Ce livre a commencé par l’observation de plusieurs espèces de lézards du Sud-ouest américain qui se reproduisent par parthénogenèse, les mères donnant naissance à des clones-filles, copies conformes d’elles-mêmes.
J’ai découvert ensuite que certains aphidés, des pucerons, étaient capables de se reproduire de deux façons différentes. En période d’abondance et de stabilité, ils s’autoclonent et crachent des duplicatas d’eux-mêmes à la chaîne, comme de minuscules photocopieuses. Mais en période de vache maigre, ils reviennent en vitesse au bon vieux système de l’accouplement sexuel et fabriquent des filles et des fils dont la variété et l’imperfection garantissent la survie dans la nature.
Ces miracles de diversité m’ont amené à m’interroger : et si les humains pouvaient faire la même chose ?
Le thème du clonage a souvent été abordé en littérature, mais toujours sous l’angle de la technologie médicale, d’une machinerie complexe au service des obsessions de richissimes dilettantes. Il peut présenter un intérêt pour une classe privilégiée et narcissique, mais on imagine mal une espèce basant sa survie à long terme sur ce système, que les choses aillent bien ou mal. Loin d’être un mode de vie, le clonage technologiquement assisté est une forme biosociale de passe-temps.
Mais imaginons que l’autoclonage soit l’une des nombreuses et étonnantes capacités de l’utérus humain ? Voilà une idée intéressante. L’ennui, c’est que seuls les êtres humains de sexe féminin ont un utérus. Ma réflexion sur le clonage devenait donc un roman sur le changement fondamental des relations entre les sexes. La plupart des aspects de la société stratoïne sont issus de cette donnée de base.
Aujourd’hui, rien n’est politiquement neutre. Un récent opuscule féministe radical, provocateur mais fort intéressant au demeurant, évoque les lézards femelles (lézardes ?) dont je parlais tout à l’heure et demande : « Mais à quoi servent les hommes ? » Des femmes philosophes révoltées ont souvent prôné, au fil du temps, la libération par la séparation. Étant donné la triste situation d’une multitude de femmes et d’enfants de par le monde, on peut difficilement leur en faire grief. En fait, le terme Perkiniste vient du nom de Charlotte Perkins Gilman, auteur d’un roman intitulé Herland, qui est l’une des meilleures et des plus vigoureuses utopies séparationnistes jamais écrites. Elle décrit un modèle d’isolationnisme sexuel beaucoup plus modéré que la doctrine extrémiste que je dépeins, et qui abuse honteusement de son nom sur Stratos.
Le problème des adeptes de la ségrégation hommes/femmes – sauf pour les hommes, peut-être – est que la biologie n’a pas l’air disposée à une pure et simple sécession. Les mammifères semblent avoir plus profondément besoin d’un composant mâle que les insectes, les poissons ou les reptiles. De récentes études semblent prouver que les gènes apportés par le mâle amorcent un processus important pour le développement du fœtus. Ainsi, même si l’autoclonage devenait possible sans machines, la conception exigerait peut-être encore une intervention, même limitée, du mâle.
Les histoires qui font table rase des hommes paraissent aussi caricaturales que celles qui renversent naïvement les rôles (des amazones guerrières se battant en duel pour des harems de crétins dociles et bardés de muscles. Ce sous-genre est une superbe source de rigolade, mais n’a aucun rapport avec le fonctionnement biologique dans notre univers).
D’un autre côté, aucun argument scientifique n’interdit d’imaginer des hommes mis sur la touche par l’Histoire, relégués au rang de classe sociale marginale, à l’instar d’un trop grand nombre de femmes dans notre propre civilisation. Les hommes sont toujours des hommes sur Stratos, à quelques détails près. La société n’a pas pour but exprès de les opprimer, mais seulement de mettre un point final à la domination et à la violence qui vont toujours de pair avec le patriarcat. Si les gens de Stratos passent à côté de certaines joies que nous recherchons (et trouvons parfois) dans la vie de famille monogame, ils évitent en revanche nombre de souffrances qui nous sont familières.
