait 48 chromosomes.
— C’est ce que j’ai lu, oui, mais je ne suis pas spécialiste.
— Je pense à ce genre d’anomalies.
— Vous délirez.
— Cherchons plutôt des preuves pratiques de la manipulation de Nelly. La mise en culture d’un échantillon laisse une trace dans l’ordinateur, non ?
— Pas la mise en culture. La photographie de la métaphase, l’étape suivante. Pour faire cette photo, on doit ouvrir un dossier et lui assigner un numéro de référence. Un numéro à dix chiffres. Ineffaçable.
— Vous pouvez donc repérer la trace d’une telle analyse dans la mémoire informatique du programme central ?
— Je ne peux retrouver qu’une liste de références.
— Mais le chiffre comporte la date de l’analyse.
— La date, oui. Et l’heure de l’utilisation de l’ordinateur.
— Nelly a reçu l’échantillon le 31 mai. Admettons qu’elle ait commencé la mise en culture le soir même. Combien de temps aurait duré cette culture ?
— Pour le sang, c’est plus rapide que pour le liquide amniotique. Trois jours.
— Le 3 juin au soir, donc, Nelly revient vers sa culture. Et elle utilise l’ordinateur.
— Non. Il faut encore compter 24 heures de travail avant la métaphase.
— Nous arrivons au 4 juin. Ce soir-là, Nelly ouvre un dossier. Donne un numéro à son fragment. Photographie les chromosomes. Pourriez-vous chercher une référence cette nuit-là ? Une référence qui ne renverrait à aucun nom de patiente ? Ni même à aucune photographie ? A mon avis, Nelly a imprimé le cliché et effacé l’image derrière elle.
Elle entendait déjà le claquement des touches de l’ordinateur.
— J’ai la référence, murmura Pavois au bout de quelques secondes. On a utilisé le matériel à 1 h 24 du matin. Le 5 juin, donc. Mais je n’ai rien d’autre. Pas de nom, pas d’image. On a tout effacé. Sauf ce numéro, indélébile.
— Nelly n’a gardé que le tirage. Et elle est morte à cause de cette image.
— Comment en êtes-vous sûre ?
— Le 5 juin, c’est la date de son meurtre, aux environs de 3 heures du matin. Le tueur a surpris Nelly, l’a éliminée et a emporté le dossier.
Silence. Pavois reprit :
— Ce caryotype, que représente-t-il au juste ?
— Je vous le répète. Il appartient à une famille d’hommes différente.
— C’est absurde.
— Nelly est morte à cause de cette absurdité.
— Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?
— Parce qu’elle connaissait votre réponse. Elle attendait d’avoir des résultats concrets.
Le cytogénéticien n’ajouta rien. Il regrettait sans doute de n’avoir pas inspiré plus confiance à sa compagne. De ne pas avoir mené ses recherches auprès d’elle. Elle aurait peut-être alors échappé au tueur… Jeanne n’avait ni le temps de le consoler ni de le détromper. Elle le remercia et raccrocha.
Elle composa le numéro argentin que Reischenbach lui avait donné : l’institut agronomique de Tucumán. Daniel Taïeb, le directeur du département de fouilles paléontologiques, n’était pas là. Jeanne laissa ses coordonnées et demanda qu’il la rappelle. Sans grand espoir.
Dehors, la pluie continuait. La jungle, rendue cinglée par le vent. La vérité, plus cinglée encore… Il fallait qu’elle parle à quelqu’un. Qu’elle explique à voix haute ce qu’elle venait de comprendre.
Reischenbach.
Le flic n’avait pas sitôt décroché que Jeanne lui déballait toute l’histoire. La découverte de Juan, l’enfant-loup, en 1981, dans la forêt des Mânes. Son retour dans le monde des hommes. Son apprentissage. Puis l’enquête que Pierre Roberge avait menée pour remonter son histoire.
Pour établir ceci :
Juan, neuf ans, n’avait pas été élevé par des singes hurleurs mais par les héritiers d’un peuple primitif n’appartenant à aucune ethnie de cette province d’Argentine.
