John Clay regarda autour de lui. La pluie tombant à verse enrobait les éclairages de Manhattan d’un halo de plomb. Son imperméable ruisselait et une gouttière s'était formée du côté de son feutre à larges bords. L'eau en tombait avec un glouglou ridicule de source.
C'était une belle charognerie de temps. Un temps à ne pas mettre un flic dehors.
Non, on ne pouvait pas mettre un flic dehors avec une pareille flotte ! Comme John Clay était inspecteur au commissariat principal, il devait, dans ces conditions, se mettre à l’abri.
Il se souvint alors que Jonas, le patron du Bastringue, une boîte de nuit dans le style faux Mont-martre, lui avait dit à plusieurs reprises de passer boire un pot chez lui.
C'était l’occasion ou jamais de profiter de l’invitation.
Il se dirigea vers le Bastringue en rasant les façades.
Un aboyeur transi faisait de vains efforts pour ne pas s’enrhumer sous un dais de toile pourpre rehaussé de dorures.
— Entrez, M’sieur ! invita l’homme. Nos attractions passent dans un instant. Vous verrez des danses apaches, juste comme à Paris, et les plus belles filles de tout New York… Consommations de premier choix…
Clay haussa les épaules et poussa la porte cloutée de la taule à Jonas. Une ambiance ouatée l’enveloppa. Il faisait doux et tiède et des flots de musique douce coulaient dans les oreilles comme un baume.
Une belle gosse, roulée façon déesse de cinéma, le débarrassa de sa pelure mouillée et de son chapeau. Clay s’épongea le visage, rajusta son nœud de cravate et son col de chemise défait.
Il tenait à son aspect physique. On a beau être flic, on surveille son standing, non ?
Il pouvait s’estimer satisfait. La glace lui renvoyait un reflet engageant. Ses trente-cinq ans le trouvaient dans la plénitude de sa force et de son charme. Il était grand, brun, bien découplé. Il avait le teint bistre, les yeux clairs, presque mauves. Des yeux qui chaviraient les filles… Des lèvres pulpeuses, ombragées par une moustache fournie aux reflets roux…
Un beau gars sur qui les souris se retournaient volontiers.
Il regarda l’heure : presque dix heures.
— Je peux téléphoner ? demanda-t-il à la préposée au vestiaire.
— Sûr ! répondit-elle.
Il entra dans la cabine, composa le numéro du commissariat.
— Ici Clay, annonça-t-il. C'est vous, lieutenant ?
Un grognement informe lui répondit : c’était bien cet ours toujours mal léché de lieutenant Ox. Toujours de mauvais poil, toujours hargneux et la langue prête à l’invective. Pas mauvais bougre pourtant ; il suffisait de ne pas se laisser abattre lorsqu’il vous regardait de son air de bulldog enrhumé.
— Rien de nouveau ? demanda Clay.
— Il y a toujours du nouveau dans un commissariat principal, grommela l’autre. Surtout à New York. Vous allez me dire que votre vieille tante est malade et vous réclame à son chevet, non ?
— Non, dit Clay. Simplement, je voudrais vous faire observer que ça tombe comme vache qui pisse et qu’un peu de chaleur ne me ferait pas de mal… Je passerai tard ; si vous avez quelque chose pour moi, laissez-le sur mon bureau. À moins qu’il y ait du pétard, hein ?
Ox fulmina :
— Ces jeunots sont des mauviettes, des résidus de braguette ! tonna-t-il. Un peu de flotte et ils disparaissent ! Jamais vu ça… Fallait travailler dans un ouvroir avec les vieilles cinglées qui tricotent pour les combattants de Corée au lieu de vous embarquer dans la police, mon garçon !
C'était juste le moment de le contrer, autrement il en aurait pour trois heures à vitupérer.
— Primo, dit Clay, je m’en voudrais d’être votre garçon ; deuxio, j’ai suffisamment fait le mariolle devant des balles en promenade dans la nature pour me garer de la flotte, vu ? Quand je suis entré dans la police, je croyais avoir pour chef un type à la hauteur, et non pas un pion de collège…
Ça, c’était la grosse astuce ! Ox poussa un rugissement et raccrocha. Clay en fit autant. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
Du plat de la main, il lissa sa chevelure d’ébène et souleva le rideau de velours pourpre séparant le hall d’entrée de la salle.
Cet état de grâce qu’il avait ressenti en pénétrant dans l’établissement s’accentua. La salle était de dimensions moyennes. Elle répondait exactement à l’idée qu’on se faisait de ces sortes d’endroits. Une piste de danse était aménagée au milieu et des tables la cernaient. Il y avait tout au fond un immense comptoir fait de rondins, qui évoquait vaguement un chalet montagnard.
C'est vers ce comptoir que se dirigea Clay.
— Hello ! La bonne surprise ! cria Jonas en l’apercevant.
C'était un gros homme à la peau blême, aux cheveux rares soigneusement collés sur son crâne curieusement plat.
Il avait l’œil jaunâtre comme un cheval malade. Son nez aux narines épaisses et aplaties lui donnait une sorte d’aspect négroïde.
Il tendit par-dessus le comptoir une main lourde, chargée de bagues. Clay serra avec répugnance cette livre de chair molle.
— C'est rudement gentil à vous de venir boire un glass, déclara le patron du Bastringue. Ça fait un bout de temps que j’espérais votre visite… Bon Dieu, je me disais que vous faisiez le fiérot…
Clay secoua la tête.
— Boulot, dit-il laconiquement.
Jonas eut un regard mélancolique. Il se disait que du boulot, pour Clay, cela représentait à coup sûr pas mal d’emmerdements pour des types comme lui. Mais Jonas était un malin, dans son genre, qui se débrouillait toujours pour garder le nez propre. Il avait des moyens et, par conséquent, pas mal d’appuis. Il savait louvoyer. Les flics du secteur ne l’ignoraient pas et le ménageaient.
Peut-être, en douce, broutait-il au même râtelier ? En tout cas, il avait le chic pour ne pas se faire d’ennemis.
— Du raide ? proposa-t-il.
— Gy ! fit Clay.
— J’ai un vieux bourbon, du spécial, réservé aux amis et… à mon usage personnel. Ça vous dirait de l’essayer ?
— Je suis là pour ça, gouailla le policier.
Jonas cligna de l’œil au barman et celui-ci comprit tout de suite qu’il fallait prendre la bouteille réservée et ne pas chicaner sur la dose.
— Comme pour des malades ! insista le patron.
Ils trinquèrent et se mirent à parler de la pluie en réservant le beau temps pour une conversation ultérieure.
Au troisième whisky, Clay se sentit tout à fait bien et décida qu’il pissait à la raie du lieutenant Ox. Du reste, il se promettait de le lui dire.
En voilà un qui commençait à le courir, avec ses manières de négrier. Après tout, il n’avait aucun droit sur ses subordonnés, et Clay était bien capable de lui foutre son poing sur le pif, un jour qu’il aurait quelques centilitres de rye en trop dans l’œsophage, quitte à se faire licencier.
Un serveur vint dire un mot à l’oreille de Jonas.
— Vous m’excusez ? demanda ce dernier à Clay. On me réclame pour une partie de passe anglaise…
Il cligna de l’œil :
— Si le cœur vous en dit…
— J’ai horreur des parties de dés, fit Clay.
Il regarda son hôte s’éloigner vers le fond de la salle où, dans une sorte de vaste loggia, des gens aux allures douteuses s’affairaient autour d’une table de jeu. Dans la loggia faisant face à celle-ci, un orchestre à cordes dévidait des écheveaux de musique tendre, un peu trop sucrée, qui mettait du vague à l’âme au cœur des donzelles.
Le barman surveillait le verre de Clay. Lorsque le godet était vide, il se hâtait de le remplir.
Clay regarda la salle où la clientèle paraissait moins s’ennuyer que dans beaucoup d’autres boîtes.
Il n’avait pas trop l’habitude de ces endroits-là. Son fief à lui, c’était plutôt les drugstores et les cafétérias où il dévorait une paire de hot-dogs à la va-vite. Au fond, c’était chouette de prendre du bon temps.
Il eut brusquement conscience d’une présence à ses côtés et se retourna. Une fille venait de s’asseoir sur le tabouret voisin de celui qu’il occupait. C'était une pépée de la haute, ça se voyait à sa pelure. Elle portait une robe en lamé blanc, une cape de vison blanc et des bijoux qui scintillaient comme des projecteurs de D.C.A.
Elle était de taille moyenne, plutôt petite mais admirablement proportionnée. Sa chevelure châtain fauve et ses yeux verts bouleversèrent John Clay. Il se sentit tout chose, soudain.
La fille le regarda comme on regarde n’importe quoi, n’importe qui : presque sans le voir. Ses longs cils recourbés n’eurent pas le moindre battement.
— Hello ! murmura Clay.
Il aurait donné la moitié de son bras droit et dix années de sa solde pour engager la conversation avec elle. Il était le premier surpris de cet engouement irrésistible. D’ordinaire, il ne s’emballait jamais pour une greluche. Les femmes, il savait que c’est de la dynamite ; il savait aussi qu’on doit manipuler la dynamite avec un soin extrême. Aussi ne s’affolait-il pas, d’ordinaire. Il avait plutôt tendance à les laisser venir, ce qui est bien le meilleur système à employer.
Mais là, c’était différent. Il avait le grand choc, le coup de foudre, quoi ! Et ça faisait des tripotées de temps que ça ne lui était pas arrivé, exactement depuis l’époque lointaine où il allait à l’école du quartier pauvre habité par le père Clay et où il était tombé dingue d’une jeune institutrice venue faire une suppléance dans son groupe. Un soir qu’elle l’avait gardé en retenue, il lui avait dit qu’il l’aimait et avait essayé de l’embrasser. Il avait douze ans, à l’époque. La fille était grosse, saine et blonde, avec des joues rouges et des biceps de sportive. Elle l’avait giflé et lui avait foutu vingt fois à copier le verbe « N’être qu’un pauvre cancre ».
C'était de là que lui venaient son mépris des femmes, sa méfiance, son besoin de les laisser accomplir les premiers pas.
La fille du tabouret n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’invite à la conversation que lui lançait Clay. Elle haussa imperceptiblement les épaules, vida son verre de Four Roses et s’éloigna.
— Salope ! grinça le policier.
Le rouge de la honte lui barrait le front et mettait dans ses yeux une lueur mauvaise.
Il suivit la fille du regard. Il vit qu’elle se dirigeait vers la loggia des joueurs.
À son tour, il vida son verre et le posa avec force sur le comptoir.
Sacrebleu ! Il n’allait pas se laisser blouser par une môme qui se prenait pour la déesse de l’Amour simplement parce qu’elle avait pour dix mille dollars de fringues et de quincaillerie sur elle.
Treize ans dans la police lui avaient conféré une sorte d’autorité irascible ; il n’aimait pas qu’on lui résistât. Tous ceux qui résistaient à John Clay s’en repentaient un jour ou l’autre.
D’un pas rageur, il suivit la fille.
Elle était déjà debout derrière les joueurs lorsqu’il la rejoignit. La partie faisait rage ; bien entendu, Jonas gagnait. C'était le plus infernal joueur de New York ! Tricheur comme un Grec ! Et pourtant, il continuait à trouver des pigeons à plumer. Un vrai fortiche… Il avait ses rabatteurs, des gars habiles qui s’y entendaient pour amener des tordus que la maladie du jeu triturait.
Clay connaissait la vie, surtout la vie des maisons de jeux. Il eut vite fait de repérer les rabatteurs et les pigeons. Il y avait deux types à Jonas dans le lot et une demi-douzaine de fils à papa qui s’entêtaient à braver la chance en paumant le grisbi de leur vieux.
La chance, au Bastringue, se mettait toujours dans le même clan, du côté de ceux qui lui donnaient un coup de pouce, c’est-à-dire dans celui du patron.
La fille regarda attentivement la partie.
— Ces dés sont pipés, déclara-t-elle soudain.
Il y eut un brusque silence. Les mains qui roulaient les cubes d’os s’arrêtèrent, les yeux se levèrent sur elle.
Jonas pâlit, c’est-à-dire que, déjà blême au naturel, il devint presque vert. Il était pointilleux et ne supportait aucun affront, pas même de la part d’une jolie fille, quand bien même cette dernière portait une cape de vison blanc.
