DEUXIÈME PARTIE.

I.

– Qu’y a-t-il? Qu’as-tu? demandait Ordynov tout à fait éveillé et la tenant encore fortement serrée dans ses bras brûlants. Qu’as-tu, Catherine? Qu’as-tu, mon amour?


Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, et cachait son visage en feu sur la poitrine du jeune homme. Elle resta ainsi longtemps, sans pouvoir parler, tremblant toute comme si elle avait peur.


– Je ne sais pas… Je ne sais pas, prononça-t-elle enfin, d’une voix presque imperceptible. Elle suffoquait et à peine pouvait articuler ses paroles. Je ne me rappelle pas comment je suis venue ici, chez toi. Elle se serra encore plus fortement contre lui et, comme mue par un sentiment irrésistible, elle lui baisa les épaules, les bras, la poitrine, et enfin, dans un mouvement de désespoir, cacha son visage dans ses mains et baissa la tête sur ses genoux.


Quand Ordynov, angoissé, parvint à la faire se relever et l’eût fait asseoir près de lui, son visage brûlait de honte, ses yeux imploraient le pardon, et le sourire qui paraissait sur ses lèvres faiblement s’efforçait de vaincre la force irrésistible de la nouvelle impression. Elle paraissait de nouveau effrayée de quelque chose: méfiante elle le repoussait de la main, le regardait à peine et, la tête baissée, dans un chuchotement craintif, elle répondait à ses questions par mots entrecoupés.


– Tu as eu peut-être dans ton sommeil quelque cauchemar? demanda Ordynov, ou quelque vision terrible, dis? Il t’a peut-être effrayée?… Il délire, il n’a pas sa raison… Peut-être a-t-il prononcé des choses que tu ne devais pas entendre?… A-t-il dit quelque chose? Oui?


– Non, je n’ai pas dormi, répondit Catherine domptant avec effort son émotion. Le sommeil ne venait pas. Lui s’est tu tout le temps… Il ne m’a appelée qu’une seule fois. Je me suis approchée de lui, je l’ai appelé, lui ai parlé; il ne m’entendait pas. Il est très mal. Que Dieu lui vienne en aide! Alors l’angoisse m’a saisie au cœur, une angoisse épouvantable. J’ai prié tout le temps, prié sans cesse et voilà, ça m’a prise…


– Assez, Catherine, assez, ma vie, assez… C’est hier que tu as eu peur…


– Non, je n’ai pas eu peur hier.


– Est-ce que cela arrive parfois?


– Oui, cela arrive.


Elle tremblait toute et, de nouveau effrayée, se serrait contre lui comme un enfant.


– Vois-tu, dit-elle, retenant ses sanglots, ce n’est pas sans raison que je suis venue chez toi. Ce n’est pas sans raison qu’il m’était pénible de rester seule, répéta-t-elle en lui serrant la main avec reconnaissance. Assez, assez versé de larmes sur le malheur d’autrui! Garde-les pour le jour pénible où tu seras seul à souffrir, où il n’y aura personne avec toi. Écoute… Est-ce que tu as déjà aimé?


– Non… avant toi, je n’ai pas aimé…


– Avant moi? Et tu m’appelles ton amour?


Elle le regarda soudain avec étonnement; elle voulait dire quelque chose, mais se tut et baissa les yeux. Puis, tout à coup, son visage devint rouge et à travers les larmes encore chaudes, oubliées sur ses cils, ses yeux brillèrent. On voyait qu’une question agitait ses lèvres. Elle le regarda deux fois, d’un air rusé, et ensuite, brusquement, elle baissa de nouveau les yeux.


– Non, je ne puis pas être ton premier amour, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle en hochant la tête pensivement, tandis qu’un sourire éclairait de nouveau son visage. Non! fit-elle enfin en éclatant de rire. Ce n’est pas moi qui puis être ton amour…


Alors elle le regarda, mais tant de tristesse se reflétait soudain sur son visage, une angoisse si désespérée se peignait sur tous ses traits, qu’Ordynov fut saisi d’un sentiment de pitié incompréhensible, maladif, de compassion pour un malheur inconnu et, avec une souffrance indicible, il la regarda.


– Écoute ce que je vais te dire, prononça-t-elle d’une voix qui allait au cœur, en serrant dans ses mains les mains d’Ordynov et s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Écoute-moi bien; écoute, ma joie! Domine ton cœur et cesse de m’aimer comme tu m’aimes maintenant; ce sera mieux pour toi, et ton cœur deviendra plus léger et plus joyeux et tu te garderas d’une ennemie redoutable et tu acquerras une sœur aimante. Je viendrai chez toi si tu le veux. Je te caresserai et je n’aurai pas honte de demeurer près de toi. Je suis restée avec toi deux jours, quand tu as été gravement malade! Reconnais en moi ta sœur! Ce n’est pas en vain que j’ai prié ardemment la Vierge pour toi! Tu ne trouveras pas une autre sœur pareille. Tu peux parcourir tout l’univers, tu ne trouveras pas un autre amour pareil, si ton cœur demande l’amour. Je t’aimerai de tout mon cœur, comme maintenant, et je t’aimerai parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, quand je t’ai regardé pour la première fois, j’ai reconnu aussitôt que tu es l’hôte de ma demeure, l’hôte désirable, et que ce n’est pas par hasard que tu es venu chez nous. Je t’aime parce que, pendant que tu regardes, tes yeux aiment et parlent de ton cœur. Et quand ils parlent, alors je sais tout de suite ce que tu penses. C’est pourquoi je veux donner ma vie pour ton amour, ma liberté. Il me serait doux d’être l’esclave de celui que mon cœur a trouvé… Ma vie n’est pas à moi, elle appartient à un autre, et ma liberté est entravée! Mais accepte une sœur, sois mon frère, prends-moi dans ton cœur, quand de nouveau l’angoisse tombera sur moi; fais toi-même que je n’aie pas honte de venir chez toi et de rester assise avec toi une longue nuit. M’as-tu entendue? M’as-tu ouvert ton cœur? Ta raison a-t-elle compris ce que je t’ai dit?…


Elle voulait dire encore autre chose; elle le regarda, posa sa main sur son épaule, et enfin, épuisée, se laissa tomber sur sa poitrine. Sa voix s’arrêta dans des sanglots passionnés; sa poitrine se soulevait fortement, et son visage s’empourprait comme l’occident au soleil couchant.


– Ma vie… murmura Ordynov qui sentait ses yeux se voiler, tandis que sa respiration s’arrêtait. Ma joie… dit-il, ne sachant plus quels mots il prononçait, ne les comprenant pas, et tremblant de la crainte de détruire d’un souffle tout ce qui lui arrivait et qu’il prenait plutôt pour une vision que pour la réalité, tellement tout était obscurci devant lui. Je ne sais pas… je ne te comprends pas… je ne me rappelle pas ce que tu viens de dire, ma raison s’obscurcit, mon cœur souffre… ma reine…


L’émotion étouffa sa voix. Elle se serrait de plus en plus fortement contre lui. Il se leva. Il n’y pouvait plus tenir; brisé, étourdi par l’émotion, il tomba à genoux. Des sanglots enfin s’échappèrent de sa poitrine, et sa voix, qui venait droit du cœur, vibrait comme une corde dans toute l’amplitude de l’enthousiasme et d’un bonheur inconnu.


– Qui es-tu? Qui es-tu, ma chérie? D’où viens-tu, ma colombe? prononça-t-il, en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. De quel ciel es-tu descendue? C’est comme un rêve qui m’enveloppe. Je ne puis croire à ta réalité… Ne me fais pas de reproches… Laisse-moi parler, laisse-moi te dire tout, tout! Depuis longtemps je voulais parler… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie? Comment as-tu trouvé mon cœur? Dis-moi, y a-t-il longtemps que tu es ma sœur? Raconte-moi tout de toi. Où étais-tu jusqu’à ce jour? Dis-moi comment s’appelait l’endroit où tu as vécu. Qu’as-tu aimé là-bas? De quoi étais-tu heureuse, et qu’est-ce qui te rendait triste? L’air était-il chaud, là-bas? Le ciel était-il pur?… Quels êtres t’étaient chers? Qui t’a aimée avant moi? À qui, là-bas, s’est adressée ton âme pour la première fois? Avais-tu ta mère? Était-ce elle qui te caressait quand tu étais enfant? Ou, comme moi, es-tu restée seule dans la vie? Dis-moi, étais-tu toujours ainsi? À quoi rêvais-tu? À quoi pensais-tu? Lesquels de tes rêves se sont réalisés et quels furent les autres? Dis-moi tout… Pour qui ton cœur de vierge a-t-il battu pour la première fois et à qui l’as-tu donné? Dis-moi ce qu’il me faut donner en échange de ton cœur? Parle, ma chérie, ma lumière, ma sœur! Dis-moi comment je puis mériter ton amour?


Sa voix s’arrêta de nouveau. Il baissa la tête, mais quand il leva les yeux, l’horreur le glaça; ses cheveux se dressèrent sur sa tête.


Catherine était assise, pâle comme une morte.


Immobile, elle regardait l’espace; ses lèvres étaient bleuâtres, comme celles d’un cadavre, et ses yeux étaient pleins d’une souffrance muette, terrible. Lentement elle se leva, fit quelques pas, un sanglot aigu jaillit de sa poitrine et elle tomba devant l’icône… Des paroles brèves, incohérentes, s’échappaient de ses lèvres. Elle perdit connaissance. Ordynov, tout bouleversé, la souleva et la déposa sur le lit. Il restait debout devant elle, ne se rappelant rien. Une minute après, elle ouvrit les yeux, s’assit sur le lit, regarda autour d’elle, et saisit la main d’Ordynov. Elle l’attirait vers soi, murmurait quelque chose entre ses lèvres pâles, mais la voix lui manquait. Enfin, ses larmes jaillirent, abondantes, brûlant la main glacée d’Ordynov.