— Tu crois pas que tu pousses un peu, non ? fit le flic, incrédule.
— Ce peuple différent est le mobile des meurtres parisiens.
— Ben voyons.
— Juan, l’enfant-loup, est devenu Joachim, un avocat de trente-cinq ans vivant à Paris. En apparence, rien ne le distingue d’un Parisien bon teint, mais il abrite en son for intérieur un enfant sauvage. Un cannibale qui protège le secret de son peuple. Quand il a su que ce secret était menacé, il est entré en action.
Le silence de Reischenbach s’étirait. Elle continua :
— Manzarena, le banquier du sang, avait mis la main sur un échantillon sanguin du clan. Il l’a envoyé à Nelly Barjac pour qu’elle établisse son caryotype. Manzarena était un obsédé de la préhistoire — et de l’origine du mal chez l’homme. Nelly Barjac reçoit l’échantillon le 31 mai. Le temps qu’elle procède aux manipulations nécessaires, elle obtient ses résultats dans la nuit du 4 au 5 juin. Cette même nuit, Joachim lui rend visite. Il la tue et emporte échantillons et analyses.
— Comment a-t-il su que Nelly travaillait là-dessus ?
— Je ne sais pas encore. A mon avis, Nelly connaissait Joachim. Il s’occupe de plusieurs associations humanitaires sud-américaines. Ils ont eu un contact. Elle savait qu’il était originaire du Nordeste argentin. Elle lui a parlé de cette histoire, même à demi-mot. Cela lui a coûté la vie.
— Nous avons checké tous ses contacts téléphoniques, tous ses mails.
— Il y a eu une autre relation. Peut-être simplement de vive voix. Joachim a compris le danger. Il est venu faire le ménage.
— Pourquoi aurait-il tué aussi Marion Cantelau ?
— Aucune idée. Mais il existe un lien entre les enfants autistes du centre et Joachim. Marion menaçait le secret, d’une autre façon. J’en suis sûre.
— Et Francesca Tercia ?
— Pour elle, c’est clair. Elle avait reçu le crâne de De Almeida. Ce vestige doit appartenir à la préhistoire du peuple de la forêt. Souviens-toi : le fossile comporte des difformités. Sans doute les caractères simiesques d’une famille d’hominidés très ancienne. François Taine avait compris tout ça.
— C’est un génie, fit Reischenbach, sceptique.
— Il n’avait aucun mérite. Il avait vu la sculpture.
— Quelle sculpture ?
— La reconstitution que Francesca avait réalisée d’après le crâne. Sur ce coup, j’ai fait une erreur. J’ai cru que l’œuvre appartenait à la veine personnelle de la sculptrice. En réalité, elle se livrait à une reconstitution anthropologique d’après le crâne du paléo-anthropologue. Dans la pure tradition de l’atelier de Vioti. Elle travaillait chez elle, en secret, parce qu’il s’agissait d’un véritable scoop… Quand j’ai tenté de sauver François des flammes, j’ai aperçu la statue — il l’avait volée chez Francesca. Elle brûlait mais j’ai pu voir qu’il s’agissait d’un petit homme aux allures de singe…
— Il y a toujours le même os. Sans jeu de mots. Comment Joachim était-il au courant des travaux de Francesca ?
— Joachim et Francesca se connaissaient. Ils sont tous les deux argentins.
— L’Argentine, c’est grand.
— A Paris, il n’y a pas tant d’Argentins que ça.
Nouveau silence. Reischenbach cogitait.
— Donc, nous avons trois meurtres cannibales, commis par un fou qui se prend pour un homme préhistorique. Un cinglé dont le mobile se résumerait à une goutte de sang et un crâne ?
— Pas n’importe quel sang. Pas n’importe quel crâne. Des vestiges qui démontrent l’existence d’un peuple héritier d’un clan très ancien. Le crâne, par exemple, doit ressembler aux ossements des Proto-Cro-Magnons qu’on a découverts au Moyen-Orient ou en Europe.
— Comme celui-ci ?
Jeanne se pétrifia. Un crâne venait d’atterrir sur son lit. Dans le même temps, une voix avait retenti dans son dos. Dans sa chambre.
