III LE PEUPLE

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Elle tourna la tête et regarda par le hublot. L’aile de l’avion s’inclinait vers la ville immense qui apparaissait à travers les nuages : Buenos Aires. Jeanne aurait aimé profiter à plein de ce retour — la capitale argentine avait été son grand coup de foudre lors de son périple d’étudiante. Mais elle n’avait pas l’esprit libre. Son cerveau était monopolisé par l’hypothèse incroyable qui avait clôturé le chapitre Amérique centrale : l’existence d’un peuple primitif, au fond d’une lagune du Nordeste, en pleine époque contemporaine.

Les signes étaient là. Les preuves, peut-être, même… Mais Jeanne ne pouvait accepter une telle possibilité. Question de bon sens. On parlait bien, de temps à autre, dans les magazines, à la télévision, de tribus totalement coupées du monde civilisé. Des indigènes qui n’avaient soi-disant jamais vu « l’homme blanc ». En Amazonie. En Papouasie. En Nouvelle-Guinée. Mais Jeanne avait assez voyagé pour savoir que de telles découvertes n’étaient plus possibles. Pas à l’heure des satellites. De la déforestation. Des exploitations minières forcenées…

Un autre fait la troublait. Le peuple de la forêt des Mânes, s’il existait, n’était pas un simple groupe archaïque. C’était un fragment violent, cruel, maléfique, de l’humanité. Des créatures cannibales vénérant des divinités obscures, dont le mode d’existence était fondé sur la barbarie et le sadisme. Des tueurs dévoyés, sacrifiant des Vénus au cours de cérémonies sorties tout droit d’un film d’horreur.

Le choc du tarmac stoppa ses pensées.

Débarquement. Douanes. Récupération des bagages. Jeanne et Féraud avaient décidé, la veille, d’unir leurs efforts. Sans discuter. Ni envisager les dangers de l’aventure. Ils avaient simplement décrété que leur prochaine étape était Buenos Aires. Ils étaient rentrés à Guatemala City avec la voiture de Féraud — Jeanne n’avait plus eu de nouvelles de Nicolas. Le soir même, ils avaient filé à l’aéroport La Aurora et attrapé un vol pour Miami. Après quelques heures de sommeil dans un hôtel-dortoir, ils avaient réussi à embarquer sur le vol de 7 h 15 du matin pour Buenos Aires, avec la compagnie Aerolinas Argentinas.

Ils avaient eu le temps d’échanger leurs CV. Jeanne s’était montrée sous son meilleur jour, occultant tout ce qui pouvait avoir l’air lugubre dans sa vie. Dans l’ordre : l’assassinat de sa sœur aînée, son obsession pour la violence, sa mère gâteuse, sa propre dépression, son incapacité à garder un jules plus de quelques mois… Antoine Féraud avait fait mine de croire cette version enchantée, soupçonnant sans doute quelques petits arrangements. Après tout, le non-dit, c’était son boulot.

Lui affichait un destin sans histoire. Mais dans une version surdouée. Enfance bourgeoise à Clamart. Bac à dix-sept ans. Diplôme de médecine à vingt-trois. Internat achevé à vingt-six puis doctorat en psychiatrie. Plus tard, Féraud avait été maître assistant à la faculté de Sainte-Anne et avait occupé un poste de psychiatre dans le même hôpital. Depuis cinq ans, il s’était orienté vers le privé, ne conservant qu’une consultation hebdomadaire à Sainte-Anne. Il n’avait pas ouvert son cabinet pour l’argent mais pour ce qu’il appelait le « terrain intime ». Il observait, fouillait, soignait au quotidien les névroses ordinaires des Parisiens.

Pour le reste, rien de notable. A trente-sept ans, Antoine Féraud n’avait pas d’épouse, pas de maîtresse, pas d’ex. C’est du moins ce qu’il racontait. Sa seule et unique passion était son métier. Il vivait pour la psychiatrie, la psychanalyse et cette fameuse « mécanique des pères » dont il avait déjà parlé à Jeanne. Derrière chaque crime, il y a la faute d’un père… Dans ce domaine, Joachim constituait un cas d’école. Mais qui était son père œdipien ? Hugo Garcia ? le clan de la forêt ? Alfonso Palin ? ou encore son père biologique, sans doute un prisonnier politique éliminé dans les geôles de Campo Alegre ? Une certitude : Joachim était marqué par la pure violence. Il était né par elle. Et existait pour elle.

Jeanne avait écouté Féraud. À mesure qu’il parlait et s’agitait, il ressemblait de moins en moins à l’homme de ses rêves. Il paraissait jeune, fiévreux, désordonné. Et surtout : inconscient. Il ne mesurait pas dans quelle aventure il s’était lancé. Armé de ses théories et de ses connaissances psychiatriques, il n’avait pas saisi qu’il évoluait désormais dans la vraie vie — avec un vrai tueur et de vraies victimes. Le terrain familier de Jeanne. Elle craignait maintenant qu’il ne soit plutôt un poids qu’un atout pour la suite de l’enquête…

Ils sortirent de l’aéroport Eizeiza. Cherchèrent un taxi. Dès ses premiers pas à l’air libre, Jeanne reçut un choc. 10 heures du matin. Le soleil. La qualité inexprimable de l’air… Au mois de juin, en Argentine, on est en hiver. Mais l’hiver préserve ici un versant solaire.

Tout près d’elle, un flic prononça quelques mots avec l’accent chantant, chaleureux du pays. Ce fut comme si une bulle de bande dessinée s’était échappée de ses lèvres. Un sillage d’étoiles, de paillettes, d’étincelles… D’un coup, malgré l’enquête, malgré le goût de mort au fond de chaque fait, elle se trouva propulsée aux confins de la joie. De l’autre côté du monde…

Taxi. Au fil de l’autoroute, la ville émergeait lentement de la forêt. Plate et grise comme une mer. Elle miroitait, scintillait, palpitait. Plus précisément, les cités claires, les maisons blanches se dessinaient parmi les bouillonnements de verts. Toujours étroites, percées de quelques fenêtres. Le tableau évoquait une ville construite en morceaux de sucre d’une élégance éthérée.

Avenue 9 de Julio. L’axe principal de Buenos Aires offrait un catalogue complet de l’architecture de la capitale. Constructions grandioses mêlant les styles, les époques, les matériaux. Arbres foisonnants, nobles et feuillus : tipuanas, sycomores, lauriers effleurant les façades de leurs ombres légères. Toute la ville vibrait. Evoquait un claquement de cymbales dans le soleil d’hiver.

Jeanne ne voyait pas que cela. Au fil des rues, des bâtiments, des porches, ses souvenirs revenaient. Le parfum des chèvrefeuilles brassé par le vent tiède du printemps. Les brumes bleu et mauve des jamcamndas aux feuilles plus légères que les fleurs de coton. La rumeur des voitures, le soir, qui faisait corps avec la nuit sur la place San Marin, au pied des lauriers géants…

Elle avait indiqué au chauffeur un hôtel dont elle se souvenait, dans le quartier Retiro, au nord-est de la ville. L’hôtel Jousten, rue Arroyo. La rue, surtout, l’avait marquée. Une artère qui s’enfouissait sous les arbres comme une rivière sous des saules, en tournant — ce qui est plutôt rare dans cette ville dessinée selon le plan d’un échiquier.

Arroyo 932. Jeanne régla le taxi. Féraud ne sortait pas facilement son porte-monnaie. Le froid les surprit. A l’ombre, il ne faisait que quelques degrés au-dessus de zéro. Et elle n’avait toujours pas acheté de pull… Cette ambiance hivernale était très différente de ce qu’elle avait connu lors de son premier voyage. Mais la rue était toujours aussi belle. Les immeubles, surplombant les cimes des arbres, étaient d’une noblesse extraordinaire. Pierres de taille, angles arrondis, balcons ciselés : douceur et bienveillance à tous les étages…

Dans l’hôtel, deux chambres étaient libres. Au même étage, mais pas mitoyennes. Tant mieux. Ils n’étaient pas là pour batifoler. Même si l’idée, au Guatemala, avait semblé naturelle. Cela paraissait déjà loin…

Jeanne prit une douche. Après dix bonnes minutes de jets crépitants, elle sortit de la cabine réchauffée, régénérée, et s’habilla en superposant encore une fois tee-shirts et polos légers. Elle avait donné rendez-vous à Féraud à midi dans le lobby.

L’objectif était clair.

Retrouver la trace de l’amiral Palin et du colonel Pellegrini.

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Jeanne donna au chauffeur l’adresse de Clarin, le journal de gauche de Buenos Aires — elle avait acheté un exemplaire dans un kiosque. Elle espérait qu’une permanence en ce dimanche leur permettrait d’accéder aux archives.

Les bureaux du siège étaient situés avenue Corrientes, à l’est, dans le quartier de San Nicolas. Le taxi traversa un centre d’affaires désert, où se dressait la tour des Anglais, plantée sur son fragment de pelouse. Autour, des buildings à l’américaine projetaient leurs ombres froides. Le quartier exprimait une solitude déchirante, tragique, qui provoquait une inquiétude presque métaphysique.

La voiture plongea dans des rues plus étroites, et plus fréquentées. L’autre visage de Buenos Aires. Porches sombres, balcons clos par des grillages, étroites fenêtres coiffées par des buissons en fleur. Et partout, le soleil. Allongé. Alangui. Assoupi. Mais toujours sur le qui-vive. Ici, l’éclat d’une vitre qu’on ouvre. Là, une carrosserie qui file. Là encore, le miroitement d’une sculpture d’acier plantée sur un parterre de gazon. Jeanne se souvint des obscures recherches d’Emmanuel Aubusson, à propos de la citation de Rimbaud : « L’éternité… la mer allée avec le soleil ». Buenos Aires, c’était « l’hiver allé avec le soleil »…

Ils atteignirent l’avenue Corrientes, longue artère cadrée par des immeubles sombres et rectilignes. Les contrastes y étaient si durs, si forts, que tout paraissait peint en noir et blanc. Jeanne avait vu juste : une équipe assurait une permanence. La salle des archives était une pièce sans fenêtre éclairée par des tubes luminescents, traversée de comptoirs soutenant des ordinateurs.

En quelques clics, Jeanne accéda à la mémoire du journal. Féraud se tenait derrière elle, silencieux, attentif. Elle se demandait s’il parlait assez bien l’espagnol pour suivre ce qui se passait. Elle commença la recherche par l’amiral Alfonso Palin. Et n’obtint pas grand-chose.

L’officier avait occupé de hautes fonctions au sein de la célèbre Escuela de Mecánica de la Armada (ESMA), principal centre de détention, de torture et d’extermination de la « sale guerre ». Puis il avait supervisé d’autres centres de détention illégaux fonctionnant en plein Buenos Aires : Automotores Orletti, El Banco, El Olimpo… C’était lui, racontait l’article, qui avait institué la diffusion de la musique dans ces centres pour couvrir les hurlements des prisonniers. En 1980, il était devenu le chef du secrétariat à l’Information de l’État. Il prenait alors ses ordres directement de Jorge Rafaël Videla. Il aurait dû être en tête de liste des officiers accusés par les gouvernements démocratiques qui avaient succédé aux dictatures, mais Palin s’était évaporé après la guerre des Malouines, en 1984.

Depuis cette époque, plus une ligne n’avait été écrite sur lui. A l’évidence, l’amiral s’était exilé. Jeanne n’était pas étonnée. Tout portait à croire qu’il s’était installé de longue date en Europe. En Espagne ou en France.

La seule trouvaille était un portrait photographique, avec d’autres officiers. Chaque membre du groupe se tenait bien raide dans son uniforme. Certains portaient des lunettes noires et arboraient des postures de mafieux. Ils ressemblaient à leurs propres caricatures.

Jeanne se tourna vers Féraud.

— Lequel est-ce ?

Le psychiatre, troublé, tendit l’index. Palin ressemblait à l’être qu’elle avait imaginé. Un homme grand, maigre, sec comme du bois mort. Dans les années quatre-vingt, il avait déjà les cheveux gris, épais, coiffés en arrière. Des yeux bleus froids et deux grandes rides en tenaille qui encadraient sa figure comme des pinces à glace. Jeanne tenta de se le représenter beaucoup plus vieux, en costume civil, dans le cabinet de Féraud. Plutôt flippant, comme patient…

Elle imprima le cliché puis lança une nouvelle recherche. Vinicio Pellegrini. A ce nom, l’ordinateur se déchaîna. Une pléthore d’articles s’afficha. Le colonel semblait avoir participé à tous les procès, bénéficié de toutes les amnisties, puis il était retourné dans le box des accusés sous l’actuel gouvernement, qui ne plaisantait pas avec les criminels de la dictature. Pellegrini était sur tous les coups. Coups bas. Coups fourrés. Mais aussi coups d’éclat. L’homme, bien que désormais assigné à résidence, était une star à Buenos Aires.

Jeanne commença à lire puis se souvint de Féraud. Elle se retourna et surprit dans ses yeux la confusion. Le problème de la langue, mais aussi de l’histoire politique du pays. Elle-même était perdue. S’ils voulaient vraiment comprendre quelque chose à cet imbroglio, ils devaient d’abord se rafraîchir la mémoire. Se replonger dans les trente dernières années de l’Argentine. Ces juntes militaires qui avaient reculé les limites de l’horreur.

Les archives de Clarin proposaient des dossiers de synthèse regroupant des articles à propos de sujets spécifiques. Elle choisit : « Justice, dictatures et réformes. » Ouvrit la série d’articles et fit la traduction simultanée à voix haute pour son partenaire.

Les faits.

Mars 1976. Le général Jorge Rafaël Videla, commandant en chef de l’armée de terre, renverse Isabela Perón, dernière compagne de Juan Domingo Perôn, alors présidente de la République. A partir de cette date, plusieurs généraux se succèdent au pouvoir. Videla, de 1976 à 1981. Roberto Viola, pour quelques mois. Leopoldo Galtieri, de 1981 à 1982, artisan de la guerre des Malouines, contraint de démissionner après la défaite de l’Argentine. Il cède la place à Reynaldo Bigogne, obligé à son tour, en 1983, d’abandonner le pouvoir en faveur, enfin, d’une république démocratique.

Pendant sept années, c’est donc le règne de la terreur. L’objectif des généraux est clair : éradiquer définitivement tout front subversif. Pour cela, on tue en masse. Non seulement les suspects mais aussi leur entourage. Une phrase célèbre du général Ibérico Manuel Saint-Jean, alors gouverneur de Buenos Aires : « Nous allons d’abord tuer tous les agents de la subversion, ensuite leurs collaborateurs, puis les sympathisants ; après, les indifférents, et enfin les timides. »

L’ère des enlèvements commence. Vêtus en civil, les militaires roulent dans des Ford Falcone vertes sans plaque d’immatriculation. Ils kidnappent des hommes, des femmes, des enfants, sans explications. La scène peut survenir dans la rue, sur le lieu de travail, au domicile du suspect. A n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pour les témoins, le mot d’ordre est : « No te metas » (« Ne t’en mêle pas »). Des milliers de personnes disparaissent ainsi, dans l’indifférence forcée des autres.

Le plus beau est la technique d’élimination finale. Après avoir torturé les subversivos, par centaines, par milliers, il faut s’en débarrasser. C’est el vuelo. Les prisonniers sont soi-disant vaccinés avant d’être transférés dans un autre pénitencier. Une première piqûre d’anesthésiant leur ôte toute volonté de résistance. On les embarque, groggy, dans un avion-cargo. Deuxième piqûre, en altitude, qui les endort complètement. Alors les militaires les déshabillent, ouvrent la porte du sas et balancent les corps nus dans les eaux de l’Atlantique Sud. Des milliers de détenus disparaissent ainsi. Jetés à 2 000 mètres d’altitude. Fracassés contre la surface des flots. Dans chaque centre de détention, plusieurs jours de la semaine sont consacrés à cette « corvée de mer ». Les militaires pensent avoir trouvé la solution pour éviter toute poursuite internationale. Pas de corps. Pas de traces. Pas de tracas…

Ce sont pourtant ces disparitions qui vont provoquer un sentiment de révolte à Buenos Aires. Dès 1980, des mères en colère exigent de savoir ce qui est arrivé à leurs enfants. S’ils sont morts, elles veulent au moins récupérer leurs dépouilles. Ces femmes deviennent les fameuses « Madrés de Plaza de Mayo ». Celles que les militaires surnomment « les folles de la place de Mai ». Elles manifestent sans relâche, chaque jeudi, face à la Casa Rosado, le palais présidentiel. Et deviennent le symbole d’une population qui, à défaut d’échapper à la dictature, veut au moins enterrer ses morts.

Cette révolte coïncide avec la déconfiture de la junte militaire, qui se fourvoie, en 1982, dans la guerre des Malouines. En quelques semaines, et quelques navires coulés, l’Argentine est écrasée par l’armée britannique. Les généraux renoncent au pouvoir en 1983, prenant soin de s’auto-amnistier pour éviter toute poursuite judiciaire.

La stratégie ne fonctionne qu’à moitié. Le gouvernement démocratique constitue une Commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP) qui révèle, sous la forme d’une synthèse intitulée « Nunca mas » (« Jamais plus »), l’horreur au grand jour. Le rapport évoque 30 000 disparus. Un chiffre qui sera ramené, officiellement, à 15 000. Les méthodes de torture sont identifiées. En tête, la picana, une pointe électrique qu’on applique sur les différentes parties du corps : paupières, gencives, aisselles, organes génitaux… Les témoignages évoquent aussi d’autres techniques : viols systématiques des femmes, amputations à la scie électrique, brûlures de cigarette, énucléation, introduction de rongeurs vivants dans le vagin, mutilation des parties génitales au rasoir, vivisection sans anesthésie, ongles des mains et des pieds arrachés, chiens dressés pour mordre ou violer les prisonniers…

Comment châtier de tels actes ? Le gouvernement démocratique de Raúl Alfonsin ne peut plus reculer. Malgré la menace d’un nouveau coup d’État militaire, il faut procéder à des arrestations et prononcer des sentences. Commence alors un jeu du chat et de la souris entre les accusés et le pouvoir civil, qui alterne menaces de procès et décrets d’amnistie. Comme la loi du « point final » (« punto final »), en 1986, fixant une date limite au dépôt des plaintes, permettant ainsi de suspendre les poursuites engagées contre les militaires. Ou encore, en 1987, la loi de « l’obéissance due » (obediencia debida), annulant la responsabilité de tout soldat ayant agi sur ordre de ses supérieurs.

Restent les hauts dignitaires. Les généraux. Les amiraux. Les membres des gouvernements militaires. Ceux-là passeront aussi à travers les mailles du filet. Pour une raison simple : ils sont trop âgés. Au mieux, ils meurent avant leur procès. Au pire, ils sont assignés à résidence dans leur demeure princière, la plupart d’entre eux ayant profité de leur pouvoir pour amasser une belle fortune.

Jeanne quitta l’écran des yeux et se tourna vers Antoine Féraud. D’un regard, ils se comprirent. Ils cherchaient un tueur amateur au pays des tueurs professionnels. Dans ce paysage de carnage et de procès, Alfonso Palin avait réussi à disparaître.

En revanche, Pellegrini la jouait grand seigneur.

Elle revint à la série d’articles qui le concernaient. Depuis le début des procès, il n’avait pas cessé de défrayer la chronique. L’homme fort de Campo Alegre, El Puma, avait fait l’objet de plusieurs actes d’accusation. Sa responsabilité dans les exactions commises ne faisait aucun doute. Son nom apparaissait dans les organigrammes. Des ordres — fait rarissime — avaient même été signés de sa main. Meurtres. Actes de torture. Disparitions…

Malgré ces preuves, Pellegrini était souvent mis hors de cause. D’autres fois, il était condamné. Aussitôt, il faisait appel. Repoussant éternellement l’application des peines. Assigné à résidence, il jouissait d’une position confortable. Ne se souciant pas de discrétion, il organisait des fêtes dans sa villa et avait même investi son argent dans une équipe de football. Le tortionnaire était devenu une figure incontournable du sport argentin, obtenant des dérogations pour assister à des matches ou participer à des émissions de télévision.

Jeanne imprima son portrait. Un grand gaillard septuagénaire coiffé en brosse, aux fines lunettes dorées et au sourire de crocodile repu.

— C’est lui qu’il nous faut, conclut-elle.

— Comment le trouver ? Elle éteignit l’ordinateur.

— J’ai mon idée.

67

Les locaux des Madrés de Plaza de Mayo se trouvaient au sud de l’avenue Corrientes. Jeanne n’eut aucun mal à trouver l’adresse — les Mères avaient pignon sur rue. Le taxi croisa la Plaza de Mayo et le palais présidentiel, puis emprunta l’avenue J.A. Roca pour tomber pile dans la rue Piedras.

Durant le trajet, Jeanne expliqua son plan à Féraud. Depuis trente ans, les Mères constituaient un front de résistance unique contre les généraux. Elles s’étaient organisées en bureaux d’enquête, associant avocats, détectives, généticiens, experts pathologistes… Face à elles, les criminels ne pouvaient dormir en paix. D’autant plus qu’elles se rendaient régulièrement à leur domicile en criant : « La casa no es un pénal ! » (« La maison n’est pas une prison ! ») ou : « Si no hay justicia, hay escrache popular ! » (« S’il n’y a pas de justice, il y a les dénonciations populaires ! ») Lors de son premier voyage, Jeanne avait suivi une de ces manifestations. Elle avait été bouleversée par ces vieilles femmes, toutes coiffées d’un fichu blanc, chantant, hurlant, scandant au son des tambours leur droit à la justice.

Ces dernières années, elles avaient fondé une nouvelle association, Les Grands-Mères de la place de Mai, versée dans un domaine spécifique : identifier et récupérer les enfants volés par la dictature. Entre 1976 et 1983, on avait confié les bébés nés de prisonnières enceintes à des « familles honorables », c’est-à-dire de droite. Parfois, un officier donnait un nourrisson à sa femme de ménage stérile. D’autres avaient organisé un vrai trafic, vendant les gamins à de riches familles. Des centaines d’enfants avaient ainsi perdu leur identité, leur origine, accueillis dans le camp des bourreaux de leurs propres parents.

Les « Abuelas » avaient organisé une vaste campagne de sensibilisation, exhortant tous les trentenaires argentins ayant un doute sur leur origine à venir faire une prise de sang dans leurs bureaux. On comparait ensuite leur ADN avec celui des disparus du régime — c’est-à-dire avec le sang des grands-mères, toutes parentes des victimes. Ces comparaisons avaient permis d’identifier de nombreux enfants volés et de leur rendre leurs parents véritables — du moins leur nom.

Les mères et grands-mères de l’association étaient devenues les meilleures spécialistes de leurs ennemis. Elles avaient constitué des dossiers, des fonds d’archives, des organigrammes. Elles connaissaient leurs adresses à Buenos Aires. Leurs combines pour échapper à la justice. Leurs magouilles financières. Leurs réseaux d’avocats. Le contact idéal pour retrouver Vinicio Pellegrini. Le problème était toujours le même : on était dimanche et leur bureau risquait d’être fermé.

Le taxi s’arrêta devant le 157 de la rue Piedras. Jeanne, une nouvelle fois, régla la course et lança un regard agacé à Féraud. Ce qu’elle vit la calma. Blême, tendu, décoiffé, le psychiatre avait l’air accablé. Il faisait dix ans de moins que lorsqu’elle l’avait connu, le premier soir, au Grand Palais. Il ressemblait à un étudiant tout juste embarqué par les CRS, après avoir reçu un coup de matraque sur le crâne. Elle se souvint qu’il avait lu le matin même, dans l’avion, le journal de Pierre Roberge. A quoi s’ajoutaient maintenant les exactions argentines. C’était beaucoup pour un psychiatre de salon…

Un instant, elle admira la beauté de ses traits, ses yeux noirs, ses sourcils bien dessinés d’acteur mexicain. Vraiment un beau mec. Mais inapte pour une enquête de terrain. Ce spectacle la toucha. Malgré elle, elle tendit la main pour recoiffer une de ses mèches. Elle regretta aussitôt ce geste de tendresse. Pour faire bonne mesure, elle lui frappa l’épaule et cria en ouvrant sa portière :

Vamos, companero !

La rue Piedras était froide et déserte. Les immeubles paraissaient inhabités. Ils n’avaient pas le code du 157. Ils durent attendre dix minutes avant que quelqu’un sorte du bâtiment. Ils avaient froid. Ils avaient chaud. Ils portaient en eux, comme une maladie, leur nuit chiffonnée et les heures de vol inconfortables.

A l’intérieur, l’atmosphère de solitude continuait. Couloir interminable. Murs gris. Sol brun piqué de carrés blancs. Des portes en série. Toutes identiques. Ils trouvèrent l’ascenseur. Un monte-charge clos par une grille. Troisième étage. Nouveau couloir. Nouvelle succession de portes. Celle des « Madrés » était au bout. Une photo en noir et blanc de la Plaza de Mayo était collée dessus.

Jeanne sonna. Pas de réponse. Ils étaient bons pour rentrer à l’hôtel, trouver un petit restaurant et jouer les touristes jusqu’au lendemain matin. Au bout de quelques secondes pourtant, un verrou claqua. La porte s’ouvrit. C’était absurde mais Jeanne s’attendait à voir apparaître une vieille femme, mi-madone, mi-sorcière.

Le personnage sur le seuil n’avait rien à voir avec ce cliché. Un homme d’une quarantaine d’années portant chemise à rayures roses, pantalon à pinces de bonne coupe, mocassins à glands. Un banquier plutôt qu’un militant bénévole.

Jeanne donna son nom, celui de Féraud, expliqua qu’ils venaient de Paris pour… L’homme l’interrompit dans un français rocailleux :

— Paris ? Je connais bien Paris ! (Il éclata de rire.) J’y ai fait une partie de mes études. La Sorbonne ! Georges Bataille ! La cinémathèque !

Le ton était donné. Un intello. Mûr pour un bobard sur mesure : le projet d’un livre écrit à quatre mains sur la justice face aux dictatures. L’homme écouta à peine. Il recula et repartit d’un éclat de rire, haut et fort.

— Entrez ! Je m’appelle Carlos Escalante. Je suis journaliste, moi aussi. On m’a laissé les clés des bureaux pour mener mes propres recherches.

Ils pénétrèrent dans une pièce tapissée de casiers en fer, de tiroirs de bois, d’armoires en contreplaqué. Des archives serrées montaient jusqu’au plafond. Sur les portes, des affiches portaient les mots « Desaparecidos » ou « Busear el hermano ».