– Que c’est pénible, pénible! Ma dernière heure vient, prononça-t-elle enfin dans une angoisse d’épouvante.


Elle voulait dire encore autre chose mais sa langue ne lui obéissait pas; elle ne pouvait proférer une seule parole. Désespérée, elle regardait Ordynov qui ne la comprenait pas. Il se pencha vers elle, plus près, écoutant… Enfin il lui entendit prononcer nettement ces mots:


– Je suis envoûtée… on m’a envoûtée… On m’a perdue…


Ordynov leva la tête et, avec étonnement, la regarda. Une pensée affreuse traversa son esprit. Catherine vit son visage contracté.


– Oui, on m’a envoûtée, continua-t-elle… Un méchant homme m’a envoûtée, lui. C’est lui mon assassin… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi, pourquoi as-tu parlé de ma mère? Pourquoi as-tu voulu me tourmenter? Que Dieu te juge!


Un moment après, elle pleurait doucement. Le cœur d’Ordynov battait et souffrait d’une angoisse mortelle.


– Il dit, chuchota-t-elle d’une voix contenue, mystérieuse, que quand il mourra il viendra chercher mon âme… Je suis à lui. J’ai vendu mon âme… Il m’a tourmentée… Il a lu dans les livres… Tiens, regarde, regarde son livre! Le voici! Il dit que j’ai commis un péché mortel… Regarde, regarde…


Elle lui montrait un livre. Ordynov n’avait pas remarqué comment il se trouvait là. Machinalement il le prit. C’était un livre, écrit comme les anciens livres des vieux croyants qu’il avait eu l’occasion de voir auparavant. Mais maintenant il ne pouvait regarder, toute son attention concentrée sur autre chose. Le livre tomba de ses mains. Il enlaça doucement Catherine en essayant de la ramener à la raison.


– Assez, assez… On t’a fait peur. Je suis avec toi… Aie confiance en moi, ma chérie, mon amour, ma lumière…


– Tu ne sais rien, rien, dit-elle, en serrant fortement ses mains. Je suis toujours ainsi… J’ai peur de tout… Cesse, cesse, ne me tourmente plus, autrement j’irai chez lui… commença-t-elle un instant après, toute haletante. Souvent il me fait peur avec ses paroles… Parfois il prend un livre, le plus grand, et me fait la lecture… Il lit toujours des choses si sévères, si terribles! Je ne sais ce qu’il lit, je ne comprends pas tous les mots, mais la peur me saisit et quand j’écoute sa voix, c’est comme si ce n’était pas lui qui lisait, mais quelqu’un de méchant qu’on ne peut adoucir. Alors mon cœur devient triste, triste… il brûle… C’est effrayant!…


– Ne va pas chez lui! Pourquoi vas-tu chez lui? dit Ordynov comprenant à peine ses paroles.


– Pourquoi suis-je venue chez toi? Demande-le, je ne le sais moi-même… Et lui me dit tout le temps: «Prie Dieu, prie!» Parfois je me lève dans la nuit sombre et je prie longtemps, des heures entières. Souvent j’ai sommeil, mais la peur me tient éveillée, et il me paraît alors que l’orage se prépare autour de moi, que ça me portera malheur, que les méchants me déchireront, me tueront, que les saints n’entendront pas mes prières et qu’ils ne me sauveront pas de la douleur effroyable… Toute l’âme se déchire comme si le corps entier voulait se fondre en larmes… Je commence à prier de nouveau et je prie jusqu’au moment où la Sainte Vierge de l’icône me regarde avec plus de tendresse. Alors je me lève et je me couche comme une morte. Parfois je m’endors sur le sol, à genoux devant l’icône. Mais il arrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, me consoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger et n’importe quel malheur peut arriver; avec lui je n’ai plus peur. Il a du pouvoir! Sa parole est grande!


– Mais quel malheur t’est-il arrivé? Ordynov se tordait les mains de désespoir.


Catherine devint terriblement pâle. Elle le regarda comme un condamné à mort qui n’espère plus sa grâce.


– À moi? Je suis une fille maudite… ma mère m’a maudite… J’ai fait mourir ma propre mère!


Ordynov l’enlaça sans mot dire.


Elle se serrait contre lui. Il sentait qu’un frisson parcourait tout le corps de la jeune femme, et il lui semblait que son âme se séparait de son corps.


– Je l’ai enterrée, dit-elle dans le trouble de ses souvenirs et la vision de son passé… Depuis longtemps je voulais parler… Il me le défendait avec des prières, des reproches, des menaces… Parfois lui-même ravive mon angoisse, comme le ferait mon mortel ennemi… Et maintenant toutes ces idées me viennent en tête, la nuit… Écoute, écoute… C’était il y a longtemps, très longtemps, je ne me rappelle plus quand, mais cela me semble être d’hier… C’est comme un rêve d’hier qui m’aurait rongé le cœur toute la nuit. L’angoisse double la longueur du temps… Assieds-toi ici, près de moi, je te raconterai toute ma douleur. Que je sois maudite, qu’importe! Je te livre toute ma vie…


Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en le priant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un trouble grandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans ses paroles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait tout parce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.


«C’était par une nuit comme celle-ci», commença Catherine, «seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme je ne l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ce parce que, de cette nuit-là, date ma perte!… Sous ma fenêtre, un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vint chez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il était encore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où le vent l’abattit…


» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’était maintenant – les bateaux de mon père furent détruits par la tempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au bord du fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous, à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais. J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mère venait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaque instant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à la porte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mère poussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris la lanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui!… J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous. C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… À cette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs; sa barbe était noire comme du goudron; ses yeux brillaient comme des charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avec tendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai refermé la porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. «Je le sais», me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de telle façon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’en suis allée; il restait immobile. «Pourquoi ne vient-il pas?» me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. «Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’ai demandé si ta mère y était?» questionna-t-il. Je me tus…


» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardait à peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant; la tempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’où venait-il? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous ne l’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et se débarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluait pas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu…»


Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chose l’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête et continua:


«Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cette langue; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand il venait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire un mot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi… Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et je regardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta sa ceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit son couteau et me le donna: «Coupe-le, fais ce que tu veux, puisque je t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi.» Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardais même pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvres et que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mère était assise, pâle comme une morte…»


Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu le trouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait plus calme; les souvenirs entraînaient la pauvre créature et dispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.


«Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau la lanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoique malade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère. Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je le regardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi. Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire un petit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Ce sont de grosses perles. Il me les offre: «J’ai une belle non loin d’ici», me dit-il, «c’est pour elle que je les apportais, mais ce n’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne ta beauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les.» Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Je les pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Je retournai dans la chambre et les mis sur la table, devant ma mère.


» Ma mère resta un moment sans mot dire, toute pâle, comme si elle avait peur de me parler, puis: «Qu’est-ce que c’est, ma petite Catherine?» Et moi je répondis: «C’est pour toi que ce marchand les a apportées… Moi j’ignore…» Je la regardai. Elle fondit en larmes: «Ce n’est pas pour moi, Catherine, ce n’est pas pour moi, méchante fille. Ce n’est pas pour moi.» Je me rappelle avec quelle tristesse elle prononça ces paroles. Comme si son cœur se fendait. Je levai les yeux… Je voulais me jeter à ses pieds. Mais, soudain, le diable me souffla: «Eh bien, si ce n’est pas pour toi, c’est probablement pour mon père. Je les lui donnerai quand il rentrera. Je lui dirai que des marchands sont venus et ont laissé cette marchandise…» Alors ma mère se mit à sangloter: «Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et pour quelle marchandise… Je lui dirai de qui tu es, fille bâtarde!… Désormais tu n’es plus ma fille! Tu es une vipère. Tu es une fille maudite!» Je me taisais. Mes yeux étaient sans larmes comme si tout était mort en moi! J’allai dans ma chambre et, toute la nuit, j’écoutai la tempête et pensai…


» Cinq jours s’écoulèrent. Vers le soir du cinquième jour mon père arriva, les sourcils froncés, l’air courroucé. Mais en route la maladie l’avait brisé. Je regarde: son bras était bandé. Je compris que son ennemi s’était trouvé en travers de sa route. Je savais aussi quel était son ennemi. Je savais tout. Il ne dit pas un mot à ma mère, ne s’informa pas de moi, et convoqua tous les ouvriers. Il donna l’ordre d’arrêter le travail à l’usine, et de garder la maison du mauvais œil. À ce moment mon cœur m’avertit qu’un malheur menaçait notre maison. Nous restions dans l’attente. La nuit passa. Encore une nuit d’orage; et le trouble envahissait mon âme. J’ouvris ma fenêtre. Mon visage brûlait, mes yeux étaient pleins de larmes, mon cœur était en feu. J’étais tout entière comme un brasier; j’avais envie de m’en aller loin, au bout du monde, là où naît l’orage. Ma poitrine se gonflait… Tout à coup, très tard, je dormais, ou plutôt j’étais dans une sorte de demi-sommeil, quand j’entendis frapper à ma fenêtre: «Ouvre!» Je regarde… Un homme est monté jusqu’à ma fenêtre à l’aide d’une corde. Je le reconnus aussitôt. J’ouvris ma fenêtre et le laissai entrer dans ma chambre. C’était lui! Il n’enleva pas son bonnet. Il s’assit sur un banc, tout essoufflé, pouvant à peine respirer, comme s’il avait été poursuivi. Je me mis dans un coin. Je me sentais pâlir…