Durant une seconde, elle fixa l’os aux orbites noires. Il était anormalement blanc et paraissait être en plastique. Un moulage.
— Jeanne, tu es là ?
Elle ne répondit pas au flic. Lentement, elle se retourna vers la voix.
— Jeanne ?
— Je te rappelle, fit-elle dans un murmure.
Dans l’encadrement de la porte, se tenait Antoine Féraud.
Hirsute. Dépenaillé. Trempé.
Mais pour un mort, il avait plutôt bonne mine.
Nouvel orage. Des éclairs déchiraient le demi-jour du dehors, créant de violents clairs-obscurs, qui inversaient les contrastes en une fraction de seconde. Des négatifs du réel…
Jeanne n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Antoine Féraud prit la parole. En un instant, elle retrouva le timbre des enregistrements numériques. Le charme. La douceur. La bienveillance. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas eu aussi chaud.
Le psychiatre posa ses questions. Il voulait savoir pourquoi elle était venue ici, au Guatemala. Et avant cela, au Nicaragua.
Féraud savait donc tout.
Et en même temps rien.
Au lieu de répondre, elle le provoqua :
— Vous me suivez ?
— Vous ne croyez pas que vous inversez les rôles ? fit-il en souriant.
— Je ne vous ai pas suivi.
— Bien sûr. Je sais ce que vous cherchez. Ce que je ne sais pas, c’est comment vous avez pu vous foutre dans ce guêpier. Dans mon guêpier.
Le temps des mensonges, des impostures, des hypocrisies, était révolu.
— Un thé en bas, ça vous dit ? demanda-t-elle.
Quelques minutes plus tard, ils étaient installés sous la véranda vitrée, tandis que la piscine de l’hôtel crépitait sous la pluie. Les mains serrées sur sa tasse, Jeanne se décida pour une version complète de l’histoire. Son histoire. Sans mensonge ni ellipse. Elle balança tout. Depuis la sonorisation du cabinet jusqu’à l’exhumation du journal intime de Pierre Roberge. Je remuerai les enfers…
En conclusion, elle résuma : le tueur parisien s’appelait Joachim Palin. Il était le fils adoptif d’Alfonso Palin, amiral sanguinaire des dictatures argentines. Il avait tué trois fois à Paris, une fois à Managua, pour protéger son secret : l’existence d’héritiers d’un peuple des premiers âges, au fond d’une forêt argentine…
Durant plus d’une heure, Antoine Féraud l’avait écoutée en silence. Sans toucher sa tasse de thé. Il ne semblait ni choqué par l’idée qu’on l’ait mis sur écoute — pour de banales « histoires de cul » —, ni effrayé par la détermination de Jeanne. De son côté, elle retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé lors de l’exposition des Viennois. Une délicatesse, une harmonie dans les traits, qui coïncidaient avec sa voix et sa sollicitude. Mais elle tiquait encore sur une certaine mollesse de l’expression. Cette figure ne cadrait pas avec la volonté requise pour une telle enquête.
— Et vous ? demanda-t-elle enfin.
Le psychiatre prit la parole. D’un ton posé, neutre, comme s’il avait dressé le bilan mental d’un patient :
— Nous avons mené la même enquête, Jeanne. Je suis moins doué, moins expérimenté que vous. Mais je possédais des informations que vous n’aviez pas. Des éléments révélés par le père en personne. Leur nom d’abord, Alfonso et Joachim Palin. Leur histoire en Argentine. Ou du moins une partie. Je savais que Joachim, après la tragédie des Garcia, avait fui la caserne de Campo Alegre et survécu dans la forêt.
— Palin ne m’a jamais parlé d’un peuple dans la forêt des Mânes. À mon avis, il n’est pas au courant. En revanche, il est fasciné par les pulsions criminelles de son fils adoptif. Alfonso Palin est lui-même, à sa façon, un tueur en série.
Le père, le fils et l’Esprit du Mal.
— L’autre information, c’était que Joachim souhaitait se rendre au Nicaragua. Son père savait qu’il voulait y rencontrer un certain Eduardo Manzarena.
