TROISIÈME PARTIE

Itinérant – Journal de bord Mission Stratos
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Hier, j’ai parlé de la Loi aux héritières de Lysos. Loi qu’elles n’ont pas votée et ne peuvent ni amender ni violer.

L’assemblée de Savantes, de Conseillères et de Prêtresses a écouté mon discours dans un silence glacial. J’en avais prévenu quelques-unes, mais je percevais les pensées scandalisées qui bouillonnaient derrière leurs visages fermés.

— Le Phylum a enfin compris la dure leçon de la spéciation. Séparées par l’immensité de l’espace, isolées, les tribus humaines oublient leur héritage commun et s’écartent les unes des autres au point de ne plus se reconnaître, perdant infiniment plus que de simples souvenirs.

L’air sinistre de mes auditrices était inquiétant. Pourtant, Iolanthe et d’autres m’avaient conseillé de faire fi des euphémismes diplomatiques, de sorte que je leur racontai des récits tirés de nos archives : d’horribles mésaventures, des méprises catastrophiques et des tragédies provoquées par des esprits bornés. Des spasmes ethniques dus au fanatisme et des vendettas meurtrières où chaque camp brandissait les preuves de sa bonne foi. Des atrocités commises par des cousins qui refusaient de se reconnaître ou de s’écouter.

Des tragédies qui avaient fini par accoucher de la Loi.

— Je vous ai exposé les avantages que présenterait une reprise de contact : des échanges artistiques et scientifiques, de vastes bibliothèques, la solution à d’innombrables problèmes. En échange de tous ces avantages, vous pourriez supporter les rares visites d’ambassadeurs solitaires, choisir ce qui vous intéresse sans revoir votre destinée planifiée. Les choses sont plus compliquées que ça. Beaucoup plus.

J’ai fait apparaître au milieu de la salle l’image holographique d’un flocon de neige vaste comme une planète, fin comme un arbre, qui reflétait les lumières de la galaxie.

— Aujourd’hui, d’immenses cryovaisseaux relient entre eux les dix mille soleils du Phylum. Ils apportent la stabilité. Le changement. Un service que beaucoup d’entre vous détesteront, comme une potion amère.

— Jamais nous ne les accepterons ! hurla une Perkiniste en se levant d’un bond. Nous nous battrons !

Je m’y attendais.

— Comme vous voudrez. Vous pourrez détruire un, dix cryovaisseaux, vouant ainsi à la mort d’innombrables innocents endormis. Des mondes sans cœur ont anéanti des centaines d’hiberbarges… Ils ont tous fini par rendre les armes. Vous aurez beau faire. Le sang versé vous transformera. La culpabilité et la honte détourneront vos descendants de la voie que vous leur avez tracée. La résistance cédera avec le temps, à mesure que la curiosité les rongera et qu’ils seront tentés de goûter aux nouvelles lunes brillant dans leur ciel. Nulle flotte de guerre ne vous forcera à la soumission. Vous pourrez toujours attendre que nous repartions. Les planètes sont comme vos Maisons, plus patientes qu’aucun humain ou gouvernement. Mais le Phylum et la Loi sont plus tenaces encore. Ils n’acceptent pas de refus. L’enjeu est plus important que la mission mythique d’un monde et son superbe isolement.

C’était dur, mais ça devait être dit. J’avais le soutien de nombreuses Conseillères, qui comptaient sur cette présentation pour provoquer un choc salutaire et faire évoluer la situation. Une forte minorité voit heureusement que cette solitude, cette spéciation, sont étrangères à la nature humaine.

— Lysos et les Fondatrices avaient besoin d’isolement pour mener leur expérience à bien, mais elle a passé l’épreuve du temps et fait la preuve de sa viabilité. N’est-il pas temps de sortir et de montrer à vos cousins ce que vous avez bâti ?

Un long silence glacé accueillit ma conclusion. Iolanthe donna le signal des applaudissements – rares, tardifs et gênés. La Présidente annonça sèchement une suspension de séance.

Malgré ma tension, je ne m’étais pas senti aussi en forme depuis des mois. Maintenant, c’était peut-être aussi à mettre sur le compte des soins que l’on m’avait récemment prodigués, grâce à Odo, à l’enseigne de la cloche sonnante. Il faudra que j’y retourne fêter ça. Si j’en ai le temps.

Chapitre XXI

Les mythiques Dents du Dragon. Des rangées de crocs déchiquetés, gigantesques, dardés vers les cieux. « J’aurais dû les reconnaître tout de suite, dès que je les ai vues », pensa Maïa.

Les Dents du Dragon… Elle ne savait pas grand-chose, au fond, de cette chaîne de pics cristallins surgis de la croûte océanique. Leurs flancs lustrés, cannelés, semblaient braver le temps. Des arbres s’accrochaient aux parois escarpées, nimbées d’arcs-en-ciel par des cascades que Maïa et Brod contemplaient, béats d’admiration, au prix de douloureux torticolis.

Leur esquif se faufilait dans l’archipel tropical comme un parasite entre les piquants d’un énorme animal à demi submergé. Les aiguilles cristallines se rapprochaient de plus en plus et beaucoup étaient reliées par des jetées naturelles ou de minces ponts voûtés. Chaque fois qu’ils passaient sous l’un d’eux, Brod esquissait un signe de respect.

C’est lui qui tenait la barre. Il avait vécu plusieurs mois au milieu des Dents avant d’être pris en otage, mais ne connaissait que les environs du phare d’Hasley, le seul endroit officiellement habité. Ils décrivaient des méandres entre les hauts-fonds et les récifs mentionnés sur leur carte, ce qui convenait parfaitement à leur souci de discrétion.

Maïa et Brod eurent à plusieurs reprises la preuve que la région avait parfois servi de cachette : des huttes et des abris de pierre construits dans des fissures, parfois équipés de treuils grossiers pour descendre des coques de noix à la mer. À un moment donné, Brod tendit le doigt et Maïa aperçut une vieille femme, qui remonta ses filets en les voyant, se mit à souquer ferme et disparut dans une enfilade de grottes.

Ils n’étaient pas près d’obtenir des renseignements des gens du coin, se dit-elle. Une autre fois, une silhouette furtive les observa depuis une fenêtre à moitié écroulée qui faisait partie d’une rangée d’ouvertures creusées depuis une éternité à mi-hauteur d’une des aiguilles. Ce lieu lui rappela le sanctuaire de Longue Vallée, en plus grand et en plus ancien.

Les ombres des innombrables tours de pierre s’allongeaient sur l’encre des flots, toutes pointant dans la même direction mouvante comme si les flèches de pierre étaient les styles de mille cadrans solaires suivant à l’unisson la marche inexorable des heures et des ères. Ce lieu avait connu les clameurs de l’Histoire et s’était quasiment vidé de toute voix.

— C’est ici qu’les Rois, ceux qui voulaient dev’nir des patriarches, ont livré leur dernière bataille, lui avait expliqué Naroïne. Tous les clans et les cités unis ont envoyé des forces ici pour écraser définitivement l’empire masculin. On en parle pas beaucoup, pour pas encourager les vars à s’allier avec les hommes contre les grandes maisons, mais rien pouvait arrêter une légende aussi formidable.

— On se croirait dans un conte de fées, avait répondu Maïa, partageant le recueillement de son amie. C’est… irréel.

— Y a plus grand monde qui vient par ici, d’nos jours, avait soupiré la boscotte. C’est loin des routes maritimes. J’avais jamais vu ça d’si près. Ça fait réfléchir.

Réfléchir, en effet. Maïa songeait au manque de fiabilité de l’histoire officielle. Elle était sûre que Naroïne avait dit la vérité telle qu’elle l’avait apprise. Et cette vérité était un mensonge. Elle pensa ensuite à l’énigme du monstrueux cratère vitrifié de Grimké, l’île sur laquelle on les avait abandonnés. Depuis qu’ils avaient mis cap au sud, Brod et elle avaient vu d’autres pics portant les mêmes stigmates. Des pans entiers de roche fondue sous l’action d’une furieuse chaleur.

Ils regardèrent sans mot dire la flèche tronquée devant laquelle le vent les poussait : une aiguille coupée en deux, fracassée par une force inimaginable.

Les Rois ont peut-être livré leur dernier combat ici. Mais on ne me fera pas croire que ce sont eux qui ont causé ce… ces ravages. La vérité, c’est qu’il s’était passé ici quelque chose de presque aussi important pour Stratos que sa fondation. Un autre ennemi avait été combattu ici, dans un lointain passé. Et pour ce qu’elle en voyait, il s’en était fallu de peu qu’il ne l’emporte.

La Grande Défense. C’est drôle que personne ne l’ait évoquée, le soir, autour du feu. Pourtant, le combat a dû faire rage dans les Dents du Dragon aussi.

La légende des Rois couvrait une histoire plus ancienne où les hommes auraient joué un rôle admirable. « Et que les dirigeantes voulaient faire oublier. » Elle songea à l’antique bas-relief qu’elle avait découvert près du Temple de cap Grange, avec ses humains en train de se colleter avec des démons cornus sous les ailes protectrices d’une Mère Stratos vengeresse. Maïa y ajoutait un faisceau croissant de preuves, mais de quoi ? Et qui menaient à quelle conclusion ? Mystère…

Le soleil dévoila soudain la mer et les roches, chassant ses austères pensées. Elle sourit. « J’ai changé, et pas seulement physiquement. Ça vient de tout ce que j’ai vu et entendu. C’est Renna, en particulier, qui m’a fait réfléchir au Temps. »

Les clans décourageaient leurs vars de s’interroger sur le passé. Elles devaient s’attacher à réussir dans le présent. Le long terme n’a d’intérêt que quand on a fondé sa ruche et qu’on s’inquiète de sa postérité. Maïa n’avait pas été habituée à considérer Stratos comme un monde doté d’un passé explorable et d’une destinée modifiable. « Il est aisé d’apprendre à se voir comme un maillon d’une chaîne qui a commencé bien avant soi et qui se poursuivra bien après. » Renna avait appelé « continuum » le pont jeté entre les générations, par-delà la mort. Les femmes et les hommes d’autrefois avaient dû affronter ce concept troublant avant qu’il y eût des clones, ou ils n’auraient pas quitté la Terre. Et s’ils y sont arrivés, une humble var comme moi le peut aussi.

Ce genre de pensées revenait à remettre en question les jugements des Savantes-historiennes. C’était audacieux… Elle tentait de rejeter la propagande maternaliste, conservatrice, pour apercevoir un fragment de la vérité. « Les fragments sont presque aussi dangereux que rien du tout », se dit-elle. Mais il devait être possible de soulever le voile, de comprendre comment tout ce qu’elle avait vu et vécu s’articulait.

« Comment vais-je expliquer ça à Leie ? Dois-je l’écarter de ses amies pirates ? L’entraîner quelque part, ligotée et bâillonnée, le temps qu’elle retrouve le sens des valeurs ? » Maïa ne se répandait plus en regrets sur les joies à jamais disparues de l’expérience partagée avec sa jumelle. L’ancienne Leie n’aurait pas compris ce que Maïa pensait aujourd’hui. Et la nouvelle encore moins. Elle lui manquait, mais Maïa lui en voulait de sa dureté et de la supériorité qu’elle avait affichée la dernière et brève fois où elles s’étaient vues.

Elle avait beaucoup plus envie de revoir Renna. « Est-ce que ça fait de moi une fifille à son papa ? Ou suis-je une perverse, animée de sentiments affectifs envers un homme ? » Enfin, les questions philosophiques du genre Pourquoi ? et même Quoi ? importaient moins que de savoir comment ils allaient mettre Renna en sûreté. Si Leie décidait de les accompagner, c’était tant mieux ; sinon, tant pis.

— On devrait commencer à chercher un endroit où s’arrêter, sinon, on risque de heurter un rocher dans le noir, fit Brod. En temps normal, je proposerais de gagner l’océan. On jetterait une ancre flottante et on rejoindrait l’archipel à l’aube, mais là… Je me sens aveugle, sans rapport météo. Il y aurait une tempête de l’autre côté de l’horizon qu’on n’en saurait rien avant de la prendre sur le coin du nez.

— Au mieux, on perdrait des heures et on en sortirait épuisés, acquiesça Maïa. Regarde, il y a une grande île, là, avec un mouillage, ajouta-t-elle en lui montrant un point sur la carte. Ça ne nous détournerait pas trop de notre route.

— Balise de Botjelli…, lut-il. Ça devait être un sanctuaire, comme Hasley. Il doit être abandonné.

Maïa fronça les sourcils. Ce nom lui disait quelque chose. Le soleil était encore assez haut sur l’horizon, mais elle ne put réprimer un frisson d’inquiétude.

— Euh… alors, on met cap à l’ouest, capitaine ?

— C’est çô, M’âme la Propriétaire, répondit Brod en souriant, avec un accent caricatural. Si vous voulez ben m’donner un coup d’main ‘vec la vouèle ?

— Oui, capitaine ! Parée !

Ils exécutèrent la manœuvre et mirent le cap vers l’ouest et vers l’ombre d’une grande île que le soleil couchant auréolait de vapeur d’eau, la transformant en une lance de feu.

— Espérons qu’on trouvera à s’abriter dans le lagon de Botjelli, dit Brod. On remettra cap au sud à l’aube, et dans l’après-midi on reprendra à l’est pour atteindre la passe près du phare d’Hasley.

— Parle-moi un peu du sanctuaire, demanda Maïa.

— C’est la seule citadelle des Dents du Dragon. Elle est mandatée par le conseil régnant pour maintenir l’ordre. Ma guilde a été désignée pour l’occuper. Elle a envoyé deux bateaux et les équipages dont elle pouvait se passer, c’est-à-dire les clampins comme moi. Quand même, je n’aurais pas cru que le capitaine se ferait du fric en se louant à des pirates.

— Tu n’aurais pas pu te faire muter sur un autre bateau ?

— Un aspirant ne conteste pas les décisions du capitaine, même quand il viole la convention non écrite de sa guilde. Et puis, la piraterie n’est pas illégale. Quand j’ai compris que Corsh se vendait à de vraies pirates, il était trop tard. J’ai dû me trahir, parce qu’il avait beau gueuler qu’il ne pouvait se passer de moi et qu’elles n’avaient pas intérêt à me faire du mal, il les a bel et bien laissées me prendre en otage.

« On est bien dans le même bateau, songea Maïa. Est-ce que c’est ma faute si je n’ai aucun talent qui me permette de m’intégrer au monde des femmes ? Ou la tienne, si tu n’étais pas fait pour être marin ? Enfin, j’ai peut-être tort de généraliser comme ça, mais chacun de nous ne devrait-il pas avoir le droit de s’essayer à ce qu’il sait le mieux faire ? »

— Mouais… Nous avons donc intérêt à faire attention en arrivant. Ton capitaine risquerait de…

— De ne pas être très content de me revoir ? coupa Brod. C’était mon droit de m’évader, surtout qu’Inanna projetait de nous tuer. Mais Corsh ne verra peut-être pas les choses comme ça. Il s’inquiète déjà probablement de la façon dont il va expliquer les choses aux Commodores. Bon, on essaiera d’arriver là-bas demain à la tombée de la nuit. Je connais une passe qui mène à un quai éloigné des autres. On essaiera de se faufiler discrètement dans les quartiers du navigateur et de jeter un coup d’œil à ses cartes. Il a dû y porter le repaire des pirates, l’endroit où elles détiennent ton homme des étoiles…

Sa voix avait quelque chose de mordant, comme s’il doutait de… de quoi ? De leurs chances de réussite ? Ou du fait de s’allier avec des étrangers ?

— Si seulement Renna pouvait être là, à Hasley…

— Elles ne l’auraient pas gardé à un endroit où il pourrait parler à d’autres hommes au risque de fiche leur plan à l’eau.

Sur Grimké, Brod avait raconté à Maïa ce que le Visiteur avait fait juste après la capture du Manitou. Il avait tapé du pied devant les vainqueurs jubilants, dénoncé chaque violation de la Loi stratoïne et obstinément refusé d’embarquer sur le Téméraire tant que toutes les blessées n’auraient pas été soignées. Il avait l’air tellement déterminé que Baltha et les autres avaient préféré céder plutôt que de risquer de lui faire du mal. Brod n’avait pas précisé s’il s’était occupé d’une victime en particulier, mais Maïa aimait à imaginer son ami étranger apaisant son délire et lui promettant tout bas qu’ils se reverraient un jour.

Brod n’avait pas grand-chose à dire au sujet de Leie. Il l’avait remarquée surtout à cause de son regard ardent et de son intérêt pour les machines. Le chef mécanicien était trop content de trouver quelqu’un qui ne rechignait pas à la tâche pour se demander de quel sexe était ce marin noir de suie.

— On a discuté qu’une fois, dit Brod en s’abritant les yeux du soleil couchant. Elle m’a demandé si j’avais rencontré au sanctuaire principal de ma guilde, à Ursulaborg, un commodore ou un capitaine du nom de Kevin, ou de Calvin.

— Tu veux dire Clevin ? rectifia Maïa en se redressant.

— C’est ça. Je lui ai dit que ce nom me disait quelque chose. On m’a embarqué si vite après mon adoption et il y avait tellement d’équipages en mer que je ne l’ai jamais rencontré en personne, mais le bateau, l’Otarie, était de chez nous.

Maïa le regarda en ouvrant de grands yeux.

— Tu es de la guilde des Pinnipèdes.

— Je suis bête, comment pourrais-tu le savoir ? Le pavillon avait été abaissé avant le combat. Quelle honte ! C’est là que j’ai compris qu’on s’était embarqués dans une sale affaire.

Maïa le laissa parler, en proie à un tourbillon d’émotions contradictoires où prédominait la stupéfaction.

— Le clan Terredure connaît les Pinnipèdes depuis des générations. Il paraît qu’autrefois c’était une grande guilde. Elle transportait des marchandises de luxe, et ses officiers étaient les bienvenus à la ville Haute en hiver comme en été. Aujourd’hui, les commodores acceptent des boulots comme d’occuper le phare d’Hasley et de se vendre aux pirates. Pas terrible, hein ? D’un autre côté, je ne vaux pas plus cher…

Maïa le regarda avec un intérêt renouvelé. D’après ce qu’il disait, il pouvait être son cousin au 11e degré. Il faudrait faire une recherche génétique pour en être sûr. Enfin, après toutes ces aventures ébouriffantes, elle était entrée en contact avec la guilde de son père. Même si ce n’était pas comme ça qu’elle avait envisagé les choses. Pas du tout.

Ils poursuivirent un moment en silence, chacun plongé dans ses pensées, puis Brod s’abrita les yeux d’une main, l’air soudain inquiet.

— Qu’y a-t-il ? demanda Maïa.

— J’ai cru une seconde que quelque chose était passé devant le soleil. Il se fait tard. On est encore loin de Botjelli ?

— On devrait le voir derrière la petite flèche, là-devant. D’après la carte, on dirait une île formée d’une dizaine de dents qui auraient fusionné. Il y a deux mouillages, avec des cavernes – ici. Ça va être juste, mais on devrait avoir le temps de trouver un chenal avant la nuit.

Le jeune homme hocha la tête, l’air pas rassuré.

— Pare à virer, alors.

La manœuvre se fit sans heurt, le vent gonflant leur voile dans la bonne direction, comme depuis le début de la journée. « Peut-être la chance nous sourit-elle enfin », songea Maïa, en sachant qu’elle tentait le sort.

— Naroïne m’a fait promettre d’appeler ses supérieures, s’il y a une radio à Hasley, dit-elle pour éviter de ruminer.

Elle regrettait sa promesse. Elle faisait confiance à la boscotte, mais à ses supérieures ? « Il y a tant de gens qui veulent Renna pour des raisons à eux. Il n’a pas que des amies au Conseil. Autres problèmes : les pirates le laisseront-elles partir vivant ? Le Conseil dispose-t-il encore d’armes comme celles qui ont brûlé Grimké ? Et s’il décide qu’un étranger mort vaut mieux qu’un étranger aux mains de leurs ennemies ? »

Les pensées troublantes se succédaient. La réponse de Brod ne fut pas plus enthousiasmante.

— On peut toujours essayer d’entrer dans la salle com. Mais j’en ai mal au ventre rien que d’y penser.

— Ça, je te comprends. On risque gros, si en plus on essaie d’entrer dans la salle des cartes…

— Ce n’est pas ça. C’est juste que… j’aimerais mieux que ce soit quelqu’un d’autre que moi qui dénonce ma guilde.

— Ne me dis pas que tu as des scrupules, après ce qu’ils t’ont fait !

— Tu ne comprends pas. Une autre guilde m’approuverait peut-être de t’avoir aidée à sauver un ami. Mais qui ira engager un homme qui a cafardé ses propres compagnons d’équipage ?

— Évidemment…

Elle n’avait pas mesuré la portée de son sacrifice. En sus de la vie et de la liberté, il risquait de perdre toute chance de faire carrière. « Ce que je n’ai jamais eu », se retint-elle de lâcher. Il faut du courage, quand on a des projets d’avenir pour les jouer sur un coup de dés, pour l’honneur.

L’esquif franchit un cap derrière lequel apparut, comme prévu, une grande île pareille à une immense patte griffue pétrifiée alors qu’elle sortait de la mer : l’île de Botjelli. Un mystérieux processus géologique avait soudé les griffes, unissant les pics par un fouillis d’arches de pierre.

Elle devait être encore plus grande, autrefois. Des vestiges tronqués, fondus, indiquaient l’emplacement d’autres îlots jadis détachés par une explosion de la même origine, sans doute, que celle qui avait excavé Grimké. Des cicatrices de brûlure balafraient les branches convulsées de cette île en forme d’étoile hérissée de moignons arrondis et d’arêtes aiguës, creusée d’ouvertures irrégulières par l’une desquelles Maïa aperçut un lagon intérieur, aussi lisse que du verre.

— Parfait ! annonça-t-elle. On entre et on jette l’ancre…

— Shiva et Zeus ! jura Brod. Couche-toi, Maïa !

Elle s’aplatit juste à temps. Brod vira de bord et la bôme passa en sifflant à l’endroit où se trouvait sa tête.

— Que fais-tu ? s’écria-t-elle.

Il ne répondit pas. Elle vit blanchir ses jointures crispées sur la barre. Puis elle comprit.

— Le Téméraire ! fit-elle avec un hoquet de surprise.

Le trois-mâts venait droit sur eux, du couchant. Cette vision leur coupa le souffle. Le temps qu’ils s’évertuent à louvoyer, le navire pirate avait déjà franchi la plus grande partie de la distance entre deux îles.

— Tu crois qu’elles nous ont vus ?

Ça paraissait inévitable à Maïa. Mais Brod espérait contre toute vraisemblance que non et tentait de revenir derrière la flèche qu’ils venaient de contourner. Avec un peu de chance, les vigies avaient la tête ailleurs…

Un coup de sifflet strident mit fin à cet espoir. Elle vit à contre-jour des silhouettes se masser à la proue et les montrer du doigt. Comme le matin même, sauf que cette fois il ne s’agissait plus d’un petit ketch mais d’un bâtiment plus rapide et plus redoutable. Des volutes de fumée indiquaient que la pression montait dans les chaudières. Elle sentit l’odeur du charbon brûlé et procéda à un rapide calcul mental.

— Inutile de fuir ! conclut-elle. Elles sont plus rapides, elles ont des fusils et peut-être un radar. Même si on leur échappe, elles nous chercheront toute la nuit, et on finira par heurter un rocher dans le noir !

— Je suis ouvert à toutes les suggestions ! répliqua sèchement Brod, des gouttelettes de sueur perlant à ses tempes.

— Remets cap à l’ouest ! On peut louvoyer plus près du vent. Elles seront obligées de prendre des risques pour nous suivre, et les machines sont peut-être encore froides. Avec un peu de chance, on arrivera à les semer dans ce labyrinthe.

— On peut toujours essayer. Prête ?

Maïa prit son courage à deux mains et agrippa la bôme.

— Parée, capitaine !

Elle réprima la rébellion de son estomac, où l’habituel remue-ménage causé par le mélange de peur et d’adrénaline était revenu, selon sa bonne habitude. « Tu parles que la chance est avec nous, se dit-elle amèrement. J’aurais dû m’en douter…»

— Allez, fit Brod avec un soupir étranglé, partageant visiblement la même pensée qu’elle. C’est parti !

Tout dépendait du rayon de giration du bateau pirate. Et des armes qu’on braquerait sur eux…

Comme prévu, le petit esquif était bien supérieur pour louvoyer à bords serrés. Le Téméraire hésita trop longtemps à les suivre, et quand il vira enfin, il se retrouva par le travers du vent. Brod et Maïa gagnèrent de la vitesse, tandis que les marins liaient frénétiquement les voiles afin qu’elles ne gênent pas les machines. L’équipage les surveillait des bastingages. « Ont-elles reconnu l’esquif ? se demandait Maïa. Elles doivent savoir maintenant qu’il est arrivé malheur à Inanna et à leurs amies du ketch. Lysos, elles n’ont pas l’air commode ! »

Même si le grand navire faisait du surplace, il viendrait un moment où les deux bateaux ne seraient plus séparés que par quelques centaines de mètres. Que feraient-ils alors ?

Tout en aidant Brod à naviguer au plus près, Maïa s’efforçait de voir si Renna n’était pas sur la goélette. Il y avait des hommes sur le gaillard d’arrière, comme lors de la prise du Manitou, mais rien n’indiquait qu’il fût parmi eux.

Comme l’esquif passait par le travers du navire, Maïa entendit des hurlements furibonds et reconnut la face rougeaude du capitaine qui discutait âprement avec plusieurs pirates. À ses gestes et ses hochements de tête déterminés, Maïa comprit qu’il leur interdisait quelque chose. Peut-être le transport de certain long tube noir vers le plat-bord du bâtiment…

Il paraissait à la fois outré et sûr de son autorité. Si sûr qu’il ne se méfia pas quand les femmes, tout aussi résolues que lui, les encerclèrent, ses officiers et lui-même. Ses cris furent bientôt couverts par une grêle de coups violents.

De loin, Maïa ne put voir avec quoi les pirates leur tapaient dessus, mais il lui sembla qu’elles le faisaient plus longtemps que nécessaire. Leurs hurlements de joie montraient à quel point elles goûtaient ce dénouement sans doute attendu, qui leur permettait de rompre une alliance gênante et les dernières entraves de la Loi.

— On s’écarte ! cria Brod.

Il était trop concentré sur sa tâche pour jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil à ses anciens camarades, ou trouver un sens aux bruits venus du navire. C’était aussi bien, car l’agression des officiers n’était que le début de la mutinerie. Quand Maïa eut enfin le loisir de scruter à nouveau le gréement, la plupart des hommes restants étaient invisibles.

« Les Pinnipèdes ont beau traverser une mauvaise passe, se dit Maïa, encore bouleversée, ils n’étaient pas disposés à aller jusqu’au meurtre et ils ont eu droit au même sort que nous. »

Ces pirates étaient des fanatiques, l’embuscade de ce matin l’avait démontré. Mais tuer des hommes de sang-froid ? C’était aussi obscène que les violences jadis perpétrées par les mâles sur les femmes, et que dénonçaient les Perkinistes.

« Renna, implora-t-elle. Qu’as-tu apporté à mon monde ? »

Maïa priait pour que sa sœur n’ait pas été impliquée dans ce carnage. Peut-être était-elle dans la salle des machines et s’efforçait-elle de sauver ses compagnons ? (Comme si les pirates allaient prendre le risque de laisser des témoins derrière elles…) Enfin, la mutinerie avait laissé quelques instants de répit à Maïa et à Brod, temps dont ils profitèrent pour prendre quelques mètres d’avance pendant que les pirates se réorganisaient et finissaient de faire tourner le navire.

Tandis que son équipier barrait, Maïa se glissa sous la bôme et accomplit un ensemble complexe d’actions simultanées avec une grâce fluide dont elle ne se serait pas crue capable quelques mois auparavant. La pratique combinée à la nécessité accroît les capacités au-delà de toute attente…

Lorsqu’elle revit le Téméraire, il avait plusieurs centaines de mètres de retard sur eux mais gagnait de la vitesse. Les artilleurs devaient repositionner leurs armes à feu chaque fois que la goélette changeait de cap pour les suivre. On les voyait engueuler la nouvelle timonière. Finalement, le bâtiment prit un cap à trente degrés du vent qui réduisait sa vitesse d’approche, mais permettait de tirer sans problème.

« Dois-je avertir Brod ? se demanda-t-elle froidement. Non, mieux vaut qu’il se concentre sur ce qu’il a à faire. »

Elle vit le regard de son ami passer, par-delà les flots houleux, de la voile frémissante à l’agglomérat de monolithes qui était leur but, et, muni de toutes ces données, calculer, en se basant sur un instinct qu’il avait plus tôt nié posséder, comment muer en vitesse une improbable combinaison de toile, de bois et de vent.

« Il est en train de devenir adulte », s’émerveilla-t-elle. Ses traits juvéniles étaient transformés par cet exercice intense, et il irradiait ce qui, pour Maïa, incarnait l’essence à la fois mature et immature de la masculinité : l’étroitesse de but combinée à la joie ardente de pratiquer son art. Même s’ils mouraient là tous les deux, il ne quitterait pas ce monde sans être devenu un homme. Elle était heureuse pour lui.

Une déflagration assourdissante retentit derrière eux. Celle d’un canon de fort calibre…

— Qu’est-ce que c’est ? fit Brod, presque distraitement.

— Le tonnerre, mentit Maïa avec un sourire sardonique, accordant quelques secondes à sa glorieuse concentration. Rassure-toi. Il ne va pas pleuvoir tout de suite.

Toute l’eau des cieux se déversa sur eux, les trempant et emplissant presque le petit bateau. Elle chut d’un coup puis cessa brusquement. Maïa se jeta au fond du bateau avec un seau et écopa furieusement la cascade projetée par l’obus.

Ce n’était pas le seul problème. Le projectile avait fait tournoyer l’esquif comme une toupie, dans un vacarme de planches et de chevilles disjointes. Maïa se dit qu’il lui faudrait écoper plus d’eau qu’ils n’en embarquaient pendant le temps que Brod mettrait à les sortir de ce pétrin.