Par courtoisie, Jeanne demanda :

— Vous travaillez sur quoi ? Les disparus des dictatures ?

— Non. Les enfants volés. Les maternités clandestines. Jeanne lança un coup d’œil à Féraud : une chance pour leur enquête. Escalante surprit leur échange.

— Le sujet vous intéresse ?

— Nous comptons consacrer un chapitre à ce problème, oui. Je crois savoir que plusieurs coupables ont été condamnés…

— Il faut s’entendre sur l’identité des coupables. Et sur la nature des délits…

Carlos Escalante les invita à s’asseoir autour d’une table centrale, qui supportait plusieurs ordinateurs. L’Argentin avait un côté affable, souriant et jovial, en totale rupture avec l’objet de la conversation. L’exposé commença :

— Ce qui est intéressant, c’est que les crimes contre des mineurs sont imprescriptibles en Argentine. Les amnisties ne les concernent pas. Ces histoires d’enfants volés ont donc permis de confondre des généraux qui avaient échappé aux autres accusations. Même Carlos Rafaël Videla a été condamné en 1998. Il a été jugé comme l’auteur intellectuel de l’enlèvement des gosses, de la suppression de leur état civil, de la falsification de leur identité. Aujourd’hui, ces affaires prennent un tour bizarre. Certains enfants attaquent même en justice leurs parents adoptifs…

Jeanne se prit à imaginer cet univers cauchemardesque. Des femmes qui accouchaient dans des lieux de torture. Des enfants qu’on offrait comme des chocolats pour Noël. Des bourreaux qui élevaient la progéniture de leurs propres victimes. Des trentenaires qui traînaient maintenant leurs parents adoptifs dans le box des accusés et s’identifiaient à des ossements retrouvés dans le désert ou sur les plages atlantiques d’Uruguay…

— Les militaires, ils sont en prison ?

Escalante éclata à nouveau de rire. Il ne s’était pas assis. Petit, il parlait haut, le menton levé, comme s’il voulait lancer ses phrases au-dessus d’un mur.

— Personne ne fait de la prison en Argentine ! On reste chez soi, c’est tout.

— Parmi les cas que vous avez étudiés, avez-vous entendu parler d’un enfant nommé Joachim ?

— Quel est son nom de famille d’origine ? celui de ses parents adoptifs ?

Elle hésita, puis mentit :

— Je ne l’ai pas.

— Je peux faire des recherches, si vous voulez. Qui est-ce ?

— Un enfant dont nous avons entendu parler. Nous ne savons même pas s’il existe. Réellement.

Le journaliste fronça les sourcils. Elle prit un virage à 180 degrés pour éviter toute question :

— En réalité, nous cherchons l’adresse du colonel Vinicio Pellegrini.

Son sourire revint :

— El Puma ? Pas compliqué. Il suffit de lire les journaux. Rubrique « people ». Mais je peux vous trouver ça ici.

Escalante fit rouler son siège à roulettes à la manière d’un dentiste affairé. Il se mit à fouiller dans un tiroir en fer.

— Voilà. Ortiz de Ocampo 362. Le quartier le plus chic de Buenos Aires : Palermo chico.

— Vous pensez qu’il acceptera de nous parler ?

— Et comment ! Pellegrini est aux antipodes des autres généraux. C’est une grande gueule. Un provocateur. Et même un type assez charismatique. Au moins, il ne manie pas la langue de bois.

Jeanne et Féraud se levèrent comme un seul homme. Le journaliste les imita, tendant le Post-it sur lequel il avait noté l’adresse.

— Vous pouvez y aller maintenant. Vous êtes sûrs de le trouver, avec ses amis. Le dimanche, c’est le jour de Vasado ! Rien de plus sacré chez nous que le barbecue !

68

Des steaks grillés. Des churrascos fumants. Des saucisses ruisselantes. Du boudin calciné… Tout ça grésillait, crépitait, flambait sur un barbecue long de plusieurs mètres. Pour son asado, Vinicio Pellegrini avait vu les choses en grand.

Le Palermo Chico est situé au nord-ouest de la ville. Villas à la française, hôtels particuliers, manoirs anglais se serrent sous les arbres et la vigne vierge. Le lierre ruisselle même des câbles électriques, comme pour mieux cacher les précieuses demeures et les cahutes des gardiens.

Caméras. Interphone. Vigiles. Chiens. Détecteurs de métaux. Fouille au corps. Jeanne et Féraud avaient passé toutes ces étapes jusqu’à accéder aux jardins de Pellegrini. Leur nationalité française avait fait office de « patte blanche ». La villa était plus moderne que les autres bâtisses du quartier. Un bloc clair aux lignes strictes à la Mallet-Stevens, agrémenté de tourelles carrées et de verrières d’artiste. Jeanne songea à l’assignation à résidence de Pellegrini : c’était la plus belle prison qu’elle ait jamais vue.

Ils s’approchèrent. Sur les pelouses, se déployaient des saules pleureurs, des chênes centenaires, des sycomores souverains. Dessous, des cuisiniers déguisés en chefs français, toque et tablier blancs, manipulaient des montagnes de viande. Les invités de Pellegrini patientaient tranquillement, assiette à la main…

Jeanne pensait rencontrer ici des généraux en uniforme, des mamies en tailleur. Encore un cliché… L’ensemble tenait plutôt d’une garden-party dans un club-house de Miami. Les hommes avaient une moyenne d’âge élevée mais étaient bien conservés, sapés chic, cuits au soleil argentin. Ils portaient des pantalons à pinces, des polos Ralph Lauren, des chaussures de golf. Quant aux femmes, elles avaient l’air d’être leurs petites-filles. Beaucoup étaient déjà liftées et arboraient cette expression tirée, asiatique, des visages taillés au bistouri. Les bimbos étaient vêtues en Gucci, Versace ou Prada et semblaient avoir toutes postulé, il n’y avait pas si longtemps, pour le titre de Miss Argentine ou Miss Amérique latine.

Les dictatures conservent, se dit Jeanne. Ces officiers qui avaient tué, torturé, séquestré, et étaient poursuivis depuis trente ans par la justice de leur pays, se portaient comme des charmes. Ils attendaient tranquillement leur procès en sachant que, de toute façon, la justice argentine serait plus lente que la Grande Faucheuse.

Jeanne eut un regard vers Féraud. Il fixait la débauche de viande superposée sur les grils.

— Ça ne va pas ?

— Je… je suis végétarien.

Vraiment, ce psychiatre était fait pour conquérir l’Argentine comme elle pour participer à un concours de tee-shirts mouillés.

— Voilà donc mes petits Français !

Ils se tournèrent vers la voix qui venait de crier en espagnol. Un colosse aux cheveux gris taillés très court, vêtu d’une laine polaire bleu sombre et d’un jean large de bonne coupe, marchait vers eux. Vinicio Pellegrini portait ces signes caractéristiques : fines lunettes plaquées or, moustache qui évoquait une petite brosse de paille de fer. Ces lignes métalliques accentuaient encore les angles droits de son visage. Gueule musclée de prédateur, en parfait état de marche. Le Puma devait avoir dans les soixante-quinze ans. Il en paraissait vingt de moins.

— Qu’est-ce qui vous amène, muchachos ?

Il tenait dans la main droite une assiette supportant une pièce de bœuf aussi large qu’une pizza. Dans l’autre, un verre de vin rouge qui évoquait une pinte de sang frais. Un ogre épanoui. Jeanne imaginait la tête de Pellegrini quand les Mères de la place de Mai venaient manifester devant chez lui. Il devait lâcher ses chiens sur les vieilles femmes ou les chasser au karcher.

Elle résuma la raison de leur visite. L’enquête. Le livre. Les généraux. Le bluff habituel.

— Ho, ho, ho, roucoula-t-il sans la moindre gêne, des amateurs de souvenirs, hein ?

Il chercha du regard un coin tranquille où s’installer. Il désigna une table en teck à l’ombre d’un sycomore. Chacun choisit sa chaise.

L’officier haussa les sourcils en apercevant leurs mains vides.

— Vous ne mangez pas ?

Jeanne piocha une empanada — sorte de chausson farci à la viande — dans un panier posé au centre de la table. D’un signe, elle invita Féraud à l’imiter. Le psy fit non de la tête.

— Qui vous a donné mon adresse ?

— Le bureau des Mères de la place de Mai.

— Des putes !

— Nous n’avons vu que…

— Toutes des putes ! (Il brandit son couteau.) Sous la coupe de cette autre pute de Cristina Kirchner ! Vous savez que cette salope a accordé un budget pharaonique à ces vieilles folles ? Alors que le pays est au bord du gouffre !

Cristina Fernandez Kirchner avait succédé à son propre mari à la présidence du pays. Jeanne se souvint que le couple avait réformé la Cour suprême et déclaré les lois d’impunité inconstitutionnelles. Tout pour plaire au vieux Pellegrini.

— Les Folles de Mai sont des arnaqueuses. Leurs fils sont toujours vivants. Ils prospèrent tranquillement en Europe !

Le mensonge était énorme mais Jeanne n’était pas étonnée que de telles rumeurs circulent à Buenos Aires. D’ailleurs, la colère de Pellegrini semblait s’exercer pour la forme.

— Parmi les personnalités que nous voulons évoquer dans notre livre, reprit-elle sans se décontenancer, il y a l’amiral Alfonso Palin…

Le Puma attaqua son steak. Il cisaillait la chair saignante avec entrain.

— Je vous souhaite bonne chance, fit-il en avalant un morceau. Personne ne l’a vu depuis au moins vingt ans.

— Mais vous l’avez connu, non ?

— Bien sûr. Un vrai patriote. Il occupait un poste important au siège des services de renseignement de l’armée argentine. Un pilier de la guerre antisubversive.

— Que pouvez-nous dire sur lui ? Sur le plan personnel ? Pellegrini mâchait énergiquement sa viande. Cette opération paraissait solliciter une bonne partie de son cerveau. Mais une autre zone réfléchissait. Cherchait les mots pour décrire l’amiral Palin.

— Il avait un défaut, répondit-il après avoir bu une gorgée de vin. C’était un cul-béni. Toujours fourré à l’église. Très proche des milieux catholiques.

— Ces convictions faisaient-elles bon ménage avec son action… militaire ?

— A votre avis ? Palin avait du sang sur les mains. Beaucoup. Et il devait faire avec… Même si les autorités catholiques, à l’époque, encourageaient l’extermination des subversifs.

Le colonel avait de nouveau la bouche pleine. Du bœuf. Du vin. Du carburant pour la chaudière.

— Je me souviens d’une histoire, fit Pellegrini. Au début de la dictature, en 1976, Palin a participé aux premiers vuelos. Vous savez ce que c’est, non ?

Jeanne ne répondit pas, sidérée que l’officier évoque aussi librement la violence du passé.

— Vous savez ce que c’est ou non ?

— Je sais, oui. Mais…

— Mais quoi ? Y a prescription, non ? N’oubliez jamais une chose : c’était la guerre. Notre pays était vérole. On a sauvé l’Argentine du désastre. Si on n’avait pas éliminé tous ces gauchistes — il prononçait le mot espagnol, izquierdistas, avec répugnance —, ils auraient recommencé plus tard.

Le Puma arracha un fragment de steak. Derrière lui, les invités allaient et venaient, pantalons à carreaux, polos flashy, robes de marque multicolores — une vraie parade de cirque.

— De toute façon, on n’a pas de leçons à recevoir. (Il braqua sa fourchette vers Jeanne.) C’est vous, les Français, qui avez tout inventé ! La guerre subversive. La torture. Les escadrons de la mort. Même le largage des corps dans la mer ! Tout a été mis au point en Algérie. Tout a été théorisé dans La Guerre moderne du colonel Trinquier. Nous avons suivi le modèle, c’est tout. Des Français sont venus nous former. La moitié de l’OAS était installée à Buenos Aires. Aussaresses avait son bureau à l’ambassade française. Toute une époque !

Jeanne reprit une empanada. Pure contenance.

— En tout cas, reprit-il, il faut nous reconnaître une chose : l’efficacité. En trois ans, l’affaire était réglée. L’ennemi détruit. Ensuite, nous avons dû gérer les petits problèmes.

— Comme l’opération Condor ? Pellegrini haussa les épaules, indifférent.

— On va pas ressortir tous les vieux dossiers. Jeanne joua l’insolence :

— Les militaires ont aussi mené l’Argentine à la faillite. Pellegrini frappa la table avec les manches de ses couverts.

— Le seul désastre connu, c’est la guerre des Malouines ! Une stupide idée d’un général stupide. Putain d’Anglais ! Au XIXe siècle, quand ils assiégeaient Buenos Aires, nos femmes leur balançaient de l’huile bouillante sur la gueule. C’était le bon temps ! (L’officier tendit sa fourchette vers Féraud.) Il mange rien, le gamin ?

— Il a déjà déjeuné. Vous parliez d’une chose survenue à l’amiral Palin…

— Oui. Quand il était simple officier de marine, Palin a eu un pépin lors d’un des premiers vuelos. Dans l’avion, le médecin de bord anesthésiait les prisonniers. On les déshabillait quand ils étaient endormis. J’ai participé à ces opérations : la vision de ces corps nus amassés, genre camp nazi, c’était pas beau à voir… Après ça, la soute s’ouvrait et on balançait. Palin poussait un détenu dans le vide quand le gars s’est réveillé. Il s’est accroché à lui. (Pellegrini éclata de rire.) Ce con a failli passer par-dessus bord avec le subversivo !

Son rire monta encore, puis se transforma en toux. Il retourna à sa pièce de bœuf, l’air sinistre.

— Il disait que, chaque nuit, le gars revenait dans ses cauchemars. Palin revoyait sa gueule terrifiée. Sa main qui s’accrochait à son bras. Son cri silencieux quand il chutait… Pour Palin, cette scène résumait l’horreur des vuelos. Comme si Dieu avait réveillé le prisonnier pour lui cracher à la face l’horreur de son acte. (Pellegrini prit un air théâtral et déclama, en français :) « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… »

Il raya l’air avec son couteau sanglant, façon essuie-glace.

— Ça l’a pas empêché de continuer. Et de fonder, entre autres, la milice Triple A. Du bon boulot.

Jeanne connaissait ce nom. Alliance anticommuniste argentine. Un groupe terroriste d’extrême droite, qui formait les escadrons de la mort durant les années noires.

— Plus tard, continuait le colonel, il est devenu amiral. Videla l’adorait. Il passait pour l’intellectuel de la bande. C’était pas difficile. Il a été nommé chef du secrétariat à l’Information de l’État. Il n’a plus eu à se salir les mains. Et puis, il a découvert la psychanalyse.

— La psychanalyse ?

— En Argentine, on adore ces trucs-là. Son analyse a duré des années…

Jeanne imaginait l’amiral Alfonso Palin, tortionnaire en chef, assassin en série, « cerveau » de l’épuration antisubversive, se rendant chaque semaine chez son analyste pour tenter de soulager sa conscience. Mission impossible.

Il était temps d’entrer dans le vif du sujet.

— Nous savons qu’Alfonso Palin est venu vous voir en 1981, quand vous dirigiez le Campo Alegre.

Pellegrini attaqua ses achuras. Un mot qui signifie « qui ne sert à rien ». Des saucisses. Du boudin…

— Vous êtes bien renseignée.

— Vous pouvez nous raconter ce qui s’est passé alors ? El Puma devint pensif.

— Pourquoi je vous le raconterais ? Elle misa sur la vanité du bonhomme :

— Pour être au centre de notre livre. (Elle ajouta en français :) En haut de l’affiche. D’ailleurs, il y a prescription, c’est vous qui l’avez dit.

Le colonel eut un sourire féroce, plein d’orgueil. Oui. Sa vanité était son talon d’Achille. Jeanne ne pouvait se départir d’une certaine attirance pour cet homme. Un tueur. Un génocidaire. Mais un coupable qui ne mentait pas.

— À cette époque, on avait un problème, commença-t-il. Les généraux avaient décidé de ne pas tuer les enfants des prisonniers. Il fallait donc les recueillir. Et les éduquer. Au Chili, ils disaient : « Il faut tuer la chienne avant qu’elle ne fasse des petits. » Ici, on récupérait les petits et on les remettait dans le droit chemin. Une autre école. Pour moi, c’était une erreur. Il aurait fallu les abattre. Tous. On voit bien aujourd’hui où ça nous a menés : ces salopards de gosses, qu’on a épargnés, qu’on a élevés, se retournent contre nous ! On aurait dû les foutre dans un cargo. Une bonne injection et…

— Que s’est-il passé ?

— C’était le bordel, reprit Pellegrini plus calmement. Il n’y avait pas de règle. Les prisonnières accouchaient dans les geôles. Des officiers filaient le bébé à leur pute préférée. Un commissaire adoptait une môme pour se garder une « petite fiancée » pour ses vieux jours. Des gradés vendaient les gamins à des familles fortunées. Videla a voulu mettre de l’ordre dans ce foutoir. Il a chargé Palin de procéder à un recensement.

— Des enfants nés dans les centres de détention ? Le colonel avala une saucisse.

— Exactement.

Féraud intervint, pour la première fois :

— Mais… et les mères ? Les mères des bébés ?

— Elles étaient transférées.

— Où ?

Pellegrini regarda tour à tour Féraud puis Jeanne. Il paraissait consterné de leur naïveté.

— On envoyait un télex à Buenos Aires avec la mention RIP. Resquiescat in pace. À l’époque, on avait encore le sens de l’humour.

— En novembre 1981, recadra Jeanne, Palin est venu recenser les naissances à Campo Alegre. Il s’est passé alors un fait inattendu : l’amiral a voulu adopter lui-même un enfant.

L’officier eut un sifflement admiratif.

— Vraiment bien renseignée, la companera…

— L’enfant était âgé de neuf ans. Il s’appelait Joachim. Il avait été adopté par un officier mineur de la base militaire, Hugo Garcia. Un alcoolique qui a fini par assassiner sa femme avant de se donner la mort. Joachim s’est enfui dans la forêt. Il y a passé trois ans avant qu’un jésuite d’origine belge ne le recueille, Pierre Roberge. En mars 1982, plutôt que de donner l’enfant à Palin, Roberge a fui avec lui au Guatemala. Pour finalement vous recontacter et le confier à Palin, avant de se suicider. Pellegrini éclata de rire.

— Je ne vois pas ce que je pourrais encore vous apprendre.

— Répondez seulement à cette question : pourquoi Alfonso Palin voulait-il adopter Joachim, alors que l’enfant présentait des signes d’autisme et des pulsions meurtrières ?

Le Puma hocha la tête, de nouveau pensif. Un sourire jouait encore sur ses lèvres. Comme s’il n’en revenait toujours pas de cette bonne blague du destin…

— Il y avait une raison. La meilleure de toutes. Joachim était son fils. Son fils biologique.

— Quoi ?

— Si vous comparez les dates, vous verrez tout de suite que la chronologie présente une anomalie. En 1982, Joachim avait neuf ans. Il était donc né en 1973. Trois ans avant le début de la dictature. En réalité, il n’appartenait pas aux enfants volés à partir de 1976. Sa mère nous avait posé un problème avant même que nous prenions le pouvoir.

— Qui était sa mère ?

— Une secrétaire de l’ESMA. Je ne me souviens plus de son nom. On a découvert qu’elle était gauchiste. Elle nous espionnait. On l’a envoyée à Campo Alegre et on l’a fait parler.

— Je ne vois pas le rapport avec Alfonso Palin.

— Elle était sa secrétaire personnelle à l’ESMA. Ils avaient fricoté ensemble. La fille devait lui tirer les vers du nez sur l’oreiller. Ou ils ont eu une vraie histoire, je ne sais pas… Bref, quand Palin a vu notre liste confidentielle des accouchements, portant les noms des prisonnières, il a repéré celui de la fille. Il ignorait qu’elle était enceinte. Il a fait ses comptes et a compris qu’il était le père du gamin.

— Cela aurait pu être aussi un autre amant. Un gauchiste. Un Montonero.

— C’est ce que je lui ai dit, mais Palin n’en démordait pas. La suite lui a donné raison.

— Dans quel sens ?

— Le môme, en grandissant, lui ressemblait de plus en plus.

— Physiquement ?

— Physiquement, oui. Et mentalement. Le même boucher sanguinaire, en plus petit. En plus sauvage…

Jeanne regarda Féraud. Ce fait incroyable expliquait à la fois le début de l’histoire et sa fin. L’obstination de Palin à récupérer Joachim. Le fait qu’il le présente aujourd’hui, dans le cabinet du psychiatre, comme son véritable fils.

— Que s’est-il passé ensuite ? Je veux dire, après le Guatemala ?

— Je ne sais pas au juste. Palin est allé chercher Joachim, à Atitlán. Le jésuite avait perdu les pédales. Il s’était suicidé. Je n’ai jamais revu aucun des trois. Après la guerre des Malouines, Palin a complètement disparu.

Pellegrini regarda sa montre. Il plaça ses poings sur ses hanches et considéra ses deux interlocuteurs, sourcils froncés.

— Je commence à trouver vos questions vraiment bizarres… Elle avait sa réponse tout prête :

— Dans notre livre, Joachim, le fils de Palin, représente un cas de justice à part.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est devenu un assassin lui-même. En France.

Le Puma ne marqua ni émoi ni étonnement face à la nouvelle. Il attrapa sur la table une bouteille d’un alcool fort et s’en servit une rasade. Jeanne eut l’impression qu’on jetait de l’essence au fond de la chaudière brûlante.

— Putains de bébés…, grogna-t-il après avoir bu cul sec. Il aurait fallu tous les tuer.

69

Senora constanza ? Me llamo Jeanne Korowa.

Le temps de rentrer à l’hôtel et de suggérer à Féraud de faire une sieste pour se remettre de ses émotions, Jeanne s’était enfermée dans sa chambre. Elle voulait creuser l’autre versant de l’enquête. Le crâne. Le peuple primitif. Jorge De Almeida… Elle avait renoncé à évoquer la forêt des Mânes et son peuple mystérieux avec Pellegrini — d’instinct, elle sentait qu’il ne savait rien de ce côté-là.

À 16 heures, elle avait appelé l’institut agronomique de Tucumán. Personne chez les ingénieurs. Toujours dimanche. Elle avait seulement parlé à un membre de la sécurité. Il avait refusé de lui donner les coordonnées personnelles de Daniel Taïeb comme celles de son assistant — celui à qui Reischenbach avait parlé. Elle avait tout juste obtenu le numéro d’un téléphone satellite attaché à un chantier de fouilles dans la région de Jujuy, à 600 kilomètres de Tucumán. La responsable du site était une dénommée Pénélope Constanza, paléo-anthropologue.

Après plusieurs tentatives infructueuses, Jeanne réussit enfin à lui parler. La connexion était mauvaise. Le vent s’engouffrait dans son combiné. La spécialiste devait être sur le terrain. Jeanne imaginait un désert. Des spirales de poussière. Des os brûlés par le soleil…

En quelques mots, elle se présenta puis attaqua :

— Vous connaissez Jorge De Almeida ?

— Non.

Bon début. La femme se reprit, entre deux bourrasques :

— Je ne l’ai croisé que quelques fois. (Elle devait être assez âgée : sa voix chevrotait. A moins que cela ne soit dû à la qualité médiocre de la communication.) Je suis souvent en mission. Et lui-même est toujours sur le terrain.

— Connaissez-vous les lieux où il travaille ?

— Non. Le Nordeste. Pas du tout ma zone.

Jeanne avait la carte du nord de l’Argentine en tête. Tucumán était au nord-ouest. A 1000 kilomètres de Buenos Aires. La région de Jujuy était encore 600 kilomètres plus haut. Quant au Nordeste, il fallait compter 1000 bornes aussi, mais plein est. Des distances tout à fait ordinaires pour l’Argentine.

— Vous souvenez-vous des dates de ses dernières expéditions ?

— Il me semble qu’il est parti trois fois. 2006. 2007. 2008. Il prétend avoir délimité un périmètre de fouilles là-bas. Je n’y crois pas.

— Pourquoi ?

— C’est une lagune. Un lieu immergé.

— Et alors ?

— Nous parlons de paléontologie. Il est absurde d’espérer retrouver des fossiles sur un terrain où tout pourrit en quelques jours. Nos principaux alliés, pour remonter le temps, sont la sécheresse, la sédimentation, la calcification.

Jeanne n’avait pas pensé à cela. Assise en tailleur sur son lit, elle contemplait les trois murs qui l’entouraient. Chambre crème. Chambre grise. Le lieu rappelait certaines pièces d’interrogatoire où la décoration est réduite au point zéro. Exactement ce qu’il me faut.

— Il semblerait que Jorge De Almeida ait disparu.

— Il ne donne aucun signe de vie, c’est différent. D’après ce qu’on dit au labo, c’est un original.

— Dans quel sens ?

— Il conduit ses expéditions en solitaire. Ce qui multiplie les risques d’accident et de disparition. Mais rien ne dit pour l’instant qu’il lui soit arrivé quelque chose… Là où il est, il n’y a aucun moyen de communication. Vous savez qu’on surnomme cette région « El Impénétrable » ?

Jeanne ne répondit pas. Elle suivait son idée :

— Il n’a pas de téléphone satellite ?

— Je ne sais pas ce qu’il a emporté comme matériel.

— Sur ses trouvailles, que savez-vous ?

— Des bruits de couloir. Il prétend avoir découvert des ossements qui bouleverseraient notre conception de la préhistoire précolombienne. Qui prouveraient que l’homme était présent sur le continent américain depuis des centaines de milliers d’années. Des bêtises. Nous savons que l’homme, venu d’Asie, n’est parvenu en Amérique du Nord qu’il y a 30 000 ans. Et dans la zone Sud il y a environ 10 000 ans. Dans notre métier, nous devons toujours rester ouverts aux révélations mais là, ça paraît vraiment gros. Au laboratoire, personne n’y croit. C’est pour ça qu’il est reparti. Furieux. En quête de preuves irréfutables.

Sa voix était douce et usée. Jeanne imaginait une vieille dame drapée dans une saharienne. Elle l’assimilait aux roches et aux cactus qui devaient l’entourer à cet instant. Un monde minéral, calciné, érodé, où ne poussent que des fossiles et des épines.

— Le nom de Francesca Tercia vous dit quelque chose ?

— Non. Qui est-ce ?

Jeanne fit la sourde oreille. Les questions, c’était elle.

— Depuis combien de temps est parti De Almeida ?

