Lundi

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La cigogne s’élève en spirale au-dessus d’Istanbul, ailes blanches aux bouts noirs portées par un courant ascendant. Son plumage reflète le soleil et elle vire sur les exhalaisons des vingt millions d’habitants de la ville – juste une cigogne parmi les dix mille qui ont suivi les circuits de convection reliant l’Afrique à l’Europe en se laissant planer de l’un à l’autre, parties du lac Victoria et de la vallée du Rift pour longer la ligne argentée du Nil puis traverser le Sinaï et le Liban jusqu’au grand quadrilatère de l’Asie Mineure. Une fois là, le flux migratoire s’est scindé. Les unes ont pris au nord vers les berges de la mer Noire, d’autres ont viré vers l’est, le lac Van et les contreforts du mont Ararat, mais la plupart ont opté pour l’ouest et survolé l’Anatolie, attirées par les miroitements du Bosphore et au-delà les aires de reproduction des Balkans et de l’Europe centrale. Quand viendra l’automne, elles regagneront l’Afrique pour y attendre la fin de l’hiver, au terme d’un périple de vingt mille kilomètres. Istanbul occupe les berges de ce détroit depuis vingt-sept siècles, mais ces oiseaux y passent deux fois par an depuis des temps quant à eux immémoriaux.

Loin au-dessus d’Üsküdar les cigognes abandonnent les courants ascendants et déploient leurs ailes pour tester le vent. Par deux ou par trois, elles se laissent glisser vers les quais et les mosquées de Sultanahmet et Beyoglu. Leurs trajectoires ont une beauté complexe et une rigueur mathématique qui découle d’impulsions et d’algorithmes d’une extrême simplicité. Quand une cigogne s’extrait d’un tourbillon, l’écart de température l’informe d’une modification, de la présence d’une force qui s’ajoute à celle purement ascensionnelle de l’air chaud. Sous ses ailes, l’agglomération étouffe sous une canicule qui n’est pas de saison.

Ce n’est plus l’heure de la prière, mais c’est toujours celle du profit. Istanbul, reine des cités, se réveille avec fracas. Timbres cuivrés des premiers véhicules qui circulent, sons disgracieux des moteurs à explosion, grondements des taxis et des dolmus, des tramways sur leurs rails et dans leurs tunnels, des trains dans leurs terriers plus profonds des zones de faille passant sous le Bosphore. Du détroit s’élèvent les basses des gros navires : porte-conteneurs chargés plus que de raison qui longent des méthaniers russes évoquant des mosquées flottantes avec leurs sphères sous pression de gaz provenant des terminaux d’Odessa et de Supsa. Les battements des diesels sont ceux du cœur d’Istanbul. Opportunistes, les ferries se faufilent rapidement entre ces Léviathans. Coups de sirène et de corne de brume, appels et réponses, inversions du sens de rotation des hélices accompagnées de dégagements de bulles lorsqu’ils viennent se coller aux quais d’Eminönü. Un concert ponctué par les cris des mouettes, des mouettes omniprésentes, malpropres, sournoises. Qui envisagerait d’installer sur sa cheminée une plate-forme pour les inciter à venir y nicher ? Leur présence n’a jamais été associée à la chance. S’y ajoutent le fracas des rideaux des boutiques, les claquements des portes des camions, la pop et le bla-bla de la radio. Énormément de bla-bla, la logorrhée que provoque le football. Demi-finale de la Ligue des champions. Galatasaray contre Arsenal. Les spécialistes échangent des commentaires sur des milliers de balcons et de toits en terrasse. Pop, foot et chaleur. C’est le dixième jour de canicule. Trente-trois degrés en avril, à sept heures du matin. Impensable. Les météorologistes se demandent si ce n’est pas le début d’une vague de chaleur comparable à celle qui a fait en 2022 huit mille victimes uniquement à Istanbul. Des températures inconcevables. L’appel d’un auditeur particulièrement en verve met tous les experts d’accord en faisant remarquer que ce serait une excellente chose, si la chaleur privait les footballeurs anglais de leur tonus.

Et par-dessus tout, au cœur de ce tumulte, on peut entendre le grand orchestre des climatiseurs. Une boîte encastrée dans une fenêtre, un conduit dans un mur, une batterie de ventilateurs sur une terrasse, et tous se mettent en mouvement – l’un après l’autre – pour brasser l’air en tourbillons de plus en plus importants. La ville exhale son haleine sous forme de spirales qui s’imbriquent subtilement les unes dans les autres, un fouillis de courants ascendants et microthermiques.

La sensibilité de ses plumes permet à la cigogne de percevoir le modelé du paysage aérien. Les rejets calorifiques de l’agglomération lui font économiser des battements d’ailes autrement nécessaires pour atteindre le courant suivant ou échapper à l’aigle qui fond sur elle. Sa vie dépend de formules algébriques dont elle n’a pas conscience, d’un équilibre d’équations entre les apports et les dépenses d’énergie. L’extrémité noire de ses ailes semble vibrer, alors qu’elle survole les toits en se laissant planer.

L’explosion passe pratiquement inaperçue, dans le brouhaha de la ville qui s’éveille. Un simple craquement, suivi d’un silence. Les premiers à s’exprimer sont les pigeons et les mouettes, qui prennent leur essor avec force battements d’ailes et cris aigus. Puis viennent les plaintes des machines : alarmes automobiles ou personnelles, hip-hop cacophonique des sonneries de téléphone. Les cris et hurlements des humains s’élèvent en dernier.

Le tram s’est immobilisé au centre de Necatibey Cadessi, à quelques mètres de l’arrêt. La bombe a explosé à l’arrière et son toit bleu s’est dilaté, les fenêtres et les portes ont été soufflées. Des rubans de fumée s’échappent de la deuxième voiture. Les passagers sont descendus et tournent en rond sur la chaussée, faute de savoir quel comportement adopter. Sonnés, certains se sont assis par terre avec les genoux calés sous le menton. Des passants veulent se rendre utiles. Les uns proposent manteaux ou vestes, d’autres utilisent leur portable et des mains s’agitent pour accompagner les descriptions de ce qui s’est passé. Ils sont nombreux à s’attarder dans les parages, à s’interroger sur le rôle qu’ils devraient tenir. Mais la plupart préfèrent rester à distance prudente, tout en s’intéressant à la scène avec culpabilité. Quelques individus sans complexes utilisent leur ceptep pour prendre des vidéos. Il est vrai que les chaînes d’info rémunèrent grassement le journalisme citoyen.

La conductrice du tram va d’un groupe à l’autre pour demander s’il ne manque personne, si tous vont bien. Et c’est le cas. Elle ignore ce qu’il convient de faire. Nul ne le sait. Puis des sirènes annoncent l’arrivée d’individus plus compétents. Des feux clignotent au-delà des badauds massés sur le pourtour de la scène, et la foule se scinde pour les laisser passer. Il est difficile de différencier les victimes de ceux venus les secourir, car tous sont ensanglantés. On trouve dans Necatibey Cadessi des banques internationales et des sociétés d’assurance, mais l’onde de choc de la déflagration s’est propagée le long des rails. D’arrêt en arrêt, de rue en rue, de tram en tram, tout Beyoglu s’est grippé. Tous savent qu’il y a eu un attentat, désormais.

Des hauteurs où elle se trouve, la cigogne blanche qui vient du Bosphore voit la paralysie s’étendre de plus en plus loin autour du point d’origine. De telles choses la dépassent, les sirènes ne sont pour elle qu’un des innombrables éléments qui composent le fracas d’une agglomération qui s’éveille. Ville et échassier occupent des univers qui se superposent mais ne s’interpénètrent pas. Sa descente l’amène à l’aplomb du tram cerné de feux bleus clignotants et elle atteint un nouveau courant thermique. Les tourbillons ascensionnels d’Istanbul l’emportent dans un carrousel de formes blanches aux bouts d’ailes noirs, au-dessus des faubourgs est, de plus en plus haut, en direction de la Thrace.


Necdet voit la tête de la femme exploser. Il tentait simplement d’esquiver un contact oculaire plus direct, plus embarrassant, avec la jeune femme aux belles pommettes et aux cheveux méchés de roux qui venait de le voir lorgner dans sa direction pour la troisième fois. Non, il ne s’intéressait pas à elle. Ce n’est pas son genre. Necdet fait en sorte que son regard devienne le plus vague possible avant de le reporter lentement sur les autres passagers comprimés autour de lui. Il s’agit d’un nouveau tram et d’un nouvel horaire. Il est parti vingt minutes plus tôt que de coutume, mais les correspondances devraient lui permettre d’arriver à son travail dans les temps et donc d’éviter à Mustafa de jouer au patron, ce qu’il a en horreur. Bien. Il dresse la liste de ses compagnons de voyage. Un petit garçon et une petite fille en uniforme bleu à l’ancienne, boutonné jusqu’au col blanc, des tenues pour enfants sages que Necdet croyait appartenir au passé même s’ils ont des cartables à bretelles OhJeeWah Gumi et jouent insatiablement sur leurs cepteps. Un homme qui regarde par la vitre et mâche un chewing-gum, des mouvements masticatoires amplifiés par une imposante moustache. À côté de lui, un homme d’affaires aussi élégant qu’à la mode consulte les résultats sportifs sur son ceptep. Son costume en velours violet doit avoir été taillé dans ce nouveau nanotissu qui est frais en été et chaud en hiver, et qui passe du velours à la soie au moindre contact. Une femme à l’expression empreinte de tristesse avec un foulard d’où une mèche argentée s’échappe pour s’aventurer sur son front. Elle a dégagé sa main droite de la foule pour effleurer la pierre qui orne son collier… et sa tête vole en éclats.

Le bruit mat qui accompagne l’explosion d’un crâne absorbe tous les autres sons, et seul un silence d’une pureté absolue lui succède. Un silence rapidement rompu par des hurlements. Le tram s’arrête en brinquebalant et la force d’inertie manque de peu déséquilibrer Necdet. Tomber sur le plancher quand tous cèdent à la panique pourrait avoir de funestes conséquences. Necdet ne réussit pas à atteindre une poignée et c’est en prenant appui sur les passagers hurleurs qu’il se stabilise. La foule exerce sa pression sur les portes toujours verrouillées, maintenant la femme décapitée en position verticale. L’homme au costume de velours s’égosille, d’une voix haut perchée de dément. Tout un côté de sa veste violette est désormais rouge foncé, laqué de sang. Necdet sent de l’humidité sur son visage, mais il ne peut lever une main pour l’essuyer. Les portes soupirent et s’ouvrent enfin. La pression exercée par les passagers est telle que Necdet s’inquiète pour ses côtes. Puis il est expulsé dans la rue, privé de points de repère et de buts, sans autre désir que s’éloigner de ce tram.

La conductrice va de groupe en groupe pour demander s’il ne manque personne, s’il y a des blessés. Elle ne pourrait naturellement rien y changer, mais une représentante de l’IETT doit se manifester et elle distribue des lingettes humides qu’elle sort de son grand sac à main vert. Qu’elle ait songé à le prendre après l’attentat force l’admiration de Necdet.

La lingette a une odeur de citron. Ce carré de blancheur est pour lui un symbole de pureté, la chose la plus sainte qu’il lui a été donné de voir.

« Éloignez-vous du tram, s’il vous plaît », demande la femme pendant qu’il bée d’admiration devant le bout de papier citronné. « Il pourrait y avoir une autre explosion. »

Elle porte un foulard Hermès coûteux. Ce qui rappelle à Necdet l’autre foulard, celui de la kamikaze décapitée. Au tout dernier instant, il a vu les regrets abandonner son visage comme si elle venait d’avoir une révélation au terme d’une interminable suite de malheurs familiaux. Juste avant qu’elle n’effleure la pierre, sur sa gorge.

Accroupis autour des écoliers, des passagers tentent d’interrompre leurs pleurs en leur débitant des paroles de réconfort, en les serrant dans leurs bras. Ne voyez-vous pas que le sang dont vous êtes couverts les terrifie ? voudrait leur crier Necdet. Il se remémore la giclée chaude et humide reçue en plein visage. Il regarde la lingette roulée en boule dans sa main. Elle n’est pas rouge. Ce n’était pas du sang.

Tous lèvent les yeux vers le battement des pales d’un hélicoptère. Il glisse au-dessus des toits, un défi lancé aux conversations et aux coups de téléphone. Les policiers seront là avant les ambulanciers. Necdet n’a aucune envie de les attendre. Ils lui poseront des tas de questions auxquelles il ne veut pas répondre. Il a une carte d’identité, comme tout le monde. Les flics la liront. Ils s’informeront du débit de carbone défalqué sur son compte pour prendre son billet, ce matin-là, d’un retrait en espèces la nuit précédente et d’un autre débit carbone la veille au soir à dix-huit heures trente. Ils risquent de lui demander ce qu’il a fait de cet argent liquide. Ils trouveront ça louche, même si de tels retraits ne sont pas encore illégaux.

Est-ce votre adresse actuelle ?

Non, je vis dans la vieille maison des derviches d’Adem Dede, à Eskiköy. Avec mon frère.

Qui est votre frère ? Après quoi, ils pourraient décider de lui poser bien d’autres questions.

Ismet avait remplacé le vieux cadenas par un modèle en cuivre poli d’acquisition récente. Une médaille dorée suspendue à une chaîne. Les balcons de bois aux volets fermés du tekke surplombaient les marches. Il s’agissait d’une entrée latérale, ombragée, dissimulée par les bennes à ordures de la maison de thé Fethi Bey, de grands bacs en acier rendus miasmatiques et graisseux par les extracteurs des cuisines. Le bois de la vieille porte ottomane était gris et craquelé par des siècles de chaleur estivale et d’humidité hivernale, soigneusement sculpté de motifs floraux, des tulipes et des roses. Cet accès à bien des mystères s’ouvrait sur la puanteur acide des fientes de pigeon. Necdet pénétra précautionneusement dans les ténèbres enveloppantes. La lumière descendait sous forme de lamelles entre les lattes des volets fermés et condamnés.

« Nous ne devrions pas entrer ici », murmura Necdet qui s’exprimait d’une voix basse tant il était impressionné par l’architecture. « Des gens vivent dans ce bâtiment.

— Un vieux Grec et un couple marié sur le devant. Il y a aussi une employée de bureau qui vit seule, et cette boutique blasphématoire qui profane la vieille semahane. Nous réglerons ce problème par la suite. Toute cette partie du tekke est à l’abandon depuis un demi-siècle, et elle tombe en ruine. » Ismet se dressait fièrement au centre des lieux qu’il s’était appropriés. « C’est ça, qui est criminel ! Dieu veut que tout redevienne comme autrefois. C’est là que nous ferons venir nos frères. Regarde…»

Ismet ouvrit en grand une porte identique se trouvant de l’autre côté de la pièce poussiéreuse. Les couleurs se déversèrent au-delà, et il n’y avait pas que des couleurs mais aussi des plantes topiaires en jardinières ; les parfums du bois chauffé par le soleil ; les gargouillis de l’eau et les chants inattendus des oiseaux. C’était comme si Ismet venait de pousser les portes du paradis.

Le jardin ne mesurait que six pas de côté, mais il contenait la totalité de l’univers. Un cloître clos par des carreaux en céramique d’Iznik aux motifs floraux qui offraient ombre ou abri en toute saison. L’eau de la fontaine, un bloc de marbre chauffé par le soleil, coulait d’un bec en forme le lys. Réveillé de sa sieste au soleil, un lézard brillant comme une gemme prit la fuite sur le pourtour ondulé de la vasque pour disparaître dans les ombres s’étendant au-dessous. Des plantes herbacées poussaient dans le terreau de petites jardinières, un humus aussi sombre et nourrissant que du chocolat. C’était un havre de fraîcheur. Des hirondelles plongeaient pour longer en les rasant les corniches des balcons de bois, juste au-dessus du cloître. Leurs cris aigus emplissaient l’air. Un exemplaire du Cumhuriyet de la veille jaunissait au soleil sur un banc de marbre.

« Rien n’a été détruit, déclara Ismet. Les promoteurs immobiliers ne se sont jamais aventurés jusqu’ici. Les anciennes cellules servent de débarras, nous les rendrons habitables.

— Quelqu’un veille sur tout cela », rétorqua Necdet.

Mais s’imaginer en ce lieu lui était agréable. Il y viendrait le soir, quand la clarté franchirait ce toit pour aller se répandre sur ce banc, en un à-plat de soleil. Il pourrait s’y asseoir pour se rouler un joint. C’était idéal, pour la fumette.

« Nous serons très bien, ici », affirma Ismet en regardant autour d’eux les balcons en surplomb, le petit rectangle de ciel bleu. « Je veillerai sur toi. »

Il ne faut pas que la police apprenne que Necdet squatte cette partie de la maison des derviches, le lieu où son frère a l’intention d’établir le siège de l’ordre islamique auquel il appartient. Pour les flics, ce sont justement les membres de ces sociétés secrètes qui font tout sauter. Et s’ils s’informent de ses antécédents en se rendant à son ancienne adresse, ils découvriront immédiatement ce qu’il a fait, là-bas à Basibüyük, et pourquoi Ismet Hasgüler a décidé de prendre son petit frère sous sa protection. Non, Necdet veut seulement continuer de travailler sans faire de vagues. Pas de policiers, merci.

Au-dessus du tram qui fume toujours l’air s’emplit de bourdonnements, de mouvements d’insectes. Des microbots. Ces appareils pas plus gros que des moucherons peuvent s’assembler selon diverses configurations en fonction des besoins. Au-dessus de Necatibey Cadessi ils fusionnent comme des gouttes de pluie pour devenir des drones d’investigation criminelle. Gros comme des moineaux, ces derniers vont se mêler aux pigeons qui survolent les ventilateurs bourdonnants pour prélever des échantillons d’air et chercher des traces de substances chimiques, lire les boîtes noires des véhicules et les enregistrements des cepteps, prendre des clichés de la scène du crime, dénombrer les survivants et identifier les visages maculés de sang et de suie.

Necdet se laisse dériver vers le pourtour du rassemblement de rescapés, de façon assez aléatoire pour ne pas éveiller les soupçons des drones qui vont et viennent. Deux femmes en combinaison verte d’un service paramédical s’accroupissent près de la conductrice qui a finalement craqué. Elle tremble et pleure, balbutie des propos se rapportant à la tête de la femme au foulard. Elle l’a vue, coincée entre le toit du tram et les barres de maintien, les yeux baissés sur elle. Necdet a entendu parler de choses de ce genre, au sujet des attentats suicides. La tête grimpe à la verticale et on la retrouve dans les arbres, au sommet des poteaux électriques, sous un avant-toit ou derrière l’enseigne d’une boutique.

Necdet se fond discrètement dans le cercle de spectateurs, il se faufile au cœur de la foule, pour s’en dégager.

« Excusez-moi, excusez-moi. » Mais il y a ce type, ce gros bonhomme au tee-shirt blanc démesuré qui lui barre le passage, une main levée vers le ceptep lové sur son œil ; une attitude qui signifie de nos jours : Je te filme. Necdet lève la main pour tenter de dissimuler son visage, mais le connard recule en filmant, filmant, filmant toujours. Sans doute se dit-il : ce scoop doit valoir dans les deux cents euros, ou encore : je vais mettre ça en ligne. À moins qu’il veuille simplement épater ses copains. Cependant, il reste sur le chemin de Necdet qui fuit les bourdonnements des microbots en comparant ces derniers à des moustiques suceurs d’âmes.

« Dégagez ! » Il pousse l’emmerdeur des deux mains, le fait reculer, recommence. La bouche de l’inconnu s’est ouverte, mais quand Necdet entend prononcer son nom c’est d’une voix au timbre féminin qui s’élève juste derrière lui.