Celle-ci mentait. Les dés n’étaient pas pipés. Jonas possédait une certaine classe, il n’aurait jamais admis qu’on puisse le traiter de tricheur en s’appuyant sur une certitude. Il avait mis au point certains trucs, par exemple un jet assez particulier des dés, une façon non moins particulière de les glisser dans le cornet. Mais les dés, eux, étaient honnêtes…
— Prenez ces dés, Miss, dit-il.
La jeune fille prit les dés.
— Jetez-les ! ordonna Jonas.
Elle secoua le cornet et le renversa. Elle sortit le mauvais chiffre.
— Je n’ai pas touché à ces dés que vous prétendez pipés, murmura Jonas. Vous vous en êtes aperçue, n’est-ce pas ? Vous convenez donc que des dés qui ne sont pas pipés pour vous ne le sont pas non plus pour moi. Maintenant que vous avez la preuve de votre calomnie, vous seriez bien bonne de quitter cet établissement au plus tôt…
Elle pâlit légèrement sous son fard. Ses yeux lancèrent des éclairs.
— Mufle ! grinça-t-elle.
Jonas ne parut pas du tout ému.
— Il vaudrait mieux que vous partiez en douceur, dit-il. Ce serait gênant pour tout le monde de vous voir foutre dehors par mes boy-scouts comme si vous étiez un saoulot turbulent…
— Vous oseriez ? se rebiffa-t-elle.
— Vous me mettez au défi ? demanda Jonas, imperturbable.
Les conversations s’étaient arrêtées, personne n’écoutait plus la musique que les musiciens s’obstinaient à diluer comme une sorte de cacao sonore.
— Vous savez qui je suis ? demanda-t-elle en regardant fixement Jonas.
— Parfaitement, fit ce dernier. Vous êtes la fille de Masure, le banquier… Il paraît que votre père est un chic type. Enfin, nous avons tous nos tares : moi, c’est le foie ; lui, c’est sa fille…
Les assistants éclatèrent de rire. Semblable à une hyène, la jeune fille bondit sur Jonas et lui porta un coup de griffes en plein visage. Quatre sillons blancs s’inscrivirent en travers de la joue pâle du taulier. Puis ces sillons s’emplirent de sang. Jonas tira l’ample pochette de soie ornant sa poche supérieure et étancha le sang jaillissant des griffures.
— Stone ! brama-t-il.
Un solide gaillard taillé en bûcheron apparut. Il portait un uniforme indéfinissable et tenait ainsi du salutiste et du général d’armée napoléonienne.
— Attrape cette roulure, dit Jonas, et fous-la à la porte.
Stone fit un signe affirmatif et s’avança vers la fille.
Clay avait assisté à l’algarade sans souffler mot. Il se souvint qu’il était flic et crut le moment choisi pour intervenir.
— Allez, Jonas, ça va, dit-il. Mademoiselle est un peu vive et ne mesure pas très bien ses paroles, comme toutes les femmes jeunes et jolies.
— Qu’elle aille se faire foutre ! fit sombrement Jonas.
— C'est peut-être un bon conseil, murmura Clay, mais je te demande de passer l’éponge… Puisque c’est la première fois que je viens dans ton boui-boui, j’ai peut-être droit à ce que tu me fasses une fleur, non ?
Jonas hésita. Mais la sagesse ne perdait jamais longtemps ses droits avec le gros homme.
— O.K., dit-il. Miss Masure, je retire tout… Si vous faites de votre côté un doigt d’excuse, je fais servir une bouteille et on oublie tout ça…
La fille réfléchit ; elle regarda Clay gravement, puis Jonas… On lisait ses sentiments comme dans un livre sur son visage. Elle n’avait plus du tout envie de gueuler. L'incident l'avait calmée.
— C'est bon, dit-elle. Vous n’êtes pas un tricheur, Jonas, vous êtes seulement un cocu ; il le faut, pour avoir autant de chance…
Tout le monde pouffa, Jonas le premier.
— À la bonne heure ! dit-il. Je préfère ça… Stone, remise tes biceps et va dire à Jo d’apporter ma bouteille…
Il ajouta en fixant la jeune fille à la cape blanche :
— Une petite partie vous dirait ?
— Non, remercia-t-elle, j’ai horreur des dés !
— Vous trouvez ça trop vulgaire, sans doute ? grommela Jonas.
Une sourde rancœur subsistait encore dans sa voix.
— Pas du tout, fit-elle. Je trouve ça encore trop compliqué. Si vous voulez, on joue à pile ou face. Ça, au moins c’est simple ! Blanc et noir, oui et non… Voilà comment je comprends le jeu et ses émotions.
Jonas fit la moue.
— De quelle manière prétendez-vous y jouer ?
— On prend une pièce d’un dollar, on la met dans le cornet, on la jette en l’air… On regarde…
— Ne recommencez pas à vous foutre de moi, décréta Jonas. Je sais comment jouer à pile ou face. Je veux dire : quel enjeu proposez-vous ?
— On part d’un enjeu de dix dollars et on fait quitte ou double jusqu’à ce que le perdant demande grâce : ça colle ?
Jonas connaissait tous les systèmes. Il savait que celui-ci menait trop loin.
— Non, merci, dit-il, je ne marche pas. C'est trop risqué, mon petit.
La jeune fille haussa les épaules.
— Vous êtes un dégonflé…
Regardant les assistants, elle demanda :
— Pas d’amateurs ?
Les hommes présents firent un signe négatif. Le regard circulaire de la fille se termina sur Clay. Elle plissa légèrement les paupières et répéta d’un ton extrêmement provocant :
— Vraiment pas d’amateurs ?
Clay eut un vertige.
— Moi, dit-il.
Il fut surpris de s’entendre parler. Il savait qu’il faisait une terrible boulette. Il n’avait pas deux cents dollars sur lui. Son chéquier était bien dans sa poche, mais il n’avait pas trois ronds sur son compte. Il avait tout raclé l’avant-veille pour finir de régler son poste de télévision.
« Baste, songea-t-il, il y a la chance… »
Il y avait mieux que la chance, en réalité. Il y avait cette fille au regard angoissant, aux lèvres prometteuses.
— Quelqu’un a-t-il sur lui une pièce d’un dollar ? demanda-t-elle à la ronde.
L'un des pigeons sortit de son gousset un ancien dollar d’argent.
— Le perdez pas, dit-il, c’est un souvenir !
— Qui commence ? demanda la fille.
— Vous, bien sûr, murmura Clay.
— Honneur à la grâce ? ricana-t-elle.
— Et à la beauté, compléta le policier sur le même ton sarcastique.
— On démarre à dix, comme prévu ?
— On démarre à dix, accepta Clay.
— O.K.
Elle jeta la pièce dans le cornet à dés.
— Que choisissez-vous, « pile » ou « face » ?
— Je prendrai ce que vous me laisserez, dit-il.
— « Pile » vous botte ? Moi, j’ai toujours eu un faible pour « face », c'est tellement plus précis.
— Je prendrai donc « pile », dit le policier.
À nouveau leurs yeux se rencontrèrent. L'excitation qui brillait dans ceux de la fille promettait beaucoup.
Elle secoua le cornet à dés très longtemps et eut un geste brusque. Le dollar d’argent jaillit vers le plafond, retomba sur la table, rebondit, roula et se coucha sur le côté « face ».
— Pile ! annonça-t-elle. Vous avez gagné… Monsieur, heu… Don Quichotte ?
— Mon nom est Clay, rectifia sèchement John.
Il pensait que ça ne commençait pas mal du tout pour lui.
— L'enjeu est donc porté à vingt dollars…, dit-elle. À vous l’honneur.
Il introduisit la pièce dans le cornet, imita le geste de la fille. La pièce tomba franchement à plat, toujours sur le même côté.
— Pile ! annoncèrent les assistants.
— Hé, hé, la chance vous favorise, dit la jeune fille. Je vous dois donc trente dollars. Enjeu à quarante. Je vais essayer de me refaire, vous permettez ?
Elle lança la pièce et ce fut à nouveau « pile ».
Jonas éclata de rire. La déveine de son ex-antagoniste le ravissait et il ne faisait rien pour cacher sa joie.
— L'État piperait-il les dollars ? cria-t-il.
Il prit la pièce, la lança en l’air et la recueillit sur sa main : elle disait « face ».
— Non, enchaîna le gros homme. Elle est honnête. Aussi honnête que mon petit matériel…
Il la rendit au policier.
— Clay, mon garçon, vous allez faire fortune, ce soir, et pouvoir lâcher la flicaillerie !
Clay ne répondit pas. L'intérêt du jeu et l’ivresse du gain lui donnaient comme un coup de barre dans les jambes ; il se sentait flageoler. Cette jolie gosse lui devait déjà soixante-dix dollars, c’était gentil… Évidemment, un coup de sort malheureux et la situation se retournerait.
Il acceptait cette perspective de bon cœur.
— Enjeu à quatre-vingt, dit posément son adversaire. Si je gagne, vous perdez dix dollars en plus des soixante-dix, vous pigez la manœuvre ?
— Je ne suis pas dans le gâtisme, répondit-il.
C'était à lui ; il jeta la pièce.
Il balbutia :
— Pile !
Il ramassait cent cinquante dollars.
Le tour suivant, ce fut encore pile. Maintenant, toute la salle s’était amassée autour de la loggia, la musique s’était arrêtée, les attractions avaient été reportées… En existait-il de meilleures que cette partie de « pile ou face » entre ce couple, dont l’homme tenait la gagne ?
— À vous ! grommela-t-il d’une voix blanche.
Elle joua.
— Face ! annonça-t-elle.
Du coup, l’atmosphère se détendit. Les spectateurs furent déçus de voir le vent tourner. L'homme aime le merveilleux…
— Vous me devez seulement dix dollars, sourit-elle. Je suppose que vous continuez ?
— Parbleu !
— L'enjeu est maintenant à trois cent vingt dollars…
Clay eut un léger pincement au cœur.
— À moi, dit-il en ramassant la pièce.
Il secoua le cornet.
— Face ! annoncèrent tous les assistants d’une même voix.
— Vous me devez trois cent trente dollars, dit la fille. Vous avez la possibilité d’arrêter.
— Non, non ! protesta John.
— Comme vous voudrez !
Elle remit la pièce en place.
— Enjeu à six cent quarante, murmura-t-elle en lançant.
— Pile ! hurlèrent les clients.
Clay retint un soupir de soulagement.
— Six cent quarante moins trois cent trente, cela fait trois cent dix au profit de Clay, dit Jonas. C'est, ma foi, passionnant.
Clay fit une fervente et brève prière pour que son adversaire arrêtât là le tournoi. Il commençait à avoir sérieusement peur. Il comprenait pourquoi le gros Jonas n’avait pas voulu marcher. Le prochain coup portait la cote à douze cent quatre-vingt dollars ! C'était un fameux morceau, s’il perdait… Des chiffres tournoyaient dans sa tête comme dans le mécanisme d’une caisse enregistreuse. Douze cent quatre-vingt moins trois cent dix, cela faisait neuf cent soixante-dix papiers à lâcher, s’il ratait ce coup-ci.
Il jeta.
— Face !
C'était Jonas qui venait d'annoncer le résultat ; les autres étaient trop émus pour pouvoir parler.
Clay eut un vertige. Mille dollars ! Il venait de paumer un millier de dollars comme un crétin.
La fille de Masure avait un drôle d’empire sur elle-même, car elle conservait un calme absolument parfait.
— Vous arrêtez, je suppose ? demanda-t-elle d’un ton méprisant.
Clay n’eut pas même une hésitation.
— Non, pourquoi ? demanda-t-il.
Elle le regarda en souriant.
— Mais parce que nous allons maintenant vers un enjeu de… Attendez, de…
— De deux mille cinq cent soixante dollars, fit Jonas.
— Continuons, fit Clay.
Il mit tout son être dans le regard qu’il lança au dollar d’argent lorsque celui-ci atterrit une fois de plus sur le tapis vert de la table de jeu.
— Face !
Le mot lui martela le cerveau. « Face ! » Il avait perdu plus de trois mille dollars. « Face ! » Cela voulait dire trois mille cinq cent trente dollars à lâcher… Soit sa solde de plusieurs mois.
Il n’y avait qu’une façon de s’en sortir. Il se força à paraître désinvolte.
— Je risque le coup une dernière fois, dit-il.
Il y eut un murmure d’approbation… La sympathie générale lui était acquise. Il risquait gros et la foule chérit ceux qui risquent gros.
… Ce fut face.
La jeune fille saisit le dollar et le rendit à son possesseur.