Les artilleuses du Téméraire mirent un moment à ajuster le tir dans le crépuscule grandissant. Pendant quelques minutes, Maïa nourrit l’illusion que le salut était proche, dans le chenal menant au mouillage du lagon de Botjelli. Puis elle eut une vision familière, épouvantable : le Manitou était ancré dans cette même enceinte de falaises, le pont grouillant de bandanas rouges. L’affreuse vérité lui apparut tout à coup.

« C’est Botjelli qui doit être la base pirate ! J’ai mené Brod droit dans leurs griffes ! »

— Tourne à droite, Brod, à fond !

Ils échappèrent de justesse à l’entrée fatale et suivirent la côte convulsée, arrosés par les obus qui les manquaient de peu et par l’écume des vagues se brisant sur la roche. Ils étaient pris par un courant puissant et Brod consacrait toute son énergie à éviter l’écrasement sur la paroi déchiquetée.

C’était une soirée magnifique. Les trois lunes étaient hautes dans le ciel, projetant une lumière nacrée sur la mort annoncée de deux cinq-ans. Si Maïa vivait assez longtemps, elle pourrait bientôt dire adieu à ses étoiles bien-aimées.

Elle remplissait son seau et le vidait par-dessus bord, du côté de l’océan afin de ne pas voir le rideau ondoyant de la Dent du Dragon, la feinte douceur de ses circonvolutions. Au plus léger contact, la roche cristalline les fracasserait.

Elle n’avait pas le courage d’affronter cette vision, et c’est ce qui lui sauva la vie quand les pirates essayèrent une nouvelle tactique.

Une soudaine déflagration éclata derrière elle, faisant bondir l’esquif et la couchant au fond du bateau, puis l’onde de choc s’amortit. Elle porta machinalement la main à sa nuque, siège d’une vive douleur, et en ramena une pointe de granit ensanglantée. Des taches violettes dansant devant ses yeux, elle regarda fixement la flèche naturelle, puis elle se retourna. Brod avait le côté gauche du visage en sang.

— Écarte-toi de la falaise ! cria-t-elle.

Du moins en avait-elle l’intention, mais elle n’entendit même pas le son de sa propre voix, juste un atroce bruit de cloches. Néanmoins, Brod parut comprendre. Il parvint à s’éloigner avant que l’obus suivant n’arrache de nouveaux éclats au promontoire. Aucun ne les frappa, mais leur manœuvre les rapprocha du Téméraire, presque à bout portant de son canon. Maïa vit les artilleuses charger un nouvel obus et tirer. Elle en sentit le souffle, tout près sur sa gauche. Un instant passa, puis la falaise réfléchit une nouvelle et terrifiante explosion, manquant les projeter hors du bateau. Quand elle releva les yeux, elle vit que leur voile était déchirée.

À cet instant, le bord de l’île s’incurva. Une ouverture apparut à bâbord. Brod piqua droit vers le cul-de-sac. En d’autres circonstances, c’eût été pure folie, mais Maïa approuva la manœuvre de tout son cœur. « Au moins, ces salopes n’auront pas le Plaisir de nous tuer de leurs propres mains. »

Un côté de l’ouverture explosa alors qu’ils s’y introduisaient, projetant l’esquif en avant dans une pluie de pierres. Les obus suivants multiplièrent les lézardes. Un monstrueux morceau de falaise commença à se décrocher. Avec une lenteur pleine de grâce, son ombre énorme tomba vers Brod et Maïa…

Le rocher s’écrasa dans l’étroite trouée juste derrière le minuscule bateau, le propulsant sur la crête d’un raz de marée miniature vers un trou noir et sans fond.

Maïa ne manquait pas de courage. Mais pas au point de regarder leur bateau désemparé fondre sur l’antique titan qu’était la balise de Botjelli. « Pourvu que ça aille vite », pria-t-elle. Puis les ténèbres l’engloutirent, occultant tout.

Comme vous pouvez le constater, je suis vivant. Et je vais bien, si ce n’est que je suis resté plusieurs jours attaché.

Je suis tombé dans le plus vieux panneau du monde. Oh, je suis en bonne compagnie : bien des diplomates plus talentueux que moi ont succombé à leurs fragiles besoins humains…

Mes ravisseuses vous demandent de n’annoncer ma disparition que deux jours après avoir reçu ce message. Dites que je suis malade. Si vous ne leur laissez pas ce délai, elles menacent de m’enterrer dans un endroit où on ne me retrouvera jamais.

Elles disent aussi avoir infiltré les services de police. Elles sauront si vous les doublez.

Je suis maintenant censé vous supplier de coopérer afin d’épargner ma vie. Le premier jet de ma lettre a été détruit parce qu’à ce moment, je prenais un ton un peu ironique, aussi me contenterai-je de dire qu’à mon âge, je n’ai rien contre.

J’ignore où on m’emmène, et même si je vous donnais des indices sur ce que je vois, on me ferait simplement recommencer. J’ai trop mal à la tête pour ça, alors laissons tomber.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre que je ne regrette rien. Il n’y a que les imbéciles pour dire ça. Mais enfin, j’ai vécu, j’ai aimé, j’ai servi. Et j’aurai passé un moment sur Stratos.

Mes ravisseuses disent qu’elles reprendront bientôt contact avec vous. En attendant, je vous salue amicalement.

Renna.

Chapitre XXII

Maïa caressait doucement la tête de Brod qu’elle tenait sur ses genoux. Elle avait mal partout, mais elle appréciait les à-côtés mineurs de leur situation, tels que ce petit carré de sable sur lequel ils gisaient, juste au-dessus d’une eau noire comme de l’encre. Elle se réjouissait aussi de ne pas devoir se réveiller dans l’obscurité presque complète, après avoir pris un coup sur la tête. « J’ai le crâne tellement dur, maintenant, qu’on aurait aussi vite fait de me tuer. Et je doute que le monde ait fini de s’amuser à me faire tourner en bourrique. »

— Mmm… Qu’est-ce que… ? marmonna Brod.

C’est à peine si Maïa l’entendit, soit qu’il parlât indistinctement, soit qu’elle eût encore les oreilles bouchées.

— Tout va bien, dit-elle. Repose-toi, je m’occupe de tout.

Qu’il eût ou non compris ce qu’elle disait, il se calma.

Ils avaient été projetés dans une caverne dont la canonnade avait obstrué l’entrée derrière eux. À moitié assourdie, Maïa avait rattrapé Brod par les cheveux et l’avait tiré vers la surface écumante. Elle avait perdu la notion du haut et du bas durant quelques instants où l’air, le sable et l’eau ne faisaient plus qu’un, mais elle avait le chic, maintenant, pour rationner ses poumons. Elle avait lutté contre des courants démoniaques jusqu’à ce qu’elle sente enfin sous ses pieds une pente glissante. Elle avait remorqué le malheureux Brod hors de l’eau et s’était écroulée près de lui dans le noir. Ils s’en étaient sortis… jusqu’à la prochaine fois.

Ils avaient eu de la chance. « Si le bateau était resté entier, on fonçait droit dans la muraille », se dit-elle en frissonnant. Alors que comme ça, l’eau avait amorti leur chute.

Maïa avait l’impression d’être à demi morte. À chacune de ses plaies semblait avoir été assigné un bouquet de nerfs exacerbés, et pour couronner le tout, elle tremblait de froid.

« Mais nous ne sommes pas morts. Et nous ne mourrons pas. À condition d’arriver à sortir d’ici avant la marée, sans quoi nous serons balayés comme de vulgaires épaves…»

Ce qui était plus facile à dire qu’à faire. Enfin, ils devaient bien avoir quelques heures devant eux. Elle ne croyait pas avoir autant à vivre lorsqu’ils avaient été précipités sur le flanc de la Dent du Dragon. « C’est toujours un sursis, se gourmanda-t-elle. Si seulement je savais à quoi l’utiliser…»

Elle s’en voulait rétrospectivement d’avoir foncé tête baissée à l’aide de Renna pour échouer si lamentablement. Elle était surtout navrée pour Brod qui avait commis l’erreur de la suivre. « Je n’aurais jamais dû l’emmener. Ce n’est qu’un homme. À sa mort, son histoire prend fin. » Comme la mienne. Ni les hommes ni les vars ne pouvaient se consoler, au moment ultime, en se disant qu’ils vivraient toujours dans leurs clones.

« Enfin, si Leie réussit à fonder un clan, j’aurai peut-être ma statue dans la cour de sa citadelle », se dit Maïa avec un reniflement sardonique. Et puis tout espoir n’était pas perdu. Même si elle avait parfois eu des différends mineurs avec sa jumelle, elles étaient toujours d’accord sur les points importants – les gens, par exemple. Il y avait donc une chance pour que, comme elle, Leie apprécie Renna. Elle laisserait peut-être tomber ses amies pirates pour aider l’homme venu de l’espace.

Puis l’eau se mit à monter graduellement sur le sable. Elle lui lécha bientôt les jambes. La marée… Maïa se leva péniblement, saisit l’adolescent sous les bras et le traîna sur le sable. Tout à coup, son dos heurta une surface dure, pleine d’aspérités. Elle étouffa un cri de douleur et reposa Brod.

Tout en se frottant l’échine d’une main, elle se retourna et, de l’autre main, explora prudemment, à tâtons, l’obstacle qui lui barrait le passage et qui se révéla être un mur hérissé de pointes… de minces ovoïdes couverts de vase. Des coquillages accrochés à la paroi et qui attendaient leur repas de matières organiques apportées par la mer.

« On dirait que c’est la fin des haricots », songea-t-elle, mais elle ne put se résigner à s’allonger sur le sable à côté de Brod, pour vivre ses derniers instants en paix. Elle reprit son exploration en grimaçant chaque fois qu’une coquille brisée lui éraflait la main. Le revêtement de carapaces visqueuses montait hors de portée de ses bras. Comme la marée, hélas.

Puis ses pieds rencontrèrent une pente douce… qui ne s’élevait que d’un mètre à peu près, mais c’était toujours ça. Elle se dressa sur la pointe des pieds. Le bout de ses doigts dépassa la croûte des coquillages gluants d’algues et toucha la roche nue et lisse. La marée n’arrivait donc pas jusqu’à la voûte de la grotte. Voilà qui ouvrait des perspectives.

« Nous pourrions peut-être faire la planche, monter avec le courant et garder le nez au-dessus de l’eau ?

« Pas sans rien à quoi nous agripper », conclut-elle, démoralisée. Les vagues commenceraient par les assommer contre les parois raboteuses, puis aspireraient leurs restes et les mêleraient aux débris laissés par la canonnade des pirates.

Leur seul espoir résidait dans la découverte d’une fissure ou d’une corniche, plus haut. « À condition que nous arrivions à y grimper à temps. »

Elle retourna auprès de Brod. Il dormait. Elle le traîna sur la petite pente qu’elle avait découverte, repartit explorer la caverne… Et manqua tomber de tout son long.

Elle s’était pris les pieds dans quelque chose. Elle reconnut à tâtons une planche brisée entortillée dans des bouts de tissu et de corde mouillés : tout ce qui restait de l’esquif qu’ils avaient détruit sans lui avoir jamais donné de nom.

Elle reprit en frissonnant sa morne tâche, dont le principal résultat était une connaissance dont elle se serait bien passée de certaines formes de vie marine peu sympathiques et admirablement protégées. Un peu plus tard, la grève sablonneuse redescendait vers l’eau glacée. Elle remonte pour examiner la partie située de l’autre côté de Brod, sans trop d’espoir que la topographie fût très différente de ce côté-là.

Elle s’apprêtait à abandonner lorsqu’elle sentit sous sa main… un trou. Une encoche taillée dans la roche à un mètre environ au-dessus du sable. Elle pourrait toujours mettre un pied dedans et grimper en s’accrochant aux coquilles. Qui offraient en revanche une piètre prise pour les mains.

Elle retourna vers les débris du bateau, déchira la voile en bandelettes, s’en entoura les mains et roula fébrilement la plus grande longueur de corde qu’elle put trouver. « Magne-toi, se disait-elle. La mer va bientôt remonter. »

Non sans difficulté, elle retrouva l’encoche, mit le pied dedans et leva les mains le plus haut possible. Par chance, ses chaussures de cuir étaient à peu près intactes, mais malgré la toile, les bernacles lui entrèrent douloureusement dans la peau. Elle serra les dents, se colla au mur et poussa sur ses jambes. « Bon, et maintenant ? »

De son pied libre, elle chercha un autre appui, confiant tout son poids à un bloc de coquillages. À son grand étonnement, elle tomba sur une seconde encoche creusée dans la paroi… et juste à la bonne hauteur !

« C’est pas vrai ! » se dit-elle, en enfonçant son pied gauche dans le nouveau trou et en déplaçant prudemment son poids. « Ça ne peut pas être une coïncidence. Ça doit donc vouloir dire…»

Elle lâcha prise d’une main, et, en effet, ses doigts rencontrèrent une troisième encoche, à l’endroit prévu. Ces trous sont faits de main de femme… ou d’homme, puisque c’était un sanctuaire. « Je me demande bien de quand date cette échelle…

« Ça va, Maïa. Tu ferais mieux de te concentrer ! »

Même facilitée par les trous, l’escalade demeurait pénible sur ce mur presque vertical. Sa main tâtonnante rencontra enfin un anneau de métal rouillé boulonné au rocher. Un peu plus tard, elle réussissait à passer une jambe, puis l’autre, par-dessus un rebord arrondi et se hissait sur une corniche.

Allongée sur le dos, Maïa écouta le rugissement de son souffle haletant. Elle mit un moment à comprendre que le bruit ne venait pas uniquement de l’intérieur. « Ça y est, mes oreilles recommencent à fonctionner », comprit-elle, trop exténuée pour se réjouir. Elle resta immobile à écouter les échos de sa respiration se répercuter sur les parois, accompagnés du murmure de la mer, de plus en plus présent.

Le martèlement de son cœur ne s’était pas encore apaisé qu’elle se contraignit à se redresser. « Je dois retourner près de Brod », songea-t-elle avec lassitude. Elle ne voyait pas comment elle allait le hisser sur la corniche si elle ne parvenait pas à le réveiller. Allons, elle avait au moins trouvé un refuge. Elle puisait dans cette pensée un regain de courage.

Un soupir se fit entendre dans le noir, et ce n’était pas le sien.

— M-Maïa-a-a ? M-mon d-dieu-eu-eu… qu’est-il arrivé-é-é ? O-o-où es-tu-u-u ? Maïa-a-a !

— Brod ! cria-t-elle. Tout va bien-en-en ! Je suis-ui-ui…

Leurs cris se réverbéraient sur les parois, rendant leurs paroles incompréhensibles. La joie de Brod l’aurait davantage réjouie s’il n’avait tant bégayé en bénissant à la fois Mère Stratos et la déité du tonnerre de sa patriarchie.

— Je suis au-dessus de toi, répéta-t-elle en articulant, quand les échos se furent enfin tus. Tu sais où est l’eau ?

— Je suis acculé sur un banc de sable. Ouille !

Bon, il avait découvert le mur de coquillages.

— Tu peux tenir debout ? demanda-t-elle.

Si elle pouvait éviter de redescendre le chercher…

— J’ai… j’ai la tête qui tourne et j’entends mal, mais je vais essayer. Ça y est, reprit-il en grognant, je suis debout. À peu près. Dis, il fait noir ou c’est moi qui suis aveugle ?

— Si tu es aveugle, alors moi aussi. Bon, tourne-toi vers la paroi et va vers la droite. Je vais bricoler un truc pour t’aider à grimper ici, au-dessus du niveau de l’eau.

Maïa se pencha pour nouer le bout de sa corde à l’anneau de métal, tout en continuant à parler pour guider Brod.

— Je suis là, annonça-t-il enfin. Aïe ! Ça coupe, ces saloperies ! Je ne trouve pas ta corde, Maïa.

— Je vais la faire balancer. Tu la sens ?

— Non.

— Elle doit être trop courte. Attends un peu.

Elle remonta la corde. D’après la voix râpeuse de Brod, il valait mieux ne pas lui demander de faire la même ascension qu’elle, sans assistance. Elle ôta son pantalon, en accrocha une jambe à la corde, fit une boucle à l’autre, renvoya le tout par-dessus le bord et entendit le tissu heurter une tête.

— Aïe. Merci, dit Brod.

— De rien. Passe un bras dans la boucle, jusqu’à l’épaule, assure-toi que ça ne fait pas mal… Et c’est parti !

Maïa expliqua patiemment à Brod où trouver la première prise pour les pieds. Elle l’entendit étouffer des grognements de douleur. Ses sandales de corde devaient lui offrir une piètre protection contre les coquilles tranchantes. Elle s’arc-bouta et tira sur la corde, surtout pour lui donner stabilité et confiance tandis qu’il passait d’une prise à l’autre.

Maïa eut l’impression que la montée de Brod n’en finissait pas. Elle était à bout de forces quand il franchit enfin le rebord de la corniche et se laissa tomber sur elle. Ils restèrent un moment ainsi l’un sur l’autre, épuisés, haletants, leurs cœurs battant à l’unisson, respirant le souffle rauque de l’autre, sentant sa peau salée sur leurs lèvres.

« Il faut qu’on arrête de se rentrer dedans comme ça. Enfin, que peut-on espérer d’autre d’un homme, en cette saison ? » Chose surprenante, son contact ne lui était pas désagréable.

— Pardon, bredouilla Brod en roulant sur le côté. Et merci de m’avoir sauvé la vie.

— Tu en as fait autant pour nous sur le ketch, ce matin, répondit-elle en dissimulant son embarras. Ou plutôt hier.

— Hier… Hé, regarde ! s’écria-t-il tout à coup.

Maïa s’assit, intriguée, et scruta les affreuses ténèbres. Elle aperçut enfin, face à leur corniche, à environ quarante degrés vers le zénith, le scintillement de quatre, non, cinq étoiles. « Sans doute la constellation de l’Âtre. »

Elle passa la main sur son bras gauche et poussa un soupir de soulagement. Son sextant était toujours là, dans son étui de cuir éraflé mais intact. « Il est probablement abîmé. Mais il est à moi. C’est la seule chose que j’aie à moi…»

— Eh bien, madame la Navigatrice, dit Brod, pouvez-vous me dire où nous sommes d’après ces étoiles ?

— On sait où on est, releva Maïa. Mais si on en voyait un peu plus, je pourrais peut-être calculer l’heure…

Il éclata de rire, et elle l’imita. Allons, ils allaient vivre encore un peu, et continuer la lutte. Les pirates n’avaient pas gagné. Et Renna était tout près.

Ils se rallongèrent côte à côte pour profiter de leur mutuelle chaleur et contempler, par leur unique et minuscule fenêtre sur l’univers, le spectacle qu’ils n’espéraient pas revoir un jour de ces brèves saynètes stellaires.

Dans la lumière tamisée de l’aube, la caverne paraissait moins mystérieuse… et en même temps beaucoup plus.

Moins, car elle leur révélait des contours qui paraissaient à la fois sans limites et étouffants dans l’obscurité. Un amas de débris barrait ce qui avait été l’entrée d’une vaste grotte. La lumière et les vagues pénétraient par d’étroites trouées aux bords déchiquetés.

Il était clair qu’ils ne s’échapperaient pas par là.

Le surcroît de mystère s’accompagnait d’espoir et de frustration. Du fond de la corniche partaient des marches creusées dans la paroi. En haut se trouvait un autre palier, plus profond, qui menait à une porte de trois bons mètres de large.

C’est-à-dire que ça avait l’air d’une porte. L’endroit semblait s’y prêter. Il fallait absolument que cela en soit une.

Seulement, on aurait plutôt dit une sculpture avec ses dizaines de plaques hexagonales posées sur une surface lisse, faite d’un alliage couleur de sang, résistant et inattaquable.

Inattaquable parce que partout où une fissure ou un interstice indiquait une possibilité de séparation, Maïa remarqua des traces d’outils, qui n’avaient réussi qu’à rayer la surface, des zones noircies révélant qu’on avait essayé de l’attaquer par le feu, et des marbrures trahissant des attaques à l’acide… autant de tentatives infructueuses.

— Tiens, ton pantalon, fit Brod, dans son dos.

— Ah, merci, répondit-elle en se tournant pour le prendre.

Il était tellement déchiré qu’elle aurait aussi bien pu renoncer à le remettre, mais elle se sentait mal à l’aise sans lui, malgré l’intimité que l’épuisement lui avait fait partager avec Brod la nuit précédente. Elle s’aperçut en l’enfilant que sa peau avait repris sa pâleur normale, de même que ce qu’elle voyait de ses cheveux. Ses plongeons répétés dans l’eau avaient dû effacer la teinture improvisée de Leie.

Brod examina les plaques hexagonales. Certaines se touchaient, d’autres étaient isolées. Beaucoup étaient ornées de dessins d’animaux, d’objets, ou géométriques. L’adolescent semblait plus ou moins remis de ses émotions de la veille, mais sous sa chemise, Maïa vit d’innombrables entailles. Il claudiquait, car il avait les pieds blessés. Du coup, Maïa féra s’abstenir de procéder à l’inventaire de ses propres plaies. Elle ne devait pas être en meilleur état que lui.

Ils avaient passé une sacrée nuit, à écouter la mer monter toujours plus haut en se demandant si la prétendue limite supérieure de la marée voulait dire quelque chose alors qu’il y avait trois lunes dans le ciel. Les embruns rendaient la corniche glissante. Il leur semblait qu’ils étaient restés accrochés l’un à l’autre pendant des heures, tandis que les vagues fouillaient les ténèbres à leur recherche…

— Je n’arrive même pas à comprendre de quoi ce truc est fait, dit enfin Brod. Tu as une idée de ce que ça peut être ?

— Ouais, je crois. J’en ai peur… J’ai déjà vu des choses de ce genre, fit-elle en se rapprochant. C’est une énigme.

— Une énigme ?

— Hon-hon. Si compliquée, apparemment, que des tas de gens ont essayé de tricher, et ont échoué.

— Une énigme, répéta-t-il pensivement.

— Avec une grosse récompense à la clé, j’imagine.

— Quel genre ? fit-il, l’œil tout à coup allumé.

— Je ne sais pas ce qu’espéraient les autres, dit-elle à mi-voix en reculant de quelques pas comme pour voir le portail sous un autre angle. Mais pour nous, c’est simple. Nous devons résoudre cette énigme… ou mourir.

Il y avait jadis eu un autre mur portant une énigme. Fait non d’un étrange métal, mais de pierre, de bois et de fer ordinaires. Une énigme assez compliquée pour barrer la voie à deux quatre-ans intelligentes, curieuses et déterminées. Que cachaient les mères lamaïs derrière le mur de leur cave, ce mur incrusté d’étoiles et de serpents entrelacés ? Ce n’était pas, contrairement à celui qu’elle avait à présent sous les yeux, un travail d’artisanat à nul autre pareil, mais le principe était manifestement le même. C’était une serrure où le nombre de combinaisons possibles excédait de loin les chances de tomber juste, dont la réponse devait être évidente, inoubliable pour les initiés, et à jamais obscure pour les autres.

La clé résidait dans la communauté de pensée. Sur plusieurs générations, on ne pouvait se fier à la seule mémoire, mais on pouvait être sûre que si une femme fondait un clan, ses lointaines descendantes penseraient comme elle. C’est dans cette optique qu’elle avait reconsidéré le problème, après ses premiers échecs et après que les essais de Leie avec un petit vérin hydraulique eurent menacé de briser le mécanisme. Elle devait penser comme une Lamaï. Ce n’était pas si facile que ça.

Elle avait grandi parmi elles et connaissait les schémas qui régissaient chaque étape de leur vie : l’enthousiasme prudent des trois-ans qui cédait à quatre ans devant un masque de cynisme. L’explosion de romantisme de l’adolescence, puis le retrait dans sa tour d’ivoire et le mépris pour tout ce qui n’était pas lamaï – dédain proportionnel à l’honorabilité de l’élément étranger. Enfin, à l’âge mûr, un amollissement de la carapace permettant à la classe d’âge régnant de conclure des alliances avec l’extérieur. Fallait-il que la première var lamaï ait eu de la chance, ou qu’elle ait été intelligente, pour arriver seule à ce stade. Les choses avaient été plus simples par la suite, alors que les générations peaufinaient l’une après l’autre l’art d’être cette entité immanente, monolithique : la citadelle de Lamatie.

Maïa s’était aperçue qu’elle ignorait ce que ressentaient les Lamaïs, au fond. Elles devaient se regarder dans une glace en pensant à l’intégrité, à l’honneur, à la dignité. Elles ne se croyaient pas mesquines, capricieuses ou malveillantes, mais les autres leur inspiraient une méfiance fondamentale.

« La peur ! » Cette intuition fulgurante l’avait laissée sans voix. Son clan mère était motivé, plus que par la peur, par une angoisse que ni l’argent ni la sécurité n’apaiserait jamais car elle était inscrite dans les gènes, et renforcée par une éducation où le moi consolidait perpétuellement le moi.

Cela dit, il ne s’agissait pas d’une terreur paralysante, sinon les descendantes de la première var ne seraient jamais devenues une nation. Non, cette terreur, les Lamaïs la rationalisaient, l’utilisaient comme force motrice. Elles n’étaient pas heureuses, mais elles réussissaient. Elles élevaient plus que leur part de progéniture d’été, et avec succès.

« Il y a pire, s’était dit Maïa en pensant au jour où elle tournait la manivelle pour descendre le monte-charge dans la cave. Et qui suis-je pour dire ce qui est bon et ce qui ne l’est pas ? »

Maïa avait regardé le mur d’un œil neuf. « Les Lamaïs ont beau faire, elles ne seront jamais logiques. Je parie que cette séquence n’est pas rationnelle mais fondée sur l’émotion ! »

Voyons… étoiles et serpents, dragons et bols renversés. Le symbole de l’Homme. Le symbole de la Femme. La représentation de la Mort… « Imagine que tu viens ici chercher quelque chose. Tu es une Lamaï adulte, sûre d’elle-même, affairée. La fille d’un noble clan. Orgueilleuse, digne, impatiente.

« Que me manque-t-il ? Quels éléments sous-jacents ? Quelle strate cachée de terreur inarticulée…»

Un an plus tard, un quart de tour du monde plus loin, Maïa se remettait à la place d’un ou d’une autre. De celui ou celle qui avait laissé ce puzzle complexe de plaques hexagonales sur une paroi métallique. Une énigme qui s’interposait entre deux rescapés désespérés et leur seul espoir d’échapper à la mort.

— Cet endroit doit être très ancien, dit-elle tout bas.

— Ancien ! s’esclaffa Brod. C’était un autre monde ! Tu as vu les ruines. L’archipel entier n’était qu’un sanctuaire. Ce devait être le foyer de la Grande Défense. Peut-être le seul endroit de Stratos où les hommes ont jamais eu leur mot à dire. Et il a fallu que ces fanatiques de Rois prennent la grosse tête et fichent tout par terre.

— Une région tout entière dirigée par des hommes…

— C’est difficile à imaginer, hein ? L’Église et le Conseil n’ont pas eu de mal à en effacer jusqu’au souvenir.

Il avait raison. Malgré toutes les preuves qui l’entouraient, Maïa avait peine à accepter ce concept. Oh, on ne pouvait dénier une certaine intelligence aux mâles, mais on estimait généralement que même les plus brillants étaient incapables de faire des projets au-delà de la durée de vie humaine.

— Dans ce cas, cette énigme devait être résolue par des hommes, peut-être dans le but d’empêcher les femmes d’entrer.

— Possible. Écoute, on n’ira pas loin en restant plantés là. On va voir ce qui se passe si j’appuie sur un hexagone.

Maïa avait effleuré la surface curieusement froide et lisse mais s’était abstenue de faire bouger quoi que ce soit, préférant réfléchir avant. Elle faillit dire quelque chose, puis se ravisa. « La différence de personnalité, l’un apportant ce qui manque à l’autre. C’est ce qui faisait défaut au système clanique. » Maïa ne se sentait plus hérétique quand il lui venait une pensée critique envers Lysos, la Mère de Toute Chose.

Brod tenta de pousser une plaque isolée sur laquelle était tracé un cercle. Une pression directe ne donna rien, mais la plaque consentit à glisser sur la paroi, comme si elle se déplaçait sur un liquide incroyablement visqueux. Et quand Brod cessa sa pression, elle poursuivit son mouvement pendant plusieurs secondes avant de s’immobiliser. Puis, alors que Maïa n’était pas encore revenue de sa surprise, l’hexagone reprit tout aussi lentement sa place.

— Eh bé ! commenta le jeune homme. Je ne vois pas très bien où ça va nous mener, mais enfin…

Un tiers environ des hexagones se déplaçaient ainsi, dans un seul des six axes perpendiculaires à leurs côtés. On ne voyait pas comment ; aucun système de rail n’était apparent. Leur étonnant comportement devait relever d’une force qui dépassait tout ce que Maïa avait appris en physique.

« Ce n’est pas de la magie », se dit Maïa avec un frisson, non de crainte, mais presque de jalousie. La beauté des interactions entre la matière et le mouvement lui inspirait un sentiment voisin de la souffrance. Elle était dévorée d’envie de comprendre comment et pourquoi cela marchait.

« Renna dit que les Savantes de Caria connaissent ce genre de technologies, mais qu’elles refusent de les diffuser, de crainte de « déstabiliser une culture pastorale ». »

Si ce qu’elle avait sous les yeux était une utilisation anodine de la technologie qui avait carbonisé la moitié de l’archipel, Maïa comprenait que Lysos et les Fondatrices aient choisi cette voie. Peut-être sa curiosité dévastatrice était-elle une manifestation de la folie que Renna avait qualifiée de « moteur de l’ère scientifique ». Elle avait été frappée par la nostalgie avec lequel il évoquait ce genre d’époques, rares selon lui dans l’histoire humaine. Elle eut un coup au cœur en pensant à ce qu’elle avait manqué et ne connaîtrait jamais.

— Les plaques reviennent toujours à leur point de départ, fit Brod. Et si on essayait d’en pousser deux à la fois ?