— Quand avez-vous saisi la nature criminelle de Joachim ?
— Il y a eu l’avertissement du père, d’abord, le vendredi. Puis le premier article sur le meurtre de Francesca, le dimanche suivant, dans le JDD. J’ai compris qu’Alfonso avait dit vrai. Son fils était passé à l’acte. Je ne pouvais pas le contacter : il ne m’a jamais donné aucune coordonnée. J’ai trouvé le numéro de Manzarena, à Managua. Je n’ai pas réussi à lui parler. J’ai décidé de tenter une action plus risquée. Je suis allé chez Francesca Tercia le soir. Dans son atelier. En quête d’indices.
— A quelle heure ?
— 22 heures.
— Vous auriez pu croiser François Taine.
— J’ai seulement trouvé le crâne. Le lundi matin, j’ai pris un billet pour le Nicaragua. Je voulais prévenir, en personne, Manzarena.
— A Managua, j’ai écume les hôtels. Le nom de Féraud n’est jamais apparu.
— J’avais choisi une petite pension. Pris un autre nom. Une mesure de prudence… On ne m’a même pas demandé mon passeport. J’ai payé en cash.
— Comment avez-vous mené votre enquête ? Vous parlez espagnol ?
— Pas très bien. J’ai cherché Manzarena. Sans résultat. Je ne suis pas un enquêteur professionnel. J’ai aussi contacté les psychiatres de la ville. J’ai visité les centres spécialisés. Je cherchais les traces d’un adolescent qui aurait été soigné pour son autisme. J’ignorais alors que ni Palin ni Joachim n’étaient jamais venus au Nicaragua.
— Comment avez-vous découvert ma présence à Managua ?
— Par hasard. Je connaissais l’obsession de Joachim pour le sang. J’ai imaginé les lieux qui pouvaient l’intéresser. Les banques de sang en faisaient partie. C’est à ce moment que j’ai découvert que le patron de Plasma Inc. n’était autre qu’Eduardo Manzarena. J’y suis allé le mercredi. Juste au moment où vous sortiez du centre, l’air effaré. J’ai cru à une hallucination. À ce moment-là, vous n’étiez pour moi qu’une jeune femme ravissante, un peu perdue, que j’avais rencontrée dans une exposition la semaine précédente.
Jeanne nota les mentions « jeune » et « ravissante ». Les plaça soigneusement dans sa boîte à trésors. Et oublia instantanément le « un peu perdue ».
— Je vous ai suivie, continua Féraud. J’ai attendu devant la villa de Manzarena. J’ai vu arriver les voitures de police, les ambulances. Je vous ai vue parler avec une grande femme indienne. Je ne comprenais rien. Souvenez-vous : vous m’aviez menti sur votre activité. Vous vous étiez présentée comme une directrice de communication.
Jeanne haussa une épaule.
— Je n’ai pas voulu vous effrayer. Pour les hommes, il vaut mieux être hôtesse de l’air que haut fonctionnaire.
— Le prestige de l’uniforme… Vous portez bien une robe de magistrate, non ?
— Jamais. Les juges d’instruction n’assistent pas aux procès.
— Dommage.
Ils s’arrêtèrent net. Surpris tous deux par la tournure de la conversation. Ils badinaient en plein cauchemar…
— Ensuite ? reprit Jeanne, soudain sérieuse.
— J’ai trouvé un cyber café. J’ai fait des recherches à votre sujet. Vous êtes une sorte de célébrité dans votre domaine. J’ai compris que vous m’aviez manipulé.
— Je ne vous ai pas manipulé. C’est un concours de circonstances.
— Vous êtes apparue dans ma vie. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Et j’apprends que vous êtes juge d’instruction. J’ai pensé que, dès le premier soir, vous vouliez me tirer les vers du nez grâce à vos charmes.
— Mes charmes ?
— Ne vous sous-estimez pas.