— C'est un très joli souvenir pour moi aussi, déclara-t-elle.
Et, se tournant vers Clay :
— Je ne puis dire que je regrette, fit-elle, ce serait mentir. Laissez-moi vous dire que vous avez été très bien, très sport… Laissez-moi vous dire aussi que vous me devez la gentille somme de huit mille six cent cinquante dollars. Pour une fois, c’est moi qui ramènerai du fric à la maison !
Clay se dit qu’il devait transpirer à grosses gouttes. Il sentait les perles de sueur suinter sur les ailes de son nez. Il n’osait les essuyer de peur de les faire remarquer. Il sortit son chéquier de sa poche.
— À quel nom ? demanda-t-il d’une voix pâle.
— Gloria, dit la jeune fille. Gloria Masure.
Il libella le chèque, le signa mollement et le tendit à Gloria. Elle le prit et, pour hâter le séchage de l’encre, s’en éventa doucement le visage.
— Et maintenant, Jonas, dit-elle, faites servir un champagne général pour arroser ça.
Clay trempa ses lèvres sans la moindre allégresse dans sa coupe pétillante. Le champagne, bien que ce fût du français de première qualité, lui paraissait avoir un goût de vinaigre. Il lui coûtait cher.
Il se dit que ça allait barder pour lui lorsqu’on saurait qu’il avait signé un chèque sans provisions. Le gros Ox ne badinait pas avec l’honnêteté, la probité, toute la séquelle des bons sentiments. Il serait liquidé avec pertes et fracas, ce qui n’exclurait pas les poursuites pénales. Quelle idée avait-il eue de pénétrer dans cette taule ! Et quelle mouche l’avait piqué pour se conduire de façon aussi stupide, simplement pour les beaux yeux d’une donzelle ! Pour lui montrer qu’il n’était pas un dégonflé !
— Vous semblez tout rêveur, lui dit Gloria…
Il sursauta.
— Moi ? Pas du tout !
— Vous me raccompagnez ?
— C'est que… Je n'ai pas ma bagnole….
— Bon, en ce cas, c’est moi qui vous raccompagne car j’ai la mienne.
Il eut un mouvement pour refuser, tant il avait besoin de fuir ce lieu de perdition et les gens qui y stagnaient. Mais il pensa qu’en faisant un coup de charme à sa partenaire, pour peu qu’il sût se débrouiller, il pourrait peut-être récupérer son chèque. Oui, ça valait le coup d’essayer.
— D’accord, dit-il.
Il serra la main moite de Jonas. Le gros taulier lui fit un clin d’œil polisson signifiant quelque chose comme : « Tu vas en prendre pour ton argent, mon gaillard… » Clay se renfrogna. Il se dirigea vers la sortie, prit son vestiaire et s’effaça pour laisser passer Gloria Masure.
— Ma voiture est à deux pas, fit celle-ci.
La pluie s’était arrêtée. Une odeur de mouillé subsistait dans l’air nocturne.
— Venez, fit-elle en ouvrant la porte d’une superbe Nash couverte de chromes.
Il s’installa à ses côtés. Un parfum discret, celui de la jeune femme, mais alourdi par l’atmosphère feutrée de l’auto, flottait à l’intérieur du véhicule.
Ce parfum chavira le policier qui n’avait pas l’habitude de ce luxe.
Il réprima un sourire. Il venait de se fabriquer pas mal d’emmerdements, mais, tout de même, une aventure pareille valait d’être vécue.
— Où allez-vous ? demanda-t-elle.
— En principe, au bureau central de police, répondit-il. À moins que vous n’ayez un itinéraire plus gai à me proposer ?
— C'est vrai que vous êtes flic, dit-elle.
— Il en faut, grommela Clay.
— On est bien payé, dans la police ? demanda Gloria.
— Assez pour que le gouvernement puisse recruter du monde, vous voyez.
— Ma question est idiote, murmura-t-elle. J’aurais dû me douter que ça marchait, puisque vous pouvez vous permettre des fantaisies comme celle de ce soir…
Il se mordit les lèvres et ne répondit pas.
— Vous devez passer à votre bureau, ce soir ?
— Oui…
— À quelle heure ?
— Je ne marche pas à la pendule.
— Un tour au Park, ça vous va ?
— Ça me va.
— O.K… Allons-y.
Elle conduisait vite, mais très bien. Ils n’échangèrent pas une parole en cours de route.
La pluie avait chassé les promeneurs et découragé les amoureux. Les allées du Park étaient aussi désertes qu’un bureau d’embauche mexicain.
Une fois sous la voûte des feuillages, Gloria ralentit et baissa la vitre.
— Il fait bon, hein ? dit-elle.
— Au poil, admit Clay.
— On stoppe, histoire de respirer un peu ?
— Bonne idée !
Elle se rangea en bordure de l’allée, éteignit ses phares. Un silence pesant s’abattit sur eux. Ils éprouvèrent une gêne sournoise.
Clay avança sa main sur le dossier du siège, la posa sur l’épaule de sa voisine. Gloria ne broncha pas. Alors il l’attira contre lui et elle ne fit rien pour lui dérober ses lèvres. Leur baiser se prolongea terriblement. Clay crut qu’il allait s’asphyxier.
— C'est bien ce que vous vouliez ? demanda-t-il d’un ton froid en la relâchant.
— Exactement, dit Gloria. J’adore être embrassée par un beau gosse.
Elle sourit.
— Je suppose maintenant que vous allez me redemander votre chèque, murmura-t-elle.
C'était cinglant comme un coup de fouet. Sous l’insulte, Clay blêmit. La rage le paralysant, il ne sut que répondre.
— Je suppose aussi que ce chèque n’est pas approvisionné, reprit-elle. Vous l’avez signé pour ne pas perdre la face… Mais vous donneriez gros pour y mettre le feu, hein, Clay ? Alors, vous vous êtes dit qu’en me faisant le coup du charme et du baiser nocturne, vous pourriez récupérer votre morceau de papier…
Il respirait avec peine. Cette sortie le soufflait littéralement. Gloria eut un rire insultant.
— Vous êtes muet, dit-elle. Vous ne vous attendiez pas à voir la petite écervelée que je suis mettre à nu vos intentions, n’est-ce pas ?
Brusquement, Clay redevint l’inspecteur John Clay, du bureau principal. L'homme déterminé qui ne s’en laissait pas conter par les femmes et qui n’avait peur de rien.
D’un revers de main, il gifla sa voisine.
Le soufflet claqua très fort et elle ne put retenir un cri de surprise, d’effroi et de douleur à la fois.
— Petite crétine ! murmura-t-il.
Il ouvrit, descendit de l’auto et fit claquer la portière. Puis il s’éloigna d’un pas décidé en direction de la ville. Il était calme et détendu… Soulagé.
Cinq minutes plus tard, la voiture de Gloria Masure le dépassa, le frôlant de si près qu’il fut déséquilibré par le déplacement d’air.
Elle devait être furieuse.
Il sourit. En fait, c’était une très curieuse soirée. Il avait fait un chèque sans provisions pour avoir le plaisir d’embrasser et de gifler une jolie et riche héritière. Somme toute, il aurait pu n’en tirer aucun profit.
Dix minutes plus tard, il eut la chance de tomber sur un taxi en maraude.
Il le héla.
— Bureau central de police ! ordonna-t-il.
Le Lieutenant Ox devait commencer à la trouver saumâtre.
Clay serra les poings. Si cette grosse enflure lui cherchait des rognes, elle trouverait à qui parler.
John Clay s’en foutait, de tout balancer. Il était dans de sales draps, alors un peu plus, un peu moins…
Ox avait l’air lugubre. Sa tête dans ses grosses mains aux doigts boudinés, il mâchouillait un bout d’allumette en roulant des yeux mauvais.
Lorsque John Clay pénétra dans le bureau, il poussa un grognement.
— Tout de même ! grommela-t-il. Il est près d’une heure !
— Merci du renseignement, fit Clay.
Ox abattit sa grosse patte sur son sous-main maculé d’encre.
— Je ne vous conseille pas de faire l’esprit fort, Clay. J’estime qu’il est inadmissible qu’un inspecteur se permette des fantaisies de ce genre. Voilà trois fois que j’ai un appel d’urgence dans la dix-neuvième rue et je ne sais pas qui envoyer ! Tous les gars sont en mission, ce soir…
— Vous n’aviez qu’à y aller vous-même, répliqua le policier. Simplement histoire de vous faire maigrir.
Il se rendit compte immédiatement qu’il avait passé la mesure. Ox se leva d’un bond impressionnant par sa vélocité. Il se précipita sur Clay et l’empoigna par les revers de sa veste. Il était d’une force extraordinaire. Clay comprit que dans ces mains puissantes, malgré sa propre force et sa souplesse, il ne représentait pas davantage qu’un fétu de paille.
— Voilà des paroles qui vont vous coûter cher, avertit le lieutenant. J’en ai marre de vos grands airs, Clay. Si vous vous prenez pour le Président des États-Unis, vous faites erreur, et je vous le prouverai. Voilà assez longtemps que vous avez tendance à prendre vos supérieurs pour des épluchures de cacahuètes. Je n’en supporterai pas davantage. Dès demain, j’écrirai sur vous un rapport long comme un discours électoral, vous entendez ? Et si ce rapport n’entraîne pas votre révocation, je démissionne pour avoir le droit de vous casser votre jolie gueule, vu ?
Clay réprima sa rage.
— Attention, vous allez faire sauter mes boutons, dit-il. Un flic sans boutons, ça manque un peu de prestance, vous ne croyez pas ?
Il s’exprimait d’un ton glacé. La réaction fut immédiate. Ox le lâcha et, en épongeant son front que la colère avait superbement emperlé de sueur, il regagna son bureau. Il ouvrit un tiroir du haut, cueillit une bouteille de whisky et s’en administra une rasade carabinée.
Puis il tendit un papier à Clay.
— On me signale un coup de feu dans une maison située au 2.225 de la dix-neuvième, dit-il. Chez un certain Malisson, prêteur sur gages… Cavalez-y. S'il y a meurtre, téléphonez-moi et j’enverrai les gars de l’identité. Seulement, je ne puis le faire tant que je n’ai pas quelqu’un de chez moi sur place : j’aurais l’air spirituel !
Clay jeta un regard au papier portant l’adresse énoncée par son chef.
Il le glissa dans sa poche, serra la boucle de son imperméable et sortit sans dire un mot.
Il grimpa dans l’une des voitures de police stationnées dans la cour du commissariat principal. Il ne déclencha pas la sirène. À quoi bon ? Ce qu’il avait à faire ne nécessitait pas de poursuites à travers la ville. Simple constat : un job de tout repos, en somme !
Il était abattu. Décidément, il tenait une période de poisse, ça gazait mal pour lui… Ox était vraiment furibard et pouvait très bien établir le rapport qui entraînerait sa révocation. Ce serait chouette de se retrouver sur le sable ! Drôle de soirée… Avec ça, le chèque non approvisionné qui se baladait quelque part dans le sac à main de la môme Gloria et qu’elle ferait présenter à la première heure, le lendemain, dans l’espoir de coincer Clay !
Il se sentait entraîné dans un tourbillon maléfique. C'était une sacrée mauvaise passe !
Il tourna dans la dix-neuvième rue et la remonta jusqu’au numéro 2.225.
Un petit groupe de trois personnes stationnait devant la porte d’une boutique poussiéreuse dont le volet de fer était mis.
Il y avait là une grosse femme en robe de chambre qui ne parvenait pas à récupérer ses énormes seins dans le vêtement flottant, une fille à la tête hérissée de bigoudis et un homme entre deux âges qui devait être sicilien, à en juger par sa mine et son accent.
— Police, que se passe-t-il ? demanda sèchement Clay.
— C'est pas trop tôt ! glapit la grosse femme. Depuis qu’on vous a alertés…
Elle reprenait le refrain de Ox, ce qui déplut à John Clay.
— Vous, la vieille, vous allez me faire le plaisir de calter d’ici en vitesse, ou je vous fous un procès-verbal pour attentat à la pudeur. Et vous aussi ! dit-il à l’autre fille.
— Ça alors ! s’écrièrent les deux femmes.
Mais elles s’éloignèrent. Clay devina qu’elles allaient s’embusquer à leurs fenêtres. Il haussa les épaules. Ces gonzesses, jeunes ou vieilles, étaient toutes les mêmes. Elles aimaient les sales histoires comme les mouches aiment la charogne.
— Alors ? demanda-t-il d’un ton volubile.