— Deux mois. Dans notre métier, ce n’est rien.

— Mais les gens du laboratoire sont inquiets.

— Pas vraiment, non… (Pénélope parut réaliser qu’elle subissait un véritable interrogatoire.) Je n’ai pas très bien compris votre rôle dans tout ça. Vous êtes magistrate en France ?

— Oui. La disparition de Jorge De Almeida est liée à une affaire sur laquelle je travaille à Paris.

— Paris…, répéta rêveusement la spécialiste. Sa voix revint, soudain plus proche :

— Je vous conseille de contacter Daniel Taïeb, notre patron. C’est lui qui supervise les recherches de Jorge.

— Vous avez son portable ?

La paléontologue lui donna sans hésiter. Enfin, elle tenait le numéro personnel de Taïeb le Fantôme. Elle remercia chaleureusement son interlocutrice et raccrocha. Elle tenta aussitôt d’appeler l’anthropologue. Répondeur. Elle ne laissa pas de message.

17 heures. D’un coup, elle sentit s’abattre sur ses épaules la fatigue des derniers jours. Passer, elle aussi, en mode sieste ? Non. Il fallait s’agiter. Avancer encore. Elle décida de mettre de l’ordre dans son dossier, faute de mieux.

Mais d’abord, elle compta les pesos qu’elle avait changés à l’aéroport. Pas une fortune mais le coût de la vie en Argentine était très bas. Par ailleurs, elle devait rédiger un message à sa banquière afin de transférer ses dernières économies sur son compte courant. D’autres dépenses se profilaient… Son enquête s’achèverait peut-être faute de moyens. Tout simplement.

Elle ouvrit sa boîte e-mail — les chambres étaient équipées du système wi-fi — et découvrit un message de Reischenbach. Elle cliqua sur le document joint. Le portrait photographique de Jorge De Almeida. Une bonne bouille d’angelot de la Renaissance, hilare, sous une auréole de cheveux bouclés. Jeanne connaissait cette tête. Elle fouilla dans son dossier et trouva la photo de groupe qu’elle avait volée chez Francesca Tercia. La classe de paléontologie de l’UBA, promotion 1998. Elle avait vu juste. Jorge De Almeida était bien le rigolo qui avait entouré sa propre tête sur le cliché en inscrivant au-dessus : « Te quiero ! »

Tout collait donc. Pour démontrer la véracité de ses découvertes, De Almeida avait envoyé à Francesca Tercia, son amour de jeunesse, le moulage du crâne qu’il avait découvert dans la forêt des Mânes. La sculpture de Francesca aurait un impact d’envergure. En voyant le genre de créatures qui avaient pris place en Argentine 300 000 ans auparavant — et qui y vivaient encore ! — , tout le monde serait estomaqué. Et Jorge De Almeida deviendrait une étoile de la paléo-anthropologie.

C’était sans compter sur la vigilance de l’enfant-loup… Restait toujours la même question : comment Joachim avait-il été mis au courant de ce projet secret ? Francesca le connaissait-elle ? Lui avait-elle révélé son projet ?

Jeanne prit de nouvelles notes. En manière de conclusion, elle en fit une copie sur une clé USB, qu’elle fourra dans sa poche.

18 heures.

L’idée d’une sieste revint en force. Courbatures dans les membres. Paupières de plomb. Elle se leva et vérifia sa porte. Verrouillée. Elle ferma les rideaux. S’allongea. Bizarrement, elle se sentait ici en sécurité. Non pas grâce à Féraud, qui ne pesait pas lourd dans l’aventure. Plutôt grâce à Buenos Aires. Son ampleur. Sa puissance…

Oui. La rumeur, la force, la multitude de la ville la protégeait…

Elle s’endormit avec cette chaleur au cœur.

70

— Parlez-moi de Joachim.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Physiquement. Comment est-il ?

— Pas très grand. Mince. Très brun. Il a le type latin.

— Son visage ?

— Il ressemble à son père. (Féraud se pressa les joues du pouce et de l’index.) Un visage en tenaille. Très étroit sous les pommettes.

— Et son profil psychiatrique ? Est-il, oui ou non, autiste ?

— Pas au sens traditionnel du terme, non.

— Vous-même, sur l’enregistrement du dernier soir, diagnostiquiez un syndrome d’autisme.

Antoine Féraud fit non de la tête. 21 heures.

La clarté du restaurant était violente. Une lumière drue, blanche, verticale, tombait du plafond et donnait une réalité agressive à chaque élément. Les steaks dans les assiettes saignaient. Les visages rougis de froid brillaient. Les couverts sur les nappes flambaient. En écho à ces éclats, le brouhaha des voix culminait. Une brasserie parisienne à l’heure de pointe, exacerbée encore par l’exubérance sud-américaine.

— Je me trompais. Je le savais déjà. Un tel clivage ne peut exister. Une personnalité autiste et une autre structurée, disons, normalement. Impossible.

Un serveur vint prendre la commande. Jeanne jeta un coup d’œil sur la carte plastifiée — elle paraissait huilée sous la véhémence des luminaires.

— Une salade caprese, fit-elle.

— Moi aussi.

Deux salades de tomates à la mozzarella et au basilic, en plein hiver à Buenos Aires : ils avaient vraiment le goût du second degré. Leur seule excuse était d’avoir choisi un restaurant italien — la pizzeria Piegari, nichée sous le pont d’une autoroute, à 200 mètres de l’hôtel.

— Pour moi, reprit le psychiatre, Joachim souffre de troubles schizophréniques. Dans son cas, c’est plus qu’un clivage. L’adulte abrite, véritablement, une autre… psyché. Une personnalité qui souffre peut-être d’un syndrome d’Asperger.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Hans Asperger est un des découvreurs de l’autisme, au même titre que Léo Kanner. Mais on n’a retenu son nom qu’à propos d’un profil spécifique décrit dans ses travaux. Un « trouble envahissant du développement », mais de « haut niveau ». L’enfant ne souffre pas de retard mental et parvient à s’exprimer correctement.

— Ce n’est pas le cas de Joachim.

— Son versant « civilisé » manie parfaitement le langage. Joachim parle le français, l’espagnol, l’anglais. Son côté sauvage continue d’expérimenter le langage, en le maniant à la manière d’un autiste.

— Ce syndrome d’Asperger correspond donc à un trouble autistique ?

Féraud ouvrit les mains.

— Les spécialistes ne sont pas d’accord. Mais la question n’est pas là. La question est : d’où lui vient ce trouble ? Est-il né avec ? Ou l’a-t-il contracté au contact d’une réalité très violente ?

— Vous voulez dire parmi le peuple de la forêt ?

— Ou même avant, avec le traumatisme du massacre familial. Les salades caprese arrivèrent. Ni l’un ni l’autre n’y prêtèrent attention.

— Pour moi, continua le psy, cela s’est passé en deux temps. Le sentiment de panique provoqué par le carnage de Campo Alegre a d’abord effacé en Joachim toute trace d’éducation humaine. Son cerveau est devenu une page blanche. L’apprentissage du peuple archaïque est venu ensuite marquer cette surface vierge.

— Vous voulez dire que son comportement, quel que soit le nom qu’on lui donne, porte avant tout l’empreinte du clan de la lagune ?

— Absolument. Son autisme n’est qu’une illusion. Le mal vient d’ailleurs. Du reste, est-ce vraiment un mal ou simplement le résultat d’une formation spécifique ? L’enfant-loup a grandi parmi des êtres sauvages. Il est devenu une concrétion, un concentré de cette culture du Premier Age. Souvenez-vous de son rituel. Le choix des victimes : les Vénus. L’alphabet pariétal. C’est en cela qu’il est unique. C’est pourquoi je dois l’interroger.

Jeanne était surprise par la logique de Féraud.

— Vous espérez donc le capturer vivant ?

— Bien sûr. Je dois le soigner.

— Vous voulez dire l’étudier.

— Je dois l’étudier pour le soigner. Il n’y a plus à douter, Jeanne. Nous nous acheminons vers une découverte majeure en matière d’anthropologie ! A travers Joachim. A travers le peuple de la forêt des Mânes !

Pour le calmer, Jeanne lui raconta sa conversation téléphonique avec Pénélope Constanza. Les objections d’une vraie spécialiste à propos des trouvailles de De Almeida.

— C’est elle qui le dit, fit Féraud en se renfrognant. Les révolutions dérangent toujours. Surtout dans le domaine scientifique. C’est la loi des paradigmes et…

— Les paradigmes n’ont rien à voir là-dedans. La forêt des Mânes est une lagune. Aucune découverte fossile ne peut survenir dans un tel bourbier.

— Mais ce n’est pas une découverte fossile ! C’est ça la révolution. Le crâne n’a pas vingt ans ! Le peuple archaïque existe toujours !

Jeanne tempéra encore :

— Tout cela doit être prouvé. Le crâne pourrait être un simple vestige cabossé, à qui on fait dire n’importe quoi. Nous n’avons pas vu le caryotype établi par Nelly Barjac. Rien ne dit qu’il existe, réellement, une différence avec les 23 paires de l’homme moderne.

— Et les meurtres ? Vous croyez qu’on tuerait tant de gens au nom d’une chimère ?

— On tue toujours pour des chimères. Vous confondez ce qui existe et ce que croit le tueur. Joachim pense peut-être préserver un secret. Celui de son peuple. Mais il y a de fortes chances pour que tout cela n’existe pas.

— Et son séjour en forêt ? Le modus operandi des meurtres ? Les convictions de votre jésuite ?

— Des preuves indirectes. Rien qui ne puisse démontrer concrètement la vérité.

— Vous parlez comme une juge.

Il croisa les bras et conserva le silence, boudeur.

— Féraud, reprit-elle d’un ton conciliant (Elle l’appelait par son nom de famille, elle détestait son prénom), chaque fragment de la Terre a été exploré, étudié, répertorié. On ne peut plus découvrir des petits peuples cachés au fond de la jungle. Et certainement pas préhistoriques. Je suis certaine qu’il existe une autre explication.

— En tout cas, siffla le psychiatre entre ses dents, la clé de l’énigme est au fond de la forêt.

— Nous sommes d’accord.

Il lâcha ses couverts et ouvrit à nouveau les mains.

— Alors quoi ? Nous y allons ?

Jeanne sourit. C’était la première fois qu’ils se posaient la question à voix haute. Plonger dans la forêt des Mânes. Se jeter dans la gueule du loup — quel qu’il soit.

— Je crois que nous n’avons pas le choix, fit-elle pour minimiser la gravité de la décision. Mais d’abord, nous devons nous rendre à Tucumán. Pour interroger Daniel Taïeb, le chef du laboratoire. Selon Pénélope Constanza, c’est l’homme qui connaissait le mieux Jorge De Almeida. Du moins, ses recherches.

— C’est loin ?

— Mille kilomètres au nord-ouest.

— On y va en avion ? Jeanne sourit encore.

— J’ai réservé les billets ce soir.

71

Lundi 16 juin, vol 1712 Aerolinas Argentinas. Ils avaient décollé dans la nuit, à 6 heures du matin. Ils arrivaient avec le lever du jour. A travers le hublot, Jeanne retrouvait la vraie nature de l’Argentine. Une terre, oui, mais vaste comme la mer. Sans obstacle ni limite. L’horizon était ici une asymptote déployée vers le ciel. Dans ce pays, on disait que les routes ne tournaient que dans un seul sens : vers le bas. Avec l’horizon.

A travers les nuages, Jeanne scrutait les champs, les pâturages, les forêts. Dans la clarté naissante de l’aube, chaque élément prenait une couleur crue. Les fleuves roulaient des flots vermeil. Les plaines distillaient des tons d’émeraude. Et, au-dessus, les sierras enneigées crevaient le jour avec leurs pics de neige. Le contraste entre glace et fertilité rappela un souvenir à Jeanne. La province de Tucumán était surnommée « l’Éden de l’Argentine ». Après des milliers de kilomètres d’aridité et de poussière, c’était la plus grande zone agricole nourrissant à elle seule une bonne partie de la population totale du pays.

Atterrissage. Sur le tarmac, le sentiment d’ouverture était plus intense encore. Le paysage s’offrait à 360 degrés. Quelle que soit l’orientation du regard, on se perdait à scruter la ligne fuyante de la terre, sans le moindre repère. Jeanne fut prise d’une sensation étrange. Une sorte de vertige… horizontal.

L’aéroport, c’était tout le contraire. Un format de poche. La salle de réception des bagages ressemblait à un vestibule. Le hall d’accueil à un salon. La sortie à un corridor. Féraud observait les autres voyageurs. Il paraissait déçu par leur banalité. Des ingénieurs. Des commerciaux. Des étudiants…

— Vous vous attendiez à quoi ? demanda Jeanne. Des Indiens avec des plumes dans les narines ?

— Je n’ai pas votre expérience, fit-il, vexé.

Les sacs arrivèrent. Jeanne les attrapa avant même que Féraud ne les aperçoive.

— Je n’ai pas d’expérience particulière mais je connais l’Argentine. Un pays qui a de grands rêves, un grand cœur, et des dettes plein les poches. Pas d’exotisme en vue. Les Argentins sont des gens comme vous et moi, la plupart originaires d’Europe, dispersés sur un territoire grand comme cinq fois la France. Vous savez ce qu’ils disent d’eux-mêmes ? « En Amérique latine, tout le monde descend des Indiens. En Argentine, tout le monde descend du bateau. »

Dehors, l’aurore était couleur de grenadine. Chaque détail, chaque surface, chaque matériau semblait porté à une incandescence extraordinaire. Pourtant, la température ne dépassait pas quelques degrés au-dessus de zéro et il planait dans l’air une odeur de terre humide et froide. La glaise du paysage restait encore à sculpter…

Grisée, Jeanne éclata de rire.

— C’est fou, non ?

Féraud ne répondit pas. Il marchait la tête dans les épaules, étourdi, portant — tout de même — les deux sacs. Jeanne avait envie de l’embrasser. Le fait d’être ici, avec lui, sur la trace d’un tueur cannibale et d’un clan d’hommes-singes, alors qu’ils ne se connaissaient pas deux semaines auparavant, la remplissait d’un sentiment romanesque.

Ils trouvèrent un taxi. Jeanne donna la direction du centre-ville. En priorité, dénicher un hôtel pour se doucher et poser les bagages. Mais elle ne parvenait pas à se concentrer sur ce projet à court terme. Le paysage l’arrachait à elle-même. Elle ouvrit sa vitre malgré le froid. Elle avait la gorge sèche, les yeux épuisés par l’immensité, la peau dorée par le soleil levant…

Elle se décida à demander au chauffeur :

Donde se encuentra un bueno hôtel ?

Sans se retourner, l’homme conseilla le Catalinas Park. Il ouvrit les doigts d’une main pour signifier que l’hôtel possédait cinq étoiles.

— Cinq étoiles ? murmura Féraud. Ça va nous coûter la peau ! Définitivement un radin…

— Ne vous en faites pas. Les étoiles tombent facilement du ciel en Argentine.

Elle avait raison. Le Catalinas Park, situé en face du Parque 9 de Julio, était un hôtel de seconde zone. Une architecture des années soixante-dix arborant des angles arrondis et un curieux auvent, qui ressemblait à une baignoire en plastique, suspendu au-dessus des portes vitrées.

L’intérieur était à l’avenant. Couloirs interminables. Petites portes blanches. Numéros dorés luisant comme des sucres d’orge. Jeanne avait la 432. Elle alluma le plafonnier et découvrit une piaule modeste aux murs peints couleur sable. Les rideaux, les draps, la moquette affichaient le même ton.

Elle sourit avec tendresse. La climatisation faisait un boucan du diable. Les ampoules électriques tournaient en sous-régime. Les cafards devaient l’attendre dans la salle de bains. Un vrai hôtel des tropiques. La ligne de l’équateur se rapprochait à nouveau…

Elle plongea sous la douche. Elle était encore couverte de savon quand le pommeau se tarit d’un coup. Elle sortit de la cabine en jurant. S’enroula dans une serviette trouée. S’observa une seconde dans le miroir. Ses cheveux rouges. Ses taches de son sur les épaules. Une nouvelle fois, elle se trouva pas mal. Pas mal du tout… Elle reprenait confiance en elle.

Elle enfila un boxer, un tee-shirt, un jean. Penser à acheter un pull. Mais d’abord, petit déjeuner. Ensuite, il faudrait partir à l’assaut de l’institut agronomique et trouver Daniel Taïeb, l’anthropologue fantôme.

Chercher un esprit à travers un Éden…

Plutôt intéressant, comme perspective d’enquête…

72

En fait de paradis, Tucumán était la capitale de nulle part. La ville était une sorte de labyrinthe sans début ni fin, alignant des blocs selon un schéma symétrique. Chaque carrefour projetait son réseau d’artères, engendrant à son tour de nouveaux carrefours, répliques du premier, et ainsi de suite. Une géométrie sans bord ni centre. Mais pas une ville fantôme hantée par le vent et le néant. Une cité agitée, au contraire, fourmillante, débordante de commerces et de vitalité. Ce matin-là, Tucumán grouillait de piétons, de voitures, d’autobus.

Jeanne et Féraud se rendirent d’abord à l’institut agronomique. Taïeb préparait une exposition dans un couvent du centre-ville. Ils repartirent vers la place de l’Indépendance. Jeanne scrutait les visages des passants. Des Indiens en majorité. Elle s’était trompée en évoquant l’origine exclusivement européenne des Argentins. Elle avait oublié ce que tout le monde oublie à propos de l’Argentine. Quand les Espagnols avaient débarqué sur ces terres, elles n’étaient pas inhabitées. Des groupes d’Indiens, des petites ethnies, en peuplaient toute la surface. Selon la règle occidentale, ces tribus avaient été massacrées, asservies, infectées, écartées de tout profit. Tucumán, capitale commerciale, regorgeait de ces laissés-pour-compte de la colonisation.

Plaza Independencia. Jeanne se retrouva en terrain familier. Une grande place typique d’une ville sud-américaine. Ses palmiers. Son palais du gouverneur avec ses lignes et ses ornements coloniaux. Ses cathédrales éclatantes. Ses passants prenant le soleil avec parcimonie sur les bancs, comme s’ils buvaient, à petites gorgées, une liqueur de lumière.

Ce qui frappait surtout, c’était l’absolue netteté du décor. Sous le ciel bleu cru, chaque détail avait la précision d’un motif de fer forgé, d’abord chauffé à blanc puis trempé dans de l’eau froide. Le moindre élément, le moindre visage était pétrifié entre la chaleur du soleil et la morsure du vent glacé.

Le monastère se trouvait dans une rue piétonnière adjacente à la place. Jeanne paya le taxi. Féraud était désormais son invité. Ils plongèrent dans la foule. Découvrirent, entre deux supermarchés, un couvent noir de crasse, qui déroulait fièrement une grande affiche : « DE LA PUNA EL CHACO, UNA HISTORIA PRECOLOMBINA. » D’après ses souvenirs, Puna et El Chaco étaient les noms de régions de l’est de l’Argentine. Ils se présentèrent au guichet et demandèrent à voir Daniel Taïeb.

On les guida à travers les lieux. La première salle était dédiée à l’exposition permanente. L’art sacré des premiers siècles de l’invasion espagnole. Des Enfants Jésus en bois peint ressemblaient à la poupée de Chucky. Des Vierges au visage blafard et aux cheveux de crin faisaient peur. Des statues de jésuites à longue barbe rappelaient des figures de popes, fanatiques et sacrifiés. Des calices, des croix, des bibles, des aubes évoquaient de vieux outils agricoles visant à semer et à cultiver la foi sur le nouveau continent…

La deuxième salle était plongée dans l’obscurité. Murs peints en orange. Cavités rétro-éclairées. A l’intérieur, des pointes d’obsidienne. Des pierres taillées. Des crânes humains. Jeanne lut les panneaux et trouva confirmation de ce que lui avait raconté Pénélope Constanza : pas un vestige de plus de 10 000 ans. La préhistoire américaine était toute jeune…

— Vous êtes les Français qui me cherchez ?

Jeanne découvrit dans le demi-jour orangé un petit homme au visage bronzé et au sourire de céramique. Une couronne de cheveux d’argent cernait son crâne chauve brillant comme un pain de cire. Daniel Taïeb portait sur l’épaule un escabeau.

Elle eut tout juste le temps de prononcer son nom et celui de Féraud. L’homme reprenait déjà la parole :

— Vous avez de la chance de tomber sur notre exposition. Nous avons réuni ici la collection la plus complète de vestiges de…

— Nous ne sommes pas archéologues. Taïeb écarquilla les yeux.

— Non ?

— Je suis juge d’instruction, à Paris, et mon ami ici présent est psychiatre.

Ses pupilles s’arrondirent encore. Ses iris ne cessaient de changer de teinte, passant du vert, au bleu, au gris. Ils avaient la vivacité des verres colorés d’un kaléidoscope qui, au moindre mouvement, se métamorphosent. Jeanne devinait que ces mutations traduisaient l’activité de sa pensée bondissante.

— Pourquoi êtes-vous ici ?

— Nous voudrions vous parler de Jorge De Almeida. Sa disparition est peut-être liée à une affaire de meurtres sur laquelle nous travaillons en France.

Il se cambra dans une posture de danseur.

— Je vois, je vois…, dit-il en ayant l’air de ne rien voir du tout. D’un geste sec, sans prévenir, il posa son escabeau. Une veste se matérialisa dans sa main.

— Allons boire un café.

Ils retournèrent sur la grande place. Jeanne, du coin de l’œil, observait le scientifique qui trottait sur la chaussée comme un cabri dans sa montagne. Taïeb devait appartenir à la communauté hébraïque de Tucumán, capitale commerciale qui compte une importante population juive. Il paraissait entretenir une étrange familiarité avec ses propres vêtements — jeans, chemise écossaise, veste de toile. Cela passait à travers le moindre geste. Il glissait une main dans une poche. Remettait en place le trousseau de clés à sa ceinture. Rajustait un pli de chemise. Tout était souple, complice, familier.

Il choisit un petit café à l’italienne, qui portait le nom de « Jockey Club ». Comptoir de marbre noir. Murs aux lambris de bois brun. Chaises et tables de bois clair. L’odeur du café brûlé y circulait avec intensité.

Ils s’installèrent au comptoir, perchés sur de hauts tabourets.

— Bon, fit l’anthropologue après avoir commandé des cafés, De Almeida était fou.

— Pourquoi parlez-vous de lui au passé ?

— Deux mois qu’il n’est pas revenu. Deux mois sans la moindre nouvelle. Cela me paraît une réponse, non ?

Son accent argentin était à peine compréhensible. Ses mots étaient avalés, marmonnés, recrachés, dans une langue rugueuse qui semblait tout droit sortir des sillons des champs autour de la ville. Les cafés glissèrent sur le marbre. Taïeb attrapa le sucrier et mit trois sucres dans sa tasse minuscule. Il avait la vivacité d’un poisson.

— Vous pensez qu’il est mort ?

L’anthropologue haussa une épaule, tournant sa cuillère.

— C’était inscrit dans son destin. De Almeida était possédé.

— Par quoi ?

— Cette région… Le Nordeste. Le Chaco…

— Nous savons qu’il avait fait là-bas des découvertes importantes.

— Tu parles. C’est ce qu’il prétendait. Mais il n’a jamais produit le moindre début de preuve.

— On nous a parlé d’ossements… Taïeb éclata de rire.

— Personne ne les a jamais vus. Il conservait jalousement ses vestiges. A moins qu’il n’ait rien trouvé du tout. Personnellement, c’est ce que je pense.

— Vous pourriez reprendre l’histoire depuis le début ? L’anthropologue tournait toujours sa cuillère.

— Au départ, Jorge est un prodige de l’UBA. L’université de Buenos Aires. Sa thèse de doctorat sur la migration des Sapiens sapiens par le détroit de Béring est tout de suite devenue une référence. Il a demandé à venir ici, dans notre labo de Tucumán. Nous l’avons accueilli à bras ouverts, pensant qu’il travaillerait sur nos chantiers. C’était seulement pour se rapprocher de son obsession : l’existence de vestiges paléolithiques dans le Nordeste, dans la province de Formosa. Une hypothèse ridicule.

Constanza avait déjà évoqué ces réserves. Taïeb avala son café d’un trait.

— Il a tout de même réussi à réunir les fonds pour un premier voyage, poursuivit-il. En 2006. Un périple de plusieurs mois.

— Il a découvert quelque chose ?

— Je vous le répète : il n’a rien voulu montrer. Mais il disait qu’il était sur un gros coup. C’était son expression. Un gros coup. Il considérait nos travaux avec pitié. Comme si nos fouilles étaient obsolètes.

— Il est reparti l’année suivante, non ?

— Oui. Il a disparu un mois de plus. Puis il est revenu, beaucoup plus calme. Trop, même.

— Trop ?

— Il avait l’air d’avoir… peur. C’est ça. (L’anthropologue parut réfléchir.) Il semblait avoir peur de ce qu’il avait vu.

— Il ne vous disait toujours pas de quoi il s’agissait ?

— Non. Il prétendait qu’il devait d’abord faire des analyses. Contacter les partenaires adéquats. Selon lui, sa découverte était si énorme qu’il devait agir avec prudence. Il donnait surtout l’impression d’avoir attrapé la fièvre des marais.

— Vous n’avez jamais su de quoi il retournait ?

Taïeb ne répondit pas aussitôt. Le sifflement des machines à café remplit son silence. Le claquement des tasses. Le brouhaha des voix. Il commanda un autre café. Il paraissait se repasser ses propres souvenirs, les pupilles fixes.

— Bien sûr que si. Il n’a pas résisté. Il avait soi-disant trouvé des preuves redéfinissant totalement la préhistoire américaine. L’homme ne serait pas apparu ici il y a 10 000 années mais il y a 300 000 années !

— Cela signifie qu’il avait découvert des vestiges de Proto-Cro-Magnons.

L’anthropologue leva un sourcil, soudain méfiant. Comme si Jeanne lui avait caché qu’elle était une spécialiste de la paléontologie.

— Je ne suis pas une experte, atténua-t-elle. Je me suis renseignée, c’est tout.

— C’est ça, reprit-il en hochant la tête. Il prétendait avoir exhumé un crâne d’adolescent présentant des similitudes avec ceux des Homo sapiens archaïques. Selon lui, son crâne comportait tous les traits significatifs de cette famille. On parle là d’êtres qui peuplaient l’Afrique il y a plus de 300 000 années. En Argentine !