— D’accord, soupira Maïa. Je vais essayer celle avec le cheval, là. Prêt ? On y va…

D’abord, elle crut que l’hexagone était de ceux qui ne bougeaient pas, puis il obéit à la pression et prit de l’élan. Elle le lâcha alors qu’il avait parcouru trois fois son propre diamètre, mais il ne s’arrêta qu’après avoir heurté celui orné d’un voilier que Brod avait poussé. Les deux plaques rebondirent l’une sur l’autre, repartirent dans une nouvelle direction et s’immobilisèrent. Puis elles refirent le même chemin en sens inverse, rejouèrent la collision à l’envers et reprirent leur position initiale. Deux minutes après le début de l’expérience, le mur avait retrouvé son aspect primitif : une série d’hexagones répartis selon un ordre apparemment aléatoire. Maïa inspira profondément. « Il doit y avoir une logique là-dessous. Un objectif. Le jeu de la Vie aussi ressemble à un tas de pièces qui vont dans tous les sens de façon erratique, tant qu’on n’a pas perçu leur logique interne.

« Les hommes ont dû faire en sorte que ce mur soit incompréhensible pour les femmes. Mais moi, j’ai Brod pour m’aider…»

L’ennui, c’est que l’énigme reposait peut-être sur des us ou des coutumes datant de plus de mille ans et complètement oubliés aujourd’hui. Peut-être une chanson à boire très populaire à l’époque, qui parlait des choses symbolisées sur les plaques. N’importe quel homme aurait alors vu le rapport entre, disons, l’abeille gravée sur une plaque et la maison dessinée sur une autre. Un des symboles ressemblait à une tranche de pain dégoulinante de confiture ou de gelée. Un autre représentait une pointe de flèche suivie d’une flamme. « Ou plutôt non, ça devait être basé sur quelque chose de plus durable.

« Le ou les inconnus qui s’étaient donné le mal de faire ce travail tenaient de toute évidence à lui assurer une pérennité. Celles qui croyaient les hommes incapables de penser à long terme se fourraient le doigt dans l’œil. Ou alors, ceux-ci faisaient exception à la règle. »

Un grondement et une pénible crampe d’estomac ramenèrent Maïa à des considérations plus matérielles. Son corps demandait à être nourri. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle ne pourrait satisfaire ses exigences tant que Brod et elle n’auraient pas résolu une énigme qui avait apparemment résisté à d’innombrables intrus avant eux. Sauf que les autres – ermites, touristes, exploratrices, pirates – étaient probablement venues tranquillement en bateau et pouvaient faire demi-tour. Pour Maïa et Brod, le franchissement de cette barrière était une question de vie ou de mort.

— Désolé de ne pas avoir de sauce à t’offrir, ni de feu pour le faire cuire, mais il est tout frais péché !

Maïa reprit pied dans la réalité et battit des yeux devant l’apparition inattendue d’un poisson. Tournant la tête vers Brod, elle vit de nouveaux filets de sang sur ses bras.

— Tu n’es pas redescendu, tout de même ?

— C’était la marée basse. Il y avait plein de bestioles échouées sur le sable et de toute façon nous avions besoin d’eau. Allez, ouvre la bouche.

Il portait au creux du bras un ballot de tissu trempé : sa chemise roulée en boule. Maïa se rendit compte tout à coup qu’elle mourait de soif et fit ce qu’il lui disait. Il exprima du tissu un ruisselet d’eau salée qu’elle avala avec empressement, malgré son vague goût de sang, puis elle prit le poisson et mordit dedans à pleines dents, comme faisaient les marins.

— Mmm… merfi, Vrod… Mmm… ch’est boon…

— C’est purement intéressé, fit Brod en mangeant un autre poisson. Il faut que tu restes en forme pour me sortir de là.

Mouais… Maïa espérait seulement que sa confiance était fondée. Oh, elle avait fait des progrès, depuis une dizaine d’heures : elle savait maintenant quelles plaques bougeaient et lesquelles ne bougeaient pas. Parmi les pièces fixes, certaines servaient simplement de butoir aux pièces mobiles. Quelques autres, selon un processus inconnu, semblaient absorber celles qui les heurtaient. L’hexagone mobile fusionnait avec l’autre ou passait derrière, y restait une demi-minute, reparaissait et retournait à sa place. Et chaque fois, Maïa avait l’impression d’entendre un bruit grave et lointain, comme un gong. L’ennui, c’est que tous les hexagones fixes n’étaient pas situés sur le chemin des mobiles et que toutes les combinaisons n’aboutissaient pas à l’absorption accompagnée du gong. La solution devait consister à faire bouger plusieurs plaques en même temps de façon à créer des collisions multiples, afin que certains hexagones occupent un emplacement donné durant le bref intervalle de temps prévu.

« Voyons, j’ai d’abord vu un indice dans le fait que le mouvement des pièces était réversible. La variante du jeu de la Vie grâce à laquelle Renna envoyait son message était réversible, elle aussi. Mais ça doit être plus simple que ça. Il faut peut-être tenir compte des dessins gravés sur les plaques ? »

Certaines plaques fixes étaient ornées de récipients : caisses, boîtes et barriques, tandis que sur les pièces mobiles étaient figurés des aliments. C’est ainsi que la bière était représentée par une chope mousseuse. Il y avait aussi le biscuit, la galette, et les symboles du pain et de la gelée. Brod en identifia d’autres – la boussole, le gouvernail et la gaffe – mais certains échappaient à toute interprétation comme les flèches de feu, l’abeille, la spirale ou le cheval ruant. Néanmoins, Maïa se sentit confortée dans son idée. Cette énigme était faite pour être aisément comprise par des hommes.

Ou du moins plus facilement, car tous les hommes n’étaient pas forcément les bienvenus. Il fallait connaître certaines ficelles, assez simples pour avoir été transmises de maître à élève pendant des générations.

Un peu revigorés par leur repas, ils reprirent leurs expériences tant que dura la maigre lumière, c’est-à-dire peu de temps, hélas. La clarté qui pénétrait dans la caverne ne leur permit pas de travailler au-delà de la fin de l’après-midi.

Dans le noir, pelotonnés l’un contre l’autre pour se tenir chaud, ils écoutèrent la marée revenir. La tête posée sur la poitrine de Brod, Maïa s’inquiétait pour Renna. « Qu’en avaient fait les pirates ? Quel sort lui réservaient-elles ? »

Baltha et sa bande avaient des raisons de faire cause commune avec les radicales de Kiel, quand Renna était aux mains des Perkies. Le perkinisme prêchait d’aller beaucoup plus loin dans la voie ouverte par Lysos, vers un monde stable, complètement voué à l’autoclonage. Les intérêts des deux groupes de vars convergeaient pour combattre cette idéologie.

Les rades voulaient le contraire, un plan assoupli, où les clones ne domineraient plus Stratos et où les vars et les hommes auraient plus de poids, moins toutefois que dans le Phylum de triste mémoire. Ça revenait à sacrifier un peu de stabilité au profit de la diversité et du hasard, faisant de leur programme une hérésie aussi grande que le perkinisme, sinon plus.

Le but des coupe-jarrets de Baltha était bien moins ambitieux : comme elle l’avait elle-même dit sur le Manitou, elles ne voulaient pas refaire le monde créé par Lysos, mais juste donner un coup de pied dans la fourmilière.

Maïa songea aux commentaires de Renna sur la biologie lysienne, comment elle avait été inspirée par l’étude de certains animaux de la Vieille Terre.

— Le clonage permet de préserver la perfection, mais regarde les pucerons : si dans un environnement stable ils se reproduisent à l’identique, dans une période moins faste, ils reviennent frénétiquement à la voie sexuée et mêlent leurs gènes selon de nouvelles combinaisons, pour relever le défi.

Baltha et les pirates voulaient renverser certains clans anciens afin de se faire une place au soleil. C’était un plan plus lysien que les dogmes perkinistes ou radicaux. « Les Fondatrices ont prévu des vars parce qu’on ne peut jamais savoir si la stabilité durera. Elles devaient bien se douter que les vars voudraient donner un coup de pouce à la nature…» Ç’avait dû arriver plus souvent qu’on ne le croyait, mais on se gardait bien de le crier sur les toits. Inutile d’encourager d’autres vars à faire pareil. Si Baltha réussissait à abattre une grande maison, ses héritières ne la dépeindraient pas comme une pirate. Et la première Lamaï ? Qu’était-elle en réalité ? Une voleuse ? Une intrigante ? Peut-être Leie avait-elle bien fait de se choisir une telle compagnie, au fond.

« Mais quel rôle Renna joue-t-il dans tout ça ? se demanda-t-elle pour la énième fois. Les pirates veulent-elles semer la zizanie au sein du Conseil régnant ? Ou que les étoiles se vengent ? Ça, pour faire bouger les choses, ça ferait bouger les choses. Et lui, Renna, que fait-il en ce moment ? »

Maïa avait fait part à Brod de ses inquiétudes. Il écoutait bien, pour un homme, et paraissait sincèrement compréhensif. Elle lui était reconnaissante de sa compagnie et de son amitié. Puis elle finit par se laisser aller à sa chaleur, à ses effluves musqués d’homme, et s’assoupit dans ses bras, envahie par une étrange sensation de bien-être. Elle rêva de l’étoile de Wengel et d’aurores boréales, de leurs célestes rideaux d’émeraude, d’azur et d’or ruisselant au-dessus des glaciers de Port Sanger. À ces thèmes estivaux se mêlaient d’agréables souvenirs d’automne, quand les hommes revenaient d’exil en chantant joyeusement parmi les tourbillons des feuilles mortes. Puis les narines de Maïa se dilatèrent sous l’effet d’un souvenir : l’odeur lointaine du givre.

Elle s’éveilla en sursaut, sachant que trop peu de temps avait passé pour que ce fût l’aube. Pourtant, elle y voyait un peu. Une lune brillait par les trous à l’entrée de la caverne. Le blanc des yeux de Brod était visible.

— Tu tremblais. Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Elle s’assit, en proie à une étrange agitation, un vide qui n’avait rien à voir avec la faim de nourriture.

— Je… je rêvais de chez moi.

— Moi aussi. À force de parler d’hérétiques, de rades et de Rois, je me suis mis à penser à une famille que je connaissais à Jonnaborg, qui suivait la voie Yeownne.

— La voie yeownne… ? Ah oui ! Chez les Yeownnes, ce sont les clones qui cherchent une niche et les vars qui restent chez elles.

— C’est ça. Au lieu de prendre la mer, les garçons étudient avec leurs sœurs d’été et se marient dans d’autres clans yeowns. C’est dingue à imaginer, mais ça peut être sympa.

Maïa comprenait le point de vue de Brod. Un tel mode de vie offrait plus d’ouvertures à un garçon… et aux filles d’été, qui restaient là où elles étaient nées, avec leurs mères… et leurs pères, si difficile à envisager que ce soit.

Seulement le système yeown allait à l'encontre des pulsions biologiques stratoïnes. La tendance des femmes à commencer par une naissance d’hiver avait des explications génétiques fondamentales, de même que leur dévouement à leurs clones plutôt qu’à leurs vars. La ferveur idéologique pouvait masquer de telles pulsions sur une ou deux générations, mais il n’était pas étonnant que l’hérésie yeownne demeurât l’exception.

— J’y pensais à cause de ce livre dont tu m’as parlé, qui traitait de la vie sur Florentine, bredouilla Brod. Tu sais, là où on se marie encore. Ce n’était pas comme ça dans la maison yeownne que je connaissais. Les maris (il articula ce mot avec gêne) ne faisaient pas d’histoires, même en été. Bien sûr, il y avait plus de femmes que d’hommes, alors ce n’était pas tout à fait comme sur un monde du Phylum. Et ils se tenaient à carreau pour ne pas donner aux Perkies de prétexte…

Maïa ne voyait pas bien où il voulait en venir. Ce garçon avait-il ses propres sympathies hérétiques ? Rêvait-il d’un moyen de vivre toute l’année au même endroit, avec des compagnes, des enfants, et de connaître une continuité moindre que celle des mères, mais assurément plus grande que celle normalement réservée aux hommes sur Stratos ? Comment les deux sexes se supporteraient-ils ? Ce pauvre Brod était un idéaliste.

La citadelle de Lamatie n’aurait jamais toléré le genre de situation que décrivait Brod, mais elle accueillait parfois, par tradition, des retraités comme le vieux Bennett.

Maïa frissonna en songeant à la dernière fois qu’elle avait regardé ses yeux chassieux. « Je me demandais si c’était le seul homme que je connaîtrais d’un peu près. Au contact de Renna, et maintenant Brod, il me vient de drôles de pensées. Si ça continue, je vais devenir une hérétique délirante, moi aussi. »

Ses réflexions prenaient un tour trop intense. Elle tenta de revenir à un plan plus abstrait.

— Les Yeownnes s’entendraient bien avec Kiel et ses rades.

— Je doute fort qu’elles se risquent à se mêler de politique. Elles ont assez de problèmes comme ça. Avec le taux de naissances d’été qui grimpe partout sur Stratos, flanquant la trouille à tout le monde, et les Perkinistes toujours à l’affût de boucs émissaires provars.

— Peut-être que les gens qui habitaient autrefois ici, dans les Dents du Dragon, étaient des sympathisants yeowns, à l’époque de la Défense.

— Je parie qu’à l’origine ces sanctuaires n’étaient pas réservés aux hommes. Ils n’auraient pu maintenir seuls un tel niveau de technologie et ils n’auraient jamais vaincu l’Ennemi tout seuls non plus. Je suis sûr qu’il y avait des femmes ici, tout au long de l’année, avec eux. Ils devaient avoir un secret, je ne sais pas lequel, pour arriver à s’entendre.

— Si c’est vrai, ça n’a pas duré. Après la Défense, les Rois sont arrivés.

— Ouais, et tout s’est dévoyé dans un accès de patriarchisme. Mais tout était par terre après la guerre. Une aberration, si effrayante soit-elle, ne peut excuser le Conseil d’avoir enterré l’histoire de ce lieu ! Pendant des siècles ou plus, des hommes et des femmes ont travaillé ensemble ici, en faisant l’un des sites les plus importants de Stratos.

Maïa se retint de doucher l’enthousiasme de son ami. Peut-être, s’ils avaient accès à la Grande Bibliothèque de Caria, les spéculations de Brod mèneraient-elles quelque part, mais pour l’instant, il semblait obsédé par des scénarios fondés moins sur des données que sur un espoir, le rêve de femmes et d’hommes vivant mystérieusement ensemble. Imaginait-il quelque ancien paradis dans ces îles déchiquetées, en un âge d’or qui aurait précédé la chute des Rois arrogants devant les grands clans ? Ça ressemblait fort à un gaspillage d’énergie mentale.

— Allez, on reparlera de ça demain matin, soupira-t-elle quand Brod manifesta l’intention de poursuivre la discussion.

Le jeune homme hésita, puis l’entoura de ses bras.

— Ouais. Bonne nuit, Maïa.

Elle s’assoupit tout de suite et dormit bien, puis de nouveaux rêves l’assaillirent. À l’image fantomatique de la porte d’une couleur entre le bronze et le sang se superposa l’énigme de la citadelle de Lamatie. Une voix au fond d’elle-même disait : « la véritable élégance, c’est la simplicité. »

D’autres illusions se succédèrent : les catacombes de Port Sanger, puis les remparts où, dans une tour d’angle, le clan conservait son antique et superbe télescope. C’était un appareil de métal poli comme la porte aux hexagones, et ses roulements huilés jouaient avec la même fluidité que les plaques mobiles. Un immense dais étoilé se déploya au-dessus de Maïa. Un royaume régi par des Lois claires et nettes. Un univers plein de promesses, qu’il lui fallait apprendre par cœur.

La grosse patte de Bennett posée sur la sienne l’aidait à régler l’instrument sur les principales étoiles, les nébuleuses irisées et les satellites de navigation.

Une année passa… et soudain il était là. Dans la logique du rêve, il se devait d’apparaître, traversant le ciel tel l’astre qu’il n’était pas, se mouvant de son propre gré : un vaisseau, conçu pour aller d’une étoile à l’autre.

Avide de partager cette vison, Maïa alla chercher son vieil ami et guida ses pas hésitants jusqu’au télescope. Il mit un moment à comprendre ce qu’était cette anomalie dans les cieux, puis il baissa la tête et se mit à pleurer dans la nuit…

Maïa se redressa en sursaut, le cœur battant la chamade. Brod ronflait non loin de là, couché à même la pierre glacée. La lumière de l’aube s’insinuait dans la caverne. Elle resta un long moment les yeux grands ouverts dans l’obscurité, en attendant de se calmer. Se calmer, mais non oublier…

Sachant enfin pourquoi ils lui avaient semblé si familiers, elle souffla trois mots : « Balise de Botjelli. »

La communauté de pensée… Elle était sûre que c’était un jeu d’enfant. Une chose qui se transmettait de maître à élève, de génération en génération. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que la chance jouerait son rôle dans la révélation !

D’accord, ils y auraient peut-être pensé, Brod et elle, avant de mourir de faim. Mais Pépé Bennett avait bredouillé ces mots tirés d’un repli de sa mémoire en lambeaux, la dernière fois qu’elle l’avait entendu parler. Et ils étaient restés dans son inconscient depuis lors.

Le vieillard faisait-il partie d’une antique conspiration, encore vivante des siècles après la mort des Rois ? Il était plus probable que l’énigme y avait ses racines mais n’en était plus qu’un vestige. Un culte ou une loge comme tant d’autres, avec ses phrases rituelles, occultes, que les membres se transmettaient sans autre sens que celui d’une vague menace.

— Je suis prêt, annonça Brod, accroupi près d’un hexagone dépourvu de dessin.

— Parfait, répondit Maïa en posant la main sur une plaque similaire. À trois, on y va. Un, deux, trois !

Ils mirent les plaques en mouvement et passèrent à deux autres. Celle de Maïa portait l’image stylisée d’une boîte et celle de Brod une tartine de confiture. Il leur avait fallu toute la journée pour calculer les vitesses de déplacement, de sorte que les deux premières plaques soient dans la position voulue quand la deuxième paire arriverait au rendez-vous. Dans l’idéal, il s’ensuivrait deux collisions simultanées en deux endroits d’où les hexagones ornés de dessins repartiraient vers la même cible fixe, en haut de la paroi.

Ça semblait assez simple a priori, mais jusque-là le minutage n’avait pas été assez précis pour vérifier l’intuition de Maïa. Et comme la lumière recommençait à baisser, ce serait leur dernier essai. La gorge nouée, Maïa regarda les quatre hexagones glisser l’un vers l’autre, se heurter, et se séparer à angles droits… exactement comme ils le voulaient !

— Oui ! s’écria Brod, radieux.

Maïa était plus réservée. « Jusque-là, ça marche. »

Les deux plaques choisies convergèrent vers un hexagone immobile, orné d’un dessin représentant une malle.

— Valise ! s’était écrié le vieux pépé la nuit fatidique où elle lui avait montré le vaisseau de Renna.

Elle avait déjà compris à ce moment-là qu’il voulait en fait dire balise, de nombreux sanctuaires servant également de phares. Mais le reste de son bredouillage n’avait aucun sens. Hors du contexte, il ne pouvait en avoir aucun.

Seulement ce n’étaient pas les divagations d’un vieillard gâteux, comme elle l’avait cru ; c’était un cri du cœur, ardent et désespéré. Une invocation.

— Boîte-gelée ! Valise Boîte-gelée !

Le vieil homme avait prononcé d’autres syllabes, mais seules celles-là comptaient. Quoi que Bennett eût cru dire ce soir-là, il voulait parler de la balise de Botjelli, dans les Dents du Dragon. Les mêmes raisons y avaient attiré Maïa et Brod, poussé les pirates à choisir ce mouillage aisément défendable et conspiré à en faire autrefois un endroit spécial, le pivot de la Grande Défense puis de l’empire de ceux qu’on appelait les Rois. Un lieu dont l’histoire d’orgueil et de honte pouvait être étouffée, mais pas complètement dissimulée.

Maïa retint son souffle tandis que les deux plaques portant l’une l’image d’une boîte, l’autre le symbole désignant, dans la marine, la confiture ou la gelée, glissaient vers la même cible, en même temps.

« Les codes les plus élégants sont les plus simples, songea-t-elle. Tout ce qu’on nous demandait, c’était de nommer l’endroit à la porte duquel nous frappons ! Enfin, reprit-elle, espérons que nous ne sommes pas en train de nous fourrer le doigt dans l’œil en nous croyant les plus malins, qu’il ne s’agit pas de la première épreuve d’une interminable série, que ça va marcher… Je vous en prie, faites que ça marche ! »

Les plaques convergèrent vers la cible ornée d’une malle, l’atteignirent… et furent purement et simplement absorbées ! Un double coup de gong retentit, profond, définitif, si fort qu’il obligea Brod et Maïa à reculer en se bouchant les oreilles. La grande porte s’ébranla, de la suie et de la poussière tombèrent du chambranle, les faisant tousser. Alors, suivant des lignes jusque-là si fines qu’elles étaient demeurées invisibles, une ouverture en losange apparut. Le portail vibrant s’ouvrit, déversant dans la caverne sordide une lumière somptueuse, enivrante.


Vaisseau itinérant CYDONIA-626 – Journal de bord

Mission Stratos : Arrivée + 53 605 Ms


Suis sans nouvelles de Renna depuis son dernier rapport, soit plus de deux cents kilo/secondes. Les échanges audio de la planète semblent indiquer une urgence policière de catégorie un. Je déduis des données contextuelles que mon ambassadeur itinérant a été enlevé.

Nous avions évoqué la possibilité d’une action précipitée à la suite de son discours. Nous en sommes là. J’estime que rien ne serait arrivé si l’approche des hyberbarges venues du Phylum ne l’avait poussé à cette révélation prématurée. C’est un contretemps dont nous nous serions bien passés, et qui risque d’avoir de tragiques conséquences, bien au-delà de ce monde.

Pourquoi avoir envoyé ces cryovaisseaux si vite, avant même l’évaluation de notre rapport ? Il est clair qu’ils ont été lancés alors que j’entrais dans ce système, avant que Renna et moi ne sachions quel type de civilisation régnait sur Stratos.

Je dois décider quoi faire, et seul. Mais les données sont insuffisantes pour cela, même pour une unité de mon niveau.

Je suis dans une impasse.

Chapitre XXIII

Maïa s’était déjà retrouvée dans des situations problématiques, souvent plus immédiatement périlleuses. Mais des situations comme celle-ci, jamais.

Les deux jeunes vars quittèrent les terreurs familières de la caverne et entrèrent dans la mystérieuse clarté. L’énorme porte se referma derrière eux avec un grondement. Devant eux s’étendait un long couloir aux murs de pierre polie, presque vitreuse, d’où émanait une lumière qu’ils ne pouvaient comparer qu’au soleil. Une couche de poussière absorbait le sang qui coulait des pieds lacérés de Brod. Ils faisaient à Maïa l’impression d’être deux intrus maculant de boue la demeure d’une divinité puissante et pointilleuse. À tout moment, elle s’attendait à être interpellée par une voix de femme désincarnée, tonitruante, comme dans un mauvais film d’aventures.

Après plusieurs coudes, la galerie menait à une seconde porte semblable à la première, mais couverte d’un nombre encore supérieur d’hexagones polis. Ils étouffèrent un gémissement à la perspective d’avoir à résoudre une nouvelle énigme. Mais comme ils s’en approchaient, plusieurs plaques se déplacèrent seules et le portail s’ouvrit sur un couloir pareil au précédent, avec les mêmes méandres brillamment éclairés. Ils franchirent le seuil. Brod poussa un soupir de soulagement.

Maïa éprouva une vague déception, comme si elle regrettait de n’avoir pu relever ce défi. « Ferme-la », dit-elle à la maniaque des énigmes qui s’agitait au fond d’elle-même. Bientôt, son sens de l’orientation lui dit qu’ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans l’île de Botjelli.

Les deux jeunes gens crurent tous leurs espoirs réduits à néant quand, à un détour du couloir, ils se retrouvèrent nez à nez avec un amas de roche qui obstruait le passage. Un rai de lumière artificielle filtrait près de la voûte, suggérant l’existence d’un moyen de franchir l’obstacle. Brod et Maïa escaladèrent l’éboulis et entreprirent de déblayer le passage. S’échiner ainsi sous terre, et pourtant dans une lumière aussi éclatante, avait quelque chose de bizarre. La conclusion s’imposait : « Si des gens étaient passés par là, ils auraient laissé des traces comme les nôtres. De tous ceux qui ont tenté d’entrer ici… nous sommes les premiers à y être arrivés ! »

Ou du moins, les premiers depuis ce qui avait causé l’éboulement, qu’il soit d’origine naturelle ou artificielle…

Ils se faufilèrent enfin de l’autre côté, dans une espèce de sous-sol jonché de débris. Des amas de rouille, restes peut-être de fûts métalliques écrasés, longeaient le bas des murs. La seule issue était un escalier de fer qui semblait s’être ramolli sous l’action d’une chaleur intense. Brod et Maïa atteignirent non sans mal le palier supérieur, unirent leurs efforts pour faire jouer les gonds faussés d’une vulgaire porte de métal et se retrouvèrent dans un couloir deux fois plus large que le précédent.

Le sous-sol martyrisé avait dû être envahi par une chaleur terrifiante. Certaines portes avaient été soudées à leur chambranle. Même les inébranlables parois du tunnel portaient des stigmates de brûlure et de fusion. Ce spectacle rappela aux deux jeunes gens qu’ils étaient complètement déshydratés.

Ils entrèrent dans une partie plus ancienne et plus majestueuse : le plafond était voûté et d’une hauteur impressionnante. Maïa n’aurait été qu’à moitié surprise d’entendre des pas, des cris ou de mystérieux chuchotements, seulement les lieux étaient vides, même de fantômes.

Certains signes indiquaient une retraite en ordre. La plupart des salles avaient été vidées. « Toute l’île doit être truffée de galeries », se dit Maïa. L’ennui, c’est qu’ils avaient vu des choses superbes et imposantes, mais rien de très utile pour leur survie. « Une future exploratrice trouvera peut-être nos ossements et se demandera ce qui nous est arrivé », se dit-elle, funèbre.

Tout à coup, Brod poussa un hurlement de triomphe et se rua en clopinant dans une salle qui s’illumina à son entrée.

— Oh, mon Dieu, faites que ça marche ! murmura-t-il en s’approchant d’un lavabo de céramique.

Sa prière fut entendue, car d’un robinet en métal coula un liquide clair… De l’eau douce, devina Maïa. Brod but à longs traits, attisant la soif de Maïa qui se cogna la tête contre la cuvette voisine, dans sa précipitation. Elle se désaltéra avidement, comme si elle craignait que le flot ne tarît à tout instant, et le breuvage lui parut plus suave que tous les vins de Lamatie qu’elle avait pu boire en cachette.

Ils se retournèrent enfin, tout pantelants, et parcoururent du regard l’étrange salle occupée par des cabines carrelées, munies d’une porte vitrée.

— Qu’est-ce que ça peut être ? Une infirmerie, un laboratoire ? demanda Maïa en s’approchant avec circonspection d’un des caissons pour regarder à l’intérieur.

Tout à coup, d’une dizaine d’orifices jaillirent des jets de vapeur brûlante.

— Aïe ! s’écria Maïa en serrant son bras sur sa poitrine. Ça ne peut servir qu’à décaper la peinture, un truc pareil !

— Aussi absurde que ça puisse te paraître, ça doit être des cabines de douche, fit Brod en secouant la tête.

— Nos ancêtres n’étaient pas des géants et ils n’avaient pas du cuir à la place de la peau, que je sache.

— J’ai vu des choses de ce genre à la bibliothèque Kanto, fit Brod d’un ton méditatif. Elles détectent notre approche. C’est comme ça que le robinet du lavabo s’est mis à couler.

Il passa prudemment son bras dans une des cabines et agita la main. Le jet de vapeur passa du chaud au froid.

— Et voilà, tout le confort moderne, comme chez soi !

« Chez toi, peut-être », rectifia Maïa en songea à la douche tiède qu’elle avait prise à cap Grange. L’eau rationnée était amenée par des canalisations en argile et coulait d’une petite pomme de douche en fer-blanc. À l’époque, cette installation lui avait paru d’un luxe insensé. Les surfaces éblouissantes, la lumière vive et les étranges odeurs de cet endroit étaient terrifiantes. Même Brod, qui avait grandi dans un environnement privilégié, sur le continent de l’Arrivée, disait n’avoir jamais vu de telles étendues de miroirs et de céramique dans un seul souci apparent : l’hygiène.

— Les messieurs d’abord, dit Maïa, qui connaissait les usages. Honneur aux hommes…

— Euh, on est dans un sanctuaire, ou ce qui devait en être un il y a longtemps, alors tu es notre invitée. Vas-y, Maïa. Je vais voir si je trouve de quoi panser mes blessures.

Maïa n’avait pas envie de discuter. Le plus urgent était de nettoyer leurs plaies, afin qu’elles ne s’infectent pas. Plus tard, il serait temps de faire assaut de politesse. Quand ils auraient trouvé à manger, par exemple.

— D’accord, mais ne t’éloigne pas, répondit-elle en tendant prudemment la main vers les cercles noirs tracés sur le mur.

Il ne lui fallut pas longtemps pour en comprendre le maniement. Elle régla la température de l’eau et la force du jet et oublia tout dans un rugissement de sensations physiques.

Tout sauf une pensée triomphante : « ces traîtresses meurtrières et leurs canons nous croient probablement morts. Même Leie. Mais c’est faux. Nous sommes bien vivants. »

En fait, elle avait la conviction qu’aucune de ses ennemies n’avait jamais éprouvé les délices auxquelles elle s’abandonnait en ce moment. Même quand elle s’attela à curer le sable incrusté dans ses plaies, la douleur lui parut bien douce.

Assise devant un miroir où une dizaine de personnes se seraient reflétées à l’aise, elle passa les doigts dans ses cheveux qui n’avaient pas été peignés depuis des semaines. « Je vais couper tout ça », décida-t-elle.