L’autoclonage mènerait-il les lignées parentales à imiter la vie sociale des fourmis ou des abeilles, à vivre en « ruches », parmi des sœurs génétiquement semblables ? Cette idée a déjà été étudiée, généralement en conférant un comportement de fourmi à des corps bipèdes. Sur Stratos, les filles d’un ancien clan font preuve d’une solidarité et d’une connaissance d’elles-mêmes impensables pour des vars comme nous, mais ça ne les empêche pas d’être humaines et ne fait pas nécessairement d’elles des automates.
Essayons de voir les choses de leur point de vue. Notre monde aux variations génético-sexuelles presque illimitées pourrait leur paraître trop confus pour être civilisé. Une société de vars serait fondamentalement incapable de mener des projets au-delà d’une génération… ce qui est précisément notre problème aujourd’hui, si l’on en croit de nombreux critiques. La trop grande uniformité de cette Stratos de fiction est peut-être étouffante, mais notre sens trop restreint de la continuité est peut-être en train de tuer la vraie Terre.
On pourrait m’accuser de prêcher que le gène est le destin. Loin de là. Les hommes et les femmes sont des créatures ingénieuses, merveilleusement aptes à se transformer. La société stratoïne est autant le résultat de l’évolution sociale que du génie génétique. Une des leçons des aventures de Maïa, c’est qu’aucun plan, aucun système, aucun stéréotype ne peut arrêter un individu déterminé à être différent quoi qu’il en coûte.
À l’opposé, certains de mes premiers lecteurs m’ont objecté que les femmes étaient, par nature, solidaires et ne se feraient jamais concurrence comme je le décris. À cela, je réponds en me référant aux travaux de la comportementaliste animale Sarah Hardy (auteur de The Woman That Never Evolved) et à d’autres chercheurs qui montrent que la compétition est une caractéristique aussi propre aux femelles qu’aux mâles. Les femmes ont de bonnes raisons de différer des hommes par le style, mais il faudrait être aveugle pour dire que leur monde est exempt de lutte. Le but de la colonie Stratos était de créer une société où les mécanismes naturels de feed-back tempéreraient les sursauts inévitables d’individualisme. Ses Fondatrices cherchaient à maximiser le bonheur et à minimiser la violence. Les exploits de Maïa sont des exceptions qui s’inscrivent dans une époque de tension inhabituelle, mais ils illustrent le fait qu’une culture fondée sur une immuabilité pastorale a aussi ses inconvénients.
En d’autres termes, je n’ai voulu décrire Stratos ni comme une utopie, ni comme une dystopie. Bien des Occidentaux trouveraient cette planète ennuyeuse à mourir, mais pas plus injuste que notre propre monde. J’espère que mes descendants vivront dans une société plus agréable, mais peu de cultures patriarcales ont fait aussi bien.
Quoi qu’il en soit, il est dangereux ces temps-ci pour un homme d’aborder, même de façon incidente, des thèmes féministes. A-t-on jamais fait grief à Margaret Atwood d’extrapoler sur le machisme religieux dans The Handmaid’s Tales ? Tout se passe comme si on reconnaissait aux femmes écrivains le don de pénétrer l’âme des hommes… mais rarement l’inverse. C’est une vision des choses sexiste et blessante, qui ne fait pas progresser la compréhension entre hommes et femmes.
Je ne prétends ici qu’à présenter une Gedankenexperiment, une expérience de réflexion sur un monde concevable, imaginaire. J’espère qu’elle suscitera des discussions.
Dans un autre domaine, le jeu d’automates cellulaires, que ses inventeurs avaient baptisé « Vie », est un sujet passionnant que j’ai décidé d’intégrer à la société stratoïne pour diverses raisons. J’ai pris des libertés avec les règles définies à l’origine – dans les années soixante – par Conway & Co, et décrites dans les excellents ouvrages de Martin Gardner (l’intrigue et l’histoire prenant le pas sur la précision technique). Je remercie de leurs conseils le Dr Rudy Rucker et d’autres, qui m’ont aidé à rectifier mes plus graves erreurs.