Le nouveau café arriva. Sucrier, sucres, cuillère…

— Ces suppositions sont, physiquement, impossibles, reprit-il.

LHomo sapiens sapiens est né en Afrique. Il s’est ensuite disséminé en Europe et en Asie. Puis il a rejoint le continent américain, à pied sec, par une bande de terre qui traversait le détroit de Béring, alors que le niveau de la mer avait baissé. Nous ne connaissons pas les dates exactes mais on suppose que le phénomène s’est produit il y a entre 20 000 et 30 000 ans. Ensuite, ces premiers hommes se sont dispersés dans tout le continent américain. L’hypothèse de De Almeida est donc absurde, à moins de supposer que des phénomènes climatologiques que nous ignorons aient asséché la mer de Béring à d’autres périodes, plus reculées. Ou d’imaginer que certains Proto-Cro-Magnons aient été, à ce moment-là, de solides navigateurs.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas, en effet ? À condition d’avoir des preuves. Pour l’instant, aucun travail scientifique n’a produit le moindre fait allant dans ce sens.

Ainsi, Daniel Taïeb l’admettait lui-même, ses restrictions seraient tombées s’il avait tenu entre ses mains des indices tangibles.

— Revenons aux fouilles de De Almeida.

— Il a voulu repartir là-bas une troisième fois. Mais ni notre labo ni l’UBA n’a accepté de lui financer son expédition.

— Il s’est financé lui-même ?

— Exactement. Il voulait encore vérifier certains faits. Et voilà le résultat. Volatilisé. Aucun résultat. Un fou de plus sacrifié pour la cause.

— Vous avez mené des recherches pour le retrouver ?

— Bien sûr. Mais où exactement ? Comme tous les chercheurs, De Almeida cachait ses localisations. Sa piste s’arrête à un minuscule village, Campo Alegre, à 200 kilomètres au nord de Formosa.

— La forêt des Mânes, ça vous dit quelque chose ?

— Non. C’est dans ce coin-là ?

Jeanne se décida à boire son café. Tiède. Taïeb tournait toujours sa cuillère, pensivement. Il paraissait lire, non pas l’avenir, mais le passé au fond de sa tasse. Elle sentit qu’elle pouvait encore attraper quelque chose. L’instinct du juge. Elle n’eut même pas à relancer le scientifique :

— Le plus drôle, c’était que De Almeida ne prétendait pas seulement avoir décelé les traces de la première présence humaine sur le continent. Il affirmait avoir découvert l’origine du mal.

— L’origine du mal ?

— Selon lui, ses fouilles l’avaient amené à un sanctuaire. Une sorte de scène de crime. Le crâne d’un adolescent et son squelette étaient entourés d’autres vestiges. Des os appartenant à des adultes d’une quarantaine d’années. Ces os portaient des marques spécifiques. Ils avaient été brisés, raclés, dépecés au silex. Je ne vous fais pas un dessin.

— L’adolescent était cannibale ?

— Oui. Mais il y avait un autre détail… De Almeida avait soi-disant fait analyser l’ADN de ces ossements — ce qui, soit dit en passant, ne tient pas debout : on ne peut pas retrouver de séquences génétiques sur des vestiges aussi anciens, mais bon…

Jeanne se dit qu’il n’y avait là aucun miracle — pour la simple raison que les ossements étaient tout récents.

— Ses résultats dépassaient l’entendement.

— Pourquoi ?

— Les os des victimes et ceux de l’adolescent appartenaient au même groupe génétique. Notre Proto-Cro-Magnon avait dévoré sa propre famille. Ses frères. Ou son père. Madré Dios ! Selon De Almeida, ils se bouffaient entre eux !

Un sifflement de vapeur traversa la salle.

Des fracas de tasses et d’assiettes. Pas assez forts toutefois pour que Jeanne n’entende Féraud murmurer :

Totem et tabou…

73

1 200 kilomètres séparent Tucumán de Formosa.

Environ vingt heures de route.

L’homme qui leur avait loué la voiture — une Toyota Land Cruiser Station Wagon V8 — les avait prévenus. Il ne fallait pas s’attendre à une partie de plaisir. Souvent, la route asphaltée se transformait en simple piste. Parfois même à une seule voie. Dans ce cas, quand on croisait un camion, c’était la roulette russe.

— Je ne peux vous louer mon véhicule que jusqu’à Formosa, avait-il conclu. Après, il faudra voir avec les locaux. Là-bas, c’est le bout du monde.

Jeanne connaissait le pays. Pour qu’un Argentin utilise une telle expression, il fallait vraiment que Formosa batte des records en matière de solitude et de dénuement. C’était encore elle qui avait payé. Elle ne réfléchissait plus à son compte en banque. Il avait fallu régler en liquide. Les Argentins n’aiment pas les cartes bleues. L’empire sans limite du paiement magnétique a trouvé ses limites, justement, en Argentine. Elle avait dû chercher une banque. Remplir des bordereaux. Contacter sa propre agence, à Paris. Tout cela avait pris l’après-midi.

On avait préparé le 4 x 4. Remis le compteur kilométrique à zéro. Fait connaissance avec le chauffeur — ils ne l’avaient pas demandé mais, en Argentine, le temps d’un homme coûte moins cher que l’usure d’un véhicule. On loue donc les voitures avec chauffeur, pour garder un œil sur le vrai trésor : l’engin à quatre roues.

Maintenant, ils filaient à pleine vitesse. Le crépuscule s’en donnait à cœur joie. Rouge. Flamboyant. Incandescent. Jeanne avait ouvert sa vitre. Cette fois, une odeur de terre cuite planait dans l’air. Le ciel lui-même paraissait saturé de poussières de brique. Elle contemplait les champs cultivés qui défilaient. Blé. Maïs. Canne à sucre. C’était l’hiver. Il faisait glacial. Pourtant, toute la nature semblait enceinte.

Ils étaient installés à l’arrière. Féraud s’était endormi. Il ne cessait de glisser sur son épaule. Chaque fois, elle le repoussait en douceur, sentant sa frêle ossature à travers sa chemise. Un adolescent dans un bus scolaire. Elle se souvenait d’une scène similaire dans un roman de Françoise Sagan, Aimez-vous Brahms ? L’histoire d’une femme « d’un certain âge » qui s’amourachait d’un jeune homme. En était-elle là ? Non. La gravité de leur expédition — pour ne pas dire son côté suicidaire — l’avait remise d’aplomb. Dans cette affaire, elle était avant tout juge. Une magistrate à la tête froide qui filait jusqu’aux confins de sa mission…

De temps à autre, elle quittait des yeux le paysage pour observer le chauffeur dans le rétroviseur. L’homme était un métis. Mi-indien, mi-européen. Il portait sur ses traits toutes les alliances de l’histoire argentine. Le lent mélange des sangs. Le flux des migrations. Son visage était une carte. Une carte du temps. On y lisait les conquêtes, les batailles, les mariages du pays…

Elle s’installa dans ses réflexions. A tort ou à raison, elle considérait que le témoignage de Taïeb marquait un tournant. Du moins, l’hypothèse « haute » gagnait des points. Un peuple archaïque. Un clan cannibale. Un groupe fondé sur la consanguinité, l’inceste, le parricide… Qui avait trouvé refuge dans des forêts inaccessibles. Et qui évitait, depuis des millénaires, tout contact avec l’espèce humaine « évoluée ».

L’impossible se dessinait.

Et l’impossible avait accouché d’un monstre : Joachim.

Une station-service apparut au bord de la route.

Après des heures de néant, les deux pompes à essence et le bâtiment défraîchi faisaient figure d’événement majeur. Jeanne sortit pour se dégourdir les jambes et se soulager. Elle retrouvait ici une sensation oubliée. Déjà vécue au Pérou, au Chili, en Argentine. Sur ces terres désertiques, une station-service n’est pas cernée par le fracas du trafic mais nimbée de silence. Comme auréolée par lui, à la manière d’une île cernée par la brume. Ou d’un sanctuaire investi d’un parfum de sacré…

De retour à la voiture, Jeanne croisa deux Indiens accroupis sur le perron du bâtiment. Impassibles, les cheveux jusqu’aux épaules, ils distillaient une odeur mêlée d’herbes coupées et de lait fermenté. Dans la flaque de lumière électrique, leurs visages se détachaient comme des petits boucliers sombres. Leurs traits évoquaient des motifs sculptés dans le bois de cactus. Des sculptures conçues pour effrayer. Les yeux surtout, si effilés qu’ils ressemblaient à deux blessures, provoquaient une terreur sourde, comme clandestine. A l’insu de soi.

L’un d’eux sirotait du maté à l’aide d’une pipette de fer plantée dans un gobelet noir. A ses côtés, la thermos reposait, permettant d’avoir toujours sous la main de l’eau brûlante. Jeanne se souvint que le Nordeste était la région traditionnelle de la culture de la yerba maté.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

Féraud, débraillé, ensommeillé, avait la gueule plus froissée encore que sa veste.

— Il boit du maté.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une décoction de plante. Un truc très amer. Typique de l’Argentine.

L’Indien passa la pipette à son voisin, qui aspira à son tour sans la moindre expression.

— C’est un coup à attraper de l’herpès, blagua le psy d’un ton dégoûté.

Jeanne commençait à le trouver très con. En tout cas trop mesquin pour la grandeur de l’Argentine. Mentalement, elle dit adieu aux deux Indiens, qui ne leur avaient même pas jeté un regard. C’était comme si elle percevait le grand vide qui les habitait. Une liberté sans nom ni frontière, qu’ils partageaient avec le paysage. Ils ne possédaient pas les garde-fous de la vie bourgeoise. Leur esprit était sans contrainte. Ils tutoyaient les dieux, l’infini. Leurs seules limites étaient l’horizon et les saisons.

Nouveau départ.

Depuis longtemps, le bitume avait cédé la place à la terre battue. Jeanne s’était installée à l’avant. Le relief ne laissait aucun répit. Dès que la voiture accélérait, les vibrations commençaient, s’insinuant entre les chairs et les os. Puis, soudain, la piste devenait sablonneuse. On glissait dans des travées fluides, donnant la sinistre impression de s’affaisser dans son propre corps.

Jeanne attrapa la carte. Elle voulait étudier l’itinéraire. S’orientant vers l’est, une seule route s’incurvait vers le sud, dessinait une large boucle, puis remontait vers le nord, à travers la province de Santiago del Estero. Jeanne imaginait les minuscules villages qui apparaîtraient tous les cent kilomètres…

Elle se réveilla à 2 heures du matin. Elle n’avait rien vu. Coup d’œil au compteur. 700 kilomètres. Elle avait ouvert les yeux par instinct. Comme si elle avait pressenti l’imminence du seul événement de cette nuit : un croisement. De la ruta 89, on passait à la ruta 16, aux abords du village Avia Teray. Le chauffeur, toujours cramponné à son volant, tourna à droite. Cette unique manœuvre marquait plus ou moins l’entrée dans une autre province : le Chaco. « La chasse », en langue indienne…

Jeanne attrapa de nouveau la carte. Ils filaient maintenant en direction de Resistencia. Puis ce serait la ruta 11. 200 kilomètres encore et, enfin, Formosa… Au fond de son esprit ensommeillé, une blague lui revint. A Buenos Aires, on disait que pour régler le problème des retraites, il suffisait d’envoyer les vieux en vacances. En hiver, en Terre de Feu. En été, à Formosa. Ils mourraient, selon leur choix, de froid ou de chaud. Une autre légende circulait selon laquelle on ne pouvait travailler que la nuit dans le Nordeste, tant la journée était un enfer…

La carte lui échappa des mains. Elle succomba à nouveau à l’endormissement. Alfonso Palin et Joachim apparurent dans l’obscurité. Joachim était encore l’enfant de la photographie. Peau couverte de fragments d’écorce, de feuilles, de poils collés par la salive et la crasse. Son père se tenait derrière lui. On apercevait sa chevelure argentée et, dans l’ombre, une courbe étrange, un sillage musclé… Alfonso Palin était un centaure. Mi-homme, mi-cheval. L’homme et son fils étaient des créatures mythologiques…

74

Formosa, avec ses palmiers et ses bâtiments fraîchement repeints, ressemblait à une station balnéaire. Lorsqu’on parvenait à son extrémité, c’était pour buter contre le fleuve Paraguay, gris, bourbeux, qui se confondait avec l’horizon. Au loin, quelques buissons flottaient sur ses flots lourds, rappelant qu’il ne s’agissait pas d’une mer mais d’un intermonde, entre ciel et eau. Tucumán était située au milieu de nulle part. Formosa au bout de nulle part.

Le chauffeur les déposa devant l’Hôtel Internacional, le seul destiné aux étrangers. La bonne surprise était la température. Au mois de juin, la fournaise du Nordeste s’atténuait. Entre 20 et 30 degrés. Le métis, toujours sans un mot, déposa leurs bagages dans le hall de l’hôtel et disparut. Il allait s’envoyer les vingt heures de retour dans la foulée. Sans le moindre repos. L’aptitude à couvrir de telles distances appartient à l’héritage génétique des Argentins. L’espace, la solitude, le temps distendu coulent dans leurs veines.

Jeanne prit deux chambres et paya d’avance. Ils s’installèrent. Les piaules étaient à l’image de la ville. Vastes. Tropicales. Arides. Jeanne brancha la climatisation. Ouvrit ses rideaux et contempla le fleuve qui se déployait sous ses fenêtres. Par temps très clair, on devait sans doute apercevoir les rives du Paraguay, le pays au fond du ciel. Mais ce jour-là, dans la clarté brumeuse de midi, cette terre prenait l’irréalité d’une Atlantide inaccessible.

Jeanne avait demandé à Féraud de lui foutre la paix au moins une heure. Délai raisonnable pour trouver une nouvelle voiture et un nouveau chauffeur. Elle appela la réception. Existait-il un office du tourisme ? Non. Toutes les agences de voyage se résumaient à un seul homme, qui ne possédait qu’un prénom : Beto. Jeanne composa son numéro. L’agent décrocha à la deuxième sonnerie comme s’il n’attendait que ce coup de fil. Jeanne présenta le projet. Beto était libre. Il était prêt. Il était d’accord. Pouvait-elle le rencontrer pour lui expliquer en détail le périple ? Aucun problème. Il serait à la réception de l’hôtel dans les prochaines cinq minutes. Elle venait de battre un record de rapidité pour l’organisation d’un voyage.

Jeanne s’accorda tout de même quelques minutes sous la douche et se changea avant de descendre dans le hall. Le dénommé Beto était déjà là. Sa première idée fut celle d’un scout sur le retour. La quarantaine, l’homme était coiffé d’un large chapeau, vêtu d’une chemise et d’un short kaki. Des grands bras, des chaussettes remontées jusqu’aux genoux, une mine réjouie complétaient le tableau.

L’homme lui fit la bise. Cela déplut à Jeanne, bien que ce fut une tradition en Argentine. Elle lui proposa de s’installer dans la salle du restaurant de l’hôtel. Il était 13 heures. Le service battait son plein mais ils trouvèrent une table libre. Jeanne avait demandé une carte à l’accueil, couvrant le Nordeste de l’Argentine. Elle la déplia et avertit Beto : elle ne voulait visiter ni les chutes d’Iguazú ni les ruines de San Ignacio (dans la province de Misiones), les seules attractions de la région. Et encore, situées chacune à plus de 1 000 kilomètres.

Le scout ôta son chapeau.

— Non ?

— Non. Je veux aller à Campo Alegre.

— Il n’y a rien à voir là-bas !

— C’est pourtant cette direction que je veux prendre.

— Pour quoi faire ?

— Pour rejoindre la forêt des Mânes.

— C’est inaccessible.

— Dites-moi plutôt comment on peut y arriver. Beto soupira, puis posa son index sur la carte.

— Nous sommes ici, à Formosa. Si je vous emmène là-bas, il faudra prendre la route 81. Quand je dis « route », c’est pour faire moderne. Il s’agit d’une piste, le plus souvent impraticable.

— Ensuite ?

Beto déplaça son index.

— On roule comme ça 200 kilomètres. A ce point précis, ici, à Estanislao del Campo, on descend vers le sud-est, par un sentier, jusqu’à Campo Alegre.

— Combien de temps pour parvenir là-bas ?

— Plus d’une demi-journée.

— Et pour la forêt des Mânes ? Il gratta sa barbe naissante.

— Il faut que je me renseigne. On ne m’a jamais demandé ça. La seule voie possible, à mon avis, c’est le fleuve. Le Bermejo. Vous savez ce que ça veut dire, non ? « Vermeil. » On l’appelle comme ça à cause de sa couleur. Je crois qu’une barge le remonte jusqu’au Paraguay.

— Une barge, très bien.

— Attendez de la voir.

— On pourra nous déposer dans la forêt ? Beto éclata de rire.

— La barge ne s’arrête pas ! On parle de milliers d’hectares de terres inondables. D’un réseau inextricable de marais et de yungas. Totalement inhabités.

— De yungas ?

Beto prononçait « jungas » mais Jeanne devinait que le terme s’écrivait « yungas ».

— Des forêts subtropicales. La plupart sont immergées. Bourrées de caïmans, de piranhas, de sables mouvants. Même les gardes forestiers ne s’aventurent pas dans cette région. Un vrai merdier. Ce sont des terres qui changent constamment de morphologie, vous comprenez ?

— Non.

— Des îles flottantes, plus ou moins reliées entre elles. On les appelle les embalsados. Vous prenez un chemin. Vous vous repérez à tel ou tel signe. Quand vous revenez, tout a changé. Les arbres, les terres, les cours d’eau ne sont plus aux mêmes places.

Jeanne regarda la zone verte de la carte. Un labyrinthe de flotte, de faune et de flore changeant constamment de topographie. Peut-être le secret de la survie du peuple des Mânes…

— Je vois des noms, ici. Ce sont des villages ?

Señora, nous sommes en Argentine. Vous voyez un nom sur la carte. En général, il n’y a rien de plus une fois sur place. Une pancarte plantée dans la boue. Ou un vestige d’enclos.

— Et Campo Alegre ?

— Il existe encore quelques baraques, oui. Mais le nom est surtout connu à cause d’un camp militaire fermé depuis les années quatre-vingt-dix. Pourquoi vous voulez aller là-bas ?

Prise de court, Jeanne évoqua la rédaction d’un livre sur les derniers mondes vierges.

— Vous avez du matériel audiovisuel ?

— Seulement un appareil photo.

Beto paraissait sceptique. Jeanne scrutait toujours la carte. Le nom « Selva de las Aimas » était noté. Elle se demanda soudain pourquoi Joachim lors de la séance d’hypnose, et avant lui Roberge dans son journal, avaient traduit en français ces termes par « forêt des Mânes ». « Ames » et « Mânes » ne signifient pas tout à fait la même chose…

— Il y a des légendes, répondit Beto à la question. Pour désigner les esprits de la forêt, on utilise plusieurs mots. Aimas (âmes). Espiritus (esprits). Fantasmas (fantômes). En réalité, il s’agit encore d’autre chose… Les Indiens disent de cette forêt qu’elle est « non née ». C’est un monde d’avant les hommes. Les esprits « non nés » se déplacent sur les embalsados parce qu’ils sont eux-mêmes des « âmes errantes ».

— Les esprits, on sait à quoi ils ressemblent ?

— Certains Indiens disent que ce sont des géants. D’autres parlent de nains. Il y a une version plus moderne, qui dit que ce sont les âmes des prisonniers de la base, que les militaires balançaient par avion dans les lagunes et qui ont été dévorés par les caïmans.

Jeanne comprenait pourquoi Roberge avait résumé toutes ces croyances par le terme de « Mânes ». Dans l’Antiquité, les Romains désignaient sous ce nom les âmes des hommes séparées de leurs corps. On les vénérait une fois dans l’année lors d’une célébration. Les Mânes sortaient alors des Enfers par une faille ménagée exprès dans chaque sépulture…

— Mais personne ne les a jamais vus ?

Señora, ce sont des légendes d’Indiens illettrés. Ils adorent ce genre d’histoires. Ils parlent de gardes forestiers disparus mystérieusement. De vols de matériel… J’ai été à l’université de Resistencia et rien ne…

Elle n’écoutait plus le discours rationaliste de Beto. Les mythes sont nourris de faits anciens, réels, mais déformés, amplifiés par l’esprit humain. Les légendes de Campo Alegre constituaient peut-être des traces, des indices démontrant la réalité du peuple archaïque. Un peuple vivant sous le joug d’Éros et de Thanatos, le désir et la pulsion de mort. Avec une nette préférence pour Thanatos, le dieu de la destruction.

— Combien pour aller là-bas ?

Señora, roucoula-t-il, ce n’est pas une question d’argent.

La phrase signifiait exactement le contraire. Elle réfléchit aussitôt. Elle allait devoir répéter le manège de Tucumán. La banque. Le cash. Vider ses comptes jusqu’au dernier euro. Sans réfléchir. Sans se retourner.

Et peut-être, l’idée la frappa pour la première fois : ne jamais revenir.

75

Un enfer de palmes. Le paysage offrait maintenant cette unique perspective. Des centaines, des milliers, des millions de palmiers. À perte de vue. Des ramures à l’infini, aiguës comme des baïonnettes. Séchées. Brûlées. Carbonisées. Des pointes qui crevaient les yeux. Des lames qui s’enfonçaient dans les chairs. Jusqu’à ouvrir les artères. Jusqu’à ce que le sang soit rendu au maître absolu : le soleil…

Au pied de ce foisonnement s’étendait un réseau inextricable de buissons, de branches, de lianes. Une trame aussi fine et grise qu’une toile d’araignée, à travers laquelle passait un air invisible et brûlant. La terre affichait un ton de brique. Le ciel était d’un bleu pur, avec des flottilles de nuages se détachant, très nettes, comme dans les tableaux du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Watteau. Poussin. Gainsborough… Des copies de nuages dont on aurait conservé ici les originaux, archivés dans l’azur d’Argentine.

Jeanne, éblouie, comptait les signes de vie, humaine ou animale. Il n’y en avait pas beaucoup. Des poteaux électriques disloqués par la convexion de l’atmosphère. Des piquets d’enclos. Des nandous, les autruches d’Argentine, qui trottinaient dans la brousse. Ou encore, sur la piste même, des cadavres de lézards gonflés par la chaleur.

Ses manœuvres financières lui avaient pris plusieurs heures. Pendant ce temps, Beto avait préparé sa voiture — une Jeep Land Cruiser qui n’en était pas à sa première expédition mais était mûre pour la dernière. Il s’était procuré le matériel nécessaire pour camper dans la jungle. Tente. Cantine. Machettes. Bœuf séché. Légumes déshydratés. Arachides…

À 16 heures, ils avaient quitté Formosa sans se retourner.

La piste était de plus en plus mauvaise. Elle tremblait. Se creusait. Bondissait. Comme agitée par une vie propre. La Jeep n’épousait pas ses reliefs. Elle les affrontait. Vibrait. Chantait. Résonnait en retour. Avec, aux percussions, le barda de l’expédition dans le coffre.

Insensible à la monotonie du paysage, au bruit, à la chaleur, Beto parlait sans discontinuer. Il décrivait les rares attractions de la région. Exposait les problèmes politiques de la province. Évoquait l’artisanat des Indiens…

Jeanne l’arrêta sur ce sujet. Elle voulait vérifier un détail :

— L’ethnie de la région, ce sont les Matacos, non ?

— Ne les appelez jamais comme ça. C’est un nom méprisant que les Espagnols leur ont donné. Le mataco, c’est un petit animal qu’on trouve dans la brousse. Eux s’appellent différemment, selon leur tribu. Les Tobas, les Pilagas, les Wichis…

— Comment sont-ils ?

— Dangereux. Ils ont toujours refusé l’invasion espagnole. Formosa est la dernière province à avoir été conquise. La capitale n’a même pas un siècle…

— Comment vivent-ils ?

— A la manière traditionnelle. Chasse, pêche, collecte.

— Ils utilisent l’urucum ?

— Le quoi ?

— Une plante dont on extrait la graine rouge pour s’enduire le corps.

Sous le chapeau, les yeux du scout s’allumèrent.

— Bien sûr ! On l’appelle différemment ici mais ils s’en servent lors des cérémonies.

Chaque lien se nouait désormais. Et se resserrait, agissant comme un garrot.

— Les Indiens, reprit-elle, ils vont parfois dans la forêt des Mânes ?

— Seulement aux abords. Ils en ont peur.

— A cause des fantômes ?

Beto fit une moue mitigée, censée exprimer la complexité de la réponse.

— C’est plus… symbolique que ça. Pour eux, la forêt, avec ses embalsados, est l’image même du monde.

— Comment ça ?

Beto ne cessait de lâcher son volant pour s’exprimer — il le rattrapait in extremis, avant que la Land Cruiser ne verse dans le décor.

— Faites une expérience. Posez une question aux Indiens un matin. Vous obtenez une réponse. Le lendemain, posez la même question. Vous obtiendrez une autre réponse. Leur perception du monde est mouvante, vous comprenez ? Exactement comme la forêt et ses terres qui ne cessent de changer de forme et de place.

Aux environs de 19 heures — la nuit était tombée —, Jeanne demanda à s’arrêter : une envie pressante. Avec la nuit, le froid était revenu. Elle se fit la réflexion que le Chaco était situé au sud à la même distance de l’équateur que le Sahara, au nord. C’était la même dualité de l’hiver : brûlant le jour, glacial la nuit.

Elle se résolut à s’aventurer derrière les premiers arbres. Elle grelottait déjà. Elle s’accroupit parmi les taillis quand un cri lui figea le sang. Un raclement rauque, grave, terrible. Un rugissement à la fois proche et ample, qui paraissait résonner partout dans la brousse.

Jeanne se releva vite fait parmi les herbes hautes. C’était le cri du cabinet de Féraud. Le cri dont parlait l’éthologue Estevez à Pierre Roberge. Le cri des singes hurleurs. Il n’y avait rien ici de plus banal — mais ce fut comme si Joachim était sur ses pas.

Elle se précipita vers la voiture. Beto, toujours en short, mais emmitouflé dans une parka, sirotait du maté, appuyé sur le capot de la voiture. Féraud s’étirait et se détendait les jambes. Leurs visages étaient couverts de poussière rouge. Jeanne devinait qu’elle était dans le même état.

— Vous avez entendu ?

— Bien sûr, fit Beto, paille entre les dents.

— Ce sont les singes hurleurs ?

— Ils pullulent dans la région.