» Le père est à la maison?» «Oui.» «Et la mère?» «La mère aussi.» «Tais-toi, maintenant. Tu entends?» «J’entends.» «Quoi?» «Le vent sous la fenêtre.» «Eh bien, ma belle, veux-tu tuer ton ennemi, appeler ton père et perdre mon âme? Je me soumets à ta volonté. Voici une corde; lie-moi si le cœur te dit de venger ton offense.» Je me taisais. «Eh bien quoi! parle, ma joie.» «Que faut-il?…» «Il me faut éloigner mon ennemi, dire adieu à mon ancienne bien-aimée et toi, jeune fille, te saluer bien bas…» Je me mis à rire et je ne sais moi-même comment ces paroles impures entrèrent dans mon cœur: «Laisse-moi donc, ma belle, aller en bas et saluer le maître de la maison.» Je tremblais toute, mes dents claquaient, mon cœur était en feu… J’allai lui ouvrir la porte et le laissai pénétrer dans la maison. Seulement sur le seuil, je dis: «Reprends tes perles et ne me donne plus jamais de cadeau.» Et je lui jetai l’écrin…»…


Catherine s’arrêta pour respirer un peu. Tantôt elle frissonnait et devenait pâle, tantôt tout son sang affluait à ses joues. Au moment où elle s’arrêta son visage était en feu, ses yeux brillaient à travers ses larmes, un souffle lourd faisait trembler sa poitrine. Mais, tout à coup, elle redevint pâle et sa voix, toute pénétrée de tristesse, reprit:


«Alors je suis restée seule et c’était comme si la tempête grondait autour de moi… Soudain, j’entendis des cris… Les ouvriers de l’usine galopaient dans la cour… On criait: «L’usine brûle!» Je me cachai dans un coin. Tous s’enfuyaient de la maison… Je restais seule avec ma mère. Je savais que la vie l’abandonnait: depuis trois jours elle était sur son lit de mort. Je le savais, fille maudite! Tout à coup, dans ma chambre éclata un cri faible, comme celui d’un enfant qui a peur dans la nuit. Ensuite tout devint calme. Je soufflai la chandelle. J’étais glacée. Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais peur de regarder. Soudain, j’entends un cri près de moi. Des gens accouraient de l’usine. Je me penchai à la fenêtre. Je vis mon père mort qu’on rapportait et j’entendis les gens dire entre eux: «Il est tombé de l’escalier dans la chaudière bouillante. C’est comme si le diable l’y avait poussé!» Je me suis serrée contre le lit. J’attendais, qui, quoi, je ne sais. Je me souviens que, tout à coup, ma tête devint lourde; la fumée me piquait les yeux et j’étais heureuse que ma perte fût proche. Soudain, je me sentis soulevée par les épaules… Je regarde autant que je puis… Lui! Tout brûlé. Son habit est chaud et sent la fumée. «Je suis venu te chercher, ma belle. J’ai perdu mon âme pour toi! J’aurai beau prier, je ne me ferai jamais pardonner cette nuit maudite, à moins que nous ne priions ensemble!» Et il a ri, le maudit! «Montre-moi par où passer pour que les gens ne me voient pas», me dit-il. Je le pris par la main et le conduisis. Nous traversâmes le corridor. J’avais les clefs; j’ouvris la porte de la réserve et lui indiquai la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur le jardin. Il me prit dans ses bras puissants et sauta avec moi par la fenêtre… Nous nous mîmes à courir. Nous courûmes longtemps. Nous apercevions une forêt épaisse et sombre… Il tendit l’oreille: «On nous poursuit, Catherine, on nous poursuit! On nous poursuit, ma belle, mais ce n’est pas le moment de se rendre! Embrasse-moi pour l’amour et le bonheur éternels!» «Pourquoi tes mains ont-elles du sang?» «Du sang, ma chérie? Mais c’est parce que j’ai tué vos chiens qui aboyaient. Partons!» De nouveau nous nous mîmes à courir. Tout d’un coup, nous voyons dans le chemin le cheval de mon père. Il avait arraché son licol et s’était enfui de l’écurie, pour se sauver des flammes. «Monte avec moi, Catherine, Dieu nous a envoyé du secours!» Je me taisais. «Est-ce que tu ne veux pas? Je ne suis ni un païen, ni un diable, je ferai le signe de la croix, si tu veux.» Il se signa. Je m’assis sur le cheval et, me serrant contre lui, je m’oubliai sur sa poitrine, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions près d’un fleuve, large, large… Il me descendit de cheval, descendit lui-même et alla vers les roseaux. Il avait caché là son bateau. «Adieu donc, mon brave cheval, va chercher un nouveau maître; les anciens t’ont quitté!» Je me jetai sur le cheval de mon père et l’embrassai tendrement. Ensuite nous sommes montés dans le bateau. Il prit les rames et bientôt nous perdîmes de vue la rive. Quand nous fûmes ainsi éloignés, il abandonna les rames et regarda tout autour.


» Bonjour», dit-il, «ma mère, rivière nourrice du monde, et ma nourrice! Dis-moi, as-tu gardé mon bien en mon absence? Est-ce que mes marchandises sont intactes?» Je me taisais et baissais les yeux. Mon visage était rouge de honte. «Prends tout, si tu veux, mais fais-moi la promesse de garder et chérir ma perle inestimable… Eh bien, dis au moins un mot, ma belle! Éclaire ton visage d’un sourire! Comme le soleil, chasse la nuit sombre…» Il parle et sourit. Je voulais dire un mot… J’avais peur. Je me tus. «Eh bien, soit!», répondit-il à ma timide pensée. «On ne peut rien obtenir par la force. Que Dieu te garde, ma colombe. Je vois que ta haine pour moi est la plus forte…» Je l’écoutais. La colère me saisit et je lui dis: «Oui, je te hais, parce que tu m’as souillée pendant cette nuit sombre et que tu te moques encore de mon cœur de jeune fille…» Je dis et ne pus retenir mes larmes. Je pleurai. Il se tut, mais me regarda de telle façon que je tremblai comme une feuille. «Écoute, ma belle», me dit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement; «ce n’est pas une parole vaine que je te dirai; c’est une grande parole que je te donne. Tant que tu me donneras le bonheur je serai le maître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile de parler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œil noir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement, ma fière beauté, que ce sera la fin de mes jours!» Et toute ma chair sourit à ces paroles…»


Ici l’émotion interrompit le récit de Catherine. Elle respira et voulait continuer quand, soudain, son regard brillant rencontra le regard enflammé d’Ordynov fixé sur elle. Elle tressaillit, voulut dire quelque chose, mais le sang lui monta au visage. Elle cacha son visage dans ses mains et l’enfouit dans les oreillers. Ordynov était troublé au plus profond de lui-même. Une émotion pénible, indéfinissable, intolérable, parcourait toutes ses fibres, comme un poison, et grandissait à chaque mot du récit de Catherine. Un désir sans espoir, une passion avide et douloureuse possédaient ses pensées, troublaient ses sentiments, et, en même temps, une tristesse profonde, infinie, oppressait de plus en plus son cœur. Par moments il voulait crier à Catherine de se taire, il voulait se jeter à ses pieds et la supplier avec des larmes de lui rendre ses anciennes souffrances, son sentiment pur d’auparavant. Il avait pitié de ses larmes séchées depuis longtemps. Son cœur souffrait. Il n’avait pas compris tout ce qu’avait dit Catherine, et son amour avait peur du sentiment qui troublait la pauvre femme. Il maudissait à ce moment sa passion. Elle l’étouffait et il sentait comme du plomb fondu couler dans ses veines au lieu de sang.


– Ah! mon malheur n’est pas en ce que je viens de te raconter, reprit tout à coup Catherine, en relevant la tête. Ce n’est pas en cela qu’est ma souffrance, mon tourment! Que m’importe que ma mère m’ait maudite à sa dernière heure! Je ne regrette pas ma vie dorée d’autrefois. Qu’est-ce que cela me fait de m’être vendue à l’impur et de porter, pour un moment de bonheur, le péché éternel! Ce n’est pas en cela qu’est mon malheur, qu’est ma souffrance!… Non, ce qui m’est pénible, ce qui me déchire le cœur, c’est d’être son esclave souillée, c’est que ma honte me soit chère, c’est que mon cœur ait du plaisir à se rappeler sa douleur comme si c’était de la joie et du bonheur. Voici où est mon malheur: de ne pas ressentir de colère pour l’offense qui m’a été faite!…


Un souffle chaud, haletant, brûlait ses lèvres. Sa poitrine s’abaissait et se soulevait profondément et ses yeux brillaient d’une indignation insensée… Mais, à ce moment, tant de charme était répandu sur son visage, chaque trait était empreint d’une telle beauté, que les sombres pensées d’Ordynov s’évanouirent comme par enchantement. Son cœur aspirait à se serrer contre son cœur, à s’oublier avec elle dans une étreinte folle et passionnée et même à mourir ensemble. Catherine rencontra le regard troublé d’Ordynov et lui sourit d’une telle façon qu’un double courant de feu brûla son cœur. À peine s’il s’en rendait compte lui-même.


– Aie pitié de moi! Épargne-moi! lui chuchota-t-il, en retenant sa voix tremblante.


Elle se pencha vers lui, un bras appuyé sur son épaule et le regarda de si près dans les yeux que leurs souffles se confondaient.