— Maqué, c'était oun dramé ! Gesté nouité, yé entendou oun grandé cri… Jé mé souis mis à ma fénestra ; oun homme sortait dé chez Malisson… Il courait…
— Vous êtes entré ? demanda Clay.
— Niente ! Jé appelé lé vioux, parsonne m’y répondre… Jé n’ai pas osé rentrate. Madré de Dios !
Il se signa.
— O.K., fit le policier… Attendez-moi là.
Il essaya de pousser la porte du magasin et comprit alors pourquoi le Sicilien n’était pas entré, non plus que les commères. Le malfaiteur présumé, en partant, avait tiré la porte à lui ; celle-ci s’était refermée ; le bec-de-cane se trouvant à l’intérieur, on ne pouvait l’ouvrir de l’extérieur.
Clay sortit son pistolet et donna un coup de crosse dans la vitre à travers la grille du volet. Il y eut un fracas de verre brisé.
Il passa alors la main à travers la porte et actionna le bec-de-cane. La porte s’ouvrit… Il entra.
Le magasin était obscur mais une lumière venait de l’arrière-boutique. Clay s’y dirigea.
Le vieux prêteur sur gages était étendu par terre, la tête dans une mare de sang. Une bouteille brisée gisant à ses côtés expliquait clairement comment on l’avait descendu. En effet, une plaie béait au-dessus de sa nuque.
Clay avait vu suffisamment de meurtres pour ne pas s’émouvoir outre mesure. Il posa la main sur la poitrine du vieillard ; le cœur ne battait plus.
Il regarda autour de lui : il n’y avait nulle trace de violences, excepté le crime lui-même. Donc il n’y avait pas eu lutte. Rien ne semblait indiquer que le criminel eut fouillé le local.
Clay aperçut un coffre dans un coin de la pièce. Un coffre très simple, plutôt une sorte de placard blindé fermant par une simple serrure de sûreté. Ce coffre n’avait pas été forcé.
Certainement le prêteur sur gages, comme beaucoup de ses confrères, se livrait-il au recel. Un filou lui avait apporté un bijou quelconque, ce qui expliquait qu’il l’eût reçu en pleine nuit. Ils n’avaient pas dû se mettre d’accord sur le prix. La discussion s’était envenimée. Le vieillard devait exploiter honteusement la situation ; sans doute son « client » était-il un débutant qu’il avait essayé de rouler. Comme l’autre refusait ses conditions, il l’avait peut-être menacé de le dénoncer. Alors le filou, affolé, avait empoigné la bouteille qui se trouvait à portée de main et la lui avait brisée sur le crâne.
Oui, c’était bien ainsi que le drame s’était déroulé. Clay connaissait son métier ; sans mal, il reconstituait tout. Le malfaiteur ne serait pas difficile à trouver. Un débutant ! Il allait commettre une foule d’impairs…
Clay fouilla les poches du vieux pour voir si on l’avait volé. Il en ressortit une montre en or, un portefeuille bourré de billets de dix dollars — il y en avait au total pour huit cent dollars — et une petite clef plate. Il pensa que c’était la clef du coffre. En effet, elle s’introduisit sans nulle difficulté dans la serrure. Il tourna deux tours, tira sur le vantail… Il y avait une boîte dans le coffre. Elle était pleine de bijoux de toutes sortes : des colliers — de perles, d’or, de diamants —, des bracelets, des bagues…
Voilà qui renforçait sa thèse comme quoi Malisson était un receleur, car les bijoux étaient en vrac, sans étiquettes ni numéros.
Sur le rayon supérieur, il y avait un vieux portefeuille, large et épais comme un oreiller. Clay en écarta les soufflets. De chaque côté se trouvait une énorme liasse de billets de cent dollars. Il les feuilleta rapidement. Grosso modo, il estima la somme à quarante mille dollars. Une véritable fortune !
Son cœur se mit à battre.
C'était un homme honnête qui, jusque-là, avait toujours repoussé la tentation, mais jamais il ne s’était trouvé dans une impasse avec un gros chèque sans provision en promenade dans New York !
Puiser une pincée de coupures et ses ennuis se trouvaient miraculeusement aplanis ! Il était paré, il pouvait voir venir.
La tentation était forte. Personne ne s’en apercevrait. Cet argent n’était nécessaire à personne. C'était de l’argent issu de sales combines.
Un léger bruit le fit tressaillir. Il se retourna vivement et découvrit le Sicilien, debout dans l’encadrement de la porte, fixant le cadavre du vieillard avec des yeux exorbités.
— Qu’est-ce que vous fichez ici ? hurla Clay. C'est pour brouiller les empreintes que vous venez… ? Si je vous colle l’histoire sur le dos, ce sera tant pis pour votre gueule, mon vieux ! Allez, caltez, retournez plutôt téléphoner à la police ! Vous demanderez le lieutenant Ox et vous direz que c’est l’inspecteur Clay qui vous envoie, qu’il s’agit d’un meurtre et qu’il m’expédie l’Identité en vitesse.
— Si, si…, balbutia l’autre en battant en retraite.
Clay attendit qu’il eut disparu, puis réfléchit une seconde, hésita et enfouit le gros portefeuille par l’échancrure de sa chemise.
Il le fit glisser contre sa hanche, le bloqua au moyen de sa ceinture et reboutonna soigneusement sa chemise, sa veste et son imperméable.
Cela fait, il renversa la boîte de bijoux à l’intérieur du coffre, repoussa la porte de celui-ci sans la fermer, essuya la clef, la réintroduisit dans la serrure et s’approcha du goulot de la bouteille. Il l’essuya comme il avait fait pour la clef. Il y avait gros à parier que l’assassin n’avait pas pris la précaution d’effacer ses empreintes. Or, Clay ne tenait pas à ce qu’on arrêtât ce type maintenant…
Il commençait à jeter les notes de son rapport sur son carnet lorsque les photographes et le médecin légiste arrivèrent.
Le toubib s’agenouilla au côté du cadavre.
— Enfoncement de l’occipital, dit-il au bout d’un instant. La mort a dû être extrêmement rapide… Cet homme est mort il y a moins d’une heure.
Clay hocha la tête.
— On l’a tué pour lui ravir la clef de son coffre, dit-il. Voyez, celui-ci est ouvert. Par exemple, le gars qui a fait ça est un drôle de petit prudent, il a laissé les bijoux et n’a pris que le fric, du moins je le suppose. M’est avis que le vieux trafiquait avec la pègre ; s’il n’était pas receleur, moi, je suis Newton !
Le magnésium des opérateurs crépita… La lumière des flashes blessa la vue de Clay. Il se sentait calme, étrangement maître de lui. La pensée d’avoir sur soi une fortune le galvanisait. C'était rudement O.K. d'avoir un tas de pognon contre sa peau… Ça valait décidément une ceinture de flanelle.
Il sortit derrière les infirmiers qui emportaient le cadavre.
Réveillée par le va-et-vient des voitures de police la foule s’amassait devant le magasin.
L'Italien était au premier rang.
— Dites, mon petit vieux, faudra me donner votre identité et votre adresse, fit Clay. Et puis, demain, vous viendrez au commissariat pour déposer… Venez dans l’après-midi, car j’ai besoin de roupiller ; vous demanderez l’inspecteur Clay, John Clay… Bon, allez-y, déballez-moi votre blaze…
— Je m’appelle Cendrini, fit l’autre, Henriquez Cendrini… Mon padre était italiano, ma madre, mexicano…
— Beau croisement, rigola Clay… Adresse ?
— 2.228, dix-neuvième rue.
— Profession ?
— Cireur dé chaussoures, signor.
— O.K…. Allez vous coucher, lui dit-il, et tâchez de rappliquer au commissariat demain après-midi.
Il regagna le poste.
— Alors ? demanda Ox.
Sa colère paraissait moins vive, mais il conservait un visage fermé. Ses yeux restaient hostiles, sa bouche amère.
Clay haussa les épaules.
— Un meurtre banal. Le vieux Malisson faisait du recel : son coffre est bourré d’un tas de bijoux non homologués… Il a eu la visite d’une crapule quelconque qui s’est présentée à lui sous prétexte de lui refiler un vulgaire bouchon de carafe… Une fois dans la place, le gars a assommé le vieux avec une bouteille de Brandy. Il lui a pris la clef de son coffre et a crevé le fric que celui-ci pouvait contenir… Mais le bandit est un cheval de retour, car il a bien pris le soin de ne pas toucher aux bijoux qui pourraient le faire repérer… Autre chose : il travaillait ganté, car il n’y a pas d’empreintes sur le goulot de la bouteille… Enfin, je mets en branle le dispositif d’usage… On va vérifier un petit peu les relations du vieux, voir quelle sorte de loustics venaient chez lui. Lorsque nous aurons du nouveau, nous nous occuperons de ces lascars…
— O.K., fit Ox.
Du moment qu’on parlait boulot, il se radoucissait.
— Rien de neuf pour cette nuit ? demanda Clay.
— Plus rien, vous pouvez filer.
Clay porta deux doigts à son chapeau et fit demi-tour.
Au moment où il s’apprêtait à sortir, il se retourna.
— Hé, lieutenant, murmura-t-il, si ça peut vous être agréable, je vous fais tout un tas d’excuses, pour tout à l’heure… J’étais énervé. Ça arrive…
— Allez vous faire foutre ! dit paisiblement le lieutenant.
Mais, rien qu’à sa voix, Clay comprit que c’était dans la poche.
John bâilla et ouvrit les yeux…
La pluie avait cessé, le temps était redevenu de meilleure humeur et un gai soleil inondait la chambre du policier.
Celui-ci habitait un petit appartement composé d’une chambre, d’un minuscule salon et d’une encore plus minuscule cuisine-salle de bain.
Il vivait seul. Il avait bien failli se marier, une dizaine d’années auparavant, mais au dernier moment il s’était aperçu que l’élue de son cœur s’envoyait en l’air avec tous les messieurs qui le lui demandaient poliment, et il avait annulé la cérémonie.
Sa première pensée fut pour le portefeuille de Malisson.
Il avait glissé l’objet sous son matelas. Avant de se coucher, il en avait fait l’inventaire : quarante-quatre mille trois cents dollars ! Une drôle d’aubaine !
C'était rudement bon de roupiller sur une fortune pareille. Jamais il n’avait vu autant de fric à la fois. Il en jouissait voluptueusement.
Quarante-quatre mille dollars ! Moins sa dette, il allait lui rester dans les trente-cinq mille.
Il pensa à ce qu’il allait faire de ce fric. D’abord attendre, ne rien changer à ses habitudes budgétaires pour ne pas éveiller les soupçons. C'était déjà assez embêtant d’avoir à porter le matin même plusieurs milliers de dollars à son compte. Si jamais les choses tournaient mal — ce qui, du reste, était fort improbable —, il serait bien en peine d’expliquer la provenance de cette somme. L'argent a toujours une origine et mieux vaut pouvoir donner, à qui le demande, le pedigree du fric que l’on possède…
Enfin, avec un peu de chance, tout se passerait bien.
De l’argent il fit deux parts inégales : l’une destinée à la banque, l’autre à son usage personnel. Il mit la première dans sa poche et s’arrêta, perplexe, avec la seconde à la main. Où serrer ce capital ? Il n’était pas question de le porter aussi à son compte. Alors ? Il le roula dans une feuille d’étain prélevée sur une tablette de chocolat et glissa le petit paquet dans une vasque d'éclairage. C'était une cachette simple et sûre. Il pouvait être tranquille… Et puis quoi, les voleurs ne cambriolent en général pas chez les policiers…
Cette somme, plus tard, lorsque l’affaire serait enterrée, lui servirait à se payer une bagnole neuve. Il rêvait d’une superbe voiture décapotable avec les pneus blancs, la boîte de vitesses automatique, les coussins en cuir rouge. La voiture serait crème. Il achèterait aussi, par la suite, un petit pavillon sur la côte de Floride. Avec tout ça, il deviendrait un petit caïd… À lui, les belles gosses ! Il prit son plus beau costume, noua sa plus chatoyante cravate et partit en sifflotant.
Lorsqu’il fut ressorti de la banque, il se sentit soulagé. La môme Masure pouvait amener son chèque ! Si elle comptait le coincer, elle serait de la revue…
Il hésita sur son emploi du temps. Il n’avait pas à passer au commissariat avant l’après-midi. Rien ne l’empêchait de se payer une petite balade au soleil et d’aller manger un poulet au miel dans un petit établissement sympathique.
