PREMIÈRE PARTIE

I.

Ordynov se décidait enfin à changer de logement. Sa logeuse, une femme âgée, très pauvre, veuve d’un fonctionnaire, avait dû, pour des raisons imprévues, quitter Saint-Pétersbourg et aller vivre chez des parents, dans un petit village, sans même attendre le premier du mois, date à laquelle expirait sa location. Le jeune homme, qui restait jusqu’au bout du terme, payé d’avance, songeait avec regret à ce logis qu’il allait devoir abandonner, et il en était triste. Cependant il était pauvre et son logement était cher. Le lendemain, après le départ de sa logeuse, il se coiffa de son bonnet et sortit regarder dans les petites ruelles de Pétersbourg les écriteaux collés aux portes cochères des maisons, s’arrêtant de préférence devant les immeubles les plus sombres et les plus populeux où il avait plus de chance de trouver la chambre qui lui convenait, chez de pauvres locataires.


Il y avait déjà un bon moment qu’il était absorbé dans sa recherche, quand, peu à peu, il se sentit envahi par des sensations neuves, presque inconnues. D’abord distraitement, négligemment, ensuite avec une vive attention, il regarda autour de lui. La foule et la vie de la rue, le bruit, le mouvement, la nouveauté des choses, toute cette activité, ce train-train de la vie courante qui ennuie depuis longtemps le Pétersbourgeois affairé, surmené, qui, toute sa vie, cherche en vain, et avec une dépense énorme d’énergie, la possibilité de trouver le calme, le repos dans un nid chaud acquis par son travail, son service ou d’autres moyens – toute cette prose, terre à terre, éveillait en Ordynov, au contraire, une sensation douce, joyeuse, presque enthousiaste. Ses joues pâles se couvrirent d’un léger incarnat, ses yeux brillèrent d’une nouvelle espérance, et, avec avidité, à larges bouffées, il aspira l’air froid et frais. Il se sentait extraordinairement léger.


Il avait toujours mené une vie calme, solitaire. Trois ans auparavant, il avait obtenu un grade scientifique et, devenu libre autant que possible, il était allé chez un vieillard que, jusqu’alors, il ne connaissait que de nom. Là on l’avait fait attendre longtemps, jusqu’à ce que le valet de pied en livrée eût daigné l’annoncer pour la deuxième fois. Enfin, il avait été introduit dans un salon haut, sombre, désert, inhospitalier, comme il y en a encore dans certaines vieilles demeures seigneuriales où la vie semble s’être figée. Dans le salon, il avait aperçu un vieillard à cheveux blancs, chamarré de décorations, l’ami et le collègue de feu son père et son tuteur. Le vieillard lui avait remis un peu d’argent. La somme était minime; c’était ce qui restait de l’héritage de ses aïeux, vendu par autorité de justice, pour dettes. Ordynov avait pris cet argent d’un air indifférent, puis avait dit adieu pour toujours à son tuteur et était sorti dans la rue. Cet après-midi d’automne était froid et sombre. Le jeune homme était pensif et une tristesse immense déchirait son cœur. Une flamme brillait dans ses yeux; il avait des frissons de fièvre. Il calculait, chemin faisant, qu’avec l’argent qu’il venait de recevoir il pourrait vivre deux ans, ou trois, quatre ans peut-être, s’il ne mangeait pas toujours à sa faim. La nuit vint; la pluie commençait à tomber. Il loua le premier réduit qu’il trouva, et, une heure après, y était installé. Là, il s’enferma comme dans un cloître, renonça complètement au monde, et, deux ans plus tard, il était devenu tout à fait sauvage.


Il le devint sans le remarquer; il ne pensait même pas qu’il y eut une autre vie bruyante, agitée, changeante, attirante et toujours, tôt ou tard, inévitable. À vrai dire, malgré lui, il avait entendu parler de cette vie, mais il l’ignorait et ne cherchait pas à la connaître. Son enfance avait été solitaire; maintenant il était absorbé tout entier par la passion la plus profonde, la plus insatiable, par une de ces passions qui ne laissent pas aux êtres comme Ordynov la moindre possibilité pour une activité pratique, vitale. Cette passion c’était la Science. En attendant elle rongeait sa jeunesse d’un poison lent, délicieux; elle troublait même le repos de ses nuits, et le privait de la nourriture saine et de l’air frais qui jamais ne pénétrait dans son réduit. Mais Ordynov, dans l’engouement de sa passion, ne voulait même pas le remarquer. Il était jeune, et, pour le moment, il ne demandait rien de plus. Sa passion le laissait enfant pour tout ce qui était de la vie extérieure, et le rendait incapable à jamais d’écarter les braves gens pour se faire une petite place parmi eux, le cas échéant. La science, entre certaines mains, est un capital; la passion d’Ordynov était une arme tournée contre lui-même.


C’était moins la volonté nette et logique d’apprendre, de savoir, qui l’avait dirigé vers les études auxquelles il s’était adonné jusqu’à ce jour, qu’une sorte d’attirance inconsciente. Encore enfant, on le considérait comme un original, car il ne ressemblait en rien à ses camarades. Il n’avait pas connu ses parents. À cause de son caractère bizarre, de sa sauvagerie, il avait souffert beaucoup de la part de ses jeunes condisciples et cela l’avait rendu encore plus sombre, si bien que, peu à peu, il s’était écarté complètement des hommes pour se renfermer en lui-même.


Dans ses études solitaires, jamais, pas plus que maintenant, il n’y avait eu d’ordre, de système. C’était comme le premier élan, la première ardeur, la première fièvre de l’artiste. Il s’était créé un système à son usage. Il y avait réfléchi pendant des années, et en son âme se formait peu à peu l’image encore vague, amorphe, mais divinement belle de l’idée, incarnée dans une forme nouvelle, lumineuse. Et cette forme, en voulant se dégager de son âme, la faisait souffrir. Il en sentait timidement l’originalité, la vérité, la puissance. Sa créature voulait déjà vivre par elle-même, prendre une forme, s’y fortifier; mais le terme de la gestation était encore loin, peut-être très loin, peut-être était-il inaccessible.


Maintenant Ordynov marchait dans les rues comme un étranger, comme un ermite sorti soudain de son désert de silence, dans la ville bruyante et mouvante. Tout lui paraissait neuf et curieux. Mais il était à tel point étranger à ce monde qui bouillonnait et s’agitait autour de lui, qu’il n’avait pas même l’idée de s’étonner de ses sensations bizarres. Il paraissait ne pas s’apercevoir de sa sauvagerie. Au contraire, un sentiment joyeux, une sorte d’ivresse, comme celle de l’affamé à qui, après un long jeûne, on donnerait à boire et à manger, naissait en lui. Il peut sembler étrange qu’un événement d’aussi mince importance qu’un changement de logis ait suffi à étourdir et à émouvoir un habitant de Pétersbourg, fût-ce Ordynov; mais il faut dire que c’était peut-être la première fois qu’il sortait pour affaire. Il lui était de plus en plus agréable d’errer dans les rues, et il regardait tout en flâneur.


Fidèle, même maintenant, à son occupation habituelle, il lisait, dans le tableau qui se découvrait merveilleux devant lui, comme entre les lignes d’un livre. Tout le frappait. Il ne perdait pas une seule impression et, de son regard pensif, il scrutait les visages des passants, observait attentivement l’aspect de tout ce qui l’entourait, écoutait avec ravissement le langage populaire, comme s’il contrôlait surtout les conclusions nées dans le calme de ses nuits solitaires. Souvent, un détail le frappait, provoquant une idée, et, pour la première fois, il ressentit du dépit de s’être enseveli vivant dans sa cellule. Ici tout allait beaucoup plus vite, son pouls battait plus fort et plus rapidement. L’esprit, opprimé par l’isolement, stimulé seulement par l’effort exalté, travaillait maintenant avec rapidité, assurance et hardiesse. En outre, presque inconsciemment, il désirait s’introduire d’une façon quelconque dans cette vie étrangère pour lui; car, jusqu’à ce jour, il ne la connaissait, ou plutôt ne la pressentait, que par l’instinct de l’artiste. Son cœur battait malgré lui de l’angoisse de l’amour et de la sympathie. Il examinait avec plus d’attention les gens qui passaient devant lui, mais tous étaient lointains, soucieux et pensifs… Peu à peu le sentiment d’Ordynov se dissipait. Déjà, la réalité l’oppressait et lui imposait une sorte de crainte et de respect. Cet assaut d’impressions jusqu’alors inconnues commençait à le fatiguer. Comme un malade qui se lève joyeusement de son lit pour la première fois, et retombe frappé par la lumière et le tourbillon éclatant de la vie, de même, Ordynov était étourdi et fatigué par le bruit et la vivacité des couleurs de la foule qui passait devant lui. La tristesse et l’angoisse le gagnaient. Il commençait à avoir peur pour toute sa vie, pour son activité, même pour l’avenir. Une pensée nouvelle tuait son calme; tout à coup, il venait de se dire qu’il était seul, que personne ne l’aimait et que lui-même n’avait jamais eu l’occasion d’aimer quelqu’un. Quelques passants auxquels, par hasard, il avait adressé la parole en commençant sa promenade, l’avaient regardé d’une façon étrange, blessante. Il voyait qu’on le prenait pour un fou, ou du moins pour un original des plus singuliers, ce qui d’ailleurs était tout à fait juste. Alors il se souvint que tout le monde était gêné en sa présence, toujours; dès son enfance, tous l’évitaient à cause de son caractère renfermé, obstiné, et la compassion qui, parfois, se manifestait en lui était pénible aux autres ou incomprise d’eux. Et de tout cela il avait souffert, étant enfant; alors qu’il ne ressemblait à aucun enfant de son âge. Maintenant cela lui revenait et il constatait que, de tout temps, tous l’avaient abandonné et fui.