Beto ne paraissait pas du tout effrayé. En bon accompagnateur, il ajouta :

— Ils sont inscrits dans le Guiness Book comme « l’animal le plus bruyant de la création » et…

Jeanne considéra ses deux compagnons d’armes. Avec son chapeau de gaucho, qui semblait avoir été acheté au duty free de l’aéroport, et sa tenue d’explorateur à la Indiana Jones, Beto était à mille lieues du guide local, malin et débrouillard. Quant à Féraud…

Je remonte le fleuve avec eux et je les plante là avant d’attaquer la forêt…

76

Campo Alegre était une ville fantôme. Ou plutôt, un fantôme de ville. Ils l’atteignirent aux environs de minuit. Des rues en terre battue, empoussiérées. Des cahutes de parpaings ou de ciment. Des chiens rachitiques, vautrés, assommés par la journée de soleil, frissonnant maintenant dans la nuit. Des soldats dépenaillés, non moins vautrés, semblant attendre une relève qui ne viendrait jamais.

Tout cela apparaissait à la lueur des lampes tempête posées sur les seuils. Mais plus que l’obscurité, c’était une vacuité diffuse, puissante, menaçante, qui planait ici. Campo Alegre, la ville que rien ni personne ne semblait habiter. La ville sans raison d’être. Qui pouvait disparaître en un coup de vent. Ou une crue de boue. Au bout de la rue principale, il y avait un motel. Une série de chambres alignées, construites en briques peintes. Des bourrasques brutales, sporadiques, secouaient la poussière, charriant des palmes et des feuilles, comme si la nuit avait toussé et craché.

— Ça n’a pas l’air terrible comme ça, fit Beto en se garant sur le parking. Mais c’est confortable à l’intérieur.

Ils descendirent de la Jeep. La température avait encore baissé. Proche de zéro. Chaque particule de nuit était une morsure. En face de l’hôtel, un groupe de femmes emmitouflées stationnaient autour d’un brasero. Leur raison sociale ne faisait aucun doute. Derrière les nuages de buée de leurs lèvres, leur maquillage outrancier ressemblait à un masque de glaise peinte.

Le guide annonça qu’il dormirait non loin de là, dans une cabane appartenant à un cousin. Rendez-vous fut pris pour le lendemain matin, 7 h 45. La barge pour le Paraguay partait à 8 h 30.

Jeanne effectua les procédures d’inscription dans un état de demi-somnolence. Le registre. Les passeports. Le paiement d’avance. Les clés. Ses gestes étaient mécaniques. Sa conscience hagarde. Elle renonça à la perspective d’un dîner, même expédié, avec Féraud. Elle le salua et gagna sa chambre.

Quatre murs gris. Un lit affaissé. Une couverture râpée. Un plafonnier à faible voltage. La salle de bains se limitait à une cabine de douche en plastique. Elle consulta son portable. Pas de message mais encore du réseau. Elle n’était pas sortie du monde civilisé. Pas tout à fait.

Elle accepta avec gratitude le filet d’eau qui lui permit de se dépoussiérer. Elle éteignit la lumière et s’effondra sur le lit. Dès qu’elle ferma les yeux, elle revit les palmiers, les taillis, les épines… Une trame dont la logique interne était le feu, la sécheresse, la cruauté. Ses membres tremblaient encore des vibrations de la Jeep. Elle était habitée par cette savane infinie…

Pourtant, elle se sentait bien. Épuisée. Engourdie. Grisée. Tout lui semblait loin. L’imminence du danger. La présence de Joachim. Le mystère de la forêt… Ces sujets d’angoisse n’avaient plus de prise sur son esprit. Elle ne savait même plus vers quoi elle marchait… Ce dont elle était sûre, c’était que ce voyage modifiait sa vie. Forgeait son âme. Cari Jung avait écrit : « La névrose est la souffrance d’une âme qui cherche son sens. » Peut-être avait-elle découvert le sens de son âme… Jusqu’à maintenant, elle avait concentré ses forces sur Éros. La recherche de l’amour. Elle avait surtout trouvé la mort. La violence. Thanatos. C’était lorsqu’elle était juge qu’elle était la plus cohérente…

Elle ramassa son corps sous la couverture. Ses pensées dérivaient. Elle revit ses dernières nuits solitaires à Paris. Quand elle écoutait les enregistrements numériques. Quand elle se masturbait dans les ténèbres… Elle ressentit à nouveau la honte, l’amertume de ces heures… Mais elle n’en était plus là. Des jours qu’elle ne s’était pas touchée. Sa conscience aiguë ne s’arrêtait plus à ces bourbiers incertains. Au cœur du cauchemar, elle se sentait lavée. Purifiée. Incarnée dans sa quête du mal.

Maintenant, Joachim est là. Dans la chambre.

Noir. Immobile. Arc-bouté à l’extrémité du lit. Encore une fois, il ressemble au portrait photographique. Sa peau est couverte d’écaillés de bois, de feuilles et de poils. Sa bouche ruisselle de sang. Ses yeux, cruels, veinés de folie, tournent sans la voir. L’adolescent tremble sur place, comme transi de froid.

Il n’est pas seul.

Derrière lui, la silhouette du père. Grand, mince, immobile. Sa chevelure forme une tache claire dans l’obscurité. Dans son rêve — parce qu’elle est en train de rêver —, Jeanne craint que le père ordonne à son fils d’attaquer.

Mais l’enfant-loup s’approche en douceur. Elle peut détailler son visage immonde. Entendre sa respiration. Un râle. Un raclement. Comme si ses cris quotidiens avaient brisé quelque chose au fond de son système respiratoire. Jeanne est exsangue. Inerte. Impossible de bouger…

Joachim tend sa main inversée. Ses ongles incurvés frôlent la figure de Jeanne. Il se penche vers elle. Son haleine sent l’humus, les racines arrachées, le sang. Il la flaire. La renifle. Elle descend toujours plus profondément dans son propre sommeil. Sereine. Apaisée. Détendue. Elle vient de comprendre qu’il ne lui fera pas de mal. Il la respecte. Il la vénère…

Elle est sa déesse. Sa Vénus.

Et par là même, elle est intouchable…

77

7 h 45.

Jeanne se redressa d’un bond. Les chiffres brillaient sur l’écran de son cellulaire. L’heure à laquelle elle avait donné rendez-vous à Féraud et Beto pour le petit déjeuner. Elle sauta dans son jean. Enfila un tee-shirt. Deux polos. Jaillit dehors.

Le soleil était là. Un soleil blanc, froid, vigoureux. Jeanne se frotta les bras pour se réchauffer et cogna à la porte de Féraud. Pas de réponse. Elle frappa plus fort. Le psy vint enfin ouvrir, cheveux en bataille, traits gonflés.

Il ne s’était pas réveillé non plus.

Deux baltringues…

— Il est presque 8 heures, fit-elle sèchement. On va rater la barge.

— Je… je me prépare.

— Je t’attends dans la salle du restaurant, dans le bâtiment principal, fit-elle, passant sans réfléchir au tutoiement. Beto doit déjà nous attendre.

— D’ac… d’accord.

Jeanne fila le long des chambres. Elle se sentait encore pleine de sommeil, d’images, de sensations diffuses…

Beto n’était pas dans le restaurant. Elle réalisa qu’elle n’avait même pas son numéro de portable. Elle refusa de s’inquiéter. Des thermos étaient posées sur un comptoir. Café. Lait. Eau chaude. Jeanne se servit un café, sans s’asseoir. Et renonça aux tranches de pain rassis déployées sur le buffet.

8 heures.

La barge partait dans trente minutes. Que foutait Beto ? Les avait-il laissés tomber ? Du bruit derrière elle. Féraud, à peu près d’aplomb. Il était descendu avec ses bagages.

— Bois un café, fit-elle d’autorité. Je monte prendre mon sac. Après ça, on va chercher Beto. Chez son cousin.

— On sait pas où c’est !

— Si. A 200 mètres. Il m’a laissé des indications. Au cas où. Quelques minutes plus tard, ils traversaient l’artère principale de Campo Alegre. Dans la poussière, les baraques de ciment et les cabanes de bois se multipliaient sous des toits de tôle ou des bâches plastique. Ici, le gris n’était pas une couleur mais une épidémie. Des poules sillonnaient la rue en caquetant. Des chiens, des porcs, des chevaux… Il y avait un peu plus d’animation que la nuit précédente mais tout tournait au ralenti. Le pouls de la bourgade agonisait.

La cabane du cousin était la troisième à droite dans la seconde ruelle sur la gauche. Un carré de planches au fond d’une cour ensablée. Jeanne frappa plusieurs fois à la porte. Pas de réponse. Le guide ne s’était pas fait la malle. Sa Land Cruiser était toujours stationnée sur le parking du motel.

— Beto ?

Elle souleva le fil de fer qui jouait le rôle de verrou et poussa la porte. Elle découvrit un bric-à-brac d’ustensiles en tous genres, zébrés par les rais du soleil qui filtraient entre les lattes. Casseroles, machettes, cordes, cageots, tissus, poêles, chiffons, sacs d’arachides, bocaux, bouteilles… Tout cela était suspendu ou entassé de manière à créer un enchevêtrement compliqué, foisonnant, presque merveilleux… Dans le registre bon marché.

— Beto ?

L’intérieur de la cabane formait un refuge d’ombre, chaud, réconfortant. Une odeur de sciure planait. Elle repéra le hamac.

— Beto ?

Il était là, chapeau sur le visage, englouti dans l’arc de toile. Une mare noire baignait le plancher. Le cadavre, comme alourdi par la mort, tendait le tissu jusqu’à toucher le sol. Jeanne s’avança. Une ligne de lumière éclairait la gorge de Beto. Ouverte d’une oreille à l’autre. L’assassin avait taillé large, profond, sectionnant à la fois l’artère carotide et la veine jugulaire. Jeanne n’avait aucun doute sur l’identité du tueur.

— J’en peux plus.

La voix de Féraud, dans son dos. Il tremblait, comme pris de convulsions. Elle, au contraire, ne bougeait pas. Son propre sang lui paraissait plus lourd, plus lent. Joachim. Il veut que nous le rejoignions seuls. Sans aide ni matériel. Dans la forêt des Mânes…

Le psychiatre la saisit par l’épaule et la retourna brutalement.

— Vous avez entendu ce que je vous ai dit ? J’EN PEUX PLUS !

— Calme-toi.

Elle capta tout à coup une autre vérité. Joachim ne voulait pas qu’ « ils » parviennent ensemble dans la forêt des Mânes. Il l’attendait, elle et seulement elle. Féraud était le prochain sur la liste. A la première occasion, l’enfant-loup l’éliminerait.

Il lâcha son épaule et fit un geste vague, tête baissée.

— Je me calme, oui. Et j’abandonne.

— Comme tu veux.

— Vous allez continuer seule ? Jeanne regarda sa montre.

— La barge part dans 10 minutes, fit-elle en se dirigeant vers la porte.

— Et lui ? Vous le laissez là ? Sans prévenir les flics ? Sur le seuil de la cabane, elle se retourna vers Féraud.

— Quels flics ? Le temps que les Indiens contactent le poste de police le plus proche, trois jours auront passé. Il n’y aura aucune enquête. Personne ne fera le rapprochement entre Beto et nous. Nous sommes arrivés de nuit. Nous n’avons pas dormi dans le même endroit.

— La voiture ? L’équipement ?

— On laisse tout. Rentre à Formosa par le car et…

— Non.

Il la rejoignit sur le perron. Jeanne eut envie de lui crier de rentrer en France. De retourner à ses théories fumeuses sur la psyché humaine. Et de la laisser, elle, achever l’enquête.

Mais Féraud l’observait maintenant, le front plissé.

— Qu’est-ce que vous avez sur le visage ?

Il tendit la main avec curiosité. Souleva les mèches de Jeanne.

— Du sang. Vous vous êtes blessée ?

— Où ? fit Jeanne en se palpant la figure.

— Vous avez touché le cadavre ?

Elle ne répondit pas. Même en plongeant la tête dans la blessure de Beto, elle n’aurait pu se tacher ainsi. Les blessures du guide étaient coagulées depuis longtemps. Le sang venait d’ailleurs. Elle pivota et retourna à l’intérieur. Attrapa un miroir suspendu au mur. L’orienta vers son visage. Une traînée noirâtre barrait sa tempe gauche. Elle écarta ses cheveux. Pas une simple trace. Une empreinte. L’empreinte incomplète d’une paume, puis l’annulaire, l’auriculaire…

Une main très fine.

Celle d’un adolescent.

Le souffle bloqué, Jeanne comprit l’évidence. Son rêve n’était pas un rêve. Quand elle s’était sentie devenir Vénus dans sa chambre, quand elle avait vu Joachim couvert d’écailles végétales se pencher sur elle et la caresser, elle n’avait fait que percevoir la réalité.

L’enfant-loup l’avait visitée après avoir sacrifié Beto.

Elle tenait toujours le miroir, l’autre main plaquant ses cheveux sur son crâne. Elle remarqua que l’empreinte, sur sa tempe, se déployait à l’envers. D’abord le tranchant de la paume. Sur le front. Puis les marques de doigts pointées vers le bas… Jeanne revoyait la scène dans les ténèbres. Joachim, à un souffle de son visage. Sa main ensanglantée — sa main de meurtrier cannibale — sur son front.

Pourquoi à l’envers ?

La réponse coulait de source.

Il était encore en état de crise.

Ses poignets étaient donc tournés vers l’intérieur…

78

Dans l’antiquité grecque, les fleuves des Enfers communiquaient avec le monde de la surface. La cascade du Styx se jetait dans une gorge étroite en Arcadie, au nord du Péloponnèse. L’Achéron coulait en Épire et rejoignait la mer Ionienne. Un autre fleuve du même nom coulait en Laconie et disparaissait aux environs du cap Ténare, un accès présumé aux Enfers…

A bord de la barge, Jeanne se demandait vers quel enfer menait le fleuve Bermejo. La forêt des Mânes ? Le peuple de Thanatos ? A moins que l’enfer, tout simplement, ne soit sa propre enquête. Quiconque l’approchait y restait. Mourait précipité dans une spirale de cruauté et de violence.

Jeanne cherchait en elle des restes de compassion pour Beto. Un homme qui avait eu pour seule malchance de croiser leur chemin. Elle n’en trouvait pas. Ils avaient abandonné le corps. Ils avaient fui. Elle espérait maintenant qu’elle ne s’était pas trompée. Que personne ne ferait le lien entre leur équipée et le chauffeur. Ou qu’au moins ils auraient le temps de se perdre dans la forêt et ses marais avant l’arrivée des troupes de police.

Elle songeait aussi à Marion Cantelau. Nelly Barjac. Francesca Tercia. François Taine. Eduardo Manzarena. Jorge De Almeida… D’autres malheureux qui avaient approché, même de loin, le peuple des embalsados. Sa réalité ou son fantasme. Il n’y avait pas à pleurer ces morts. La seule chose que Jeanne pouvait faire pour eux maintenant, c’était finir le voyage. Trouver Joachim et l’arrêter d’une manière ou d’une autre. La voix de Pavois : « C’est votre karma. »

Installée à l’extrémité de la proue, Jeanne se retourna et considéra la barge. Le spectacle valait le coup d’œil. Une péniche de ferraille usée, rouillée, rafistolée, longue de soixante mètres, sur laquelle s’entassaient plusieurs centaines d’Indiens, des têtes de bétail, des sacs de vivres, des bidons d’essence, des chiens, du bois de feu, des cordes, du linge à sécher, des herbes à maté, des réchauds, des casseroles… Un village flottant, bruissant, compressé, qu’on avait lancé sur la flotte, comme ça, juste pour voir…

La barge glissait avec lenteur, promenant son agitation, sa rumeur sous les cimes qui se rejoignaient au-dessus du fleuve. La jungle qui les entourait était typiquement tropicale. Rien à voir avec les océans de palmiers. Jeanne connaissait le phénomène. Les environs humides des fleuves donnent toujours naissance à cette végétation spécifique. Dense. Serrée. Inextricable. Les Argentins appellent ça la selva en galeria. La forêt qui forme une galerie.

Jeanne regardait défiler les murailles vert et noir. Lianes enchevêtrées. Explosions de feuillages. Frises de fleurs suspendues aux branches. Et surtout, la marée infinie des arbres. Des palmiers encore, mais aussi des caroubiers, des palétuviers, des bananiers… El Impénétrable, c’était aussi L’Innombrable…

Elle baissa les yeux. Le fleuve n’était pas rouge comme son nom l’indiquait. Il avait plutôt la couleur verdâtre du bronze. Ou parfois le jaune orangé du cuivre. Ou encore le gris du plomb… Des eaux de métal. Qui paraissaient avoir raclé les entrailles de la terre pour drainer des souvenirs de fusion.

Les heures passaient. À mesure que la péniche s’enfonçait dans la forêt, le silence s’imposait à bord. Les bruits de la jungle reprenaient le dessus. Frémissements de feuillages. Sifflements d’oiseaux. Crissements des cigales. Puis, soudain, tout s’arrêtait. Sans raison apparente. Alors le bruissement lourd de la coque de fer dans les eaux retentissait. Matérialisant d’un coup le temps et l’espace qui roulaient ensemble, brassés par le limon…

Le déjeuner s’organisa. Des quartiers de bœuf grillèrent sur un baril rouillé. Les Indiens invitèrent Jeanne et Féraud sous les bâches tendues qui protégeaient du soleil. Elle prit un morceau de chair rose et gris. Le psychiatre grignota quelques légumes crus.

Plus tard, alors que les passagers sombraient dans la torpeur, des cris retentirent. C’était le capitaine qui hurlait, sortant la tête de la cabine de commande. Un Indien d’une cinquantaine d’années, dont le crâne et le visage étaient entièrement imberbes. Il n’avait plus ni cils ni sourcils. Quand Jeanne avait embarqué, il avait surpris son regard. Il lui avait expliqué qu’il se rasait et s’épilait ainsi pour éviter que des insectes se nichent dans ses poils…

Maintenant, il gueulait contre des jeunes femmes qui simulaient la frayeur tout en éclatant de rire.

Féraud, assis sur des sacs de toile, demanda sans lever la tête :

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Que si ces femmes continuent à l’emmerder, il va toutes les violer. Il demande aussi ce qu’il doit se raser pour se débarrasser de bestioles pareilles.

Le psychiatre ne fit aucun commentaire. Imperméable à l’humour indien. Il était recroquevillé parmi les paquetages et paraissait toujours en état de choc.

Encore une fois, elle considéra les remparts infranchissables de la jungle. Elle se souvenait des paroles de Beto. Le Bermejo contournait la forêt et ses marais pour rejoindre, plusieurs centaines de kilomètres plus tard, la frontière du Paraguay. Le monde civilisé.

Personne ne s’arrêtait dans cette « forêt non née » qui était justement la destination de Jeanne et de Féraud. Comment eux allaient-ils stopper leur course ? Et comment allaient-ils pénétrer dans cette jungle ?

A cette pensée, elle vérifia l’écran de son cellulaire. Plus de réseau. Ils avaient donc franchi la ligne… Elle rangea le téléphone au fond de son sac, la gorge nouée. Au même instant, elle remarqua une anomalie parmi les cimes qui défilaient. Un angle gris qui se confondait avec les tons monotones des lianes et des feuillages mais dont la ligne horizontale était trop droite, trop régulière, pour appartenir au monde végétal.

Elle se leva et plissa les yeux dans la lumière blanche. Parmi l’entrelacs de la canopée, un édifice de ciment gris. Un bloc qui semblait se dissoudre dans la nature. Une ruine de civilisation, qui retournait à son état originel — masse minérale, brute et simple…

Elle avait déjà compris. Courbée sous les bâches, elle traversa le parterre de bassines, de chèvres, d’Indiens et atteignit la cahute de fer rouillé où cuisait le pilote.

— Là-bas, qu’est-ce que c’est ?

Le capitaine, mains sur la barre, ne tourna même pas la tête.

— Le bâtiment, là-bas, répéta Jeanne. C’est quoi ?

— Campo Alegre. Le camp de concentration.

Jeanne avait deviné juste. Le théâtre des origines. Le berceau de la naissance de Joachim… Elle l’envisageait déjà comme un lieu sacré. Un espace mythologique. D’instinct, elle sut qu’il y avait quelque chose à découvrir là-bas.

— Combien pour s’y arrêter ?

— Impossible. Pas d’embarcadère.

Elle fouilla dans sa veste. Trouva l’enveloppe contenant le cash tiré à Formosa. Toutes ses économies. Elle compta rapidement et extirpa 200 pesos de la liasse. Elle les déposa sur le tableau de bord — trois cadrans fêlés, des manettes réparées avec de l’adhésif.

— Vous vous croyez seule à bord ?

Le capitaine portait un tee-shirt à l’effigie de Christophe Colomb. Au-dessus de la tête, « wanted ». En dessous, le montant de la prime : 5 000 dollars. Le ton était donné.

— Combien ? répéta Jeanne, étouffant dans la cabine.

Le chauve ne répondit pas. L’embarcation avançait toujours, dépassant la forteresse grise. Jeanne la voyait déjà s’éloigner par la lucarne crasseuse.

— COMBIEN ?

Elle repéra des baraques à demi immergées, un ponton affaissé. Une avancée sur le fleuve, mi-humaine, mi-végétale.

— Là-bas, fit-elle en tendant l’index. On mouille une heure. Je visite la base et je reviens.

— On peut pas s’approcher du bord. Pas assez de profondeur. Un Zodiac était encordé le long de la barge, elle s’en souvenait.

Une annexe de fortune, rafistolée avec de la ficelle et des morceaux de pneus.

200 de plus sur le tableau de bord.

— Je prendrai l’annexe. Trouvez-moi un gars pour la conduire.

— Faudra le payer en plus.

— D’accord.

— Et payer le coup aux autres passagers. Pour le dérangement.

— Où trouver l’alcool ?

D’un coup de menton, le pilote désigna le village lacustre à mi-flots.

— Ça marche, fit Jeanne en s’essuyant le front. Faites la manœuvre.

79

Le soleil était maintenant rouge et net comme un fruit coupé. L’opération de mouillage avait pris deux heures. Des hommes étaient partis acheter, en Zodiac, les bouteilles de bière à la buvette du village. On avait trinqué. A la santé de Jeanne. On avait rigolé. Enfin, Jeanne avait pu débarquer. Féraud avait tenu à venir. Elle préférait ça. Elle ne voulait plus le lâcher d’un pas.

Lentement, à bord du canot pneumatique, ils abordèrent le ponton. Le fleuve ressemblait ici à une déchetterie végétale. Fragments de joncs. Lambeaux de nénuphars. Ilots de feuilles. Les ordures de la forêt voyageaient, à demi émergées, comme des visages et des ventres de cadavres.

Ils grimpèrent sur la digue. Jeanne répéta au pilote de l’annexe : « Une heure. » Ils traversèrent la cité lacustre. Un bien grand mot pour dix baraques sur pilotis, engluées dans la boue. Planches, poutres, parpaings, toile plastique, tout semblait avoir été assemblé par une tribu d’hommes-castors. Ils étaient là. Cheveux gras et dents pourries. La plupart avaient le visage couvert de cendre. D’autres portaient des traits rouges sur les joues — Jeanne pensa à l’urucum. Toujours plus proche… Ces gens n’étaient ni effrayés, ni perdus. Leur solitude était comme un grand manteau déployé autour d’eux, sans contour ni limite.

Une piste à peu près praticable, à travers une végétation serrée, menait à la base militaire. Ils marchèrent dix minutes. La canopée laissait filtrer les rayons du crépuscule comme à travers des vitraux.

Lumière poudreuse aux reflets glauques… Effets de loupe qui amplifiaient les dernières ondes de chaleur… Enfin, le bâtiment apparut.

Jeanne songea au bagne de Cayenne. On a les références qu’on peut. Murs aveugles tachés d’humidité. Meurtrières ruisselant de feuilles. Les racines et les lianes s’étaient incrustées dans les fentes du ciment. Les branches avaient crevé les toits. La forêt avait attaqué la prison et l’avait vaincue. Maintenant, on ne savait plus qui montait à l’assaut de l’autre. Un baiser d’amour torturé. Une étreinte fiévreuse de pierres et de plantes. Jeanne songea aux temples d’Angkor. Mais les dieux vénérés jadis ici étaient des puissances maléfiques. Tortures. Exécutions. Disparitions…

Aucun problème pour pénétrer à l’intérieur. Des lianes écartaient les portes, forçaient les verrous comme de monstrueux pieds-de-biche. Une grande cour carrée les attendait, emplie d’une végétation chatoyante. Tout baignait dans une transparence ambrée. Une vraie serre exotique avec, dans le rôle de la verrière, le rectangle de ciel pourpre découpé entre les bâtiments.

Ils prirent à droite, sous la galerie ouverte. Des piliers. Des geôles. Un réfectoire. Le fer cédait maintenant la place au bois. La zone administrative. Existait-il des archives ici ? Idée absurde, compte tenu des années et des lieux. Les bourreaux n’écrivaient pas. Et si des notes avaient existé, elles auraient été rongées, sucées, avalées par la forêt en quelques jours…

Au fond de la galerie, un couloir. Au fond du couloir, des bureaux. Le sol était maculé de feuilles mortes. Leurs pas bruissaient dans la pénombre rouge. Succession de pièces aux fenêtres cernées de frondaisons. Des armoires, des chaises, des meubles, encore debout, comme par miracle…

Jeanne revint sur ses pas.

Dans l’une des salles, elle venait de remarquer quelque chose. Un détail inattendu. Une silhouette assise, à contre-jour. Elle pénétra dans le bureau et obtint confirmation de ce qu’elle avait vu. Dans cette pièce de quelques mètres carrés, où traînaient par terre des éboulis et des fragments de lianes, une femme se tenait face à la fenêtre, auréolée de lumière carminée. Une vieillarde, semblait-il, raide et immobile comme un arbre foudroyé.

Jeanne s’approcha.

Señora ? Por favor…

La silhouette ne répondit pas. Jeanne avait été trompée par le contre-jour. La femme ne leur tournait pas le dos : elle leur faisait face. Jeanne expliqua qu’ils voyageaient à bord de la barge. Qu’ils étaient des journalistes français. Qu’ils menaient une enquête sur les lieux oubliés des dictatures argentines.

L’ombre ne répondait pas.

Jeanna fit encore un pas en avant. Elle ne distinguait pas clairement les traits de la femme mais remarqua qu’elle n’était pas indienne.