Après tout, il était riche.
Chose curieuse, il n’éprouvait pas le moindre remords. Au fond, en prélevant ce fric, il n’avait fait que s’octroyer une prime bien méritée par cette harassante besogne qu’il accomplissait depuis des années. Un flic, ça risque sa peau pour le bien public ; pourquoi n’aurait-il pas droit à une petite compensation ?
Il héla un taxi, se fit conduire dans un établissement coquet, de style maure, où l’on mangeait des spécialités orientales.
Il prit place dans le patio sous le parasol multicolore d’une des tables.
Un serveur aux yeux bridés et au teint olivâtre s’enquit de ses désirs.
Clay consulta la carte.
Il passa sa commande et se renversa dans son fauteuil… Ouf ! Ce que c’était chouette, tout ça… Seulement, cette fortune, il voulait en jouir rapidement. Il fit un rapide calcul. On était en avril… Il n’avait pas pris de vacances depuis deux ans, ayant, l’année précédente, remplacé un copain qui désirait prolonger son repos maladie… Donc, il avait droit à deux mois. D’ici quelques jours, il ferait sa demande à Ox. Pour qu’elle fût agréée, il fallait se mettre bien avec ce gros fumier. Une boîte de ses cigares préférés ouvrirait avantageusement la voie aux négociations.
Si tout déguillait bien, il pourrait partir courant mai… Entre-temps, il choisirait sa bagnole et, dans une maison spécialisée, le bungalow dont il rêvait de se rendre acquéreur. Il regarderait des photographies de construction… Des photos de l’océan… Il voulait un palmier devant sa porte… Il avait toujours rêvé de posséder une petite maison avec des stores en nylon crème et un palmier devant sa porte.
Il se baladerait le long de la côte au volant de sa magnifique bagnole, et chaque soir, il ramènerait à bord une souris différente. Il boirait du whisky de première qualité, porterait des chemises de soie et des costumes sur mesures.
La belle vie ! La belle vie dont tant d’hommes, flics ou non, rêvent et qu’ils ne connaissent jamais !
Il mangea d’excellent appétit, envoya le boy lui acheter un havane gros comme une aubergine et se mit à le fumer voluptueusement.
Il chauffait un verre d’alcool dans sa paume.
— Eh bien, on ne s’en fait plus ! dit une voix dans son dos.
Il se retourna comme si une bête l’eût mordu.
Gloria Masure se tenait debout derrière lui. Elle était encore plus sensationnelle que la veille, dans une robe absolument blanche. Un grand chapeau de paille très clair ombrageait son beau visage qui, ce jour-là, possédait des couleurs de pêche mûre.
Clay ne put cacher son admiration.
— Tiens, une fée en vadrouille ! murmura-t-il.
— Vous m’avez l’air poète, dit la jeune fille. La bonne chère vous réussit. En tout cas, vous êtes plus cordial que cette nuit dans le parc.
— Peut-être parce que vous êtes moins effrontée ? répartit le policier.
Il bougea un siège pour inviter Gloria à y prendre place.
— Alors ? demanda-t-il. On a présenté son petit chèque ?
La jeune fille sourit.
— Non, dit-elle, j’ai téléphoné à votre banque en me réveillant pour demander s’il était approvisionné. Il l’était… Alors votre image ne présentait plus aucun intérêt…
Elle ouvrit son sac, sortit le chèque et y mit le feu. Après quoi elle le déposa sur un cendrier et tous deux le regardèrent brûler en silence.
— Vous êtes une drôle de fille, murmura Clay.
Il pensait que son capital venait de s’accroître sérieusement. Huit mille et des poussières, ça n’était pas à négliger… Voilà qu’il devenait radin, maintenant qu’il avait du pognon !
— Vous êtes vous-même un type assez curieux… Ceci sans vous flatter. Vous êtes policier, n’est-ce pas ?
— Inspecteur au bureau principal de police.
— Ça rapporte !
Il rougit :
— Est-ce pour recommencer vos insolences que vous vous êtes assise à ma table ?
Elle secoua la tête.
— Non, c’est parce que vous me plaisez…
— Vraiment ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui vous plaît en moi, le côté casseur de gueules ?
— C'est bien possible, mais je ne le crois pas ; plutôt le côté…
— Dites-le.
Elle le regarda droit dans les yeux.
— Le côté « suspect », acheva-t-elle.
Clay bondit.
— En voilà assez, Miss Masure !… Je ne tolérerai pas que vous continuiez sur ce ton avec moi. Voyez-vous, ajouta-t-il, lorsqu’on fréquente un homme de mon espèce, on s’aperçoit très vite que le flic n’est jamais absent… Si vous faites encore un trait d’esprit de ce genre, je vous fous ma parole que je vous embarque pour outrage à magistrat.
Elle éclata de rire.
— Bigre ! Et où m’embarqueriez-vous ?
— Au poste, parbleu…
— Comme une criminelle ?
— Juste.
— Mais c’est passionnant. Et que s’y passerait-il, au poste ?
— Tout simplement on vous ferait passer devant le tribunal de simple police sous l’inculpation précédemment énoncée…
Les sourcils de la jeune fille se joignirent.
Ses yeux prirent cette expression dure et mauvaise qui y luisait parfois.
— Le juge m’interrogerait ? demanda-t-elle.
— Certes !
— Il me demanderait pourquoi je vous ai traité de policier suspect…
— Parfaitement.
— Je serais donc obligée de lui dire que c’est parce que j’ai joué au simple jeu de pile ou face avec vous dans un tripot, alors que le jeu est interdit… Que je vous ai gagné huit mille dollars et que votre compte contient cette coquette somme…
Elle s’interrompit un instant et, le fixant droit dans les yeux, demanda :
— Vous qui avez l’habitude de ces choses, Clay, il dirait quoi, le juge ?
Clay se mordit les lèvres. Cette enfant terrible ne manquait pas de jugeote. Quel jeu jouait-elle ? Pourquoi l’excitait-elle de la sorte ? Pourquoi lui décochait-elle ces flèches ?
Il haussa les épaules.
— Vous feriez mieux de vous occuper de vos toilettes, de vos voitures et de vos amants, dit-il.
— Qu’est-ce que je fais en ce moment ? demanda Gloria.
Il ne comprit pas tout de suite…
— Vous êtes de bon conseil, murmura-t-elle, je m’occupe de mes amants, de mes futurs amants…
Elle rapprocha son siège, glissa sa main fine sous le bras du policier et approcha sa bouche de son oreille.
Le souffle tiède de la jeune fille sur son visage causa à Clay un émoi contre lequel il n’eut ni la force ni même la volonté de s’insurger.
— Ça ne vous dit rien, d’être l’amant d’une belle gosse, inspecteur ? Une riche héritière, ça ne vous flatte pas ?
— Petite putain, balbutia Clay, vaincu.
— Allons, allons, voulez-vous bien ne pas parler de la sorte. Si je disais un mot de ça à papa, il vous traînerait à son tour devant un tribunal pour injures… injures à fille à papa, c’est beaucoup plus grave qu’injures à magistrat, vous savez, Clay !
L'inspecteur ne put s'empêcher de rire.
Il l’avait dit : c’était une fille curieuse, un drôle de petit lot !
Il passa sa main sur l’épaule de sa compagne et l’embrassa.
Un baiser de Gloria Masure, c’était quelque chose.
Il sentait qu’il devenait dingue d’elle. En somme, c’était grâce à elle, s’il était riche. Sans elle, il n’aurait pas eu besoin de voler un mort, il n’aurait même jamais eu l’idée de le faire.
— Ça vous chanterait de venir faire un tour chez moi ? dit-il. Je vous le dis tout de suite, je n’ai pas d’estampes japonaises, mais j’ai toujours rêvé de chiffonner une robe blanche…
Gloria valait le voyage au septième ciel.
L'heure qu'il venait de vivre suffisait à justifier l’existence d’un individu ; c’est du moins ce que se disait le policier en regardant sa partenaire se rhabiller…
Elle avait des jambes longues et bien faites, des seins lourds et fermes, des hanches voluptueuses. Un corps absolument sensationnel.
Elle acheva de passer sa combinaison de soie blanche.
— Allons-y, dit-elle simplement.
Elle sourit à Clay.
— Ma robe est froissée, remarqua-t-elle en la ramassant par terre où la frénésie de Clay l’avait jetée.
Il rit.
— Un flic, c’est aussi un soudard, mon petit, murmura-t-il.
— Je ne m’en plains pas, ajouta-t-elle en lui coulant un regard velouté.
Elle précisa :
— Tu es un amant merveilleux, John. Tu vaux toutes les robes de la création…
— Un drink ?
— Non, plus soif… Du reste, je n’ai plus envie de rien, sauf d’une chose : me coucher pour rêver à ce qui s’est passé, et pour récupérer.
Flatté, Clay se leva et vint tout contre elle. Il passa les bras sous les aisselles de la jeune fille et l’embrassa dans le cou tout en lui caressant la poitrine.
— Les meilleures choses ont une fin, dit-elle en se dégageant lentement.
Elle acheva de se vêtir, coiffa son large chapeau.
— Au revoir, inspecteur de mon cœur, dit-elle.
— Hé ! l’arrêta Clay. On se quitte sans prendre rendez-vous ?
— Pas besoin de prendre rendez-vous, dit-elle, je rentre chez moi et je n’en bouge plus avant que tu viennes m’y chercher… Masure ! C'est facile à dénicher, dans l’annuaire…
Elle partit.
John retourna s’étendre sur son lit. Il avait dans tout le corps une sensation d’apaisement voisine du vide.
Ayant consulté sa montre, il vit qu’il avait deux bonnes heures devant lui pour récupérer un brin. Il remonta la sonnerie de son réveil et s’endormit comme une brute.
Une aigre sonnerie le réveilla.
Il crut tout d’abord qu’il s’agissait de celle de son réveil ; mais un regard sur ce dernier lui apprit qu’il n’en était rien : l’heure fixée pour se relever n’avait pas encore sonné, il s’en fallait d’une quarantaine de minutes.
La sonnerie se répéta, plus longue, plus appuyée. C'était celle de la porte d’entrée. En grommelant, il passa sa robe de chambre et enfila ses mules.
De la main il mit un peu d’ordre dans sa chevelure, puis, en bâillant, alla ouvrir.
Un homme se tenait sur le palier. Un homme qu’il connaissait mais sans pouvoir préciser d’où…
Au bout de quelques secondes, la mémoire lui revint. Le visiteur n’était autre que l’Italien de la nuit, celui qui devait témoigner dans l’affaire Malisson.
Clay fronça le sourcil.
— Qu’est-ce qui vous prend ? grommela-t-il. Je ne vous ai pas convoqué chez moi, mais au commissariat… En voilà, des façons ! Et puis, d’abord, comment savez-vous mon adresse ?
L'Italien semblait moins humble que précédemment. Au contraire, il faisait montre d’un curieux aplomb qui lui donnait quelque chose d’inquiétant.
— Jé eu votré adresse par lé commissariat, fit-il. Jé voulais vous parlate seul…
— Seul ? s’étonna Clay.
— Seul, répéta docilement l’Italien.
Il eut un regard qui signifiait : « Qu’attendez-vous pour me faire entrer ? ».
Le policier hésita et le fit entrer. Tous deux prirent place dans le petit studio.
Clay, qui en toutes circonstances faisait preuve d’une parfaite aisance et savait en imposer à ses interlocuteurs, pour la première fois se trouvait comme gêné.
Que signifiait la présence chez lui de cet étranger ? Jusqu’ici, son domicile était une retraite secrète où il se terrait lorsqu’il en avait classe, du métier dangereux qu’il avait choisi.
— Je vous écoute, soupira-t-il en allumant une cigarette.
L'Italien tenait à la main sa casquette à visière de carton cuit.
— Cendrini est uné pauvre homme, murmura-t-il doucement.
— Qui est Cendrini ? interrogea Clay.
— Mais… moi, inspector !
— Ah oui !
— J’ai ouné femme malado, continua l’autre, grava maladia… Le sang ! Dio santo ! Elle né pau plous marché. Et yé on bambino, et yé ouné madre, vieille, très vielle… Et jé né parviens pas à donner à mangiare à tosté, inspector…
Il essuya une larme furtive et se mit à tourner sa casquette entre ses doigts.
Clay eut un hochement du menton.
— C'est pour me dire ça que vous êtes venu ?
— Si, signor…
— Où voulez-vous en venir, Cendrini ?