Il se tourne. La tête flotte à la hauteur de son œil. Il la reconnaît. C’est bien la femme que l’explosion a décapitée. Le même foulard, la même mèche de cheveux gris qui dépasse au-dessous, le même sourire contrit. Un cône de lumière jaillit de son cou tranché, une lumière dorée. Elle rouvre la bouche, pour s’exprimer de nouveau.

Le coup d’épaule de Necdet fait tituber le gros type.

« Hé ! » s’écrie-t-il.

Les drones prennent de l’altitude en crépitant sur les bords, prélude à une dissolution et à un changement de configuration. Puis ils basculent en mode de surveillance pour se regrouper à proximité des feux bleus clignotants qui ne viennent qu’à présent grossir l’embouteillage en expansion dans toute la ville autour du tram 157 qui vient de faire l’objet d’un attentat à la bombe.


Dans le monde feutré de Can Durukan l’explosion n’est qu’un claquement assourdi. Son univers se résume aux cinq rues qui le séparent de son école spéciale, les sept rues et l’autoroute qui conduisent au supermarché, à la place qui s’ouvre devant le tekke d’Adem Dede et aux couloirs, balcons, cellules, toits et cours intérieures de la maison des derviches où il vit. Il connaît intimement tous les sons propres à ce microcosme qu’il perçoit sous forme de murmures. Celui-ci est nouveau, différent.

Can lève les yeux de l’écran qu’il a étalé sur son giron et tourne la tête d’un côté à l’autre. Il a vu croître en lui une capacité quasi surnaturelle pour déterminer la distance et l’emplacement du point d’origine de tous les bruits autorisés à pénétrer à l’intérieur de sa bulle protectrice. Il a une ouïe aussi développée qu’une chauve-souris. Il situe celui-ci à deux ou trois pâtés de maisons vers le sud. Probablement dans Necatibey Cadessi. Du séjour, il est possible de voir une étroite tranche de cette rue, et s’il s’insère d’une certaine manière dans l’angle de la terrasse surplombant la ruelle des Teinturiers il peut également admirer un reflet du Bosphore.

Dans la cuisine, sa mère prépare le petit déjeuner de yaourt et graines de tournesol qui devrait, selon elle, remettre son cœur en état.

Ne cours pas ! ordonne-t-elle par signes. Sekure Durukan dispose d’un assortiment d’expressions qu’elle adopte pour accentuer ce que disent ses mains. Elle arbore aujourd’hui sa mimique d’irritation et d’inquiétude, le masque de la femme fatiguée de devoir constamment répéter la même chose.

« C’est une bombe ! » lui crie Can. Il refuse de communiquer par gestes. Il n’a rien à reprocher à son audition. Seulement à son cœur. Et sa mère n’est pas sourde, elle non plus, même s’il a tendance à l’oublier.

Can a découvert que dans l’appartement du premier rien ne lui confère autant de pouvoir que tourner le dos. Il est ainsi possible de ne pas tenir compte d’un mot tronqué. Sa mère n’ose pas s’emporter contre lui. Elle sait qu’un cri pourrait le tuer.

Syndrome du QT Long. Un nom sec, parfait sur un formulaire. On devrait appeler cela choc cardiaque ou attaque foudroyante, une appellation qu’il serait possible d’utiliser dans ces documentaires façon parade des monstres où on expose à la télé le cas d’un enfant de neuf ans ayant une maladie bizarre et potentiellement fatale. Les ondes du chaos se déversent dans son cœur. Ions de potassium et de sodium se percutent sous forme de fronts d’onde et de graphiques dont la beauté fractale est évocatrice de tulipes noires. Un choc peut brouiller les impulsions électriques synchronisées. Un son assourdissant inattendu peut arrêter net son cœur. Une alarme de voiture, le claquement d’un volet, le brusque meuglement d’un muezzin ou l’éclatement d’un ballon en baudruche sont autant de choses qui risquent d’être fatales à Can Durukan. Pour toutes ces raisons, Sekure et Osman lui ont aménagé un cocon où tout est restreint et étouffé.

Ulysse, ce marin qui a – il y a longtemps – navigué sur ces mers exiguës, a fourré de la cire dans les oreilles de ses marins pour qu’ils ne puissent pas céder au chant des sirènes. Jason, un autre navigateur aux méthodes plus subtiles, a laissé Orphée couvrir leurs voix avec sa lyre. Les tampons que Can a dans les oreilles s’inspirent des solutions trouvées par ces deux héros de l’Antiquité. Il s’agit de blocs d’intellipolymères et de nanocircuits qui s’insèrent parfaitement dans ses conduits auditifs. Ils n’étouffent pas la réalité. Ils la prennent et l’inversent, ils la mettent en phase pour la lui renvoyer afin qu’elle s’élimine… ou presque. Une précision absolue équivaudrait à une surdité totale, alors qu’il perçoit malgré tout le monde extérieur sous forme de murmures.

Une fois par mois, sa mère retire ces petits tampons pour retirer l’excédent de cérumen. Vient ensuite une demi-heure de vive tension, qu’ils passent enfermés dans un placard aménagé à cette intention au centre de l’appartement et dans lequel Can et sa mère trouvent leur place comme des pépins dans une grenade. Le réduit est insonorisé selon des normes dignes d’un studio d’enregistrement, mais la mère de Can ne peut s’empêcher de sursauter en écarquillant les yeux au moindre coup assourdi ou raclement qui se propage dans les vieilles poutres du tekke. C’est l’instant où elle s’adresse à lui par des chuchotis presque inaudibles. Pendant une demi-heure, chaque mois, Can est bercé par la voix de sa mère qui nettoie ses oreilles avec des cotons-tiges imbibés de divers produits antiseptiques.

Le jour de la disparition des sons est le premier de ses souvenirs fiables. Can avait alors quatre ans. L’hôpital aux formes carrées était blanc et moderne, avec du verre de tous les côtés, et il semblait miroiter sous le soleil. C’était un excellent établissement, disait son père. Sa mère avait précisé qu’il était très coûteux, ce qu’elle répétait chaque fois qu’elle rappelait qu’ils devaient au coût de l’assurance-maladie de vivre dans ce vieux tekke délabré d’un secteur défraîchi de la ville. Can avait compris que les tarifs étaient exorbitants parce que ce centre spécialisé dans l’audition avait été construit au bord des flots. Il voyait au-delà de ses baies vitrées d’énormes navires sur lesquels des conteneurs s’empilaient à des hauteurs vertigineuses, plus proches et plus gros que toute autre chose mobile qu’il lui avait été donné de voir. Assis sur le drap aseptisé jetable, il imprimait des balancements à ses jambes pendant que le navire envahissait la fenêtre et que tous s’intéressaient à ses oreilles.

« Qu’est-ce que tu ressens ? » lui demanda son père. Can tourna la tête d’un côté puis de l’autre, pour tester les sensations que procuraient les machins insérés dans ses oreilles.

« Il ressentira de la gêne au cours des prochains jours », annonça l’audioprothésiste pendant que l’énorme navire approchait toujours, aussi grand qu’une île. « Vous devrez les nettoyer une fois par mois. Les circuits électroniques sont d’une solidité à toute épreuve et vous n’avez pas à craindre de les endommager. Nous essayons ? Can…»

Et ce qu’il entendait avait battu en retraite, tous les sons de ce monde venaient d’être repoussés au-delà des frontières de son univers. Les voix du médecin et de son père étaient devenues des gazouillis de petits oiseaux. Son propre nom s’était changé en un murmure. Le navire passait sans un bruit. Can pense toujours à lui comme au navire qui a emporté tous les bruits dans son sillage. Lorsqu’il monte sur la terrasse pour baisser les yeux dans la ruelle des Teinturiers en direction du minuscule V du Bosphore, il espère toujours le voir revenir et lui rapporter un son différent dans chaque conteneur.

Sa mère prépara de l’asure, ce soir-là. Un dessert exceptionnel pour un instant exceptionnel. L’asure était une friandise très prisée, dans sa famille originaire de l’est du pays. Can avait souvent entendu raconter par sa mère – et sa grand-mère lorsqu’elle était encore de ce monde – l’histoire du gâteau de Noé, comment il avait été improvisé avec les sept produits comestibles restant à bord de l’arche qui venait de s’échouer sur le mont Ararat. Mais ce soir-là ses parents l’avaient narrée en la mimant. Surexcité par le sucre et irrité par la présence de ces corps étrangers dans ses oreilles, Can n’avait pu trouver le sommeil. De brèves lueurs sur la tapisserie Barney Bugs l’avaient incité à ouvrir les volets. Le ciel explosait. Des feux d’artifice s’épanouissaient au-dessus d’Istanbul, en libérant des cascades argentées. Des arcs jaunes et bleus montaient empaler la nuit. Des feux de la couleur du bronze se changeaient en cataractes sous des déflagrations stellaires dorées qui prenaient naissance si haut dans le ciel qu’il devait tendre le cou loin en arrière pour les voir. Le tout était souligné par des détonations et des sifflements assourdis, des craquements si légers qu’il les comparait à ce qu’on peut entendre lorsqu’on rompt du pain sec. Ce quasi-silence rendait les lumières visibles dans le ciel encore plus vives et étranges que tout ce qu’il avait eu jusqu’alors l’occasion de voir. Était-ce la fin du monde, tout là-haut ? Les sept cieux se déchiraient-ils et tombaient-ils en une pluie de braises sur la terre ? Les mortiers tiraient leurs fusées de plus en plus haut. Can les entendait sous forme de claquements rôdant aux marches de sa perception, comme des cosses de pois qui libèrent leurs graines. Il y avait à présent des armées célestes qui s’affrontaient au-dessus des multitudes de chauffe-eau solaires et d’antennes paraboliques d’Istanbul. Des bataillons de janissaires armés d’éclairs chargeaient avec l’appui de l’artillerie lourde des sipahis rapides et scintillants qui traversaient le ciel sur des montures au galop silencieux. Au-dessus, juste au-dessous des étoiles, les anges des sept cieux livraient bataille à leurs pendants des sept enfers et – pendant un instant de fulgurance – le ciel s’illumina comme si toute la clarté émise par les étoiles depuis la naissance de l’univers s’était brusquement déversée sur Istanbul. Can perçut sa chaleur argentée sur son visage orienté vers la voûte céleste.

Puis cet éclat mourut pour permettre à la ville de retrouver le présent. Tout d’abord du côté du Bosphore où le son flûté d’une sirène de navire enfla en un chœur de pétroliers, de ferries, d’hydroglisseurs et de bateaux taxis. Les rues répondirent par les appels des trompes des trams, aussi légers que des prières, puis les accents plus cuivrés et monotones des klaxons des voitures et des camions. Can se penchait en avant, pour ne rien perdre de tout cela. Il crut entendre de la musique de danse s’élever de la maison de thé Adem Dede. Il sentait ses pulsations, un battement différent de celui de son cœur. Sous tout cela, il y avait des humains qui poussaient des acclamations, riaient et chantaient. Il n’y avait pas de mots, seulement le plaisir procuré par le volume sonore, les sons d’un agrégat de foule. C’était pour Can l’équivalent d’un sifflement parasite. Les gens entassés dans les rues, la petite place avec ses deux maisons de thé et sa supérette. Ils étaient nombreux à brandir deux drapeaux, et plus encore des bouteilles. Can n’aurait jamais cru que tant de personnes pouvaient tenir sur la place Adem Dede. Exubérants, les automobilistes utilisaient leurs avertisseurs en agitant des drapeaux par la fenêtre : étoile et croissant blancs sur fond rouge de la Turquie, cercle d’étoiles dorées sur fond bleu de l’Europe. Identiques à ceux des personnes massées sur la place Adem Dede, des croissants et des étoiles. Can suivit des yeux un jeune homme qui se déplaçait en dansant sur le balcon du konak occupant l’angle des ruelles des Teinturiers et des Poulets volés. Il était torse nu et avait peint en blanc le croissant et l’étoile de son pays sur son visage teint en rouge. Le croissant donnait l’impression qu’il avait une seconde bouche que fendait un large sourire. Puis il se tourna pour saluer la foule avant de gesticuler à l’attention du ciel. Il faisait mine de vouloir sauter dans le vide. Can retint sa respiration. De son point d’observation, il était à la même hauteur que cet inconnu. Ses admirateurs l’acclamaient, lorsqu’il lâcha brusquement prise. Même tant d’années plus tard, Can peut le revoir tomber dans les faisceaux de l’éclairage public, la peau luisante de sueur, le visage paré d’un sourire indélébile face à la force de gravité. Il disparut dans la foule. Nul ne précisa à Can quel avait été son destin.

Il sut que sa mère était près de lui en sentant le contact de sa main sur son bras.

« Qu’est-ce qui se passe, maman ? » demanda-t-il.

Elle s’agenouilla près de lui pour rapprocher ses lèvres de son oreille. Lorsqu’elle s’exprima, il sentit les mots le chatouiller autant qu’il les entendit.

« Can, mon amour, nous voici devenus européens. »

Can court dans les couloirs silencieux de la maison des derviches. Tous les points d’observation du monde extérieur lui sont familiers. Il atteint la terrasse. S’en élève une odeur de meubles de jardin chauffés par le soleil et de géraniums desséchés. Can se hausse sur la pointe des pieds pour lorgner par-dessus le volet de bois branlant. Ses parents l’ont condamné à vivre dans un monde de murmures, mais qu’il risque de tomber de la terrasse ne leur a jamais traversé l’esprit. Il voit de la fumée s’élever entre les cigognes qui tournent tout là-haut. Un simple ruban, peu important. Necatibey Cadessi, se dit-il. Puis ses jointures deviennent livides comme il affermit sa prise sur la rambarde du balcon blanchie par les ans. Au-dessus de la place Adem Dede l’air s’est empli de points granuleux, comme s’il y avait une tempête de sable ou une invasion de sauterelles. L’essaim de microbots gros comme des insectes se précipite, se déverse autour des lampadaires et des câbles électriques, canalisé en un torrent tumultueux dans la gorge qui s’ouvre entre les immeubles d’habitation proches les uns des autres. Can martèle la rambarde avec ses poings, tant il est surexcité. Les bots fascinent tous les garçons de son âge. Ils tournent dans les airs, juste devant lui, puis ils font un piqué vers les profondeurs de la ruelle des Teinturiers, s’écoulant comme de l’eau sur des rochers. Dans le ciel dégagé visible au-dessus des toits, cette vaste salle de bal pour cigognes, le vent contre la poussée des nanopropulseurs et les disperse comme des grains de poussière. Can découvre des essaims dans les essaims, des courants dans les courants, des formes fractales, des entités qui se réorganisent sans intervention extérieure. M. Ferentinou lui a appris à observer le sang qui circule sous l’épiderme du monde. Les règles très simples de l’infiniment petit qui s’associe pour recréer la complexité apparente de l’infiniment grand.

« Singe, Singe, Singe ! » appelle Can Durukan à l’instant où la traîne de l’essaim disparaît dans les méandres et les profondeurs étourdissantes de la ruelle des Teinturiers. « Suis-les ! »

Un mouvement dans les angles de la salle à manger toujours plongés dans la pénombre, un déplacement rapide au sein des motifs délicatement ciselés dans le bois du paravent ajouré de la terrasse. Les machines se hissent dans les interstices et les fissures, gigotent, roulent. Des sphères qui basculent et se métamorphosent en crabes aux pattes innombrables qui s’agitent pour gravir les obstacles et se joindre, se vrillent pour s’assembler et constituer un bras. Morceau par morceau, les unités indépendantes s’apparient jusqu’au moment où la dernière se verrouille en place et qu’un primate saute sur la rambarde, s’y retient par ses mains, ses pieds et sa queue préhensile, avant de tourner sa tête pointillée de capteurs vers son maître.

Can sort de sa poche son ordinateur en intellisoie et le déplie, avant de déployer le champ haptique. Il incurve l’index. Un sursaut du Bitbot lui indique qu’il bénéficie de toute son attention. Can tend le doigt et Singe effectue un saut étourdissant pour s’éloigner le long du câble électrique. C’est en utilisant tant ses pieds que ses mains qu’il file rapidement au-dessus de la rue, avant de bondir en dessinant une spirale vers le balcon opposé, là où la Géorgienne met toujours ses sous-vêtements à sécher. De plus en plus haut. Can le voit se percher sur le rebord du toit, une ombre qui se découpe contre le ciel. Ses Bitbots sont de simples jouets et ils ne peuvent être comparés à ceux de la police qui viennent de passer en essaims près de lui, mais M. Ferentinou les a améliorés bien au-delà de leurs caractéristiques d’origine. Can clique sur l’icône de Singe. Oiseau, serpent, rat et singe sont les quatre avatars de ses Bitbots. Sous ces formes, ils apportent à leur maître la ville qui lui est autrement inaccessible. Il la voit par leurs yeux et en glousse de surexcitation lorsqu’il se retrouve derrière les innombrables capteurs de Singe qui court sur les toits, zigzague dans les labyrinthes des antennes et des câbles, franchit d’un bond les gouffres vertigineux séparant les konaks si proches les uns des autres. En utilisant conjointement un plan d’Istanbul et le lien vidéo, Can baisse les yeux entre les toits du vieux quartier croulant d’Eskiköy. Seul un enfant pourrait le faire. Il est à la fois un super-héros, un pratiquant des sports extrêmes, un aventurier urbain et un guerrier ninja. C’est le plus formidable de tous les jeux informatiques. De rambarde en rambarde et de poteau en poteau, pieds et mains et queue préhensile dévalent l’enseigne en plastique de la compagnie Allianz. Can Durukan arrive sur la scène de la déflagration et reste suspendu la tête en bas sous le I démesuré.

C’est décevant. L’explosion a manqué de puissance. Il y a des ambulances et des véhicules du corps des sapeurs-pompiers et de la police aux feux clignotants, des équipes de journalistes qui débarquent les unes après les autres, mais le tramway a subi peu de dégâts. Can scanne la foule. Visages caméras visages caméras. Il reconnaît certains spectateurs : le type à face de rat qui squatte la partie inoccupée de leur vieille maison, celui dont le frère est une sorte de médiateur. Can n’a pas apprécié qu’ils s’installent dans l’ancien tekke. Les pièces désertes envahies par la poussière et les fientes de pigeon étaient son domaine. Il a même envisagé d’envoyer Singe – le seul de ses agents à avoir des mains – déplacer des objets, pour faire croire aux nouveaux arrivants que les lieux étaient hantés par les fantômes des derviches qui n’ont pas trouvé le repos éternel. Mais il a craint que Singe tombe dans un piège et se fasse capturer avant d’avoir eu le temps de se scinder en ses multiples composants et disparaître. Il a été conçu en tant que simple observateur.

Il est évident que Face de rat tente de s’esquiver et il semble sur le point d’en venir aux mains avec un costaud en chemise blanche. Que fait-il, à présent ? On pourrait croire qu’il a vu un spectre. Et le voilà qui se fraie un chemin dans la foule, en jouant des coudes. Si les Bots d’investigation le remarquent, ils sortiront leur dard pour le piquer. Ce serait super ! Can a toujours une dent contre Face de rat et son cadi de frère, ces profanateurs d’un territoire sacré. Non, il réussit à se dégager.

Singe déroule sa queue de l’étai auquel il est suspendu et s’imprime de l’élan pour regagner les toits – il n’y a rien ici qui soit digne d’être mis en ligne – lorsque Can remarque un semblant de mouvement sur l’enseigne de la Commerzbank, sur l’immeuble de gauche. Il y a quelque chose, là-bas. Singe tourne sa tête bardée de capteurs et zoome. Clic clic clic. Un mouvement, un miroitement de plastique. Puis les divers déplacements s’associent. Can retient son souffle. Il scrute de plus près la face d’un autre bot simien aux yeux innombrables. Et, à cet instant, la tête pivote et les yeux caméras en intelliplast saillent pour faire la mise au point et lui retourner son regard.