Quelques secondes encore, puis :

— Je travaillais ici. Je soignais les gens. Je réparais ceux qu’on démolissait.

Le timbre était en cohérence avec l’immobilité du corps. C’était une voix pétrifiée. Une voix minérale. Fixée par les années et la sédimentation. Mais la femme avait conservé l’accent de Buenos Aires.

— Vous… vous étiez médecin ?

— Infirmière. J’étais l’infirmière en chef de la base. Je m’appelle Catarina.

Jeanne espérait découvrir ici des indices. Elle avait trouvé mieux. Un témoin. Une mémoire. Pour une raison inconnue, cette femme n’avait jamais voulu quitter la forteresse.

— Des enfants sont nés ici, non ?

Jeanne ne pouvait gaspiller ses chances en préliminaires inutiles. L’infirmière répondit sans hésitation, de son ton mécanique :

— Campo Alegre avait un hôpital. Un dispensaire où on soignait les torturés. Pour les maintenir en vie. Une salle était réservée aux femmes sur le point d’accoucher. Une maternité clandestine.

Catarina n’avait pas dû croiser un Blanc depuis des années. Elle n’avait peut-être même jamais été interrogée par un membre d’une quelconque commission. Mais son rôle était celui-ci : livrer son message avant la mort.

Plus qu’un témoin, Catarina était une pythie.

Jeanne discernait mieux ses traits. Ses orbites étaient si creusées que les yeux s’étaient noyés au fond. Toute chair en avait disparu. Rongée par le temps. La jungle. La folie…

— On attendait qu’elles soient mûres, poursuivit l’infirmière.

— Comment étaient-elles traitées ?

— Mieux que les autres. Les militaires tenaient aux bébés. Mais elles étaient menottées. Elles portaient un bandeau sur les yeux jour et nuit. Et elles étaient aussi interrogées, c’est-à-dire torturées, jusqu’au dernier moment. Des chiens les surveillaient. Ces femmes étaient en enfer. Elles donnaient la vie en enfer.

— Vous connaissiez leur nom ?

— Jamais de nom. Seulement des numéros. Elles n’étaient que des mères porteuses. Les bébés non plus n’avaient pas de nom. Ils disparaissaient aussitôt. Les médecins ou les militaires se chargeaient du reste. Etat civil, bulletin de naissance… Ces enfants ne naissaient vraiment qu’une fois adoptés.

— Au moment de l’accouchement, un médecin assistait la mère ?

La femme ricana.

— Ce n’était pas le genre de Campo Alegre. Pas du tout. Les officiers étaient ennuyés par ces femmes enceintes. Ils ne pouvaient pas les violer. Il fallait s’occuper d’elles. Ils n’en tiraient aucun plaisir. Alors, ils avaient mis au point un jeu.

— Un jeu ?

Depuis le début de l’entrevue, Catarina n’avait pas bougé, les deux mains posées sur les genoux. Sa chevelure blanche et ses doigts exsangues dessinaient des taches roses dans la pièce rouge.

Soudain, Jeanne comprit la vérité. L’immobilité de l’infirmière. Son maintien cambré. Ses orbites sans lumière. Elle était aveugle. Lui avait-on arraché les yeux ? Mystérieusement, cette cécité correspondait à son rôle de prêtresse. Dans le monde antique, les devins, les conteurs étaient souvent aveugles. Homère, Tirésias…

— Ils prenaient des paris sur le sexe de l’enfant. Quand la femme était sur le point d’accoucher, ils l’emmenaient dans un pavillon spécial. Ils y avaient installé une machine agricole.

Jeanne essaya de déglutir. Pas moyen. Elle pressentait, dans son dos, Féraud qui était comme paralysé.

— Pourquoi une… machine agricole ?

— Pour les vibrations. Ils attachaient la femme dessus et faisaient tourner le moteur. Ils provoquaient l’accouchement. Ils avaient installé une table de jeu face à la machine, pour parier. On entendait les hurlements des femmes. Les rires des officiers. Les trépidations du moteur qui couvraient tout. Un pur cauchemar.

— Que faisaient-ils de l’enfant ?

— Je vous l’ai dit : un médecin prenait la relève.

— Et… la femme ?

— Exécutée. Sur place. La détonation de l’arme, c’était le premier bruit que le bébé entendait.

Jeanne rassembla ses pensées. Encore une ou deux questions, et la femme se tairait. Elle retournerait à son monde de fantômes.

— En 1972, vous étiez déjà là ?

— J’étais là.

— Vous vous souvenez d’un accouchement à cette époque ? Avant le début de la dictature ?

— Le premier du genre. Les soldats ont étrenné leur machine avec cette femme.

— Vous connaissiez son nom ?

— Je vous le répète : jamais de nom.

— Et l’enfant ?

Joachim. Il a été adopté par un homme de la caserne. Garcia. Un bon à rien. Un saoulard.

— Vous savez ce qui s’est passé ensuite dans cette famille ?

— Garcia a tué sa femme et s’est suicidé, en 1977. Le gamin a fui. Plus tard, on a raconté qu’il avait survécu dans la jungle. Qu’il était retourné à la vie sauvage. Mais la vie sauvage, c’était ici. À Campo Alegre.

— Quelques années plus tard, on a pourtant retrouvé l’enfant. Vous vous en souvenez ?

— Je me souviens d’Alfonso Palin. Il est venu chercher le gamin. En 1982. Mais Joachim était parti avec un jésuite du village.

— Vous saviez qu’il s’agissait de son fils biologique ?

— Il y a eu des rumeurs. On disait que Palin avait couché avec la mère du gosse, à Buenos Aires. Il voulait récupérer l’enfant. Pellegrini, qui dirigeait la base militaire, crevait de trouille. Palin avait déjà démontré de quoi il était capable.

— Comment ça ?

Catarina hocha la tête. Un coup de rasoir vint couper le bas de son visage. Une sorte de sourire. Mais ses yeux noirs ne changeaient pas d’expression. Ils ne le pouvaient pas : aucune partie molle. Ils se réduisaient aux cavités osseuses des orbites.

— Quand il a appris ce qu’on avait fait à sa maîtresse, il a retrouvé les soldats et les a exécutés. Une balle dans la nuque pour chacun.

— Pellegrini n’a rien dit ?

— Pellegrini n’avait qu’une chose à faire : retrouver l’enfant. Le donner à Palin. Et prier pour que l’amiral ne revienne plus jamais.

Jeanne connaissait la suite.

Elle fit un signe à Féraud, dont la silhouette disparaissait dans l’obscurité. Il était temps de partir. Temps de retrouver l’annexe avant la nuit totale.

Alors qu’ils franchissaient le seuil, Jeanne ne put s’empêcher de demander :

— Vos yeux, que s’est-il passé ?

Catarina ne répondit pas aussitôt. Ses mains se crispèrent sur ses genoux.

— Un châtiment.

— Les soldats ?

— Pas les soldats. Moi.

Elle leva les poings et les appuya sur ses orbites vides.

— Un matin, j’ai décidé que j’en avais assez vu. Je suis allée dans les cuisines. J’ai trouvé une cuillère. Je l’ai désinfectée à la flamme et j’ai… opéré. Depuis, je vis avec les Indiens.

Jeanne salua la femme à voix basse et poussa Féraud dans le couloir, qui trébucha sur une racine et faillit s’étaler.

— Attendez.

Jeanne s’immobilisa dans l’encadrement de la porte.

— Vous, où allez-vous ? demanda l’infirmière.

— Dans la forêt des Mânes.

Bref silence. Catarina conclut de sa voix creuse, distante, étrangère à elle-même :

— Alors, vous les verrez.

— Qui ?

— Les mères. Les mères des bébés.

— Vous nous avez dit que les officiers les abattaient aussitôt après l’accouchement.

— Elles sont mortes dans ce monde. Pas dans la forêt des Mânes. Elles voyagent sur les terres mouvantes de la lagune. Ce sont des âmes cannibales. Elles mangent la chair des hommes. Elles se vengent. Quand vous les verrez, saluez-les de ma part. Dites-leur que je ne les ai pas oubliées.

80

Joachim, l’enfant du Mal. La « mécanique du père » poussée à son paroxysme. La violence n’avait pas seulement constitué son éducation. Elle avait présidé à sa naissance. Les fées penchées sur son berceau avaient été des soldats sadiques et dépravés. Puis il y avait eu les Garcia, couple d’ivrognes violents. Puis le peuple du Premier Age, cannibale et sanguinaire. Puis les singes hurleurs. Puis Alfonso Palin… Les traumatismes de l’enfant procédaient par strates successives, accumulées, compressées, comme des feuilles de métal pour créer un nouvel alliage. La mécanique des pères.

Jeanne songeait à la machine agricole, aux hurlements de la femme en couches, aux saccades du moteur qui exprimaient, symboliquement, l’engrenage fatal dont était issu l’enfant-loup…

La péniche rouillée glissait dans la nuit depuis plusieurs heures, alors que des escouades de chauves-souris claquaient des ailes au-dessus des têtes. Le froid était de retour. Tous les passagers s’étaient regroupés autour des braseros. Chacun parlait à voix basse.

Jeanne et Féraud grelottaient sur place. On leur avait remis des couvertures. On leur avait donné à manger. À la lueur vacillante du feu, ils n’avaient pas vu ce qu’ils mâchaient. Trop fatigués pour éprouver ni goût ni dégoût…

Blottie sous sa couverture, Jeanne scrutait maintenant l’obscurité autour d’elle. Elle ne voyait rien. Les parois de la forêt constituaient une seconde nuit encastrée dans la première, plus dense, plus noire, ajoutant encore une épaisseur particulière aux ténèbres.

Les rives du fleuve paraissaient s’être rapprochées. Elles avaient gagné en présence, en parfums, en bruissements. Maintenant, les Indiens chantaient pour la lune. Peut-être les « Non-Nés » étaient-ils déjà là, scrutant la barge qui passait ? Et Joachim ? Comment se rendait-il, avec son père, auprès de son peuple ? Possédaient-ils leur propre embarcation ?

Soudain, elle aperçut des lucioles virevoltant parmi les feuillages. Elle était étonnée de les distinguer aussi nettement. L’impression se précisa. Non. Pas des lucioles. Ces lumières étaient fixes… En écho à cette remarque, un bourdonnement se fit entendre. Un bruit qu’elle aurait reconnu entre mille. Celui d’un générateur électrique tournant à plein régime.

Elle se leva et rejoignit, encore une fois, la cabine du capitaine. Il roucoulait avec deux jeunes Indiennes sur ses genoux. L’ambiance n’était plus au viol. Plus du tout.

— Ces lumières, là-bas, c’est quoi ?

Tranquila, mujercita… Vous allez pas sursauter à chaque fois qu’on croise une baraque.

— Quelle baraque ?

— Une estancia.

— Il y a une estancia dans la forêt ?

— On est en Argentine. Y a toujours une estancia quelque part.

— A qui appartient-elle ?

— Je sais pas. Un richard. Un Espagnol.

Pensées automatiques. Douche. Repas. Ravitaillement. Porteurs… Cette estancia constituait l’étape idéale avant de plonger dans l’inconnu. Il y aurait forcément moyen de négocier avec le propriétaire ou le gérant du domaine…

— On peut s’arrêter ?

— Vous avez la tête dure. Cette barge, c’est pas un omnibus. Pas de stop avant le Paraguay.

— On s’est déjà arrangés une fois.

Le pilote soupira. Christophe Colomb, sur son tee-shirt, observait Jeanne d’un œil mauvais. Les deux filles ricanèrent. Elle fouilla ses poches et plaça une nouvelle poignée de billets sur le tableau de bord.

— Gardez votre argent. Je peux plus m’arrêter. Trop de courant. La manœuvre consommerait trop de carburant.

— Et si on utilise l’annexe ? L’homme la fusilla du regard.

— L’estancia a forcément un ponton, insista-t-elle. Quand nous y sommes, vous nous prévenez. On saute dans le Zodiac avec le gars de tout à l’heure. Il nous dépose. Il vous rattrape. Vous ne vous arrêtez pas.

Le capitaine tendit le bras et empocha le fric.

— Je vous fais signe quand on croise la digue.

— Dans combien de temps ?

Il lança un regard par le hublot, comme s’il pouvait voir dans les ténèbres.

— Dix minutes.

Tout alla très vite. Ils se jetèrent dans l’annexe, le moteur ronronnant le long de la barge qui filait. Ils récupérèrent leurs bagages qu’on leur lança du pont. En moins de cinq minutes, le Zodiac avait rejoint les quelques planches à demi immergées qui jouaient le rôle de jetée. Ils bondirent sur le bois vermoulu. Encore une fois, Féraud trébucha et manqua de tomber dans la flotte. En guise d’adieu, ils reçurent une gerbe d’eau glacée dans le dos. L’annexe repartait déjà. Les traînées d’écume dessinaient deux sillages fantômes qui s’amenuisaient dans l’obscurité.

Jeanne repéra la piste qui menait à l’estancia. Elle mesurait l’absurdité de l’instant. Ils étaient seuls. Ils n’avaient plus ni équipement ni carte ni guide. Perdus à des milliers de kilomètres de tout repère civilisé, sans la moindre idée d’où ils allaient. Elle, son sac à l’épaule contenant seulement son Macintosh, son dossier d’enquête, son Totem y Tabú. Féraud, traînant sa valise à roulettes dans la boue. Absolument ridicules.

— Jeanne.

Elle se retourna : son compagnon n’avançait plus.

— Je vois plus rien.

— Moi non plus.

— Non. Vraiment…

Elle revint sur ses pas. Le psy était cramponné à sa valise. Elle s’approcha de son visage — elle était aussi grande que lui. Même dans l’obscurité, elle pouvait discerner que le blanc de ses yeux était injecté de sang. Un voile infecté couvrait sa cornée.

— Cela fait combien de temps que tu as ça ?

— Je ne sais pas.

— C’est douloureux ?

— Non. Mais je vois de plus en plus mal.

Il ne manquait plus que cette galère. Elle plaça le bras gauche de Féraud autour de ses épaules, puis attrapa la valise de sa main gauche. Ils reprirent la route, avançant en crabe comme deux blessés de guerre. Une idée traversa son esprit. L’infection de Féraud lui offrait un prétexte idéal pour l’abandonner dans l’estancia.

Elle se rendrait seule dans la forêt des Mânes.

Ils marchèrent près d’une demi-heure. Le ronronnement du générateur scandait leurs pas et s’amplifiait. La forêt, comme dérangée dans son intimité, se réveillait. Hurlait. Craquait. S’agitait. A moins que cela ne fût Jeanne qui perdît sa lucidité. Les arbres paraissaient éclater de rire. Les cimes se refermaient sur eux et devenaient liquides. Jeanne ne songeait plus qu’à placer un pas devant l’autre. Elle avait l’impression d’évoluer dans une forêt de contes. Une jungle qui n’avait ni centre ni frontière, mais dont chaque détail vivait, pensait, murmurait…

Enfin, les contours de la propriété se révélèrent distinctement. Une sorte de terrain de football cerné par les flancs de la jungle. Au-dessus, la voûte étoilée resplendissait, plus vive, plus intense que les éclairages terrestres. Au fond de la clairière, Jeanne discernait les bâtiments plats à toit de tôle. Des enclos. Des granges. Des silos. Ils étaient arrivés.

Des chevaux hennirent. Des chiens aboyèrent. Jeanne ne s’arrêta pas, soutenant toujours Féraud. Trop épuisée pour avoir peur. Du bruit sous la véranda du bâtiment central — sans doute la posada, la ferme-habitation. La silhouette d’un homme se profila.

Une voix rauque retentit, en écho au claquement d’un fusil qu’on arme :

Quien es ?

Quelques minutes plus tard, Jeanne essuyait un gros rire, aussi violent qu’une explosion de dynamite. Elle venait d’expliquer au gérant de l’estancia leur situation. Elle finit par rire elle aussi. Et Féraud en chœur. C’était assez comique, en effet… Et encore, elle n’avait pas osé donner leur destination finale, de peur de provoquer une nouvelle rafale.

L’homme les invita à l’intérieur. Gros, petit, très brun, il avait une tête lourde et noire. Sa peau mate était craquelée. Jeanne songea aux buffles argentins qui se couvrent de fange pour se protéger des insectes. Sa voix grasse et son accent âpre renforçaient cette impression de boue séchée. Un genre de mammifère local jailli des palmiers, cuit au soleil.

Il s’appelait Fernando. Il veillait sur la propriété et ses troupeaux. Il travaillait pour le compte d’un jeune Catalan écolo qui avait fait fortune avec Internet. A mesure qu’il parlait et décrivait son quotidien, Jeanne songeait à un gardien de phare. C’était bien de ça qu’il s’agissait. Elle revoyait la carte dépliée à Formosa. L’estancia était le dernier poste avant l’océan vert…

Fernando leur proposa d’exhumer quelques restes du dîner — des fragments de viande reposaient encore sur le gril. Ils déclinèrent l’offre. Il leur fit ensuite visiter leurs chambres respectives. Puis il s’improvisa infirmier, proposant de soigner les yeux de Féraud.

Jeanne les abandonna. S’enferma dans sa chambre. Quatre murs passés à la chaux. Un lit de fer. Un crucifix. Exactement ce qu’il lui fallait. Elle s’écroula sur le lit, sans ôter ses vêtements.

Ses yeux se fermèrent aussi sec.

Ce fut comme un rideau qui s’abaissait sur le monde.

À moins que ce ne soit l’inverse.

Que le spectacle ne fasse que commencer.

81

7 heures du matin.

Jeanne ouvrit les volets. Sa fenêtre donnait sur la clairière, dont les premières lignes étaient ombragées par des palmiers. Main en visière, elle balaya du regard les environs. Le lieu avait un air familier, avec ses bâtiments agricoles, ses enclos, sa basse-cour… Mais l’ensemble était morne, déprimant. Tout ce qui n’était pas vert était gris. Tout ce qui n’était pas boue était poussière. Le terrain dans son ensemble évoquait une plaie béante, creusée dans la chair de la forêt. Une blessure qui ne demandait qu’à cicatriser — à retourner à sa luxuriance d’origine.

— Bien dormi ?

Jeanne se pencha vers la droite, sous la véranda. Fernando était installé derrière une table de camping dos au soleil.

— Venez prendre un café.

Quelques minutes plus tard, elle était attablée, alors que le scintillement du jour éclaboussait tout. Une clarté organique, pleine de rosée, semblait s’injecter dans chaque tige d’herbe, chaque épine des broussailles. Une sève de lumière.

Café pour elle.

Maté pour lui.

— Qu’est-ce que vous cherchez au juste ?

Fernando avait oublié l’usage des précautions oratoires. Cette franchise plut à Jeanne. Elle répondit avec la même brusquerie :

— Je cherche un tueur.

— Où ?

— Dans la forêt des Mânes.

— Il y en a beaucoup. Des hors-la-loi, des brigands, des fuyards. Mais ils sont tous morts.

— Vous vivez ici toute l’année ?

— Avec quelques gauchos, pour les chevaux. Je suis le gardien des Enfers.

Dès qu’il ne parlait plus, Fernando revenait à sa paille chromée.

— Vous avez entendu parler d’un peuple qui survivrait dans la forêt ?

— Dans la région, on ne parle que de ça. Des légendes. Jeanne baissa les yeux. Ses mains tremblaient. Comme si son corps sentait l’imminence du danger alors que son esprit l’ignorait encore. Elle songea aux chevaux qui pressentent l’orage alors qu’aucun signe extérieur ne prévient la conscience humaine. Son corps était sa part animale.

— Parlez-moi de ces légendes.

Fernando attrapa une thermos posée par terre. Lentement, il versa de l’eau chaude dans son gobelet de métal. En écho, derrière lui, la lumière verticale semblait déjà s’écouler des palmes en un fluide brûlant.

— Au-delà de cette estancia, il n’y a plus rien d’humain. Sur des centaines de kilomètres. La forêt des Mânes. La forêt des Non-Nés.

— Avez-vous constaté, vous, les signes d’une… présence ?

— Moi non. Mais mon père, qui travaillait déjà ici, aimait raconter une histoire. Un jour qu’il s’était aventuré dans la lagune, il a vu quelque chose… Imaginez le décor. Des eaux qui ne bougent pas. Des forêts de roseaux qui vous dépassent d’une tête. Des terres qui dérivent sans que vous vous en rendiez compte… C’est l’aube. La lumière baigne le paysage dans une espèce de halo magique. Mon père, c’est comme ça qu’il raconte, entre au pays des songes. Soudain, il découvre une clairière. Il sent alors une présence derrière lui. Il se retourne et voit une silhouette à contre-jour. Immense. Des cheveux dans les yeux. À moins que ça ne soit des plis de chair. Des cicatrices… Mon père variait son histoire. Parfois, l’intrus avait un nez rongé, comme s’il était atteint par la syphilis. Une autre fois, ses dents étaient taillées en pointe. À chaque fois qu’il la racontait, la créature changeait de gueule.

Mais le temps qu’il s’approche, tout avait disparu. Voilà tout ce que je sais sur les Non-Nés.

Jeanne but son café. Machinalement, elle attrapa une des tartines brunes qui s’empilaient sur la table. Elle croqua. Le goût amer lui rappela le pain complet de ses petits déjeuners parisiens. Irréel.

Fernando rit tout à coup, secouant ses lourdes épaules.

— Ne me dites pas que vous êtes un de ces fêlés qui cherchent ici une sorte de yéti ou je ne sais quoi.

— Des fêlés, il y en a eu beaucoup ?

— Ces derniers temps, au moins deux.

— Niels Agosto. Jorge De Almeida. Le premier venait du Nicaragua. Le deuxième de Tucumán.

— Vous êtes bien renseignée. Je sais pas ce qu’ils sont devenus. Jeanne était déjà en sueur. Les cigales grinçaient aux alentours.

Elle songea à une lame crissant sur une vitre.

— Comment je peux pénétrer dans la lagune ?

— C’est du suicide.

— Comment y aller ? L’homme sourit sous ses rides.

— Ça sert à rien de vous raisonner, hein ?

— À rien.

— Je m’en doutais.

Fernando sortit de sa poche de veste, posée sur le dossier de sa chaise, un document tracé au feutre et l’étala sur la table. La carte de la forêt des Mânes.

— Pour pénétrer là-dedans, il n’y a qu’un seul moyen, attaqua-t-il. Connu, je veux dire. Il faut remonter plein nord, ici, par la lagune.

— En bateau ?

— En bateau, oui. Un de mes gauchos peut vous emmener. Ensuite, y a une piste. La voie qu’utilisent les rangers quand ils viennent recenser les espèces animales. Vous marchez dans cette direction une journée. Ensuite, vous devrez stopper. Impossible d’aller plus loin. Une autre journée pour le retour. Fin du voyage.

— Votre homme m’accompagnera ?

— Il ne foutra pas les pieds dans la forêt, comprende ? Tout ce que je peux faire, c’est vous le renvoyer après-demain, en fin d’après-midi, au départ de la piste. Vous marchez une journée.

Vous respirez l’atmosphère. Vous revenez. Si vous vous écartez de ce programme, si vous vous aventurez plus loin que le sentier, c’est foutu. Plus personne ne pourra rien pour vous.

Jeanne observait le plan dessiné. Des rivières s’infiltraient dans la forêt. L’auteur de la carte, pour figurer la jungle, avait tracé des silhouettes d’arbres. Ironie du détail : ces dessins ressemblaient aux signes de Joachim — l’alphabet occulte des scènes de crime.

— Cette croix, là, qu’est-ce que c’est ?

— L’estancia de Palin. Elle tressaillit.

— L’amiral Alfonso Palin ?

— Vous le connaissez ? Il possède la lagune.

Elle encaissa le choc, se sentant submergée par un flot d’éléments qui prenaient d’un coup leur signification. Comment n’avait-elle pas appris auparavant ce fait essentiel ? Cette zone inexplorée. Ce peuple solitaire. Tout cela vivait sous la protection de Palin. Ce monde interdit appartenait à l’amiral.

— Alfonso Palin a fait fortune pendant la dictature, expliqua Fernando. On sait pas trop comment. Après la guerre des Malouines, il s’est exilé ici et a obtenu du gouvernement qu’on lui vende cette région. Sans difficulté. Qui aurait voulu d’un bourbier non cultivable ? Il en a fait une réserve naturelle. On dit que Palin a beaucoup de morts sur la conscience. Maintenant, il protège des arbres et des crocodiles.

Tout prenait corps. Tout prenait sens. Jeanne percevait les véritables motivations de l’officier de marine. Il avait, purement et simplement, acheté le biosystème de son fils.

— Alfonso Palin, fit-elle d’une voix blanche, il vit là-bas ?

— Il vient quelquefois, c’est tout.

— Par où passe-t-il ?

— Par le ciel. Il a construit une piste près de sa villa. On entend son avion privé.

— Il y est actuellement ?

— J’en sais rien. Y a des semaines qu’on a pas entendu son jet. Mais ça veut rien dire. Tout dépend du vent.

— Où est son estancia ? Je parle de la posada, là où il habite.

— Du côté du sentier dont je vous ai parlé. Au bout, il existe un autre chemin sur la droite. Mais je n’y suis jamais allé. C’est vraiment la zone à éviter. L’homme est dangereux.

— Je sais. Fernando sourit.

— Des vieux comptes à régler ?

Jeanne ne répondit pas. Fernando devait penser qu’elle était la fille d’un desaparecido. Une enfant volée de la dictature revenue se venger.

— Vous partez dans deux heures, fit-il en se levant. Je vais demander qu’on prépare la lancha et qu’on vous équipe pour dormir en forêt.

Jeanne se leva à son tour.

— Je peux vous demander un service ?

— Je croyais que c’était déjà fait.

— Mon ami, Antoine Féraud, vous pouvez l’héberger pendant mon voyage ?

— Vous voulez partir seule ?

— Je serai plus forte sans lui.

Fernando lâcha son rire gras et s’attrapa l’entrejambe.

Gringa, pardonnez-moi l’expression, mais vous en avez…

— C’est d’accord ?

Des pas sous la véranda l’empêchèrent de répondre.

— Je suis prêt.

Jeanne se retourna et découvrit Féraud vêtu en explorateur, le visage fermé derrière des lunettes noires.

— Mes yeux sont guéris, fit-il pour couper court à toute remarque. Ou presque. En tout cas, je peux partir.

Elle ne répondit pas. Son silence pouvait passer pour un assentiment.

— Mangez, fit Fernando en désignant la table au psychiatre. Vous aurez besoin de forces. Je dois montrer quelque chose à la señora.