— Jé bésoin d’arzent, fit l’Italien.
— Vous n’êtes pas le seul, dit Clay, de plus en plus mal à l’aise. Je suppose que vous ne comptez pas sur moi pour vous en fournir ?
L'autre le regarda froidement.
— Si, zoustément, inspector !
Clay eut soudain mal au creux de l’estomac. Cela lui fit comme une atroce sensation de brûlure dans les entrailles ; il sentit que les battements de son cœur s’espaçaient. Les extrémités de ses oreilles devinrent froides.
— Quelle idée ! dit-il d’un ton faiblissant.
Cendrini crut le moment opportun pour abattre ses cartes.
— Ouné pétit peu de ce que contenait lé portefouillé dé Malisson mé suffirait, dit-il.
Clay ne dit pas un mot. Depuis qu’il avait ouvert la porte à l’homme, il pressentait un dénouement de ce genre.
Il dut avaler sa salive à plusieurs reprises avant de pouvoir parler.
— Vous… Que… Qu’est-ce que vous dites ! bégaya-t-il.
— Vous lé savez parfaitement, inspector, dit Cendrini. Vous avez pris lé portefouillé dans lé coffré. J’ai vou… Tout vou… Et vous l’avez mis dans vostre quémisa…
Ce détail prouva au policier qu’il ne bluffait pas. Clay se dit qu’il était cuit. L'autre avait mijoté son coup et venait le faire chanter.
Il essaya de le prendre de haut.
Rapprochant son siège de celui de Cendrini, il énonça d’une voix glacée :
— Toi, mon petit père, tu as l’air d’avoir envie de goûter de la taule. Ça te botterait, si je fichais le meurtre de Malisson sur le râble ?
L'autre avait dû mettre sa petite affaire au point, car il secoua la tête sans se frapper.
— Impossibilé, dit-il.
Clay serra les poings.
— Impossibilé, parodia-t-il. Vraiment, tu crois ça ?
— Si, inspector, jé oun alibi… Oun vrai, indiscoutablé !
S'il disait cela, on pouvait le croire, l’Italien avait dû envisager cette réaction de Clay.
Clay aborda un autre bout du sujet.
— Et tu t’imagines comme ça qu’on te croirait ? demanda-t-il. Entre ta parole et la mienne, personne n’hésiterait, et tout ce que tu récolterais, ce serait une inculpation pour diffamation et tentative de chantage, c’est-à-dire quelque chose qui irait bien chercher dans les cinq ans ! Et je te promets qu’à titre de prime, tu aurais droit à un fameux passage à tabac, mon joli !
— Signor, dit l’autre de sa voix égale, presque monotone, on me croirait.
— Sans blague !
— Oui…
— Et pourquoi te croirait-on ?
— Parce que cé matino, je venais vous voir, vous sortiez, jé vous ai souivite… Vous êtes allate à vostré banqué et vous avez déposate molti arzenté ! Et jé lé dirais au zouze, si jé devais.
C'était l’argument définitif. Clay vit que l’Italien le tenait. Il était à sa merci… Devant un tel problème, il y avait deux solutions : ou chanter et les lâcher, ou le prendre de haut et laisser agir Cendrini.
D’un côté comme de l’autre, ça risquait de le mener loin.
Il y eut un silence prolongé.
— Si vous voyez ma povré femma, murmura Cendrini. Ouné pitié, inspector, ouné véritablé pitié… Ah, si j’avais assez d’arzenté per la faire soignate.
Clay demanda :
— Il te faudrait combien… pour la faire soigner, ta garcerie de femelle ?
— Dix mille dollars, dit Cendrini.
Clay fit la grimace.
— Tu ferais mieux de t’en payer une autre, essaya-t-il de plaisanter.
Mais le cœur n’y était pas et il trouva sa boutade lugubre.
Il réfléchit.
Cela lui faisait mal au cœur de lâcher dix mille dollars à ce traîne-patin. Ce faisant, il ne conjurerait pas le mal. On ne calme jamais un maître-chanteur en lui lâchant du fric. On ne fait qu’exciter sa convoitise. Par ailleurs, s’il l’envoyait au bain, l’homme était tout à fait capable de porter le suif auprès de ses chefs, et alors il serait chocolat, lui, Clay, à cause de ce gros dépôt fait à sa banque et dont il resterait toujours la trace.
Il fit craquer ses phalanges. Un désir de violence lui mordait les nerfs. S'il ne s'était pas contenu, il aurait foudroyé l’Italien d’un coup de poing entre les deux yeux.
— C'est bon, dit-il, passe ce soir à Brooklyn. J’y serai en mission : l’entrepôt, à gauche du chantier naval… Viens vers les dix heures… J’aurai retiré l’argent de ma banque. Maintenant, il faut que je file au commissariat. Et tâche de tenir ta langue, si tu ne veux pas que je me mette en colère, car alors ça ferait du vilain.
L'Italien eut un sourire heureux.
— Dix heures ! Brooklyn ! J’y serai, inspector… Et né vous tourmentate pas per ma langué, elle esté immoubile quand on sait la faire ténir tranquille !
Il se leva, se coiffa de sa casquette à visière de carton. Ses cheveux noirs et frisés dépassaient du couvre-chef, formant une sorte d’auréole crépue.
Cendrini avait une silhouette rigolote. Un drôle de pistolet ! Il était court sur pattes et avait la poitrine bombée, ce qui lui donnait l’aspect d’un vague polichinelle.
Clay le regarda s’éloigner, l’air pensif.
Il souhaitait ardemment que l’homme vînt seul, ce soir-là, au rendez-vous ; que la nuit fût noire et le quai désert…
Ce serait plus commode pour le tuer.
Oui, l’idée du meurtre avait germé presque instantanément dans le cerveau de John Clay. Tandis qu’il regardait l’Italien assis en face de lui, il avait décidé que c’était la seule solution valable qui s’offrait. La troisième, mais la meilleure.
Ce ne serait pas la première fois que Clay tuerait un homme. Des hommes, il en avait abattu déjà pas mal, au cours de ses dix années de police. Son premier, il l’avait liquidé le premier mois de son service, alors qu’il n’était qu’un agent en uniforme préposé à la circulation. Il s’agissait d’un fou qui mitraillait les passants. Clay s’était jeté à plat ventre derrière un réverbère, et calmement, sans frémir, un peu comme on fait un carton dans une fête foraine, il avait collé une balle dans la tête du fou… Ç’avait été une très bonne note pour lui. À la promotion suivante, on l’avait foutu sergent.
Par la suite, il avait participé au siège d’un immeuble où se terrait un paquet de gangsters. Là encore, ses dons exceptionnels de tireur d’élite avaient fait merveille. Il avait sucré deux types à lui tout seul, à travers une fenêtre… Et ç’avait été sa promotion au grade d’inspecteur.
Il avait continué à distribuer la mort, toujours des bandits ; des types qui tiraient les premiers… Lui, impassible, s’effaçait derrière un arbre ou une borne lumineuse et crachait la mort avec une sûreté qui faisait l’admiration de ses copains et forçait le respect de ses chefs.
Là, c’était de la tuerie sur commande, de la tuerie qui lui valait galons, augmentation de solde, promotion, médailles…
Ce soir, ce serait une autre forme de tuerie. Ce serait un meurtre… Un sale meurtre… Le meurtre d’un sale type, voilà !
Il était calme. Il était triste. Comme cet argent volé pesait lourdement sur sa vie ! Il le contraignait déjà à commettre un assassinat !
Tuer, c’était la barrière à franchir… Cet argent avait été trop aisément acquis. Or l’argent ne s’acquiert jamais facilement. Il faut toujours en payer le prix… Les quarante mille dollars valaient la peau d’un salaud de Rital comme Cendrini… Sa détermination soulagea Clay. Il se sentit presque libéré.
Il se rhabilla en vitesse et partit pour le commissariat.
Il lui fallait bien l’après-midi pour mettre au point un alibi pour le soir.
Chose curieuse, pas un instant, au cours de cette journée, il ne se départit de cet état de grâce.
Mieux encore : une fois hors de son appartement, retrouvant le joyeux soleil d’avril, il devint gai, d’une gaîté sincère, expansive. Il se surprit même à fredonner.
Entrant dans un drugstore, il fit l’emplette d’un étui de cigares, des Baths, à bague de métal, ceux dont Ox raffolait… Il acheta aussi une bouteille de whisky.
Lesté de ces achats, il se présenta au bureau du gros lieutenant.
Ox avait revêtu une impossible chemise à carreaux jaunes et rouges qui lui donnait l’air insolite d’un clown démaquillé.
— Vous voilà ! tonna-t-il.
— Je ne suis pas en retard ? dit Clay.
L'autre poussa un soupir de regret.
— Non, c’est vrai, reconnut-il. Si vous aviez eu une seconde de retard, vous n’aviez plus qu’à prendre vos cliques et vos claques, mon garçon, et à filer à la pêche…
Clay sourit.
— Et ce fameux rapport, il est rédigé, oui ?
— Il l’est, dit Ox.
Clay eut une moue inquiète.
— Et… il est posté ?
— Il le sera la prochaine fois que vous aurez envie de jouer au con avec moi, Clay, mettez-vous bien ça dans le crâne une fois pour toutes !
— Il n’y a plus de place dans mon crâne, sourit le policier, c’est complet, archi-complet, ça n’est pas comme dans celui de certains types de ma connaissance…
Ox poussa un barrissement épouvantable.
— Qu’avez-vous l’air d’insinuer, hein ?
— Moi ? J’insinue quelque chose ? fit Clay.
Le moment était venu de faire ses offrandes.
— Tenez, dit-il, je vous ai trop fait renauder hier, lieutenant, je suis grande gueule mais bon zig ; vous le savez et vous savez aussi qu’il n’y a pas, dans toute l’équipe, un type plus à la hauteur que moi pour vous seconder…
— Sans blague ! gouailla le gros Ox.
— Ben voyons ! poursuivit Clay. Aussi, lieutenant, vous me ferez plaisir en acceptant ces barreaux de chaise pour vous boucher le bec avec…
Ox regarda l’étui de cigares et parut ému. La bouteille de scotch acheva sa conquête.
— Salopard, fit-il, vous m’aurez toujours…
— Toujours ! dit Clay en sortant du bureau.
Il savait que c’était vrai, c’était là sa force. Il avait toujours raison, parce qu’il savait s’imposer et parce qu’il avait de la chance.
Il sortit de chez Ox.
Ox le rappela.
— Il me faudrait l’assassin du vieux, dit-il. Figurez-vous que ce grigou-là était l’oncle du beau-frère du gouverneur… On me demande la carcasse de son assassin… Je ne sais pas si vous avez assez de place dans votre cerveau pour comprendre ça, mais ça ferait bien dans le tableau, si vous parveniez à mettre la main dessus rapidement… Y compris sur le tableau d’avancement !
— Bien, chef, fit Clay.
Il sortit, soucieux. Il avait tellement l’intention de laisser en paix l’assassin du vieil antiquaire qu’il s’apprêtait à classer le dossier en un temps record. Et voilà qu’au contraire, les huiles s’intéressaient à l’affaire. Il n’y avait pas moyen de passer l’enquête dans le vide-ordures… Non, pas moyen !
Or Clay ne voulait surtout pas qu’on interroge l’assassin.
Le mot « vide-ordures » lui donna une idée… Une idée faramineuse ! Bon Dieu, c’était épatant d’avoir une matière grise en plein rendement ! S'il n'était pas une crêpe, il allait pouvoir faire coup double !
Coup double !
Il sauta dans un taxi et retourna chez lui.
À peine parvenu, il se précipita vers le vide-ordures. Il avait balancé par là le portefeuille du vieux receleur, mais, il s’en souvenait, il n’avait pas actionné la pédale d’ouverture, si bien que la pochette de cuir râpé se trouvait coincée dans les mâchoires de l’appareil d’écoulement.
Il put donc la récupérer facilement.
Ceci fait, il alla à son rouleau de billets caché dans la vasque, préleva vingt-cinq coupures de cent dollars qu’il glissa dans le portefeuille, et enfouit celui-ci dans sa poche intérieure qu’il reboutonna soigneusement. Puis il quitta son appartement.
Le ciel était d’une luminosité extraordinaire. Il commençait à faire chaud. Ce qu’il ferait bon sur la côte de Floride, cet été !
Peut-être Gloria Masure le rejoindrait-elle ?
Il n’avait encore jamais possédé une fille de cette classe et sachant aussi bien s’envoyer en l’air.