– Tu m’as perdu! Je ne connais pas ta douleur, mais mon âme s’est troublée… Qu’est-ce que cela me fait si ton cœur pleure! Dis-moi ce que tu désires et je le ferai. Viens avec moi. Allons, ne me tue pas… Ne me fais pas mourir!…


Catherine le regardait immobile, les larmes séchées sur ses joues brûlantes. Elle voulait l’interrompre, le prendre par la main, dire quelque chose, et ne trouvait pas les mots.


Un sourire étrange parut lentement sur ses lèvres et un rire perça à travers ce sourire.


– Je ne t’ai pas tout raconté, continua-t-elle enfin. Je te raconterai encore… Seulement m’écouteras-tu? Écoute ta sœur… Je voudrais te raconter comment j’ai vécu un an avec lui… non, je ne le ferai pas… «Une année s’écoula… Il partit avec ses compagnons sur le fleuve. Moi je restai chez sa mère, à attendre. Je l’attends un mois, un autre… Un jour, je rencontre un jeune marchand. Je le regarde… et je me rappelle les années passées… «Ma chère amie», dit-il, après deux mots de conversation avec moi, «je suis Alexis, ton fiancé d’autrefois. Nos parents nous avaient fiancés quand nous étions enfants. M’as-tu oublié? Rappelle-toi… Je suis de votre village!…» «Et que dit-on de moi chez nous?» «Les gens disent que tu as oublié la pudeur des jeunes filles, que tu t’es liée avec un bandit», me répondit Alexis, en riant. «Et toi, qu’est-ce que tu as pensé de moi?» «J’avais beaucoup à dire… (son cœur se troublait)… Je voulais dire beaucoup… mais maintenant que je t’ai vue, tu m’as perdu», dit-il. «Achète aussi mon âme, prends-la, piétine mon cœur, raille mon amour, ma belle. Je suis maintenant orphelin; je suis mon maître et mon âme est à moi. Je ne l’ai vendue à personne…» Je me mis à rire. Il me parla encore plusieurs fois… Il resta tout un mois dans le village… Il avait abandonné son commerce, congédié ses ouvriers, et il restait seul. J’avais pitié de ses larmes d’orphelin… Et voilà qu’une fois, le matin, je lui dis: «Alexis, attends-moi, la nuit venue, près du ponton… Nous irons chez toi. J’en ai assez de cette vie!» La nuit vint, je préparai mon paquet… Tout d’un coup, je regarde… C’est mon maître qui rentre, tout à fait à l’improviste. «Bonjour! Allons, il y aura de l’orage, il ne faut pas perdre de temps.» Je le suivis. Nous arrivâmes au bord du fleuve. Nous regardons. Il y a là une barque avec un batelier, on dirait qu’il attend quelqu’un… «Bonjour, Alexis! Que Dieu te vienne en aide! Quoi? tu t’es attardé au port… Tu te hâtes d’aller rejoindre les bateaux… Emmène-nous, moi et ma femme… J’ai laissé ma barque là-bas et ne puis aller à la nage!» «Assieds-toi», dit Alexis. Et toute mon âme eut mal quand j’entendis sa voix. «Assieds-toi avec ta femme; le vent est bon pour tous et dans ma demeure il y aura place pour vous.» Nous nous sommes assis. La nuit devenait sombre; les étoiles se cachaient; le vent soufflait; les vagues s’enflaient. Nous nous sommes éloignés à une verste de la rive. Tous trois nous gardions le silence… «Quelle tempête! dit mon maître. C’est du malheur cette tempête! Je n’ai encore jamais vu la pareille sur ce fleuve! C’est lourd pour notre barque; elle ne pourra pas nous porter tous les trois!» «Oui, elle ne pourra pas nous porter tous les trois…» dit Alexis. «C’est donc qu’un de nous est de trop…» Sa voix tremblait comme une corde. «Eh quoi! Alexis, je t’ai connu tout petit enfant; j’étais comme un frère avec ton père. Dis-moi, Alexis, est-ce que tu pourrais gagner la rive à la nage, ou périrais-tu?» «Je n’y arriverai pas… Non, je n’y arriverais pas et périrais dans le fleuve…» «Écoute maintenant, toi, Catherine, ma perle inestimable! Je me rappelle une nuit pareille, seulement la vague ne montait pas comme maintenant et les étoiles brillaient, la lune éclairait… Je veux te demander si tu ne l’as pas oubliée?…» «Je m’en souviens», répondis-je. «Alors, si tu ne l’as pas oubliée, tu n’as pas oublié non plus ce qui fut promis… Comment un brave garçon enseigna à sa belle le moyen de reconquérir sa liberté… Hein?» «Non, je ne l’ai pas oublié», dis-je, ni morte, ni vive. «Tu ne l’as pas oublié! Alors voilà, maintenant la barque est trop chargée; pour l’un de nous le moment est venu… Alors parle, ma belle; parle, ma colombe; dis ta parole douce…»


» Je ne l’ai pas prononcée», chuchota Catherine en pâlissant… Elle n’acheva point.


– Catherine! éclata soudain une voix sourde et rauque.


Ordynov tressaillit. Dans la porte se tenait Mourine. Il était à peine vêtu, une couverture de fourrure jetée sur lui, pâle comme un mort. Il les fixait d’un œil presque fou. Catherine de plus en plus pâle le regardait aussi, comme hypnotisée.


– Viens chez moi, Catherine, prononça le vieillard d’une voix à peine perceptible; et il sortit de la chambre.


Catherine, toujours immobile, regardait dans l’espace comme si le vieillard se trouvait encore devant elle. Mais, tout à coup, le sang empourpra ses joues pâles. Ordynov se rappela leur première rencontre.


– Alors, à demain, mes larmes! dit-elle presque en souriant. À demain. Rappelle-toi où je me suis arrêtée…: «Choisis un des deux, ma belle… Qui tu aimes et qui tu n’aimes pas.» Tu te rappelleras?… Tu attendras une nuit? ajouta-t-elle en posant les mains sur les épaules d’Ordynov et le regardant avec tendresse.


– Catherine, ne va pas chez lui, ne te perds pas… Il est fou! chuchota Ordynov, qui tremblait pour elle.


– Catherine! appela la voix derrière la cloison.


– Quoi? Tu penses qu’il me tuera? demanda Catherine en riant. Bonne nuit, mon cœur, mon pigeon, mon frère, dit-elle en appuyant sa tête contre sa poitrine, tandis que, tout d’un coup, des larmes coulaient de ses yeux. Ce sont les dernières larmes. Dors donc, mon chéri, tu t’éveilleras demain pour la joie. Elle l’embrassa passionnément.


– Catherine, Catherine, murmura Ordynov en tombant à genoux devant elle et tâchant de la retenir. Catherine!


Elle se retourna, lui fit signe de la tête en souriant et sortit de la chambre.


Ordynov l’entendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle et écouta, mais aucun son ne lui parvenait. Le vieux se taisait ou, peut-être, était-il de nouveau sans connaissance…


Ordynov voulait aller près d’elle, mais ses jambes chancelaient… Il se sentit pris de faiblesse et s’assit sur le lit.

II.

Quand il s’éveilla, il fut longtemps avant de se rendre compte de l’heure. Était-ce l’aube ou le crépuscule? Dans sa chambre il faisait toujours noir. Il ne pouvait définir exactement combien de temps il avait dormi, mais il sentait que son sommeil avait été maladif. Il passa la main sur son visage, comme pour chasser les rêves et les visions nocturnes. Mais quand il voulut poser le pied sur le parquet il eut la sensation que son corps était brisé; ses membres las refusaient d’obéir. La tête lui faisait mal et tout tournait autour de lui. Son corps tantôt frissonnait de froid, tantôt devenait brûlant. Avec la conscience, la mémoire revenait aussi et son cœur tressaillit quand, en un moment, il revécut en pensée toute cette nuit. Son cœur battait si fort à cette évocation, ses sensations étaient si vives, si fraîches, qu’il semblait que, depuis le départ de Catherine, il s’était écoulé non pas de longues heures, mais une minute. Ses yeux n’étaient pas encore secs, ou peut-être étaient-ce des larmes nouvelles, jaillies comme d’une source de son âme ardente! Et, chose étonnante, ses souffrances lui étaient même douces, bien qu’il sentît sourdement, par tout son être, qu’il ne supporterait pas un choc pareil. À une certaine minute il eut comme la sensation de la mort, et il était prêt à l’accueillir telle qu’une visiteuse désirable. Ses nerfs étaient si tendus, sa passion bouillonnait si impétueusement avec une telle ardeur, son âme était pleine d’un tel enthousiasme que la vie, exacerbée par cette tension, paraissait prête à éclater, à se consumer en un moment, et disparaître pour toujours.


Presque au même instant, comme en réponse à son angoisse, en réponse à son cœur frémissant, résonna la voix connue – telle cette musique intérieure qui chante en l’âme de chaque homme aux heures de joie et de bonheur – la voix grave et argentine de Catherine. Tout près, à son chevet presque, commençait une chanson d’abord douce et triste… La voix tantôt montait, tantôt descendait et s’éteignait; tantôt elle éclatait comme le trille du rossignol et, toute frémissante de passion, s’épandait en une mer d’enthousiasme, en un torrent de sons puissants, infinis, comme les premières minutes du bonheur de l’amour. Ordynov distinguait même les paroles: elles étaient simples, tendres, anciennes, et exprimaient un sentiment naïf, calme, pur et clair. Mais il les oubliait et n’entendait que les sons. À travers les paroles naïves de la chanson, il entendait d’autres paroles, dans lesquelles bouillonnait toute l’aspiration de son propre cœur, et qui répondaient à sa passion. Tantôt c’était le dernier gémissement du cœur meurtri par l’amour, tantôt la joie de la liberté, la joie de l’esprit qui a brisé ses chaînes et s’envole clair et libre dans l’océan infini de l’amour. Tantôt il entendait les premiers serments de l’amante avec ses prières, ses larmes, son chuchotement mystérieux et timide; tantôt le désir d’une bacchante fière et joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystère, s’ébattant sous ses yeux grisés…


Ordynov, sans attendre la fin de la chanson, se leva du lit. La chanson s’arrêta aussitôt.