Féraud s’installa, sans un mot. Jeanne suivit l’Argentin jusqu’à une annexe du bâtiment principal. Fernando déverrouilla un système de fermeture blindée.

La pièce ne comportait aucun meuble. Seulement des râteliers fixés aux murs qui soutenaient des fusils. Pas des fusils de chasse. Des engins d’assaut. Jeanne détestait les armes à feu mais elle avait suivi plusieurs stages de tir et de balistique afin de connaître ce sujet de l’intérieur. Au premier coup d’œil, elle reconnut la plupart des modèles. Pistolet mitrailleur HK MP5 SD6 9x19 mm, avec aide à la visée holographique. Arme longue SIG 551 Commando 5.556 x 46 mm OTAN. Fusil à lunette Hécate II PGM, arme de sniping lourd, capable de stopper un véhicule à une distance de 2 000 mètres. Fusil à pompe Remington, cal. 12 Mag, tir à balle parkerisé. Il y avait aussi des semi-automatiques, des revolvers de tous calibres…

Fernando ne croyait peut-être pas aux Non-Nés de la lagune. Mais il était armé pour les affronter en cas d’attaque.

Il s’approcha des armes de poing et décrocha un HK USP semi-automatique 9 x 19 mm Para. Un classique. D’un geste, il éjecta le chargeur. Vérifia son contenu. L’enfonça à nouveau.

Il posa son index le long du canon et tendit la crosse à Jeanne.

— C’est un pistolet semi-automatique.

— Je connais, fit-elle en saisissant l’arme.

— Le système amortisseur de recul, je vous explique ?

— Pas la peine.

— Vous me le rendrez au retour.

Jeanne vérifia le cran de sécurité, puis glissa le calibre dans son dos. Fernando lui donna quatre chargeurs supplémentaires. Elle les fourra dans ses poches de veste.

L’homme-buffle n’avait pas la tête d’un ange gardien.

C’était pourtant le sien.

Elle écarta une mèche qui lui poissait le front.

— Merci. Vous n’auriez pas préféré donner cette arme à l’homme de l’équipe ?

— C’est ce que je viens de faire.

82

Ici, la terre était plate.

40 centimètres de dénivellation tous les 10 kilomètres. Le pilote du bateau leur avait donné le chiffre. Un monde stagnant dont la végétation agissait comme un filtre et en renouvelait l’oxygène. Les esteros — les lagunes — se déployaient donc, à perte de vue. L’eau et la terre y faisaient l’amour, à l’horizontale. Les animaux glissaient parmi les nénuphars et les herbes sauvages, invisibles. Ici, le temps ne passait pas. Et la brume couvrait tout, comme pour sceller cet univers pétrifié.

Assise à la proue de la lancha, une embarcation effilée creusée dans un seul tronc d’arbre et équipée d’un moteur, Jeanne éprouvait la même sensation que lorsqu’on s’enfonce dans un bain trop chaud. L’air épais et brûlant était immobile. Chaque geste avait la valeur d’un cutter tranchant une bande d’adhésif. On s’immergeait dans cette atmosphère comme les îlots de végétation s’immergeaient dans les eaux noires. Elle ressentait aussi un sentiment de pureté. Le pilote avait expliqué que seule la pluie alimente ces marais. Les lagunes ne sont irriguées par aucun fleuve, ce qui les protège de toute pollution.

L’homme était un gaucho. Cette simple remarque rappela à Jeanne le comble de son voyage : parvenue aux confins de l’Argentine, elle n’avait pratiquement jamais croisé de chevaux. Ni entendu une mesure de tango.

Quant à ce gaucho, il n’avait rien à voir avec l’image d’Épinal — large chapeau et grosse moustache. C’était un Indien à peau brune et bec de faucon. Il portait une casquette de baseball rouge et nageait dans un tee-shirt troué. Seul son pantalon, une espèce de sarouel bouffant à l’entrejambe, et ses bottes de cuir rappelaient son statut de cavalier professionnel.

La lancha se faufilait à travers les bras morts des marécages, traversant une savane semi-aquatique. Parmi les franges de joncs et de roseaux, des oiseaux aquatiques marchaient délicatement. Au-delà, c’était la forêt. Pour l’instant une muraille semblable à celle qui les avait accompagnés au fil du fleuve.

Jeanne observait les eaux et apercevait parfois des créatures qui avaient la couleur et la texture de l’environnement. Du gris. Du vert. Du dilué. Des caïmans énormes, immobiles comme des dolmens. Des reptiles discrets, aveugles et ligneux. Des serpents qui se confondaient avec un simple sillon d’eau… « La forêt non née », se répétait Jeanne. Un écosystème en voie de formation, encore plongé dans son liquide amniotique.

Ils plongèrent sous la voûte végétale. Les rais des canaux s’enfonçaient parmi les herbes comme les crans d’un peigne dans une chevelure. Le brouillard semblait s’épaissir. Jeanne scrutait en silence les rives, les racines détrempées, les terres visqueuses qui ressemblaient à des lèvres humides. Il planait ici des odeurs de poisson, de vase putréfiée, d’écorces humides.

Inexplicablement, elle sentait qu’ils étaient là. Les Non-Nés. Ils s’étaient retranchés ici, au fond de ce labyrinthe inaccessible, derrière cette brume qui évoquait une gigantesque gaze couvrant une plaie. A cet instant, comme une réponse, des hurlements retentirent. Des cris rauques que Jeanne reconnut aussitôt. Les singes hurleurs. Les carayds. Leurs cris se mêlaient, se répondaient, s’affrontaient, en un concert qui déchirait le ventre.

Jeanne lança un regard à Féraud. Ils se comprenaient. Ils parvenaient sur le territoire des hommes de Thanatos.

Les singes étaient leurs sentinelles.

Leur système d’alarme.

83

Merde ! Jeanne se retint de se frapper la nuque. Surtout ne jamais écraser une sangsue : ses appendices buccaux restent alors dans la chair et s’infectent. Depuis trois heures qu’ils marchaient sur la piste, les saloperies ne cessaient de tomber des arbres à leur passage, sentant l’odeur du sang. Elles leur perçaient la peau comme des agrafes puis se gonflaient de sang jusqu’à se laisser tomber une nouvelle fois. Jeanne détacha la bestiole avec précaution. Puis elle la frappa de toutes ses forces avec sa machette. Les fragments continuaient à vivre, se tordant dans la boue. Elle s’acharna à coups de talon.

Sans un mot, elle reprit sa marche. Féraud suivait. Toujours inexpressif derrière ses lunettes noires. Jeanne commençait à se demander si, en même temps que la vue, il n’était pas en train de perdre la boule…

Ils avaient dormi une première nuit à l’entrée du sentier, en compagnie du gaucho. Rien à signaler. Depuis l’aube, ils suivaient une piste étroite dévorée par les feuilles et les fougères arborescentes. Parfois, il y avait des oasis. De longues plages d’herbes souples à demi immergées. Puis la jungle revenait. A la fois immense et intime. Saturée de vie et de pourriture…

Jeanne marchait les poings serrés, tendant le dos sous son paquetage — Fernando avait eu la main généreuse : toiles de tente, trousse médicale de survie, bottes, vêtements de rechange, couteaux, machettes, cantine, réchaud… Pourtant, elle se sentait légère. Invincible.

Limbes vertes. Terre rouge. Flaques noires. Elle pressentait, au-dessus d’elle, les hautes cimes des arbres géants. Elle songeait aux fondations d’un écosystème vertigineux. Les troncs en étaient les piliers. La canopée en était le ciel… Mais surtout, elle éprouvait une sensation plus profonde. Viscérale. Elle sillonnait un organisme. Un réseau complexe d’intérêts, d’associations, de rivalités. Les arbustes puisaient leur vie dans les arbres morts qui pourrissaient à leurs pieds. Les fleurs naissaient de la décomposition des fruits crevés. Les plantes épiphytes se nourrissaient de l’eau contenue dans les lianes, elles-mêmes suçant l’écorce des arbres…

Plus ils s’avançaient, plus les obstacles se multipliaient. Taillis inextricables. Treillis de lianes. Racines transversales. Termitières… Parfois, des rivières glauques et tièdes. D’autres fois, des torrents plus frais, plus clairs. Ou des sources de boue écarlate, dans lesquelles Jeanne et Féraud s’enfonçaient jusqu’à la taille.

La nuit tomba. Selon Fernando, l’estancia d’Alfonso Palin était à une journée de marche depuis l’ouverture de la piste. S’ils ne s’étaient pas trompés de direction, ils étaient donc tout proches du repaire du Centaure. Ils stoppèrent dans une clairière.

Ils montèrent la tente et déroulèrent leurs sacs de couchage. Ils ôtèrent leurs vêtements trempés. Les étendirent sur les buissons alentour. Vaine illusion. Avec un taux d’hygrométrie proche de 100 %, rien ne pouvait sécher ici. Ils puisèrent d’autres vêtements dans leurs sacs. Tous kaki. Jeanne sortit le petit bidon d’essence qu’on leur avait donné et traça un cercle autour du campement pour éloigner les fourmis et les scorpions, comme l’avait fait la veille le gaucho.

Ils s’installèrent sous la tente. Jeanne n’avait plus la moindre notion du temps ni de l’espace. Allongée sur le dos tout habillée dans son sac de couchage, elle considérait le tracé lumineux des lucioles qui filaient à travers les arbres. La fatigue lui tenait lieu de pensée. Impossible d’envisager le lendemain. Ni même la nuit à venir. Et toujours pas la moindre peur. Peut-être que le contact de son HK 9 mm dans son dos y était pour quelque chose…

Presque endormie, elle pensa à Féraud, immobile à ses côtés, portant toujours ses lunettes noires. Elle se souvint de ses grands rêves d’amour avec cet homme, assise sur un banc des jardins des Champs-Elysées. Elle se remémora chaque détail et eut envie de rire dans l’obscurité. La voix de François Taine. Je parie que tu ne connais même pas une histoire drôle.

Si, elle en connaissait une.

La sienne.

84

Le lendemain matin, les paquetages avaient disparu.

Ils avaient pourtant pris soin de tout placer à l’intérieur. Cela signifiait qu’on avait ouvert la tente, pénétré dessous, volé les sacs, puis refermé la toile. Pourquoi ? S’il s’agissait des Autres, pourquoi ne les avaient-ils pas tués ? Féraud se taisait derrière ses lunettes noires.

Jeanne comprenait le message. Ils devaient arriver nus, sans protection, et d’une certaine façon, purs de toute modernité, sur les terres d’Alfonso Palin. Elle en était maintenant convaincue. Les Non-Nés évoluaient sous les ordres du vieux Centaure. Et vénéraient son fils : Joachim.

— Sortons, fit Jeanne.

Ils jetèrent un coup d’œil dehors puis s’extirpèrent de la tente. Une brume verdâtre régnait partout. Leurs vêtements posés sur les buissons avaient aussi disparu. Aucune empreinte. Aucun signe de passage. Pas de feuillage arraché ni de branche brisée. A croire que les voleurs étaient des êtres de fumée, aussi immatériels que le brouillard qui les entourait.

Jeanne rejoignit la piste à quelques mètres de là. Personne. Elle se raisonna encore. S’ils n’étaient pas déjà morts, c’était qu’on voulait qu’ils parviennent à destination.

Et cette destination était toute proche…

Suivre le chemin de latérite, sur la droite.

Le fil rouge jusqu’au repaire des Enfers.

Plus le moindre équipement.

Ils se mirent en route, frissonnants, le ventre vide, sans prendre la peine de plier leur tente. Une heure. Deux heures peut-être. Ni l’un ni l’autre n’avait l’idée de regarder sa montre. Ils marchaient comme des somnambules à travers les nappes de vapeur. Jeanne imaginait le souffle dantesque d’un monstre. Cette brume, c’était son haleine. Ils évoluaient dans sa gueule en forme de cratère…

Soudain apparut un grand terrain plat et déboisé planté de quelques palmiers. Le lieu rappelait l’estancia de la veille sauf qu’après ces kilomètres de jungle, sa netteté et sa propreté le faisaient ressembler à un gigantesque crop circle. Un signe géant, un avertissement révélant une puissance supérieure.

Avec prudence, ils s’acheminèrent à découvert. Depuis le départ, ils n’avaient pas échangé un mot. La jungle avait rendu caduc l’usage du langage. Au fond de la clairière, se dessina bientôt un groupe d’édifices. Des granges de briques rouges. Des enclos de bois blanc. Quelques chevaux à la crinière coupée en brosse.

Un tableau totalement inoffensif. Et un calme absolu.

Pas de chiens. Pas de sentinelles. Pas le moindre élément menaçant. Du regard, Jeanne cherchait la piste d’atterrissage. Elle l’aperçut sur la droite, à travers des buissons d’eucalyptus. Pas d’avion en vue. L’amiral et son fils n’étaient donc pas là… Impossible.

Les herbes sauvages cédaient maintenant le terrain à des pelouses récemment tondues. Parmi les bâtiments, Jeanne repéra la villa. De grands murs blanchis à la chaux, des toits de tôle… Elle se tourna vers Féraud, qui acquiesça de la tête. Ils y étaient parvenus. Bon Dieu, ils l’avaient fait…

Jeanne lança un dernier coup d’œil autour d’elle. Pas un cri d’oiseau. Pas un bourdonnement d’insecte. La solitude des lieux revêtait maintenant une puissance écrasante. Tout semblait figé par une menace imminente…

Elle grimpa les marches. Ouvrit la porte protégée par une moustiquaire : pas verrouillée. Découvrit le salon typique d’une ferme de maître. Dalles de terre cuite au sol. Haute cheminée cadrée de bois. Peaux de crocodiles et de cerfs suspendues aux murs. Fauteuils et canapé autour d’une table basse de bois noir jonchée de télécommandes orientées vers un écran large installé dans un coin. Quoi de plus banal ? Jeanne n’imaginait pas ainsi l’antre du Centaure.

Ils s’orientèrent vers le couloir. Jeanne croisa un miroir. Elle ne put se persuader que l’image qui apparaissait, c’était elle. Un squelette flottant dans des fringues de toile kaki. Un visage gris creusé et souligné de cernes. Elle qui se sentait seulement fatiguée, et curieusement à l’abri de tout danger, n’était qu’un cadavre en sursis.

Féraud la dépassa dans le corridor. Jeanne le suivit. A chaque pas, un sentiment diffus l’accompagnait. Quelque chose ne collait pas. Tout était trop facile. Une porte ouverte. Féraud s’arrêta. Jeanne le rejoignit sur le seuil.

Le bureau d’Alfonso Palin.

Jeanne dépassa Féraud et entra. Murs de crépi blanc. Plancher de chêne ciré. Mobilier de style castillan. Un bureau trônait à l’oblique, faisant angle avec une cheminée de pierre. Des baies vitrées s’ouvraient sur les enclos du dehors. Le soleil matinal pénétrait ici avec violence, charriant des rêves de petits déjeuners, de journées prometteuses, de balades à cheval…

La climatisation tournait à plein régime. À vous glacer les os. Jeanne avança. Un détail l’intriguait. Les étagères qui couraient le long des murs supportaient de nombreuses photos encadrées. Elle pouvait discerner des scènes de famille représentant toujours un père et son gamin — ou le gamin seul.

Elle ne respirait plus, la poitrine oppressée.

Elle savait que la clé de toute l’histoire se trouvait sur ces photos.

Alfonso Palin et Joachim.

Le Centaure et son fils illégitime.

Un pas encore et elle saisit un cadre.

Alors seulement, elle comprit la vérité.

Une évidence.

Pourtant, l’idée ne l’avait même jamais traversée. Derrière elle, la voix de Joachim s’éleva. La chose qui était en lui chantait :

… se irán contigo / Me olvidarás, me olvidarás / Junto a la estación lloraré igual que un niño / Porque te vas, porque te vas…

Saisie par un calme incompréhensible, inhumain, Jeanne reposa le portrait du père et de son enfant. Sans se retourner.

Alfonso Palin dit de sa voix rugueuse, en espagnol :

— Tais-toi, Joachim. Jeanne doit connaître la vérité.

Elle serra les poings et se retourna enfin.

Il n’y avait personne face à elle.

Personne, à l’exception d’Antoine Féraud.

Antoine Féraud qui était aussi, adolescent, sur tous les murs, en tenue de polo, en uniforme d’écolier de grande école, sur un voilier, à skis…

Ou dans les bras de son père.

85

Le jeune homme ôta ses lunettes noires. Ses yeux étaient injectés de sang.

— À chaque fois que je reviens chez moi, je perds la vue. Mes yeux pleurent du sang. Le syndrome d’Œdipe, sans doute. Le coupable qui ne peut supporter la violence de ses fautes…

Jeanne se concentra sur un portrait en noir et blanc posé à sa droite. Alfonso Palin, grand homme à chevelure d’argent, serrait contre lui son fils, adolescent malingre, sourcils en coups de fouet. Le psychiatre, vingt ans plus jeune.

— Quand as-tu tué ton père ? demanda-t-elle en espagnol.

— Je l’ai sacrifié et dévoré en 1994. Ici même. A l’époque, j’étais inscrit à l’université de Buenos Aires, en droit et en paléoanthropologie. Je lisais beaucoup. Totem et tabou, en priorité. Il n’a même pas résisté. Tout cela était écrit, tu comprends ? Le sacrifice initial. La faute originelle. D’ailleurs, il n’est pas mort ce jour-là. Il s’est intégré en moi. Il vit toujours. (Il se frappa le torse.) Ici.

En tant que juge, Jeanne avait encore beaucoup à apprendre. Elle s’était fait avoir comme une bleue. Tout avait commencé avec un enregistrement. Le disque numérique du vendredi 6 juin 2008. Trois voix. Antoine Féraud. Alfonso Palin. Joachim Palin. Et même quatre, si on comptait l’enfant-loup caché au fond de l’avocat argentin. Elle n’avait jamais vu ces personnages. Elle les avait inventés, imaginés, construits de toutes pièces, autour du seul être qu’elle avait réellement rencontré : le psychiatre.

Mais il n’y avait qu’un seul homme.

Habité par plusieurs personnalités. Celles qui avaient ponctué son existence et qui s’étaient greffées, année après année, au fond de sa psyché. Mentalement, Jeanne les « désemboîta » comme elle aurait fait avec des poupées russes peintes en rouge sang. L’enfant cannibale de Campo Alegre. L’adolescent well educated de Buenos Aires, devenu avocat. Le père amiral, dévoré dans la forêt des Mânes. Et enfin Antoine Féraud, le psychiatre parisien, craintif, radin, végétarien, l’imposteur qui écoutait patiemment le discours des autres, observait leurs névroses comme on observe des reptiles dans un vivarium. Des personnalités distinctes, parfois contradictoires, qui entraient en conflit mais plus souvent encore s’ignoraient. Dans la tête de Joachim, l’hémisphère droit ignorait ce que faisait l’hémisphère gauche…

Jeanne se tenait immobile dans une flaque de lumière. Elle flottait dans ses vêtements trop larges. Elle n’avait pas peur. Toujours pas. La fascination supplantait tout autre sentiment. Elle observait Antoine Féraud qui saisissait les cadres photographiques l’un après l’autre. Les contemplait. Les reposait. A cet instant, il ressemblait, trait pour trait, au jeune homme séduisant qu’elle avait suivi un soir de juin à travers l’exposition au Grand Palais.

— Raconte-moi ton histoire, ordonna-t-elle en français.

Il se tourna vers elle. Son visage se transforma. Ses traits se creusèrent. Se plissèrent. D’un coup, il parut avoir quarante ans de plus. Il était Alfonso Palin, amiral sanguinaire à la retraite.

— Quelle est votre monnaie d’échange ? demanda-t-il en espagnol.

— Ma vie.

Alfonso Palin sourit. Son visage se modifia encore. Il retrouva une douceur, une jeunesse disparues l’instant précédent. Il était de nouveau Antoine Féraud.

— Vous monnayez ce que nous possédons déjà.

Non. Pas Féraud. Son timbre venait de démentir son impression. Joachim Palin, l’avocat de Buenos Aires, défenseur des associations humanitaires. Jeanne conserva le tutoiement :

— Alors, considère ça comme une dernière faveur. La cigarette du condamné.

L’homme sourit. Et retrouva la familiarité d’Antoine Féraud.

Ces changements de voix, de faciès, d’identité, étaient captivants. Un être dont le patrimoine génétique ne serait pas définitivement fixé…

— Tu as raison. Après tout, si nous t’avons amenée jusqu’ici, c’est bien pour te révéler la vérité. Toute la vérité.

Le psychiatre se mit à table. Au fil de son discours, sa voix, son visage, son langage, son point de vue changèrent. Traits tirés pour le médecin. Sourire épanoui pour l’avocat. Figure cendrée pour Alfonso Palin. Et aussi, parfois, gueule simiesque pour l’enfant-loup. Ce dernier était terrifiant. Un rictus déformait son visage. Comme un hameçon qui lui aurait tiré toute la figure d’un côté. La narration perdait alors toute cohérence. Les symptômes d’autisme revenaient en force.

Puis l’expression changeait encore et les mots retrouvaient leur logique.

Jeanne imaginait : le soir, dans son cabinet, Antoine Féraud libérait ses personnalités. Jouait chaque rôle. Des identités se reflétant comme des miroirs déformants. Des vraies séances de catharsis. C’était une de ces séances qu’elle avait enregistrée, un soir de juin…

Ces aveux n’apprirent rien à Jeanne. Elle connaissait chacun des épisodes — et soupçonnait Féraud de mentir encore. De se conformer à la version qu’ils avaient patiemment élaborée tous les deux au fil de leur enquête. Le schizophrène préservait encore des angles d’ombre dans son histoire.

En vraie juge d’instruction, elle se concentra sur son dossier. Les faits qui entraient dans son territoire de saisine. Celui qu’elle s’était fixé elle-même à la mort de François Taine.

— Les meurtres parisiens, souffla-t-elle, pourquoi ?

La voix éraillée du père répondit en français, avec un fort accent :

— Simple convergence d’événements. Notre peuple était menacé.

— Nelly Barjac et Francesca Tercia représentaient un danger pour votre secret. Mais Marion Cantelau ? Qu’a-t-elle à voir là-dedans ?

— Elle avait surpris nos… symptômes.

— Où ?

— À l’institut Bettelheim.

— J’ai vérifié. Joachim n’a jamais séjourné là-bas. Alfonso Palin sourit et releva sa mèche. Antoine Féraud.

— Aucun de nous n’y a été soigné. Mais moi, j’y soigne les autres. J’assure là-bas une consultation. L’autisme me passionne. C’est compréhensible, non ? Je peux faire bénéficier les autres de mon expérience…

Quelle conne. Elle s’était focalisée sur la liste des enfants soignés à Bettelheim. Jamais elle n’avait vérifié la liste du personnel soignant. Si elle l’avait fait, elle aurait tout de suite remarqué le nom d’Antoine Féraud. Encore une leçon.

— Un jour, Marion m’a surpris en pleine crise. Elle a compris que je souffrais moi-même du syndrome d’autisme…

— Et que tu étais un imposteur. Joachim a peut-être une formation d’avocat et de paléo-anthropologue, mais Antoine Féraud n’est pas psychiatre. Antoine Féraud n’existe pas.

— Tu sais ce qu’on dit, fit-il en souriant, un psychiatre, c’est un fou qui a raté sa vocation…

— Nelly Barjac, comment l’as-tu connue ?

— Joachim. Je l’ai rencontrée lors d’un colloque sur le patrimoine génétique des peuples d’Amérique latine. Plus tard, elle m’a appelé et m’a parlé de l’échantillon sanguin de Manzarena. Elle savait que je venais du Nordeste argentin. La même région que le fragment…

— Francesca Tercia.

— Francesca était une amie de longue date. Je l’ai connue à l’UBA, en cours de paléo-anthropologie. Avec Jorge De Almeida. Nous étions dans la même classe.

La cerise sur le gâteau. Si elle avait regardé plus attentivement la photo de groupe sur le campus — celle où De Almeida avait écrit « TE QUIERO » —, elle aurait reconnu… Antoine Féraud lui-même. Merde. Merde. Merde. Elle possédait donc les indices, depuis toujours ou presque.

— Elle aussi m’a parlé. Le crâne. Les fouilles de De Almeida. Mais je ne savais pas qu’elle travaillait à une sculpture…

Jeanne cochait mentalement chaque cas, chaque histoire. Les faits ne différaient pas tellement de ce qu’elle avait imaginé.

— François Taine.

— Lui, c’est encore plus simple. Il nous a appelés.

— Lequel d’entre vous ?

— Joachim Palin. Il avait comparé les agendas électroniques de Nelly Barjac et de Francesca Tercia. Le nom de Joachim s’y trouvait sur les deux. Il m’a téléphoné le dimanche matin. Il était à son bureau. On s’est donné rendez-vous dans les jardins du Luxembourg. Il avait déjà appelé Eduardo Manzarena à Managua. Daniel Taïeb à l’institut agronomique de Tucumán. Il avait compris que la clé des meurtres était une possible découverte paléontologique dans le Nordeste argentin. J’ai dû lui rendre visite, le soir même…

Jeanne s’appuya contre le mur. Son dos poissait de sueur malgré l’air conditionné. Elle avait vérifié la liste des appels passés de son portable mais pas de son cabinet — encore une faute. La suite se passait de commentaires. Joachim avait fini le ménage au Nicaragua. Puis il était retourné aux sources… En sa compagnie.

Un détail, un seul, ne cadrait pas.

— Le lundi 9 juin, reprit-elle, Antoine Féraud a pris un vol pour Managua, via Madrid. Le soir, j’ai été attaquée dans son cabinet par Joachim. Vous êtes plusieurs mais vous ne possédez pas le don d’ubiquité.

Le psychiatre sourit. Avec ses yeux rouges, il paraissait sorti d’un film d’horreur des années soixante où les vampires sont de jolis garçons assoiffés de sang.

— Nous avons réservé le vol mais nous ne l’avons pas pris.

— Pourquoi ?

— À Roissy, nous sommes tombés sur l’édition du Monde de l’après-midi. Le journal évoquait la mort de Taine. L’article parlait aussi d’une magistrate qui avait risqué sa peau dans les flammes. Il y avait sa photo. Nous t’avons tout de suite reconnue. La jeune femme du Grand Palais. Qui nous avait donc copieusement menti. Nous sommes revenus. Nous t’avons guettée au TGI de Nanterre. Nous t’avons suivie jusqu’à la rue Le Goff. Nous avions choisi la manière douce pour toi. Féraud et son discours charmeur… Mais Joachim, l’enfant de Campo Alegre, a pris le pouvoir. Et tu nous as échappé… Nous sommes partis le soir même pour Managua. Après tout, que pouvais-tu contre nous ?