Brod chantait sous la douche. Sa voix semblait plus assurée, à moins que ce ne fût un effet de l’étonnante cabine de nettoyage, véritable merveille de technologie installée dans un mystérieux passé. À côté, sur la paillasse, Maïa vit l’aiguille et le fil ensanglanté avec lesquels il avait recousu ses plaies les plus graves, sans pousser un gémissement.

Il avait trouvé une trousse de premiers secours si petite qu’elle avait été oubliée lors de l’évacuation du sanctuaire. Seulement il n’y avait pas grand-chose dedans : quelques pansements sous emballage étanche, une minuscule bouteille de désinfectant auquel ils s’abstinrent de toucher et des ciseaux, dont Maïa s’empara pour se couper timidement les cheveux.

Au bruit d’eau succéda le sifflement des buses d’air chaud.

— Hé, Maïa ! appela joyeusement Brod, aussi bruyant dans le Plaisir qu’il avait été stoïque dans la douleur. Si on utilisait cette machine pour laver nos vêtements ? Ils seraient propres et secs en un rien de temps. Passe-moi les tiens.

— Ce coup-ci, je suis convaincue ! s’exclama-t-elle en prenant ses nippes crasseuses du bout des doigts pour les lui jeter. Les hommes peuvent parfois être utiles, en fin de compte.

— Tu vas voir, le printemps prochain, à quoi les hommes peuvent être utiles ! s’esclaffa-t-il.

— Cause toujours ! Lysos aurait dû supprimer la parlote des chromosomes Y et vous mettre un peu d’efficacité à la place !

C’était le genre de reparties que Naroïne et les femmes d’équipage échangeaient sans en penser un mot et qui bluffait Maïa par leur audace, leur brio. Elle se redressa, se peigna avec ses doigts et secoua la tête, faisant voltiger ses mèches courtes. « C’est bien mieux », conclut-elle.

Ses cicatrices n’avaient rien de honteux, mais elle se félicitait qu’elles aient épargné son visage. Un visage qui avait bien changé, ces derniers mois. S’il avait conservé sa rondeur adolescente et son teint frais, les privations et les épreuves lui avaient sculpté un contour plus ferme et donné à ses yeux une transparence adulte étonnante. Elle trouvait à ses traits une beauté et une gravité qu’elle n’imaginait pas à l’époque où elle les contemplait dans un miroir de table terni, dans une mansarde minable pleine de rêves irréalistes.

— Et voilà, fit Brod en lui rapportant ses vêtements pliés.

Comme elle, ils avaient bien changé. Et ça valait pour Brod, se dit-elle en se tournant vers lui. Il s’habillait en passant les doigts dans les déchirures de sa chemise.

— On va emporter ce qu’il faut pour les recoudre en attendant de trouver le temps de le faire. Et puis, qui sait ? On aura peut-être la chance de tomber sur une garde-robe neuve.

— Et trois bols de soupe, et trois lits où dormir ? fit Maïa en se regardant une dernière fois dans la glace.

« Avant, en même temps que moi, je voyais Leie. Mais cette nouvelle Maïa est unique. Personne au monde ne lui ressemble. »

Et bizarrement, cette idée n’avait rien de déprimant.

Propres et un peu reposés, ils reprirent leurs explorations et se retrouvèrent bientôt dans une nouvelle zone où un formidable séisme avait détruit toutes les cloisons et mis à nu la roche craquelée. Ils avançaient avec précaution quand le sol penchait ou qu’une faille avait fendu le sol. Une partie de ces dévastations était peut-être à mettre sur le compte des millénaires, mais Maïa croyait plutôt qu’elles avaient été provoquées de l’espace, comme sur Botjelli et les autres îles.

« Grimké n’était qu’un avant-poste, se disait-elle. La forteresse principale devait être ici. »

Maïa et Brod constatèrent que les occupants n’avaient pas tout emporté en s’exilant. Des salles immenses étaient encore pleines de machines et d’appareils complexes. Maïa reconnut des transformateurs et des générateurs, parents éloignés de ceux qu’elle connaissait, mais à une échelle incommensurablement plus grande que ceux qu’offrait actuellement la technologie stratoïne. La taille des machines confondait Maïa. Il y avait là plus de métal que dans tout Port Sanger ! Et ils n’avaient pas tout vu…

Ils entrèrent dans une salle de cent mètres de côté et qui semblait trois fois plus haute, presque entièrement occupée par un bloc massif fait d’une matière ambrée, translucide, et soutenu par de robustes armatures du même métal rouge sang dont était faite la porte à énigme. De vagues lueurs tremblotaient dans ses profondeurs, indiquant que si sa puissance était en sommeil, elle n’était pas morte. L’envie les prit de s’en aller sur la pointe des pieds, de peur de la réveiller.

La forteresse semblait infinie. Maïa se demanda s’ils étaient voués à chercher éternellement la sortie de ce purgatoire où ils s’étaient donné tant de mal pour entrer. Soudain, le couloir déboucha sur un autre, plus large, aux murs renforcés. À leur gauche se dressait une nouvelle porte de métal rouge, épaisse de près d’un mètre et soutenue par des gonds monstrueux. Elle était ouverte. Quelqu’un y avait accroché une banderole de tissu portant un message peu engageant :

ENTRÉE INTERDITE

ON VOUS AURA PRÉVENUS !

« Ne dites pas de bêtises, songea Maïa. Qui que vous soyez, vous ne nous avez jamais prévenus de rien du tout.

« Comme si on en avait quelque chose à foutre, d’ailleurs. »

— Tu crois que ce sont les pirates qui ont écrit ça ? hasarda Brod.

— Ce n’est pas leur genre, renifla Maïa. Elles seraient plutôt du genre à foncer dans le tas en gueulant.

— Il doit y avoir quelque chose d’important là-dedans, reprit Brod. Viens. Ce sera peut-être instructif.

« Si c’est tellement important, songea Maïa en le suivant, ils n’avaient qu’à fermer la porte à clé, non ? »

Eh bien non, justement. « Parce qu’ils n’auraient jamais pu la rouvrir. Les gens qui travaillaient ici, quels qu’ils soient, ne connaissaient pas la combinaison ! »

C’était une longue salle tubulaire, d’une quarantaine de mètres de long, aux murs bardés de contreforts de métal rouge, sans doute destinés à résister à… à quoi ? Maïa reconnut des consoles d’ordinateurs, infiniment plus grosses que les unités com de Caria mais manifestement du même genre. Tout semblait avoir été utilisé la veille et non mille ans auparavant. Elle imagina des opératrices spectrales frappant sur des claviers, lâchant des jurons agacés et libérant des forces effroyables rien qu’en appuyant sur un bouton.

— Maïa, regarde ça !

Brod tendait le bras vers un nouveau panneau.

Propriété du Conseil régnant.

Entrée interdite sous peine de mort.

Votre présence a été signalée.

Appelez immédiatement l’Autorité de l’équilibre planétaire à l’aide de l’unité com placée ici.

Réfléchissez ! Tout aveu vous vaudra la clémence.

L’obstination, c’est la mort !

— « Votre présence a été signalée…», lut Brod. Tu crois qu’elles surveillent toutes les portes ? Hé, peut-être qu’elles sont en train de nous écouter ou de nous regarder !

Il parcourut la salle en ouvrant de grands yeux. Mais Maïa éprouvait un étrange sentiment de détachement.

« Le Conseil connaît donc cet endroit. Ben voyons… C’était tout de même le cœur de la Grande Défense. Elles n’auraient jamais laissé une telle puissance à l’abandon, sans surveillance. On ne sait jamais, ça pourrait toujours servir…

« Bon, et mon idée selon laquelle le vieux Bennett aurait dit ces mots parce qu’il avait hérité d’un secret mystérieux ? »

Peut-être y avait-il bien un secret, datant des heures de gloire de Botjelli. Un secret qui aurait survécu à la honte, après le bref épisode des Rois. À moins que ce ne fût une légende, née du regret de la grandeur perdue, conservée par une petite chapelle d’hommes au fil des siècles, perdant son sens mais gagnant en ritualisation à mesure qu’elle était transmise à de nouveaux adolescents recrutés auprès de leurs mères.

— Si on suivait l’antenne jusqu’à l’entrée ? suggéra Brod en indiquant l’unité com mentionnée dans le message : une console standard, reliée à des câbles fixés aux murs. Tu sais, je doute qu’elles sachent comment on est arrivés ici ! Elles ne savent peut-être même pas qu’on est là, après tout.

« Bien vu », se dit Maïa. À côté de l’unité com était posé un épais carnet noir. Elle le feuilleta et poussa un soupir.

— Non seulement elles connaissent cet endroit, mais elles viennent s’y entraîner… tous les dix ans, environ, à ce qu’il semble. Regarde : trois – non, quatre clans, sans doute spécialistes de l’armée, subventionnés par le Conseil. Brod, cet endroit est toujours en fonction !

— Ben tiens ! fit-il avec un mélange d’amertume et de résignation. L’Ennemi une fois repoussé, imagine que les techs hommes et femmes qui travaillaient ici aient pris la grosse tête et exigé je ne sais quoi, tu ne crois pas que les Savantes, les Prêtresses et les grands clans auraient eu la frousse ? D’ici qu’elles aient inventé le putsch des Rois pour se justifier de foutre dehors tous les gens qui vivaient là ! Mais il aurait été idiot d’abandonner complètement ces installations, ou de les démanteler, continua-t-il, tandis que Maïa se disait que son scénario avait beau être un peu tiré par les cheveux, il tenait debout. Alors elles ont choisi des guerrières compétentes et leur ont donné des sinécures à vie, pour s’entraîner au cas où l’Ennemi reviendrait.

Ou des cousins importuns…, ajouta Maïa. Le dernier exercice mentionné dans le carnet datait à peu près de l’époque où le vaisseau de Renna était arrivé en vue de Stratos. Il avait duré cinq fois plus longtemps que d’habitude. Et pris fin lorsque la navette de Renna s’était posée à Caria. Le Conseil devait être dans tous ses états depuis l’enlèvement de Renna. Les clans militaires pouvaient surgir d’un instant à l’autre.

Ç’aurait pu être une pensée réjouissante : un simple appel et ils ne feraient qu’une bouchée des pirates, mais Maïa avait appris à être prudente. Renna serait dans une situation encore pire entre les griffes de certains clans.

L’unité com qui était à portée de main ne résoudrait pas leur problème : qui appeler ? Seul Renna savait qui l’avait trahi à Caria, un long quart d’année stratoïne plus tôt.

« Chaque fois que je me crois au fond du trou, je découvre qu’on peut encore tomber plus bas. À côté de ça, la poudre bleue de Tizbé était une plaisanterie, un délit risible ! »

Maïa savait ce qui lui restait à faire.

Ils trouvèrent aisément le chemin utilisé par les clans guerriers, sans même suivre le câble d’antenne. L’entrée principale ne pouvait se trouver qu’en un seul endroit.

Ils reprirent le couloir principal qui montait par paliers, traversèrent une série de sas cylindriques aux lourdes portes maintenues par de gros coins destinés à les empêcher de se refermer accidentellement. Ils firent halte devant un mur incendié sur lequel avait été tracée une carte. Ils reconnurent une partie de l’île de Botjelli. Le reste avait disparu avec l’enduit du mur et un bon centimètre de roche calcinée.

Il y eut d’autres escaliers, d’autres sas anti-déflagration, puis une rangée de portes fermées, en acier d’aspect banal. Maïa appuya sur un bouton, au hasard, et l’une des portes s’ouvrit avec un bruit feutré, révélant une pièce minuscule, vide à part une rangée de boutons lumineux sur le mur.

— Que je sois wengelifié ! souffla Brod. Un ascenseur ! Il y en avait dans certaines grandes citadelles de Jonnaborg. À la bibliothèque, j’en ai pris un qui montait à trente mètres.

— Je m’en remets à ton expérience supérieure pour piloter cet engin. J’imagine que c’est sans danger, ajouta-t-elle, et ce n’était pas une question, puisqu’elle était sans réponse.

Le fait qu’il n’y eût qu’une seule entrée ou qu’une seule sortie ne lui plaisait pas, mais ils n’avaient pas le choix.

Brod entra dans la cabine. Maïa le suivit avec méfiance.

— On va tout en haut ? suggéra le garçon.

Il effleura le bouton du haut. Les portes se refermèrent.

— C’est tout ? Il n’y a rien d’autre à…, commença Maïa.

Puis son estomac fit une galipette. La gravité la colla au sol, à croire qu’elle – ou Stratos – avait soudain pris du poids. « Le fait d’avoir le ventre vide ne présente pas que des inconvénients », songea-t-elle, mais au bout de quelques secondes, elle prit un certain Plaisir à cette sensation. Les voyants lumineux clignotaient et les chiffres changeaient. « Que se passerait-il si quelque chose lâchait ? » Elle chassa cette pensée. De toute façon, qui était-elle pour émettre des doutes sur une chose qui fonctionnait depuis des milliers d’années ?

Tout à coup, la pression sous ses pieds cessa et elle eut l’impression de s’alléger, comme si elle était sur le pont d’un bateau qui dévalait une grosse vague. Ou en vol, imagina-t-elle. Elle réprima un gloussement en se plaquant une main sur la bouche et s’aperçut que l’autre était crispée sur le coude de Brod. La cabine s’arrêta, les faisant chanceler. Les portes s’ouvrirent. Ils se bouchèrent instinctivement les yeux.

— Elles ne vont pas se refermer, j’espère ? s’enquit Maïa en plissant les paupières pour regarder un plateau rocheux dominé par un ciel aux prodigieux nuages.

— Je vais les coincer avec une sandale, répondit Brod. Si tu veux bien me lâcher le coude une minute.

Maïa eut un petit rire nerveux et alla contempler l’océan qui entourait les Dents du Dragon. Les flots étincelants sous le soleil étaient une splendeur qu’elle n’espérait plus revoir, et sa chaleur sur sa peau, un présent ineffable.

« Évidemment ! Les militaires de Caria ne viennent pas ici en bateau. Elles sont trop haut placées, trop occupées. Et elles ne tiennent sûrement pas à ce qu’on les repère. Donc elles ne se pointent ici que rarement, et par voie aérienne. »

La surface plane s’étendait sur plusieurs centaines de mètres dans toutes les directions. L’appentis de l’ascenseur abritait des machines, dont un gros treuil et des rouleaux de câbles, sans doute pour amarrer et déployer des dirigeables.

L’archipel était encore plus beau vu d’en haut. Les innombrables aiguilles de pierre se perdaient dans le lointain, tels les piquants d’un animal cuirassé. Des arbres s’accrochaient çà et là sur quelques-unes ; d’autres brillaient au soleil de l’après-midi, produits nus et primitifs de forces bien antérieures à l’occupation de Stratos par la femme.

Aucune dent visible n’était plus haute que celle-ci. De cet endroit, on ne pouvait voir l’île d’Hasley, la seule officiellement habitée. Les clans guerriers devaient compter sur cet écran naturel et minuter leurs rares visites afin de minimiser les risques. Néanmoins, Maïa se demandait si les hommes qui occupaient Hasley avaient jamais eu le moindre soupçon.

« C’est peut-être pour ça qu’on y affecte des guildes inférieures, et à tour de rôle. Même si les hommes voient parfois un zep, Comment pourraient-ils noter quelque chose de significatif, au rythme de trois visites dans toute leur vie ? »

Elle fit quelques pas vers la droite, et vit une quarantaine de monolithes agglomérés : quelques-uns des innombrables pics soudés qui faisaient de Botjelli le principal croc de cette chaîne légendaire. Maïa comprit que l’immense réseau de tunnels puisse être invisible dans ce labyrinthe de roche semi-cristalline.

Elle descendit un escalier aux marches érodées et dut suivre une terrasse en contrebas sur une certaine distance avant d’arriver au point de vue qu’elle cherchait. Brod lui cria de s’arrêter, mais elle pressa le pas. « Il faut que je sache…»

Enfin, elle s’arrêta près d’un précipice si vertigineux qu’il réduisait celui de Grimké à un trou de taupe. Elle s’approcha du bord et chercha des yeux le lagon de Botjelli.

Le soleil avait déjà abandonné le mouillage après sa brève visite de midi. Elle évita du regard les parois encore illuminées et scruta les ombres jusqu’à ce qu’elle découvrît ce qu’elle espérait y voir. « Deux bateaux, constata-t-elle avec un frisson d’excitation. Le Téméraire et le Manitou. J’avais peur qu’elles aient changé de cachette après la capture de leur ketch. Et c’est peut-être encore leur intention. » Après tout, leur évasion ne remontait qu’à trois ou quatre jours. « Si ça se trouve, nous avons un peu de temps devant nous…»

Brod la rejoignit et poussa un soupir de soulagement.

— Eh bien, tout n’est pas perdu. Maintenant, écoute, Maïa : je veux bien t’aider à secourir ton homme des étoiles et ta sœur, mais d’abord, il y a là, en bas, un garde-manger qui ne demande qu’à être ponctionné. Si on ne me nourrit pas en vitesse…

— Je sais, soupira Maïa, et elle récita :

Il y a pis qu’un homme en rut : un affamé à qui on ôte de la bouch’son pain beurré.

— Oui-da, fillette, fit Brod avec un accent caricatural, en souriant de toutes ses dents. Tu voudrais point que j’soyons obligé d’mordre el’premier truc qui m’tomberait sous la dent ?

Elle éclata de rire. Elle avait une telle confiance en lui qu’il ne lui vint pas à l’idée de prendre ses paroles au pied de la lettre, comme elle l’aurait sûrement fait quelques mois plus tôt.

… Trouver ce qu’occultent…

d’étranges étoiles perdues

Extrait du Livre des Énigmes.

Chapitre XXIV

Maïa abaissa son sextant et releva pour la seconde fois l’angle formé par le soleil couchant et par la constellation de Boadicée, presque à la verticale de leur tête.

— Pour moi, on est à la Vigile du Soleil lointain, annonça-t-elle après un rapide calcul. Avec tout ça, j’avais oublié que c’est la mi-hiver. On doit bien s’amuser, en ville.

— Quelle ville ? rétorqua Brod qui fixait de gros câbles au bord de la falaise. Et tu appelles ça s’amuser ? L’alcool gratis, pour qu’on ne voie pas les mères des grands clans bourrer les urnes de procurations ? Se faire pincer les fesses par des pochardes qui confondent la grêle et le givre ?

— Ah, les hommes ! Toujours en train de ronchonner. Vous ne savez pas faire la fête.

— Si on nous laissait en profiter à la mi-été, on ronchonnerait peut-être moins en hiver. Enfin, que ces pirates fassent la bombe tant qu’elles veulent, ce soir. Si elles sont occupées à harceler leurs prisonniers, elles ne repéreront peut-être pas deux resquilleurs.

« Ça, c’est une idée, songea Maïa. À condition qu’ils soient encore en vie. Logiquement, avant de changer de repaire, elles auraient dû éliminer les témoins du massacre qui avait eu lieu à bord du Téméraire. » C’est-à-dire les hommes du Manitou, les rades, et peut-être les recrues de fraîche date, comme Leie. Même la peau de Renna ne vaudrait pas cher si la bande de Baltha était poussée dans ses derniers retranchements.

Ces sinistres considérations ajoutaient à sa fébrilité. La nuit tombait sur l’archipel, fondant les flèches de Botjelli en une masse dentelée qui crénelait le ciel étoilé. Plus bas, dans l’encre du lagon, de minuscules taches de clarté entouraient les lampes posées sur la jetée où étaient amarrés les deux navires. De temps à autre, de petites lanternes se déplaçaient rapidement, accompagnant des silhouettes indistinctes. De vagues cris montaient jusqu’à eux, canalisés par les stries qui rainuraient l’intérieur évidé de l’île.

— On dirait qu’elles sont d’humeur à faire la fête, nota Brod comme une procession de torches descendait du plus gros bateau et s’engageait sous un vaste portail de pierre au pied de la falaise. Et si on attendait qu’elles se pieutent ?

Maïa aurait bien voulu, mais deux lunes montaient déjà dans le ciel, à l’est, et une troisième n’allait pas tarder. D’ici quelques heures, on y verrait comme en plein jour.

— Non. C’est maintenant où jamais. Allons-y.

Brod l’aida à enfiler le harnais qu’il avait fabriqué, en découpant des bandes dans les calicots gracieusement fournis par le Conseil. Maïa s’insinua dans les fragments de phrases menaçantes et mit le pied dans la boucle d’un câble prévu à l’origine pour amarrer les zep’lins, en faisant des vœux pour que les clans guerriers qui utilisaient aujourd’hui cet équipement millénaire l’aient maintenu en bon état.

Brod lui passa ensuite des gantelets taillés dans le bas de son propre pantalon et Maïa s’agrippa au câble rugueux.

— Tu te rappelles les signaux ? demanda-t-elle.

— Deux tractions pour stop. Trois, je te remonte. Quatre, j’attends. Et cinq, c’est moi qui descends. Écoute, Maïa, je crois quand même que je devrais y aller en premier.

— On en a déjà discuté, Brod. Je suis plus petite que toi, beaucoup moins amochée, et une fois en bas, elles me prendront peut-être pour l’une d’elles, dans le noir. Et puis je compte sur toi pour me remonter après ma petite reconnaissance.

Ramener Renna serait un miracle, mais elle espérait lui parler, ou au moins échanger avec lui de brefs messages en morse afin d’obtenir, par exemple, le nom des membres du Conseil à qui il faisait confiance. Ils pourraient alors utiliser l’unité com avec l’espoir de ne pas simplement attirer une bande de pirates un peu plus huppées que les autres.

À condition encore que l’unité com ne soit pas sur écoute, réglée pour appeler un endroit bien précis ou dix autres éventualités tout aussi déplaisantes. Enfin, raison de plus pour tirer Renna de là : il aurait sûrement un meilleur plan.

— Et si tu te fais prendre ? grogna Brod d’un air chagrin.

— Je sais que tu as faim, fit-elle avec enjouement, car elle devait aussi récupérer toute la nourriture qu’elle pourrait trouver. Écoute, sérieusement, si tu crois pouvoir tenir jusqu’à la nuit prochaine, je te suggère de descendre par le treuil avant l’aube, de voler le canot du Manitou et de mettre le cap sur Hasley. Au moins, là…

— Te laisser tomber ? objecta Brod. Ne compte pas sur…

— Mais si, écoute : si les pirates me pincent, elles redoubleront de vigilance et il faudra essayer autre chose. Raconte à ta guilde comment Corsh a été assassiné. Avec des témoins autour de toi, une unité com qui ne sera pas sur écoute, tu pourras appeler les fliques et tous les membres du Conseil. Les conspiratrices, s’il y en a, y réfléchiront à deux fois avant de tenter un coup tordu au vu et au su des Pinnipèdes.

— Quand même, fit-il en raclant le gravier du bout de sa sandale, je préférerais… Enfin, fais gaffe, promis ?

— Ne t’inquiète donc pas ! fit-elle en lui sautant au cou.

Il eut un mouvement de recul typique des hommes en hiver, puis il lui rendit son accolade avec chaleur et se détourna sans un mot, les yeux pleins de larmes. Elle le regarda traverser la terrasse et disparaître derrière l’escalier de pierre. Il lui faudrait quelques minutes pour atteindre la cabine du treuil. Pendant ce temps, elle gagna le bord du plateau, tendit le câble et, prenant appui sur ses pieds, s’éloigna du bord jusqu’à ce qu’elle soit suspendue au-dessus du précipice.

« Je devrais être terrifiée, et pourtant ça va…»

Elle n’avait plus peur du vide, et commençait même à éprouver une exaltation excitante. « Alors que toutes les Lamaïs ont le vertige. C’est drôle. Ça vient peut-être du fait que j’ai grandi dans une mansarde. À moins que je ne tienne de mon père, quel qu’il soit, ce salaud. » Grâce aux révélations de Brod, elle connaissait son nom : Clevin. Mais il n’évoquait pour elle qu’un vague mélange de Renna et de Pépé Bennett.

Toujours à l’affût de niches possibles, Maïa se demanda si ça pourrait se révéler un talent utile. « Il faudra que j’en parle à Leie, si j’y arrive, se dit-elle. Je pourrais la suspendre très haut dans une cage, pour voir si c’est génétique ou si c’est consécutif à mes récentes expériences. »

Cette idée, qu’elle ne mettrait jamais à exécution, bien entendu, la soulagea un peu de la tension qu’elle éprouvait à la pensée de se retrouver face à sa sœur jumelle. S’il le fallait, elle n’hésiterait pas à se servir du gourdin qu’elle avait improvisé à partir d’un chevalet brisé. Elle avait une autre arme : les petits ciseaux.

« J’ai plutôt intérêt à éviter la bagarre », conclut-elle.

Une soudaine vibration parcourut le câble. Maïa serra les dents et se raidit. Elle commença à descendre lentement, régulièrement, le long de la paroi verticale.

Elle ne vit bientôt plus du ciel qu’un fragment piqueté d’étoiles, découpé à l’emporte-pièce par l’enceinte irrégulière des pics de Botjelli. Une lumière lunaire argentait les cimes, à l’ouest. Maïa s’enfonça dans les ténèbres en tendant l’oreille, à l’affût du moindre bruit indiquant qu’elle était repérée, prête à tirer sur le câble pour faire signe à Brod de la remonter. Rien ne prouvait que les signaux qu’ils avaient mis au point seraient perceptibles, passé une certaine longueur de filin, mais, de toute façon, leur espoir résidait dans l’action. S’ils ne tentaient rien, ils mourraient d’inanition.

Elle scruta les ombres, en dessous d’elle. Il était difficile d’estimer les distances, car seul le reflet jaspé des lanternes sur l’eau noire permettait de distinguer l’eau de la terre ferme, mais le lagon paraissait plus grand qu’elle ne pensait : plusieurs baies s’étendaient derrière le premier cercle d’aiguilles. Les navires étaient assez loin au sud-est, près de l’entrée du port qu’ils avaient aperçu en fuyant sous les bombes des pirates. L’intérieur de l’île était en partie bordé par une corniche rocheuse. Des lanternes allaient et venaient entre l’appontement et le portail de pierre éclairé par des flambeaux. De la lumière filtrait des ouvertures pratiquées dans la roche, autour de l’entrée principale.

« C’est l’ancien sanctuaire, la partie de Botjelli que le Conseil n’a pas fermée, se dit-elle. Et la seule dont on ait jamais officiellement parlé. Des ruines abandonnées, à la disposition de la première bande de paumées qui passe par là. »

Ni les bateaux, ni la corniche, ni aucune fenêtre n’était commodément placé sous elle. Elle allait devoir nager, et ce n’était pas sa spécialité. « Tu en as vu d’autres, va. Ce n’est pas encore cette fois que tu te noieras », se dit-elle pour se remonter le moral, car elle se sentait terriblement vulnérable. Si on la repérait maintenant, les tireuses d’élite des pirates lui régleraient son compte avant que Brod ait le temps de réagir. Elle se rassura en se disant que les guetteuses, s’il y en avait, devaient plutôt surveiller la mer. Et puis, on y voyait mal dans le noir quand il y avait des lanternes à proximité. Elle l’avait constaté en apprenant à lire les cartes à la lueur des étoiles avec le vieux Bennett.

« Je ne suis pas plus visible qu’une araignée au bout de son fil. » Pour conserver son acuité visuelle, Maïa s’interdit de regarder dans la direction des voix qui montaient vers elle comme la fumée dans un conduit de cheminée : il y avait forcément de la lumière à cet endroit-là. Elle détourna les yeux vers les puissants pics dressés tels les doigts de Mère Stratos vers une nébuleuse noire, appelée la Griffe. Quel symbole de ténèbres et de mystère… Derrière cette vaste étendue sans étoiles se trouvait le Phylum hominien. Tous ces mondes que connaissait Renna… Et auxquels Lysos et les propres ancêtres de Maïa avaient, par choix, renoncé. « C’était leur droit.

« Mais avaient-elles celui de choisir pour leurs filles ? Dans quelle mesure doit-on rester fidèle au rêve de ses créatrices ? Quand a-t-on enfin le droit de rêver pour soi-même ? »

En baissant les yeux pour voir à quelle distance de l’eau glacée elle était, Maïa surprit un scintillement à un endroit où aucune étoile ne pouvait briller, dans les ténèbres endeuillées de la roche. Elle cilla. Quand elle rouvrit les paupières, l’étincelle rougeâtre s’était éteinte.

« Est-ce mon imagination ? » se demanda-t-elle. La lueur était de l’autre côté du lagon, à l’opposé du pic où elle se trouvait et qui dissimulait la base de défense du Conseil, loin de celui qui abritait l’ancien sanctuaire. Scrutant en vain la muraille de néant, elle finit par se dire qu’elle avait rêvé.

Beaucoup plus près, la paroi était une énigme ténébreuse qui lui raclait de temps en temps les pieds ou les genoux. Elle commençait à en avoir plein les bras et des fourmis dans les jambes, mais elle n’osait trop se tortiller de peur que les nœuds de son harnais de fortune ne lâchent, la précipitant dans les eaux noires du lagon. Une odeur iodée commençait à monter jusqu’à ses narines. Des cris jusque-là incompréhensibles se résolvaient en mots et en phrases plus ou moins fragmentées par la roche qui les lui renvoyait.

— … appelle tout l’monde…

— … lâche ça et viens m’aider ! J’te dis qu’y a pas…

— … c’était pas ma faute, saignerie !…

Ça ne ressemblait pas précisément à des cris de joie. En tout cas, ce n’était pas la folie hurlante caractéristique de la Vigile du Soleil lointain. Se serait-elle trompée dans ses calculs ? Ou alors, comme il n’y avait pas de givre et que les mâles du coin ne devaient pas être bien disposés à leur égard, peut-être les pirates avaient-elles renoncé à faire la fête.

Dans cette hypothèse, cette activité nocturne était inquiétante : elles se préparaient peut-être à partir. C’était une bonne idée de leur point de vue, mais un sale coup pour Maïa.

Un doux clapotis parvint à ses oreilles. « Je ne dois plus être loin de l’eau. » Elle tentait d’estimer à quelle hauteur elle en était encore quand ses pieds crevèrent la surface avec un bruit huileux qui lui parut monstrueux. Elle releva les genoux et tira deux fois sur la corde pour prévenir Brod.