Ça comptait, ça ! L'amour est une des principales raisons de vivre, pour ne pas dire la seule !
De plus, ça n’était pas désagréable de trimballer une riche héritière à son bras. La petite séance de l’après-midi avait eu l’air de plaire à Gloria. Il faut dire que John Clay était un chaud lapin, et les filles aiment bien les chauds lapins…
Ça serait crevant si lui, le petit flicard, le policier modeste, épousait une fille à papa !
Pourquoi pas, après tout ?
Il descendit, regrimpa dans le taxi qui l’avait amené et à qui il avait ordonné d’attendre.
— Dix-neuvième rue, fit-il.
Clay passa chez le signor Cendrini.
Il trouva un appartement exigu dans lequel flottait une écœurante odeur de graillon.
Des fiasques de Chianti étaient accrochées aux murs. L'appartement comprenait deux pièces mal entretenues. Dans l’une, une femme au visage blafard, aux yeux mangés par la fièvre, était étendue sur un lit de hardes.
À son coup de sonnette, une vieille houri édentée, aux cheveux gris non peignés, vint lui ouvrir. Elle lui lança une grande tirade en mexicain ; Clay ne se donna pas la peine de comprendre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la femme couchée.
— Cendrini n’est pas là ? interrogea le policier.
— Non, dit la malade avec aigreur. Depuis ce matin, il n’a pas reparu, je ne sais pas ce qu’il mijote, mais il avait l’air tout bizarre.
Clay poussa un petit soupir de soulagement. Cela voulait dire que l’Italien n’avait soufflé mot de ce qu’il savait. Il devait avoir combiné tout seul sa petite affaire. Tant mieux, Clay ne risquerait pas d’avoir des ennuis du côté de la famille lorsque…
— Que lui voulez-vous ? demanda la femme alitée.
— Je suis l’inspecteur Clay, dit-il, c’est moi qui suis chargé de l’enquête sur le meurtre de Malisson.
— Et naturellement cet idiot de Cendrini a fourré son nez là-dedans ? dit-elle avec âpreté.
Elle détestait son mari… De mieux en mieux. Voilà qui facilitait grandement les projets du policier.
— Je crois bien que oui, murmura-t-il.
Il ajouta :
— Vous avez entendu le cri, cette nuit ?
— Non, dit-elle. Moi, la nuit, je prends un somnifère. C'est Cendrini qui m’a réveillée en me disant qu’il venait d’entendre crier et qu’un homme sortait en courant de chez le père Malisson…
— Et il est sorti ?
— Oui…
— Il était habillé ?
— Sa chemise, son pantalon…
Clay médita un instant.
— Un pantalon de velours, n’est-ce pas ?
Il revoyait parfaitement la mise de l’Italien, la nuit dernière. Il se souvenait aussi que, tout à l’heure, le Rital arborait une autre tenue…
— Où est-il, ce pantalon ? demanda Clay.
— Dans la penderie, là, à gauche, pourquoi ?
Il ne répondit pas.
— Seigneur ! s’exclama la femme. Vous ne voulez pas dire qu’Henriquez…
Sans prononcer un mot, Clay alla à la penderie. Il jeta un regard par-dessus son épaule. La vieille Mexicaine était restée dans la première pièce. D’autre part, en ouvrant la porte du placard, il coupait l’angle de vision de la malade.
Le pantalon était là, accroché à un clou. Clay saisit un bouton et tira un coup sec dessus. Il glissa le bouton dans sa poche.
— Votre mari rentrera quand ? questionna-t-il.
— Très bientôt, promit-elle.
Elle paraissait inquiète. Clay se dit que cette inquiétude aussi était bonne pour lui.
— Dès qu’il arrivera, dit-il, annoncez-lui que l’inspecteur Clay l’attend à son bureau du commissariat. Qu’il se dépêche, c’est important.
— Bien, monsieur l’inspecteur, balbutia la femme.
Clay considéra son visage exsangue.
« Bon Dieu, ce que la vie est moche, songea-t-il. Cendrini doit être le genre de gars qui n’a vraiment pas de chance… »
Il soupira, porta deux doigts au rebord de son chapeau et quitta cet antre de misère et de maladie.
Il poussa la porte du bureau des inspecteurs. Quelques-uns de ses collègues jouaient à la canasta. D’autres, à leur table respective, rédigeaient leur rapport à la machine.
— Salut, dit Clay.
— Tiens, dit quelqu’un, voilà le beau flic, le bourreau des cœurs.
— Ta gueule ! lança Clay.
Il poussa la porte donnant sur l’aquarium vitré du lieutenant. De fait, Ox ressemblait à une espèce de poisson exotique avec ses gros yeux globuleux et ses lèvres épaisses. Il potassait des paperasses en mâchonnant un mégot de cigare éteint. Il avait transformé l’extrémité du cigare en une boue brunâtre qui s’étalait comme un mastic sur sa bouche violette.
— Quoi de neuf ? demanda-t-il.
— Du bon, dit Clay. Je crois que je viens de marquer un point sérieux dans l’histoire Malisson.
— Sans blague ? Déjà ?
— Ne vous ai-je pas dit que je suis l’homme qui remplace le beurre ?
— Ça va, racontez !
— Je crois que, tout simplement, c’est le type qui a alerté la police, qui est l’assassin. Ce gars-là est un salaud de Rital croisé de Mexico, vous voyez le tabac ?
— Ouais, grogna Ox. Alors ?
— Il prétend avoir entendu un cri, c’est ce qui l’aurait réveillé. Il se serait mis à la fenêtre et aurait vu un gars s’enfuir de chez la victime…
— Et ?
— Tout ça, c’est des charres, chef. Le médecin-légiste affirme que le vieux est mort sur le coup : enfoncement de l’occipital ! S'il est mort sur le coup, il n’a pas pu gueuler, non ?
Ox rumina son bout de cigare.
— Notez, dit-il, qu’il a peut-être crié avant, en voyant le meurtrier lever sa bouteille pour le frapper. C'était peut-être un cri de peur, et non de douleur.
Clay pinça les lèvres. Il connaissait Ox. Le lieutenant donnait toujours leur chance aux suspects. Il y allait doucement sur le chapitre de l’inculpation.
— Admettons, dit Clay. Je viens de chez Cendrini… — c’est le nom de mon suspect — ; sa femme, qui était couchée à ses côtés, n’a rien entendu… Personnellement, je prétends que de l’appartement du Rital situé au deuxième étage, on ne peut percevoir un cri provenant de l’arrière-boutique sise au rez-de-chaussée.
— Le son monte, murmura Ox, et, dans la nuit, prend une intensité inattendue.
Clay mit la main à sa poche.
— Il y a mieux, fit-il. Et je crois que vous ne trouverez pas d’explication à cela…
— Oui ?
Il abattit le bouton sur le bureau de son supérieur comme le pion d’un jeu.
— Ce bouton est un bouton du pantalon de Cendrini. Je l’ai trouvé dans l’arrière-boutique de la victime, non loin du cadavre… Je viens de vérifier, il appartient au pantalon que l’Italien portait cette nuit…
Ox prit le bouton et le fit sauter dans sa main.
— Hum, en effet, dit-il. Ça m’a l’air sérieux…
Il regarda Clay.
— Que comptez-vous faire ?
— J’ai convoqué ce type ici… Je vais enregistrer son témoignage en lui donnant l’impression que je n’ai pas le moindre soupçon contre lui. Ensuite je vais vérifier ses agissements. Cendrini est miséreux : s’il a fait le coup, il a de l’argent et le dépensera fatalement, vous ne croyez pas ?
— Ce que vous dites me paraît en effet plein de bon sens, admit le gros lieutenant.
— Heureux de votre approbation, chef, sourit Clay. Bon… Je vais en mettre un coup. Dites donc, ce serait un peu chouette si nous apportions l’assassin au gouverneur sur un plateau moins de vingt-quatre heures après le crime.
— Ce serait très bien, reconnut Ox. Mais allez-y doucement, mon garçon. Dites-vous bien que, dans notre métier plus que dans aucun autre, on risque de se tromper… Et quand on se trompe, chez nous, c’est plus grave qu’ailleurs, parce que des innocents écopent…
— Une vraie bible ambulante ! dit Clay.
À cet instant, on frappa à la porte du bureau vitré. L'un des inspecteurs salua et dit :
— Il y a là un métèque qui demande après Clay…
— C'est lui, souffla Clay. Bon, je me casse.
Ox le regarda s’éloigner, cracha sa purée de cigare et en alluma un autre…
Cendrini paraissait inquiet et prudent.
— Vous êtes allate chez moi, signor ? demanda-t-il.
— Oui, j’avais à vous parler, dit Clay.
Il approcha sa bouche de l’oreille de l’autre.
— N’oublions pas que je fais mon enquête, dit-il. Tout à l’heure, je vous ai fixé rendez-vous pour ce soir, certes, ce rencard tient toujours ; seulement, cela n’empêche pas que je doive travailler à mon enquête…
Clay reprit d’un ton normal :
— Nous allons rédiger une petite déposition d’après les faits que vous m’avez révélés.
— Si, fit Cendrini.
Clay haussa les épaules.
— J’ai vu votre femme, dit-il ; en effet, elle n’a pas l’air d’être en forme… Si vous voulez, en attendant ce soir, je vous ferai une petite avance, nous sortirons ensemble…
— Bene, signor !
La figure de l’Italien venait de s’épanouir comme un volubilis au soleil.
Clay se recueillit et se mit à taper à la machine. Il rédigea un long rapport dans lequel il prit soin de glisser plusieurs contradictions flagrantes, notamment quant à la sortie nocturne de l’Italien et à l’heure où le cri avait retenti.
Il lui fit dire (sur le rapport) qu’il était sorti avant d’entendre le cri, et que c’était en remontant chez lui qu’il l’avait entendu. Il avait alors réveillé son épouse, était redescendu et avait alerté la police.
Ce rapport était si habilement rédigé que les paragraphes accablants pour Cendrini étaient nettement séparés des autres. Lorsque le travail fut achevé, Clay relut le rapport en prenant soin de sauter les passages équivoques.
— Ça va, comme ça ? demanda-t-il.
— Bene, dit l’Italien.
— Parfait, en ce cas, signez et sortons. Je vous donnerai votre petit acompte…
L'Italien signa le rapport. Clay le plia en deux et se leva.
— Une seconde, dit-il.
Il porta le document à Ox.
— Potassez ça, dit-il. Si ce type n’est pas le coupable, je me fais évêque !
Il revint à l’Italien qui l’attendait dans le hall.
— Tenez ! fit-il en lui glissant mille dollars dans la main. Tâchez de soigner un peu votre bourgeoise. Bon Dieu, elle est minable ! Payez-lui au moins des fringues et une becquetance convenable…
— Merci, dit l’Italien, mais vous mé donnerez bien lé reste ce soi… ?
— Vous croyez que je vous donnerais un acompte, autrement ? grommela Clay.
— Merci, dit-il, merci. Merci molto, signor.
Il fila vers la sortie, heureux comme un roi.
Clay appela un de ses collègues.
— Steve ! dit-il. Tu vois ce mec qui file ?
— Le Rital ?
— Il faut le suivre… Moi, il me connaît…
— O.K. ! C’est un douteux ?
— Mieux que ça… Ouvre l’œil… En fin de journée, téléphone-moi, à la nuit de préférence, et je te relèverai. D’accord ?
— D’accord, dit Steve.
Il enfonça son chapeau sur l’œil et emboîta le pas à Henriquez Cendrini.
Il était environ huit heures lorsque Steve passa un coup de tube à son collègue.
Clay était dans le bureau des inspecteurs, potassant les journaux du soir.
— Allô, dit-il.
— Clay ?
— Lui-même !
— Ici, Steve. Ton oiseau a regagné sa cage… Il est actuellement chez lui. Je te téléphone d’une teinturerie en bas…
— J’arrive.
Clay reposa l’écouteur sur sa fourche et se leva. Il était déterminé, prêt à tout.
Maintenant, c’était à lui de jouer. Et il allait jouer cette partie exactement comme il avait décidé de le faire. Tout ce qu’il avait mis sur pied suivait les directives de sa propre volonté. Il était la main faisant régner la loi sur l’échiquier. Il était quelque chose comme le Destin. Le destin de plusieurs êtres : le sien ; celui de l’assassin de Malisson ; celui, surtout, de Cendrini.
Il ajusta son Holster sous son bras, passa sa veste, la boutonna, arrangea sa cravate, se recoiffa.