— Pourquoi m’avoir épargnée ensuite ?

— Appelons ça… de la curiosité. Et même de l’admiration. Quand nous t’avons vue, avec les flics nicaraguayens, chez Manzarena, nous nous sommes dit que tu n’étais pas une adversaire ordinaire.

— Mais j’aurais pu être un obstacle.

— Durant la préhistoire, les hommes qui peignaient au fond des grottes utilisaient les fissures, les accidents de la roche. Ils les intégraient dans leur fresque. Tu as été notre accident. Nous avons décidé de t’utiliser. De t’intégrer dans notre fresque. Tu pouvais nous servir à mieux nous connaître. À découvrir des éléments de notre histoire que nous ignorions nous-mêmes.

Son angoisse montait maintenant en puissance. Des tremblements la secouaient. La vérité la traversait comme la lumière traverse une plante.

— Maintenant ?

— Nous sommes parvenus dans la forêt, ma belle. Le lieu de l’unité. Et du sacrifice.

Un, deux, trois…, compta Jeanne dans sa tête. Elle aussi était parvenue à sa source. Depuis la mort de sa sœur, elle était destinée à cette quête.

Traquer le mal dans la forêt de silence.

Trouver la vérité au fond des ténèbres.

La lumière noire était désormais là, entre ses mains.

— Ton peuple ? murmura-t-elle. (Les mots tremblaient entre ses lèvres.) Où est-il ?

— Mais il est là, autour de moi… Les Non-Nés…

Une à une, les ombres apparurent dans la pièce, se glissant par la porte. Un seul regard lui suffit pour reconnaître la supercherie. Il ne s’agissait pas d’un peuple primitif. Seulement d’infirmes couturés, blessés, couverts de débris de feuilles et de fragments d’écorces, marchant d’une démarche maladroite.

L’un d’eux avait la face écrasée d’un côté, comme au fer à repasser. Un autre arborait de longues cicatrices qui lui boursouflaient le bas du visage. Un autre portait des lambeaux de chair en guise de favoris et ses yeux n’étaient pas à la même hauteur. Il y avait des hommes et des femmes, indifféremment sales et monstrueux. Les plus âgés étaient les plus balafrés. Les plus jeunes souffraient de déformations de la boîte crânienne — qui avaient sans doute été effectuées dès les premiers jours de leur vie, lorsque les os sont encore souples. Ainsi, leurs traits simiesques avaient été modelés artificiellement.

Joachim avait créé, de toutes pièces, un peuple primitif. Une mascarade archaïque. Jeanne songea aux Comprachicos de L’Homme qui rit de Victor Hugo, qui achetaient les enfants à bas prix, les mutilaient et les déformaient avant d’en faire des monstres de foire.

Toute cette histoire reposait sur un délire collectif. Il n’y avait jamais eu de peuple génétiquement différent. Ni de morphologie spécifique. Tout cela n’avait existé que dans le cerveau dément de Joachim — et dans les esprits trop enthousiastes de Nelly Barjac, Francesca Tercia, Niels Agosto, Eduardo Manzarena, Jorge De Almeida, ce dernier ayant sans doute été sacrifié par ces figures de foire, au fond de la lagune.

Les Non-Nés avançaient. Jeanne recula. La violence de leurs chairs couturées, repliées, déformées, dans ce décor civilisé, était insoutenable. Elle s’était attendue à tout — embuscades en forêt, lutte à mains nues, pièges hérissés de pieux — mais pas à ça.

— Qui sont-ils ?

— Les rescapés des vuelos, chuchota le vieux Palin en espagnol. L’homme a une capacité à survivre… effrayante. Les caïmans ont pu les attaquer. Leur bouffer des morceaux. Ils ont survécu. Ils se sont reproduits. Ils sont devenus fous dans les marais. En quelques années, ils ont remonté toute l’histoire de l’homme. Ils sont redevenus de purs sauvages.

Féraud reprit la parole, en français :

La mécanique des pères, Jeanne. Ce sont les enfants du Mal. Les fils de la peur. Ils viennent de la violence et y retournent. Le peuple de Thanatos ! Qui ne connaît que l’inceste, le viol, le parricide, le cannibalisme…

Jeanne saisit soudain que Joachim n’avait jamais été une victime.

— C’est toi, enfant, qui as assassiné tes parents adoptifs, les Garcia.

— Pendant leur sacrifice, Por que te vas passait à la radio…

— C’est toi qui as initié les survivants des marais aux pratiques cannibales.

— Il n’y a pas eu beaucoup d’efforts à faire. Leur régression était en marche.

— C’est toi qui as guidé ce groupe vers la violence, la cruauté, les instincts les plus violents… Dès ta naissance, tu as été placé sous le signe du carnage.

Le vieux Palin déclama, dressant un index crochu :

— C’est notre armée, juanita. Le cœur de la violence… Comme on parle du cœur dans une centrale atomique. Nous avons remonté le temps. Nous sommes retournés à la nuit originelle. Nous sommes voués à répéter l’acte fondateur. Encore et encore… L’inceste. Le meurtre du père. Le cannibalisme. Ceci est mon corps… Ceci est mon sang…

La pièce tourna autour d’elle. Des éclipses battaient sous ses paupières. Si elle tombait dans les vapes, elle était foutue.

Joachim bondit sur elle mais s’arrêta net.

Elle braquait devant son visage son HK USP 9 mm.

Le seul détail dont Antoine Féraud ignorait l’existence.

La bête s’immobilisa, penchant bizarrement la tête de côté. Jeanne recula vers la fenêtre et l’ouvrit. Deux pensées, presque simultanées. La première. Elle n’avait pas fait monter de balle dans le canon. La seconde. Elle n’avait pas levé le cran de sécurité de son arme.

Son 9 mm était à peu près aussi dangereux qu’un pistolet à eau. Si l’un des barbares effectuait le moindre geste contre elle, elle était morte.

Elle enjamba le châssis sans cesser de viser la horde.

— Tu n’as aucune chance contre nous, murmura Joachim. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite. Si tu fuis dans la lagune, tu ne feras que te rapprocher de nous. Nous sommes déjà en toi. Nous sommes déjà toi ! Nous…

Jeanne n’entendit pas la fin de l’avertissement. Elle courait à travers la plaine brûlée de soleil.

86

Elle suivait le sentier. Et c’était la pire des conneries.

Le premier itinéraire que les Non-Nés surveilleraient.

Dans la boue, ils repéreraient ses empreintes et la suivraient à la trace. En réalité, ils la localiseraient partout. Ils connaissaient aussi bien la piste que ses environs. Ou que n’importe quel coin de la lagune. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite… Jeanne courait. Une brûlure dans la poitrine. Une vérité au fond de sa tête : elle n’avait aucune chance.

Elle s’accrochait pourtant à une idée. Une seule. Le pilote de la lancha avait dit : « Je reviens demain soir, même heure, même endroit. » Atteindre la rivière avant la fin de la journée. Guetter l’arrivée du canot. Embarquer. Et adios.

Elle courait toujours. Elle avait réglé son rythme. Petites foulées, respiration courte. Ses joggings au jardin du Luxembourg allaient enfin lui servir à quelque chose… Racines. Lianes. Flaques… Attention où tu mets les pieds, ma fille.

Elle s’étala dans un marigot. Elle voulut hurler mais l’eau rouge s’engouffra dans sa bouche. Elle cracha, se cambra, pataugea. Elle imaginait des lézards, des serpents, des anguilles se glissant dans les eaux noires, sous ses vêtements, dans les orifices de sa chair… En quelques secondes, elle avait atteint l’autre rive.

Elle empoigna les herbes du bord et se hissa à la surface. Elle retomba sur la terre ferme. Elle cherchait son souffle, prenant soudain conscience de la cacophonie de cris qui résonnaient autour d’elle. Volatiles. Primates. Crapauds… Et, plus près encore, l’infernal bourdonnement des insectes… Elle ne s’en sortirait jamais…

Elle se remit debout. Reprit sa course. Midi. Elle avait cinq heures pour rejoindre la rivière. Si elle maintenait sa cadence. Si personne ne l’attaquait… Si…

Elle prit conscience du choc après coup.

Elle gisait de nouveau dans la boue, la tête résonnant de mille parcelles de pensées, de peur et d’incompréhension. Un trou noir, pixellisé d’étoiles. Puis la réalité reflua vers elle. Le ciel. La terre. La forêt. Une violente douleur traversait sa mâchoire inférieure.

Elle leva les yeux.

Le sang, visqueux, lui coulait sur le visage. Un Non-Né se tenait devant elle.

Il portait des haillons et une gibecière en peau de cerf. Cheveux rigides de latérite. Peau couverte de boue séchée. Un crâne de buffle abaissé sur le visage. Jeanne n’apercevait que ses yeux au fond des trous d’os. Il leva de nouveau son arme. Une masse. Un bâton. Un marteau. Elle eut juste le temps de rouler sur elle-même et de plonger sa main dans son dos.

Pas d’automatique.

Tombé dans sa chute.

La masse repartait déjà en sens inverse. Jeanne, à quatre pattes, cherchait le HK parmi les taillis. PFFFFFFFFFFF !!!!!!! Le souffle de la masse, quelques centimètres au-dessus de sa tête. Elle aperçut le calibre. L’empoigna, se retourna et appuya sur la détente. Rien. PFFFFFFFFFFF !!!!!!! La masse lui frôla le visage. Elle tira sur la culasse. Le tueur à gueule d’os grognait. Dans un éclair, elle remarqua que son arme était une mâchoire de caïman hérissée de toutes ses dents.

Détente. Rien. Elle hurla. Le cran de sûreté. Elle l’avait oublié. Coup de pouce vers le bas. La mâchoire revint encore une fois, avec la force d’une torsion de branche.

Jeanne bloqua sa respiration. Visa. Tira. Le crâne se troua d’une troisième orbite. Jeanne tira encore. Et encore. Trois trous sanglants dans le crâne de buffle. L’ennemi s’écroula.

Jeanne recula, toujours assise. Couverte du sang qui avait giclé par les orifices du crâne. A moins que cela ne fût sa propre blessure qui coulât encore… Elle roula à nouveau parmi les herbes et tira par maladresse. Une balle pour rien. Elle se remit debout. Surtout, ne pas s’éterniser… Les coups de feu avaient prévenu les autres.

Nouveau départ. A cette allure, elle pouvait couvrir les cinq heures de route en trois heures. Elle avait tâté sa blessure. Superficielle. Elle pouvait s’en sortir. Bon Dieu, elle le pouvait…

Le couloir végétal s’ouvrait devant elle. Un tunnel vert et rouge qui parfois s’étiolait en joncs et roseaux clairs, puis replongeait dans ses tons d’émeraude. Jeanne pensait à ses munitions. Elle avait tiré quatre balles. Il lui en restait douze. Ses autres chargeurs n’étaient plus dans sa veste. Perdus dans l’une ou l’autre chute.

14 heures.

Elle avalait les kilomètres sans réfléchir. Un seul fait l’inquiétait : pas un seul chasseur à l’horizon. Que préparaient-ils ? Des pièges ? Voulaient-ils la capturer vivante ?

15 heures.

L’espoir était revenu. Une molécule mystérieuse circulait dans son sang, ses fibres, ses neurones — et lui donnait une énergie redoublée. Elle allait y parvenir. Elle allait…

Elle s’arrêta net.

Ils étaient là. A trente mètres. Bloquant le chemin et ses alentours. Se déployant parmi les arbres, les souches, les lianes. Vêtus de hardes, hirsutes, déformés, couturés, ils portaient des parures sauvages. Des crânes d’animaux sur la tête. Des ossements humains autour du cou. Des petites choses organiques séchées, enfilées sur des lanières de cuir, en bandoulière sur le torse. Avec la lumière verdâtre qui leur tombait dessus, ils ressemblaient à des reptiles.

Jeanne brandit son 9 mm. Le geste lui procura un certain réconfort. Celui de la violence de la civilisation, supérieure à celle de l’animal.

Les hommes-reptiles ne bougeaient pas. Ils tenaient des armes grossières, sculptées dans des os, du bois, de la pierre. Jeanne partit sur la droite, s’enfouissant parmi les feuillages. Elle savait qu’elle ne devait pas s’écarter de la piste mais peut-être pouvait-elle les semer parmi cette végétation et pratiquer une large boucle, jusqu’à retrouver le chemin du salut. On avait le droit de rêver…

Elle tomba parmi les joncs. Elle continua à quatre pattes, barbotant dans les mares stagnantes et les jacinthes d’eau. Une clairière semi-immergée s’ouvrait devant elle. Elle se releva. Perdit à nouveau son aplomb. Elle n’avait plus aucun sens de l’équilibre. Que se passait-il ?

Alors, elle comprit.

Elle ne fuyait pas la piste. C’était la piste qui la fuyait. La terre spongieuse se mouvait sous ses pieds. Les embalsados. Les îlots flottants. Elle était au cœur d’un de ces méandres instables dont lui avait parlé Beto.

En guise de confirmation, elle aperçut, au-dessus des bosquets, d’autres îles qui filaient. A leur bord, les Non-Nés se tenaient debout. Leurs pirogues étaient des langues de nénuphars et de roseaux. Les hommes archaïques paraissaient capables de les diriger. Des âmes errantes sur des terres errantes…

Ils la visaient maintenant avec des arcs d’os. Sans réfléchir, elle braqua son bras armé perpendiculairement à son torse et tira. La détonation pétrifia les ennemis. Il lui était impossible de viser. Son île dérivait et lui interdisait toute stabilité. Mais elle tira, et tira encore. Pour les effrayer.

Un sifflement sur sa gauche. Puis sur sa droite. Les flèches. Malhabiles. Imprécises. Le manque de stabilité désavantageait aussi l’ennemi. Elle s’accroupit. S’allongea, ventre dans l’eau, et noua ses deux mains pour trouver un meilleur appui. Détente. Détonation. Détente. Détonation. Elle ne voyait rien. Les arbres, les roseaux, les lianes passaient au fil de l’eau à mesure que les terres se dispersaient, se dilataient.

Elle allait bientôt être à cours de munitions. Surtout, elle savait que la mort rapide qu’elle évitait à chaque flèche ne la dispensait pas de l’autre mort : la dérive de son île. Si elle s’éloignait trop de la piste, si elle laissait le paysage se transformer et se reformer d’une autre façon, elle ne retrouverait jamais son chemin.

Elle recula en rampant, se releva, crut reconnaître, au loin, la ligne de palmiers et de caroubiers qui marquait le bord de la piste. Si elle s’orientait dans cette direction, sautant d’île en île, elle pourrait retrouver la terre ferme. Sans hésiter, elle prit son élan et sauta. Une grenouille sur ses nénuphars. Une grenouille qui n’aurait pas su, à chaque bond, si la surface de réception allait tenir le coup. Elle sautait. Rebondissait. Les flèches sifflaient autour d’elle.

Elle rejoignit la berge.

Et retrouva la piste de latérite.

Coup d’œil derrière elle. Les Non-Nés dérivaient toujours sur leurs pirogues végétales. A tort ou à raison, elle se sentit hors d’atteinte. Elle consulta à sa montre. 15 h 30. L’objectif — la lancha — était toujours accessible. Tout en courant, elle éjecta le chargeur du 9 mm pour mesurer l’ampleur du gaspillage. Il ne lui restait plus qu’une seule balle.

Elle retrouva son rythme. Palmes, fougères, roseaux… Et le rouge sang de la terre. Combien de kilomètres lui restait-il à parcourir ? Aucune idée. Pas plus qu’elle ne savait si d’autres spécimens dégénérés étaient sur ses pas…

Bruissements d’herbes et de feuillages aux quatre coins de la plaine. C’était la réponse. Les frottements, les craquements se répétaient parmi les roseaux, les ajoncs, derrière les arbres. Les assaillants ne prenaient aucune précaution en avançant. Ils lui faisaient volontairement peur. Ils savaient que son pire ennemi, c’était sa trouille. Cette trouille qui allait la paralyser. Lui faire perdre ses derniers moyens.

Ou bien alors, c’était une battue.

Ils la forçaient à se diriger vers un piège…

Elle courut encore. Tout droit. Elle repéra un arbre dont le tronc se divisait à environ deux mètres de hauteur, creusant un refuge idéal pour se cacher. Elle se précipita, agrippant les lianes pour monter. Se ravisa. La planque était trop belle. Les Non-Nés remarqueraient que ses empreintes finissaient ici. Ils n’auraient qu’à scruter les arbres autour d’eux pour repérer sa cachette.

Elle se souvint de bouquins qu’elle avait lus sur les affrontements entre snipers solitaires durant les conflits majeurs du XXe siècle. Une des ruses favorites de ces chasseurs était de trouver une planque — mais de ne pas s’y cacher. Ils la surveillaient au contraire, de loin, sachant que l’ennemi s’en approcherait, croyant y surprendre l’adversaire…

Jeanne recula dans la boue, plaçant ses pas dans ses propres empreintes, et s’écarta de la piste, s’enfouissant dans une jonchaie qui la dépassait de plusieurs têtes. Elle découvrit un autre refuge possible. Moins accessible, mais offrant aussi une niche à quelques mètres de hauteur. Un fut noir, brûlé, qui se creusait en une cavité en S avant de déployer ses branches et ses feuillages. Elle s’accrocha aux lianes qui couvraient le tronc calciné. En quelques tractions, elle était à hauteur de la crevasse. Elle s’y enfonça et se recroquevilla façon fœtus, évitant de penser à toutes les bestioles, insectes et parasites, qui rampaient là-dedans.

Avant de s’enfouir complètement, elle arracha un fragment de mousse de cinquante centimètres de long. Un filet verdâtre dont elle se couvrit le visage. Parfaite cagoule de camouflage pour jeter, au moindre bruit, un regard sur la piste sans être repérée.

Elle s’écrasa dans le nid de lianes. Elle avait l’impression d’être portée comme un bébé dans des bras de sève et de feuilles. De la même façon qu’elle avait calé son corps, elle cala son esprit.

Et attendit.

Elle n’avait plus conscience du temps qui passait. Seulement de l’air chaud et mou qui ne bougeait pas. Elle observait, en sueur sous sa cagoule, les nervures des feuilles, les sillons de l’écorce, la marche des fourmis… Elle se sentait en osmose avec la nature. Dotée d’une conscience aiguë, développée, presque paranormale… Elle était plongée dans une intimité bouleversante. Comme si elle avait fait l’amour avec cet arbre noir. Avec la forêt. Avec…

Du bruit.

Des pas. Elle risqua un œil. Ils étaient là. Quatre. Cinq. Six… Ils ne portaient plus de parures ni d’ossements. Leur peau était couverte de boue écarlate. Leurs corps ne se détachaient de la piste que lorsqu’ils bougeaient. Une cellule d’élite. Ils ne parlaient pas. Ne faisaient aucun geste. Paraissaient communiquer entre eux par la pensée.

Ils allaient scruter l’arbre creux près du sentier. Ils verraient qu’elle n’y était pas. So what ? Ils rayonneraient de part et d’autre de la piste et la trouveraient sans doute dans sa cachette…

Elle se rencogna dans son trou d’écorce. Le jour déclinait. Plus qu’une heure pour atteindre la rivière. Encore faisable. À condition que les chasseurs ne restent pas. Et qu’elle ne rencontre plus aucun autre obstacle.

Frôlements de feuilles. Froissements d’herbes. S’approchaient-ils ? L’avaient-ils sentie ? Coup d’œil au-dehors. Ils avaient disparu. Continuaient-ils vers la rivière ? Revenaient-ils sur leurs pas ? Pas le moment de s’interroger ni d’hésiter.

Elle s’enfonça dans sa cavité, juste une seconde, puisant encore quelques forces dans cet utérus d’écorce. Plus que jamais, elle percevait une chaleur, une respiration, une intimité troublante entre les « bras » de ce puits végétal.

Son cœur s’arrêta.

Les lianes avaient augmenté leur pression. L’anfractuosité avait bougé, la faisant basculer vers l’arrière puis vers l’avant. Le temps qu’elle analyse cette sensation, elle obtint une réponse. Hallucinante. La paroi noire, face à elle, venait d’ouvrir les yeux. Les lianes étaient, réellement, des bras.

Elle arracha sa cagoule de mousse et vit.

Les reliefs d’écorce dessinaient un visage.

Joachim.

Depuis une heure, il se tenait devant elle, dans la cavité. Parfaitement immobile, intégré, avec sa peau noire et verte, aux accidents de l’arbre. Nous n’habitons pas la forêt. C’est la forêt qui nous habite…

Elle voyait maintenant. Son visage. La peau tendue sur les os et les cartilages. Les traits encroûtés de scories et de salive. Et les yeux. Injectés. Voilés. Brûlants… Elle voulut lever son arme. Joachim serrait déjà son poignet. Elle pouvait sentir ses doigts inversés sur son bras. Elle voulut frapper. Il immobilisa son autre main.

Elle se pencha avec douceur vers Joachim. L’enfant-loup, surpris, ne résista pas. Comme dans son rêve, il sentait l’humus, les racines, le sang. Une pellicule rosâtre couvrait ses yeux comme ceux d’un singe. Elle s’approcha encore, pour nicher sa tête au creux de sa nuque. Tendresse. Sensualité. Langueur…

Elle arracha son oreille d’un coup de dents.

Joachim hurla.

Elle dégagea sa main gauche et enfonça son pouce dans son orbite droite. L’œil sauta à moitié. Nouveau hurlement. Jeanne voulut libérer sa main armée. L’enfant-loup ne la lâchait pas. Il chercha à la mordre à son tour. Elle n’eut que le temps de se reculer, dos enfoncé contre les feuilles. Joachim bondit et l’attaqua à la gorge.

Dans la lutte, son poignet droit se libéra. Elle tendit le HK vers le ciel puis revint vers son agresseur. Une liane stoppa son geste. Joachim lui mordit l’épaule gauche. Elle pensa aux maladies. Elle pensa à un vampire. Elle pensa qu’elle était en train de mourir.

Elle tira d’un coup sec son bras en arrière et délivra sa main armée. Joachim la mordait toujours. Elle n’était plus qu’à une respiration de s’évanouir. Le canon. Faire revenir le canon. Sur la tempe de Joachim. Une balle. Une seule. Ce serait la bonne…

Par réflexe, Joachim lâcha sa proie et rugit en direction de l’arme. Comme pour effrayer le tube strié d’acier. Mais, dans le monde de la mécanique moderne, les choses ne fonctionnent pas ainsi. Jeanne fourra son 9 mm dans sa bouche et appuya sur la détente. Le crâne de Joachim explosa. Elle en eut le souffle coupé. Des parcelles de chair, des débris d’os s’étaient plaqués sur son visage.

Elle se ressaisit. La piste. L’embarcadère. La lancha. Elle essuya le cadran de sa montre couvert de chairs sanguinolentes. 16 h 30. Une demi-heure. Elle avait une demi-heure pour rejoindre la rivière…

Le corps de Joachim pesait sur elle. Elle s’en dégagea comme d’une gangue organique. S’accrocha au rebord de la cavité. Parvint à se redresser. Descendre de son perchoir. Courir vers la rivière. S’extraire de la forêt des Mânes…

Quelques secondes plus tard, ses pieds foulaient la terre du sentier. La chose la plus solide qu’elle ait jamais sentie. Elle reprit sa course. Étonnée que ses membres lui répondent. Que son souffle s’économise. Cette surprise en appela une autre. Sa blessure. Elle s’arrêta et porta la main au côté gauche de sa gorge. La plaie était superficielle. Joachim n’avait pas eu le temps d’enfoncer ses crocs en profondeur. Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa de la boue. La plaqua sur la morsure. Elle n’avait aucune idée de l’efficacité d’une telle méthode mais l’idée la rassurait.

A cet instant, des grognements s’élevèrent. Puis des hurlements qui donnaient le sentiment que les entrailles de la forêt s’ouvraient. Des cordes vocales qui auraient été comme des racines arrachées à la terre. Les cris se multipliaient. Déchiraient les cimes. Rivalisaient d’intensité. Les Non-Nés avaient découvert le corps de leur chef. Allaient-ils emporter la dépouille de leur maître et retourner à leur tourbe d’origine ? Ou au contraire s’acharner sur la coupable ?

Elle ne préféra pas parier sur l’une ou l’autre solution.

Elle ne voyait toujours pas la rivière. Elle se demanda si elle n’était pas tout simplement perdue. Hors course. Elle allait finir par se tuer elle-même en s’égarant dans ce labyrinthe.

17 heures.

Courir. Courir. Courir. Toujours pas de Non-Nés…

Elle titubait maintenant. Plus de conscience. Plus de sensation. Plus rien. Les Autres n’étaient pas là. Les Autres l’avaient oubliée. Les Autres étaient retournés à leur monde de violence et de fange…

Soudain, elle aperçut un ruban couleur cuivre. L’idée eut de la peine à se former dans son cerveau. La terre, le sang, en séchant, lui paralysaient les neurones.

Mais si.

La rivière était là, au bout de la boue…

— C’est du sang ?

Le gaucho se dressait dans la barque, à moitié dissimulé par les roseaux. Elle eut envie de l’embrasser, de l’étreindre, de se prosterner à ses pieds.

— De la boue, dit-elle simplement. Je suis tombée.

— Où est votre ami ?

— Il est resté.

— Resté ?

— Je vous expliquerai.

Le gaucho lui tendit la main. Elle embarqua. Elle eut l’impression qu’un fragment de la berge se détachait. Le fragment, c’était elle. Elle redevenait humaine.

Elle s’effondra au fond de la lancha. Sur le dos. Visage tendu vers le ciel. Avec ses petits nuages, rose coton, extraits des tableaux anciens. Elle ferma les yeux. L’infini s’ouvrit en elle. Pure délectation. Elle savourait chaque battement cardiaque. Chaque poussée de sang. Chaque signe de vie…

Le gaucho dut croire qu’elle s’endormait. Il se mit à chanter, à voix basse, comme pour la bercer.

Paupières fermées, elle se remémora ses soirées solitaires, à Paris. Son riz blanc. Son thé vert. Grey’s Anatomy. Ses Lexomil arrosés de vin blanc…

La vie, simplement.

Pas si mal, après tout.

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