Sans effet. Le câble se dévidait toujours, loin au-dessus de sa tête. Ses jambes entrèrent à leur tour dans l’eau glacée, faisant remonter des tremblements le long de son échine. Ses cuisses, ses fesses, son tronc furent étreints par un étau glacial qui aspira la chaleur de son corps et l’air de ses poumons. Maïa domina ses spasmes musculaires pour se débarrasser fébrilement du harnais et tira à nouveau sur le câble.

Elle constata qu’il ne bougeait plus. « Brod a dû s’apercevoir qu’il ne supportait plus mon poids. Enfin, ça a marché. »

Elle exerça quatre tractions sur le câble pour lui confirmer que tout allait bien. Deux saccades lui répondirent. Puis plus rien ne bougea.

Elle prit le temps de se dégourdir les jambes et de se remettre du premier contact avec l’eau, puis elle tira sur le bout du câble pour récupérer le harnais qui flottait sur le lagon. Des bouts de calicot apparurent à la surface. Si tout allait bien – ou très mal – elle aurait bientôt besoin de ce repère pour retrouver le câble. Personne ne le verrait avant le matin, et d’ici là, Brod l’aurait remonté.

Elle tourna sur elle-même pour prendre des points de repère et leva les yeux vers le petit bout de ciel au-dessus de l’endroit où devait se trouver Brod. Bien qu’il ne pût la voir, elle lui fit un signe de la main. Puis elle partit à la brasse vers la masse sombre de l’infortuné Manitou.

La marée qui avait failli leur être fatale dans la caverne jouait, cette fois, en faveur de Maïa.

Elle se glissa entre les pilotis de l’appontement couverts sous l’eau de coquilles pointues. Les planches formaient un plafond juste au-dessus de sa tête. Les cris avaient cessé. La plupart des pirates avaient dû entrer dans le sanctuaire troglodytique, en réponse à un ordre urgent. Maïa entendait cependant des voix étouffées parler tout bas, non loin de là.

Elle arriva au canot qu’elle avait vu d’en haut se balancer à l’arrière du Manitou. Il semblait lui faire signe, comme s’il lui offrait un moyen aisé de se tirer de cette désastreuse aventure. Elle n’avait qu’à sortir sans bruit du lagon, fixer le mât, hisser la voile… puis affronter les éventuelles poursuivantes, le manque de nourriture, le sauvage océan.

Elle repoussa cette idée séduisante. Le canot était pour Brod, s’il en avait besoin. Elle avait d’autres projets.

Maïa longea le flanc balafré du Manitou en quête d’un moyen de monter à bord. Il y avait une échelle, près de la passerelle, mais une forte lanterne était suspendue juste à côté. Plus loin, une des amarres qui retenaient le navire au quai était tendue au-dessus de l’eau, dans une obscurité relative.

Elle se plaça dessous, à l’endroit où elle passait le plus près de l’eau, puis elle se laissa couler et donna un coup de pied au fond en levant les bras le plus haut possible. Elle rata la corde d’une demi-longueur de bras et retomba dans l’eau avec un bruit effrayant. Elle se réfugia sous l’appontement et attendit d’être sûre que personne ne l’avait entendue. Une minute passa. Les murmures se poursuivaient normalement.

Elle déboutonna sa chemise en lambeaux et l’enleva. « À la guerre comme à la guerre…» Elle passa le bout d’une manche autour de son poignet droit, roula le reste en boule, le lança de toutes ses forces sur le cordage et parvint, après quelques tentatives infructueuses, à faire retomber la seconde manche de l’autre côté. Cette fois, quand elle jaillit de l’eau, elle trouva quelque chose à quoi se raccrocher. Elle empoigna les deux manches et se hissa hors de l’eau. Le Manitou devait être de son côté, car son amarre s’abaissa sous son poids. Elle banda tous ses muscles et lança ses jambes autour du câble.

Elle reprit son souffle et, agrippée au cordage râpeux par les pieds, les genoux et les mains, entreprit de se rapprocher du bastingage. Sa progression devint si pénible lorsque la corde se mit à monter qu’elle remarqua à peine le froid mordant qui accompagnait l’évaporation de l’eau sur sa peau.

Son crâne heurta enfin la coque. Elle tourna la tête et vit le sombre paysage de bois qui s’étendait d’un côté et de l’autre. Elle remarqua la rangée de sabords, pas plus grands que ses deux mains ouvertes, qui courait tout le long du bateau, en dessous de ses genoux. Ils étaient trop petits pour qu’elle s’y glisse, mais le plus proche était ouvert et à portée de main. S’accrochant fermement à l’amarre des deux mains, elle y appuya ses pieds et se reposa un peu, le temps que son pouls et sa respiration retrouvent un rythme plus normal.

« Jusque-là, ça va. Plus que quelques mètres à grimper. »

Quelque chose lui toucha le pied et s’enroula autour de sa cheville. Elle retint un hurlement de terreur et s’obligea à rouvrir ses paupières étroitement fermées. Par bonheur, la surprise était le seul démon à abattre, car la présence à ses pieds ne se montrait pas hostile. Elle semblait se contenter de lui caresser rythmiquement le dessus du pied.

Maïa réussit à tourner la tête, et vit une main qui émergeait du petit sabord et lui faisait signe d’approcher.

« Quoi, pas de cris d’alarme ? se dit-elle, déconcertée.

« Voyons. Je suis au niveau des soutes. Des pirates logeraient-elles là ? Sûrement pas. Mais des prisonnières…»

Elle se cramponna d’une main au cordage et, se contorsionnant comme elle put, s’accroupit devant le hublot dans une position peu confortable. De sa main libre, elle effleura le poignet de l’inconnue qui l’appelait en silence. La main étrangère se rétracta. Une vague forme se pressa contre le sabord… un visage féminin. Puis un murmure parvint à Maïa.

— Y m’semblait bien r’connaître mes chaussures de r’change. Comment ça va, Pu-pucelle ?

— Thalla ! souffla Maïa.

Voilà donc où étaient emprisonnées les rades ! Elle entendit un cliquetis de chaînes quand elle se rapprocha du sabord.

— Eh oui. J’suis avec Kau et les autres.

— Et Kiel ?

— Elle va pas fort. Elle a pris un mauvais coup, et puis elle a essayé de discuter avec nos hôtesses.

— Je suis navrée…

— Bah, c’est la vie. Ça fait Plaisir de t’voir, dis donc. Quel bon vent t’amène ?

Au Plaisir de cette rencontre inattendue succédait maintenant l’inconfort de sa position et la crainte d’être surprise. Elle n’avait aucune envie de découvrir par elle-même dans quelles conditions son amie était détenue.

— Je veux libérer Renna. Ensuite j’irai chercher de l’aide.

— Si on était libres, nous, on pourrait t’aider…

« C’est ça, comme un lugar dans un magasin de porcelaine », se dit Maïa. Ces idéalistes ne faisaient pas le poids contre les pirates. « Et puis, je ne vous dois rien. » D’un autre côté… Même si l’évasion des rades ne servait qu’à libérer les deux navires ou à les brûler, ce serait toujours ça de pris.

— Vous ferez tout ce que je vous dirai ? demanda-t-elle.

Si elle n’avait pas eu un instant d’hésitation, Maïa aurait su qu’elle mentait.

— D’accord, Maïa. On t’obéira au doigt et à l’œil.

— Combien y a-t-il de gardes ?

— Deux, des fois trois, d’vant la porte. Y en a une qui ronfle, c’est une abomination.

Maïa aurait eu d’autres questions à poser, mais le tremblement de sa jambe empirait de seconde en seconde. Il ne manquerait plus qu’elle retombe dans le lagon…

— Je vais voir ce que je peux faire, soupira-t-elle. Mais je ne vous promets rien !

Thalla lui serra la cheville d’une main frémissante d’espoir. Maïa se relevait quand quelque chose lui piqua la cuisse. De sa main libre, elle prit les ciseaux enveloppés de tissu, se pencha à nouveau, les jeta dans le sabord et repartit.

Par bonheur, ses bras s’étaient un peu reposés. Elle se balança bientôt presque à la verticale, le dos collé à la coque. Si on lui avait dit qu’elle vivrait des aventures pareilles en quittant la citadelle maternelle… À présent, elle ne pensait pas plus loin que la prochaine traction de ses bras, la reptation coordonnée de ses mains, de ses genoux et de ses chevilles. Elle passa enfin une jambe par-dessus le bastingage, roula sur le pont inférieur et se réfugia à l’ombre du grand mât le temps que ses souffrances s’apaisent un peu. Et de scruter les bruits de la nuit : les imperceptibles craquements du bateau. Le clapotis des vaguelettes contre la coque. Un lointain murmure. Sur le pont du Téméraire, de l’autre côté de la jetée, deux femmes au front ceint du bandana rouge jouaient aux dés accroupies près d’une barrique sur laquelle était posée une lanterne.

Le Manitou paraissait désert. Bien sûr, d’après ce qu’avait dit Thalla, une paire de gros bras devait monter la garde à la porte de la soute. Néanmoins, il avait dû falloir quelque chose de sérieux pour éloigner ainsi toutes les autres pirates.

Maïa se reposait essentiellement sur la vue et l’ouïe pour repérer le danger, mais à présent qu’elle ne se sentait pas directement menacée, elle était envahie d’autres sensations, surtout olfactives. « Manger ! » se dit-elle tout à coup, et elle fila vers l’arrière. Elle y trouva les reliefs d’un récent repas.

De la vaisselle sale trempait dans un chaudron d’eau salée. Elle poursuivit son exploration et tomba enfin sur un tas de biscuits durs et un tonnelet d’eau douce.

Elle but avidement, dévorant entre chaque gorgée un bout de biscuit trempé dans l’eau tout en cherchant du regard un sac, quelque chose où fourrer de la nourriture pour Brod. Au moins pourrait-elle lui laisser de quoi manger dans le canot.

Elle savait où trouver ça. Les mains pleines de biscuits, elle se hâta vers l’échelle qui menait vers la cabine qu’elle avait occupée, quelques semaines auparavant, avec une dizaine de compagnes. Elle descendit sans bruit et s’assura d’un rapide coup d’œil que personne ne dormait dans l’une des couchettes. Chose peu probable, au demeurant, tout le monde étant descendu à terre en réponse à un ordre mystérieux.

Elle s’aperçut tout à coup qu’elle frissonnait. « Pourquoi ne pas faucher aussi des vêtements ? »

Sa couchette avait été réquisitionnée par une femme plus grande qu’elle de plusieurs tailles et qui devait être fâchée avec l’eau et le savon, mais elle trouva une chemise et un pantalon à peu près de sa taille sur celle d’à côté. Tout en mâchonnant les biscuits coriaces, elle ôta ses frusques en lambeaux et enfila les articles volés. Elle dut serrer à mort la ficelle qui servait de ceinture au pantalon, mais c’était toujours mieux que rien. Un manteau propre, bien qu’usé jusqu’à la trame, compléta le tout. Elle se sentit soudain un peu coupable envers le pauvre Brod qui devait crever de froid et de faim sur son perchoir.

« Bon, et maintenant ? » se demanda-t-elle en glissant son gourdin dans sa ceinture. Elle doutait que Renna fût enfermé dans un endroit aussi peu sûr que le Manitou. Il devait plutôt croupir au fin fond du sanctuaire. Oserait-elle y entrer et se mettre à sa recherche ? Plus elle y pensait, plus l’idée de libérer Thalla et les autres lui souriait. Si les rades pouvaient s’emparer du Manitou, puis créer une diversion pendant que Maïa se glissait discrètement dans le sanctuaire…

« Première chose à faire : éliminer les gardes. Ça n’a pas l’air difficile, comme ça, mais comment vais-je m’y prendre ?

« Voyons, je pourrais descendre dans le couloir de cale et me faire passer pour une messagère… ou lancer un faux appel à l’aide. Assommer la première qui sort, et puis… recommencer ? Ou aller à la rencontre de la suivante ?

« Et si elles sont trois ? Ou plus ? »

C’était un plan foireux… qu’elle était farouchement résolue à faire fonctionner. Au moins, après, elle ne serait plus seule. Les rades auraient peut-être une ou deux idées à proposer, de leur côté. Maïa regarda autour d’elle, à la recherche d’une arme. Elle ne trouva qu’un petit couteau qu’elle fourra dans sa poche. Elle était au pied de l’échelle quand la porte s’ouvrit, éclairant son visage et dessinant les contours d’une silhouette corpulente. Maïa la regarda, atterrée.

— Y m’semblait bien avoir entendu du bruit, fit une voix bourrue. Allez, au boulot. J’te couvre plus, c’est fini !

La pirate fit demi-tour, laissant Maïa sans voix. Elle se hâta de la suivre, dans l’espoir de l’attaquer par-derrière, mais arrivée à la porte, son cœur se serra à la vue de quatre femmes qui tiraient de longs objets luisants d’une caisse.

« Des fusils », se dit Maïa. Ces pirates étaient bien équipées. Mais elle n’en était plus à ça près. « Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Si Baltha et sa bande l’emportent, qui ira pinailler sur quelques délits mineurs ? »

— Alors, t’arrives ? lança la première femme.

Maïa s’approcha en traînant les pieds, tête basse. Elle eut un choc quand on lui fourra dans les bras trois fusils. Elle les serra contre elle, ignorant ce qu’elle devait faire.

— Oublie pas les munitions, Racila, fit une femme autoritaire à la petite pirate qui distribuait les armes. C’est bon, on y va, ou Togay va nous mettre au pain sec et à l’eau pour la semaine.

Maïa tenta de se mettre en queue du groupe, mais la cheffe la fit passer devant. Elle descendit la passerelle, suivit la jetée, puis s’engagea sur des lattes de bois bruyantes menant vers deux bras de lumière jumeaux, de part et d’autre de l’entrée du sanctuaire.

Des fusils chargés, des cris, des groupes de femmes qui se hâtaient fébrilement dans la nuit. Drôle de fête du Soleil lointain… Que se passait-il, nom de Lysos ?

Maïa crut le pire arrivé en montant les vastes marches et en passant sous la lumière crue des torches. Puis en voyant qu’elle n’était pas démasquée sur-le-champ, elle comprit que ce n’était pas l’obscurité qui l’avait sauvée sur le navire.

« Soit elles sont si nombreuses qu’elles ne se connaissent pas toutes. Soit elles me prennent pour Leie. »

L’idée de se faire passer pour sa sœur lui était naturellement venue, mais la ruse lui avait paru trop facile à éventer. Leie était sans doute coiffée autrement, arborait des cicatrices distinctes des siennes, et indiquerait par mille signes qu’elle connaissait ces femmes parfaitement inconnues de Maïa. Et que ferait-elle quand la vraie Leie se montrerait ?

Elle avait finalement décidé de ne s’y risquer qu’en dernier ressort. À présent, elle n’avait plus le choix. Elle était bien obligée d’y aller au culot.

— C’trou à rats est aussi grand qu’une ville ! fit sotto voce une petite grincheuse. Si on a pas fouillé cent tûmes on en a pas fouillé une. T’as rudement bien fait d’te défiler.

— Ça tu l’as dit ! répondit Maïa sur le même ton. J’me suis pas engagée pour cavaler comme ça dans tous les sens. Z’avez trouvé quelque chose ?

— Nan. On a pas vu la barbe ou l’prépuce de c’bestiau vril. Togay a pourtant offert une bonne récompense.

Ça confirmait les soupçons de Maïa. « Elles cherchent un homme, Renna », se dit-elle, le cœur battant. Puis elle s’obligea à reprendre son calme. « Ce n’est pas prouvé du tout. Il pourrait très bien s’agir d’un marin du Manitou, par exemple. »

L’entrée portait les stigmates de l’antique terreur venue de l’espace. Un portique de fortune séparait l’escalier ébranlé d’un vestibule qui avait dû être splendide autrefois mais dont les fissures avaient été rafistolées tant bien que mal avec du plâtre que le sel et le temps avaient attaqué.

Le groupe arriva à un vaste hall d’où partaient de larges corridors et prit le couloir central, qui s’enfonçait droit dans la montagne. Des guirlandes d’ampoules moribondes alimentées par un générateur à charbon asthmatique créaient des îlots de lumière tous les dix mètres environ. Au-delà régnait une obscurité pleine de mystères que trouait parfois une lanterne. Au loin, les murs renvoyaient des échos de voix fébriles que l’ombre engloutissait presque totalement.

Les couloirs labyrinthiques, les lourds pilastres typiquement masculins rappelaient à Maïa le sanctuaire de Longue Vallée, mais celui-ci était plus vaste, et surtout manifestement plus ancien. Les traînées de suie, les graffitis qui ornaient les murs et les plafonds témoignaient du nombre de visiteurs, ermites ou chasseuses de trésor, qui étaient passés par là au fil des siècles, la torche à la main.

Il y avait une autre différence : ici, une frise formée de séquences des dix-huit lettres de l’alphabet liturgique était gravée dans la pierre, juste au niveau des yeux, le long de tous les corridors et dans toutes les salles.

Le groupe de Maïa traversa une salle majestueuse, au plafond voûté, uniquement meublée de quelques tapis et d’une immense cheminée sculptée où crépitait une flambée. Des bouteilles, des chopes et divers jeux gisaient çà et là, comme s’ils avaient été abandonnés en hâte.

— On dirait qu’ça va pas comme elles veulent, risqua Maïa à l’oreille de la petite var grincheuse. Personne a eu l’idée d’laisser c’vril où il est et d’mettre les voiles ?

L’effarement de l’autre en disait plus long qu’un discours.

— Qu’est-ce que t’attends pour leur proposer ? Si Togay et Baltha t’envoient pas faire de la brasse coulée, j’te suis !

Maïa dissimula un sourire. Il fallait que l’enjeu soit de taille pour provoquer une telle réaction. Elle se réjouissait d’apprendre qu’il leur avait faussé compagnie. « Restait maintenant à le retrouver avant qu’elles ne s’énervent pour de bon. »

Soudain, elle se rappela ce qu’elle avait dans les bras : de longs bâtons de bois, de métal – et de mort. Les pirates avaient apparemment décidé de ne pas faire cadeau à d’autres de ce qu’elles ne pourraient avoir.

Maïa se concentra sur l’étrange frise pour oublier sa terreur. Elle reconnaissait çà et là des passages du Quart Livre de Lysos, ou Livre des Énigmes. D’autres segments semblaient répéter interminablement des syllabes dénuées de sens, comme si les symboles avaient été gravés par un artiste analphabète uniquement intéressé par leur beauté. Il s’en dégageait néanmoins une impression de vénération prodigieuse, intemporelle.

Les hommes étaient admis dans l’Église orthodoxe, qui leur reconnaissait une âme, mais cette vision était insolite dans un lieu réservé aux mâles. Peut-être, dans un lointain passé, les hommes vivaient-ils dans la communauté spirituelle de Stratos, avant l’ère de gloire, de terreur puis de traîtrise qui avait mené de la Grande Défense au renversement des Rois.

Le groupe passa devant des salles noires, vides, sans doute déjà fouillées, et entra dans un hall immense d’où partaient six grands escaliers de pierre. La frise énigmatique ornait toutes les surfaces libres. La lumière rasante des rares ampoules soulignait les lettres gravées d’ombres qui en augmentaient le mystère. Cette grandiose architecture aurait impressionné Maïa si elle n’avait connu l’existence de merveilles souterraines plus grandes encore, catacombes secrètes renfermant une puissance que les pirates ne soupçonnaient pas. Ce rappel de leur faillibilité remonta le moral de Maïa.

Deux femmes à l’air las, armées de treppes, montaient la garde dans la salle. Maïa détourna le visage en passant devant elles, mais c’est à peine si elles levèrent les yeux.

La guirlande d’ampoules électriques descendait l’escalier de droite. Le groupe de Maïa prit celui du milieu, qui montait dans la Dent du Dragon. Deux femmes remontèrent la mèche de leur lampe à huile. Tout en les suivant, Maïa regarda vers le bas. Quatre silhouettes gesticulaient en bavardant avec véhémence, deux niveaux plus bas, à l’entrée du couloir éclairé. Maïa frissonna en reconnaissant une voix dure.

« Baltha. » L’ex-mercenaire discutait avec une autre traîtresse du Manitou, une dénommée Riss, et deux femmes qu’elle n’avait jamais vues. Maïa recula précipitamment dans l’ombre et rejoignit ses compagnes. Pas question que Baltha l’aperçoive. Elle la reconnaîtrait au premier coup d’œil.

Et le groupe de Maïa s’enfonçait toujours dans la montagne. D’immenses ombres semblaient sortir en voletant de leurs jambes et de leur corps, fuyant les lanternes comme autant d’incarnations tressautantes de la peur, de caricatures des brèves mais ardentes angoisses des vivants ou des esprits revenant saluer les ombres d’antiques disparus qui hantaient ces lieux.

Si Maïa avait appris à supporter l’eau et le vide, il lui semblait qu’elle ne se ferait jamais aux souterrains. Elle ne les redoutait pas mais ne les appréciait guère. Elle commençait d’ailleurs à se demander si même les hommes s’y sentaient bien. Peut-être ne s’y réfugiaient-ils que faute de mieux.

— Et où le cherchent-elles… euh, le cherche-t-on maintenant ? souffla Maïa à l’intention de la petite var ronchonne.

— En haut, répondit l’autre. Y a des fenêtres qui donnent sur la mer et sur le lagon. Si on voit quelqu’un, on a pour ordre d’le harponner. Et aussi d’chercher des signes qu’le vril est monté aussi haut. Des traces de pas, ce genre de trucs. Courage, c’est p’t’êt nous qu’on aura la récompense.

La var rougeaude qui menait la troupe lui jeta un regard noir. La petite var grimaça une insulte silencieuse quand elle se retourna.

— Et la pièce où il était enfermé ? chuchota Maïa. On a trouvé des indices dedans ?

— D’mande ça à Baltha, lança la pirate avec un vague mouvement de menton vers l’endroit d’où elles venaient. Tout l’monde avait fini d’regarder qu’elle fouinait encore dedans.

Elle frissonna, comme à un souvenir bizarre, ou effrayant.

Maïa réfléchit tout en marchant en silence. Cette expédition ne la mènerait manifestement à rien. Mais comment filer ?

Elles arrivèrent à un escalier en colimaçon et s’y engagèrent en file indienne. Arrivée sur le palier, Maïa se dandina d’un pied sur l’autre. Quand la cheffe se tourna vers elle, elle lui fourra ses fusils dans les bras.

— Faut que je… enfin, tu sais quoi…, bredouilla-t-elle.

— Je t’attends, soupira l’autre, excédée.

— C’est pas la peine, rétorqua Maïa avec une feinte confusion. J’risque pas d’me perdre, et puis y a une rampe. J’vous rattrape tout de suite.

— Ouais, ben dépêche-toi. Si tu r’trouves pas la lampe, t’auras pas volé d’te perdre.

Elle suivit les autres tandis que Maïa se glissait dans une pièce proche. Quand les bruits de pas se furent éloignés, elle ressortit et, se guidant sur une vague lueur, rebroussa rapidement chemin. « J’aurais peut-être pu garder un fusil ? » se demanda-t-elle, et elle conclut qu’elle avait bien fait de s’abstenir. « Rien de tel pour attirer les soupçons…»

Elle se retrouva bientôt dans la grande salle centrale et examina prudemment le sol. Deux femmes montaient toujours la garde à l’endroit où la guirlande d’ampoules s’enfonçait dans l’escalier. Maïa devrait passer près d’elles, puis de Baltha et de Riss, pour gagner l’endroit où Renna avait été emprisonné et par où elle comptait commencer ses investigations.

Seulement c’était plus que risqué. « Il y a peut-être un autre chemin. Si tous les couloirs donnent sur un escalier en colimaçon, il y en aura peut-être un dans la salle sud…»

Un bruit de pas la fit s’accroupir près de la rambarde de pierre. Des femmes s’approchaient des gardes : Baltha, Riss et deux grandes vars, dont l’une avait l’air aussi autoritaire que Baltha. Arrivé sur le palier, le quatuor se tourna vers l’entrée du sanctuaire, où apparut une mince silhouette. Maïa sentit son sang se figer dans ses veines.

— Vous vouliez me voir, Togay ? demanda l’arrivante.

— Oui, Leie, répondit la femme au port imposant d’une voix de Carienne cultivée. Désolée, mais je dois te faire enfermer jusqu’à ce que nous ayons retrouvé l’étranger et que nous repartions.

Leie était dans l’ombre, mais il est clair qu’elle était bouleversée.

— Enfin, Togay, je vous ai déjà expliqué…

— Je sais. Je leur ai dit que tu étais l’une des plus brillantes et des plus travailleuses d’entre nous. Mais depuis les événements de Grimké, et surtout de ce soir…

— J’y peux rien si Maïa s’est échappée, moi ! Et sa mort ne vous suffit pas ? Quant au prisonnier, je n’étais même pas dans le coin quand il a disparu !

— On t’a vu lui parler, comme ta sœur ! coupa Riss. On a raison d’dire que l’bois pourri peut pas être sculpté. T’as p’t’êt raison quand tu dis qu’c’est ni une clone ni une flic, reprit-elle sèchement en regardant la dénommée Togay, mais si elle veut venger sa sœur ? Tu t’rappelles comme elle était contre nous quand on a fait la peau à Corsh et à ses hommes ? Moi, j’dis qu’on d’vrait la foutre dans l’lagon, par sécurité.

— Togay ! implora Leie, mais la grande femme à la forte mâchoire secoua implacablement la tête.

Baltha esquissa un sourire satisfait et fit signe aux deux gardes d’emmener Leie, qui se laissa faire sans résistance. Tout le monde disparut dans l’escalier sud, et un silence poussiéreux se rétablit.

Un fil électrique garni de rares ampoules descendait vers l’étage inférieur. Maïa laissa les pirates et leur prisonnière prendre un peu d’avance et les suivit sans bruit, en se plaquant dans l’ombre à la moindre alerte. Quand le groupe prit un couloir transversal, elle courut jusqu’au coin et jeta un discret coup d’œil de l’autre côté.

Les femmes s’étaient arrêtées devant une porte de métal gardée par deux des leurs. L’une d’elles portait une arme inquiétante, comme Maïa n’en avait vu qu’une fois dans sa vie : une machine conçue pour cracher la mort à doses massives.

Il y eut un bref conciliabule, un bruit de clés. La porte s’ouvrit. Des formes surprises s’agitèrent dans la cellule. On poussa sa sœur à l’intérieur. Une pirate éclata de rire.

— Sois gentille avec tes nouveaux amis, Pu-pucelle, et tu t’débarrasseras p’t’êt d’ton surnom avant d’te noyer avec eux !

— La ferme, coupa Baltha tandis que la porte se refermait, puis toutes les femmes sauf les gardes entrèrent dans la pièce suivante. Des bancs étaient alignés le long d’un des murs. Baltha et ses acolytes tournaient en rond, passant devant la porte. Des cris de fureur et de dépit parvenaient à Maïa qui distingua ces paroles :

— … vont pas aimer ça, en ville. Pas aimer ça du tout !

Elle était tellement absorbée qu’elle ne remarqua le bruit de pas qu’au bout d’un moment. Elle fit volte-face, prête à bondir. Une silhouette isolée approchait, fugitivement illuminée quand elle passait sous une ampoule. Bientôt, Maïa distingua une femme au visage grêlé de petite vérole et aux cheveux roussâtres retenus par un bandana dans les mêmes tons. Elle portait un seau dans chaque main, et arborait un grand sourire au-dessus de son tablier taché. Ce sourire empêcha Maïa de bouger, pétrifiée qu’elle était par l’indécision.

— Zoks ! Pas b’soin d’te percher si près, p’tit oiseau curieux. J’les entends gueuler d’puis la grande salle ! Qu’est-ce qu’elles ont, encore ? Z’ont trouvé leur fantôme d’homme ? Ou c’est-y qu’elles ont l’intention de nous l’faire chercher toute la nuit ?

Maïa se força à sourire. Elle pourrait se faire passer pour sa sœur tant que la nouvelle de son arrestation ne serait pas connue… Autant dire quelques minutes, tout au plus.

— J’crois qu’on est bonnes pour y passer la nuit.

— Avec tout c’chambard, j’suis en retard pour l’dîner d’ces vrils, mais vu l’sort qu’on leur réserve…, soupira la femme en posant ses seaux à terre. Enfin, moi j’dis qu’même un homme a l’droit d’manger avant d’rejoindre Lysos.

Allons bon ! Maïa avait encore moins de temps devant elle que prévu. Dès que la cuisinière entrerait dans la cellule et verrait Leie, tout serait fichu.

— J’sais pourquoi t’es là, reprit la femme sur le ton de la conspiration.

— Ah ? fit Maïa en portant discrètement la main à sa ceinture.

— T’espères trouver des indices, reprit la grosse var avec un clin d’œil. Tu surveilles les patronnes en douce, pire tu t’casses en vitesse chercher la récompense ! C’est d’bonne guerre. J’ai été jeune, moi aussi, avec la tête pleine d’idées givreuses. T’inquiète pas, tu l’auras, ton clan, estivienne.

— Je… je crois avoir trouvé un indice. Un indice que personne d’autre n’a remarqué.

— Ah bon ? fit la femme de cuisine en se penchant, les yeux brillants. C’est quoi ?

— Faudrait être deux pour le soulever, reprit Maïa d’un ton de confidence. Viens, je vais te montrer.

Elle lui indiqua l’entrée d’une pièce sombre, juste à côté, lui fit signe de passer devant et leva son gourdin.

Par la suite, elle eut beau énumérer toutes les bonnes raisons qu’elle avait d’agir, elle se sentit au-dessous de tout.

La pièce n’était pas tout à fait vide : des étagères de pierre, des bouts de planches prouvaient qu’elle avait jadis servi de bibliothèque, mais à part de petits bouts de cuir racorni, les livres n’étaient plus que poussière. Maïa traîna la cuisinière estourbie dans la pièce, récupéra ses seaux, échangea son manteau contre celui de sa victime et se noua son bandana bas sur le front, presque sur les yeux. Il était temps : un bruit de pas et de voix approchait. Tapie dans les ombres, Maïa compta les silhouettes qui passaient devant elle, retournant vers la salle centrale. Six femmes, qui s’engueulaient encore. Baltha avait l’air furieuse.