Au-delà des allégories évidentes de la reproduction, de la créativité et de l’écologie, ce jeu m’a permis de discuter du talent, et de la différence essentielle entre les individus et les statistiques. Il est absurde de clamer qu’il ne faut pas généraliser à propos des groupes. La généralisation est un processus mental naturel chez les humains, et de nombreuses généralisations sont exactes – statistiquement. Ce qui induit souvent un comportement négatif, c’est l’habitude facile et néfaste de croire que les généralisations ont un quelconque rapport avec les individus. Nous n’avons aucun droit de préjuger qu’un homme particulier n’est pas capable d’élever des enfants, qu’une femme donnée n’est pas capable de se battre ou qu’une fille est incapable de maîtriser la pratique d’un jeu qui, depuis des générations, est le domaine réservé des hommes.
Pendant que je vous tiens, je me demande depuis un certain temps pourquoi les auteurs de la littérature héroïque ou épique se posent si rarement le problème fondamental de leurs romans : ils s’ingénient à les situer dans des mondes à la culture rigide, hiérarchisée, stratifiée, et par essence tyrannique… mais quel charme peuvent bien trouver à la féodalité tant de libres citoyens d’une communauté instruite comme la nôtre ? Quel Plaisir peuvent-ils bien prendre à imaginer une vie régie par des seigneurs héréditaires ?
Pourquoi, dans tous ces récits à clichés, est-ce immanquablement le prince ou la princesse destitué qui prend la tête de la révolte contre le méchant seigneur ? Le peuple ne pourrait-il se choisir un nouveau chef au mérite, au lieu de se raccrocher aux rejetons d’une lignée royale déchue ? Pourquoi ne demande-t-il jamais au magicien de service, généralement pompeux et paternaliste, des choses utiles comme des toilettes avec chasse d’eau et l’électricité dans tous les foyers du royaume ? Si on leur donnait le choix, rares sont les fils et les filles de paysans qui opteraient pour la servitude. Je trouve bizarre cette nostalgie qu’éprouvent mes contemporains envers un mode de vie que nos ancêtres ont légitimement combattu avec l’énergie du désespoir.
Je ne vois qu’Aldous Huxley pour avoir jamais décrit une stratification sociale complètement cohérente et stable, aussi épouvantable soit-elle. On ne se sent pas opprimé, on n’éprouve pas le besoin de se révolter dans une société où les gens sont vraiment faits pour leur tâche, comme dans Le Meilleur des mondes.
On pourrait arriver au même résultat sur Stratos.
Pour finir, je voudrais m’étendre un peu sur la question du pastoralisme. Quantité de livres – certains excellents, mais la plupart sans intérêt – prônent une vie au ralenti, agricole plutôt que citadine, la prévisibilité plutôt que le chaos, l’intuition plutôt que la science. Cette philosophie prend souvent pour axiome la supériorité de la sagesse féminine sur la course suicidaire au savoir qui caractérise les sociétés occidentales (traduction : « machistes »), matérialistes. L’un des effets involontaires de cette vision est l’assimilation féminisme/opposition à la technologie.
La Jeune Fille est les clones décrit une société conservatrice par sa conception, mais son conservatisme n’est pas lié au fait qu’elle est régie par des femmes. Beaucoup de très bons romans ont pour cadre des cultures matriarcales hightech. Les Fondatrices de Stratos voulaient apporter au problème de la nature humaine une solution pastorale, et cette vision connaît aujourd’hui beaucoup d’adeptes intelligents et dynamiques.
Ils n’ont pas tort. Ceux qui, comme moi, aiment la nature ne peuvent que s’indigner des agressions que l’homme fait subir à la Terre. Les pressions de la vie citadine, les ambiguïtés morales dont nous sommes victimes, chez nous comme par le brouhaha des médias, peuvent être difficilement supportables. Le besoin de certitudes simples pousse certains individus dans des ashrams, vers des thérapies farfelues… ou dans les bras des intégristes. D’autres regrettent le bon vieux temps où tout était « plus simple ». Quelques auteurs populaires prescrivent le retour à un mode de vie à l’ancienne, plus noble.