– Bonjour, mon aimé, prononçait la voix de Catherine. Lève-toi, viens chez nous, éveille-toi pour la joie claire. Nous t’attendons, moi et mon maître; nous sommes des braves gens… Nous sommes soumis à ta volonté… Éteins la haine par l’amour… Dis une douce parole!


Ordynov sortit de sa chambre à son premier appel et se rendit presque inconsciemment chez ses logeurs. La porte s’ouvrit devant lui et, clair comme le soleil, brilla le sourire de sa belle logeuse. À ce moment il ne vit et n’entendit qu’elle. Instantanément, toute sa vie, toute sa joie, se fondirent dans son cœur en l’image claire de Catherine.


– Deux aurores ont passé depuis que nous nous sommes vus, dit-elle en lui serrant la main. La seconde, à présent, s’éteint. Regarde par la fenêtre… Ce sont comme les deux aurores de l’amour d’une jeune fille, ajouta en souriant Catherine: La première empourpre son visage sous le coup de la première honte, lorsque son cœur solitaire se met à battre pour la première fois; et la seconde, lorsque la jeune fille oublie sa première honte, brûle comme la flamme, oppresse sa poitrine et fait monter à ses joues le sang vermeil… Entre, entre dans notre maison, bon jeune homme. Pourquoi restes-tu sur le seuil? Sois le bienvenu, le maître te salue…


Avec un rire sonore comme une musique elle prit la main d’Ordynov et l’introduisit dans la chambre. La timidité s’emparait de son cœur. Toute la flamme qui incendiait sa poitrine tout d’un coup paraissait s’éteindre. Confus, il baissa les yeux. Il avait peur de la regarder. Elle était si merveilleusement belle qu’il craignait que son cœur ne pût supporter son regard brûlant. Jamais encore il n’avait vu Catherine ainsi. Le rire et la gaîté pour la première fois éclairaient son visage et avaient séché les tristes larmes sur ses cils noirs. Sa main tremblait dans la sienne et, s’il avait levé les yeux, il aurait vu que Catherine, avec un sourire triomphant, fixait ses yeux clairs sur son visage assombri par le trouble et la passion.


– Lève-toi donc, vieillard! dit-elle enfin. Prononce le mot de bienvenue à notre hôte… Un hôte, c’est comme un frère! Lève-toi donc, vieillard orgueilleux, salue, prends la main blanche de ton hôte et fais-le asseoir devant la table!


Ordynov leva les yeux. Il paraissait se rendre compte seulement maintenant de la présence de Mourine. Les yeux du vieillard, comme éteints par l’angoisse de la mort, le regardaient fixement. Avec un serrement de cœur Ordynov se rappelait ce regard qu’il avait vu briller, comme maintenant, sous les longs sourcils froncés par l’émotion et la colère. La tête lui tournait un peu… Il regarda autour de lui et seulement alors comprit tout. Mourine était encore couché sur son lit. Il était presque complètement habillé comme s’il s’était déjà levé et était sorti le matin. Son cou était entouré comme avant d’un foulard rouge: il était chaussé de pantoufles. Son mal, évidemment, était passé, mais son visage était encore effroyablement pâle et jauni. Catherine s’était assise près du lit, le bras appuyé sur la table, et regardait silencieusement les deux hommes. Le sourire ne quittait pas son visage. Il semblait que tout se faisait selon son ordre.


– Oui, c’est toi, dit Mourine en se soulevant et s’asseyant sur le lit. Tu es mon locataire… Je suis coupable envers toi, Seigneur… Je t’ai offensé récemment quand j’ai joué avec le fusil… Mais qui savait que tu as, toi aussi, des crises d’épilepsie… Avec moi cela arrive… ajouta-t-il d’une voix rauque, maladive, en fronçant les sourcils et détournant les yeux. Le malheur vient sans frapper à la porte et s’introduit comme un voleur. J’ai même failli lui planter un couteau dans la poitrine à elle, ajouta-t-il en faisant un signe de tête dans la direction de Catherine… Je suis malade et la crise vient souvent… Assieds-toi; tu es le bienvenu!


Ordynov le regardait toujours, fixement.


– Assieds-toi donc! Assieds-toi! s’écria le vieux d’une voix impatiente. Assieds-toi, puisque cela lui convient, à elle. Vous vous plaisez comme si vous étiez amants…


Ordynov s’assit.


– Vois-tu quelle sœur tu as! continua le vieillard en riant et laissant voir deux rangées de dents blanches, saines. Amusez-vous, mes amis! Eh bien, Monsieur! ta sœur est-elle jolie?… Dis, réponds… Regarde comme ses joues brillent. Mais regarde donc! Admire la belle… Fais voir que ton cœur souffre…


Ordynov fronça les sourcils et regarda le vieillard avec colère. Celui-ci tressaillit sous ce regard. Une rage aveugle bouillonnait dans la poitrine d’Ordynov. Un instinct animal lui faisait deviner un ennemi mortel. Cependant il ne pouvait comprendre ce qui se passait en lui. La raison lui refusait son aide.


– Ne regarde pas! prononça une voix derrière Ordynov.


Il se retourna.


– Ne regarde pas, ne regarde pas! te dis-je. Si c’est le démon qui te pousse, aie pitié de ta bien-aimée, disait en riant Catherine. Et tout d’un coup se campant derrière lui, elle lui ferma les yeux avec ses mains, mais elle les retira aussitôt et s’en couvrit le visage: la rougeur de ses joues transparaissait, à travers ses doigts. Elle ôta ses mains et, toute rouge, essaya de rencontrer directement et sans gêne leurs sourires et leurs regards curieux. Mais les deux hommes demeuraient graves en la regardant: Ordynov, avec l’étonnement de l’amour, comme si, pour la première fois, une beauté aussi terrible avait percé son cœur; le vieillard, avec attention et froidement. Rien ne s’exprimait sur son visage pâle; seules ses lèvres bleuies tremblaient légèrement.


Catherine s’approcha de la table. Elle ne riait plus. Elle se mit à ranger les livres, les papiers, l’encrier, tout ce qui se trouvait sur la table, et les posa sur la tablette de la fenêtre. Sa respiration était devenue plus rapide, saccadée et, par moments, elle aspirait profondément, comme si son cœur était oppressé. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait lourdement, telle une vague. Elle baissait les yeux, et ses cils noirs brillaient sur ses joues comme de fines aiguilles.


– Une reine! fit le vieillard.


– Ma bien-aimée, murmura Ordynov, tressaillant de tout son corps.


Il se ressaisit en sentant sur lui le regard du vieillard. Ce regard brilla pour une seconde comme un éclair, avide, méchant, froid et méprisant. Ordynov voulait s’en aller, mais il se sentait comme cloué au sol par une force invisible. Il s’assit de nouveau. Parfois il se serrait les mains pour contrôler son état de veille, car il lui semblait qu’un cauchemar l’étranglait, qu’il était le jouet d’un rêve douloureux, maladif. Mais, chose étonnante, il ne désirait pas s’éveiller.


Catherine enleva de la table le vieux tapis, puis ouvrit un coffre d’où elle sortit un tapis richement brodé de soie claire et d’or et en couvrit la table. Ensuite elle prit dans l’armoire une cave à liqueurs ancienne, en argent massif, ayant appartenu à son arrière-grand-père, et la plaça au milieu de la table; puis elle prépara trois coupes d’argent, une pour l’hôte, une pour le convive et une pour elle. Après quoi, d’un air pensif, elle regarda le vieillard et Ordynov.


– Alors, qui de nous est cher à qui? dit-elle. Si quelqu’un n’a pas de sympathie pour l’autre, celui-là m’est cher et il boira sa coupe avec moi… Quant à moi, vous m’êtes chers tous deux, comme des proches. Alors buvons ensemble pour l’amour et pour la paix!…


– Buvons et noyons dans le vin les pensées sombres, dit le vieillard d’une voix altérée. Verse, Catherine!


– Et toi… Veux-tu que je te verse?… demanda Catherine en regardant Ordynov.


Sans mot dire, Ordynov avança sa coupe.


– Attends… Si quelqu’un a un désir quelconque, qu’il soit réalisé! prononça le vieillard en levant sa coupe.


Ils choquèrent leurs coupes et burent.


– Allons, maintenant buvons tous deux, vieillard, dit Catherine en s’adressant au maître. Buvons si ton cœur est tendre pour moi! Buvons au bonheur vécu; saluons les années passées; saluons le bonheur et l’amour! Ordonne donc de verser si ton cœur brûle pour moi!…


– Ton vin est fort, ma belle, mais toi, tu ne fais qu’y tremper les lèvres, dit le vieux en riant et tendant de nouveau sa coupe.


– Eh bien, je boirai un peu, et toi, vide ta coupe jusqu’au fond. Pourquoi vivre avec de tristes pensées, vieillard? Cela ne peut que faire souffrir le cœur! Les pensées naissent de la douleur; la douleur appelle les pensées et quand on est heureux on ne pense plus! Bois, vieillard, noie tes pensées dans le vin!