— … tout ça pour une p’tite boîte de merde d’étranger ! On s’débarrassera p’t’êt d’un clan ou deux avec les bestioles trouvées dans les boyaux d’l’Extérieur, mais un arrangement politique nous aurait été rudement utile. Sans sa technologie, la moitié d’ces bêcheuses de clones peuvent toujours crever…

Les voix moururent. Maïa s’obligea à attendre. Bientôt, le groupe qui l’avait découverte à bord du Manitou rapporterait la disparition de « Leie » et on commencerait à se demander comment elle faisait pour se trouver en deux endroits à la fois.

Le cœur battant, Maïa ramassa les seaux de nourriture et quitta la pièce. Elle tourna dans le couloir et s’avança d’un pas traînant vers les deux vars qui gardaient la porte de la cellule. Après tout, elles n’avaient aucune raison de se méfier, d’autant qu’elle arrivait peu après le départ des cheffes. Cela voulait dire qu’elle avait dû les croiser en venant et devait donc contribuer à endormir la vigilance des gardes.

Un déclic l’avertit pourtant que la guerrière au fusil automatique braquait son arme sur elle. Maïa ne connaissait ces engins de mort que par on-dit, mais elle avait appris récemment combien de choses sont tenues secrètes en ce bas monde.

Elle eut la vision d’une porte de pierre s’ouvrant lentement sur ce que les Lamaïs tenaient tant à garder pour elles. À la lumière des récents événements, ce qui lui avait alors paru si terrible lui semblait maintenant d’un piètre intérêt. C’était plutôt risible. Ou à pleurer.

Mais ce n’était pas le moment de faire ni l’un ni l’autre. Elle continua de marcher lourdement, tête basse, et marmonna :

— La bouffe pour les vrils.

— Je m’demande bien pourquoi on s’casse la tête pour eux ! s’esclaffa la femme au fusil.

— C’est pas à moi qu’y faut d’mander ça, rétorqua-t-elle avec lassitude. Bon, j’peux entrer, m’débarrasser d’ce truc ?

— Chais pas, fit la deuxième garde en prenant un trousseau de clés de sa main libre (l’autre tenait une pique treppe), mais moi j’trouve dommage de gaspiller tous ces mecs. Y va pas tarder à y avoir du givre. On pourrait s’les…

— Ça va, Glinn, ronchonna la première en se postant derrière Maïa, prête à faire feu sur les candidats à l’évasion. Tu vas encore t’exciter et…

Quand la porte s’ouvrit, Maïa avança d’un pas et fit décrire un arc au seau de droite, le projetant vers la matonne au fusil. Elle se plia en deux, trop stupéfaite pour penser à crier. « Une de chute ! » se dit Maïa, ravie.

Elle s’était réjouie trop vite. La pirate était coriace. Elle se redressa sur un genou et pointa son arme sur Maïa. Le second seau lui fracassa le crâne, et elle s’écroula, sonnée.

Maïa n’avait pas lâché le seau. Elle l’envoya vers l’autre garde, qui l’esquiva avec l’agilité des mercenaires bien entraînées. Le récipient heurta la porte et se vida de son contenu peu ragoûtant. Maïa chargea, prit un coup de pique treppe à l’épaule, mais plaqua la pirate au sol, dans la cellule.

Ce fut une sombre mêlée. Maïa s’agrippait à son adversaire avec l’énergie du désespoir. Il lui semblait avoir affaire à une véritable anguille et que ses coups ne portaient pas tandis que des éclairs de douleur lui parcouraient le flanc gauche et le dessous du genou.

Tout en se cramponnant à la treppe de son ennemie, Maïa voyait vaguement des hommes tendre les mains vers elle, mais ils étaient enchaînés aux marches de ce qui était une espèce d’arène entourée de gradins. La garde lui soufflait au visage son haleine brûlante. « Je ne vais pas pouvoir tenir », se dit-elle.

Soudain, deux mains se refermèrent sur la gorge de la pirate qui émit un hurlement et repoussa violemment Maïa. La pique acérée la manqua de peu, puis la brute la lâcha pour essayer de griffer son assaillante, une femme beaucoup plus petite qu’elle ancrée sur son dos comme un chat sauvage. Maïa était à bout de forces, mais elle se jeta sur la pirate qui ruait et se débattait et, peu à peu, son alliée et elle parvinrent à l’amener à portée du capitaine Poulandres et de ses hommes.

Après ça, elles restèrent un moment allongées par terre, le temps de reprendre leur souffle. Puis Leie prit la main de sa sœur dans la sienne.

— D’accord…, fit-elle entre deux halètements, d’un air contrit que Maïa ne lui avait jamais vu de sa vie. Mon plan n’a pas très bien marché. Voyons le tien…

Le coin de couloir d’où Maïa avait espionné Baltha et Togay offrait un poste d’observation de choix. Pourtant, Poulandres et ses hommes n’étaient pas enthousiastes. Ils étaient courageux, furieux et très conscients du sort qui les attendait, mais ils ne voulaient pas toucher au fusil automatique.

— Écoutez, c’est quand même simple. J’ai déjà vu ce modèle. Il suffit de faire glisser ce levier…

— Je vois bien comment ça marche, coupa Poulandres en détournant les yeux de l’engin comme si sa vue le dégoûtait. Écoutez, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous aider. Mais l’une de vous ne pourrait-elle pas manier ce… ?

Avant de rencontrer Renna, sa réaction aurait inspiré à Maïa de l’incompréhension ou du mépris. Aujourd’hui, elle savait comment les schémas comportementaux tracés par Lysos s’étaient renforcés au cours des millénaires afin d’inspirer aux hommes une haine viscérale pour toute forme de violence.

Enfin, la nature guerrière de l’homme n’avait pas été éradiquée, seulement réprimée, cadrée, contrôlée. Il faudrait une puissante motivation pour pousser un homme comme Poulandres à tuer, mais Maïa ne doutait pas que ce fût possible.

À côté, les marins se frottaient les chevilles. Trois femmes à moitié estourbies et bâillonnées avaient été enchaînées à leur place. Quelques-uns des hommes récupéraient en faisant la grimace le contenu d’un des seaux renversés. « Il faudrait songer au problème de nourriture », se dit Maïa. Qui sait quand ils sortiraient de là… Mais il y avait encore plus urgent.

— Leie, vérifie que d’autres escaliers ne mènent pas ici. Il ne s’agit pas de nous faire prendre à revers.

— D’accord, Maïa, répondit docilement sa sœur.

C’est à peine si elles avaient eu le temps de faire l’inventaire de leurs plaies et bosses avant de reprendre les hostilités. Elles n’avaient pas échangé trois paroles, et Maïa ne se sentait pas prête à passer l’éponge. Il était arrivé trop de choses depuis qu’elles avaient été séparées, sa sœur et elle. Elle finirait peut-être par lui accorder à nouveau sa confiance, mais il faudrait qu’elle fasse ses preuves.

Leie prit prudemment l’arme automatique et escorta Poulandres et plusieurs de ses hommes dans le couloir. Maïa avait une autre mission à remplir de son côté.

Elle quitta la cellule en traînant la jambe et prit à gauche, vers la grande salle où elle avait espionné Baltha et les autres pendant leur discussion. Elle était accompagnée par le mousse qu’elle avait affronté au jeu de la Vie, sur le Manitou. C’est lui qui la mit au courant de ce qui s’était passé depuis qu’on les avait débarquées sur Grimké, Naroïne, les femmes d’équipage et elle :

— Au début, on était dans une autre partie du sanctuaire, près de l’entrée, avec l’homme des étoiles. Il arrêtait pas d’gueuler qu’il voulait son jeu. Le jeu ! On y comprenait que dalle, surtout qu’il avait toujours son jeu électronique. Mais il disait qu’ça lui suffisait pas. Il refusait de manger ou de parler aux pirates tant qu’on nous aurait pas tous installés ici, dans les anciens terrains de tournois.

Maïa s’arrêta à la porte de la deuxième salle. Elle s’attendait à trouver une pièce similaire à la première – un grand amphithéâtre ovale entourant une arène quadrillée –, mais dans celle-ci, les gradins en demi-cercle faisaient face à un énorme mur nu devant lequel se dressaient une plate-forme et une estrade. On aurait dit une salle de conférence ou de concert, comme dans le palais des Citoyennes de Port Sanger.

— On l’prenait tous pour un dingue, mais comme il mettait les gardes en boule…, gloussa le mousse. Le capitaine leur a dit qu’on avait aussi besoin du jeu, pour des raisons religieuses. Elles ont récupéré nos affaires sur le bateau et elles nous ont descendus dans l’arène où vous nous avez trouvés.

— Et puis il a été transféré ici, fit Maïa pour inciter le gamin à poursuivre.

— Ouais. Au bout de quelques jours, il s’est mis à se plaindre de nos ronflements, de tout. Un vrai larveux. Alors elles l’ont installé là et on l’a plus entendu.

— Je vois.

Maïa jura intérieurement. En apprenant que Renna avait disparu d’une façon incompréhensible, elle s’était dit qu’il avait trouvé une autre porte à secret. C’était juste le genre de choses propre à bloquer les pirates et à lui permettre de s’échapper. Et à lui donner à elle un sérieux avantage.

Mais il n’y avait pas de porte de métal rouge ou d’énigme à base de dessins mobiles, juste des rangées de gradins et les énigmatiques phrases gravées sur tous les murs sauf celui qui se trouvait derrière l’estrade. Maïa balaya la salle du regard en se demandant pourquoi Renna s’était donné tant de mal pour s’y faire transférer.

— C’est quoi ? demanda le mousse, vaguement intimidé. C’est pas une arène de jeu de la Vie. C’était un lieu de prière ?

— Peut-être, avec tous ces textes sacrés aux murs… encore que je sois sûre que tout ne vient pas des Écritures, fit Maïa en secouant la tête, perplexe.

« Renna s’est évadé d’ici. C’est la seule chose dont je suis sûre. Ça, et le fait que les pirates ont dû passer la pièce au peigne fin, donc, pas la peine de recommencer. Mieux vaut essayer de suivre le raisonnement de Renna. Et d’abord, comment a-t-il su qu’il devait se faire transférer ici ? »

Il avait déjà, comme Maïa, été emprisonné dans un sanctuaire, mais ce n’était pas cette expérience qui avait pu l’amener à imaginer l’existence de cette salle.

« Il faut que je tire ça au clair, et vite…» Une nouvelle pensée accrut son angoisse.

« Avec toutes les pirates sur le pied de guerre, Brod va se faire repérer à coup sûr quand il essaiera de descendre. Elle vont le tirer comme un lièvre-volant sans défense. »

Maïa se concentra sur la salle et tenta de la voir d’un œil neuf, comme Renna quand il y était entré pour la première fois, mais n’y remarqua rien d’intéressant. Son regard revint sur les stances qui couvraient les murs des deux côtés et du fond de la salle. Elle en reconnaissait quelques-unes. Elle avait assez chanté les louanges de Mère Stratos, dans la chapelle de Lamatie…

Ce qui, écrit en lettres normales, donnait : «… to find what is hidden under strange lost stars », Trouver ce qu’occultent d’étranges étoiles perdues.

Elle grimaça en songeant qu’elle risquait fort de ne jamais revoir les étoiles. « Quelle heure peut-il bien être ? » se demanda-t-elle futilement. Elle tournait sur elle-même en observant les murs quand une tache anormale attira son regard. Elle dévala les marches en clopinant et contourna l’estrade. À l’endroit où des lignes de symboles rejoignaient le mur du fond, elle avait repéré des noircissures ordonnées qui n’étaient pas des lettres et qui avaient l’air beaucoup plus intéressantes.

— À quoi ça te fait penser ? murmura-t-elle en montrant les taches au mousse.

— J’sais pas, m’dame. On dirait qu’on a jeté de la bouffe sur le mur. La même saloperie qu’on nous donnait.

— Regarde de plus près, insista Maïa en regrettant que Brod ne soit pas à sa place. Ces marques ont été faites avec le doigt. Tu vois ? Un groupe de points par caractère syllabaire. Il y en a encore un ici, et aucune lettre ne se répète.

Chaque symbole est associé à un groupe de points. Intéressant, non ?

— Si vous le dites, m’dame.

Maïa dénombra dix-huit groupes de points différents.

— Je me demande combien de temps il lui a fallu pour trouver ça, marmonna-t-elle en secouant la tête.

Elle se mit à la place de Renna, emprisonné pour la deuxième fois sur un monde étranger, désespéré, épuisé. À force de regarder les phrases gravées sur les murs, l’idée lui était venue d’inventer un jeu en transformant les lettres en…

Des cris éclatèrent dans le couloir. Maïa se retourna. Un homme apparut au fond de l’arène et se mit à gesticuler.

— Trois salopes se sont pointées. On les a cueillies sans problème, sauf qu’elles ont eu le temps de gueuler avant qu’on les bâillonne et qu’il risque d’y avoir du grabuge.

Maïa acquiesça d’un hochement de tête et reprit son examen. « Renna a dû prendre ces symboles comme éléments de référence, mais de quoi ? Qu’a-t-il fabriqué dans cette salle ? »

Comme les pirates lui avaient laissé son jeu électronique – sans doute n’y avaient-elles vu qu’un jouet –, il avait pu tourner et retourner les combinaisons de points dans tous les sens, essayer de trouver les algorithmes qui régissaient leurs séquences. « Il aurait pu apprendre, en déchiffrant les symboles de l’arène où il était emprisonné avec les autres, qu’il y avait, dans le sanctuaire, un endroit intéressant, se serait démené pour s’y faire transférer…

« Bon, et après, comment en était-il sorti ? » Au moins l’énigme posée par la porte de métal donnant sur la caverne marine était claire : c’était une serrure à combinaison qu’il fallait ouvrir. Mais rien dans cette salle ne ressemblait à une porte, en dehors de celle par laquelle elle était entrée. Rien du tout.

Elle devait retrouver le raisonnement de l’homme des étoiles avec sa technologie avancée, alors qu’elle n’avait pas les mêmes instruments que lui, que son côté et sa jambe gauches la lançaient et qu’elle commençait à avoir un sacré mal de crâne.

Elle s’assit sur le premier rang de gradins et se prit la tête à deux mains. Une violente explosion ébranla les murs, mais elle ne releva même pas les yeux.

— Poulandres a fini par comprendre. Il se contente, pour le moment, de tirer à côté des pirates, mais si elles attaquent, je pense qu’il fera ce qui s’impose.

Leie s’assit à côté de Maïa, pas trop près, et elle parlait d’un ton hésitant, comme si elle se demandait quel accueil sa sœur allait lui réserver. Elle donna par deux fois l’impression de retenir ce qu’elle avait sur le bout de la langue et qui concernait probablement, songeait Maïa, ce qui s’était passé entre elles. Cette contrition apaisa un peu son ressentiment. Et puis c’était probablement toutes les excuses auxquelles elle aurait droit.

— Bref, reprit Leie d’une voix tendue. Combien de temps ça va prendre pour comprendre ce qui s’est passé ici ?

Maïa inspira profondément. Elle commença par lui expliquer le principe du code que Renna avait laissé sur le mur, les groupes de points qui représentaient vraisemblablement des formes « vivantes » du jeu de la Vie. Ou, plutôt, une variante du jeu différente par son « écologie ». Elle n’aurait su dire pourquoi, mais il lui semblait que chacune des configurations devait se régénérer sans fin dans le bon système de règles.

Des détonations retentissaient de loin en loin, mais pas la clameur indiquant une attaque massive, si bien que les deux sœurs ne bougèrent pas. Maïa passa rapidement sur la violence et les difficultés qu’elle avait rencontrées au cours des derniers mois, mais révéla à Leie le stupéfiant talent qu’elle s’était découvert : un talent qui s’appliquait à un étrange domaine, à la frontière de l’art et de l’intellect.

— Et moi qui croyais avoir vécu des trucs dingues ! souffla Leie. Quand j’ai appris que tu étais arrivée à cap Grange et que tu avais un boulot à Longue Vallée, j’ai décidé de rester un peu en mer avec… Mais je te raconterai ça plus tard. Continue. Ton histoire de jeu de la Vie pourrait-elle nous aider à comprendre comment Renna est sorti d’une pièce sans issue ?

— Eh non. Le jeu peut transmettre des données, comme n’importe quel langage ou système utilisant des symboles. Renna a réussi à transcrire les phrases gravées sur les murs. Peut-être à l’aide d’éléments glanés à la Grande Bibliothèque de Caria.

— Même quand on dispose de l’information, qu’on sait la lire, il faut encore trouver le moyen d’agir, d’appliquer ces données au monde réel. De provoquer des événements physiques.

— Pour s’évader de prison, par exemple.

— Exactement, fit Leie en se levant et en montant sur l’estrade de pierre. Après sa disparition, on a tout retourné dans cette salle dans l’espoir d’y trouver un passage secret ou je ne sais quoi. Moi, je n’essayais pas spécialement de me rendre utile, après l’assassinat du capitaine Corsh et de ses hommes. Et surtout depuis que je croyais qu’elles vous avaient tués à coups de canon, soupira-t-elle, et un masque de souffrance apparut sur son visage à ce souvenir. Je cherchais surtout un moyen de me barrer, moi aussi. C’est pour ça que je peux te dire qu’il n’y a pas d’issue secrète. En tout cas, je n’en ai pas vu. Mais j’ai repéré un ou deux trucs.

— Quoi donc ? grommela Maïa sans bouger, histoire de lui faire comprendre qu’elle lui en voulait toujours.

— Viens voir, lança Leie avec un peu de sa hargne d’antan.

Maïa fronça les sourcils mais s’approcha en claudiquant.

Leie se baissa et lui montra une rangée de boutons et de petits trous sertis dans le côté de l’énorme bloc de pierre.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Maïa.

— Ça, ne me le demande pas. On a toutes appuyé dessus. Les boutons cliquettent, mais c’est tout. Il ne se passe rien.

— Ils servaient peut-être à allumer des lumières. Dommage que le sanctuaire ne soit plus électrifié.

Faute de temps, Maïa ne lui avait pas parlé des souterrains tout proches, où vibrait encore une énergie titanesque. Les deux réseaux de cavernes devaient être complètement indépendants, afin que les intrus qui pénétraient dans le sanctuaire ne risquent pas de tomber sur les installations voisines.

— J’ai dit qu’il ne se passait rien, pas que le sanctuaire n’est plus électrifié, rectifia Leie.

Une détonation ébranla les murs de la salle. Les deux vars attendirent en retenant leur souffle, mais il n’y en eut pas d’autre. Leie indiqua, près des boutons, deux petits anneaux de métal distants d’un centimètre et entourant des trous profonds. Maïa mit le doigt sur l’un d’eux.

— Je ne sens rien, fit-elle, perplexe.

— Tu n’aurais pas un bout de métal sur toi ? demanda Leie.

Maïa fit non de la tête. Puis elle se ravisa, ouvrit l’étui de cuir de son petit sextant et le sortit précautionneusement.

— Où tu as trouvé ça ? s’étonna Leie.

— C’est une longue histoire, éluda Maïa avec un haussement d’épaules. Enfin, ce truc m’a été parfois utile.

Elle déplia les bras de visée. L’un d’eux se terminait par une pointe qui servait normalement d’indicateur pour lire les chiffres sur un cadran. Elle semblait assez fine pour entrer dans le trou.

— Je ne prétends pas être la première à avoir eu l’idée de vérifier s’il y avait de l’électricité, mais aucune de celles qui ont essayé n’ont rien senti, reprit Leie. Seulement ça veut peut-être dire que le courant est trop faible pour être détecté à la main. Tu te rappelles comment on testait ces piles salines minables que la Mère Claire nous faisait fabriquer, dans ce stupide cours de chimie ? Eh bien, j’ai fait pareil : j’ai enfoncé une baguette de crédit dans un trou et je l’ai touchée du bout de la langue.

— Et alors ? demanda Maïa, avec un intérêt croissant, tout en insérant la pointe dans un des petits trous.

— Alors ? Je te jure que tu sens un vague picotement de…

Leie n’alla pas au bout de sa phrase. Elle ouvrit de grands yeux. Maïa, elle aussi, regardait son petit sextant, ébahie.

Au centre de sa face latérale rayée et piquetée s’était allumée une fenêtre, pour la première fois peut-être depuis des siècles. De minuscules caractères, imparfaits, tremblotants, aux coins rognés, apparurent puis se stabilisèrent.

… trouver ce qui est caché…

— Sainte Mère de toute vie ! fit une voix grave.

Les deux jeunes filles levèrent les yeux, stupéfaites. Les paupières encore papillotantes, Maïa vit le capitaine Poulandres et un de ses officiers qui les regardaient, abasourdis, depuis la porte, en haut des gradins.

« Comment peuvent-ils voir, de là-haut, ce qu’on fabrique ? » se demanda platement Maïa.

— Je…, bredouilla Poulandres. Les pirates veulent vous parler. Elle disent… Par Lysos et toutes les vagues de la mer, comment avez-vous réussi ce tour-là ? articula-t-il enfin, oubliant le message dont il était chargé.

Maïa finit par se dire que le capitaine ne pouvait pas voir la minuscule inscription. C’était impossible. Il devait s’agir d’autre chose. Les deux sœurs se retournèrent avec ensemble et étouffèrent un même hoquet de surprise.

Sur toute la surface du mur jusque-là nu s’étendait une grille aux lignes presque imperceptibles sur laquelle dansaient des myriades de particules multicolores, et ces innombrables petits points formaient des dessins mouvants qui apparaissaient, se métamorphosaient et disparaissaient, offrant le spectacle orgiaque, coloré, de courants ondoyants, de marées, de jungles grouillantes, mélanges de structures et de confusion, ersatz de chaos et d’ordre, de vie et de mort.

Malgré les épreuves et les expériences traversées, certains traits de caractère doivent être trop profondément ancrés dans la personnalité pour changer. Encore une fois, ce fut Leie qui se reprit la première. Assez, en tout cas, pour parler.

— Euh, dit-elle d’une voix rauque, en jetant un coup d’œil en biais à Maïa. Eurêka ! Enfin, je crois…

L’effet fut encore plus spectaculaire quand, un peu plus tard, les pirates tentèrent d’intimider les mutins en coupant le courant des ampoules électriques. À ce moment-là, les hommes du Manitou qui n’étaient pas de garde s’étaient rassemblés dans l’ancienne cellule de Renna, sous la tempête de formes multicolores qui tourbillonnaient sur le mur. Ils consultaient leurs précieux livres de références à la lumière spectrale en discutant entre eux. Après avoir confirmé que les dix-huit figures simples faisaient bien partie de ce monde de simulacre, les joueurs même les plus experts s’étaient avoués incapables de donner un sens à ce paysage en folie.

— C’est de la magie, conclut le chef-cuistot d’un ton proche de la vénération.

— Non, c’est pas de la magie, rétorqua le médecin du bord. C’est bien plus que ça. C’est des mathématiques.

— Quelle différence ? fit d’un ton blasé le jeune aspirant que Maïa avait rencontré sur le Manitou. Ce sont deux systèmes symboliques qui hypnotisent les gens à force d’abstractions.

— Non, mon gars, reprit le médecin. Comme l’art et la politique, la magie consiste à persuader les autres de voir ce qu’on veut leur faire voir, à grand renfort d’incantations et de gestes ésotériques. Tout repose sur l’idée que la volonté du magicien est plus forte que la nature, mais la nature s’en fout. Elle est trop forte pour qu’on la domine et trop juste pour favoriser l’un plutôt que l’autre, mais cruelle, d’une logique aussi implacable avec une Mère de clan qu’avec une var née dans le caniveau. Ses règles s’appliquent à tous. Et elle a un profond amour pour les maths, soupira-t-il.

Tous conservèrent un moment de silence pendant que les extraordinaires formes mouvantes teintaient leurs visages des couleurs de l’arc-en-ciel.

— Mais les hommes ne sont pas doués pour les maths, objecta enfin l’aspirant d’un ton à la fois plaintif et furieux.

— C’est ce qu’on dit, répondit le médecin d’une voix grave.

Maïa comprit que les hommes lui seraient de peu d’utilité. Ils n’étaient pas plus formés qu’elle à la discipline supérieure sur laquelle devait s’appuyer ce prodige. Leur jeu favori était beau en soi. Les simples simulations de la vie auxquelles ils jouaient n’étaient qu’une succession de combines et d’intuition. C’était une goutte d’eau comparée à ce nouvel océan qui s’étendait devant eux.

En examinant les points isolément afin d’essayer de discerner les règles du jeu, elle avait d’abord dénombré un total de neuf couleurs, qui réagissaient quatre fois plus à leurs voisines immédiates qu’à celles du rang suivant, et ainsi de suite. Puis, en y regardant de plus près, elle s’était aperçue que chaque point était formé d’un amas d’autres plus petits, donc chacun réagissait lui-même à ceux qui l’entouraient.

Leie lui tapa sur l’épaule. Elle se retourna. Un messager venait vers elles, dans l’allée séparant les gradins. Il n’avait que trois mots à dire, qu’il articula en haletant.

— M’dame, elles arrivent.

Maïa dut faire un effort sur elle-même pour s’arracher à la contemplation du mur éblouissant. Elle était persuadée d’être plus utile ici que n’importe où ailleurs, mais Poulandres tenait à l’avoir avec lui pour parlementer avec les pirates.

— C’est indispensable. On n’achève pas un voyage sans capitaine. Une cargaison ne se vend pas sans propriétaire, avait-il décrété.

Maïa le rejoignit à contrecœur. Elle n’attendait pas grand bien de la négociation, et ne se priva pas de le lui dire.

— Il est vrai que nous sommes dans une impasse. Aucun des deux camps ne peut attaquer l’autre sans risquer de grosses pertes. Mais nous sommes vraiment dans un cul-de-sac. Avec le temps, elles peuvent nous déloger de plusieurs façons.

— Si nous sommes condamnés à mort, à quoi bon discuter ?

— Elles se doutent qu’il s’est passé quelque chose. Elles essaieront de nous baratiner avant de nous tomber dessus.

Maïa et le capitaine trouvèrent le navigateur à plat ventre au coin du mur, avec le fusil. Il regardait une petite lueur indiquant l’emplacement de l’escalier, que les pirates avait laissée afin de détecter tout assaut. Une mêlée dans le noir risquerait de leur coûter leur avantage en armes, en nombre et en position. C’était toujours l’impasse, pour le moment.

Maïa reconnut les deux femmes qui approchaient d’un pas régulier sur la grisaille.

— Prête ? demanda Poulandres.

Maïa acquiesça, la gorge nouée, et ils s’avancèrent à leur tour, couverts par le navigateur. Maïa était sûre que s’il y était obligé pour les protéger, il arriverait à surmonter ses inhibitions. À l’autre bout du couloir, des tireuses d’élite les visaient tout aussi sûrement, derrière leurs émissaires.

Les deux silhouettes prirent de la substance, et Maïa faillit piler net en reconnaissant Baltha et l’assistante de Togay, la cheffe pirate, mais elle se reprit. Les deux couples s’arrêtèrent à quelques mètres l’un de l’autre.

— Alors, les poilus du poitrail, à quoi vous jouez ? fit Baltha en secouant sa tête blonde.

— À pas grand-chose, répondit Poulandres d’un ton nonchalant. À rester vivants, surtout. Pour le moment, du moins.

— Vous êtes encore là, alors v’nez pas nous raconter qu’vous avez trouvé le moyen d’vous barrer. Qu’est-ce que vous préférez, capitaine ? Voir vos hommes cramer ou s’noyer ?

— Je doute que vous fassiez l’un ou l’autre de sitôt, intervint Maïa, la bouche sèche.

— Toi, petite peste, on t’a pas sonnée ! gronda Baltha.

— Vous devriez être plus polie avec notre nouvelle propriétaire, coupa Poulandres avec un calme inquiétant.

Maïa se retint de se retourner pour dévisager le capitaine, lequel donnait l’impression de régler un vulgaire problème de cargaison. Sa feinte était manifestement destinée à déstabiliser l’ennemi.

— Ça ? grinça Baltha en regardant Maïa avec une incrédulité très satisfaisante. Cette merdouille d’unik ? Elle boite encore plus que sa chichiteuse de sœur, celle qu’est crevée.

— Sers-toi de tes yeux, Baltha, fit Maïa d’un ton égal. Je ne suis pas tout à fait morte. Et puis, où crois-tu que ça va te mener d’insulter les autres, voleuse de merde ?

— Voleuse de merde… ? s’étrangla Baltha, puis elle dévisagea Maïa. Toi ?

— Tu piges toujours aussi vite, Baltha. Félicitations.

— Mais je t’ai vue exploser en mille morceaux…

— Si nous revenions à l’essentiel ? reprit Poulandres avec un sens parfait de l’à-propos. Vous avez, tout comme nous, des exigences absolues et d’autres auxquelles vous pourriez renoncer. Personnellement, par exemple, j’aimerais voir votre bande de salopes trimer comme des lugars dans une ferme de redressement, mais c’est moins urgent que de sortir de ce guêpier avec tous mes hommes en bon état. Faites-nous part de vos exigences et de ce que vous êtes prêtes à lâcher en contrepartie.

Voyant que Baltha dévisageait toujours Maïa, l’autre femme répondit à sa place.

— Nous cherchons l’Extérieur, fit-elle avec l’accent précieux des femmes de la côte Méchante. Nous exigeons de le récupérer. Tout le reste est négociable.

— Mouais. Il faudrait nous donner des garanties, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça la femme qui semblait habituée à ce genre de marchandage. Peut-être un échange de…

— Ça tient pas debout, coupa Baltha, sortant enfin de sa stupeur. S’ils savaient où il est, ils l’auraient suivi. Moi, j’dis qu’vous bluffez, capitaine. Vous avez rien à négocier.

— Vous voyez ces lumières ? fit le marin en haussant les épaules. Nous en avons fait plus en une heure que vous en deux jours.