Sans se rendre compte comment il y était venu, Ordynov se trouva dans un quartier très éloigné du centre de Pétersbourg. Après un dîner très sommaire dans un petit débit, il recommença à errer par les rues, traversa des places et arriva ainsi à une sorte de chemin bordé de palissades jaunes et grises. Au lieu de riches constructions c’étaient maintenant de misérables masures et des bâtiments d’usines immenses, monstrueux, rouges, noircis, avec de hautes cheminées. Tout alentour était désert et vide; tout avait l’air sombre et hostile; cela semblait du moins à Ordynov. Le soir venait. Au bout d’une longue ruelle il arriva à la petite place de l’église paroissiale.


Il y entra distraitement. Le service venait de finir. L’église était presque vide. Deux vieilles femmes étaient agenouillées à l’entrée. Un sacristain, petit vieillard à cheveux blancs, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant traversaient en un large flot le vitrail étroit de la coupole et éclairaient d’une lumière fulgurante l’un des autels. Mais leur éclat diminuait peu à peu, et plus l’obscurité s’épaississait à l’intérieur du temple, plus merveilleusement brillaient, par endroits, les icônes dorées, éclairées par la lumière vacillante des veilleuses et des cierges.


Saisi d’une profonde angoisse et d’un étrange sentiment d’oppression, Ordynov s’appuya contre la muraille dans le coin le plus sombre de l’église et s’abandonna pour un instant. Il se ressaisit quand les pas sourds, mesurés, de deux visiteurs retentirent sous les voûtes. Il leva les yeux et une curiosité inexprimable s’empara de lui à la vue des nouveaux venus. C’était un vieillard et une jeune femme. Le vieillard était de haute taille, droit et bien conservé, mais très maigre et d’une pâleur maladive. À son extérieur on pouvait le prendre pour un marchand d’une province lointaine. Il portait, déboutonné, un long caftan noir doublé de fourrure, évidemment un habit de fête, en dessous duquel paraissait un autre vêtement très long, soigneusement boutonné du haut en bas. Le cou était négligemment entouré d’un foulard rouge vif. Dans sa main, il tenait un bonnet de fourrure. Une longue et fine barbe grise tombait sur sa poitrine, et, sous des sourcils épais, brillait un regard fiévreux, hautain et profond.


La femme, qui pouvait avoir une vingtaine d’années, était merveilleusement belle. Elle avait une belle pelisse courte, bleue, doublée de fourrure rare. Sa tête était couverte d’un foulard de soie blanche attaché sous le menton. Elle marchait les yeux baissés: une gravité pensive, émanant de toute sa personne, se marquait nettement, tristement, sur le contour délicieux de son visage délicat aux lignes fines, douces et juvéniles.


Il y avait dans ce couple inattendu quelque chose d’étrange.


Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église, s’inclina de tous côtés, bien que l’église fût complètement déserte. Sa compagne fit de même. Ensuite il la prit par le bras et l’amena devant une grande image de la Vierge, sous le vocable de laquelle était l’église, qui brillait près de l’autel dans l’éclat aveuglant des feux que reflétait son cadre d’or serti de pierres précieuses.


Le sacristain, qui restait seul dans l’église, salua le vieillard avec respect. Celui-ci lui répondit d’un signe de tête. La femme tomba à genoux devant l’icône. Le vieillard prit l’extrémité du voile attaché à l’icône et lui en couvrit la tête. Un sanglot sourd éclata dans l’église.


Ordynov était frappé de la solennité de toute cette scène, et impatient d’en voir la fin. Deux minutes après, la femme releva la tête, et la lumière vive du lampadaire éclaira de nouveau son charmant visage. Ordynov tressaillit et fit un pas en avant. Déjà elle tendait sa main au vieillard et tous deux sortirent lentement de l’église. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune femme, des yeux bleus profonds, avec de longs cils qui se détachaient sur la blancheur de son visage et ombraient ses joues pâles. Un sourire éclairait ses lèvres, mais le visage portait la trace d’une terreur mystérieuse et enfantine. Elle se serrait timidement contre le vieillard et on voyait qu’elle tremblait toute d’émotion.


Frappé, fouetté par un sentiment inconnu, joyeux et tenace, Ordynov les suivit rapidement et, sur le parvis de l’église, leur coupa le chemin. Le vieillard le regarda d’un air hostile et sévère. Elle aussi jeta un regard sur lui, mais sans curiosité, distraitement, comme si une autre pensée lointaine l’absorbait.


Ordynov les suivit sans même s’en rendre compte. Il faisait déjà nuit. Le vieillard et la jeune femme entrèrent dans une grande rue large, sale, pleine de petites boutiques diverses, de dépôts de farine, d’auberges, et qui menait tout droit hors de la ville. Dans cette rue, ils prirent une longue ruelle étroite, fermée de chaque côté par des palissades et que terminait l’énorme mur noirci d’une grande maison de quatre étages, dont l’autre issue donnait sur une grande rue populeuse. Ils étaient déjà près de la maison quand le vieillard, soudain, se retourna et jeta un regard impatient sur Ordynov. Le jeune homme s’arrêta net, surpris lui-même de sa conduite. Le vieillard se retourna pour la seconde fois, comme pour s’assurer si la menace avait produit son effet. Ensuite ils entrèrent tous deux, lui et la jeune femme, dans la cour de la maison.


Ordynov revint sur ses pas pour rentrer chez lui. Il était de fort mauvaise humeur. Il s’en voulait d’avoir perdu ainsi toute une journée, de s’être fatigué sans raison et surtout d’avoir commis la sottise de prendre pour une sorte d’aventure un incident plus que banal.


Quelque dépit qu’il ait eu, le matin, de sa sauvagerie, toutefois son instinct le portait à fuir tout ce qui pouvait le distraire, le détourner, l’arracher de son monde intérieur, artistique. Maintenant, avec une certaine tristesse, un certain regret, il pensait à son coin tranquille; puis il ressentit de l’angoisse ainsi que le souci d’une situation indécise, des démarches à faire, et, en même temps, il était irrité qu’une pareille misère pût l’occuper. Enfin, fatigué, incapable de lier deux idées, il arriva, très tard déjà, à son logis. Avec étonnement, il remarqua qu’il avait failli passer devant sa maison sans la reconnaître. Machinalement, en hochant la tête pour sa distraction qu’il attribuait à la fatigue, il monta l’escalier jusqu’à sa chambre, sous les toits. Il alluma une bougie. Une minute après, l’image de la femme sanglotant surgit, là, devant lui. Cette impression était si obsédante, si forte, son cœur lui retraçait avec un tel amour les traits doux et calmes de son visage empreint d’un attendrissement mystérieux et d’effroi, mouillé de larmes d’enthousiasme ou de repentir enfantins, que ses yeux se voilèrent, et il lui sembla que dans toutes ses veines coulait du feu. Mais la vision s’effaça vite. Après la surexcitation la réflexion vint, ensuite le dépit, puis une sorte de colère; après quoi, épuisé de fatigue, sans se dévêtir, il s’enveloppa dans ses couvertures et se jeta sur son lit…


Ordynov s’éveilla assez tard dans la matinée; il se sentait irrité, déprimé. Il s’habilla à la hâte en s’efforçant de penser à ses soucis quotidiens, et, une fois dehors, dirigea ses pas du côté opposé au chemin suivi la veille. Enfin il trouva une chambre, quelque part dans le logement d’un pauvre Allemand, nommé Spies, qui vivait là avec sa fille, Tinichen. Spies, après avoir reçu les arrhes, alla aussitôt décrocher l’écriteau suspendu à la porte cochère. Il avait loué à Ordynov surtout à cause de l’amour de celui-ci pour la science, car lui-même projetait de se mettre à l’étude très sérieusement. Ordynov prévint qu’il s’installerait le soir même. Il reprit le chemin de sa demeure, mais, réflexion faite, soudain, se dirigea du côté opposé. Le courage lui revenait; il sourit même en pensant à sa curiosité. Dans son impatience, le chemin lui semblait extrêmement long. Enfin il arriva à l’église où il était entré la veille au soir. On chantait la messe. Il choisit un endroit d’où il pouvait voir presque tous les fidèles. Mais ceux qu’il cherchait n’étaient pas là. Après une longue attente il sortit, tout rougissant. S’entêtant à réprimer un sentiment qui l’envahissait malgré lui, il essayait de toutes ses forces de changer le cours de ses pensées. Ramené aux choses courantes de la vie, il s’avisa qu’il était temps de dîner, et, croyant en effet ressentir la faim, il entra dans le même débit où il avait mangé la veille. Il ne se souvenait pas, par la suite, comment il l’avait quitté.