Lefteres le confiseur a coutume de dire que tous les Grecs d’Eskiköy pourraient tenir dans une maison de thé. Toujours est-il qu’ils sont réunis autour de la même table.

« Le voici. »

Georgios Ferentinou traverse la place Adem Dede en se dandinant. Le terme place est un peu prétentieux pour qualifier ce qui n’est guère plus qu’un élargissement de la chaussée à la hauteur du tekke des mevlevis. Une vieille fontaine publique se dresse dans une niche murale, sans eau depuis bien plus longtemps que ne pourrait s’en souvenir le plus vieux des habitants d’Eskiköy. Elle est toutefois assez grande pour abriter deux çayhanes, le kiosque d’Aydin à l’angle de la rue des Poulets volés avec son étalage spectaculaire de revues porno russes suspendues avec des épingles à linge au bas de l’auvent, la supérette d’Arslan, la librairie Édifiante dont le propriétaire s’est spécialisé dans des publications colorées destinées aux enfants des écoles élémentaires, et une boutique d’art tenue par deux femmes. Aydin le pornographe prend son thé matinal à la çayhane de Fethi Bey, sur l’escalier insalubre du côté décrépit de l’ancien couvent des derviches. La place Adem Dede est trop petite pour deux maisons de thé mais assez vaste pour que s’y développent des rivalités.

« Quelle chaleur ! » siffle Georgios Ferentinou. Il s’évente avec un menu plastifié. Leurs commandes sont aussi immuables que les pierres d’Aya Sofya mais Bülent, le propriétaire de la çayhane, leur distribue toujours des menus. Ce malappris d’Aykut ne s’en donne pas la peine, de l’autre côté de la place. « Encore. » Georgios sue abondamment. Il est une boule de graisse posée sur des pieds de danseur minuscules, ce qui laisse supposer qu’il reste en équilibre instable et est constamment sur le point de basculer. Aucun des habitués de la çayhane ne l’a vu plus légèrement vêtu qu’avec son pantalon à la taille bien trop haute et la veste en lin blanc qu’il porte aujourd’hui. Une tenue complétée d’un chapeau au plus fort de l’été, comme lors de la canicule de 2022 et quand le soleil descend si bas qu’il les atteint en se faufilant dans la tranchée de la ruelle des Teinturiers, avec une paire de minuscules lunettes noires aux verres ronds qui transforme ses yeux en grains de raisins secs. Les jours de plus en plus rares où il neige sur la place Adem Dede et que les buveurs de thé doivent se réfugier à l’intérieur, derrière une vitrine embuée par leur haleine, un foulard en laine écarlate et un grand manteau noir lui donnent des airs de vieux négociant de Crimée des tout derniers temps de l’empire.

« Brûlant, reconnaît Constantin. Déjà.

— Nous t’avons gardé un gigot. »

Lefteres pousse une assiette sur la petite table de café. On y trouve une patte d’agneau détachée de son corps. Un délicat glaçage rouge rehausse son pourtour jaune granuleux. Depuis plus d’un siècle et demi, depuis qu’ils ont quitté Salonique pour gagner la capitale de l’empire, les Lefteres ont confectionné des agneaux pascals en pâte d’amande pour les chrétiens de Constantinople. Agneau pascal et fruits confits enrobés de feuilles d’or et d’argent sont les présents que les Rois mages ont apportés pour célébrer la naissance du Christ. Les Lefteres n’ont pas pour autant négligé la clientèle musulmane : confiseries au sésame et friandises sucrées fragiles pour le bayram de la fin du ramadan, boîtes de loukoums et croquants à la pistache pour les visites précédant un mariage et les douces conversations. La famille Lefteres a vendu sa confiserie avant la fin du siècle précédent mais le dernier représentant de la lignée prépare toujours de l’agneau au miel et des fruits confits, ses confiseries de bayram pour la place Adem Dede. Et tous ici l’appellent Lefteres le confiseur.

Bülent pose son immuable verre de thé à la pomme devant Georgios Ferentinou.

« Je vois venir le père », annonce-t-il.

Le dernier des quatre vieux Grecs de la place s’assied avec lourdeur sur son siège attitré, à côté de Georgios Ferentinou.

« Que Dieu protège tous ceux ici réunis. » Le père Ioannis étend avec difficulté ses jambes sous la table. « Maudits genoux. » Sans un mot, Bülent place devant lui le délicat verre tulipe contenant son infusion au tilleul. Le père Ioannis en boit une gorgée. « Ah ! C’est bon. Ces salopards ont remis ça.

— Qu’ont-ils encore fait ? veut savoir Bülent.

— Quelqu’un a vidé un seau de pisse sur le porche. La moitié a coulé sous la porte, à l’intérieur du sanctuaire. Je suis debout depuis quatre heures, pour nettoyer tout ça. Les salopards. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est qu’ils ont dû y consacrer une semaine, pour en accumuler autant ! J’imagine ces ados regroupés autour d’un seau pour pisser dedans en ricanant.

— Tu pars de la supposition qu’il s’agit d’urine humaine, intervient le membre le plus pondéré de leur groupe. Mais elle pourrait provenir d’un animal de belle taille.

— En plein cœur de cette ville ? rétorque le père Ioannis. Quoi qu’il en soit, Dieu et sa Mère sont témoins que je sais reconnaître l’urine humaine à son odeur. »

Constantin, l’Égyptien d’Alexandrie, hausse les épaules et s’intéresse à la cigarette qui se consume à côté de ses doigts aux bouts jaunis.

« Il va me falloir beaucoup d’encens pour me débarrasser de cette puanteur avant Pâques, et qui va le payer ? marmonne le religieux. Je ne peux même pas obtenir du patriarcat qu’il débloque de quoi faire remettre cette tuile sur le toit. »

Georgios Ferentinou envisage de se rendre pour Pâques à l’église de Saint-Panteleimon. Il n’est pas croyant, ce serait indigne de lui, mais il n’est pas insensible à la folie savamment dosée des religions. La minuscule église se niche dans une ruelle qui part d’une ruelle qui part d’une ruelle. Plus ancien que tout le reste d’Eskiköy, Saint-Panteleimon est un noyau autour duquel le quartier s’est développé comme un fruit. On y trouve l’épée qui a préféré se tordre plutôt que de décapiter le martyr éponyme (saint Pantaléon que rien ne put occire jusqu’au moment où il en décida autrement) ainsi qu’un bel assortiment d’icônes du saint patron, pour certaines dans le style russe alternatif avec les mains clouées sur la tête. La propriétaire de la galerie d’art installée dans l’ancienne salle de danse du tekke a fait pour ces images macabres une proposition alléchante au père Ioannis. Mais il ne peut pas vendre ce qui ne lui appartient pas. Si Georgios Ferentinou se rend là-bas, peut-être y sera-t-il seul… avec deux veuves vêtues en noir corbeau sorties de Dieu sait où. La marée de la foi était au jusant avant même l’épuration ethnique de 1955, dans Eskiköy. Mais il a senti ces derniers temps le courant s’inverser furtivement, sous forme de suintements et ruisselets, serpentant entre les pavés et autour des linteaux. Ce qui réapparaît est une foi plus véhémente que celles de Saint-Panteleimon ou de l’ordre des mevlevis. Elle a une touche occidentale, plus brute, jeune et impatiente, plus assurée.

« C’est la chaleur, la chaleur, déclare Lefteres le confiseur. Ça attise la violence.

— Et le football, renchérit Bülent. Des supporters anglais se feront poignarder avant la fin de la semaine. Chaleur et foot. »

Et les Grecs de la maison de thé Adem Dede d’opiner du chef en murmurant leur approbation.

« Et ce pamphlet, l’avez-vous terminé ? » demande le père Ioannis à Lefteres.

Ce dernier déplie une feuille A4 et la fait glisser au centre de la table. Tous peuvent constater qu’elle est vierge.

« J’ai décidé de ne pas l’écrire. »

Lefteres, grand maître des friandises et de la gourmandise, des agneaux pascals et des fruits dorés, est également le pamphlétaire attitré d’Eskiköy. Un petit ami trop collant, un débiteur récalcitrant, de la musique trop forte ou quelqu’un qui se débarrasse de ses ordures dans votre poubelle ? Il suffit d’aller voir Lefteres à la çayhane Adem Dede, de lui régler la somme demandée – sachez qu’il est également gourmand en ce domaine, mais la qualité a son prix – et le lendemain matin, à son réveil, Eskiköy trouve une feuille de papier A4 soigneusement calligraphiée punaisée sur une porte, scotchée sur une fenêtre ou collée sur le pare-brise d’un véhicule en stationnement. Dans un style fleuri et respectant parfaitement le rythme et les rimes de la versification, tous les vices du coupable sont révélés au grand jour et couverts d’opprobre, les attributs personnels tournés en dérision, les moindres détails intimes disséqués. Lefteres ne laisse rien au hasard. Son travail est sans faille. Voir un attroupement devant sa porte est une sanction aussi ancienne que redoutée. Ce qu’écrit un pamphlétaire se répand très rapidement. Des gens viennent de loin pour lire ses écrits et s’en émerveiller. Il existe des sites web internationaux consacrés aux pamphlets de Lefteres, le confiseur d’Eskiköy.

« L’as-tu annoncé à Sibel Hanim ? demande Georgios Ferentinou.

— En effet. Elle en a été mécontente, mais je lui ai rappelé que je pratique ces activités pour la satisfaction que procure le fait de servir une juste cause, autant que pour combler un besoin social évident. J’ai toujours respecté ces principes. Toujours. Or cette femme n’est pas une prostituée. C’est aussi simple que cela. Qu’elle soit une Géorgienne ne fait pas d’elle une putain. »

Depuis que la porte de l’Europe est ouverte aux gens du Caucase et de l’Asie centrale, Géorgiens, Arméniens, Azéris, Ukrainiens, travailleurs venus d’aussi loin que le Kazakhstan et le Turkménistan, Syriens, Libanais, Iraniens et Kurdes ont déferlé par dizaines de milliers pour traverser l’Anatolie, la boucle de la ceinture qui enserre la taille de la grande Eurasie et dont Istanbul est le fermoir. C’est ainsi que Georgios connaît les raisons pour lesquelles Lefteres a refusé de rédiger ce pamphlet. Istanbul était autrefois une ville cosmopolite où les peuples se mélangeaient, et il sait que cela recommence. Le temps des Turcs est compté. Géorgiens, Grecs, tous sont de passage.

« Oh, savez-vous qui j’ai vu hier sur Günesli Sok ? lance Constantin. Ariana Sinanidis.

— Il y a combien d’années qu’elle est partie pour la Grèce ? demande Lefteres.

— Quarante-sept, répond Georgios Ferentinou. Pourquoi est-elle revenue ?

— Un testament ou un litige concernant des biens immobiliers, sans doute, hasarde Constantin. Pour quelles autres raisons pourrait-on regagner Istanbul ?

— Je n’ai pas été informé d’un décès dans sa famille », déclare le père Ioannis.

Au sein d’une communauté aussi réduite et proche que celle des Grecs d’Istanbul, tout décès équivaut à un holocauste miniature. Puis la bombe éclate. La déflagration est étouffée, répercutée par les façades des immeubles. Ce bruit est presque noyé dans les grondements de la circulation matinale, mais les quatre hommes assis à la table lèvent les yeux.

« À quelle distance ?

— Moins d’un kilomètre, je pense.

— Bien moins. Peut-être est-ce seulement un détonateur.

— Où, d’après vous ?

— Je dirais là-bas, vers Tophane Meydani.

— Les suppositions ne sont pas de mise. L’information est une science exacte. »

Constantin fait défiler les nouvelles sur l’intellijournal posé entre les verres à thé et les tasses à café.

« Necatibey Cadessi. Une bombe à bord d’un tram », annonce-t-il.

Derrière le comptoir, Bülent serre le poing. « Oui !

— Salopard ! marmonne Lefteres. Où en sommes-nous ? »

Georgios Ferentinou prend son ceptep et son pouce se déplace avec assurance sur les icônes.

« La Bourse de la Terreur s’envole de vingt points.

— Seigneur Jésus, fils de Dieu, ayez pitié de nous », murmure le père Ioannis.

Ses doigts s’affairent sur son cordon à prières, pour y faire des nœuds.

« Le petit déjeuner est offert par la maison ! » annonce un Bülent rayonnant.

Georgios Ferentinou n’a jamais considéré que l’économie est une science inférieure. Pour lui, c’est de la psychologie appliquée, la plus humaine de toutes les disciplines. On trouve des vérités humaines fondamentales dans les rapports qui lient désir et aversion, une beauté délicate dans les mailles entrelacées des instruments financiers complexes aussi précis et peaufinés que n’importe quelle miniature d’Ispahan. La sagesse aveugle des masses le sidère toujours autant que le jour où il l’a découverte dans un bocal plein de peluches. Le bocal en question était posé sur le bureau de Göksel Hanim, son institutrice. Elle l’avait rapporté d’une visite rendue à sa sœur, à Fort Lauderdale. Séduite par la souris, elle s’était lancée dans une débauche d’achats de peluches dans tout Disneyworld. Des Dingo et des Mickey, des Pluto et des Stitch ainsi que des petits Simba se serraient les uns contre les autres comme des cornichons, les yeux rivés sur un Georgios Ferentinou alors âgé de huit ans. Çiftçi, tenait à l’appeler Göksel Hanim. Une translitération en turc de son nom. Çiftçi avait trouvé ces personnages comprimés étonnamment attirants. Il estimait qu’il devait être très agréable de se retrouver à l’intérieur d’un bocal en si douce compagnie.

« Devinez combien il y en a, lança Göksel Hanim à sa classe. Ceux qui tomberont juste se les partageront. »

Çiftçi était paresseux. Göksel Hanim se chargeait de le lui rappeler chaque jour. Paresseux et pas très dégourdi. Mais il désirait tant le contenu de ce bocal qu’il fit ce que tout enfant paresseux et pas très dégourdi aurait fait à sa place. Il demanda à ses camarades ce qu’ils en pensaient. Leurs réponses allaient de quinze à cinquante. Pas très dégourdi, paresseux et peu enclin à prendre des décisions, Çiftçi additionna toutes les réponses, divisa le résultat par le nombre d’élèves présents et l’arrondit au chiffre supérieur.

« Trente-sept », répondit-il avec assurance à son institutrice.

C’était le nombre exact, et ce fut un peu à contrecœur que Göksel Hanim lui remit le bocal. Il le posa sur sa table de chevet et resta des mois à le contempler, à savourer la captivité de ses prises. Puis, un jour, sa mère décida de laver ces nids à poussière. Ils étaient encore humides lorsqu’elle les remit dans leur bocal, et deux semaines plus tard tous avaient moisi et puaient tant qu’il fallut les jeter. Mais Georgios avait été pour la première fois de son existence confronté à la puissance de l’agrégation. Au poids des masses.

Il existe un marché pour tout. Dettes, pollution due au gaz carbonique, prochaines récoltes d’oranges au Brésil, extraction de gaz en Ukraine, bande passante pour les télécommunications, assurance contre les intempéries. Acheter à bas prix et vendre au plus haut. L’intérêt personnel est le moteur de tout ce qui existe et la collecte de données en est la clé, comme dans cette classe en 1971. Georgios Ferentinou s’est contenté d’étendre au terrorisme les principes de l’économie de marché.

Les règles de participation à sa Bourse de la Terreur sont très simples. Il a dans tout Istanbul un réseau d’un millier de participants. Ils vont des étudiants en économie à des écoliers et à leurs mères, en passant par d’authentiques traders de la Bourse stambouliote du carbone. À longueur de nuit, ses IA passent au crible les réseaux d’informations – ces sources auxquelles Georgios Ferentinou n’a pas renoncé à la fin de sa carrière universitaire – ainsi que des indicateurs de tendance moins prestigieux tels que les chat-room, les forums et les sites sociaux et politiques. Quand l’aube se lève, ses IA ont dressé une longue liste de potentialités. La première des choses que fait Georgios Ferentinou en se levant, avant même d’aller boire son thé à la çayhane Adem Dede, c’est établir en pyjama et pantoufles la liste du jour de ce qui est négociable. Lorsqu’il traverse à pas traînants la place pour aller s’asseoir à sa table, ses propositions planent déjà dans toute la cité comme des cigognes portées par les courants ascendants et les offres affluent. J’achète vingt contrats à un cours de résiliation de cent sur la victoire de Galatasaray contre Arsenal par deux buts à un ce jeudi. Et vous, combien êtes-vous disposé à investir ? Tout dépend de ce que vous pensez des chances qu’a Galatasaray de marquer deux buts et d’en encaisser un seul. C’est le contrat future le plus simple qui puisse exister, un pari sportif. Le moment où l’accord arrivera à terme est connu d’avance, puisque c’est l’instant où l’arbitre donnera le coup de sifflet final dans le stade de Galatasaray. Tout dépend de la somme que vous êtes disposé à risquer et de ce que les autres sont prêts à miser. Toutes les négociations sont des formes de paris.

Combien investiriez-vous sur un contrat avec cours de résiliation de cent selon lequel le prix du gaz va grimper de quinze pour cent avant la clôture de la séance de lundi prochain ? Trente ? Cinquante, pour un prix de cent ? Et si vous voyez les cours s’envoler à la Bourse du carbone ? Soixante-dix, quatre-vingts ? Traduisez tout cela en pourcentages et vous disposez de probabilités, une prédiction plus ou moins fiable de ce qui va se produire.

Que sont ces trente, cinquante ou cent ? Des kudos : la monnaie artificielle de la Bourse de la Terreur de Georgios Ferentinou. Une devise virtuelle, légère et inodore mais pas sans valeur pour autant. Les kudos ne sont pas de simples points accumulés en jouant. Ils peuvent être échangés contre des devises employées sur d’autres plates-formes virtuelles, dans des réseaux sociaux ou jeux en ligne, et dans certains cas convertibles en liquide sonnant et trébuchant qu’il est possible d’utiliser dans le monde réel. C’est une autre des expériences comportementales économiques de Georgios Ferentinou. Les kudos ont de la valeur. Georgios Ferentinou sait qu’il ne peut y avoir de marché sans gains véritables, de même qu’un risque de pertes bien réelles. C’est l’argent qui fait tourner le monde.

Voici un autre contrat. Avec un cours de résiliation de cent kudos. Y aura-t-il dans les principales artères d’Istanbul un attentat suicide dans les transports publics avant la fin de l’actuelle vague de chaleur ? Êtes-vous preneur ?

Georgios Ferentinou vérifie les cours de clôture. Quatre-vingt-trois kudos. C’est beaucoup, compte tenu de la pléthore de facteurs spéculatifs : le temps écoulé depuis l’explosion d’une bombe à la gare routière, l’annonce par Ankara de mesures répressives contre les organisations politiques opposées au programme de laïcité nationale, la possibilité que la canicule s’accompagne d’éclairs s’abattant sur les magnifiques minarets de la cité. Puis il suit l’évolution des cours depuis qu’il a lancé son offre. La montée a été aussi régulière que celle de la température. C’est le miracle de la Bourse de la Terreur. Désir d’acheter et de vendre, avidité et mesquinerie sont des devins plus fiables que les experts et les modèles établis par les services de sécurité du MIT national. Un comportement très complexe qui découle d’un processus d’une simplicité extrême.