Baltha jeta un coup d’œil aux lueurs qui irisaient le mur, au loin. Le dépit s’inscrivit sur ses traits durs.

— Aidez-nous à l’retrouver, répondit-elle, et nous vous laissons la vie sauve et le Manitou en prime.

— Ça me conviendrait, lâcha le capitaine, à la grande surprise de Maïa. Si je pensais pouvoir vous faire confiance. Je vais en parler à mes hommes. En attendant, vous pourriez rallumer les lumières. On verra plus tard pour la nourriture et l’eau. Ça te va, Maïa ?

« Tu parles ! » se dit-elle. Mais elle se contenta d’un bref hochement de tête. Le capitaine gagnait du temps, c’est tout.

Baltha commençait à montrer les dents. L’assistante de Togay s’interposa.

— Nous vous donnerons notre réponse dans une heure.

Les deux groupes firent demi-tour et repartirent comme ils étaient venus.

— Vous leur livreriez vraiment Renna ? souffla Maïa.

— Tu sais pas ce que c’est que d’avoir la responsabilité de toutes ces vies. J’aimerais pouvoir éviter de passer cet ignoble marché, mais rien n’est fait. Je voulais que tu assistes à la discussion pour que tu sois prévenue. Défends tes intérêts. Ils ne coïncideront peut-être pas toujours avec les nôtres.

« Le code d’honneur de la mer, se dit Maïa. Il m’avertit qu’il risque d’être amené à se retourner contre moi. Drôles de mœurs. » Mais elle marmonna :

— Vous savez bien qu’elles ne peuvent pas vous laisser partir. Vous en avez trop vu. Elles ne vous laisseront pas divulguer la vérité à leur sujet.

— Ça, ça dépend, fit-il d’un ton sibyllin. Pour le moment, nous avons gagné un peu de temps et c’est le principal.

« Mais que se passera-t-il à l’expiration de ce répit, quand les pirates perdront patience ? Et si elles n’arrivent pas à nous débusquer toutes seules, elles sont bien capables d’aller chercher de l’aide. Peut-être même auprès de leurs ennemies. »

Elle les voyait bien passer un marché avec leurs adversaires politiques, les Perkinistes, en échange du démantèlement de la citadelle. Finalement, ces extrémistes avaient plus de points communs entre elles que chacune avec les modérées.

Le jeune navigateur noir rangea son arme avec soulagement quand ils passèrent le coin. Leie étreignit Maïa, qui se sentit tout à coup allégée d’un poids terrible.

— Viens, lui dit-elle. On a du pain sur la planche.

Elle eut du mal à se concentrer au début, devant l’immense mur changeant. On attendait d’elle un miracle, qu’elle trouve le moyen de sortir de cette salle comme le Visiteur. Mais la menace de Baltha et la réponse troublante de Poulandres lui coupaient bras et jambes. En résolvant le problème, ne signait-elle pas l’arrêt de mort de Renna, sans qu’ils en retirent rien eux-mêmes ?

Ce spectacle fascinant eut vite raison de ses réticences, et c’est à peine si elle remarqua que les ampoules se rallumaient au fond de la salle, preuve que les pirates ne rejetaient pas toute idée de discussion en bloc.

C’est Leie qui découvrit comment changer le décor du mur grâce au sextant. Le petit instrument étant toujours branché, elle tourna par mégarde l’une des molettes graduées qui permettaient normalement d’observer les angles relatifs des étoiles. Les dessins se décalèrent aussitôt à droite et à gauche ! Elle tourna l’autre molette. Ils montèrent et disparurent en haut du mur tandis que de nouveaux apparaissaient par le bas.

— C’est génial ! s’exclama Maïa en essayant à son tour.

C’était comme si le mur était une fenêtre donnant sur quelque chose de beaucoup plus vaste, un monde simulé qui échappait aux limites de l’écran, un univers peut-être illimité.

Le regard s’essayait à trouver des analogies dans les configurations houleuses qui traversaient l’écran sans entraves. En tournant une molette du sextant, Maïa les suivait au-delà du cadre imposé par le mur, mais la vraie liberté, seules les formes elles-mêmes la connaissaient. Elles semblaient n’avoir aucune contrainte, ne craindre nul danger, ne pas admettre de limitation physique. C’était une idée enthousiasmante.

« Et si Renna s’était changé lui-même, par je ne sais quel moyen, s’il avait abandonné ce monde pour entrer dans… l’autre ? » C’était extravagant. Mais qui pouvait dire quels pouvoirs le Phylum avait développés durant les milliers d’années que les Fondatrices avaient passées à établir sur Stratos un monde pastoral, stable, aux antipodes de l’ère scientifique ?

Maïa appuya, pour voir, sur les boutons alignés à côté des trous. Il ne se passa rien. Peut-être commandaient-ils quelque chose d’aussi trivial que les lumières de la salle.

Puis Leie fit une autre découverte en modifiant l’orientation de l’un des bras de visée du sextant : tous les spectateurs qui étaient dans la salle eurent soudain l’impression vertigineuse de tomber dans un ciel infini.

Maïa détourna les yeux. Elle avait les mains crispées sur l’estrade de pierre. Elle se rendit compte que tous, autour d’elle, avaient la même réaction. Elle avait déjà fait des découvertes stupéfiantes, mais celle-ci les dépassait toutes, et de loin. Elle n’avait jamais entendu parler d’une simulation de la vie en trois dimensions. Le rythme parut s’accélérer. Les figures qui occupaient le centre de l’écran grandissaient, chassant au-dehors les plus proches des bords.

La sensation de chute était bien entendu illusoire, et Maïa la chassa en remettant les choses en perspective : le déplacement « vers l’avant » n’était qu’une exploration des détails de ce qui se trouvait au milieu du cadre. Le degré de finesse de l’analyse ne semblait pas avoir de limite.

— Stop ! ordonna Maïa en déglutissant avec difficulté. Leie, arrête. Repars dans l’autre sens.

Sa sœur se retourna avec un grand sourire.

— C’est pas génial ? fit-elle, radieuse. Je n’aurais jamais cru que les hommes puissent… Tu as dit quelque chose ?

— Oui : arrête et reviens en arrière !

— N’aie pas peur, va. Ce ne sont que des simulations…

— Je n’ai pas peur ! Reviens en arrière tout de suite !

Leie leva les sourcils mais s’abstint de répliquer et obtempéra. La « chute » se ralentit, cessa, et le mouvement s’inversa. Les formes ondoyantes du centre se mirent à rapetisser, à fondre vers le centre de l’écran, tandis que d’autres apparaissaient à la périphérie. Les spectateurs avaient à présent l’impression de prendre du recul, de s’élever, ce qui leur donnait une vision de plus en plus large, presque divine.

Maïa eut un bref instant le sentiment exaltant d’avoir rejoint Renna par le biais de cette expérience qui avait dû le ravir, lui aussi.

Elle se sentait en même temps écrasée. Renna lui avait expliqué que le jeu de la Vie était l’un des systèmes les plus simples d’une vaste famille de générateurs de formes appelés automates cellulaires. En voyant s’allumer le grand mur, Maïa avait espéré que les marins et leurs livres l’aideraient à résoudre l’énigme de cet écosystème d’une extrême complexité, mais ils étaient aussi sidérés qu’elle. L’ajout d’une troisième dimension ruinait tout espoir d’analyse simple.

Elle était pourtant persuadée de pouvoir résoudre ce mystère. Les mouvements étrangement répétitifs des dessins devaient obéir à des règles compréhensibles. « Si seulement j’avais une version informatique du jeu au lieu de ce petit sextant. Si je disposais d’autant d’heures qu’en a eues Renna. Et d’une partie seulement de ses connaissances en maths…»

Seulement voilà… De dépit, elle flanqua un coup de poing sur la table, faisant sursauter le petit instrument et arrachant un cri de protestation à Leie, qui ajouta que l’instrument n’était pas facile à « piloter » si on ne voulait pas que tout devienne flou : il avait du jeu et n’aurait pas volé une bonne réparation. Bref, quelqu’un l’avait vraiment déglingué.

« C’est déjà un miracle qu’il fonctionne », se dit Maïa.

Elle avait d’abord été ahurie de voir à quoi son vieil instrument pouvait servir. Mais en y réfléchissant, elle avait vu sur les bateaux de nombreux appareils encore plus anciens, dotés de petites fenêtres vides. Il devait être courant autrefois de se brancher sur l’Ancien Réseau… bien qu’elle doutât que les murs magiques eussent jamais été très courants, même avant la Grande Défense.

Et puis… Jusque-là, les formes qui arrivaient de la périphérie étaient plus ou moins similaires à celles qui disparaissaient au centre. Mais à présent, des serres noires entraient dans l’image par ses bords. Ces formes convulsées semblaient s’enrouler encore sur elles-mêmes, devenir d’énormes boules qui se ruaient vers le centre. Les sphéroïdes tombaient de tous les côtés, de plus en plus denses, rebondissant les uns contre les autres tandis que le mur s’assombrissait.

Le dernier et le plus gros agglomérat de boules se fondit en une entité nouvelle, une épaisse plaque phosphorescente. Sa tranche chatoyante sembla vibrer tel un archet alors qu’elle plongeait vers le centre de l’écran. Comme le point de vue apparent des spectateurs s’élevait toujours, la plaque diminua. Puis d’autres apparurent, et elles se relièrent entre elles, formant une cellule polygonale et vibrante, pareille à un gâteau de miel frissonnant. D’autres cellules vinrent s’ajouter à la multitude et se transformèrent en une écume iridescente qui se mit à scintiller, diminua et disparut sous les yeux de Maïa, sidérée. L’écran resta noir, vide, effrayant.

— Houlà ! grogna Leie, consternée, son visage luisant à la faible lueur des ampoules électriques. J’ai tout bousillé ?

— Non, lui assura Maïa. Le mur était blanc, avant. Ça marche toujours. Continue, ordonna-t-elle avec fermeté.

— Tu es sûre ? Alors je vais tirer un peu plus fort.

Elle imprima une secousse au petit bras. Dans l’obscurité explosa un groupe d’étincelles grosses comme des têtes d’épingles et tout à coup, les couleurs revinrent. Le pseudo point de vue reprit son ascension impérieuse tandis que des vagues convolutées de lumière décomposée pénétraient par les bords. Maïa n’eut que le temps de crier :

— Non ! Stop !

Tout se figea, en dehors de la lente danse sinueuse des motifs pareils à des volutes de fumée.

— Pourquoi ? s’étonna Leie. Ça remarche…

— Ça a toujours marché. Reviens en arrière, à l’écran noir, insista Maïa en résistant à l’envie de prendre sa place.

Leie soupira et poussa délicatement le petit levier. À nouveau, cette impression de tomber dans le vide, de rétrécir pendant que tout le reste devenait immense, gigantesque…

L’écran redevint noir, puis les alvéoles chatoyantes revinrent avant que Leie ait pu stopper le mouvement.

— C’est pas si facile ! Les leviers bougent par à-coups. Je n’aurais jamais laissé ce truc se déglinguer comme ça, moi !

Maïa retint la réplique qu’elle avait sur le bout de la langue. Leie s’escrimait sur l’appareil et essayait de ramener les bras récalcitrants en arrière par tractions infimes. Les structures cellulaires se transformèrent en écume et disparurent dans le noir. Seule traversait de temps en temps l’écran une tache floue trop rapide pour que l’œil la suive.

— Ça t’ennuierait de me dire ce qu’on cherche ? fit Leie.

— Continue, la pressa Maïa.

Elle sentait plus qu’elle ne les voyait les hommes massés autour d’elles et qui regardaient le mur noir comme s’ils tentaient de scruter le brouillard à la recherche de la lumière miraculeuse d’un phare. Tout à coup, l’un d’eux s’écria : « Stop ! » avant qu’elle ait eu le temps de dire ouf.

Leie réagit aussitôt. Le marin avait remarqué une tache de lumière dans le coin supérieur gauche. Elle paraissait d’un blanc presque pur, mais on y distinguait des poussières bleues et orangées. Leie tourna doucement les molettes qui commandaient les mouvements latéraux et centra l’objet.

On aurait dit un soleil de feu d’artifice. Un cyclone, dit un marin. Un ouragan, ou un vortex, suggérèrent d’autres.

Mais Maïa savait qu’ils se trompaient. Le vieux Bennett aurait identifié l’objet du premier coup d’œil. Renna y aurait vu un ami et un point de repère.

Émerveillée, elle contempla la splendeur qui était apparue sur le mur : une nébuleuse spirale, constituée d’éclatantes étoiles.

Chapitre XXV

Le capitaine fit demander à Maïa, par le mousse balbutiant, de revenir parlementer avec l’ennemi. Maïa lui répondit, par le même truchement, de faire appel à quelqu’un d’autre.

— J’ai besoin de temps ! dit-elle sèchement, sans se retourner, quand Poulandres vint en personne. Tout ce que je vous demande, c’est de gagner encore un peu de temps ! Et envoyez-moi votre navigateur, ajouta-t-elle comme il s’éloignait en marmonnant. Un professionnel pourrait nous être utile !

Relevé de sa garde, le jeune officier noir arriva alors que Leie et Maïa prenaient du recul par rapport à la nébuleuse et constataient qu’elle faisait partie d’un amas de galaxies diaphanes, lui-même perdu dans une arche sinueuse qui traversait le vide, telle une aurore boréale cosmique. Le navigateur ne put retenir un cri admiratif devant ce spectacle prodigieux.

Maïa reconnut que ça valait le coup d’œil, mais cette image donnait-elle une indication du chemin que Renna avait suivi ? Devaient-ils trouver sa destination dans ce macrocosme et y « aller » ? Ou bien ces entités étaient-elles des panneaux indicateurs d’un autre genre ?

Bien des problèmes se dressaient devant eux : contrôler l’image avec le sextant revenait à piloter une péniche dans un chenal étroit et sinueux. Les à-coups étaient inévitables.

L’inertie et le jeu des mécanismes faisaient passer l’échelle du trop grand au trop petit. Et personne, pas même le navigateur, n’avait la moindre idée de l’endroit où ils « étaient ».

— On s’sert pas des galaxies pour se repérer en mer, expliqua-t-il. Maintenant, si vous me montriez des étoiles…

— Ah, tu veux des étoiles ? grommela Maïa, au comble de la frustration. Je vais t’en donner, moi, tu vas voir ça !

Elle prit les commandes et, d’une poussée, « plongea » droit sur une nébuleuse qui grandit à une vitesse effrayante. Des gémissements se firent entendre dans son dos. Tout à coup, le ciel artificiel se couvrit de points brillants, distincts.

Des constellations, mais lesquelles ? Elle n’en reconnaissait aucune. Aucun repère susceptible d’indiquer la longitude, la latitude ou la saison à l’œil le mieux exercé.

— Ah, fit le navigateur d’un ton méditatif. J’ai pigé. Elles doivent être différentes selon l’point de vue où on s’place. Et si ça s’trouve, c’est même pas notre galaxie.

L’agacement de Maïa se transforma en sympathie : ces concepts ne devaient pas être faciles à appréhender pour un homme enraciné dans la tradition.

— Rien ne prouve que ces galaxies soient réelles, dit-elle. Ce sont peut-être des modèles imaginaires, créés par le jeu. Enfin, espérons que non… Remonte, Leie. Essayons de trouver quelque chose de connu.

Tandis que le champ d’étoiles reculait et se fondait parmi les autres, elle songeait que leur quête était probablement vouée à l’échec. Le seul objet cosmique qu’elle espérait reconnaître était Andromède, la plus proche voisine de la Voie lactée. Quelles chances avaient-ils d’apercevoir cette spirale particulière, et sous le bon angle ?

« Et tout ça en supposant que se balader dans cette pseudo-réalité a un rapport avec la façon dont Renna s’est évadé…»

Dans ce cas, ça avait dû être plus facile pour lui. Il avait peut-être introduit des coordonnées spécifiques dans son jeu électronique, et la machine avait fait le reste.

« Seulement je n’ai ni son jeu ni ses connaissances. Je ne sais même pas si ça nous permettra d’échapper aux pirates…»

— Vous vous déplacez en manœuvrant ce p’tit sextant ? demanda le navigateur en se penchant sur Leie. Ça marche qu’avec çui-ci ?

— Je ne pense pas. Il n’a rien de spécial, à part la prise de données.

— Presque tous les vieux ont ça. Dommage que l’mien soit resté sur le Manitou. Il est plus gros, et en meilleur état.

Maïa fit la grimace : tout le monde avait l’air de croire qu’elle maltraitait ses instruments.

— C’est des coordonnées, dans la fenêtre ? poursuivit-il.

— Nan, rétorqua Leie sans se retourner. Des phrases sans queue ni tête. Des bouts de l’Énigme de Lysos.

— C’est ce qu’on dirait, rectifia Maïa tout en surveillant les amas galactiques qui se déplaçaient sur le mur. Mais je pense que ce sont les règles du jeu auquel on joue ici.

— Eh ben, reprit le navigateur. J’m’y serais laissé prendre. J’aurais juré qu’c’étaient des coordonnées.

Maïa se retourna vers lui.

— Comment ça ? fit Maïa en le regardant avec intérêt.

— J’ai jamais vu d’trucs comme ça dans aucun Temple, fit l’homme en indiquant les petits caractères qui s’inscrivaient sur le minuscule cadran. Les nombres changent quand elle touche les commandes. On dirait plutôt…

— Il faut que je voie ça ! s’exclama Maïa.

Le jeune homme s’écarta courtoisement afin de lui permettre de voir les symboles qui rougeoyaient dans la petite fenêtre :

Seul le premier groupe de caractères restait fixe ; les trois autres changeaient sans cesse. L’inscription « 41 » passa à « 42 » puis de nouveau à « 41 » et redescendit à « 40 ».

— Tu touches à quelque chose, Leie ? demanda Maïa.

— Non, répondit Leie en levant les deux mains.

— Eh bien, vas-y. Pousse quelque chose, lentement.

Leie prit une des molettes entre deux doigts. Le deuxième groupe de caractères devint flou. Elle lâcha la molette. Les chiffres se fixèrent, après quelques variations, autour de la valeur 12E + 18.

— Recommence, suggéra Maïa en observant l’écran.

Les galaxies défilaient à un rythme accéléré. Un seul des groupes de chiffres de la petite fenêtre semblait affecté. L’« E » ne bougeait pas, mais le « 8 » devint un « 7 » puis un « 6 ».

— Vous aviez raison, dit-elle au navigateur. Ce sont des coordonnées. Je me demande pourquoi elles ont remplacé ce qu’il y avait avant. Leie, on va essayer de trouver le zéro…

Tout à coup, des explosions retentirent à l’entrée et se réverbérèrent dans la salle. Les détonations furent suivies de voix vociférantes. Les hommes assis sur les gradins bondirent vers la porte, pour aider leurs camarades restés dans le couloir. Le navigateur se joignit à eux après une brève hésitation.

— J’y vais, fit Leie en regardant Maïa.

— C’est à moi d’y aller. Mais si elles nous débordent…

— Compris : je bousille le sextant.

— En attendant, tâche de te rapprocher du zéro ! lança Maïa en clopinant derrière les hommes.

Ceux-ci étaient massés au coin du couloir. Les tirs avaient cessé quand Maïa les rejoignit, et leurs voix trahissaient la peur et la consternation plutôt que l’envie de rendre coup pour coup. Elle se fraya un chemin parmi eux et eut un hoquet de surprise. Le médecin du bord était agenouillé près du second du Manitou qui avait pris un coup de poignard.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle à l’aspirant qui était planté là, l’air atterré et blanc comme un linge.

— C’était un piège, m’dame. Ou alors, les pirates sont devenues dingues. On a entendu des cris. Elles accusaient l’capitaine d’quelque chose. Y en a une qu’a tiré un poignard. Une autre a assommé l’capitaine et elles l’ont emmené. On a rien pu faire, ça nous tirait d’sus d’l’autre bout du couloir.

« Merde », se dit Maïa. Elle comptait sur le malheureux Poulandres pour gagner du temps, pas pour déclencher les hostilités. Elles pouvaient maintenant se préparer au pire. Elle écouta ce que le blessé disait tout bas au médecin.

— … ont dit qu’on avait aidé les rades… L’capitaine a répondu qu’on avait aucun intérêt à aider une bande d’uniks à bousiller not’bateau, mais elles ont rien voulu savoir…

Maïa s’agenouilla près de lui en réprimant une grimace de douleur.

— Que dites-vous ? Il est arrivé quelque chose au Manitou ?

— L’a disparu. Sais pas comment. Elles ont juste emmené…

Ses yeux se révulsèrent et il s’évanouit.

Un silence stupéfait suivit, puis les hommes se mirent à parler entre eux.

— J’vois pas d’autre solution que d’nous rendre !

— On devrait envoyer un autre émissaire…

— Elles vont rappliquer et nous découper en morceaux !

Maïa se releva et tous les regards se braquèrent sur elle.

« Ce n’est pas parce que je vous ai tirés de prison – pour vous fourrer dans un pétrin encore pire – que je suis votre cheffe », se dit-elle, cynique. Privés d’officiers supérieurs, ils se cherchaient machinalement une figure féminine incarnant l’Autorité. Enfin, si elle pouvait leur trouver une occupation, les employer à quelque chose d’utile… Elle se tourna vers le vieux bosco qui avait ramassé le fusil automatique.

— Vous savez vous en servir ? lui demanda-t-elle.

— Oui, m’dame. J’crois bien. L’reste qu’la moitié des balles, mais je peux attendre d’êt’sûr qu’elles front mouche.

Cette farouche détermination changea un peu l’humeur générale. D’autres mâles murmurèrent de timides approbations. Maïa passa la tête au coin du mur et scruta le couloir ténébreux.

— Il y a un tas de vieilleries dans les pièces à côté. Tâchez, en faisant l’aller et retour assez vite pour ne pas laisser le temps aux pirates de viser, de les jeter dans la grande salle pour faire une barricade, ou du moins les ralentir si…

— Compris, m’dame, acquiesça l’aspirant. On va essayer de trouver des trucs utilisables comme armes.

— Parfait. Docteur, que faire si elles nous enfument ?

— Prendre des bouts de chiffon, répondit le vieil homme en haussant les épaules, et les mouiller avec…

Un cri l’interrompit. C’était la voix de Leie.

— Maïa ! Viens voir, vite !

Maïa hésita un instant. Sans chef, les hommes baisseraient les bras dès que les pirates donneraient l’assaut. D’un autre côté, toute résistance était vaine à moyen terme. La seule solution, c’est dans la grande salle qu’ils la trouveraient.

— En tant qu’officier le plus gradé, je dois rester, commença le navigateur, et Maïa savait que c’eût été vrai… en temps normal. Mais la situation n’était pas normale.

— Non. Vous serez plus utile en bas, objecta-t-elle fermement, puis elle se tourna vers le jeune aspirant. Votre guilde et vos compagnons peuvent-ils compter sur vous ?

Le jeune homme n’avait qu’un an de plus qu’elle. Mais, à son grand soulagement, il accepta sans hésiter.

— Oui, vous pouvez compter sur moi.

Il se tourna vers les hommes et leur donna avec autorité les ordres nécessaires pour exécuter les consignes de Maïa.

— Bien, fit le navigateur rassuré. Mais dépêchons-nous.

Ils regagnèrent précipitamment le mur miraculeux, l’homme soutenant Maïa que son genou faisait de plus en plus souffrir. Derrière eux, les bruits d’une activité organisée avaient remplacé le morne silence dans lequel les mâles étaient plongés quelques instants plus tôt. Maïa se prit à ruminer : « Il est arrivé au Manitou une chose assez grave pour amener les pirates à violer la promesse faite à Poulandres. »

Le second avait parlé des rades… Thalla et les autres se seraient-elles évadées ? Cette pensée la réjouissait et l’inquiétait en même temps, car tout ce qui exaspérait les pirates alourdissait la menace qui pesait sur les hommes dans l’arène.

Maïa chassa ces sinistres pensées en revoyant la lueur des étoiles. Elle se prit à rêver l’espace d’un instant que l’écran fût une vaste fenêtre donnant sur la nuit hivernale.

Une belle surprise les attendait, son compagnon et elle, dans la salle. Sur le fond scintillant du firmament s’étendait la nébulosité tentaculaire de la Griffe. Elle rapetissa, puis des dessins familiers d’étoiles apparurent sur les bords.

— Vous en avez mis du temps ! ronchonna Leie. Bon, je ne peux pas m’approcher davantage, mais regardez…

Maïa jeta un coup d’œil au sextant. Les inscriptions portées sur la minuscule fenêtre avaient bien changé : les nombres à droite des « E » avoisinaient le zéro.

— C’est bien des coordonnées, conclut le garçon. Dont l’point de référence doit être Stratos. Vous n’pouvez pas r’venir à l’origine ?

— Essayez, si vous êtes si malin ! répondit sèchement Leie.

— Bonne idée, approuva Maïa. Il passe sa vie à manipuler des instruments comme celui-ci. Allez-y, dit-elle d’un ton encourageant au garçon qui prit timidement la place de Leie.

— Doucement, vril, se récria Leie en se redressant. C’est aussi sensible qu’un…

Elle poussa un cri : la nébuleuse s’était mise brutalement à grossir, masquant l’écran, et disparut dans un mouvement latéral vertigineux. Les chiffres défilèrent sur le petit sextant.

— C’est pas très pratique, convint le jeune homme en fronçant le sourcil. D’habitude, on peut empêcher les molettes de tourner en les inclinant sur le côté. Ça limite le jeu.

Les nombres cessèrent d’augmenter puis commencèrent à décroître. Les constellations reprirent un aspect familier. La Griffe reprit sa position coutumière. Puis, de la droite, surgit un objet si brillant qu’il illumina toute la salle.

— Notre soleil ! s’exclama le navigateur.

Une autre surprise l’attendait : du bord de l’écran émergea une entité plus petite, d’un blanc bleuté, éblouissant, qui donna la chair de poule à Maïa. Effet sans doute négligeable comparé à celui que ressentit le jeune lieutenant. Il s’abrita les yeux d’une main, et gémit tout bas : « Wengel ! »

La lumière éclaira le couloir. Il n’y eut pas de réaction. Peut-être les hommes n’avaient-ils rien remarqué. Maïa se demanda si leur indécision hivernale allait laisser place à l’assurance estivale et les stimuler.

Puis elle regarda changer les chiffres de la petite fenêtre du sextant à mesure que le navigateur déplaçait les commandes.

— J’peux pas aller plus loin, grogna-t-il.

Tout à coup, le sextant émit un cliquetis inattendu. Les minuscules nombres se figèrent et la fenêtre clignota.

L’écran miniature s’éteignit un instant puis une nouvelle inscription apparut :

— Qu’est-ce… ? commença Leie, mais le navigateur la coupa.

— Hé ! Les commandes n’répondent plus comme avant. Quand j’les touche, les étoiles bougent à peine. R’gardez !

Il agit sur une des molettes. Un instant auparavant, une telle poussée les aurait propulsées à travers la galaxie, or c’est à peine si elles se déplacèrent. Maïa examina les coordonnées et constata qu’elles n’avaient pas changé.

— J’ai pigé ! s’écria-t-elle. C’est un test ! Il faut réussir chacune des étapes pour passer à la suivante. Nous avons d’abord dû deviner comment mettre la machine en route, puis découvrir un univers donné dans cet énorme jeu de la Vie et localiser notre système solaire. Il s’agit maintenant de trouver le moyen de nous déplacer à l’intérieur du système.

Elle se retint d’ajouter que tout cela exigeait des talents aujourd’hui peu courants sur Stratos. Leurs faibles compétences risquaient à tout moment d’être dépassées.

— Bon… L’étape suivante d’vrait pas être compliquée. Tout l’monde connaît ces étoiles. C’est la mi-hiver ; Wengel est du côté opposé au soleil par rapport à nous, fit le garçon, un peu haletant, en reprenant ses manipulations.

— Laissez-moi faire, intervint Maïa en constatant que la lumière le distrayait.

Il lui laissa sa place. Maïa tourna délicatement les molettes. La naine blanche quitta l’écran. Le navigateur ne put retenir un soupir où le regret le disputait au soulagement.

Ils foncèrent vers une boule de feu. Ils en furent bientôt si près qu’ils distinguaient les détails de sa surface rougeâtre. Maïa eut un frisson d’excitation. Une chaleur imaginaire fit rougir ses joues au spectacle de cette géante rouge qui les frôla et disparut par la droite. Leie étouffa un petit cri comme si elle avait cru qu’ils allaient s’écraser dessus.

Maïa remarqua, au moment où ils étaient tout près de l’étoile, que les détails paraissaient brouillés, à croire que la simulation n’était pas prévue pour représenter tous les scintillements de sa chromosphère. L’univers simulé par l’ordinateur n’était donc pas une reproduction parfaite de la réalité.

Puis, comme si on leur avait soudain laissé la bride sur le cou, des constellations jaillirent dans le pseudo-firmament. Maïa scruta les configurations familières de l’hiver, à l’affût de la planète bleutée qui était son monde natal. Bientôt, la position de toutes les étoiles fut correcte. Elle ralentit le mouvement, décrivit un cercle, puis une spirale. En vain.

— Je ne comprends pas. Stratos devrait être par là.

Elle entendit vaguement un messager annoncer à voix basse des signes d’activité inquiétants, à l’autre bout du couloir. Il se préparait quelque chose.

Autrefois, quelques individus en ce bas monde dominaient suffisamment le vol spatial pour en faire des simulations et des jeux, se dit-elle, en proie à un mélange de dépit et de fierté. Sans doute s’aventuraient-ils parfois dans l’espace, pour garder la main. Lysos n’avait donc jamais exigé que ses héritières restent rivées au sol. C’était venu plus tard.

— Là ! Une planète ! fit soudain le navigateur qui semblait tout aussi intrigué. Mais… c’est pas Stratos. C’est Déméter.

La géante gazeuse était bien reconnaissable, en effet.

— Déméter…, murmura Maïa. En plein milieu de la Queue de Poisson. Oh, Lysos !