Longtemps et sans idées nettes, il erra dans les rues et les ruelles populeuses ou désertes et enfin il arriva à un endroit écarté qui n’était déjà plus la ville et où s’étendait un champ jauni. Ce silence profond lui communiqua une impression qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps, et il se ressaisit. C’était une de ces journées sèches et froides comme il y en à parfois à Pétersbourg, en octobre. Non loin de là il y avait une isba et, tout près, deux meules de foin. Un petit cheval, aux côtes saillantes, la tête baissée, la langue pendante, était là sans harnais, à côté d’un petit char à deux roues; il semblait songer à quelque chose. Un chien, en grognant, rongeait un os près d’une roue brisée. Un enfant de trois ans, vêtu d’une simple chemise, tout en grattant sa tête blonde, regardait avec étonnement le citadin qui était là. Derrière l’isba commençaient les champs et les potagers. À l’horizon, la ligne noire de la forêt bordait le bleu du ciel; du côté opposé s’amoncelaient des nuages neigeux qui semblaient chasser devant eux une bande d’oiseaux migrateurs, fuyant sans cris, sur le ciel. Tout était silencieux et d’une tristesse solennelle, comme en une sorte d’attente… Ordynov voulait aller plus loin, mais le désert commençait à l’oppresser. Il retourna dans la ville, où s’entendit tout à coup le bruit sourd des cloches appelant les fidèles au service vespéral. Il pressa le pas et se retrouva bientôt devant l’église qu’il connaissait si bien depuis la veille.


La femme inconnue était déjà là.


Elle était à genoux, à l’entrée même, parmi la foule des fidèles. Ordynov se fraya un chemin à travers les mendiants, les vieilles femmes en guenilles, les malades et les estropiés qui attendaient l’aumône à la porte de l’église, et il vint se mettre à genoux à côté de son inconnue. Leurs vêtements se touchaient. Il entendait le souffle haletant qui sortait de ses lèvres, qui chuchotaient une prière ardente. Les traits de son visage étaient, comme hier, bouleversés par un sentiment de piété infinie, et de nouveau ses larmes coulaient et séchaient sur ses joues brûlantes, comme pour les laver de quelque crime terrible. L’endroit où ils se trouvaient était tout à fait sombre. Par instants seulement, le vent qui rentrait par la vitre ouverte de la fenêtre étroite, agitait la flamme qui éclairait alors d’une lueur vacillante le visage de la jeune femme, dont chaque trait se gravant dans la mémoire d’Ordynov obscurcissait sa vue et lui martelait le cœur d’une douleur sourde, insupportable. Mais dans cette souffrance il y avait une jouissance indicible. Il n’y put tenir. Toute sa poitrine tremblait, et, en sanglotant, il inclina son front brûlant sur les dalles froides de l’église. Il n’entendait et ne sentait rien, sauf la douleur de son cœur qui se mourait dans une souffrance délicieuse.


Cette sensibilité extrême ainsi que cette pureté et cette faiblesse du sentiment étaient-elles développées par la solitude? Cet élan du cœur se préparait-il dans le silence angoissant, étouffant, infini, des longues nuits sans sommeil, traversées par les aspirations inconscientes et les tressaillements de l’esprit impatient, ou tout simplement le moment était-il venu, était-ce la minute solennelle, fatale, inéluctable? Il arrive que par une journée chaude, étouffante, tout à coup le ciel entier devient noir et l’orage éclate en pluie et en feu sur la terre assoiffée; et l’orage attache des perles de pluie aux branches des arbres, fouette l’herbe des champs, écrase sur le sol les tendres fleurs, pour qu’après, aux premiers rayons du soleil, tout, revivant de nouveau, acclame le ciel et lui envoie son encens voluptueux et l’hymne de sa reconnaissance… Mais Ordynov ne pouvait maintenant se rendre compte de ce qui se passait en lui. À peine avait-il conscience d’être…


Le service prit fin sans même qu’il s’en aperçût, et il se retrouva suivant son inconnue à travers la foule qui s’amassait à la sortie. Par moments il rencontrait son regard étonné et clair. Arrêtée à chaque instant par la foule, elle se retourna vers lui plusieurs fois. Son étonnement semblait grandir de plus en plus; puis tout d’un coup, son visage s’empourpra.


À ce moment, soudain, dans la foule, parut le vieillard de la veille. Il la prit par le bras. Ordynov rencontra de nouveau son regard mauvais et moqueur et une colère étrange, subite, le mordit au cœur. Les ayant perdus de vue dans l’obscurité, d’un effort violent, il s’élança en avant et sortit de l’église. Mais l’air frais du soir ne pouvait le rafraîchir. Sa respiration s’arrêtait, se faisant de plus en plus rare; son cœur se mit à battre lentement et fortement, comme s’il voulait lui rompre la poitrine. Enfin il s’aperçut qu’il avait complètement perdu ses inconnus; il ne les apercevait plus, ni dans la rue, ni dans la ruelle. Mais dans la tête d’Ordynov, venait de naître l’idée d’un plan hardi, bizarre, un de ces projets fous qui, en revanche, dans des cas pareils, aboutissent presque toujours.


Le lendemain, à huit heures du matin, il se rendit à la maison, du côté de la ruelle, et pénétra dans une petite cour étroite, sale et puante, qui était quelque chose comme la fosse à ordures de la maison.


Le portier occupé à quelque besogne dans la cour s’arrêta, le menton appuyé sur le manche de sa pelle, et regarda Ordynov de la tête aux pieds; puis il lui demanda ce qu’il désirait.


Le portier était un jeune garçon de vingt-cinq ans, d’origine tatare, au visage vieilli, ridé, de petite taille.


– Je cherche un logement, répondit Ordynov nerveusement.


– Lequel? demanda le portier avec un sourire. Il regardait Ordynov comme s’il connaissait toute son histoire.


– Je voudrais louer une chambre chez des locataires, dit Ordynov.


– Dans cette cour, il n’y en a pas, dit le portier, d’un air mystérieux.


– Et ici?


– Ici non plus.


Le portier reprit sa pelle.


– Peut-être m’en cèdera-t-on une tout de même? insista Ordynov en glissant dix kopecks au portier.


Le Tatar regarda Ordynov, empocha la pièce, reprit de nouveau sa pelle, et, après un court silence, répéta qu’il n’y avait rien à louer.


Mais déjà le jeune homme ne l’écoutait plus. Il montait sur les planches pourries, jetées à travers une large flaque d’eau, conduisant à la seule entrée qu’avait, dans cette cour, le pavillon noir, sale, comme noyé dans cette eau bourbeuse.


Au rez-de-chaussée du pavillon habitait un pauvre fabricant de cercueils. Ordynov passa devant son atelier et, par un escalier glissant, en colimaçon, il monta à l’étage supérieur. En tâtonnant dans l’obscurité il trouva une grosse porte mal équarrie, tourna le loquet et l’ouvrit. Il ne s’était pas trompé. Devant lui se tenait le vieillard qu’il connaissait et qui, fixement, avec un étonnement extrême, le regarda.


– Que veux-tu? dit-il brièvement, presque chuchotant.


– Est-ce qu’il y a un logement? demanda Ordynov, oubliant presque tout ce qu’il voulait dire. Derrière l’épaule du vieillard, il aperçut son inconnue.


Le vieux, sans répondre, se mit à refermer la porte en poussant avec elle Ordynov.


– Il y a une chambre, fit tout à coup la voix douce de la jeune femme.


Le vieillard lâcha la porte.


– J’ai besoin d’un coin, n’importe quoi, dit Ordynov en se précipitant dans le logement et s’adressant à la belle.


Mais il s’arrêta étonné, comme pétrifié, dès qu’il eut jeté un regard sur ses futurs logeurs. Devant ses yeux se déroulait une scène muette extraordinaire. Le vieux était pâle comme un mort, on eût dit qu’il se trouvait mal. Il regardait la femme d’un regard de plomb, immobile et pénétrant. Elle, d’abord, pâlit aussi, mais ensuite tout son sang afflua à son visage et ses yeux brillèrent étrangement. Elle conduisit Ordynov dans l’autre chambre.


Tout le logement se composait d’une pièce assez vaste, divisée par deux cloisons en trois parties. Du palier on entrait directement dans une antichambre étroite, sombre; en face était la porte menant évidemment à la chambre des maîtres. À droite, c’était la chambre à louer. Elle était étroite et basse, avec deux petites fenêtres également très basses. Elle était tout encombrée d’objets divers, comme il y en a dans chaque logement. C’était pauvre, exigu, mais aussi propre que possible. Le mobilier consistait en une simple table de bois blanc, deux chaises très ordinaires et deux bancs étroits, placés de chaque côté de la pièce, le long du mur. Une grande icône ancienne, à couronne dorée, était appendue dans l’angle et, devant elle brûlait une veilleuse. Un énorme et grossier poêle russe donnait, par moitié, dans cette chambre et dans l’antichambre.


Évidemment trois personnes ne pouvaient vivre dans un pareil logement.


Ils commencèrent à marchander, mais sans suite dans les idées, et se comprenant à peine les uns les autres.


À deux pas de la femme, Ordynov entendait battre son cœur. Il voyait qu’elle tremblait toute d’émotion et même de peur. Enfin, on tomba d’accord. Le jeune homme déclara qu’il s’installerait tout de suite et regarda le patron. Le vieillard était debout devant la porte, toujours pâle, mais un sourire doux, même pensif, errait sur ses lèvres. Ayant rencontré le regard d’Ordynov, il fronça de nouveau les sourcils.


– As-tu un passeport? demanda-t-il tout d’un coup d’une voix haute et brève, en ouvrant à Ordynov la porte de l’antichambre.


– Oui, répondit celui-ci un peu étonné.


– Qui es-tu?


– Vassili Ordynov, gentilhomme. Je ne sers nulle part. Je m’occupe de mes affaires, dit-il sur le même ton que le vieux.


– Moi aussi, fit le vieillard. Mon nom est Ilia Mourine, bourgeois. Cela te suffit? Va…


Une heure plus tard, Ordynov était dans son nouveau logement, non moins étonné du changement que l’Allemand, qui déjà commençait à craindre, avec sa Tinichen, que le nouveau locataire ne leur jouât un tour.