La propriétaire de la boutique d’art religieux qui occupe le rez-de-chaussée de la maison des derviches traverse la place. Elle s’accroupit pour déverrouiller le rideau métallique. Ses talons se détachent légèrement du sol, comme elle reste en équilibre sur la pointe des pieds. Elle porte des bottes de belle facture et des collants à motifs, une intellijupe pas trop courte, une veste à la coupe parfaite. C’est une tenue trop chaude pour la température ambiante mais d’un chic incontestable. Georgios Ferentinou la regarde remonter le rideau, qui s’enroule avec fracas. Il est évident que son aisance a pour prix des séances de gym. Son ceptep sonne, un déferlement de notes de sitar argentées. Georgios Ferentinou détourne les yeux en grimaçant de regret. Il était lui aussi admiré, autrefois. Une perturbation dans l’air retient son attention, un frisson qui lui rappelle les brumes de chaleur, une multitude de points microscopiques, l’équivalent visuel des glissandos du thème choisi par cette femme.

L’essaim de machines grosses comme des moucherons tourbillonne dans l’air étouffant d’Adem Dede. Même le garçon de courses qui apporte les simits saupoudrés de sésame du kiosque d’Aydin lève les yeux. Puis le nuage de nanorobots se déverse dans la ruelle des Teinturiers comme de l’eau franchissant une digue, pour suivre la pente abrupte se trouvant au-dessous et aller se répandre autour des écoliers, des femmes, de la vieille Sibel Hanim qui peine à gravir et descendre les marches. Calquer son allure sur celle de la meute. Éviter ses voisins les plus proches mais tenter de s’en tenir à égale distance. Cohésion/alignement, séparation. Trois règles élémentaires, le puits de la beauté liquide complexe.

Dans l’angle de son champ de vision, Georgios Ferentinou entrevoit le petit singe qui passe cul par-dessus tête sur la ligne électrique puis saute vers le balcon de la Géorgienne impudique. C’est un monde étrange, que celui de ce petit garçon, se dit-il. Un monde de murmures, de vacarme lointain à la limite de l’audible, comme les voix des anges. Mais est-il plus bizarre que quatre vieux Grecs, ce bois flotté rejeté sur la grève depuis des décennies dans le flux et le reflux de l’Histoire, qui se réunissent devant des verres de thé et des pâtisseries afin de prédire l’avenir ?

Et Ariana est revenue. Après près d’un demi-siècle d’absence, elle se retrouve dans Eskiköy. Aucune projection sur les spéculations commerciales ou financières n’aurait permis de le prévoir. Ariana est de retour et plus rien ne peut encore être considéré comme acquis.


Le yali se penche au-dessus de l’eau sale, balcon après balcon. Adnan ouvre les volets de bois de la terrasse. La chaleur du matin entre en palpitant, mêlée à des ondulations de fraîcheur en provenance du Bosphore. Les flots sont obscurs. Adnan a toujours considéré que le Bosphore est sombre, aussi sombre que le sang, aussi sombre que le vagin d’une femme… et profond, au point qu’il pourrait s’y noyer. Il sait d’où remontent ses peurs, du bateau de son père et des après-midi ensoleillés sans fin d’une enfance passée sur l’eau. Voilà pourquoi les symboles de réussite ont toujours été pour lui associés à cet élément. C’est l’appât de la peur, le rappel que tout ce qu’on obtient risque de disparaître en un instant. Le soleil matinal transforme le flanc d’un méthanier russe en mur de lumière. C’est un monstre. Adnan Sarioglu sourit. L’énergie est puissance.

« Un million deux cents, avez-vous dit ? »

L’agent immobilier attend près de la porte. S’il ne s’est pas encore pleinement réveillé, il s’est rasé de près et a enfilé un costume. Il faut se lever tôt pour vendre quelque chose aux seigneurs de l’énergie. Les dealers savent se reconnaître.

« C’est un emplacement très recherché et, comme vous pouvez le constater, il est possible d’y emménager immédiatement. Vous avez un anneau personnel ainsi qu’une terrasse côté mer. »

Adnan Sarioglu prend une vidéo.

« Plusieurs personnes s’intéressent à ce bien, insiste l’agent immobilier. Ces vieux yalis partent vite.

— Je dirais même qu’ils sont tous partis », rétorque Adnan Sarioglu.

Car ce n’est pas un vrai yali. Les authentiques ont été rachetés il y a longtemps ou se sont effondrés, emportés par le poids de leurs poutres pourries dans des anses oubliées des bords du Bosphore, quand ils n’ont pas été réduits en fumée par un incendie. Non, il s’agit d’une reproduction, même si elle ne manque pas de classe. La Turquie n’est-elle pas la patrie de la contrefaçon magistrale ? Et c’est quoi qu’il en soit aux antipodes de son petit appartement minable du huitième étage coincé entre les grondements de la voie express et les appels tonitruants du muezzin de la mosquée la plus proche.

Il balaie la terrasse avec son ceptep et dispose dans cet espace des meubles bas scandinaves. Il pourrait placer ici un bureau. À moins qu’il n’opte pour des divans en cuir et de vieilles tables à café ottomanes, comme dans les revues de décoration, avec une chaîne hi-fi à tout casser. Il y arriverait le matin et convoquerait ses avatars pour qu’ils lui communiquent les cours spot de Bakou à Berlin en tournoyant autour de lui. Les gros négociants, les Pasas, tous travaillent de cette façon… du club nautique, du gymnase, du restaurant. Plus rien n’est pesant. Oui, c’est la demeure idéale pour fonder une dynastie ! Il n’a pas les moyens de se l’offrir, bien entendu. Les informations que l’agent immobilier a glanées sur lui ont dû le lui apprendre, mais il a certainement découvert par ailleurs qu’il est du genre à gagner de l’argent, énormément d’argent, et c’est pour cette raison qu’il s’est levé avant l’aube, a pris une douche et s’est rasé de frais puis parfumé avant d’enfiler son plus beau costume.

Adnan fait un panoramique des flots. Il zoome sur les maisons pastel de la rive européenne. Voitures plus grosses, bateaux plus rapides, amarrages plus profonds, plus éloignés des ombres de leurs voisins. Argent et classe ont toujours été du côté occidental. Il réagit à retardement, revient en arrière. Entre les yalis fuselés et miroitants du XXIe siècle avec leurs toits photosynthétiques en pente douce il vient de voir un amoncellement de poutres, aussi grises et solitaires que des veuves, un toit qui s’est effondré à l’intérieur, une façade qui s’affaisse vers les flots, des fenêtres borgnes et mi-closes. Un spectre de maison à l’abandon, oubliée parmi ses jeunes voisines pimpantes. Un yali authentique. Il a pu tomber progressivement en décrépitude, année après année depuis la période ottomane. Il cligne de l’œil pour zoomer sur des fenêtres vides, des linteaux et avant-toits affaissés. Il ne peut imaginer à combien s’élèveraient les travaux de restauration nécessaires pour le rendre habitable, sans parler d’en faire un lieu où élever une famille, mais il sait où il ira ensuite. Il a sa place là-bas, dans l’ombre du pont, aux marches de l’Europe.

Il entrevoit de la fumée à la bordure de son champ de vision. Le panache s’élève tout droit, telle la hampe d’un drapeau dans l’air bleu limpide. En un instant, il a zoomé vers son point d’origine. Un plan superposé à l’image l’identifie : Beyoglu. Puis un flash d’actualité s’insère dans le chapelet des prix de l’énergie qui défile sur sa rétine : ATTENTAT À LA BOMBE DANS UN TRAM SUR NECATIBEY CADESSI. IMAGES À VENIR.

Ayse prend ce tram.

Son ceptep sonne trois fois, quatre, cinq, six. « Allô ?

— Tu en as mis, du temps !

— Le rabat se coince constamment. Il va falloir que j’en change.

— Tu as échappé à cette bombe, alors ?

— Oh, l’explosion s’est produite sur Necatibey Cadessi ! Je viens de voir passer des essaims de bots de la police. »

Adnan se demande si le détachement des choses de ce monde qui la caractérise est attribuable à sa nonchalance aristocratique naturelle ou à l’art et aux objets qui l’entourent. Sa boutique, qui vise une clientèle de P-DG de sociétés financières et de Pasas du carbone cherchant à investir dans ce qui est beau et mystique, n’est pas d’un grand rapport. C’est un passe-temps féminin. Elle y renoncera dès qu’ils s’installeront ici, quand ils auront leurs premiers enfants.

« C’est ton tram.

— As-tu oublié que j’ai décidé de partir plus tôt ? Je dois rencontrer un de mes fournisseurs avant d’ouvrir boutique.

— Eh bien, sois prudente. Ce genre d’acte n’est jamais isolé, vois-tu ?

— J’ouvrirai l’œil pour repérer les kamikazes en puissance. Ce yali, il est comment ?

— Je t’envoie une vidéo. Je risque de rentrer tard. Je vais essayer de rencontrer Ferid Bey, ce soir. »

Ce nom glissé dans la conversation est autant destiné à l’agent immobilier qu’à sa femme. Il y a un bref silence, l’équivalent d’un soupir d’exaspération.

« Alors, à je ne sais pas quand. »

Il ne regagnera leur domicile qu’à une heure tardive en se faufilant entre les feux de position qui s’incurvent sur le pont pour regagner leur appartement du huitième étage. Elle regardera la télévision ou lui lancera quelques coups d’œil distraits en préparant la lessive, à moins qu’elle ne se soit déjà couchée si ce rendez-vous s’est éternisé. Il ne lui restera alors qu’à se glisser entre les draps sans allumer la lumière, puis elle remontera à la surface comme un dauphin, en marmonnant, lorsqu’il se collera contre elle afin de communiquer la chaleur de son sexe à ses fesses si douces qui exerceront leur pression en retour, puis ils se laisseront emporter dans le sommeil, si rapidement qu’il n’aura pas eu le temps de ressentir le tiraillement dû à la peur de se noyer. Cerné par un doux parfum d’assouplissant. Il est conscient que ce n’est pas une vie idéale, mais il sait comment changer tout cela. Il ne reste que quelques jours d’efforts à fournir puis il pourra tourner la page.

Adnan Sarioglu referme son ceptep.

« Vous avez dit un million deux cents ?

— Nous avons reçu diverses offres, déclare l’agent immobilier.

— Je vous en donne un million cent.

— Les propositions sont habituellement supérieures au prix de base.

— Je n’en doute pas, mais ce n’est pas une proposition. Il s’agit d’un prix. Versement comptant. »

L’agent rougit et Adnan décide de pousser son avantage.

« Un million cent mille euros déposés en espèces à votre bureau avant midi, ce vendredi.

— C’est que…, nous n’acceptons pas d’espèces.

— Tiens donc ? Le liquide est pourtant roi. On peut faire tout ce qu’on veut, avec. Vendredi, à midi. Vous préparez l’acte de vente, je le signe, nous nous serrons la main et vous empochez mes billets. »

Trois minutes plus tard, la voiture d’Adnan Sarioglu s’engage sur la rampe d’accès du pont, accélère dans le flot de véhicules qui se dirigent vers l’Europe. Le pilote automatique ajuste la vitesse, les autres véhicules captent les signaux qu’il émet et modifient distances de sécurité et rapidité en conséquence. D’un bout à l’autre du pont du Bosphore, dans toutes les artères de l’immense Istanbul et à chaque seconde la pompe d’une circulation qui ne s’arrête jamais ajuste son débit pour réguler un troupeau de véhicules.

Inforoute à l’heure tapante. L’attentat contre le tram ne fait déjà plus la une. Pas de victime, à part l’auteur de l’attentat. Une femme. Inhabituel. Pas de promesse de paradis pour elle, seulement une éternité de mariage avec le même vieux con. Un problème familial, sans doute. Comme toujours. Les hommes meurent pour des abstractions, les femmes pour leurs proches. Non, ce qui intéresse tous les Stambouliotes, c’est le temps. Chaleur, chaleur et toujours chaleur. Un pic de trente-huit degrés avec quatre-vingt-dix pour cent d’humidité, aucune amélioration en perspective. Adnan hoche la tête avec satisfaction lorsqu’il voit le cours spot du gaz d’Extrême-Orient ramper en clignotant au bas du pare-brise. Ses options de livraison à quarante-huit heures de gaz de la Caspienne vont atteindre leur prix d’exercice ce matin. Un joli petit gain. Il touchera des primes qui serviront à régler les frais qu’entraîne Turquoise. Le cash est toujours roi. Adnan glisse l’embout de l’inhalateur dans sa narine favorite. L’afflux de nanos se répand dans son proencéphale et les nombres acquièrent de la netteté, la mise au point est plus précise. Il flotte loin au-dessus du tissu doré des transactions et des ventes à terme, du comptant et des exercices. Seuls les nanos permettent à Adnan de voir ce qui se cache sous tous ces échanges. Les vieux traders en utilisent de plus en plus pour ne pas se faire larguer par les jeunes Turcs. Il a vu leurs mains trembler et leurs yeux s’égarer, lorsqu’il emprunte avec eux l’ascenseur express pour descendre au parking souterrain après la fermeture du back-office. Nanos, gaz de la Caspienne, CO2 et échanges sont autant de maillons de la chaîne du carbone.

Musique : la sonnerie particulière de son Pasa, son chevalier blanc. D’un clic, Adnan l’affiche sur le pare-brise.

« Adnan Bey.

— Ferid Bey. »

C’est un homme au visage adipeux et à la peau lissée par un rasoir de barbier qui fait presque penser à une poupée lustrée à la peau de chamois. Adnan a appris de sources diverses que Ferid est imbu de lui-même, qu’il accorde énormément d’importance à son apparence.

« Votre proposition m’intéresse. Il me faudra naturellement plus de détails, mais nous devrions pouvoir nous entendre. Je serai aux bains Haci Cadin à partir de dix-neuf heures trente. »

Il rit, bien que ses propos n’aient rien eu d’amusant.

« Je vous y retrouverai. »

Fin de l’appel. L’Audi entre et sort de la circulation comme l’aiguille d’une machine à coudre dans du tissu, et Adnan Sarioglu tapote le tableau de bord et glousse de satisfaction. Un nouvel appel, la mélodie entraînante des UltraLords de l’Univers, une série de dessins animés qui ont imprégné l’enfance d’Adnan et de ses trois compagnons.

« Je te salue, Draksor.

— Je te salue, Terrak. »

Adnan et Öguz ont été diplômés du MBA et sont entrés ensemble chez Özer. Adnan flottait dans les royaumes élevés des hydrocarbures et celui de l’argent abstrait, Öguz avait été aspiré dans la distribution, le domaine trop matériel des pipelines, des stations de compression, des terminaux pour tankers et centres de stockage. C’était peu reluisant, sans classe, bien loin d’un déjeuner à Olcay et du champagne chez Su quand vient le moment des primes. Un poste qu’on pourrait considérer insignifiant. C’était pour cela que, lorsque Turquoise avait véritablement pris forme avec l’intensité d’un éclair dans l’ascenseur qu’il empruntait pour gravir la façade de verre de la tour Özer, c’était Öguz que son ancien camarade d’études avait immédiatement contacté.

« Volkan doit se soumettre à un test d’aptitude, à midi.

— Il se plantera en beauté, déclare Adnan. Il est tellement rouillé qu’il n’arrivera même pas à toucher ses orteils. »

Le visage d’Öguz sourit dans l’intelliverre du pare-brise. Les quatre UltraLords de l’Univers sont aussi des supporters farouches de Galatasaray. Ils pourraient facilement s’offrir avec leurs primes un box privé à Aslantepe mais ils aiment bien trop l’atmosphère des gradins, côtoyer les autres supporters, avec leurs kebabs et leurs petites flasques de raki siroté lentement. Cimbom Cimbom Cimbom ! Un alcool de combat, ce raki. Les UltraLords savent ce que signifie assister à un match. Ce n’est pas une question de sport. Le sport, c’est un prétexte. Ce qui les excite, c’est voir perdre l’autre équipe. Un million de buts ne seraient pas suffisants pour écraser l’adversaire. Lorsqu’il est là-bas avec les autres, Adnan voudrait voir tous leurs adversaires périr sur le bûcher. Les Romains avaient raison. C’est un combat. Donnez-nous du sang.

« Où es-tu ? » demande Öguz.

Adnan déclenche son transpondeur. Un plan du centre d’Istanbul se superpose à la face souriante de son ami, sur le pare-brise. Öguz s’est engagé sur le pont Fatih Sultan, au nord. Les distances sont identiques et le système de navigation procède à une estimation de la densité de la circulation. Un petit logiciel de calcul fournit les probabilités. Le sourire d’Öguz s’élargit, ces chiffres lui conviennent.

« Je mise cinq cents euros.

— Huit cents, contre Adnan qui les trouve lui aussi à son goût. Plus les extras. »

Il existe des règles qu’il convient de respecter, lorsque les UltraLords de l’Univers font la course dans les rues de la ville. Les extras sont les amendes récoltées par le vainqueur pendant l’affrontement et que le perdant s’engage à régler dans leur totalité.

« Élément de l’Air, assiste-moi ! s’écrie Adnan. Dans trois. Deux. Un ! » Il referme les mains sur le combiné de conduite et coupe le pilote auto. Des alarmes beuglent dans l’habitacle. Sans en faire cas, Adnan met le pied au plancher. Le ronronnement du moteur à gaz se modifie à peine, mais le véhicule bondit au sein de la circulation. Les voitures autoguidées paniquent et s’égaillent comme des poulets effarouchés pour laisser Adnan passer en trombe. C’est le moment de se séparer du troupeau. Adnan Sarioglu rit en embrochant le flot de véhicules. L’Audi s’incline telle une moto lorsqu’il change de file. Les autres véhicules s’écartent comme la mer devant l’étrave d’un méthanier russe. La partie bat son plein. Adnan sent la surexcitation l’envahir, ce rugissement qui ne s’interrompt jamais, constamment présent dans la réserve de puissance du moteur à gaz nanorégulé de sa voiture allemande, ce qui enfle en lui quand Ayse se colle contre lui les nuits où il rentre dans le noir, lorsqu’elle murmure et s’ouvre pour le laisser pénétrer en elle ; mais surtout, surtout, dans le hurlement du gaz qui se rue sous le Bosphore en direction du monde de l’argent, c’est cela les affaires, chaque affaire, chaque clôture. Un rugissement qui ne s’interrompt jamais, absolument jamais. Dans sept minutes il prendra à Öguz trois cents euros et le montant de la douzaine de procès-verbaux dressés par les caméras de surveillance. Il doit rencontrer ce soir le gestionnaire d’une des sociétés d’investissement les plus importantes d’Istanbul. Vendredi, il déposera un attaché-case plein de billets devant l’agent immobilier aux yeux chassieux qui porte un costard lustré de chez Lidl et installera les Sarioglu au bord du Bosphore. Tel est le jeu, le jeu unique et éternel.


L’ange est aveugle et retenu par les fers refermés sur sa cheville gauche. Ses yeux sont des billes de pierre lisse. Il est nu et nimbé de feu, viril et merveilleusement musclé et élancé, même s’il est asexué. Il vole, par la puissance de sa volonté, les bras tendus, attentif mais ignorant, coupé du monde par sa cécité, luttant contre sa seule entrave. Le bras gauche de l’ange aveugle s’étire vers l’enfant, pour le saisir. Il le désire avec des sens autres que celui de la vision.

L’autre ange, celui qui tient l’enfant dans ses bras, l’éloigné du prédateur. C’est un mâle, lui aussi, ce qui est évident même si une jambe de l’enfant protège en partie sa chasteté. Il se dresse sur un ruban de nuage, bas au-dessus d’une mer indéfinissable. Il regarde son congénère aveugle avec une expression d’incompréhension. L’enfant, un petit garçon vigoureux à la musculature improbable, détourne le visage. Il garde les bras levés, en geste d’imploration. Il est frisé comme un mouton. L’ange sauveteur a tout d’un saint. C’est chez l’ange aveugle embrasé que se concentre toute la passion, toute l’énergie.