Voilà ! John Clay était prêt à agir comme un guerrier devant l’ennemi.
Il passa chez Ox.
— Je vais relever Steve, dit-il.
— Dites-lui qu’il vienne immédiatement me faire son rapport, dit le lieutenant. Ce Cendrini me paraît moisi jusqu’à l’os, en effet ; je crois que vous avez vu juste.
Clay eut un sourire de triomphe.
— Entendu, patron !
Il sortit. La nuit descendait majestueusement sur la ville. Une brise tiède soufflait du large.
— Alors ? demanda-t-il à Steve.
Steve était un vieux. Il allait prendre sa retraite l’année suivante après une carrière au cours de laquelle il avait fait honnêtement son petit travail.
— Dis donc, fit-il, ton zouave, il a gagné à la loterie ou quoi ?
— Pourquoi ?
— C’est fou ce qu’il claque comme pèze !
Ces paroles furent une véritable musique pour les oreilles de John Clay.
Comme tout s’emboîtait admirablement, juste comme il l’avait prévu… Le rapport de Steve balaierait les derniers doutes du père Ox.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Clay.
— Il s’est acheté un costar neuf, puis il est allé dans une épicerie italienne, et je croyais qu’il allait embarquer tout le fond. Il avait tellement de paquets qu’il n’y voyait plus devant lui…
— Parfait, merci… Va trouver le vieux pour l’affranchir sur tout ça.
Steve fit un geste d’adieu et s’éloigna en direction du commissariat.
Clay se mit à faire les cent pas dans la rue. Il évitait les zones éclairées afin de ne pas se faire repérer par Cendrini au cas où ce dernier se serait mis à la fenêtre.
Il attendit plus d’une heure, mais l’impatience ne le gagnait pas.
Il mijotait son affaire, calculait tout. Dans quelques heures, il serait libéré de cette histoire ; il pourrait alors jouir de sa fortune.
Cendrini avait mis le costume neuf acheté l’après-midi. C'était un vêtement de toile mauve à poches plaquées. Là-dedans, il se prenait pour une vedette d’Hollywood.
Clay se jeta sous un porche en le voyant déboucher. Il le laissa passer, puis se mit à le suivre de loin.
Cendrini marchait d’un pas gaillard en direction du port.
Il allait sans se retourner, préoccupé par ce qui allait se passer.
Clay était également préoccupé par ce qui allait se passer, car il savait, lui…
Ils filèrent ainsi un bon quart d’heure. Enfin, ils atteignirent les quais.
L'endroit était absolument désert. Sur la droite, des bâtiments amarrés avaient mis leurs feux de position et cela criblait la nuit de centaines de lumières aux tonalités multiples.
Du côté des entrepôts, l’obscurité était totale.
Clay prêta l’oreille. Pas un bruit ! Rien que la monstrueuse rumeur de la ville qui venait mourir là comme la mer sur une grève.
Il gagna du terrain sur Cendrini… Lorsqu’il ne fut plus qu’à dix mètres de lui, il l’interpella :
— Hé !
L'autre fit volte-face. Malgré l’obscurité, il reconnut l’arrivant.
— Salouté, inspector ! fit-il.
— Oh, ta gueule ! grogna Clay. Tu devrais crier encore plus fort… !
Cendrini se fit humble :
— Excusez, balbutia-t-il.
Il demanda vivement :
— Vous avate l’arzent ?
— Oui, je l’ai, dit le policier.
Il tendit à l’Italien le portefeuille du vieux prêteur sur gages.
— Compte ça, il doit y avoir déjà deux mille dollars là-dedans.
Cendrini s’empara fébrilement de l’objet et se mit à l’inventorier.
— C'est zouste, dit-il.
Il eut un tremblement de la voix.
— Et le reste ?
— Commence à mettre ça dans ta poche ! ordonna Clay.
L'Italien obéit.
Clay porta la main vers sa poche intérieure. L'autre crut que c’était pour y prendre son portefeuille ; en réalité, c’était la crosse de son revolver que le policier caressait.
— Attention, souffla-t-il, il me semble qu’il vient quelqu’un…
L'Italien prêta l’oreille.
— Zé n’entends rien, dit-il.
— Regarde voir du côté des docks pendant que je te complète ton compte…
Cendrini tourna le dos à Clay et fit quelques pas dans la direction que celui-ci lui indiquait.
Alors Clay tira son revolver, il replia son coude gauche, s’en servit comme appui pour viser. Il voulait placer une balle dans la poitrine, si possible dans le portefeuille ; de derrière, ça n’était pas commode, mais, nous l’avons dit par ailleurs, Clay était le premier tireur de sa promotion.
Il fit feu.
La détonation emplit tout le silence. La flamme qui sortit du canon éclaira la scène l’espace d’un centième de seconde, comme un éclat de magnésium.
Cendrini eut comme une espèce d’exclamation dérobée.
Il fit deux pas en titubant et s’affaissa, le nez sur le sol.
Clay s’avança. L'Italien ne bougeait plus. Il s’agenouilla à côté de sa victime et étudia la blessure. La balle avait pénétré sous l’omoplate gauche. Elle avait dû transpercer le cœur.
Une seule avait suffi. C'était ce qu’il fallait.
Clay fit demi-tour… Il parcourut une certaine distance, puis tira en l’air une deuxième balle.
Après quoi il rengaina son revolver et s’en fut vers les lumières pour donner l’alarme.
Quelle que soit l'heure à laquelle on poussait la porte du bureau d’Ox, on était certain de toujours le trouver affalé derrière son sous-main.
Il ressemblait à un animal, à ces espèces de poissons ou de reptiles qui somnolent et attendent que leurs proies viennent à portée de leur voracité pour fondre sur elles.
Clay avait l’air sombre en pénétrant dans le local du gros.
— Du grabuge ? demanda Ox.
— Juste.
— Allez-y, avec des gars comme vous, il faut être prêt à tout entendre.
Clay haussa les épaules.
— Vous avez vu Steve ? biaisa-t-il.
— Oui, j’ai vu Steve, et alors ?
— Il vous a dit, pour le Rital ?
— Il m’a dit.
Clay passa sa main sur son front. Il ôta son chapeau, le jeta sur le bureau de son chef et sortit une cigarette. Il cueillit le mégot du lieutenant entre ses doigts, alluma sa cigarette et replaça le tronçon de cigare.
— Vous accouchez, oui ? Ou bien faut-il aller chercher les forceps ? s’impatienta Ox.
— J’ai buté le Rital, dit Clay, lugubre.
Ox porta son bout de cigare entre ses lèvres, tira une goulée de fumée qu’il rejeta longuement par le nez.
— Bravo, fit-il… Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ?
— Voilà, dit Clay. J’ai pris la relève de Steve… Sur le coup de dix heures, peut-être avant, Cendrini est sorti de chez lui. Il portait un costar neuf qu’il s’était acheté dans la journée… Il avait l’air pressé, furtif… Il s’est dirigé vers le port… Je ne sais pas pourquoi, j’ai eu dans l’idée qu’il partait… Un type comme lui qui se sape pour sortir à dix heures du soir et qui se dirige vers le port, ça ne présage rien de bon…
— Et alors ? insista Ox d’une voix neutre.
— Il est descendu sur le quai, il se dirigeait vers la mer… J’ai eu la frousse qu’il nous échappe : ce que vous m’aviez dit au sujet du gouverneur m’a flanqué les flubes… Je me suis dit que je ne me pardonnerais jamais d’avoir découvert l’assassin en un temps record pour le laisser filer… On a beau avoir le signalement complet de certains mecs, il arrive tous les jours qu’on ne puisse plus les ressaisir… Je me suis dit que le Rital avait peut-être un complice qui l’attendait sur une vedette… Bref, je l’ai interpellé… Je sais, je n’avais pas de mandat d’arrêt, mais je me proposais de l’amener ici pour le cuisiner pendant que vous auriez fait le nécessaire auprès du juge…
Ox ne bronchait pas. Il tenait fixés sur son subordonné ses petits yeux de caméléon.
— Il s’est retourné, continua Clay. Il m’a reconnu… Alors il s’est mis à courir… Je lui ai crié d’arrêter, il a continué de trotter comme un lapin. J’aurais jamais cru qu’un zig comme ce Rital pouvait cavaler aussi vite… Pour le faire stopper, j’ai tiré en l’air…
Clay s’épongea le front.
— Ça lui a donné des ailes, au contraire… Alors, je… Bref, je lui ai mis une balle dans la carcasse… Je sais, c’était un peu rapide, à peine avais-je pressé la détente que je le regrettais, mais il était trop tard. Vous savez que, question de viser juste, je n’ai pas mon pareil…
Il y eut un silence.
Ox écrasa son mégot dans le cendrier. Il ne regardait pas Clay. Il fixait une tache sur son buvard.
— Tout ça est regrettable, dit-il enfin.
— Dans un sens, oui, dit Clay. Pourtant, ce qui soulage ma conscience, c’est que j’ai maintenant la preuve absolue que Cendrini était bien l’assassin.
— Comment ça ?
— Il avait sur lui deux mille cinq cents dollars dans un portefeuille qui devait appartenir à Malisson. Ça, ses contradictions, le bouton découvert sur les lieux du drame, ses dépenses inconsidérées, sa fugue… Je crois que ce serait mille fois suffisant pour convaincre le jury le plus difficile, non ?
— Sans doute, reconnut Ox. N’empêche que la presse va râler… Vous allez lire ça : « Les assassins assermentés » ! Je vois les titres comme ça sur quatre colonnes !
— Le gouverneur ne peut-il y faire mettre une sourdine ?
— Le gouverneur ne voudra pas se mouiller. En haut lieu, on va faire du ramdam, je vais me faire sonner les cloches et vous n’y couperez pas d’un blâme.
Clay s’en foutait éperdument. Quarante mille dollars et sa sécurité valaient bien un blâme !
Seulement, il ne pouvait extérioriser sa bonne humeur qui aurait paru suspecte.
— Ça va ! hurla-t-il. Si ces messieurs font la fine bouche, ils n’ont qu’à s’en charger eux-mêmes, des assassins ! Sans rire ! Un blâme ! Écoutez-moi bien, patron : jusqu’ici, j’ai toujours fait mon turbin du mieux que j’ai pu, et ça n’est pas vous qui pourrez dire le contraire, hein ? Bon, alors si j’écope d’un blâme, je vous préviens que je vous colle illico ma démission. Et j’irai les trouver, moi, les journaleux, et je leur ferai bouffer leur nom de Dieu d’article, vous m’entendez ! Un blâme ! Un blâme parce qu’on fait son travail ! Non mais, il ne faut pas prendre les gens pour des crêpes, à la fin !
— Calmez-vous, Clay ! tonna brutalement Ox.
Il abattit sa lourde poigne sur son bureau, ce qui fit trembler les objets qui s’y trouvaient.
— Calmez-vous, répéta-t-il, et écoutez-moi bien. Je ne vous donnerai pas raison, quoi que vous puissiez penser de vos faits d’armes ! Vous êtes payé pour appréhender les assassins, non pour les bousiller, Clay ! Il y a un type qui se charge de ça, qui est payé pour ça à la prison de Sing-Sing ! Vous comprenez ? Si les flics se mettent à foutre les suspects en l’air, la police n’a plus qu’à changer de raison sociale.
— Alors, il valait mieux le laisser se barrer, ce type ? demanda Clay.
— Parfaitement, dit Ox.
Il ouvrit son tiroir à whisky, sortit un flacon dont il dévissa le bouchon avant de se le coller sous le nez.
Il but une fantastique lampée de liquide brun, s’essuya les lèvres d’un revers de manche et remit la bouteille en place.
— Enfin, murmura-t-il, le mal est fait, il ne nous reste plus qu’à amortir le choc et à classer l’affaire… Bon, vous pouvez disposer, Clay, et une autre fois, tâchez d'avoir la seringue moins prompte !
Clay quitta le commissariat comme un écolier en vacances quitte le collège. Il avait envie de gambader, de hurler de joie.
Certes, il venait de tuer un homme, mais la vie était belle… pour lui ! Il ne regrettait rien. L'existence de Cendrini lui semblait maintenant aussi dépourvue d’importance que celle d’un rat.
Voilà, Cendrini était un vilain rat visqueux qu’il avait écrasé. On ne pleure pas un rat. La mort d’un rat n’est pas un crime.
Il rentra à son domicile pour boire à sa santé et recompter ses dollars.