Ordynov, lui, ne comprenait pas comment tout cela était arrivé, et ne voulait pas le comprendre…

II.

Le cœur lui battait tellement que sa vue se brouillait et la tête lui tournait. Machinalement il se mit à ranger ses maigres effets dans son nouveau logement. Il ouvrit un paquet contenant différentes choses, puis une caisse de livres qu’il rangea sur la table, mais bientôt ce travail même lui pesa. À chaque instant brillait à ses yeux l’image de la femme dont la rencontre avait ému et secoué tout son être, et tant de foi, tant d’enthousiasme irrésistible entraient dans sa propre vie que ses pensées s’obscurcissaient et que son esprit sombrait dans l’angoisse et le tumulte.


Il prit son passeport et le porta au patron, dans l’espoir d’apercevoir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine la porte, prit le papier, lui dit: «Bon, vis en paix», et referma la porte. Un sentiment désagréable s’empara d’Ordynov. Il ne savait pourquoi, mais la vue de ce vieillard l’oppressait. Dans son regard, il y avait quelque chose de méprisant et de méchant. Toutefois le sentiment désagréable se dissipa bientôt. Depuis déjà trois jours Ordynov vivait dans une sorte de tourbillon en comparaison du calme ancien de sa vie, mais il ne pouvait raisonner et redoutait même de le faire. Tout se confondait dans son existence. Il sentait confusément que toute sa vie se brisait en deux. Une seule aspiration, une attente unique, s’étaient emparées de tout son être, et aucune autre pensée n’avait prise sur lui.


Étonné, il retourna dans sa chambre. Là, près du poêle, où se préparait la nourriture, une vieille femme, petite, ratatinée, travaillait. Elle était si sale, vêtue de guenilles si sordides que c’était pitié de la regarder. Elle avait l’air méchant et, de temps en temps, marmonnait quelque chose entre ses dents. C’était la femme de ménage des logeurs. Ordynov essaya de lier conversation avec elle, mais évidemment par malice, elle se renferma dans le silence. Enfin l’heure du dîner étant venue, la vieille retira du poêle la soupe aux choux, des bouchées à la viande et porta cela aux maîtres. Elle servit la même chose à Ordynov. Après le repas un silence de mort régna dans le logement.


Ordynov prit un livre, longtemps en tourna les pages, tâchant de comprendre ce qu’il avait lu déjà plusieurs fois. Énervé, il jeta le livre et, de nouveau, essaya de mettre en place différents objets. Enfin il se coiffa, mit un manteau et sortit.


Dehors il flâna au hasard, sans voir le chemin qu’il suivait, s’efforçant tout le temps de concentrer autant que possible ses idées éparses et d’examiner un peu sa situation. Mais cet effort ne faisait que lui causer de la souffrance. Tour à tour, il avait froid et chaud, et, par moments, son cœur se mettait à battre si fort qu’il devait s’appuyer contre un mur. «Non, la mort est préférable, mieux vaut la mort», chuchota-t-il, la lèvre fiévreuse, tremblante, sans même penser à ce qu’il disait.


Il marcha très longtemps. Enfin s’apercevant qu’il était trempé jusqu’aux os et remarquant pour la première fois qu’il pleuvait à verse, il retourna à la maison.


Non loin de chez lui, il aperçut le portier. Il lui sembla que le Tatar le regardait fixement et avec une certaine curiosité, mais quand il se vit observé, il continua son chemin.


– Bonjour! dit Ordynov en le rejoignant. Comment t’appelle-t-on?


– Je suis portier, on m’appelle portier, répondit-il en découvrant ses dents.


– Tu es dans cette maison depuis longtemps?


– Oui, depuis longtemps.


– Mon logeur est un bourgeois?


– Bourgeois, s’il le dit.


– Qu’est-ce qu’il fait?


– Il est malade, il vit, prie Dieu, voilà…


– C’est sa femme?


– Quelle femme?


– Celle qui vit avec lui.


– Sa femme, s’il le dit. Adieu, Monsieur.


Le Tatar toucha son bonnet et rentra chez lui.


Ordynov regagna son logis. La vieille, en marmonnant quelque chose, lui ouvrit la porte qu’elle referma au verrou et s’installa sur le poêle où elle terminait sa vie. La nuit tombait. Ordynov alla chercher de la lumière et remarqua que la porte de la chambre des maîtres était fermée à clé. Il appela la vieille qui, la tête appuyée sur son coude, le regardait fixement de dessus le poêle et semblait se demander ce qu’il pouvait bien faire près de la serrure de la chambre des maîtres. Sans lui rien dire elle lui jeta un paquet d’allumettes.


Il retourna dans sa chambre et, pour la centième fois peut-être, se mit à ranger ses effets et ses livres. Mais peu à peu, sans comprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il lui sembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais une sorte de perte de conscience maladive et douloureuse. Il entendit la porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient les maîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devait aller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre, mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille au milieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance. Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarqua avec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé, et qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visage de femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces et maternelles. Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête, qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une main douce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci; il voulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, la mouiller de larmes et la baiser éternellement… Il voulait dire beaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulait mourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb et restaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet; il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères si fortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donna de l’eau… Puis il perdit connaissance.


Il s’éveilla le matin, à huit heures. Le soleil jetait ses rayons dorés à travers les vitres verdâtres, sales, de sa chambre. Une sensation douce enveloppait tous ses membres de malade. Il était calme, tranquille et infiniment heureux. Il lui semblait que quelqu’un était tout à l’heure à son chevet. Il s’éveilla en cherchant attentivement autour de lui cet être invisible. Il eût tant désiré pouvoir embrasser un ami et dire, pour la première fois: «Bonjour, bonjour, mon ami.»


– Comme tu as dormi longtemps! prononça une douce voix de femme.


Ordynov se retourna. Le visage de sa belle logeuse, avec un sourire séduisant et clair comme le soleil, se penchait vers lui.


– Tu as été malade longtemps, dit-elle. C’est assez, lève-toi. Pourquoi te tourmentes-tu ainsi? La liberté est plus douce que le pain, plus belle que le soleil. Lève-toi, mon ami, lève-toi…


Ordynov saisit sa main et la serra fortement. Il lui semblait encore rêver.


– Attends, je t’ai préparé du thé. Veux-tu du thé? Prends, cela te fera du bien. J’ai été malade, moi aussi, et je sais.


– Oui, oui, donne-moi à boire, dit Ordynov d’une voix éteinte.


Il se leva. Il était encore très faible. Un frisson lui parcourut le dos; tous ses membres étaient endoloris et comme brisés. Mais dans son cœur il faisait clair et les rayons du soleil paraissaient l’animer d’une sorte de joie solennelle. Il sentait qu’une nouvelle vie forte, invisible, commençait pour lui. La tête lui tournait légèrement.


– On t’appelle Vassili? demanda-t-elle. J’ai peut-être mal entendu, mais il me semble que le patron t’a nommé ainsi, hier.


– Oui, Vassili. Et toi, comment t’appelles-tu? dit Ordynov en s’approchant d’elle et se tenant à peine sur ses jambes.


Il trébucha, elle le retint par le bras et rit:


– Moi? Catherine, dit-elle en fixant dans les siens ses grands yeux bleus et clairs.


Ils se tenaient par la main.


– Tu veux me dire quelque chose? fit-elle enfin.


– Je ne sais pas, répondit Ordynov.


Sa vue s’obscurcissait.


– Tu vois comme tu es… Assez, mon pigeon, assez. Ne te tourmente pas. Assieds-toi ici, devant la table, en face du soleil. Reste ici bien tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle, croyant que le jeune homme allait faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir tout de suite; tu auras tout le temps de me voir.


Une minute après, elle apporta du thé, le plaça sur la table et s’assit en face d’Ordynov.


– Tiens, bois, dit-elle. Eh bien! Est-ce que la tête te fait mal?


– Non, plus maintenant, dit-il. Je ne sais pas, peut-être me fait-elle mal. Je ne veux pas… Assez! Assez! Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, tout bouleversé, ayant enfin saisi la main de Catherine. Reste ici, ne t’en va pas. Donne-moi encore ta main… Mes yeux se voilent. Je te regarde comme le soleil, dit-il haletant d’enthousiasme, comme s’il arrachait ses paroles de son cœur, alors que des sanglots emplissaient sa gorge.


– Mon ami! Tu n’as donc jamais vécu avec une brave créature? Tu es seul, seul; tu n’as pas de parents?


– Non, personne. Je suis seul, je n’ai personne. Ah! maintenant ça va mieux… Je me sens bien, maintenant, dit Ordynov en délire. Il voyait la chambre tourner autour de lui.


– Moi aussi, pendant plusieurs années je n’ai eu personne… Comme tu me regardes…, prononça-t-elle après un moment de silence.


– Eh bien!… quoi?…


– Tu me regardes comme si ma vue te réchauffait! Sais-tu, tu me regardes comme quand on aime… Moi, au premier mot, j’ai senti mon cœur battre pour toi. Si tu tombes malade, je te soignerai. Seulement ne tombe pas malade. Non, quand tu seras guéri nous vivrons comme frère et sœur. Veux-tu? C’est difficile d’avoir une sœur quand Dieu n’en a pas donnée…


– Qui es-tu? D’où viens-tu? demanda Ordynov d’une voix faible.