« Les anges du bien et du mal, commente Ayse Erkoç en se penchant vers la gravure. J’aime William Blake. J’aime ses visions, le feu prophétique qui se consume dans son art et sa poésie, le caractère abouti de sa cosmologie. J’ai admiré ses écrits, ses dessins dans des in-folio et à Londres. À de rares, très rares, occasions, j’ai vendu des originaux de William Blake. Ce que vous m’apportez n’en est pas. Ça n’a aucune valeur. Le papier n’est pas le bon, le texte est digne d’un enfant de cinq ans, je peux renifler l’odeur d’eau de Javel d’où je me trouve et j’ai même relevé une faute d’orthographe. Vous insultez mon professionnalisme. »

Les joues de Topaloglu rougissent et frémissent, tant il est gêné. Ayse les assimile à deux tranches de foie avarié. Des abats séparés par une large moustache de paysan.

« Je n’avais pas l’intention de vous offenser, madame Erkoç.

— Il existe un monde – non, tout un univers – qui sépare une provenance douteuse d’un faux de bazar, poursuit-elle. Si ça me saute aux yeux, mes clients ne seront pas dupes. Ce sont des connaisseurs au même titre que moi, pour ne pas dire bien plus. Ce sont des passionnés, des investisseurs avertis, des personnes qui aiment l’art religieux plus que toute autre chose. S’ils peuvent faire abstraction de la façon dont j’ai acquis telle ou telle pièce, son authenticité est pour eux capitale. Si ma clientèle apprend que j’ai proposé un faux, elle s’adressera à Fine Arts d’Antalya ou à la galerie Salyan. »

L’humiliation de Topaloglu est à son comble. C’est un petit trafiquant miteux qui a une âme de vendeur de tapis, pense Ayse. C’est Abderrahmane qui le lui a recommandé, en déclarant qu’il pouvait lui procurer des miniatures d’Ispahan. Il faudra qu’elle lui en touche deux mots.

« Je devrais reconsidérer notre collaboration. »

Il est livide, désormais. Hafize, son assistante indiscrète toujours encline à se mêler de ce qui ne la regarde pas, arrive et prend avec des airs supérieurs son verre de thé sur le plateau. Elle s’est de nouveau coiffée d’un foulard. Il faudra également qu’Ayse lui en parle. Elle affiche un peu trop ses opinions depuis que le tarikat, ce groupe d’études islamiques, a entamé ses réunions dans les vieilles cuisines du couvent. Ayse a remarqué les regards que lui adressent ces jeunes gens, lorsqu’elle abaisse le rideau de la galerie le soir venu. Ils voudraient la chasser, elle et ses images idolâtres. Qu’ils essayent ! Les Erkoç ont des connaissances influentes et de l’argent.

« Qu’avez-vous d’autre à me proposer ? »

Topaloglu étale devant lui les miniatures, comme une diseuse de bonne aventure le ferait avec ses tarots. Il a des dents d’âne à l’émail jauni. Mal à l’aise, Ayse se penche vers ce qu’il a disposé sur la table de l’arrière-boutique et encliquette la loupe sur l’oculaire de son ceptep. « Elles sont authentiques », affirme Topaloglu.

Mais médiocres, complète Ayse en étudiant les coups de pinceau, l’encadrement, les détails du décor. Dans les écoles d’Ispahan et de Topkapi, les miniatures étaient l’œuvre de nombreuses personnes. Chaque artiste avait sa spécialité et il consacrait son existence à perfectionner sa technique. Il y avait les maîtres des roses, des nuages, des rochers. Certains ne peignaient jamais rien d’autre que des tuiles. Ce sont de toute évidence des miniatures d’apprentis. Le contraste entre les personnages dessinés avec soin et le décor bâclé est énorme. Les yeux magnifiques, ce détail minuscule manque encore. Les grands miniaturistes, tous anonymes et uniquement reconnaissables à leur style, pouvaient peindre un treillage, un paravent ou un mur carrelé en utilisant un cheveu. Il s’agit là d’une production en série pour des recueils de poésie soufie, du genre que les petits Pasas et beys achètent en grande quantité afin d’impressionner leurs subalternes.

« De la camelote, rien que de la camelote. Est-ce tout ? Qu’y a-t-il dans le carton à chaussures ? »

Topaloglu l’a gardé près de lui, en partie dissimulé sous le pan de sa veste. Un carton de Nike, d’un style démodé depuis cinq ans, relève Ayse. Au moins a-t-il mis des chaussures convenables, pour venir la voir, cirées comme il se doit. Les chaussures en disent long sur le compte d’un homme, d’après l’expérience d’Ayse.

« Seulement des choses que vous qualifieriez de pacotille.

— Montrez-les-moi. »

Sans attendre que Topaloglu s’exécute, Ayse retire le couvercle de la boîte. Elle voit effectivement un monceau de babioles : croix arméniennes, encensoirs orthodoxes, deux couvertures de Coran vert-de-grisées. Des articles de bazar pour touristes. Au milieu du cuivre terni, quelques reflets argentés. Des Corans miniatures. C’est avec plus d’intérêt qu’Ayse les aligne sur la table. Les ampoules encastrées dans le plafond font miroiter les petites boîtes d’argent de la grosseur du pouce.

« Voilà qui est mieux.

— Ce sont des bibelots pour pèlerins à vingt euros.

— Pour vous, monsieur Topaloglu. Pour moi, et pour ceux qui les collectionnent, ce sont autant d’anecdotes. » La loupe de cristal sur un œil, elle tapote un étui argenté du XXe siècle, un boncuk, un charme porte-bonheur. « Un garçon est incorporé dans l’armée. Malgré tous ses efforts, sa mère ne réussit pas à lui faire attribuer un poste sans danger, comme dans la gendarmerie ou la police touristique, et elle lui achète ce saint Coran. Garde sur toi la parole de Dieu et Il te serrera contre son sein. » Un étui en or du début du XIXe siècle, aux filigranes délicats. « Après avoir consacré des années à accumuler des richesses, un négociant de Konya se libère enfin de ses obligations pour entreprendre le hadj. Sa concubine lui donne un souvenir. N’oublie pas, le monde t’attend.

— Comment savez-vous qu’il provient de Konya ?

— C’est du plus pur style mevlevi, mais ce n’est pas pour autant un souvenir d’un pèlerinage au mausolée de Rumi. Les Corans pour touristes sont fabriqués en série, alors que nous avons là un objet finement travaillé… avec autant d’argent que de dévotion. Et celui qui apprend à voir ces choses commence à entendre les récits qui s’y rapportent. »

Ayse laisse reposer son doigt sur un petit Coran d’argent pas plus gros que le pouce, aussi délicat qu’une prière.

« Voilà un Coran persan du XIIIe siècle, mais il a été divisé. Un Coran coupé en deux ? » Elle ouvre le boîtier et dépose les saintes écritures dans la paume de sa main. « Quelle peut bien être son histoire ? Une promesse, un couple séparé, un affrontement familial, un engagement, un contrat ? C’est intrigant, et c’est ce qui fait tout son intérêt. Comme vous l’avez déclaré, ce ne sont que des babioles. Leur histoire, voilà ce qui trouvera toujours preneur. » Ayse remet le minuscule demi-Coran dans sa boîte. « Je prends les trois. Le reste ne vaut rien. Cinquante euros pièce.

— Je pensais à trois cents.

— Ne venez-vous pas de me dire qu’ils ne valent pas plus de vingt euros ? Deux cents pour les trois.

— En espèces ?

— En espèces. »

Topaloglu accepte de la tête.

« Hafize va vous régler. Je suis preneuse, si vous en avez d’autres. Nous verrons plus tard, en ce qui concerne les miniatures. »

Un large sourire révèle la denture rurale de Topaloglu.

« Traiter des affaires avec vous est toujours un plaisir, madame Erkoç. »

Des bruits de pas dans l’escalier et sur le plancher de la galerie. Les talons d’Hafize. Tête voilée mais chaussures de marque. Un coup frappé à la porte. Une expression qui traduit autant de surprise que de méfiance.

« Un client, madame.

— Je vais le recevoir. Pouvez-vous régler M. Topaloglu ? Nous sommes convenus de deux cents euros pour ces trois objets.

— En liquide », rappelle Topaloglu.

Hafize prélèvera vingt pour cent de la somme pour ses « frais de dossier ». Pour une jeune femme qui aspire à la respectabilité, elle est une négociatrice aussi acharnée que n’importe quel camelot qui brade des maillots de foot sur les quais d’Eminönü.

Du balcon qui fait le tour des lieux, Ayse baisse les yeux sur la vieille semahane, la piste sur laquelle à une autre époque les derviches tournaient comme des toupies pour atteindre l’extase divine. Un homme se penche sur une boîte contenant des Torahs. Le grand chandelier de cuivre le dissimule, mais Ayse entrevoit en travers de son dos une ondulation brillante, des reflets huileux évoquant une flaque d’Eskiköy. Une veste en nanotissé, visiblement très coûteuse.

Pendant qu’Ayse descend les marches, Adnan lui adresse un clip vidéo qui gazouille sur son ceptep. Elle entrevoit l’étendue du Bosphore, un bateau blanc amarré, des mouettes qui plongent, un lent panoramique du détroit en direction du pont. Un méthanier passe. Adnan laisse la caméra s’attarder sur ce navire. Son palais, son rêve, lorsqu’il aura mené Turquoise à son terme. Même si c’est du mauvais côté du Bosphore, jeune Anatolien, alors qu’elle rêve de regagner l’Europe.

« Ayse Erkoç. »

Le client prend sa main tendue. Les cartes de visite électroniques crépitent d’une paume à l’autre.

« Haydar Akgün. Je jetais un œil à vos manuscrits hébraïques. On trouve une microcalligraphie très délicate, ici. »

Des motifs moirés, noir soutenu sur noir moins profond, les filigranes du tissu de son costume. Argent aux poignets. Ayse aime l’argent. C’est un symbole de retenue.

« C’est en fait une double microcalligraphie. En l’examinant de plus près, vous découvrirez des caractères à l’intérieur des caractères. »

Akgün se penche vers la page et utilise son ceptep. Des lasers dansent devant son œil et projettent une image grossie sur sa rétine. Le feuillet est extrait d’un des livres du Pentateuque, les lettres sont encadrées par un ensemble décoratif de tiges florales entrelacées, de treillage et d’un bestiaire héraldique fantastique, animaux à tête de dragon et queue de serpent. La décoration séduit l’œil, ce qu’il y a sous la surface éblouissante révèle les contours de ce qui est un ensemble d’écrits microcalligraphiques. C’est seulement une fois grossi que le niveau suivant apparaît : des lettres à leur tour constituées de chaînes de lettres encore plus petites. Les yeux d’Akgün s’écarquillent.

« C’est extraordinaire ! Je n’ai vu une chose pareille qu’à deux reprises. La première fois, c’était dans une boutique à Paris, l’autre dans un codex de la British Library. Séfarade, je présume ? Espagnol, portugais ?

— Vous avez vu juste en parlant du Portugal. Cette famille a fui de Porto à Constantinople au XVe siècle. La bordure microcalligraphique est une généalogie du roi David extraite du Livre de Ruth.

— C’est exceptionnel, déclare Akgün en étudiant les entrelacs.

— Merci. »

Il s’agit d’une des pièces qu’Ayse aime le plus. Il a fallu distribuer bon nombre d’enveloppes pleines d’euros pour la soustraire à la convoitise de la police des antiquités. Dès l’instant où son contact au sein de ces services lui a montré le Pentateuque, elle n’a reculé devant rien pour se l’approprier. D’autres auraient pu faire cela pour le prestige, le plaisir de tout contrôler, les sommes en jeu. Pour Ayse, c’était la beauté, la magnificence qui suivait des spirales dans les textes araméens et syriaques vers le grec démotique de l’Oxyrhynchos, l’hébreu mis péniblement d’équerre des étudiants du Talmud de Lisbonne et de Milan, la calligraphie divine des scribes coraniques de Bagdad, de Fès et de l’érudite Grenade. Un courant qui se poursuivrait par les lignes organiques de l’illumination évangélique des monastères allant de Sainte-Catherine à Cluny, sous l’éternelle lumière des icônes grecques et arméniennes, en passant par les détails fins comme des cheveux des miniaturistes persans jusqu’aux lignes consumées par le feu de l’imagination de Blake. Pourquoi vendre de la beauté, si ce n’était pour s’y vautrer ?

« On se demande combien de fois tout cela se répète, de l’écriture dans l’écriture dans l’écriture dans l’écriture…, déclare Akgün. Jusqu’à la nanographie, qui sait ? Estimez-vous que c’est comparable et que la puissance est inversement proportionnelle à la taille ? Existe-t-il des niveaux si infinitésimaux qu’ils nous influencent profondément bien qu’il soit impossible d’en prendre connaissance ? »

Ayse lève les yeux vers le balcon où Hafize guide Topaloglu vers l’escalier du fond, pour qu’il sorte par le vieux cimetière du tekke. Hafize déplie discrètement trois doigts. Elle a obtenu trente pour cent de rabais. Brave fille. La galerie Erkoç a grand besoin de tout l’argent qu’il est possible de grappiller.

« Je vous demande pardon ?

— Je parlais d’une nanographie qui pénètre notre esprit pour nous inciter à croire en Dieu.

— Si certains ont été capables de réaliser une chose pareille, ce sont les Séfarades, dit-elle.

— Des gens d’une grande subtilité », approuve Akgün. Il se redresse au-dessus du document. « On vous dit capable de dénicher des choses quasiment introuvables.

— Il faut toujours additionner les compliments d’un concurrent d’une pincée de sel, mais j’ai effectivement un certain… talent. Y a-t-il une chose que vous cherchez tout particulièrement ? Mes plus belles pièces sont à l’étage.

— Je doute que vous l’ayez en stock. C’est un objet aussi rare que précieux, mais s’il est possible de le trouver c’est nécessairement à Istanbul. Et si vous réussissez à me le procurer, je suis prêt à débourser un million d’euros. »

Ayse s’est fréquemment demandé ce qu’elle éprouverait si une somme à même de modifier radicalement son existence lui était un jour proposée. Adnan parle de l’exaltation palpable des millions empruntés pour ses transactions sur le gaz et qu’il transforme en profits pharamineux. Il ne faut pas se laisser séduire par l’argent, dit-il. La mort est souvent au bout de ce chemin. Mais quand un type en costume à mille euros en propose un million, comment pourrait-on résister à la tentation ?

« C’est une somme conséquente, monsieur Akgün.

— En effet, et je ne m’attends pas à ce que vous vous engagiez dans un tel projet sans un acompte. »

Il sort de l’intérieur de sa veste une enveloppe blanche pansue qu’il remet à Ayse. Elle la prend et ordonne à ses doigts de ne pas la palper pour tenter de déterminer le nombre de billets en fonction de son épaisseur.

« Vous n’avez pas encore précisé de quoi il s’agit. »

Hafize a raccompagné M. Topaloglu et elle revient préparer le thé qu’elle sert à tous les clients. Mais son empressement habituel vient d’être balayé par ces mots : un million d’euros.

« C’est très simple, déclare Akgün. Je souhaite acquérir un homme mellifié. »


Leyla est dans le 19, coincée contre un poteau et vêtue de son plus bel ensemble et chaussures assorties. Son menton effleure le sternum d’un grand étranger à l’odeur de lait, et elle a derrière elle un type corpulent entre deux âges dont la main baladeuse descend constamment vers ses fesses. S’il recommence, elle lui balancera un coup de genoux dans les parties. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Cela fait déjà cinq bonnes minutes que le tram s’est brusquement arrêté au milieu de Necatibey Cadessi. L’IETT ne sait donc pas qu’elle doit se présenter à un entretien d’embauche ? Et il fait chaud, de plus en plus chaud. Elle sue, dans sa seule et unique tenue de circonstance.

Le conducteur annonce qu’il s’est produit un incident sur la ligne, quelque part devant eux. Il s’agit généralement d’un euphémisme signifiant que quelqu’un s’est suicidé. La voie vers l’au-delà qu’empruntent de préférence les Stambouliotes passe par les eaux sombres du Bosphore mais s’agenouiller et présenter sa tête à la guillotine des roues d’un tramway permet d’en finir vite fait bien fait. Là-bas, à Demre, où le soleil est renvoyé en milliers de reflets par les innombrables polytunnels, la mode serait plutôt au tuyau d’arrosage relié au pot d’échappement coincé entre la glace et la portière d’un véhicule.

« Il y a eu un attentat ! » s’écrie une femme qui porte un ensemble plus chic que celui de Leyla. Elle a un ceptep sur l’œil et lit les manchettes du matin. « Bombe à bord d’un tram ».

L’effet est immédiat, dans le 19. Le déplacement soudain des passagers emporte la petite Leyla Gültasli qui percute si brusquement Mains baladeuses que ce dernier en gémit. Tous forcent sur les portes, qui refusent de s’ouvrir. Ils repartent dans l’autre sens comme le tram redémarre. Il recule. Les roues grincent et couinent sur les rails.

« Hé, hé ! J’ai un entretien ! » crie Leyla.

Le tram s’arrête en brinquebalant. Les portes cèdent enfin. La foule la pousse à l’extérieur, à l’arrêt où elle a embarqué. Il lui reste trente-cinq minutes pour arriver à temps. Ses chaussures ont été piétinées, son ensemble est froissé et elle est moite de sueur, mais son maquillage a résisté et elle baisse la tête pour franchir le tourniquet et s’engager dans la circulation.

Leyla a organisé cette entrevue comme un mariage. Avec la nuit chaude qui grisaille en jour au-delà du balcon, elle allait et venait en sous-vêtements pour déplier la planche à repasser, asperger d’eau son seul ensemble présentable et son chemisier tout en faisant glisser le fer. Elle avait pris de sales habitudes, depuis que Zehra lui avait annoncé qu’elle retournait à Antalya. Pendant que le tailleur se reposait sur son cintre et laissait s’évaporer l’odeur d’assouplissant venant d’être repassé, elle prit une douche. Le débit de l’eau était aussi réduit et irrégulier que d’habitude. Leyla ondulait et se tortillait sous les filets d’eau tiède. Soixante-dix secondes, shampooing inclus. Pas plus. La semaine précédente, le proprio avait glissé sous chaque porte une note expliquant que la municipalité augmentait encore le prix de l’eau courante. La soif d’Istanbul était impossible à étancher. Déjà branché, le fer à lisser arrivait à bonne température. Ce fut en répétant son discours que Leyla Gültasli fit voleter le sèche-cheveux autour de sa tête.

Jouets Gençler. Jouets pour garçons. De six à onze ans. Principaux produits : BattleCats TM ; Gü-Yen-Ji, leur jeu de cartes à échanger par ceptep et poignée de main, élu jouet européen de l’année deux ans plus tôt. Mais leur réussite est attribuable aux Bitbots. Le môme bizarre du dessus en a un et Leyla est certaine qu’il s’en sert pour la mater. Mais ils ont un poste à pourvoir au service marketing et Leyla, qui a les diplômes requis, ne dira que du bien des Bitbots et des BattleCats TM.

L’ensemble, puis le maquillage. Une heure vingt pour arriver à Gençler. Plus de temps qu’il n’en faut. Un sac, d’une marque réputée mais pas trop, pour ne pas laisser supposer qu’il s’agit d’une contrefaçon. Ce qui est le cas. Une femme d’affaires a besoin d’au moins un accessoire de luxe dans sa garde-robe. Puis les chaussures et dehors.