Un mode de vie à l’ancienne, plus noble… L’image est belle, mais passablement mensongère. John Perlin, raconte dans A Forest Journey comment toutes les cultures qui nous ont précédés, tribales, pastorales puis urbaines, ont attiré le désastre sur les peuples et leur environnement. Je suis allé à l’île de Pâques ; j’ai vu le désert que les indigènes en ont fait. Nous nuisons aujourd’hui surtout parce que nous sommes puissants et nombreux, non parce que l’homme moderne serait intrinsèquement mauvais.
Grâce à la technologie, l’homme se nourrit mieux, vit plus confortablement et la mortalité infantile a considérablement diminué. Le retour à un « ancien mode de vie » rétablirait, certes, une forme d’équilibre, mais entraînerait un holocauste inouï suivi d’une détresse comme n’en ont jamais connu ceux qui aujourd’hui troussent avec nostalgie des fantaisies médiévales ou des histoires d’amour néolithiques. On en reviendrait à un mode de vie épouvantable, bestial, et plus que probablement catastrophique pour les femmes.
L’image pastorale n’en est pas moins porteuse d’espoir. En exaltant la nature et un style de vie plus proche de la Terre, il se pourrait que certains auteurs recréent une forme de sagesse qui n’a jamais existé que dans leur imagination. Un jour peut-être, on concevra consciemment des cultures pastorales véritablement idylliques qui offriront à tous un bonheur calme et juste, tout en conservant une technologie suffisante pour maintenir l’existence à un niveau satisfaisant.
Mais pour ça, il faut aller de l’avant et non replonger dans l’obscurantisme. Le seul chemin qui mène au pastoralisme écologiquement salubre et serein dont rêvent tant de gens passe, paradoxalement, par la réussite de notre première et dernière chance : notre ère scientifique.
Les remarques de nombreuses personnes m’ont permis d’éliminer des erreurs plus grossières encore que celles que vous aurez pu remarquer ici. Parmi tous ceux qui m’ont aidé durant mon travail de recherche préparatoire, je tiens à remercier plus particulièrement Bettyann Kevles, Carol Shetler, Jean Lee, Steven Mendel, Brian Kjerulf, Trevor Placker, Dave Clements, Amanda Baker, Brian Stableford, Eric Nilsson, Joy Crisp, les Drs Peter Markiewicz et Christine Carmichael, Jonathan Post, Deanna Brigham et Diane Clark.
Merci aussi aux membres de Caltech Spectre, Marti DeMore, Kay Van Lepp, Ann Famy, Teresa Moore, Dustin Laurence, Eric C. Johnson, Gorm Nykreim, le Dr Eric de Schutter, Steve Bard, Greg Cardell, Steinn Sigurdsson, Alex Rosser, Gregory Harry, Michael Coward, Michael Smith, David Coufal, David Palmer, Gil Rivlis, Andrew Volk, Mark Adler, D.J. Byme, Gail Rohrbach et Vena Pontiac, qui ont étudié un premier jet inachevé de La Jeune Fille et les clones et m’ont fait parvenir de nombreux commentaires pendant que j’étais en France avec ma femme.
Toute ma gratitude aussi à Karen Anderson et aux Drs Jack Cohen, William H. Calvin, Janice Willard, Mickey Zucker, Jim Moore, Carole Sussman et Gregory Benford pour leurs conseils avisés en biologie et leurs remarques générales.
Un grand merci, comme toujours, à Ralph Vicinanza et Lou Aronica ; à Betsy Mitchell et Amy Stout pour leur patience, à Gavin Claypool pour son aide inappréciable, et surtout au Dr Cheryl A. Brigham, sans qui les parties réussies de ce livre n’auraient pas existé. Pour les parties ratées, ne blâmez que moi.