– Je ne suis pas d’ici… Ami, que t’importe? Sais-tu… On raconte que douze frères vivaient dans une forêt sombre. Une jeune fille vint à s’égarer dans la forêt. Elle arriva chez eux, mit tout en ordre dans leur demeure et étendit son amour sur tous. Les frères vinrent et apprirent qu’une sœur avait passé chez eux la journée. Ils l’appelèrent. Elle vint vers eux. Tous l’appelaient sœur, et elle était la même avec tous. Tu connais ce conte?


– Oui, je le connais, fit à voix basse Ordynov.


– C’est bon de vivre. Es-tu content de vivre?


– Oui, oui, vivre longtemps, longtemps, répondit Ordynov.


– Je ne sais pas, fit Catherine pensive. Je voudrais aussi la mort. C’est bien de vivre, mais… Oh! te voilà de nouveau tout pâle…


– Oui, la tête me tourne…


– Attends, je t’apporterai mon matelas; il est meilleur que celui-ci, et un autre oreiller, et je préparerai ton lit. Tu t’endormiras, tu me verras dans ton sommeil, ton mal passera… Notre vieille est malade, elle aussi…


Elle parlait tout en préparant le lit, et jetait, de temps en temps, par-dessus son épaule, un regard sur Ordynov.


– Tu en as des livres! dit-elle en repoussant le coffre.


Elle s’approcha d’Ordynov, le prit par la main droite, l’amena vers le lit, le coucha et le borda.


– On dit que les livres gâtent l’homme, dit-elle en hochant pensivement la tête. Tu aimes à lire les livres?


– Oui, répondit Ordynov ne sachant s’il dormait ou non et serrant fortement la main de Catherine, pour se rendre compte qu’il ne dormait pas.


– Mon maître a beaucoup de livres aussi. Sais-tu, il dit que ce sont des livres divins. Il me lit toujours un livre. Je te le montrerai plus tard. Après tu me raconteras tout ce qu’il y a dedans…


– Je raconterai, fit Ordynov en la regardant fixement.


– Aimes-tu prier? demanda-t-elle après un court silence. Sais-tu?… J’ai peur, j’ai peur de tout, toujours…


Elle n’acheva pas et parut réfléchir à quelque chose.


Ordynov porta sa main à ses lèvres.


– Pourquoi baises-tu ma main? Ses joues s’étaient légèrement empourprées. Va, baise-les, continua-t-elle en riant et lui tendant ses deux mains. Ensuite elle en délivra une et la posa sur le front brûlant d’Ordynov, puis elle se mit à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit à terre, près du lit, et appuya sa joue contre celle du jeune homme. Son souffle chaud frôlait son visage…


Tout d’un coup Ordynov sentit des larmes brûlantes tomber comme du plomb sur sa joue. Elle pleurait. Il devenait de plus en plus faible. Il ne pouvait déjà plus soulever ses mains. À ce moment, un coup éclata dans la porte; le loquet grinça; Ordynov put encore distinguer la voix du patron qui venait de rentrer dans la pièce voisine. Ensuite il entendit comment Catherine se levait et, sans se hâter, ni écouter, prenait son livre; puis il vit comment, en partant, elle le signait. Il ferma les yeux. Tout à coup, un chaud et long baiser lui brûla les lèvres et il ressentit comme un coup de couteau dans le cœur. Il poussa un faible cri et s’évanouit.


Une vie bizarre, étrange, alors commença pour lui.


Par moments, en son esprit surgissait la conscience vague qu’il était condamné à vivre dans un long rêve infini, plein de troubles étranges, de luttes et de souffrances stériles. Effrayé, il tâchait de se révolter contre la fatalité qui l’oppressait. Mais, au moment de la lutte la plus aiguë, la plus désespérée, une force inconnue le frappait de nouveau. Alors, il sentait nettement comment, de nouveau, il perdait la mémoire, comment, de nouveau, l’obscurité terrible, sans issue, se déroulait devant lui, et il s’y jetait avec un cri d’angoisse et de désespoir. Parfois c’étaient des moments d’un bonheur trop intense, écrasant, quand la vitalité augmente démesurément en tout l’être humain, quand le passé devient plus clair, retentit du triomphe de la joie, quand on rêve d’un avenir inconnu, quand un espoir merveilleux descend sur l’âme comme une rosée vivifiante, quand on a le désir de crier d’enthousiasme, quand on sent que la chair est impuissante devant la multitude des impressions, que le fil de l’existence se rompt et qu’en même temps on acclame avec frénésie sa vie ressuscitée.


Parfois il retombait dans sa torpeur et alors tout ce qui lui était arrivé, les derniers jours, repassait dans son esprit comme un tourbillon. Mais la vision se présentait à lui sous un aspect étrange et mystérieux.


Parfois, malade, il oubliait ce qui lui était arrivé, et s’étonnait de ne plus être dans son ancien logis, chez son ancienne propriétaire. Il était surpris que la vieille ne s’approchât pas comme elle le faisait toujours, à l’heure tardive, vers le poêle à demi éteint qui éclairait d’une lueur faible, vacillante, tout le coin sombre de la chambre, et qu’elle ne réchauffât pas, comme d’habitude, ses mains osseuses, tremblantes, au foyer mourant, tout en bavardant et marmottant quelque chose, avec un regard seulement de temps à autre, un regard étonné sur son étrange locataire qu’elle jugeait un peu fou à cause de ses longues lectures.


À d’autres moments, il se rappelait qu’il avait changé de logis, mais comment cela s’était-il fait? Il ne le savait pas, bien que pour le comprendre il tendît obstinément, violemment, toutes les forces de son esprit… Mais, où, quoi, qu’appelait-il, qu’était-ce qui le tourmentait et jetait en lui cette flamme insupportable qui l’étouffait et brûlait son sang? Cela, il lui était impossible de le savoir. De nouveau il ne se rappelait rien. Souvent il saisissait avidement une ombre quelconque; souvent il entendait le bruit de pas légers près de son lit et le murmure, comme une musique, de paroles douces, caressantes et tendres. Un souffle haletant, humide, glissait sur son visage et tout son être était secoué par l’amour. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues en feu, et soudain un baiser long et tendre s’enfonçait sur ses lèvres. Alors toute sa vie s’éteignait dans une souffrance infinie. Il semblait que toute l’existence, tout l’univers, s’arrêtaient, mouraient autour de lui pour des siècles entiers et qu’une longue nuit de mille ans s’étendait sur lui…


Parfois il revivait les douces années de sa première enfance, avec leurs joies pures, leur bonheur infini; avec les premiers étonnements joyeux de la vie; avec la foule des esprits clairs qui sortaient de chaque fleur qu’il arrachait, jouaient avec lui sur la verte et grasse prairie, devant la petite maison entourée d’acacias, qui lui souriait, du lac de cristal près duquel il restait assis des heures entières écoutant le murmure des vagues, ainsi que le bruissement d’ailes de ces esprits qui répandaient de claires rêveries couleurs d’arc-en ciel sur son petit berceau, tandis que sa mère, penchée sur ce même berceau, l’embrassait et l’endormait en chantant une douce berceuse durant les nuits qui étaient longues et sereines. Mais, tout à coup, un être paraissait de nouveau, qui le troublait d’un effroi non plus enfantin, et versait dans sa vie le premier poison lent de la douleur et des larmes. Il sentait vaguement que le vieillard inconnu tenait en son pouvoir toutes ses années futures, et il tremblait et ne pouvait détacher de lui ses regards. Le méchant vieillard le suivait partout. Il paraissait et le menaçait de la tête au-dessus de chaque buisson du bosquet; il riait et le taquinait, s’incarnait en chacune de ses poupées d’enfant, grimaçant et riant entre ses mains comme un méchant gnome malfaisant. Il jaillissait en grimaçant de chaque mot de sa grammaire. Pendant son sommeil, le méchant vieillard s’asseyait à son chevet… Il chassait la foule des esprits clairs qui promenaient leurs ailes d’or et de saphir autour de son berceau. Il repoussait de lui, pour toujours, sa pauvre mère, et, pendant une nuit entière, il lui chuchota un long conte merveilleux, incompréhensible pour un cœur d’enfant, mais qui le troublait d’une horreur et d’une passion qui n’avaient rien d’enfantin. Et le méchant vieillard n’écoutait ni ses sanglots, ni ses prières et continuait à lui parler jusqu’à ce qu’il en perdît connaissance.


Et l’enfant s’éveillait homme. Des années entières s’étaient écoulées sans qu’il l’entendît. Tout d’un coup, il reconnaît sa vraie situation, il comprend qu’il est seul et étranger à tout l’univers. Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants, parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent dans les coins de sa chambre obscure, et font des signes de tête à la vieille qui est assise auprès du feu, réchauffant ses mains débiles, et qui le leur indique. Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ces hommes, pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sa chambre. Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands où il a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoir examiné auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres. La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit, dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse. C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristement sa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveau l’horreur l’empoigne. Le conte s’anime devant lui, des visages et des formes se précisent. Il voit que tout, à commencer par les songeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves, tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans les livres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà, il voit que tout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’images colossales, marche et danse en rond autour de lui. Des jardins merveilleux naissent à ses yeux, des villes entières tombent en ruines, des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent à vivre de nouveau. Des races, des peuples entiers apparaissent, grandissent et meurent devant lui. Enfin maintenant, autour de son lit de malade, chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme au moment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair, mais avec des mondes entiers; lui-même tourbillonne comme un grain de poussière dans cet univers infini, étrange, sans issue; et toute cette vie, par son indépendance révoltée, le presse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.