Le ton de flirt, encore une fois…
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai perdu votre trace le soir du meurtre. Le lendemain, j’ai enquêté sur Eduardo Manzarena. C’était facile : tous les journaux ont fait son portrait. Entre-temps, j’avais lu la presse française et découvert que Joachim avait frappé deux fois avant Francesca, à Paris. Mais je n’avançais pas à Managua. Je n’avais aucune piste, aucun indice, rien. Et impossible de retrouver Joachim et son père dans cette ville. J’ai compris que je m’étais trompé. Je n’avais ni les moyens ni les compétences pour les retrouver.
— Pourquoi êtes-vous parti au Guatemala ? Vous avez suivi ma trace ?
— Non. Un autre hasard. Je suis allé à l’ambassade de France, le jeudi soir. J’ai rencontré un attaché culturel, un dénommé Marc, qui s’est montré très coopératif.
— Nous aurions pu nous croiser là-bas.
— Exactement. Dans la conversation, il a évoqué une Française qui venait de partir pour Antigua. Excusez-moi, mais, selon lui, cette femme avait l’air un peu… hystérique. J’ai deviné que c’était vous… À l’aube, j’ai pris l’avion pour Guatemala City. J’ai loué une voiture et j’ai foncé jusqu’à Antigua. Là-bas, j’ai sillonné la ville. Ce n’est pas très grand. Je vous ai finalement aperçue. Vous sortiez de l’église de Nuestra Señora de la Merced.
— J’avais l’air hystérique ? Féraud sourit.
— Héroïque, plutôt. Je ne vous ai plus lâchée.
Le psychiatre se tut. C’était l’heure des choix. Amis ou ennemis ? Associés ou rivaux ? Au fond d’elle-même, Jeanne jubilait. Elle n’était plus seule. Elle allait poursuivre son enquête avec le plus mignon des psychiatres parisiens. Qui ne lésinait pas, en plus, sur les compliments…
S’efforçant de ne pas montrer son état d’esprit, elle prit sa voix glacée de magistrate pour demander :
— Votre conclusion ?
— Le père et le fils vont continuer leur voyage. En Argentine. Ils ont fait le ménage ici, côté sang. Ils vont le faire là-bas, côté crâne.
— Je suis d’accord.
D’un signe, Jeanne désigna le sac de Féraud. Le moulage était à l’intérieur.
— Sur ce crâne, qu’est-ce que vous savez ?
— Dans l’atelier de Francesca, j’ai trouvé les coordonnées du paléontologue qui lui avait envoyé.
— Jorge De Almeida.
— Son portable ne répondait pas. J’ai contacté son laboratoire, à Tucumán. J’ai pu parler avec l’assistant du chef du labo, Daniel Taïeb.
— Vous avez de la chance.
— J’ai appris que De Almeida avait effectué plusieurs expéditions dans la forêt des Mânes, rapportant à chaque fois des vestiges bizarres. Il n’est toujours pas rentré de son dernier voyage. Selon mon contact, il était très exalté ces derniers mois. Il pensait avoir fait une découverte révolutionnaire.
— Le crâne ?
— Oui. Et d’autres vestiges fossiles.
— En quoi ces ossements sont-ils révolutionnaires ?
— Ils appartiennent à des Homo sapiens sapiens archaïques. Le crâne en question porterait les caractéristiques des Proto-Cro-Magnons : menton fuyant, arcades saillantes, mâchoires avancées… Ces traits simiesques prouveraient la présence d’un « brouillon d’homme » sur le continent américain il y a 300 000 ans.
— C’est impossible, fit Jeanne, se rappelant le résumé chronologique d’Isabelle Vioti. Les Homo sapiens sapiens sont arrivés en Amérique beaucoup plus tard.
— C’est ce que m’a expliqué le chercheur. Mais il y a plus fou. De Almeida prétendait avoir déterminé l’âge réel de ces vestiges fossiles. Notamment du crâne.
— Et alors ?
— Il n’a pas vingt ans.
Jeanne ne comprit pas. Ou plutôt, ne voulut pas comprendre. Elle pressentait pourtant cette vérité depuis plusieurs heures. Antoine Féraud enfonça le clou :
— Ces Proto-Cro-Magnons existent toujours, Jeanne. Ils survivent au fond de la forêt des Mânes.