– Tu as beaucoup de chagrin; tu veux en finir d’un coup, ma colombe blanche. Je bois avec toi, Catherine! Et toi, Monsieur, permets-moi de te demander si tu as du chagrin?


– Si j’en ai, je le cache en moi-même, murmura Ordynov sans quitter des yeux Catherine.


– As-tu entendu, vieillard?… dit Catherine. Moi, pendant longtemps, je ne me connaissais pas, mais avec le temps j’ai tout appris, et me suis tout rappelé, et j’ai vécu de nouveau tout le passé…


– Oui, c’est triste quand il faut se rappeler le passé, dit le vieillard pensivement. Ce qui est passé est comme le vin qui est bu… À quoi sert le bonheur passé… Quand un habit est usé il faut le jeter…


– Il en faut un neuf! dit Catherine en éclatant de rire, tandis que deux grosses larmes, pareilles à des diamants, pendaient à ses cils. Tu as compris, vieillard… Regarde, j’ai enseveli dans ta coupe mes larmes…


– Et ton bonheur, l’as-tu acheté par beaucoup de chagrin? fit Ordynov, et sa voix tremblait d’émotion.


– Probablement, Monsieur, que tu as beaucoup de bonheur à vendre, dit le vieillard. De quoi te mêles-tu?


Et soudain il se mit à rire méchamment en regardant avec colère Ordynov.


– Je l’ai acheté ce que je l’ai acheté, repartit Catherine… Aux uns cela paraîtrait bien cher, aux autres très bon marché… L’un veut tout vendre et ne rien perdre; l’autre ne promet rien, mais le cœur obéissant le suit… Et toi, ne fais pas de reproches à un homme, ajouta-t-elle en regardant tristement Ordynov; verse donc du vin dans ta coupe, vieillard. Bois au bonheur de ta fille, de ta douce esclave obéissante, telle qu’elle était quand elle t’a connu pour la première fois… Lève ta coupe!


– Soit! Remplis donc aussi la tienne, dit le vieillard en prenant le vin.


– Attends, vieillard, ne bois pas encore, laisse-moi auparavant te dire quelque chose…


Catherine avait les bras appuyés sur la table et, fixement, avec des yeux ardents et passionnés, regardait le vieillard. Une décision étrange brillait dans son regard; tous ses mouvements étaient calmes, ses gestes saccadés, inattendus et rapides. Elle était comme en feu. Mais sa beauté paraissait grandir avec l’émotion et l’animation. Ses lèvres entr’ouvertes montraient deux rangées de dents blanches comme des perles. Le bout de sa tresse, enroulée trois fois autour de sa tête, tombait négligemment sur l’oreille gauche; une sueur légère perlait à ses tempes.


– Ici, dans ma main, mon ami, lis, avant que ton esprit ne soit obscurci. Voici ma main blanche! Ce n’est pas en vain que les hommes de chez nous t’appelaient le sorcier. Tu as appris dans les livres et tu connais tous les signes magiques! Regarde, vieillard, et dis-moi mon triste sort. Seulement, prends garde, ne mens pas! Eh bien, dis, est-ce que ta fille sera heureuse? Ou ne lui pardonneras-tu pas et appelleras-tu sur elle le mauvais sort? Aurais-je mon coin chaud où je vivrai heureuse, ou, comme un oiseau migrateur, chercherai-je une place toute ma vie parmi les braves gens? Dis-moi quel est mon ennemi, et qui m’aime et qui prépare contre moi le mal?… Dis, est-ce que mon jeune cœur ardent vivra longtemps seul, ou trouvera-t-il celui à l’unisson duquel il battra pour la joie, jusqu’au nouveau malheur?… Devine dans quel ciel bleu, au delà de quelle mer, et dans quelle forêt habite mon faucon… M’attend-il avec impatience, m’aime-t-il beaucoup, cessera-t-il bientôt de m’aimer?… Me trompera-t-il ou non? Et dis-moi, en même temps, dis-moi pour la dernière fois, vieillard, si nous resterons ensemble longtemps dans notre misérable demeure à lire des livres sataniques?… Dis-moi si le moment viendra que je pourrai te dire adieu et te remercier de m’avoir nourrie et narré des histoires… Mais prends garde, dis toute la vérité… Ne mens pas; le moment est venu!


Son animation croissait au fur et à mesure qu’elle parlait, mais, tout d’un coup, l’émotion brisa sa voix, comme si un tourbillon emportait son cœur. Ses yeux brillaient, sa lèvre supérieure tremblait un peu. Elle se penchait à travers la table vers le vieillard et, fixement, avec une attention avide, regardait ses yeux troublés.


Ordynov perçut tout à coup les battements de son cœur, quand elle cessa de parler… Il poussa un cri d’enthousiasme en la regardant et voulut se lever du banc. Mais le regard rapide, furtif du vieillard le cloua de nouveau sur place. Un mélange étrange de mépris, de raillerie, d’inquiétude, d’impatience et en même temps de curiosité méchante, rusée, brillait dans ce regard furtif, rapide, qui faisait chaque fois tressaillir Ordynov et qui, chaque fois, remplissait son cœur de dépit et de colère impuissante.


Pensivement, avec une curiosité attristée, le vieillard regardait Catherine. Son cœur était meurtri, mais aucun muscle de son visage ne tressaillait. Il sourit seulement quand elle eut terminé.


– Tu veux savoir beaucoup de choses en une fois, mon petit oiseau à peine sorti du nid! Verse-moi donc plus vite à boire dans cette coupe profonde. Buvons d’abord pour la paix… autrement quelque œil noir impur gâterait mes souhaits… Satan est puissant!


Il leva sa coupe et but. Plus il buvait, plus il devenait pâle. Ses yeux étaient rouges comme des charbons, et leur éclat fiévreux et la teinte bleuâtre du visage présageaient pour bientôt un nouvel accès du mal.


Le vin était fort, en sorte que chaque nouvelle coupe brouillait de plus en plus les yeux d’Ordynov. Son sang fiévreux, enflammé, n’en pouvait supporter davantage. Sa raison se troublait, son inquiétude grandissait.


Il se versa du vin et but une gorgée, ne sachant plus ce qu’il faisait ni comment apaiser son émotion croissante, et son sang coulait encore plus rapide dans ses veines. Il était comme en délire et pouvait à peine saisir, en tendant toute son attention, ce qui se passait autour de lui.


Le vieux frappa avec bruit sa coupe d’argent sur la table.


– Verse, Catherine! s’écria-t-il. Verse encore, méchante fille! Verse jusqu’au bout! Endors le vieillard jusqu’à la mort!… Verse encore, verse, ma belle… Et toi, pourquoi as-tu bu si peu?… Tu penses que je n’ai pas remarqué…


Catherine lui répondit quelque chose qu’Ordynov n’entendit point. Le vieillard ne la laissa pas achever. Il la saisit par la main, comme s’il n’avait plus la force de retenir tout ce qui oppressait sa poitrine. Son visage était pâle, ses yeux tantôt s’obscurcissaient, tantôt brillaient avec éclat, ses lèvres pâles tremblaient, et d’une voix dans laquelle s’entendait parfois une joie étrange, il lui disait:


– Donne ta main, ma belle, donne. Je te dirai toute la vérité. Je suis sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine! Ton cœur d’or t’a dit la vérité… Mais tu n’as pas compris une chose: que ce n’est pas moi, sorcier, qui t’apprendrai la raison! Ta tête est comme un serpent rusé bien que ton cœur soit plein de larmes. Tu trouveras toi-même ta voie, et tu glisseras entre le malheur. Parfois tu pourras vaincre par la raison, et là où la raison ne sera pas suffisante, tu étourdiras par ta beauté. Énerve l’esprit, brise la force et même un cœur de bronze se fendra… Si tu auras des malheurs, de la souffrance? La souffrance humaine est pénible, mais au cœur faible le malheur n’arrive pas. Et ton malheur, ma belle, sera comme un trait sur le sable: il sera lavé par la pluie, séché par le soleil, emporté par le vent!… Attends, je te dirai encore… Je suis sorcier… De celui qui t’aimera tu seras l’esclave. Toi-même donneras ta liberté en gage et ne la reprendras pas… Mais tu ne pourras pas cesser à temps d’aimer; tu sèmeras un grain et ton séducteur récoltera l’épi tout entier… Mon doux enfant, ma petite tête dorée, tu as caché dans ma coupe une de tes larmes pareille à une perle, mais tu l’as regrettée! Tu as versé encore une centaine de larmes! Mais tu ne dois pas regretter cette larme, cette rosée du ciel. Car elle te reviendra, plus lourde encore, cette larme semblable à une perle, au cours d’une nuit interminable, une nuit d’amère souffrance, cependant qu’une pensée impure commencera de te ronger. Alors, sur ton cœur brûlant, pour cette larme, tombera celle d’un autre, une larme de sang, ardente comme du plomb fondu; elle brûlera ton sein blanc jusqu’au sang et jusqu’au triste et sombre lever d’une journée maussade, tu te débattras dans ton lit en laissant couler ton sang vermeil et tu ne guériras pas de ta fraîche blessure jusqu’à l’aurore suivante. Verse encore, Catherine, verse, ma colombe! Verse, pour mes conseils sages!… Et tu n’as pas besoin d’en savoir davantage… Inutile de gaspiller en vain les paroles…


Sa voix s’affaiblissait et tremblait. Des sanglots semblaient prêts à jaillir de sa poitrine. Il se versa du vin et but avidement une nouvelle coupe; il frappa encore, de sa coupe, la table. Son regard trouble brilla encore une fois.