Il se sentait mourir, tomber en poussière, sans aucune résurrection possible et pour toujours. Il voulait fuir, mais dans tout l’univers il n’y avait pas un coin pour le cacher. Enfin, dans un accès de désespoir, il tendit toutes ses forces, cria et s’éveilla…


Il était couvert d’une sueur glacée. Autour de lui régnait un silence de mort dans une nuit profonde. Cependant il lui semble que quelque part continue son conte merveilleux, qu’une voix rauque entame en effet une longue conversation sur le sujet qu’il connaît. Il entend qu’on parle de forêts sombres, de bandits extraordinaires, d’un jeune gaillard courageux, vaillant, presque Stenka Razine lui-même, d’ivrognes gais, de haleurs, d’une belle jeune fille, de la Volga. Est-ce un rêve? Entend-il cela réellement?


Il demeura toute une heure couché, les yeux ouverts, sans remuer un membre, dans un engourdissement d’épouvante. Enfin il se leva prudemment, constata avec joie que le terrible mal n’avait pas encore épuisé toutes ses forces. Le délire s’évanouissait; la réalité commençait.


Il remarqua qu’il était habillé comme pendant sa conversation avec Catherine et que, par conséquent, il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps depuis qu’elle l’avait quitté. Le feu de la décision coulait dans ses veines. Par hasard, il toucha avec sa main un grand clou, enfoncé dans la cloison le long de laquelle on avait installé son lit. Il le saisit, s’y suspendit de tout son corps et arriva ainsi à une fente par où un mince rai de lumière filtrait dans sa chambre. Il appliqua l’œil contre cette fente, et, retenant son souffle, regarda.


Dans un coin de la petite chambre des maîtres, il y avait un lit devant lequel était placée une table couverte d’un tapis. De nombreux livres d’un grand format ancien, reliés, rappelant les livres liturgiques, étaient posés sur la table. Dans un angle était appendue une icône, aussi ancienne que celle de sa chambre, devant laquelle brûlait une veilleuse. Le vieux Mourine, malade, était couché sur le lit. Il paraissait torturé par la souffrance. Il était pâle comme un mort. Il était enveloppé d’une couverture de fourrure. Un livre était ouvert sur ses genoux. Sur un banc, près du lit, était allongée Catherine. Un de ses bras enlaçait la poitrine du vieillard, et sa tête était appuyée sur son épaule. Elle fixait sur lui des yeux attentifs, enfantins, étonnés et semblait écouter avec une avidité extraordinaire ce que lui racontait Mourine. Par moments, la voix du narrateur se haussait; son visage pâle s’animait; il fronçait les sourcils, ses yeux brillaient, et Catherine paraissait pâlir de peur et d’émotion. Alors quelque chose ressemblant à un sourire se montrait sur le visage du vieillard et Catherine aussi commençait à sourire doucement. Parfois des larmes paraissaient dans ses yeux. Alors le vieillard lui caressait doucement la tête comme à un enfant, et elle l’étreignait encore plus fortement de son bras nu, brillant comme la neige, et, plus amoureusement encore, se penchait sur sa poitrine.


Ordynov se demandait si ce n’était pas son rêve qui continuait; même il en était sûr; mais son sang affluait dans sa tête et les artères de ses tempes battaient si fortement qu’il avait mal.


Il lâcha le clou, descendit du lit, et, en chancelant, s’avança comme un somnambule, ne comprenant pas l’excitation qui flambait comme un incendie dans son sang. Il arriva ainsi jusqu’à la porte de son logeur et la poussa violemment. Le loquet rouillé tomba et, dans le fracas et le bruit, il se trouva au milieu de la chambre.


Il vit comment Catherine, tout d’un coup, tressaillit, comment les yeux du vieillard brillèrent méchamment sous les sourcils froncés, et comment, soudain, la rage déforma son visage. Puis le vieillard, sans le quitter des yeux, chercha d’une main tremblante le fusil accroché au mur. Ordynov vit ensuite briller le canon du fusil dirigé par une main peu sûre, tremblante de fureur, contre sa poitrine… Le coup éclata. Un cri sauvage, qui n’avait presque rien d’humain, y répondit, et, quand se fut dissipée la fumée, un spectacle horrible frappa Ordynov.


Tremblant de tout son corps il se pencha sur le vieillard. Mourine était étendu sur le sol, le visage crispé, de l’écume sur ses lèvres grimaçantes. Ordynov comprit que le malheureux avait une crise d’épilepsie. Avec Catherine il se porta à son secours…

III.

Ordynov passa une mauvaise nuit. Le matin il sortit de bonne heure, malgré sa faiblesse et la fièvre qui ne l’avait pas quitté. Dans la cour il rencontra encore le portier. Cette fois le Tatar, du plus loin qu’il l’aperçut, ôta son bonnet et le regarda avec curiosité. Ensuite, il prit résolument son balai en jetant les yeux, de temps en temps, sur Ordynov qui s’approchait lentement.


– Eh bien? Tu n’as rien entendu, cette nuit? demanda celui-ci.


– Oui, j’ai entendu.


– Qu’est-ce que c’est que cet homme? Qui est-il?


– C’est toi qui as loué, c’est à toi de savoir; moi je suis un étranger.


– Mais parleras-tu un jour! s’écria Ordynov hors de lui, en proie à une irritation maladive.


– Mais qu’est-ce que j’ai fait? C’est ta faute. Tu les as effrayés. En bas le fabricant de cercueils est sourd; eh bien, il a tout entendu. Et sa femme, qui est également sourde, a tout entendu aussi. Même, dans l’autre cour, c’est loin pourtant, on a entendu aussi. Voilà, j’irai chez le commissaire…


– J’irai moi-même, dit Ordynov, et il se dirigea vers la porte cochère.


– Comme tu voudras. Mais c’est toi qui as loué… Monsieur, Monsieur, attends!…


Ordynov regarda le portier, qui, par déférence, toucha son bonnet.


– Eh bien?


– Si tu y vas, je préviendrai le propriétaire…


– Et puis, quoi?


– Il vaut mieux que tu partes d’ici.


– Tu n’es qu’un sot.


Ordynov voulut s’en aller.


– Monsieur! Monsieur! Attends… Et le portier porta de nouveau la main à son bonnet et laissa voir ses dents.


– Monsieur! Pourquoi as-tu chassé un pauvre homme? Chasser un pauvre homme, c’est un péché. Dieu ne le permet pas.


– Écoute… Prends cela… Qui est-il?


– Qui il est?


– Oui.


– Je le dirai, même sans argent.


Le portier prit son balai, en donna deux coups, ensuite s’arrêta et regarda Ordynov attentivement et avec importance.


– Tu es bon, Monsieur, mais si tu ne veux pas vivre avec un brave homme, à ta guise. Voilà ce que je te dirai…


Et le Tatar regarda Ordynov d’une façon encore plus expressive, puis se mit à balayer, comme s’il était fâché. Enfin, prenant l’air d’avoir terminé quelque affaire importante, il s’approcha mystérieusement d’Ordynov, et, avec une mimique expressive, prononça:


– Lui, voilà ce qu’il est…


– Quoi? Qu’est-ce que cela veut dire?


– Il n’a pas d’esprit.


– Quoi?


– Oui; l’esprit est parti, répéta-t-il encore d’un ton plus mystérieux. Il est malade. Il possédait un grand bateau, puis un second, puis un troisième; il parcourait la Volga. Moi-même j’en suis, de la Volga. Il avait aussi une usine; mais tout a brûlé. Et il n’a plus sa tête…


– Il est fou?


– Non, non, fit lentement le Tatar, pas fou. C’est un homme spirituel. Il sait tout, il a lu beaucoup de livres et prédit aux autres toute la vérité… Ainsi l’un vient et donne deux roubles; un autre, trois roubles, quarante roubles. Il regarde le livre et voit toute la vérité. Mais l’argent sur la table; sans argent, rien…


Ici le Tatar, qui entrait trop dans les intérêts de Mourine, eut un rire joyeux.


– Alors quoi! Il est sorcier?


– Hum! fit le portier en hochant la tête. Il dit la vérité. Il prie Dieu. Il prie beaucoup… Et quelquefois cela le prend.


Le Tatar répéta de nouveau son geste expressif.


À ce moment, quelqu’un dans l’autre cour appela le portier, et un petit vieillard, en paletot de peau de mouton, se montra. Il marchait d’un pas indécis en toussotant et regardait le sol en marmonnant quelque chose. Il semblait être en enfance.


– Le propriétaire, le propriétaire! chuchota hâtivement le portier en faisant un signe rapide de la tête à Ordynov; et, ayant ôté son bonnet, il s’élança en courant au devant du vieillard.


Il sembla à Ordynov qu’il avait déjà vu quelque part, récemment, ce visage; mais, se disant qu’il n’y avait à cela rien d’extraordinaire, il sortit de la cour. Le portier lui faisait l’effet d’un coquin et d’une crapule de la pire espèce.


«Le vaurien, il avait l’air de marchander avec moi», pensa-t-il. «Dieu sait ce qui se passe ici!»


Il était déjà dans la rue quand il prononça ces mots. Peu à peu, d’autres idées l’accaparèrent. L’impression était pénible. La journée était grise et froide; la neige tombait. Le jeune homme se sentait de nouveau brisé par la fièvre. Il sentait aussi que le sol se dérobait sous ses pas. Soudain une voix connue, un ténor doucereux, chevrotant, désagréable, lui souhaita le bonjour.


– Iaroslav Ilitch! fit Ordynov.