Vingt-deux minutes, et elle se reproche de ne pas avoir mis des baskets. Elle aurait pu ranger ses belles chaussures dans le sac et se changer à l’arrivée, dans les toilettes, en apportant les ultimes retouches à son maquillage. Elle peut malgré tout courir… ou presque. Cependant, la foule est de plus en plus dense dans Necatibey Cadessi et elle atteint le barrage de policiers. Elle a devant elle le tram aux fenêtres soufflées et au toit bombé, des gens qui se dressent au milieu des véhicules d’intervention aux feux rouge et bleu clignotants. La route est barrée. Leyla exprime sa frustration par un cri.

« Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer !

— Hé, vous, où croyez-vous aller comme ça ? » l’apostrophe un policier.

Mais Leyla fonce tête baissée. « Hé ! »

Sur sa gauche se trouve un sok étroit, plus de marches qu’il ne le faudrait sous une chaleur pareille et avec de telles chaussures. Un quart d’heure. Leyla Gültasli inhale à pleins poumons, suspend son sac à son épaule et en entame l’ascension.

Il était une fois quatre filles du Sud. Toutes étaient nées dans un rayon de cinquante kilomètres les unes des autres, là où on pouvait sentir l’odeur de la mer, ce qu’elles n’apprirent qu’une fois dans la maison des derviches. Leyla avait été autorisée à quitter le monde en plastique de Demre pour Istanbul sous réserve qu’elle se place sous l’autorité de grand-tante Sezen. Leyla n’avait jamais rencontré grand-tante Sezen, ou tout autre représentant stambouliote de la famille. Leur appartement du troisième étage en pleine empreinte sonore de l’aéroport avait un drapeau turc étalé sur le balcon et un moteur Honda sous la table de la cuisine, et il était bondé d’un bruyant assortiment de proches que grand-tante Sezen, une matriarche de soixante-dix printemps et des poussières, gouvernait par suggestions, ordres et mouvements de tête. La provinciale de Demre s’était retrouvée inscrite dans la distribution d’un soap opera improvisé de maris, épouses et enfants, petits amis et petites amies, partenaires et rivaux, querelles intestines et déraison, disputes hurlantes et larmes, réconciliations sexuelles tapageuses. Assise à la table de la cuisine et les genoux rendus huileux par l’échappement du moteur Honda pendant que sa grande famille se démenait autour d’elle, Leyla Gültasli tentait d’étudier au cœur de ce tourbillon d’émotions. Ils la trouvaient un peu lente à la détente et l’appelaient Petite Tomate, en raison du plus célèbre produit d’exportation de sa ville natale. Avec le Père Noël, bien entendu, son autre sujet de fierté universelle. Ses études en pâtissaient. Elle avait commencé à échouer à des examens.

Elle alla voir sous-tante Kevser, grand vizir des Gültasli, qui téléphona à sa mère restée à Demre. Les deux femmes s’entretinrent une heure complète. Il fut décidé que Leyla pourrait partager un appartement avec des filles convenables à condition qu’elle se présente au rapport devant sous-tante Kevser tous les vendredis. Pas de garçons, cela allait de soi. Il y avait à l’école de commerce une fille d’Antalya respectable qui disposait d’un logement central et bon marché à Beyoglu. Leyla débarqua donc dans la maison des derviches pour découvrir qu’il était central parce que situé dans le quartier défraîchi et déprimant d’Eskiköy et bon marché parce qu’il n’avait pas été rénové depuis la proclamation de la république, un siècle plus tôt. En compagnie de trois autres étudiantes en commerce et marketing, Leyla bénéficiait d’encore moins de calme que dans la cuisine à moteur. Toutes l’appelaient également Petite Tomate. Elle n’avait rien contre, de leur part. Sous-tante Kevser téléphonait chaque vendredi. Leyla répondait consciencieusement. Deux ans plus tard, elle obtenait son diplôme avec mention. Ses parents étaient venus en car pour la remise des diplômes. La branche stambouliote de la famille avait déplacé ses membres de chambre en chambre, comme des pions sur un échiquier en plastique, pour faire de la place aux cultivateurs de tomates de Demre dans les appartements avec vue sur les pistes d’atterrissage. Sa mère était restée agrippée à son père tout au long de la cérémonie, à l’université. Ils lui avaient offert des bijoux en or et eu les yeux fermés sur toutes les photographies.

Bien, revenons à ces quatre filles du Sud qui partageaient un petit appartement malodorant du tekke Adem Dede. Toutes furent diplômées de l’école de commerce Marmara le même jour. Puis l’une alla travailler à Francfort, dans une banque d’affaires. Une autre déménagea pour lancer une succursale de grande enseigne sur une colline désertique proche d’Ankara. Cinq semaines plus tôt, Zehra avait annoncé qu’elle retournait à Antalya pour épouser un petit ami dont nul n’avait jamais suspecté l’existence, et Leyla s’était retrouvée sans amies, sans argent et sans travail dans le vieux couvent croulant des derviches, la seule du lot à ne pas s’être assuré un semblant d’avenir. Un but qui serait difficile à atteindre, compte tenu du grand nombre de brillantes jeunes filles diplômées en marketing que comptait Istanbul. Jour après jour, facture après facture, l’argent fondait comme neige au soleil mais une chose était certaine : elle ne retournerait jamais dans l’appartement grouillant d’individus hurleurs constamment survolé par des avions.

Leyla compte les marches : trente et une, trente-deux, trente-trois. La disposition des rues lui est familière, car elle vient d’atteindre l’extrémité de la ruelle des Teinturiers. Elle est à moins de deux cents mètres de chez elle. Elle pourrait y faire un saut, pour troquer ses chaussures contre d’autres plus confortables. Douze minutes. Si elle atteint Inönü Cadessi, elle y trouvera des bus, des dolmus et – même si cela doit lui coûter tout le liquide qui lui reste – des taxis, mais il faudrait que tout se déroule sans anicroches, ce qui est pratiquement impossible à Istanbul. Ses doigts tremblent, un effet de la fatigue. Elle entend un bourdonnement dans ses oreilles. Dieu, elle est mal en point ! Trop de nuits passées devant le téléviseur, parce qu’il fait entrer des voix et des vies dans cet appartement lugubre. Puis Leyla prend conscience que ce ne sont pas les battements de son cœur. Ce qu’elle perçoit a une origine extérieure. Elle est au cœur d’un nuage de moustiques. Elle agite les mains pour les chasser… Filez, sales bêtes ! Le nuage noir s’écarte et s’agglutine, devient une libellule en vol stationnaire. Elle retient sa respiration, terrifiée. Même Leyla Gültasli a entendu parler de ces choses. Vers le haut et le bas de la ruelle des Teinturiers des gens s’immobilisent pendant que les flicbots contrôlent les identités. La machine fait du surplace sur ses ailes nervurées en éventail. Vite, vite ! Elle a un entretien d’embauche dans dix minutes, dix… Leyla pourrait broyer cette machine dans sa main et repartir sans attendre, mais elle ne l’ose pas. Les soldats, il est toujours possible de leur faire les yeux doux, flirter un peu pour les flatter et les inciter à vous autoriser à passer. Les soldats sont des hommes. Elle a entendu dire que les flicbots peuvent vous piquer, qu’ils ont un dard empoisonné. Celui qui les défie le tente à ses risques et périls. Mais celui-ci est lent, bien trop lent, et elle est en retard, en retard. Elle cille face au laser : le drone de sécurité relève ses empreintes rétiniennes. Puis la libellule bat des ailes pour remonter avant de se disperser en une bouffée de grains de poussière. Leyla est libre de repartir. Vers le haut et le bas des marches de la ruelle des Teinturiers tous les insectes policiers s’évaporent. Elle a franchi le point de contrôle, mais elle est en retard, irrémédiablement, horriblement en retard.

Toute la circulation déviée du lieu de l’explosion a été envoyée dans Inönü Cadessi. Leyla gémit face à la masse de véhicules immobilisés, pare-chocs contre pare-chocs, portière contre portière. Les klaxons beuglent sans discontinuer. Elle se faufile. Une petite bulle citadine pile soudain et Leyla zigzague devant elle. Le conducteur écrase l’avertisseur mais elle se dégage en lui adressant un geste inélégant. Il y a un bus, il y a un bus ! Elle effectue des passes de toréador dans la circulation qui la cerne, plus près, toujours plus près du moyen de transport. La file de passagers se réduit. Les portes se referment. Maudites chaussures, pourquoi les a-t-elle choisies ? Le bus quitte l’arrêt mais elle peut encore le rattraper, elle le peut ! Leyla martèle la porte. Deux écoliers la lorgnent méchamment. Elle court sur le côté du bus qui se traîne, en tapant sur la carrosserie. « Stop stop stop stop ! » Puis une trouée apparaît et une bouffée de biocarburant aromatisé parvient à ses narines. Leyla reste là et jure comme les véhicules repartent et la contournent ; un florilège de bons vieux jurons de planteurs de tomates du Sud.

Dolmus dolmus dolmus. Il y en a tout un tas, de ces minibus à l’arrière incliné qui se pelotonnent les uns contre les autres telles des bigotes à la sortie de la messe, mais ils sont trop éloignés, trop loin de l’arrêt, et même si elle pouvait en héler un il lui faudrait se déplacer à la vitesse de la lumière pour atteindre son but dans les temps. Et encore… Même le Prophète monté sur Burak n’arriverait pas chez Gençler avant l’heure prévue pour l’entretien. Leyla gémit, lève les bras de désespoir au milieu d’Inönü Cadessi paralysée. La sonnerie de l’alarme de son ceptep confirme son échec. Trop tard. Éliminée. Inutile d’insister. Ce ne sont pas les Leyla Gültasli qui manquent, à Istanbul.

« J’aurais fait l’affaire ! s’emporte-t-elle en pleine rue. Je convenais parfaitement pour ce poste ! »

Elle en a mal au ventre, dans son ensemble et ses chaussures qu’elle trouve soudain ridicules, comme son sac bon marché. Elle a besoin de cet emploi, besoin d’argent, elle refuse de retourner dans cet appartement avec vue sur les pistes mais, plus que tout, elle ne veut plus jamais revoir le soleil se refléter sur les kilomètres sans fin de plastique qui recouvre les champs et les jardins de Demre et inhaler l’odeur étouffante et narcotique des tomates. Leyla est sur le point d’éclater en sanglots au milieu des embouteillages qui paralysent Inönü Cadessi. Il ne le faut pas. Nul ne doit la voir craquer. Rentre chez toi. Demain, tu te seras ressaisie et tu iras les voir, pour leur démontrer ce que tu vaux. Aujourd’hui, emporte-toi, pleure et défoule-toi sur tout ce qui t’entoure… mais là où personne ne peut en être témoin. Pourquoi, mais pourquoi faut-il que ce soit aujourd’hui qu’un connard a décidé de se faire sauter le caisson pour aller retrouver son Dieu ? C’est tellement égoïste… comme d’ailleurs tous les suicides.

Elle a redescendu la moitié des marches qui la séparent de la place Adem Dede quand son ceptep reçoit un appel. Sous-tante Kevser. La dernière personne à laquelle elle voudrait parler, aujourd’hui. Son pouce s’attarde au-dessus de l’icône d’appel rejeté. Elle ne peut pas. Tu dois être constamment disponible. C’est un mantra qu’on lui a martelé à l’école de commerce.

« Tu en as mis, du temps ! »

Comme toujours, sous-tante Kevser a tout d’une maîtresse d’école lorsqu’elle s’adresse à Leyla.

« J’étais occupée.

— Occupée ? » Tous partent du principe que ses aspirations sont secondaires. Les femmes doivent renoncer à tout, pour la famille. Ça se passe comme ça, à Demre, et à Istanbul aussi.

« Rien d’important, rassure-toi.

— Bien, bien. Rappelle-moi, c’est quoi tes études ? »

Tu le sais parfaitement ! Je ne peux pas te voir, mais je sais que grand-tante Sezen se tient derrière toi et te dirige de son fauteuil.

« Marketing.

— Est-ce que trouver des commanditaires pour financer un projet fait partie de ces activités ?

— Absolument.

— Hmm. »

Tu vas accoucher, oui ?

« As-tu déjà rencontré Yasar Ceylan ?

— C’est qui ?

— Ton petit-cousin. Un garçon très brillant. Études supérieures. » Insiste, vieille fille stérile. Je sais que je n’ai fait qu’une école de commerce ! « Il a lancé une start-up avec un garçon qui a passé son doctorat avec lui. Ils sont là-bas, à Fenerbahçe. Je ne sais pas de quoi il retourne plus exactement, un truc qui a un rapport avec les nouvelles technologies. Ils sont très brillants et pleins d’idées, mais ils sont désemparés face aux questions plus terre à terre. Yasar voudrait passer au stade supérieur mais il ne sait pas comment s’y prendre pour obtenir des fonds. Il a besoin qu’on le mette en rapport avec des gens fortunés. »

Tu vois, tu l’as toujours su.

« Ce serait pour quand ?

— Tout de suite. Mais je constate que tu es occupée et je ne voudrais pas…

— A-t-il des capitaux ? »

Travailler en famille n’est jamais conseillé.

« Il a de quoi te rémunérer, si c’est ce qui te préoccupe. Alors, tu acceptes ?

— Donne-moi son téléphone. » Le visage de sous-tante Kevser est remplacé par un indicatif de ceptep que Leyla met aussitôt en mémoire. Dieu, Dieu, merci mon Dieu ! Il arrive également que la famille soit une bénédiction. Pour un peu, elle sauterait les dernières marches qui la séparent de la place Adem Dede. Du désespoir à l’exultation absurde en sept pas. Fenerbahçe. Start-up. Technologies nouvelles. Études universitaires. Tout cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose. Le cœur du monde actuel, ce qui s’annonce comme son avenir et sa métamorphose, l’unique domaine qui offre une opportunité de réussir sa vie.

La nanotechnologie.

2

Le bot inconnu est une araignée dégingandée qui se dissimule dans le logo de la Commerzbank. Can l’observe de sa cachette, dans les ombres des assurances Allianz. Une unité industrielle jaune disgracieuse, un Xu-Hsi ou un General Robotics personnalisé. Son matricule a été masqué par de la bande adhésive. Une machine d’inspection aurait des chevrons et des clignotants de mise en garde. Can Durukan connaît les robots comme les autres gosses connaissent les voitures, les footballeurs ou les BD chinoises. Il va de soi qu’un bot industriel ne s’intéresserait pas à la scène même si c’était la fin du monde, là en bas. De quoi peut-il s’agir, alors ? Dans le cadre de ses aventures, tout là-haut au-dessus d’Eskiköy, Can a croisé des photodrones : ces machines que des étudiants en art désireux d’immortaliser des scènes de rue prises au hasard envoient errer un mois durant dans la ville. Ces appareils s’arrêtent, prennent quelques clichés, avancent furtivement. Il a également vu sur les toits des bots de presse furtifs utilisés par des journalistes et des photographes qui s’intéressent à ce qui se dissimule sous les communiqués. Des machines fantômes capables de griller leur mémoire et de se réduire en cendres en cas de détection par des représentants de l’ordre. Tout doit être niable. S’il s’agit d’un drone de presse, son timing est parfait. Un peu trop, sans doute. Et il y a aussi les drones noirs : ceux dont l’existence est constamment évoquée sur les sites conspirationnistes. Invisibles pour les bots officiels de la police, ils sont censés surveiller ceux qui surveillent. Si ce bloc de plastique jaune encombrant est un de ces drones noirs légendaires, il bénéficie d’une couverture élaborée. Mais pourquoi dissimuler son numéro d’immatriculation ? Ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est un mystère. Le singe de Can se déplace furtivement. Il rampe, une main après l’autre, en enroulant et déroulant sa queue préhensile, pour tenter de mieux voir sans être vu. Le bot mystérieux scanne les victimes de l’attentat regroupées derrière le cordon de police. Ses grappes de capteurs et d’objectifs évoquant des yeux de mouches tournent et règlent leur mise au point d’un survivant à l’autre. Clic vroum clic vroum. Cette femme que le sang pointille comme si elle avait des taches de rousseur. Ces enfants frissonnants vêtus d’un uniforme bleu et lestés de si gros cartables qu’ils pourraient se réfugier à l’intérieur. Cet homme d’affaires hébété aux doigts crispés sur son attaché-case. Cet individu qui s’éloigne du groupe principal en se faufilant entre les ambulances, ne souhaitant visiblement pas se faire remarquer. Can surveille Face de rat, le type du jardin du tekke, qui s’éclipse et se fond dans la foule au-delà du cordon mis en place par la police. Can est attentif, il retient sa respiration. Sa surexcitation est telle qu’il n’aperçoit qu’au tout dernier instant le robot ninja qui quitte son perchoir pour s’élever discrètement, sans aucun mouvement brusque à même d’attirer l’attention des bots de la police, le long de l’armature de l’enseigne de la Commerzbank en direction du toit de l’immeuble. Can voit un reflet jaune anonyme disparaître au-delà du parapet et siffle de frustration, avant d’ordonner à Singe de grimper sur la terrasse du bâtiment d’Allianz. Là ! L’espion mystérieux se déplace sur le toit et longe Necatibey Cadessi. Lentement, furtivement, Can en fait autant. Il a les yeux écarquillés, la langue lovée par la concentration, le cœur comprimé par la surexcitation. C’est un mystère. C’est une aventure. C’est ce dont rêvent tous les garçons de son âge et leur robot.

« Aïe ! » Un cri trop sonore, bien trop ! Il est facile de se trahir, dans un monde où tout n’est que murmures. Mais il vient de faire une découverte d’une importance capitale. Le bot mystérieux file Necdet, le camé. Là-haut, sur le balcon, Can en balbutie presque. Ce n’est plus de la simple curiosité, ou même un mystère. Le voici confronté à une véritable affaire criminelle. Il est Can, l’Enfant détective. Au cœur de l’enquête !

Prudemment, très prudemment, avec la moitié de ses yeux rivés sur le pisteur et l’autre sur l’homme paniqué qui fuit dans la rue d’un pas mal assuré, Can se déplace sur les toits de Beyoglu. Lâcher une prise ici, en trouver une autre là. De tous les gens qu’il pourrait suivre, c’est Necdet qu’il a pris en filature. Comme le lézard qui suit une mante religieuse en chasse peut sentir sur lui l’ombre du faucon ; c’est seulement parce que Can compense plus que nécessaire ses sens secondaires, ce savoir instinctif qui précède la connaissance, qu’il tend la main pour que Singe fasse une roulade et échappe aux mandibules qui auraient frit ses circuits de Bitbot à coups d’impulsions électromagnétiques.

Alors qu’il était en filature, il a été filé. Il reconfigure ses capteurs visuels tout en fuyant son assaillant. Un autre drone anonyme vient d’entrer dans la danse. Singe a pénétré dans le rayon d’action d’un bot de surveillance et déclenché une alerte. Cet engin est de belle taille, fort et rapide, capable de réduire son Bitbot en morceaux. Il est désormais à ses trousses et Can s’intéresse à la jauge de la batterie. Il constate qu’elle est aux deux tiers de sa charge. Faire revenir Singe s’impose, mais cela guidera son poursuivant jusqu’à lui.

Plus vite, robot, plus vite ! Singe saute, singe détale. Le destructeur arrive derrière lui, à un demi-toit de distance. Can halète, mentalement épuisé, et il fléchit les doigts pour envoyer Singe gravir un mur en deux bonds, franchir un parapet et traverser un jardin abrité peint en vert où du linge pend mollement, comme lesté par la chaleur. Le chasseur suit toujours. Il est plus gros, plus rapide et plus proche. Can s’intéresse à son autonomie. Il a utilisé la moitié de la charge et la consommation d’énergie est élevée en raison des efforts réclamés. Singe saute ! Can le reconfigure en sphère et, lorsqu’il retombe, le Bitbot roule, rebondit sur les ventilateurs des climatiseurs et les panneaux photovoltaïques pour aller percuter le parapet suivant. Le chasseur le suit de près et traverse le toit à toute allure, mais le Bitbot est redevenu Singe pour descendre à la force des bras l’escalier de secours et sauter vers la terrasse de l’immeuble adjacent. Il vient de prendre une avance confortable.