– Vis comme tu veux vivre! s’écria-t-il. Ce qui est passé est passé! Verse encore… Verse pour que ma tête tombe, pour que toute mon âme soit meurtrie… Verse, pour que je dorme de longues nuits et perde tout à fait la mémoire. Verse, verse encore, Catherine!


Mais sa main qui tenait la coupe semblait être engourdie et ne bougeait pas. Il respirait lourdement, avec peine. Sa tête s’inclinait… Pour la dernière fois il fixa un regard terne sur Ordynov, et même ce regard s’éteignit. Enfin ses paupières tombèrent comme du plomb. Une pâleur mortelle se répandit sur son visage; ses lèvres remuèrent encore quelques instants et tremblèrent comme s’il eût fait effort pour prononcer quelque chose. Soudain, une grosse larme suspendue à ses cils tomba et coula lentement sur sa joue pâle…


Ordynov n’y pouvait plus tenir. Il se leva, et, en chancelant, fit un pas vers Catherine. Il lui prit la main. Mais elle ne le regardait pas, on eût dit qu’elle ne le voyait pas, ne le reconnaissait pas…


Elle aussi avait l’air de perdre conscience, et elle semblait absorbée par une seule pensée, une seule idée. Elle s’abattit sur la poitrine du vieillard endormi, passa son bras blanc autour de son cou, et comme s’ils ne faisaient qu’un seul et même être, elle fixait sur lui son regard enflammé. Elle paraissait ne pas sentir qu’Ordynov lui prenait la main. Enfin, elle tourna la tête vers le jeune homme, et laissa tomber sur lui un regard long et pénétrant. Il semblait qu’enfin elle avait compris. Un sourire triste, douloureux, parut sur ses lèvres…


– Va-t-en! murmura-t-elle. Tu es ivre et méchant, tu n’es pas mon ami!


Et de nouveau elle se tourna vers le vieillard, et encore fixa sur lui son regard. On eût dit qu’elle épiait chaque battement de son cœur, qu’elle caressait du regard son sommeil, qu’elle avait peur de respirer et qu’elle retenait son cœur embrasé… Et il y avait tant d’admiration amoureuse dans tout son être, que le désespoir, la rage et la colère saisirent soudain Ordynov.


– Catherine! Catherine! l’appela-t-il, en lui serrant brutalement la main.


La douleur ressentie se refléta sur son visage. Elle tourna la tête et regarda Ordynov avec tant de raillerie et de mépris, qu’il sentit ses jambes fléchir sous lui. Ensuite elle lui indiqua le vieillard endormi, et, de nouveau, le regarda d’un air froid et méprisant.


– Quoi? Il te tuera!… prononça Ordynov, plein de rage.


Un démon, semblait-il, lui chuchotait à l’oreille qu’il l’avait comprise.


– Je t’achèterai à ton maître, ma belle, si tu as besoin de mon âme! Il ne te tuera pas…


Le sourire silencieux qui glaçait Ordynov ne quittait pas le visage de Catherine. Sans savoir ce qu’il faisait, à tâtons, il décrocha du mur un couteau précieux appartenant au vieillard. L’étonnement parut sur le visage de Catherine, mais, en même temps, la colère et le mépris se reflétèrent dans ses yeux avec une intensité redoublée. Ordynov avait mal en la regardant… Une force obscure poussait sa main… Il tira le couteau de sa gaine… Catherine, immobile, retenant son souffle, le suivait des yeux…


Il regarda le vieillard.


À ce moment, il lui sembla que le vieillard lentement ouvrait les yeux et le regardait en souriant. Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant quelques minutes, Ordynov le fixa, immobile… Soudain, il lui sembla que tout le visage du vieillard riait et que ce rire diabolique, glacial, éclatait enfin dans la chambre. Une pensée noire, hideuse, se glissait dans sa tête comme un serpent… Il tremblait… Le couteau lui échappa des mains et tomba avec bruit sur le parquet.


Catherine poussa un cri, comme si elle se réveillait d’un cauchemar sombre et pénible… Le vieillard, très pâle, se leva lentement du lit. Avec rage il repoussa du pied le couteau dans un coin de la chambre. Catherine était pâle comme une morte, immobile… Une souffrance sourde, insupportable, se peignait sur son visage. Avec un cri qui fendait l’âme, presque évanouie, elle tomba aux pieds du vieillard.


– Alexis! Alexis! Ces mots jaillirent de sa poitrine oppressée.


Le vieillard la prit dans ses bras puissants et la pressa fortement contre lui. Elle cacha sa tête sur le sein du vieillard et alors, par tous les traits de son visage, il eut un rire si triomphant et si terrible que l’horreur saisit Ordynov. La ruse, le calcul, la tyrannie froide et jalouse, la moquerie de son pauvre cœur déchiré, Ordynov entendait tout cela dans ce rire.


«Folle!» murmura-t-il tout tremblant de peur, et il s’enfuit.

III.

Le lendemain, à huit heures du matin, Ordynov pâle, ému, non encore remis du trouble de la veille, frappait à la porte de Iaroslav Ilitch. Il n’aurait su dire pourquoi il était venu, et il recula d’étonnement, puis s’arrêta comme pétrifié sur le seuil en voyant Mourine dans la chambre. Le vieillard était plus pâle encore qu’Ordynov; il paraissait se tenir à peine sur ses jambes, terrassé par le mal. Cependant il refusait de s’asseoir malgré l’invitation réitérée de Iaroslav Ilitch, tout heureux d’une pareille visite.


En apercevant Ordynov, Iaroslav Ilitch exulta, mais, presque au même moment, sa joie s’évanouit et une sorte de malaise le prit soudain, à mi-chemin de la table et de la chaise voisine. Évidemment, il ne savait que dire, que faire; il se rendait compte de l’inconvenance qu’il y avait à fumer sa pipe dans un pareil moment, et, cependant, si grand était son trouble, qu’il continuait à fumer sa pipe tant qu’il pouvait, et même avec une certaine fanfaronnade.


Ordynov entra enfin dans la chambre. Il jeta un regard furtif sur Mourine. Quelque chose rappelant le méchant sourire de la veille, dont le souvenir faisait frissonner et indignait encore Ordynov, glissa sur le visage du vieillard. D’ailleurs, toute hostilité avait disparu et le visage avait repris son expression la plus calme et la plus impénétrable. Il salua très bas son locataire…


Toute cette scène réveilla enfin la conscience d’Ordynov. Il regarda fixement Iaroslav Ilitch, désirant lui faire bien comprendre l’importance de la situation. Iaroslav Ilitch s’agitait et se sentait gêné.


– Entrez, entrez donc, prononça-t-il enfin. Entrez, mon cher Vassili Mihaïlovitch. Faites-moi la joie de votre visite et honorez de votre présence tous ces objets si ordinaires… Et, de la main, Iaroslav Ilitch indiquait un coin de la chambre. Il était rouge comme une pivoine, et si troublé, si gêné, que la phrase pompeuse s’arrêta court, et, avec fracas, il avança une chaise au milieu de la chambre.


– Je ne vous dérange pas, Iaroslav Ilitch? Je voulais… deux minutes seulement…


– Que dites-vous là? Vous, me déranger, Vassili Mihaïlovitch? Mais, veuillez accepter du thé, s’il vous plaît… Qui est de service?… Je suis sûr que vous ne refuserez pas un autre verre de thé? Mourine fit signe de la tête qu’il ne refusait pas.


Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur un ton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vint s’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa de tourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite, tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine. Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulait dire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, au moins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de prononcer un mot…


Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deux commencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui les observait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voir toutes ses dents…


– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite de circonstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votre appartement et…


– Comme c’est bizarre!… l’interrompit tout d’un coup Iaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand ce respectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision. Mais…


– Il vous a annoncé ma décision? demanda Ordynov étonné en regardant Mourine.


Mourine caressait sa barbe et souriait.


– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompe peut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans les paroles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombre d’offense pour vous…


Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.


Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble du maître de la maison, fit un pas en avant.


– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant poliment Ordynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femme serions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire un mot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie… Vous voyez que je suis presque mourant… •


Mourine caressa de nouveau sa barbe.


Ordynov se sentait défaillir.


– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est un malheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je ne m’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…


– Oui… Oui, c’est-à-dire…


Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’autre un petit salut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitch reprit aussitôt:


– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’a dit que la maladie de cette femme…


Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur sur Mourine.


– C’est-à-dire, notre patronne…


Iaroslav Ilitch n’insista pas.


– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il, s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il dit qu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avez caché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…


– Laquelle?


– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voix où perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais, reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avez agi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous… Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux!


Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Il s’agita sur sa chaise, tout ému.


– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et la patronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine en s’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfin dominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savez vous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je me tiens à peine…


– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie… Tout de suite même, si vous voulez…


– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourine s’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout de suite la chose: elle, Monsieur, elle est presque une parente… c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance… Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne, parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coup leur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son père aussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je ne m’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscou l’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètement folle. Voilà! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nous vivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredis jamais…


Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.


– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la tête avec importance. Elle est ainsi; sa tête est si folle qu’il faut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Et moi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides… continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu comment elle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unir votre sort au sien…


Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche. Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.


– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur, je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-il en saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme et moi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bien portants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même, Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur, quand elle aura encore un amant? Pardonnez-moi ce mot grossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeune homme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est une enfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle est robuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi!… C’est déjà le diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui, Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sans cesse! Et qu’est-ce que cela peut faire à Votre Excellence? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après tout qu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pour moi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Et comme nous prierons Dieu pour vous!


Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsi longtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur sa manche.


Iaroslav Ilitch ne savait que faire.


– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlait d’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Je n’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vous êtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému en remarquant le trouble d’Ordynov.


– Oui… Combien vous dois-je? demanda brusquement Ordynov à Mourine.


– Que dites-vous, Monsieur!… Nous ne sommes pas des vendeurs du Christ!… Pourquoi nous offensez-vous. Monsieur? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou ma femme vous avons fait quelque tort… Excusez…


– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambre chez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vous l’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir de montrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.


– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce que nous sommes fautifs envers vous? Nous avons tout fait pour vous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi? Est-ce que nous sommes des infidèles?… Qu’il vive, partage notre nourriture de paysans, à sa santé! Nous n’eussions rien dit… pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé!… Moi, je suis malade, ma femme aussi est malade… Que faire? Nous serions très heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pour vous, moi et ma femme!


De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeux de Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.


– Quel noble trait de caractère! Quelle sainte hospitalité garde le peuple russe!


Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.


– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, dit Mourine. Savez-vous: je pense maintenant que vous feriez bien de rester chez nous encore un jour, dit-il à Ordynov. Je n’aurais rien contre cela… Mais ma femme est malade. Ah! si je n’avais pas ma femme! Si j’étais seul! Comme je vous aurais soigné! Je vous aurais guéri! Je connais des remèdes… Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus chez nous…


– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque? commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.


Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds à la tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plus noble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sa situation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater de rire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute, Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès de gaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rire éteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il se serait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il a pour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse; car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il se trouvait maintenant dans une situation très embarrassante: il ne savait où se mettre.


– Le remède? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à la question de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise de paysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’un pas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit chez nous: paysans, votre esprit a dépassé la raison…


– Assez! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.


– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch. Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse à l’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenir davantage. Adieu, adieu!


– Adieu, Votre Seigneurie! Adieu, Monsieur!… Ne m’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…


Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.


Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience se figeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais un désespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plus qu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine. À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui, et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni aux gens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercle autour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux qui l’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut celle de Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Ce n’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chez Iaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras et le fit sortir de la foule…


– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant de côté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tu es jeune, il ne faut pas désespérer…


Ordynov ne répondit pas.


– Tu es offensé, Monsieur? Tu es évidemment très fâché… Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…


– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pas connaître vos secrets… Mais elle, elle!… prononça-t-il, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec sa main. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies, tout faisait pressentir en lui la folie.


– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils. Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’as nul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est à moi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne. Comprends-tu maintenant?


Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.


– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu la vie? Pourquoi mon cœur souffre-t-il? Pourquoi ai-je connu Catherine?


– Pourquoi? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, je ne le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pas l’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais elles sont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pour aller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez du vieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre!… Vous lui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi, je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du lait d’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même un oiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle est vaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même de quoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent ce qu’elles sont… Hé! Monsieur, tu es trop jeune! Ton cœur est encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut pas seul se retenir! Donne-lui tout, il viendra de lui-même et rendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne la liberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te la rapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peut pas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce que tu es très jeune… Qu’es-tu pour moi? Tu es venu, tu es parti… Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis le commencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… On ne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tu sais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive, continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit un couteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche de déchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteau dans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi, alors, tu recules…


Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine et ôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux sur Ordynov.


– Quoi! La mère est-elle à la maison? s’écria Mourine.


– À la maison.


– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donne un coup de main!


Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine et qui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets du locataire et en fit un grand paquet.


– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose qui t’appartient et qui est resté là-bas.


Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait à Ordynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avait donné quand il était malade.


– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant, va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il à mi-voix; autrement ça irait mal…


On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser son locataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgré lui, une expression de colère et de mépris se peignit sur son visage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrière Ordynov.


Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’Allemand Spies. Tinichen poussa un «Ah!» en le voyant. Aussitôt elle s’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait, immédiatement elle s’employa à le soigner.


Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il se disposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la porte cochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de la location payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapper l’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.


Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’au bout de trois mois.


Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie, chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avait pas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’on désirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoir perdu à jamais sa couleur! Il devenait rêveur, irritable, sa sensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrie très sérieuse, maligne, prenait possession de lui.


Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres. L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin, et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois, son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, les images du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaient qu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas en action. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces images prenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pour railler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures de tristesse, involontairement il se comparait à ce disciple du sorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne au balai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié comment dire: assez.


Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle en lui; peut-être deviendrait-il un des maîtres de la science! Jadis, du moins, il croyait; la foi sincère, c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivait de se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançait pas.


Six mois auparavant, il avait créé et jeté sur le papier l’esquisse d’une œuvre sur laquelle il fondait des espérances sans bornes. Cet ouvrage se rapportait à l’histoire de l’Église, et les conclusions les plus hardies étaient sorties de sa plume. Maintenant, il vient de relire ce plan; il y réfléchit, le modifie, l’étudie, cherche et, enfin, le rejette sans rien construire sur les débris. Mais quelque chose de semblable au mysticisme commençait à envahir son âme. Le malheureux sentait ses souffrances et demandait à Dieu sa guérison. La femme de ménage de l’Allemand, une vieille femme russe très pieuse, racontait avec plaisir que leur locataire priait et restait deux heures entières prostré sur le seuil de l’église.


Il ne soufflait mot à personne de ce qui lui était arrivé; mais, par moments, surtout à l’heure du crépuscule, quand le son des cloches lui rappelait sa première rencontre avec elle, la tempête s’élevait dans son âme blessée. Il se rappelait le sentiment jusqu’alors inconnu qui avait agité sa poitrine quand il s’était agenouillé près d’elle, n’écoutant que le battement de son cœur timide, et les larmes d’enthousiasme, de joie, répandues sur le nouvel espoir qui traversait sa vie. Alors la souffrance de l’amour, de nouveau, brûlait dans sa poitrine, alors son cœur souffrait amèrement, passionnément, et il semblait que son amour grandît avec sa tristesse.


Souvent des heures entières, oubliant soi-même et toute sa vie, oubliant tout au monde, il restait à la même place, seul, triste, hochant désespérément la tête et murmurant: «Catherine, ma colombe chérie, ma sœur solitaire!»


Une pensée affreuse commençait à le torturer; elle le poursuivait de plus en plus fréquemment, et, chaque jour, se transformait pour lui en certitude, en réalité. Il lui semblait que la raison de Catherine était intacte, mais que Mourine aussi avait dit vrai en l’appelant cœur faible. Il lui semblait qu’un secret la liait au vieux, mais que Catherine, ignorante du crime, était passée, colombe pure, en son pouvoir. Qui étaient-ils? Il ne le savait pas; mais il voyait qu’une tyrannie profonde, inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et son cœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante. Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui a recouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur «faible», qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers, qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela était nécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux et troublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âme aspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan libre vers la vie…


Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il faut reconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Il choisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépuscule et les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux, dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.


Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréables étaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque du désenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, ne souffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et une goutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, très convenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissé pousser ses favoris.


Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuir son vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrent même son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion. Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf – disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – lui était plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand un homme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sa bêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment très désagréable! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abord regardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalement la conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire, ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus; mais, tout d’un coup, leur conversation, prit une tournure étrange. Iaroslav Ilitch se mit à parler de la fausseté des hommes, en général, de la fragilité des biens de ce monde, de la vanité des vanités. Avec une indifférence marquée, il parla de Pouchkine, et de certains bons amis communs, avec aigreur. Enfin il fit allusion à la fausseté de ceux qui se disent des amis alors que la véritable amitié n’existe pas et n’a jamais existé. En un mot Iaroslav Ilitch était devenu plus intelligent.


Ordynov n’objectait rien, mais une grande tristesse s’emparait de lui, comme s’il ensevelissait son meilleur ami…


– Ah! Imaginez-vous… J’allais oublier de vous raconter… dit tout à coup Iaroslav Ilitch, comme s’il venait de se rappeler quelque chose de très intéressant. Il y a du nouveau! Je vous le dis en secret… Rappelez-vous la maison où vous logiez.


Ordynov tressaillit et pâlit.


– Eh bien, imaginez-vous que, dernièrement, on a découvert dans cette maison une bande de voleurs… c’est-à-dire des contrebandiers, des escrocs de toutes sortes, le diable sait quoi! On a arrêté les uns, on poursuit encore les autres… On a donné les ordres les plus sévères. Et, le croiriez-vous… Vous vous rappelez le propriétaire de la maison, un homme très vieux, respectable, l’air noble…


– Eh bien?


– Fiez-vous après cela à l’humanité! C’était lui le chef de toute la bande!


Iaroslav Ilitch parlait avec chaleur, et prenait prétexte de ce fait banal pour condamner toute l’humanité; c’était dans son caractère.


– Et les autres?… Et Mourine?… demanda Ordynov d’une voix très basse…


– Ah! Mourine! Mourine!… Non, c’est un vieillard respectable… noble… Mais, permettez… vous venez de jeter une nouvelle lumière.


– Quoi? Est-ce que lui aussi serait de la bande?


Le cœur d’Ordynov bondissait d’impatience.


– D’ailleurs… Comment dites-vous… fit Iaroslav Ilitch en fixant ses yeux éteints sur Ordynov, signe qu’il réfléchissait. Mourine ne pouvait pas être parmi eux… trois semaines avant l’événement il est parti avec sa femme, dans son pays… Je l’ai appris par le portier… vous vous rappelez, ce petit Tatar…


(1847)

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