Devant lui se trouvait un homme d’une trentaine d’années, vigoureux, aux joues rouges, pas très grand, avec des petits yeux humides, gris, souriants, et habillé… comme Iaroslav Ilitch était toujours habillé; et cet homme, de la façon la plus aimable, lui tendait la main.


Ordynov avait fait la connaissance de Iaroslav Ilitch juste un an auparavant, et d’une façon tout à fait accidentelle, presque dans la rue. Cette connaissance facile avait été favorisée, en dehors du hasard, par l’extraordinaire penchant qui poussait Iaroslav Ilitch à chercher partout des êtres bons et nobles, essentiellement cultivés, et dignes, au moins par leurs talents et leurs bonnes manières, d’appartenir à la haute société. Bien que Iaroslav Ilitch fût doué, comme voix, d’un ténor très doucereux, même dans la conversation avec ses amis les plus intimes, dans sa voix éclatait quelque chose d’extraordinairement clair, puissant et impérieux, qui ne souffrait aucune contradiction et n’était peut-être que le résultat de l’habitude.


– Comment? s’écria Iaroslav Ilitch, avec l’expression de la joie la plus sincère et la plus enthousiaste.


– Je demeure ici.


– Depuis longtemps? continua Iaroslav Ilitch, en haussant le ton de plus en plus. Et je ne le savais pas! Mais nous sommes voisins! Je sers ici, dans cet arrondissement. Il y a déjà un mois que je suis de retour de la province de Riazan. Ah! je vous tiens, mon vieil, mon noble ami!


Et Iaroslav Ilitch éclata d’un rire bonasse.


– Sergueïev! cria-t-il avec emphase. Attends-moi chez Tarassov et qu’on ne touche pas sans moi aux sacs de blé… Et stimule un peu le portier d’Olsoufiev. Dis-lui qu’il vienne tout de suite au bureau; j’y serai dans une heure…


Ayant donné hâtivement cet ordre à quelqu’un, le délicat Iaroslav Ilitch prit Ordynov sous le bras et l’emmena au restaurant le plus proche.


– Je ne serai pas satisfait tant que nous n’aurons pas échangé quelques mots en tête à tête, après une si longue séparation… Eh bien! Que faites-vous maintenant? ajouta-t-il presque avec respect en baissant mystérieusement la voix. Toujours dans les sciences?


– Oui, comme toujours, répondit Ordynov, à qui venait une très bonne idée.


– C’est bien, Vassili Mihaïlovitch, c’est noble! Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov. Vous serez l’ornement de notre société… Que Dieu mette le bonheur sur votre chemin! Mon Dieu! comme je suis heureux de vous avoir rencontré! Que de fois j’ai pensé à vous! Que de fois je me suis dit: Où est-il notre bon, noble et spirituel Vassili Mihaïlovitch!


Ils prirent un cabinet particulier. Iaroslav Ilitch commanda des hors-d’œuvre, donna l’ordre d’apporter de l’eau-de-vie et, tout ému, regarda Ordynov.


– J’ai beaucoup lu depuis vous, commença-t-il d’une voix timide, un peu obséquieuse; j’ai lu tout Pouchkine…»


Ordynov le regardait distraitement.


– Quelle extraordinaire description de la passion humaine! Mais, avant tout, permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance. Vous avez tant fait pour moi par la noblesse de l’inspiration, des belles idées…


– Pardon…


– Non, permettez, j’aime à rendre justice; et je suis fier qu’au moins ce sentiment ne soit pas éteint en moi.


– Pardon. Vous n’êtes pas juste envers vous-même, et moi, vraiment…


– Non, je suis tout à fait juste! objecta avec une chaleur extraordinaire Iaroslav Ilitch. Que suis-je près de vous? Voyons!


– Mon Dieu…


– Oui.


Un silence suivit.


– Profitant de vos conseils, j’ai rompu avec plusieurs personnes vulgaires, et j’ai adouci un peu la grossièreté des habitudes… reprit Iaroslav Ilitch, d’un ton assez timide et flatteur. Les moments de liberté que me laisse mon service, je les passe la plupart à la maison. Le soir je lis quelque bon livre et… je n’ai qu’un désir, Vassili Mihaïlovitch, me rendre un peu utile à la Patrie…


– Je vous ai toujours tenu pour un homme très noble, Iaroslav Ilitch…


– Vous versez toujours le baume… noble jeune homme.


Iaroslav Ilitch serra fortement la main d’Ordynov.


– Vous ne buvez pas, remarqua-t-il, son émotion un peu calmée.


– Je ne puis pas. Je suis malade.


– Malade? C’est sérieux! Depuis longtemps? Comment êtes-vous tombé malade? Voulez-vous que je vous dise… Quel médecin vous soigne? Voulez-vous que je prévienne notre médecin? J’irai chez lui moi-même. C’est un homme très habile…


Iaroslav Ilitch prenait déjà son chapeau.


– Non, je vous remercie. Je ne me soigne pas… Je n’aime pas les médecins…


– Que dites-vous? Est-ce possible? Mais c’est l’homme le plus habile, reprit Iaroslav Ilitch suppliant. L’autre jour… Mais permettez-moi de vous raconter cela, mon cher Vassili Mihaïlovitch… l’autre jour est venu un pauvre serrurier. «Voilà, dit-il, je me suis piqué le doigt avec un de mes outils; guérissez-moi.» Siméon Paphnoutitch voyant que le malheureux est menacé de la gangrène décide de couper le membre malade. Il l’a fait en ma présence. Et il a fait cela d’une façon si noble… c’est-à-dire si remarquable, que, je vous l’assure, n’était de la pitié pour les souffrances humaines, ce serait très agréable à voir, rien que par curiosité… Mais où et comment êtes-vous tombé malade?…


– En changeant de logement… Je viens de me lever…


– Mais vous êtes encore très faible et vous ne devriez pas sortir… Alors vous n’êtes plus dans votre ancien logement? Mais qu’est-ce qui vous a décidé?


– Ma logeuse a quitté Pétersbourg…


– Domna Savichna! Est-ce possible? Une bonne vieille, vraiment noble! Savez-vous, je ressentais pour elle un respect presque filial. Dans cette vie presque achevée brillait ce quelque chose de sublime du temps de nos aïeux et, en la regardant, on croyait voir revivre devant soi notre vieux passé, avec sa grandeur!… c’est-à-dire… vous comprenez… quelque chose de poétique… termina Iaroslav Ilitch, tout à coup timide et rouge jusqu’aux oreilles.


– Oui, c’était une brave femme.


– Mais permettez-moi de savoir où vous demeurez maintenant?


– Ici, pas loin. Dans la maison de Kochmarov.


– Je le connais… Un vieillard majestueux. J’ose dire que je suis presque son sincère ami… Un noble vieillard.


Les lèvres de Iaroslav Ilitch tremblaient presque de la joie de l’attendrissement. Il demanda un nouveau verre d’eau-de-vie et une pipe.


– Alors vous avez loué un appartement?


– Non, j’ai loué une chambre.


– Chez qui? Je connais peut-être aussi…


– Chez Mourine, un vieillard de haute taille.


– Mourine, Mourine… permettez… C’est celui qui habite dans la cour du fond, au-dessus du fabricant de cercueils?


– Oui, oui…


– Hum! Vous vous y plaisez?


– Mais je viens seulement de m’y installer.


– Hum! je voulais simplement dire… Hum!… D’ailleurs n’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier?


– Vraiment…


– C’est-à-dire… Je suis sûr que vous vous y plairez, si vous êtes content de votre logement… Ce n’est pas ça que je veux dire. Mais, connaissant votre caractère… comment avez-vous trouvé ce vieux bourgeois?…


– Il me fait l’effet d’un homme malade…


– Oui… il est très malade… Mais vous n’avez rien remarqué de particulier? Lui avez-vous parlé?


– Très peu. Il est si peu sociable, si bilieux…


– Hum!… Iaroslav Ilitch réfléchit. C’est un homme très malheureux, dit-il après un court silence.


– Lui?


– Oui, malheureux, et, en même temps, un homme bizarre et… très intéressant. D’ailleurs, s’il ne vous dérange pas… Excusez si j’ai parlé d’un tel sujet… mais j’étais curieux…


– Et, en effet, vous avez excité ma curiosité. Je désirais beaucoup savoir qui il est. En somme, je demeure chez lui…


– Voyez-vous, on dit qu’il a été autrefois très riche. Il était marchand, comme vous l’avez probablement entendu dire. Par suite de diverses circonstances malheureuses il a perdu sa fortune. Dans une tempête, des bateaux qu’il avait, sombrèrent. Son usine confiée, il me semble, à un proche parent très aimé qui la dirigeait, a été détruite dans un incendie, où son parent lui-même trouva la mort. Avouez que ce sont des pertes terribles! Alors on raconte que Mourine est tombé dans l’abattement; on a même craint pour sa raison. Et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand, également propriétaire de bateaux sur la Volga, il se montra tout à coup sous un jour étrange, si inattendu, qu’on attribua cette scène à une folie invétérée à laquelle, moi aussi, je suis porté à croire. J’ai entendu raconter quelques-unes de ses bizarreries… Enfin, un beau jour, il advint quelque chose de tellement extraordinaire, qu’on ne peut déjà l’expliquer autrement que par l’influence hostile du destin courroucé…


– Quoi? demanda Ordynov.