Can n’a pas entendu la porte s’ouvrir. Il ne peut d’ailleurs rien entendre. La poursuite qui se déroule sur les toits est silencieuse. Il ne lève les yeux de l’affrontement que lorsque la lumière en provenance de la porte ouverte l’éblouit. Une ombre, une silhouette grêle d’extraterrestre brouillée par le soleil. Sa maman. Elle lui fait un signe. Can fronce les sourcils. Il s’assoit toujours face à la porte afin d’en être immédiatement informé, quand quelqu’un entre dans sa chambre, mais aussi pour que le visiteur ne puisse pas voir ce qui s’affiche sur l’intelliécran. Can n’est pas autorisé à avoir des émotions fortes. Maman en pleurerait, si elle savait. Privée de la possibilité de crier, de le secouer ou de le frapper, elle est condamnée au martyre. Tu vois ce que tu me fais subir ?

Elle lui adresse un autre geste. As-tu une chemise propre pour aller à l’école, cet après-midi ?

Can sait qu’il ne doit pas se contenter d’un hochement de tête. Elle en serait blessée, parce que ce serait une marque d’irrespect. Elle pourrait même se demander ce qui l’accapare au point qu’il ne se donne pas la peine de lui répondre normalement. Il est conscient qu’il ne devrait pas écarter ses mains de son ordi mais il déclare par signes : Dans la penderie.

Parfait, approuve-t-elle. La silhouette se déplace en contre-jour, comme pour repartir, mais elle se tourne de nouveau vers lui. Que fais-tu ?

Can sent son cœur battre irrégulièrement.

« Je joue avec Singe. »

C’est la stricte vérité.

N’embête personne, surtout ! Puis elle disparaît dans la lumière et la porte se referme. Can libère un soupir de concentration et se penche vers l’écran. Vitesse énergie navigation sécurité. Un chat prend la fuite pendant que Singe et son poursuivant galopent sur le toit et font pivoter le portique d’un réservoir d’eau vers la terrasse suivante. Distance cinq mètres, batterie à douze pour cent. Can se demande qui se dissimule derrière ces yeux d’insecte, quel visage éclairé par quel écran.

Qui que tu sois, Can Durukan l’Enfant détective va te montrer de quoi il est capable ! Can serre le poing pour puiser dans ses réserves d’énergie avant de lever la main en l’ouvrant, pour envoyer Singe bondir vers le haut de la paroi en béton. Le bot chasseur saute derrière lui. Je t’ai eu ! Tu imagines qu’il y a un toit, tout là-haut, mais il n’y a qu’un à-pic de vingt mètres. Can fait claquer ses mains en silence. Pendant sa chute, Singe se désintègre et les Bitbots qui le composent se dispersent. Les nanorobots pleuvent dans la ruelle des Teinturiers et Can croise les pouces, agite ses doigts. Le nuage de minimachines ondoie, s’assombrit et s’assemble en une paire d’ailes. Un oiseau apparaît, son Oiseau. La question de l’énergie est cruciale, mais Oiseau bat des ailes, passe au ras des têtes des hommes tassés sur les tabourets de la maison de thé, si bas qu’ils se baissent plus encore. Trois battements, quatre, et le voilà ressorti de la ruelle des Teinturiers. Sa caméra arrière transmet l’image de son poursuivant qui s’est écrasé comme un crabe souvenir en porcelaine sur les pavés. Éclats, fragments et écailles de coque jaune. Il tourne au-dessus de la place Adem Dede, comme une grande cigogne blanche qui rentre chez elle.

Can a les mains qui tremblent. Il perçoit une gêne au fond de sa gorge et de son nez, il a envie de pleurer et aussi d’uriner. Son cœur martèle sa poitrine, sa respiration est irrégulière, son visage est empourpré par la surexcitation à présent qu’il prend conscience du danger qu’il vient de courir. Tant qu’il fuyait, c’était un jeu, la plus passionnante des parties auxquelles il a un jour participé. Maintenant, il pense à ce qui se serait passé si ceux qui pilotaient ce robot étaient remontés jusqu’à lui et étaient venus se présenter à la porte de leur appartement. Il peut se permettre d’avoir peur, désormais. Mais il est fier, plus fier d’avoir échappé à ce chasseur que de tout autre exploit. Il voudrait pouvoir en parler à ses camarades, mais les autres élèves de l’école spéciale sont stupides ou ont quelque chose qui ne tourne pas rond. Ses parents ? Can sait qu’il subirait ensuite le poids des reproches que s’adresserait sa mère et du lourd silence de son père.

Reste M. Ferentinou. Il l’écoutera. Il comprendra. Ce qu’il ignore, il le devinera, et ses suppositions sont toujours exactes. Il est doué pour ce genre de choses, d’après les confidences qu’il a faites à Can. Can Durukan qui gagne le bord du balcon, scrute la clarté matinale se déversant sur Eskiköy et lève la main pour attraper Oiseau qui rentre au bercail.


Vous êtes un homme bien éduqué d’Iskenderun, l’ancienne Alexandrette, à un moment ou à un autre au cours du XVIIIe siècle de l’ère chrétienne, un sujet du sultan Osman III. L’empire de ce dernier s’est fortement réduit depuis son apogée, l’époque où il s’étendait jusqu’aux portes de Vienne. C’est l’heure bleue magique de la maison Ösmanli. Tout paraît radieux et figé, suspendu comme s’il était possible de prolonger à jamais ce turquoise nacré. Mais la nuit approche inexorablement. La Constantinople impériale peut se consoler en érigeant des mosquées grandioses, des bains majestueux et des tombeaux impériaux, mais Alexandrette est loin de la Sublime Porte et subit les assauts des vents du nord et de l’est. Cette ville a toujours été cosmopolite, un lieu où cohabitent tous les peuples et toutes les confessions. C’est là que les routes commerciales d’Asie centrale croisent celles maritimes venant de l’Italie et du lointain océan Atlantique. Il est ici possible de faire fortune dans les caravansérails et les hans. Vous avez énormément voyagé, pendant votre jeunesse, vers l’occident jusqu’à Marseille et Cadix, l’orient jusqu’à Lahore et Samarcande, au nord jusqu’à Moscou et, comme c’est le devoir de tout croyant aisé une fois dans sa vie, au sud jusqu’à La Mecque pour le hadj. Mais vous voici devenu âgé, et vous vous êtes retiré dans les ombres de votre villa où la brise de mer apporte fraîcheur et nouvelles des quatre coins de l’empire et du monde qui s’étend au-delà. La longue ère de paix et de prospérité s’achève. Votre épouse est morte cinq ans plus tôt, vos fils gèrent vos affaires et vous avez marié vos filles. Vous voici dégagé de toutes vos obligations. Le moment de partir est venu. Un matin, vous ordonnez à vos domestiques : Apportez-moi un bol de miel de pin. Vous mangez tout son contenu avec une cuiller d’argent, dans une pièce paisible de votre demeure où ne se trouve aucune horloge. Puis, pour le repas de midi : Apportez-moi un bol de miel de pin. Dans la soirée : Apportez-moi un bol de miel de pin. Rien d’autre !

Après ne vous avoir apporté que du miel trois jours durant, vos serviteurs répandent de partout la nouvelle. Lors de la prière du vendredi, toute la ville en parle. Vos nombreux amis passent vous voir, une multitude car votre notoriété est grande, mais en l’absence de vos enfants. Les femmes pleurent, les hommes vous demandent : Qu’est-ce qui te passe par la tête, pour te conduire aussi bizarrement ? Vous leur parlez d’une tumeur, grosse comme une grenade. Je la sens à l’intérieur de mon corps, il y a des mois que je n’arrive même plus à uriner sans souffrir. La mort me guette et je ne peux la combattre, seulement organiser un autre rendez-vous avec Azraël. Entre-temps, les serviteurs ont imbibé les rideaux de vinaigre pour éloigner les mouches.

Des médecins sont convoqués. Formés à l’européenne, ils ressortent de la pièce qui embaume désormais les douces exsudations du miel pour annoncer à vos fils et beau-fils qu’ils ne peuvent rien faire, que vous avez emprunté un chemin dont personne ne pourra vous détourner. Même l’imam ne réussit pas à vous dissuader de devenir ce que vous souhaitez être. C’est certes inhabituel, mais il existe à cela de nobles antécédents. Au cours de la deuxième semaine de votre métamorphose, vous exprimez un désir de miels rares et exotiques : les mélanges et les régionaux, de la puissante rosée de miel que sucent les pucerons des forêts de pins des Vosges et du sud de l’Allemagne au miel multifloral si subtil du Bordelais. Au cours de la troisième semaine de votre transfiguration, vous entamez la découverte des miels sauvages, miel d’acacia des ruches d’Afrique, là où les pillards ont été immunisés contre le poison mortel des abeilles locales ; miel des Sundarbans du Bengale où les tigres guettent les récolteurs dans les mangroves ; miel de caroube des bazars de Fès, subtilisé dans des ruches légendaires aussi grandes que les ksars du Haut Atlas. Dans les instants de lucidité qui séparent vos immersions hallucinatoires dorées et sucrées, vous prenez conscience d’avoir atteint l’empire des plus grands connaisseurs en miel, un savoir précieux qui pourrait à tout jamais disparaître. Vous engagez alors un copiste, un garçon de bonne famille à la calligraphie irréprochable, pour coucher par écrit vos divagations sur les miels que vos serviteurs font goutter sur votre langue. La quatrième semaine, vous explorez les sentiers qui conduisent aux cimes de la douceur, les miels d’une seule fleur. Vos capacités sont désormais si développées qu’une seule goutte vous permet de déterminer s’il s’agit de miel de myrrhe d’Arabie, de thym de Chypre, de fleur d’oranger de Bulgarie ou encore, sans que le moindre doute soit permis, de cèdre du Levant. Au-delà des frontières de l’empire vous découvrez le miel de lavande aux senteurs soporifiques d’Espagne et le miel de cactus du Mexique. Pendant deux jours, vous savourez et décrivez la sombre amertume mentholée du miel Corbozello de Sardaigne provenant des fleurs d’arbousiers sauvages. Vous demeurez, trois jours durant, captif des hallucinations qu’engendre le miel de rhododendron de l’Himalaya. Vers la fin, vous restez des jours complets égaré dans la clarté dorée qui se consume derrière vos volets constamment fermés et vous exsudez des prophéties et suintez des visions confites, mais quand vous demandez à votre secrétaire de vous lire ce qu’il a retranscrit de vos divagations vous découvrez qu’il n’a pas couché un seul mot sur la page. Désormais, ce n’est plus de la sueur qui sort de vos pores mais un ichor de la couleur de l’or. Votre urine est aussi douce qu’un sirop, vos excréments sont un doux onguent ambré. Le miel s’est diffusé dans tous vos vaisseaux sanguins, il a enrobé vos organes et il se répand dans les moindres interstices de votre cerveau.

La transition entre le monde de l’éveil et celui du rêve, du rêve au coma et du coma à la mort est très douce, subtile et aussi lente que la chute d’une larme de miel au bout d’une cuiller. Le médecin utilise son petit miroir et confirme que toute vie vous a quitté. Votre secrétaire reste là, ébranlé par les larmes qu’il retient difficilement, les mains crispées sur le manuscrit. Les volets sont rouverts. Vos filles vous pleurent déjà, mais vos fils ont une dernière tâche à accomplir. L’imam invoque Allah pendant que les serviteurs lavent votre dépouille qui a une odeur de thym et de lavande, de pin et de myrrhe ainsi que de fleur d’oranger. À présent, vos enfants doivent s’activer. Le grand sarcophage romain, un ancien bloc de pierre taillée, a déjà été rempli de miel. Votre corps y est lentement immergé. Il s’enfonce et de grosses bulles remontent paresseusement dans le fluide ambré où vous vous enfoncez. Pour finir, le couvercle est mis en place et scellé avec du plomb pendant que les dernières poches d’air sont chassées par le miel vidé dans la bouche de la divinité païenne qui le décore jusqu’au moment où de l’or laque ses lèvres. Du plomb fondu vient combler ce dernier orifice. Des hommes – des personnes de bonne volonté que vous avez connues de votre vivant – vous transportent dans un chariot tiré par de nombreux chevaux dans les rues d’Alexandrette jusqu’à l’entrepôt où vous avez fait aménager votre tombeau. Sur la dalle mise en place on pourra lire : Haci Ferhat 1191-1268, ainsi que Berat Kandili 1450.

Chaque profession a son symbole, son oiseau Roc, ses Cyclopes et ses djinns capables de vous transporter du dôme de Bagdad à celui de Samarcande en un éclair. Les avocats d’assises ont des assassins monstrueux, des célébrités qui ont humilié la Turquie ou simplement réussi une arnaque à couper le souffle. Les traders ont leurs vedettes qui savent interpréter le marché en un instant de perspicacité fulgurante et réalisent des gains inimaginables. Les médias font leurs gorges chaudes des vices des acteurs et des excentricités des éditeurs, producteurs et metteurs en scène. Les caprices des musiciens et les clauses particulières de certains contrats sont légendaires. Le recoin oublié et poussiéreux d’une boutique d’antiquaire ou de vendeur de manuscrits n’est aucunement différent. Chaque chose a son graal, ses codes perdus, ses grimoires secrets et ses Mains de gloire, ainsi que – se déplaçant au milieu de ces mythes sur un chemin recouvert de miel – l’homme mellifié.

Les hommes mellifiés apparaissent dans des légendes propres aux antiquaires. Une fois, au cours de leur existence, on peut leur signaler la présence d’un homme mellifié dans un bazar de Damas ou du Caire, fruit d’une histoire aussi étrange que lointaine. Des sommes vertigineuses sont en jeu, de l’argent fou, car il s’agit de la matérialisation de la plus puissante des magies. Les djinns eux-mêmes considèrent les hommes mellifiés avec respect. À une date prédéterminée, le couvercle du cercueil sera retiré afin de rendre la friandise humaine accessible. Le miel aura envahi chaque vaisseau et organe, fusionné avec la chair, pénétré toutes les cellules. Le sucre est un excellent conservateur doublé d’un bactéricide efficace. Le soleil transmuera le contenu du sarcophage en or et l’homme mellifié pourra faire la démonstration de ses capacités.

Le corps sera brisé en morceaux gros comme des baklavas, des portions qui serviront à soigner tous les maux et blessures. Tendre comme du halva de semoule, la chair d’un homme mellifié a pour propriétés essentielles de combattre les maladies, cicatriser les blessures, ressouder les os cassés. Étalée sur les paupières elle élimine la cataracte, sur les oreilles elle rend le sens de l’ouïe aux sourds, et sur les testicules elle restaure la virilité. Un usage interne est encore plus efficace. Une dose infime qu’on laisse fondre sur la langue dissout les tumeurs cancéreuses, emporte le phlegme des poumons engorgés, régénère les organes, éteint les brûlures du tube digestif et éradique les calculs, excoriations ou ulcères. Bien qu’épais et sirupeux comme du kadayif, même les cheveux d’une telle momie sont un remède radical à la calvitie.

« On ne peut travailler longtemps dans ce milieu sans rencontrer quelqu’un qui soutient avoir vu un homme mellifié, déclare Ayse en surveillant sa respiration. J’ai conscience qu’il y a bien plus que de simples légendes, mais tout cela est moyenâgeux. »

Un vide vient d’apparaître dans sa logique et elle oscille au bord du gouffre. Les miniatures persanes de Belkis et du Prophète qui s’alignent sur les murs tourbillonnent sans pour autant changer de position. C’est un écho du temps des miracles qui est répercuté en cette troisième décennie du XXIe siècle. Mais s’il existe un lieu où un homme mellifié a la possibilité de s’extirper du domaine des mythes, où le banal et le fantastique pourraient fusionner, un endroit où les orteils d’un djinn effleurent le sol, c’est à Istanbul.

« Oh non, non, non ! » rétorque Akgün. Dans sa salle d’exposition privée, Ayse peut étudier le visiteur de plus près. Le nanotissage du tissu de son costume a emmagasiné la fraîcheur de l’air conditionné et il miroite comme de l’acier damasquiné. Il a une montre de prix, des mains manucurées avec soin du bout des ongles aux manchettes. S’il est par ailleurs rasé de frais, il y a en lui un élément qui ne colle pas avec le reste. Son eau de toilette. C’est de l’Arslan. Même un supporter de Cimbom tel qu’Adnan ne mettrait jamais un parfum destiné à un buteur de Galatasaray. « On a tendance à accorder bien trop de crédit aux récits de Shizheng Li. Il existe des preuves convaincantes qu’à Tachkent, pas plus loin qu’en 1912, un homme mellifié a été vendu à des personnes qui pratiquaient la médecine traditionnelle chinoise.

— Il ne s’agissait certainement pas d’un individu mellifié à Alexandrette au XVIIIe siècle.

— Votre scepticisme est parfaitement justifié, et c’est pour cela que j’ai apporté ce document. »

L’attaché-case en carbone indestructible s’ouvre sur une autre mallette, quant à elle en peau couleur miel. Ayse ne serait pas surprise outre mesure d’entendre le visiteur déclarer qu’il s’agit de peau humaine, d’ailleurs ornée d’un petit tatouage en forme de tulipe. Un scan apprend à Ayse que ce motif est composé de molécules localisatrices. À l’intérieur se trouve un portefeuille en papier ciré renfermant un in-folio relié de cuir, avec une rosette tarabiscotée en feuille d’or sur le médaillon de la couverture.

« Puis-je ? »

Akgün fait glisser le livre sur la table, pour le placer juste à côté de l’enveloppe contenant les espèces. Ayse étudie la reliure, et les points en solide fils de lin lui paraissent authentiques, la bande adhésive de l’époque. De la poussière se détache là où le veut la logique, le cuir a l’odeur que lui apportent les ans et elle voit des marques de pliure comme sur tout livre qui se respecte, tel un visage ridé par l’expérience. Il craque un peu quand Ayse l’ouvre pour trouver à l’intérieur l’écriture rapide et nette en sumbuli d’un garçon qui a transcrit le saint Coran de mémoire, en confiant aux pages les pensées de Dieu telles qu’elles se reconstituent dans son esprit, comme si c’était de l’eau qui coule d’une source.

Miel de bruyère, des hautes plaines du royaume barbare d’Écosse, ces terres qui constituent la partie la plus septentrionale de l’île de Bretagne. La bruyère est un arbrisseau bas aux branches souples et fines, avec de petites feuilles rappelant celles du thym, qui pousse communément sur les versants des collines et des montagnes caractérisant cette contrée. Les arbres véritables sont pratiquement inconnus dans les hauteurs de l’Écosse tant en raison de la proximité du pôle que d’un climat inclément, d’une nature humide et peu ensoleillée, d’un terrain marécageux.

« Alors ?

— Cet écrit semble de prime abord authentique, mais nous sommes dans la capitale mondiale de la falsification. Pour avoir des certitudes, il faudrait le soumettre à une analyse moléculaire », déclare Ayse.