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Leie. Ce n’est pas à partir de Déméter que tu espères trouver…

— Sûrement pas, coupa Maïa. Il y a quelques jours, Déméter était dans le Trident. Ça ne peut vouloir dire qu’une chose…

Le navigateur la regarda en ouvrant de grands yeux comme s’il avait devancé sa pensée. Ils faillirent se cogner la tête en se penchant pour regarder le minuscule écran du sextant.

— Le temps ! Le temps sidéral !

— Exactement, acquiesça Maïa. Une donnée astronomique supplémentaire. Ce nombre serait donc…

— Une coordonnée temporelle. Mais… une date négative ?

— Oui, une date du passé. Exprimée en décimales, et non en années et en mois. Supposons qu’elle soit basée sur le même calendrier que nous, le petit nombre après la virgule voudrait dire que…

— … que la date se situe juste après le nouvel an, c’est-à-dire à l’équinoxe de printemps.

— Donc, avec un quart d’orbite et quatre-vingt-dix degrés de décalage ! Ce que nous voyons ici est un ciel de printemps.

Le navigateur reprit les commandes sous la guidée de Maïa.

— Doucement… dix degrés bâbord… cinq vers le bas…

Les étoiles et les planètes défilèrent jusqu’au moment où Leie poussa un cri de joie. Le soleil et l’étoile de Wengel avaient disparu, mais leur lumière combinée redevint visible, se reflétant sur un globe bleu, blanc, brun et vert qui grossissait rapidement. Un ballet de lunes argentées passa tandis que les spectateurs descendaient vers la bille diaprée.

« C’est ce qu’a dû voir Renna en arrivant de l’espace », se dit soudain Maïa en proie à une vague de jalousie. « Je n’aurais jamais cru que ce monde soit si beau. Mon monde natal…»

C’était un véritable régal pour l’âme. Mère Stratos, la divinité maternelle, n’était qu’une jolie abstraction en comparaison de ce spectacle. Comment, se demanda Maïa, pouvait-on connaître ou apprécier un monde sans en voir la face ? On n’exigeait pas une telle absurdité de la part des humains.

« Comment avons-nous pu renoncer à ça ? » s’émerveilla Maïa en reconnaissant les montagnes, les forêts et les déserts qu’elle avait vus sur des globes et des atlas, mais sans les inscriptions qui trahissaient la présence humaine. Là, ils semblaient vierges. Cette vision était un vrai remède à la mégalomanie.

Puis, quand les océans et les îles remplirent tout l’écran, l’approche ralentit, et un changement subjectif se produisit. Au lieu de se diriger latéralement vers la planète, le mouvement devint vertical. Ils tombaient droit dessus.

Le continent de l’Arrivée grandit et dériva vers la gauche. La côte Méchante étincela. Le damier des terres cultivées et les fleuves argentés enjambés par des ponts arachnéens laissèrent place aux mers du Sud miroitant au soleil. Au sud-est se dressait une chaîne de pics acérés, essentiellement révélés par les courants marins qu’ils divisaient en mille torrents échevelés. La mer ébouriffée changeait de couleur en aval.

Maïa reconnut les Dents du Dragon.

— Comment obtenez-vous cette finesse d’approche ? fit Leie.

Pour toute réponse, le navigateur écarta les mains.

— Il y a eu un autre déclic, et depuis, je fais plus rien. C’est peut-être un programme automatique ou un truc comme ça.

Maïa chercha Grimké, à l’extrémité nord de l’archipel. Aucun cratère n’était visible sur le monolithe. Pas de trou vitrifié en son centre. Par contre, des bâtiments brillèrent un bref instant dans le soleil matinal, juste avant que l’île ne quittât l’écran. Au centre de l’image, d’imposantes tours de pierre reliées entre elles montaient vers eux.

Botjelli ! Mais pas à l’époque actuelle. Ce qui grandissait sous leurs yeux était un creux en forme d’étoile, à la fois naturel et artificiel, d’une beauté stupéfiante. Sur chaque pointe elle reconnut des édifices en pierre polie et les éclats métalliques de fins vaisseaux aériens. Dans le lagon, elle compta trois grands yachts aux voiles faites d’un tissu noir et léger qui semblait absorber la lumière.

L’une des dents orientales de Botjelli monta vers eux à une allure vertigineuse et ils se retrouvèrent soudain environnés d’une pierre noire qui défilait comme un torrent. Ils retinrent leur souffle. « Sacrée simulation », se dit Maïa, estomaquée.

Au fond de la salle, quelqu’un cria quelques paroles d’une voix tendue, mais Maïa n’avait d’yeux que pour l’image qui se figeait enfin. La lumière revint avec une soudaineté qui les fit sursauter. Ils se retrouvèrent à regarder, comme par une fenêtre, une pièce identique à celle où ils étaient, mais des coussins rouges ornaient les gradins et les murs étaient revêtus d’un enduit lustré et ornés de bannières multicolores.

— Voilà comment était cet endroit il y a longtemps, dit Maïa d’une voix étranglée, puis elle se pencha pour lire la graduation inscrite sur le sextant :

— La quatrième coordonnée, fit le navigateur en s’éclaircissant la gorge. C’est bien le temps.

— Si on revenait au présent, on pourrait peut-être voir ce qui se passe dehors, en ce moment ? hasarda Leie.

— Vous croyez qu’on pourrait voir ce qui va arriver dans l’avenir ? fit l’homme d’une voix étouffée.

Maïa réfléchit à toute vitesse. L’hypothèse de Leie eût exigé que la machine continuât à enregistrer les événements à l’heure actuelle. L’accession à ce genre d’information en temps réel présenterait un énorme avantage pour eux, mais elle doutait que cela marchât ainsi. Elle n’arrivait pas à imaginer une machine capable de surveiller en permanence toutes les galaxies de l’univers, pendant des milliers d’années.

L’idée de l’homme était plus folle encore et en même temps, bizarrement, moins absurde. Maïa pensait que la machine était un simulateur, une cousine démesurée, presque divine, du jeu de la Vie. Si elle prenait toutes les variables en compte, elle pouvait peut-être faire des projections dans l’avenir. Ça présentait des implications renversantes, qui affectaient jusqu’aux sermons des Prêtresses sur le libre arbitre.

— Essayons d’agir sur la quatrième coordonnée, proposa Maïa en se frottant les yeux.

— On a déjà manœuvré toutes les parties mobiles, objecta le jeune navigateur entre deux quintes de toux.

Il effleura les différentes pièces du sextant, jusqu’à l’oculaire qui servait à viser l’horizon et les étoiles. L’image sauta légèrement, et le nombre inscrit sur l’écran changea.

— Évidemment, reprit le navigateur en toussant à nouveau. C’est le réglage de la profondeur de champ.

Maïa se rendit compte que ses yeux la brûlaient. Elle sentit une odeur de fumée. Au même instant, Leie éternua. Elles se regardèrent et se tournèrent enfin vers le fond de la salle. Un nuage bleuâtre planait dans l’air. Des cris leur parvinrent. Le mousse dévala l’escalier en poussant des cris et en gesticulant. Il avait un bout de chiffon devant le nez.

— L’aspirant et l’docteur demandent si ça va de vot’côté.

— Ça dépend, répondit Maïa. Nous parvenons à des aperçus philosophiques tout à fait passionnants, mais les applications pratiques sont encore restreintes.

Le garçon mit un moment à digérer la réponse.

— Les pirates nous envoient d’la fumée, m’dame. L’toubib dit qu’ça prendra un moment, parce qu’on est plus bas qu’elles, mais qu’tout l’bon air finira par s’en aller, et qu’elles attaqueront p’t-être avant, quand on y verra plus rien.

Allons bon ! Elle reprit son sérieux et répondit :

— Va dire au médecin et à l’aspirant que…

Elle se tourna pour lui montrer le mur… et oublia ce qu’elle était en train de dire.

La salle luxueuse et bien équipée du passé se détériorait d’instant en instant. Les bannières et les coussins avaient déjà disparu. Puis avec une soudaineté choquante, des fissures s’ouvrirent dans les murs. La lumière s’éteignit, laissant la pièce baignée par une étrange luminescence qui semblait émaner de la pierre. La poussière établit son empire sur toute chose, puis elle-même se pétrifia.

— Ça y est, dit l’homme.

Il se redressa et lut les chiffres portés sur le sextant :

Un déclic. Le petit écran s’éteignit, puis se ralluma.

… trouver ce qui est caché…

Maïa n’aurait été qu’à moitié étonnée de voir apparaître sur le mur, au moment où la simulation aurait rattrapé le « présent », des représentations d’eux-mêmes les regardant comme dans un miroir. Mais la pièce qu’ils contemplaient maintenant était sombre et vide.

— Ça ne va pas plus loin, dit le navigateur avec regret.

— Tout ça est très intéressant, nota Leie en toussant. Mais je ne vois pas comment ça va nous aider à sortir d’ici.

— J’y réfléchis ! fit sèchement Maïa.

Un coup d’œil lui apprit que le messager était parti. La fumée qui envahissait la salle lui piquait les yeux. Ça chuchotait et ça toussait à qui mieux-mieux dans le couloir.

Si la situation était pénible à cause de la fumée et de la chaleur, ça devait être encore pire en haut des escaliers, et les réserves de bois des pirates n’étaient pas illimitées. Ce n’était peut-être donc que le prélude à une attaque.

Maïa tenta de sortir de cette rumination stérile. En vain. L’image du mur ne bougeait plus, montrant, sinon la désolation d’aujourd’hui, du moins ce qu’étaient les lieux lors de la dernière mise à jour de la simulation.

« Nous poumons la dater en sortant, grâce aux autres commandes, en nous repérant aux étoiles… ou, mieux, si la définition de l’image le permettait, descendre sur la ville la plus proche et lire la date sur un journal !

« En attendant, où qu’il soit, Renna devait être sain et sauf. Elle s’en faisait davantage pour Brod. Elle éleva une petite prière vers leur Mère à Tous et vers le Dieu de Justice qu’adoraient les hommes. Faites que Brod s’en sorte, je vous en prie. Faites qu’il vive. »

— Je crois…, articula péniblement Leie en se protégeant la bouche d’une main…, qu’on devrait rejoindre les mecs.

L’air s’enfumait plus vite que Maïa ne l’avait prévu. On y voyait à peine et elle avait du mal à respirer.

— Tu as raison, convint-elle entre deux quintes de toux.

Mais elle regrettait de s’en aller. « Je suis sûre que nous sommes près de la solution. Tout près, nom de Lysos ! »

Leie lui tendit la main pour l’aider à se relever, mais son genou gauche ne supporta pas son poids. Elle tomba à côté de l’estrade et manqua s’évanouir de douleur. Leie se jeta sur elle, inquiète, et Maïa se sentit un peu ragaillardie. Elles finiraient par se réconcilier. Elle croisa le regard de sa sœur et se sentit rafraîchie par une vague d’amour poignant.

« Rafraîchie ? » Elle sentait un courant d’air frais qui n’était pas psychologique mais bien réel.

— Tu le sens ? demanda-t-elle à Leie.

Le premier moment de surprise passé, celle-ci acquiesça.

— Quoi donc ? demanda le navigateur en s’accroupissant à côté d’elles avec inquiétude. Venez ! Ils nous appellent…

— Silence ! siffla Leie. D’où ça peut-il bien venir ? marmonna-t-elle en se mettant à quatre pattes et en humant l’air comme un chien de chasse. Ça y est ! Ça vient d’ici !

Maïa rampa vers la source d’air frais. Il venait d’entre l’estrade et la plate-forme de pierre. D’un interstice sortait un filet d’air indécelable en d’autres circonstances.

Les volutes de fumée furent soudain ébranlées par une série d’explosions. Les hommes tiraient dans le couloir.

— Allez-y ! ordonna Maïa au navigateur. Faites qu’ils tiennent encore un peu ! Leie, aide-moi. Le sextant…

Il lui sembla qu’en s’éloignant de la brise fraîche elle disait adieu à la vie, mais elle voulait voir le bas de la salle sur l’écran. C’est ce qu’elle expliqua à sa sœur.

Elle actionna les commandes, et sur le mur magique, de plus en plus indistinct, se succédèrent une image de pierre nue, un vide ténébreux, un bref éclat coloré, puis à nouveau la roche.

« Si les pirates arrivent, faudra casser le sextant, se dit Maïa. Pas les laisser voir ça, que le mur peut s’allumer. »

De nouvelles détonations se firent entendre, suivies de cris. Le combat était-il engagé ? Elle n’osait imaginer la scène… des hommes contre des femmes… un cauchemar de Perkiniste devenu réalité. En fait, le sexe des protagonistes n’avait rien à voir dans l’affaire, mais ce ne serait évidemment pas la version officielle, s’il y en avait jamais une.

L’image redevint chaotique. Un point lumineux, éblouissant, apparut dans le haut du mur. Leie le fit descendre. Tout à coup, la moitié inférieure de l’écran s’éclaira.

Maïa cligna des yeux sous l’effet de la fumée et de la surprise conjuguées : sur le fond lumineux venait d’apparaître un ensemble abstrait de rectangles imbriqués. Trois carrés contenant des symboles rouges : un flocon de neige, une flèche de feu et un bateau à voile. Leie amena progressivement l’image à remplir le mur et le tour des carrés se mit à palpiter.

Il y avait aussi un point rouge. Leie le balada sur le mur. Les jumelles parvinrent en même temps à la même conclusion.

— Je prends le voilier, dit Leie.

— Non, objecta Maïa en proie à une quinte de toux. Trop évident… Va plutôt… sur la flèche.

Derrière elles retentissaient à présent des hurlements, des coups de feu et les bruits d’un combat furieux, mais les deux sœurs étaient hypnotisées par l’écran. Leie amena le point rouge dans la case choisie par Maïa.

Un grondement monta du sol. Les cris se rapprochèrent, dans le couloir. L’estrade se mit à vibrer. Maïa et Leie en descendirent précipitamment. La lourde pierre s’écarta en grinçant, car le mécanisme n’avait pas dû servir depuis des lustres. Un flot de lumière monta de l’ouverture, accompagné d’un courant d’air frais. Au même moment, dans leur dos, des silhouettes masquées commencèrent à descendre en titubant entre les gradins, les hommes valides soutenant les blessés.

— Par ici ! cria Leie.

Les marins s’engouffrèrent pêle-mêle dans l’escalier qui venait d’apparaître providentiellement sous l’estrade. Maïa les regarda faire, prise de doute.

« Qu’ai-je fait ? »

Une arrière-garde de cinq ou six hommes se battait contre des silhouettes plus petites mais deux fois plus nombreuses, et qui maniaient efficacement leurs piques treppes. Un coup de feu retentit. Un des hommes tomba en se tenant le ventre.

— Viens, Maïa ! hurla Leie en la poussant dans le trou.

Des cris furieux s’élevèrent. Trois pirates sautèrent par-dessus les gradins et se précipitèrent vers les fuyards. L’une d’elles trébucha et s’étala, puis Maïa fut trop occupée à négocier les marches pour regarder derrière elle. En bas, un homme lui prit le bras, l’empêchant de se retourner.

« Tout va bien, Leie était juste derrière moi », se dit Maïa en suivant les hommes le long d’une galerie au plafond bas, lumineux, qui résonnait du bruit de leur course. Ils arrivèrent enfin à une double porte en métal. Les hommes prirent ce qui leur tombait sous la main pour bloquer l’un des vantaux. Dès que Maïa fut passée, ils refermèrent le second.

— Attendez ! cria-t-elle. Ma sœur !

Malgré ses cris et ses coups, ils terminèrent leur tâche. Le médecin lui prit le visage entre ses mains et lui répéta :

— Y avait qu’des pirates derrière toi, p’tite. Rien qu’des pirates !

Comme pour confirmer ses dires, les portes se mirent à résonner des coups qu’on leur assenait de l’autre côté.

— Continuez ! beugla un homme à la peau sombre, couvert de sang, arc-bouté contre le panneau. Foutez le camp d’ici !

Maïa reconnut son compagnon de recherches, le navigateur.

— Mais…, dit-elle d’un ton plaintif, avant d’être enlevée par un énorme marin qui repartit en courant, laissant à chacun de ses pas des taches écarlates sur le sol de pierre.

La suite ne fut qu’une succession brumeuse de secousses, de virages en épingle à cheveux et de brusques volte-face. Malgré sa douleur, sa peur et son chagrin, elle retrouva une sensation réconfortante qu’elle n’avait pas éprouvée depuis sa plus tendre enfance – celle d’être prise en charge par quelqu’un de plus fort et plus grand qu’elle – et s’y abandonna. Dans cette course frénétique, le désespoir la rattrapa, et elle pleura sur sa sœur, sur ces courageux marins et sur elle-même.

Le passage semblait n’avoir pas de fin. Il descendait, montait, redescendait. Ils gravirent un escalier où certains hommes durent baisser la tête et d’autres ralentir. Les bruits de poursuite se rapprochèrent. En haut des marches, les fugitifs trouvèrent une autre porte de métal. Plusieurs hommes posèrent leurs camarades blessés à terre et jurèrent de contenir les pirates pendant que Maïa, celui qui la portait, le médecin et le mousse poursuivaient leur chemin.

« À quoi bon ? » songea Maïa, désespérée. Les hommes semblaient la croire capable de faire des miracles, mais à quoi était-elle arrivée en vérité ? Ce passage secret n’avait aucune utilité si l’ennemi pouvait le suivre. Elle n’avait probablement réussi qu’à mener les pirates jusqu’à Renna.

Elle croyait avoir découvert un chemin menant aux antiques tunnels stratégiques que le Conseil de Caria entretenait depuis des millénaires, mais ils en étaient beaucoup trop loin à présent. Ils avaient dû franchir, par d’étroits ponts de pierre, les Dents du Dragon qui composaient l’aiguille de Botjelli. En dehors de Renna, ils étaient peut-être les premiers humains à fouler ces lieux depuis les Rois.

Ils n’entendaient plus rien derrière eux. Leurs compagnons avaient apparemment contenu l’avance des pirates. Maïa exigea que le marin hors d’haleine la reposât à terre. Prudemment, elle pesa sur son genou, qui la lança mais tint le coup.

Ils franchirent une nouvelle porte. Et s’arrêtèrent, les yeux exorbités. Devant eux s’étendait une salle si vaste que l’œil ne pouvait l’englober en entier. Maïa n’en revenait pas : la montagne devait être entièrement creuse.

Des niches creusées dans le roc abritaient des caisses ou des appareils de toutes sortes, parfois très grands. Mais le plus sidérant était une machine qui occupait toute la longueur de la salle et faite d’une combinaison ahurissante de métaux, de substances enchâssés dans la pierre et de formes cristallines comme celles de l’énorme entité palpitante que Brod et Maïa avaient vue dans le Centre de Défense. Des portes étaient visibles sur le côté de la machine, sans doute pour laisser passer des matériaux. Maïa livra cette réflexion au médecin.

— Ça doit être…, balbutia le vieil homme. On croyait qu’il avait disparu. Que c’était le Conseil qui l’avait, ou qu’il avait été détruit.

— Quoi donc ? demanda Maïa, intriguée par son attitude proche de la vénération. De quoi parlez-vous ?

— Du Modeleur, souffla-t-il, comme s’il craignait de troubler un rêve. Le Modeleur de Botjelli.

— Et qu’est-ce que c’est ?

— Une machine à faire des choses, reprit-il d’une voix rauque, en s’approchant lentement, comme dans une sorte de transe. Le Modeleur était capable de tout faire.

— Comme les auto-usines où on produit les radios et…

— Le Conseil en maintient quelques-uns en fonctionnement, des petits, pour pas oublier comment ça marche. Mais les légendes parlent du Grand Modeleur des gens de Botjelli.

— Cette… chose aurait été créée par des hommes ?

— Des hommes et des femmes. Les Anciens Gardiens, exilés après la révolte des Rois, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec ces traîtres de machos. Mais le Conseil et le Temple qui redoutaient cette puissance ont sauté sur le prétexte du putsch pour virer tout l’monde de Botjelli. On pensait qu’Caria avait gardé les instruments pour son usage personnel.

— C’est en partie vrai, confirma Maïa, et elle lui parla brièvement du Centre de Défense que des clans spécialisés entretenaient dans un autre secteur de l’île.

— C’est bien c’qu’on s’disait, fit le médecin d’un ton morne. Mais ça leur avait apparemment échappé !

« Jusqu’à maintenant », songea Maïa avec tristesse. Il aurait peut-être mieux valu qu’ils meurent avant. Cette trouvaille inespérée permettrait à Baltha et à ses pirates de fonder leur dynastie et de grimper dans l’échelle sociale de Stratos, mais une fois établies, elles défendraient le statu quo comme le plus conservateur des clans, et qui contrôlerait les choses ? le Conseil et l’Église, évidemment.

« Ce doit être cette machine qui a fabriqué les armes qui ont repoussé l’Ennemi. Désormais, Caria pourra produire tout ce qu’elle veut, pour abattre le vaisseau de Renna et tous ceux qui s’approcheront de trop près. Oh Lysos, qu’ai-je fait ? »

— Dommage qu’on n’aie pas le temps de faire des choses, reprit le médecin. Des armes pour le défendre. Des radios pour appeler notre guilde et des clans honorables. Regardez si les Gardiens n’ont rien laissé d’utile en partant, suggéra-t-il en passant entre le Modeleur et les niches forées dans la roche.

Maïa soupira. Elle avait encore appris quelque chose : ce n’étaient pas Lysos et les Fondatrices qui avaient tourné le dos à la science. Elles souhaitaient conserver ces connaissances, elles. C’étaient leurs descendantes timorées qui les avaient mises sous le boisseau, par crainte de ce que pourraient en faire des esprits compétents et indépendants.

Si les Conseillères de Caria ne connaissaient pas – ou plutôt pas encore – cet endroit, les Savantes de l’Université possédaient forcément tous les livres renfermant le savoir sur lequel était fondée cette technologie. « Comment avait-on pu renier de telles connaissances ? » se demandait-elle, furieuse.

Elle était révoltée à l’idée de tous ces combats futiles, de toutes ces morts inutiles. Malade de penser à Brod, à Leie et à tant d’autres qu’elle avait abandonnés dans son sillage. Et devant elle… où était Renna ? N’était-elle qu’une traîtresse qui allait faire échouer sa géniale évasion ?

Dans les niches étaient à présent rangés des rideaux, des lits, des chaises, des vêtements.

— Après le bannissement, une loge secrète serait restée près du Modeleur, soupira le médecin. Personne ne sait pourquoi. Peu à peu, les détenteurs du secret se sont éteints.

Sur Stratos, la continuité était réservée aux clans. Les guildes commerciales, maritimes, et même le gouvernement recrutaient leurs membres dans les ruches qui contrôlaient l’éducation et la religion. Ces niches racontaient la triste histoire d’un groupe obstiné mais condamné. Même s’il avait tenu des générations, ça n’avait pas suffi à changer les choses.

Maïa se demanda si Renna avait dormi là, s’il avait trouvé à manger et assouvi sa curiosité en reconstituant la douloureuse histoire de ce refuge perdu. Elle tremblait de découvrir son cadavre. Là, elle aurait tout perdu pour rien.

Ils étaient presque au bout de la salle quand le mousse entendit un bruit et leur fit signe de s’arrêter. Maïa perçut à son tour un bourdonnement grave qui venait de plus loin.

— Venez, dit-elle.

— On pourrait peut-être essayer…, fit le médecin en jetant un regard d’envie sur le gigantesque Modeleur.

Tout à coup, des cris et des tintements métalliques se firent entendre derrière eux.

— Dépêchez-vous ! les exhorta le grand marin.

Ils quittèrent la salle alors qu’une meute de guerrières s’y engouffrait par l’autre bout. Le répit qu’ils avaient obtenu grâce à leurs courageux compagnons avait pris fin.

Ils se ruèrent dans un couloir obscur en se guidant sur la petite lueur qui brillait au fond. Ils constatèrent en s’en approchant qu’elle venait d’un trou dans la paroi. Ils retrouvèrent avec soulagement le soleil et l’air frais.

Et bien que ce ne fût pas le moment de musarder, ils prirent le temps de regarder le lagon, en contrebas.

Des deux navires qui étaient amarrés là, il n’en restait plus qu’un, le Téméraire, et dans un piètre état. Les voiles avaient brûlé. Du Manitou, seule demeurait la proue carbonisée, encore attachée à l’appontement noirci par les flammes. Mais ce n’était pas tout.

Le port abritait à présent d’autres vaisseaux, dont un aux armes de l’Otarie. Des canots transportaient des hommes vers l’entrée du sanctuaire. Maïa espéra que Brod était parmi eux, qu’il avait réussi, Lysos sait comment, à prévenir sa guilde.

— Regardez ! fit le mousse en montrant le ciel.

Maïa leva la tête et eut une vision sublime : un zep’lin, plus gros et plus puissant que les transports de courrier qu’elle connaissait, planait au-dessus d’un monolithe tronqué.

« Votre entrée a été enregistrée…» Elle songea tout à coup à l’avertissement placardé dans le Centre de Défense. Ils avaient peut-être eu tort de ne pas le prendre au sérieux.

— Nous ne devrions pas rester ici, dit le grand marin.

— Dépêchons-nous, fit Maïa en s’arrachant à sa fascination.

Ils repartirent en courant vers le bout du couloir avant que les pirates ne les mettent en joue avec leurs fusils. Ils hésitèrent malgré tout à s’approcher de la source des bruits, car ils en entendaient deux, à présent : l’un de plus en plus grave, profond, et dont ils sentaient les vibrations à travers les semelles de leurs chaussures, et l’autre, aigu.

Le mousse franchit la porte du fond tête baissée et se retrouva plongé dans une lumière éblouissante. Ils étaient dans une immense salle circulaire dont les murs de pierre disparaissaient derrière des rangées de machines. Un iris de métal rouge s’ouvrait au-dessus de leurs têtes. C’était l’origine du bourdonnement. Au plafond de la salle était suspendue une spirale monumentale, faite d’un matériau translucide, cristallin, traversé d’éclairs, qui plongeait dans une fosse insondable. Une forme rouge, fuselée, descendait lentement au cœur de cette structure. Un instant plus tard, elle avait disparu.

— Venez ! cria Maïa en se précipitant.

Ils se heurtèrent à une force invisible, implacable, qui les empêchait d’approcher. Leurs cheveux se dressèrent sur leur tête. Le puits dans lequel la forme luisante poursuivait sa descente était d’une profondeur vertigineuse.

— Attends ! hurla Maïa. Ho, attends-nous !

Mais le bruit aigu couvrait le bruit de sa voix. Quelqu’un la tira par le bras. Elle commença par résister, puis battit des paupières en voyant apparaître un drôle de petit objet : un cylindre de métal effilé, gros comme son petit doigt, qui décéléra rapidement en entrant dans le champ invisible. Il s’arrêta, repartit lentement puis de plus en plus vite en sens inverse et fut expulsé avec un bruit sec.

Le phénomène se reproduisit, mais cette fois, Maïa reconnut une balle avant qu’elle ne fût renvoyée à son point de départ. Elle cessa de lutter contre la main qui l’entraînait. Elle se mit à courir avec ses compagnons, tangentiellement à la spirale et au champ de force qui l’entourait. Maïa aperçut les pirates qui tiraient sur eux tandis que d’autres, armées de piques et de poignards, s’approchaient avec circonspection, en proie à un mélange de fureur et de crainte.

Le grand marin poussa un cri et porta la main à sa cuisse. Maïa et le mousse se précipitèrent pour le soutenir. Ils traversèrent la salle sous un déluge de balles. La puissance effrayante qui les environnait atteignit un nouveau paroxysme.

Le marin s’effondra à trente mètres des portes.

— Continuez ! hurla-t-il. Sortez-la d’ici !

Mais des balles frappaient les portes métalliques, les vouant à une mort instantanée.

— Là-bas ! cria Maïa en tendant le doigt.

Ils traînèrent le blessé vers un amas de caisses et d’outils mis au rebut après la construction de cet édifice incompréhensible. Maïa s’apprêtait à plonger derrière l’objet le plus proche lorsqu’elle ressentit une douleur cuisante au mollet. Elle poussa un cri.

Le médecin la mit à l’abri et examina sa blessure.

— Occupez-vous plutôt de votre collègue ! lança-t-elle, excédée. Il a sûrement plus besoin de vous.

Elle regarda autour d’elle mais ne vit rien d’utilisable comme arme. En désespoir de cause, elle prit dans la poche de sa veste le petit couteau à éplucher qu’elle avait trouvé à bord du Manitou. Les cris et les pas se rapprochaient…

L’iris étant ouvert, le bourdonnement et le bruit aigu se turent. Mais le silence qui s’établit était de ceux qui précèdent la tempête : il préludait à une explosion de sons, d’images et de toutes les sensations possibles et imaginables. Maïa se crut arrivée au jour du Jugement dernier. Le monde trembla. Une énergie semblable à celle qu’elle avait ressentie près de la spirale mais incommensurablement plus violente emplit tout l’espace autour d’elle – et celui qu’elle occupait. Elle dut contraindre chacune de ses molécules à défendre son droit à la vie. Une présence passa près d’elle à une vitesse stupéfiante et s’élança vers le ciel, vidant ses poumons de leur souffle.

Plaquée sur le dos, Maïa crut voir un objet luisant filer dans le ciel, abandonnant derrière lui un sillage flamboyant.

« Une flèche de feu…», se dit-elle, la tête vide. Puis la conscience lui revint et elle envoya un cri muet vers l’objet.

« Renna ! »

L’air revint dans un bruit de tonnerre. Des objets divers et variés, parfois tranchants, roulèrent sur ses jambes meurtries, mais Maïa ne voyait que la flamme qui s’éloignait dans le ciel. Elle fut submergée par un insondable regret, celui de ne pas être à bord, qu’il n’eût pas attendu un instant de plus et ne l’eût pas emmenée.

« Il a fini par y arriver ! se dit-elle avec une soudaine exaltation. Il a réussi à leur échapper, il est reparti…»

Sa joie fut de courte durée. La tête d’épingle étincelante allait disparaître dans l’azur lorsqu’elle obliqua brusquement sur la gauche, devint plus brillante encore, et se désintégra dans une orgie de lumière, projetant un chaos d’escarbilles ardentes dans le bleu de la stratosphère.

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