– On dit que, dans un accès de folie maladive, il attenta à la vie d’un jeune marchand que, jusqu’alors, il aimait extrêmement. Quand il eut recouvré ses esprits, il fut tellement horrifié de cet acte, qu’il voulut se tuer. C’est du moins ce qu’on raconte. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé après cela, mais il est certain qu’il vécut quelques années sous pénitence… Mais qu’avez-vous, Vassili Mihaïlovitch? Mon simple récit ne vous fatigue-t-il pas?…


– Oh! non, je vous en prie… Vous dites qu’il vivait sous pénitence… Mais il n’est pas seul…


– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul… Oui, aucune autre personne n’était mêlée à cette affaire. D’ailleurs, je n’ai rien entendu de ce qui s’est passé après… Je sais seulement…


– Eh bien?…


– Je sais seulement… À vrai dire, je n’ai rien d’extraordinaire à ajouter… Je veux dire seulement que si vous trouvez en lui quelque chose d’étrange, qui sorte du train habituel des choses, cela tient tout simplement aux malheurs qui l’ont assailli l’un après l’autre…


– Oui… Il est pieux, il est même bigot.


– Je ne pense pas, Vassili Mihaïlovitch… Il a tant souffert… Il me semble qu’il est pur de cœur…


– Mais maintenant, il n’est pas fou. Il est bien portant…


– Oh! non, non… Cela je puis m’en porter garant… je puis le jurer… Il est en pleine possession de toutes ses facultés mentales. Il est seulement, comme vous l’avez justement remarqué en passant, très bizarre et… pratiquant… C’est un homme très raisonnable… Il parle bien, hardiment et non sans ruse. On voit encore sur son visage les traces de sa vie orageuse d’autrefois. C’est un homme curieux et qui a lu énormément.


– Il me semble qu’il lit toujours des livres sacrés.


– Oui, c’est un mystique.


– Comment?


– Mystique… Mais je vous le dis en secret… Encore un secret; je vous dirai que, pendant un certain temps, il a été très surveillé… Cet homme avait une terrible influence sur ceux qui venaient chez lui.


– Laquelle?


– Mais, vous ne me croirez pas… Voyez-vous… à cette époque il n’habitait pas encore ce quartier… Alexandre Ignatievitch, un homme très respectable, haut gradé et qui jouissait de l’estime générale, est allé chez lui, par curiosité, avec un certain lieutenant. Ils arrivent chez lui, on les reçoit, et l’homme bizarre commence à les regarder très attentivement, en plein visage. C’était son habitude de regarder très attentivement le visage, s’il consentait à être utile; au cas contraire il renvoyait les visiteurs et, l’on dit même, très impoliment. Il leur demanda: «Que désirez-vous, Messieurs?» – «Mais, votre talent peut vous en instruire», répondit Alexandre Ignatievitch. «Votre don peut vous renseigner sans que nous vous le disions.» – «Entrez avec moi dans l’autre chambre», dit-il, et là, il indiqua précisément celui qui avait besoin de lui. Alexandre Ignatievitch ne racontait pas ce qui lui était arrivé après, mais il sortit de là blanc comme un mouchoir… La même chose est arrivée avec une grande dame de la haute société. Elle aussi est sortie de là, pâle comme une morte, tout en larmes, étonnée de ses prédictions et de son éloquence…


– C’est bizarre… Mais maintenant, il ne s’occupe pas de cela?


– C’est interdit de la façon la plus formelle. On cite des cas extraordinaires… Un jeune lieutenant, l’espoir et l’orgueil d’une famille aristocratique, ayant souri en le regardant, il lui dit, très fâché: «Qu’as-tu à rire? Dans trois jours, voilà ce que tu seras.» Et il croisa les bras, représentant par ce geste un cadavre…


– Eh bien?


– Je n’ose le croire, mais on dit que la prédiction s’est réalisée… Il a ce don, Vassili Mihaïlovitch. Vous avez souri à mon récit… Je sais que vous êtes beaucoup plus instruit que moi. Mais moi, j’y crois. Ce n’est pas un charlatan. Pouchkine lui-même parle de quelque chose de semblable dans ses œuvres.


– Hum! Je ne veux pas vous contredire…


– Il me semble que vous m’avez dit qu’il ne vit pas seul?


– Je ne sais pas… Je crois qu’avec lui vit sa fille…


– Sa fille?


– Oui, ou peut-être sa femme. Je sais qu’avec lui vit une femme… Je l’ai vue en passant… Mais je n’ai pas fait attention.


– Hum! C’est bizarre…


Le jeune homme devint pensif. Iaroslav Ilitch s’attendrit. Il était touché d’avoir vu un vieil ami, et d’avoir raconté assez joliment quelque chose d’intéressant. Il restait assis, sans quitter des yeux Vassili Mihaïlovitch, et fumait sa pipe. Mais, tout d’un coup, il sursauta et en hâte se prépara.


– Une grande heure passée, et moi qui ai oublié!… Cher Vassili Mihaïlovitch, encore une fois je remercie le sort qui nous a réunis, mais il est temps de partir. Permettez-moi d’aller vous rendre visite dans votre docte demeure?


– S’il vous plaît. J’en serai très heureux. J’irai moi-même vous voir, aussitôt que je le pourrai…


– Est-ce possible! Vous m’obligeriez infiniment. Vous ne sauriez croire quel plaisir vous m’avez fait!


Ils sortirent du restaurant, Sergueïev courait déjà à leur rencontre. Très vite, il rapporta à Iaroslav Ilitch que Vilim Emelianovitch passerait tout à l’heure. En effet, sur la Perspective se montrait une paire de magnifiques trotteurs attelés à une très belle voiture; surtout le cheval de volée était remarquable.


Iaroslav Ilitch serra comme dans un étau la main de son meilleur ami, toucha son chapeau et s’élança au-devant la voiture. En route, deux fois, il se retourna et salua de la tête Ordynov.


Ordynov ressentait une telle fatigue, une telle lassitude dans tous ses membres, qu’il avait du mal à se traîner sur ses jambes. À grand’peine il arriva à la maison. Sous la porte cochère il croisa de nouveau le portier, qui avait suivi, sans rien en perdre, ses adieux avec Iaroslav Ilitch et, de loin encore, lui avait fait un signe d’invitation. Mais le jeune homme passa sans s’arrêter. À la porte du logement il se heurta à un individu de petite taille, à cheveux gris, qui, les yeux baissés, sortait de chez Mourine.


– Seigneur Dieu! Pardonnez-moi mes péchés!… chuchotait l’homme, qui bondit de côté avec l’élasticité d’un bouchon.


– Je ne vous ai pas fait mal?


– Non… Je vous remercie… Oh! Seigneur, Seigneur Dieu!…


Le petit homme, en soupirant et marmonnant quelque chose entre ses dents, descendit lentement l’escalier. C’était le propriétaire de la maison que le portier craignait tant. Alors seulement Ordynov se rappela qu’il l’avait vu pour la première fois, ici même, chez Mourine, le jour de son emménagement.


Ordynov se sentait irrité et troublé. Il savait que son imagination, sa sensibilité étaient tendues à l’extrême, et il résolut de ne pas se fier à ses impressions. Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Sa poitrine était oppressée d’un sentiment pénible, angoissant. Son cœur souffrait comme s’il était tout blessé, et son âme était pleine de larmes refoulées, intarissables.


De nouveau, il se jeta sur le lit que Catherine lui avait préparé et, de nouveau il tendit l’oreille. Il entendait deux respirations: l’une, pénible, maladive, entrecoupée; l’autre, douce mais inégale aussi et troublée, comme si, là-bas, la même impulsion, la même passion faisaient battre les cœurs. Il percevait parfois le frôlement de sa robe, le glissement léger de ses pas doux et même le bruit de son pied se répercutait dans son cœur en une souffrance sourde mais agréable. Enfin il crut entendre des sanglots, et puis, de nouveau, une prière. Il savait qu’elle était à genoux devant l’icône, les mains jointes dans quelque désespoir terrible. Qui est-elle? Pour qui prie-t-elle? De quelle passion sans issue son cœur est-il troublé? Pourquoi souffre-t-il tant et s’épanche-t-il en de telles larmes brûlantes et désespérées?


Il se mit à se remémorer ses paroles. Tout ce qu’elle lui avait dit résonnait encore à ses oreilles comme une musique; et son cœur répondait avec amour, par un coup sourd, douloureux, à chaque souvenir, à chacune de ses paroles répétées religieusement… Pour un moment tout ce qu’il avait vu en rêve traversa son esprit; mais tout son cœur tremblait quand renaissait dans son imagination l’impression de son souffle ardent, de ses paroles et de son baiser. Il ferma les yeux et se laissa aller à l’oubli… Quelque part une pendule sonna… Il se faisait tard. La nuit venait.


Tout à coup il lui sembla que, de nouveau, elle se penchait sur lui; qu’elle fixait sur les siens ses yeux merveilleux, mouillés de larmes brillantes, de larmes de joie; ses yeux doux et clairs comme la coupole infinie du ciel à l’heure chaude de midi. Son visage s’éclairait d’un tel calme majestueux, son sourire promettait une telle béatitude, elle s’inclinait sur son épaule avec une telle compassion, qu’un gémissement de bonheur jaillit de sa poitrine affaiblie.


Elle voulait lui parler. Avec tendresse elle lui confiait quelque chose… De nouveau son oreille était frappée d’une musique pénétrante; il respirait avidement l’air chauffé, électrisé par son souffle tout proche. Dans l’angoisse il tendit les mains, soupira et ouvrit les yeux…


Elle était devant lui, penchée sur son visage, toute pâle d’effroi, tout en larmes, toute tremblante d’émotion. Elle lui disait quelque chose, le suppliait en joignant et tordant les mains. Il la prit dans ses bras. Elle restait toute tremblante sur sa poitrine…

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