La petite pièce est embaumée par le parfum de cèdre du vieil ouvrage. L’odorat est le djinn du souvenir, pour lui toutes les époques ne font qu’une. Pendant qu’elle lit ces lignes et analyse leur calligraphie, Ayse a l’impression d’être de retour dans la boutique de bouquiniste de son grand-père, un fouillis de pièces semblant reliées entre elles comme au hasard, là-bas à Sirkeci (ne se trouvaient-elles pas dans des villes différentes, des époques différentes, des univers différents ?), les livres devenant de plus en plus anciens et serrés les uns contre les autres à mesure qu’on s’y enfonçait, comme dans des strates géologiques. Fillette âgée de neuf ans, elle fermait les yeux et s’aventurait avec assurance à l’intérieur de ce dédale, guidée par les senteurs âcres et épicées de l’acétone et des esters de la pâte à papier moderne des livres brochés, entre les tours branlantes de vieux livres reliés et l’odeur glacée et huileuse des grands albums vers le musc et les épices des volumes d’antiquaires alignés sur leurs étagères affaissées, dont bon nombre écrits en caractères pour elle inconnus et qu’il convenait de lire en sens inverse. La compréhension était secondaire ; Ayse pouvait suivre des yeux pendant des heures les lignes de cursives arabes sans que son intérêt s’émousse pour autant. Il lui suffisait souvent de rester là, paupières closes, sous les petites lampes de mosquée colorées aux ampoules basse tension pour inhaler le parfum de l’histoire, les phéromones des trépassés.

« Il faudrait pour cela en détruire un échantillon. »

Le choc d’Akgün est authentique. C’est un homme qui connaît et qui aime les livres, pense-t-elle. Les mutiler est pour lui intolérable. Il est du genre à rendre ce qu’il a emprunté à la bibliothèque dans les délais, sans avoir brisé le dos ou écorné la couverture. Mais il ignore qu’avec les nanopuces de la dernière génération il suffit de quelques fibres de papier, quelques molécules d’encre. Qu’il ne le sache pas alimente un soupçon. Derrière l’adrénaline arrive toujours la lucidité et la perspicacité. Un homme mellifié… Le sang devient brûlant et le cerveau s’embrase, lorsqu’on est confronté à la possibilité qu’une telle chose soit vraie. Mais, comme un djinn qui s’est insinué dans une maison, les doutes ne se laissent pas facilement repousser. De toutes les boutiques de tous les négociants et antiquaires d’Istanbul, pourquoi cet homme a-t-il jeté son dévolu sur celle-ci, sur elle ? Le monde est certes plus simple qu’il ne le paraît, mais rien n’est jamais évident. Contrairement à cet inconnu qui a mis un costume de circonstance mais un after-shave déplacé. Ayse Erkoç referme le livre et repousse l’enveloppe contenant des liasses de cinq cents euros.

« C’est tentant, mais je ne peux pas accepter.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Vous m’estimez capable de dénicher des objets quasiment introuvables, et mon efficacité est due au fait que j’ai constitué autour de moi un réseau de revendeurs, d’antiquaires et d’experts. Je l’ai créé grâce au bouche-à-oreille, et je le protège jalousement. Notre monde est petit. Tous se connaissent et les rumeurs se propagent comme un feu de broussailles. Nos moyens d’existence dépendent de notre réputation. Lorsque nous avons entendu dire qu’Ünal Bey avait tenté de fourguer des faux du Kazakhstan pour des miniatures timourides, c’en a été fini de lui. Deux semaines plus tard il plongeait en voiture dans le Bosphore, tant sa honte était grande. Peut-être avez-vous lu des articles sur son suicide dans les journaux ? Je connais mes fournisseurs, mes informateurs et mes clients – pour bon nombre très riches et influents – mais tout se fait par recommandation personnelle. Je ne dis pas que vos informations sont inexactes et que cette momie d’Alexandrette ne se trouve pas à Istanbul – et je mentirais en vous disant que votre proposition ne me tente pas – mais il est impératif de respecter certaines règles, dans ma profession. Je suis sincèrement désolée, monsieur Akgün. »

Le visiteur mâchonne sa lèvre inférieure, redresse la tête.

« Vous avez ma carte, dit-il avant de tendre ses manchettes. J’espère que vous reviendrez sur votre décision.

— Croyez bien que je serais ravie de me lancer sur la piste d’un homme mellifié », répond Ayse.

La poignée de main d’Akgün est sèche et pleine d’assurance. Aucun échange de données. Elle attend dans la galerie pendant que l’homme descend les marches. Les yeux écarquillés, Hafize écarte les mains d’incompréhension quand la porte de la rue se referme derrière le visiteur. Elle a, comme toujours, suivi l’entretien par le système de surveillance interne. Interpréter son expression est facile : Vous avez refusé un million d’euros ?

Oui, lui déclarera Ayse dès qu’Akgün se sera éloigné. Vous n’avez pas senti son after-shave.


Il a aimé, en un temps où le pouvoir était aux mains des militaires. C’est à la fin de l’été que Georgios Ferentinou leva les yeux d’une onde de régression statistique à la beauté abstraite et d’algorithmes de complexité pour voir la cascade de cheveux bouclés et les pommettes magnifiques d’Ariana Sinanidis de l’autre côté de la piscine de la villa de Meryem Nasi. Étudiant en licence passionné, il s’était livré tout au long de la saison à un duel épistolaire acharné avec un économiste libanais vivant à New York. Son adversaire avançait que le monde était façonné par des événements aléatoires que nulle théorie n’eût permis de prévoir. Pour lui, individus et existences n’étaient que des fétus de paille emportés dans un tourbillon de probabilités. Georgios rétorquait que la théorie de la complexité aplanissait les hauts et les bas du hasard pour en faire le quotidien, la routine. Il soutenait que les plus violents des ouragans finissaient par mourir en gémissant. Cet été là, ils débattaient d’un côté à l’autre de l’Atlantique par aérogrammes bleus allégés pendant qu’à Istanbul des manifestants défilaient, des mécontents se réunissaient, des partis politiques se formaient pour pondre des manifestes, sceller des alliances et se scinder en groupuscules, et que des bombes explosaient dans les poubelles d’Istiklâl Cadessi. À Ankara, généraux, amiraux et commandants de gendarmerie se recevaient à leur domicile. À la bibliothèque de l’université, Georgios Ferentinou – jeune homme élancé aux yeux brillants – poursuivait ses recherches sans prêter plus d’attention au climat politique qui se détériorait qu’au climat tout court.

Puis il reçut une invitation à une soirée organisée par Meryem Nasi. Appartenant à une famille d’intellectuels juifs qui se targuait de vivre sur les berges du Bosphore depuis la Diaspora, cette femme était l’équivalent d’une aristocrate dans l’Istanbul contemporaine. Fascinée par les individus qui avaient du talent, peut-être parce qu’elle en était privée, elle les réunissait autour d’elle. Elle rassemblait des gens aux capacités disparates, pour ne pas dire antagonistes, afin de découvrir s’ils atteindraient une masse critique et s’il en résulterait une fusion, une fission ou une explosion d’énergie créatrice.

« S’il y a une chose qui tuera la Turquie, c’est l’absence d’idées nouvelles », disait-elle.

Nul membre de sa coterie n’osait faire remarquer que ce qui menaçait le plus ce pays était au contraire une indigestion de théories, une pléthore de visions et d’idéologies. Mais le responsable de la faculté des sciences économiques avait cité un étudiant brillant et dynamique qui menait un combat ridicule mais valeureux contre un universitaire américain ayant dix fois plus d’expérience et cent fois plus de notoriété que lui. Trois jours plus tard, Georgios Ferentinou trouvait l’invitation sur son bureau. Il n’aurait pu, malgré son détachement des choses de ce monde, ignorer cette opportunité. Et il se retrouvait donc, aussi raide qu’un fil de fer dans un costume d’emprunt et des chaussures en solde, sur cette terrasse de Yeniköy, avec un verre à la main et occupé à adresser nerveusement des grimaces à quiconque se hasardait dans son espace personnel.

« Mon chou, il y a quelqu’un que je souhaite absolument vous présenter ! »

Meryem était un petit bout de quinquagénaire à la coiffure bouffante et à la voix rauque qui portait une veste aux larges épaules rembourrées et à la taille de guêpe, mais ce fut avec une poigne de catcheuse qu’elle le saisit par le bras pour l’entraîner vers quelques hommes regroupés à côté des marches de la piscine.

« Je vous présente Sabri Iliç du Hürriyet, Aziz Albayrak de l’Organisation de planification gouvernementale et Arif Hikmet que vous connaissez déjà. Messieurs, voici Georgios Ferentinou… Le vilain garnement qui fait rien qu’embêter Nabi Nassim de Columbia. »

Sous la chaleur d’une soirée de début septembre, ils abordèrent le sujet de la crise pétrolière de l’hiver précédent, quand de vieilles Stambouliotes étaient mortes de froid dans leur appartement. Tout d’abord en balbutiant, parce qu’il était en si prestigieuse compagnie, Georgios suggéra que miser sur le gaz naturel permettrait sans doute à l’avenir d’être moins hasardeux. C’était une énergie moins soumise aux aléas de la politique des prix de l’OPEP étant donné que les pays de la zone transcaspienne en avaient tant qu’ils la faisaient brûler dans des torchères pour s’en débarrasser. Cela raccrocherait en outre la Turquie au Caucase, son arrière-pays traditionnel. Après avoir adressé un clin d’œil à son élève, Arif Hikmet déclara que les Américains n’aimeraient guère voir leur principal allié du Moyen-Orient se rapprocher ainsi de leur ennemi idéologique. Sabri Iliç, le nouveau rédacteur financier du Hürriyet, rappela qu’il fallait attribuer aux Américains la première hausse des cours du brut. Aziz Albayrak, qui venait d’Ankara, affirma que la Turquie devait regarder vers l’occident et non le nord, vers la CEE et non l’URSS. Ces doctes personnages écoutés de toute la nation opinaient du chef quand Georgios – jeune homme de dix-neuf ans en tenue d’enterrement et chaussures miteuses – exprimait ses idées. Il en avait des étourdissements, comme empli d’une lumière sur le point de jaillir de chacun de ses pores, à la fois ivre de surexcitation intellectuelle et en pleine possession de ses moyens. Il n’avait plus à redouter que sa bouche le trahisse. Ils débattaient à présent des effets de la dévaluation de la livre et de sa convertibilité, de l’ouverture de la Banque centrale aux marchés internationaux et aux investisseurs en se rendant toutefois vulnérables face à ceux qui spéculaient sur les devises. Qu’en disait Georgios Bey ? Il y avait un moment qu’il ne participait plus au débat, mais ce fut à cet instant qu’une jeune femme plongée dans une conversation tout aussi profonde de l’autre côté de la piscine détourna elle aussi les yeux. Leurs regards se croisèrent, ce qui emporta toute pensée rationnelle. La foudre des dieux olympiens, divinités de ses lointains ancêtres, s’abattit sur Georgios Ferentinou. Le mouvement de tête de l’inconnue se poursuivit, la magie avait été fugace. Elle retrouvait le fil de sa conversation alors qu’il s’était pour sa part égaré. Avec l’habileté d’un étudiant habitué à travailler au sein d’une famille dont les membres regardent la télévision, écoutent la radio et ont des conversations animées, il s’isola de ses proches voisins pour s’accorder, tel un radiotélescope braqué vers une lointaine étoile, sur la fréquence du groupe auquel elle appartenait. Elle parlait politique avec des hommes fascinés, assis sur les bancs de marbre du pourtour de la piscine tels des Athéniens de l’Antiquité. Elle parlait de l’État profond, cette théorie paranoïaque fermement enracinée selon laquelle la nation était gouvernée par une cabale de généraux, d’industriels et de bandits. Le massacre de la place Taksim trois ans plus tôt, celui des intellectuels alévis à Kahramanmaras quelques mois plus tard, la crise pétrolière et l’instabilité économique persistante, voire l’omniprésence des Loups gris – ce mouvement de jeunes nationalistes qui distribuaient des tracts patriotiques et profanaient les églises grecques – étaient autant de grains d’un chapelet que faisaient défiler de plus en plus rapidement les membres du derin devlet. Dans quel but ? voulurent savoir les hommes. Prendre le pouvoir, répondit-elle en se penchant en avant, les doigts joints. Ce fut à cet instant que Georgios Ferentinou se laissa séduire par son profil classique, sa puissante mâchoire et ses douces pommettes. Sa façon de secouer la tête quand ses interlocuteurs exprimaient leur désaccord, les balancements de sa chevelure bouclée. Ses pincements de lèvres et ses regards, comme si la stupidité de ses contradicteurs était un véritable affront. Sa vivacité dans les discussions et le calme merveilleux qui était le sien lorsqu’elle écoutait, analysait, préparait ses répliques. Ses silences lorsqu’elle sentait le regard d’un tiers peser sur elle, avant de se tourner vers Georgios et de lui sourire.

Ce fut donc à la fin de l’été 1980 que Georgios Ferentinou tomba éperdument amoureux d’Ariana Sinanidis près de la piscine de la villa de Meryem Nasi. Trois jours plus tard, le 12 septembre, le commandant en chef des forces armées, Kenan Evren, s’emparait du pouvoir et interdisait toute activité politique.

Et voilà qu’Ariana est de retour dans cet enchevêtrement de rues, peut-être sur la place en contrebas. Il tente d’imaginer comment le temps a pu marquer son visage en creusant ses rides, en accentuant ses traits, en leur ajoutant des ombres. Elle n’a pas pu prendre du poids, grossir comme lui. Non, elle doit toujours évoquer une muse. Pourquoi est-elle revenue ? Il est vieux, quarante-sept ans se sont écoulés. Osera-t-il se manifester ?

Tous les représentants des minorités se sentent surveillés. Georgios se tourne lentement sur le fauteuil qui craque. Le serpent adhère à la paroi et garde ses yeux brillants rivés sur lui. Georgios Ferentinou le salue de la tête puis descend d’un pas pesant vers sa bibliothèque. Sa démarche est encore plus raide que de coutume, aujourd’hui. La machine le précède en rampant sur le mur. C’est à son instinct de vieil habitant du quartier grec de Fener qu’il doit d’avoir fait la connaissance de son jeune voisin, Can Durukan. En lorgnant par-dessus son écran en intellisoie, un après-midi d’hiver, pendant que le Karayel, le vent noir, cherchait des jours dans lesquels s’insinuer pour franchir le cadre de la fenêtre, un picotement sur sa nuque l’incita à lever les yeux… vers un minuscule observateur niché dans le support de bois sculpté du lustre. Il se hissa sur sa chaise pour l’étudier de plus près, et la chose se laissa choir sur le plancher avant de filer en direction de la porte. Mais Georgios était au cœur de son domaine. Il eut une idée soudaine et s’empara de sa veste suspendue au dossier du siège pour la lancer sur le fuyard. Il s’en saisit, avant de sursauter et de lâcher le vêtement qui gigotait sous ses doigts, comme infesté de vermine. Un essaim de robots araignées se dissémina rapidement dans toutes les directions. Georgios secoua la tête, sidéré. Le dernier des arthropodes mettait le cap sur le jour visible sous la porte de la bibliothèque, lorsqu’il prit un verre et l’abattit sur lui.

« Je t’ai eu ! »

Une heure plus tard, on frappait à la porte de son appartement.

« Entre, lança-t-il. Je crois avoir une chose qui t’appartient. »

Le petit garçon grimaça, se pencha en avant. Naturellement. Problèmes cardiaques. Comme tous les habitants de la maison des derviches, Georgios recevait chaque Nouvel An un billet glissé sous sa porte pour le prier d’éviter tout tapage, chaussures bruyantes, outils électriques, bruits excessifs, de ne pas laisser tomber des casseroles et de veiller à ne pas trop monter le volume de la chaîne hi-fi ou du téléviseur. Il y avait vingt ans que Georgios Ferentinou gardait tout ce qui était plus lourd qu’une bouilloire pour le thé dans sa cuisine exiguë et, chose inhabituelle chez les mathématiciens, il n’avait pas l’oreille musicale. C’était en bas dans la bibliothèque qu’il écrivait au crayon sur le mur, à côté de la porte. L’enfant ouvrit de grands yeux en découvrant ces actes de vandalisme nonchalants.

« C’est une bibliothèque ? » demanda Can d’une voix à la fois plate et trop sonore.

Il regardait autour de lui la cellule de derviche aux murs simplement chaulés avec son unique lampe de cuivre et sa petite fenêtre aux volets clos.

« La femme du dessus a des centaines et des centaines de livres. »

Mais ce ne sont pas des livres destinés à être lus, écrivit Georgios sur la feuille d’intellijournal du vieux bureau ottoman. Une bibliothèque pleine de livres qu’on ne lit jamais n’est pas une bibliothèque. Il laissa les mots s’effacer d’eux-mêmes, une lettre après l’autre. Il n’y a ici qu’un seul livre, mais il contient tous les autres.

Il désigna le Bitbot à l’intérieur du verre à thé renversé sous lequel il l’avait gardé prisonnier, sur le bureau. Voilà une technologie intelligente, écrivit-il. Il fit signe à Can de soulever le verre. Le petit robot gravit l’index de l’enfant, se faufila sous la manche de son tee-shirt et alla se blottir dans ses cheveux, sur sa tempe. Il pourrait devenir bien plus qu’un simple jouet.

« Que voulez-vous dire ? »

Qu’il serait possible de le reprogrammer, pour lui permettre de faire des choses vraiment intéressantes.

Can cilla, à deux reprises.

« Je dois vous laisser. Maman va se demander où je suis. Elle n’apprécierait pas, si elle savait que je suis venu vous voir. Elle dit que vous êtes un pédo. Je sais que c’est n’importe quoi, mais faut vraiment que j’y aille. »

Reviens, pensa Georgios en refermant la porte.

Et Can revint le lendemain, avec Singe sur son épaule. Ce fut alors que Georgios décida de parfaire son éducation, avec soin et en prenant son temps.

Une autre saison, d’une autre année. Can attend dans la bibliothèque du livre qui contient tous les livres. Il fait un signe. Serpent rampe au plafond puis se laisse choir. Dans les airs, Serpent se dissout en ses composants et le nuage de microbots se reconfigure pour devenir Oiseau qui bat des ailes et va se percher sur son épaule. Can retire précautionneusement les bouchons de ses oreilles. Georgios retient toujours sa respiration quand Can se sépare de ces prodiges de la technologie. Il ne semble pas être lui-même, aujourd’hui. Il s’agite, son teint est empourpré. Georgios prépare du thé. Deux verres, deux soucoupes, deux cuillers. Deux hommes assis à la petite table blanche.

« Monsieur Ferentinou, je suis allé voir la bombe. Vous savez, dans Necatibey Cadessi. » Georgios touille les cristaux de sucre paresseux au fond de son verre. Le petit monde de Can est fertile en péripéties. « Je me suis caché dans les hauteurs de la façade de l’immeuble d’Allianz, ajoute Can d’une voix comme toujours un peu trop forte. Et il y avait sur le bâtiment d’à côté un autre robot qui se dissimulait, comme le mien. J’ai pensé qu’il avait été envoyé pour dresser un bilan des dégâts attribuables à la bombe, mais je me trompais. Il s’intéressait aux gens, ceux qui s’étaient trouvés à bord du tram. Il les a tous étudiés puis il en a pris un en filature. Monsieur Ferentinou, il a suivi l’Hasgüler du rez-de-chaussée.

« Ismet ? » Georgios se méfie de cet homme. Le cheikh est l’antithèse de toute son existence.

« Non, l’autre.

— Necdet ? J’ignorais qu’il s’était trouvé sur les lieux de l’attentat, mais qui pourrait s’intéresser à lui ?

— Tout ce que je sais, c’est que ce bot le surveillait, et qu’il n’était pas seul. Il y avait un autre robot. Je ne l’ai pas vu, mais il m’a repéré. Il a surgi derrière moi et il m’aurait éliminé si Singe n’avait pas sauté juste à temps. Il m’a pourchassé, monsieur Ferentinou.

— Pourchassé ?

— Sur les toits. Il était plus terrifiant qu’efficace, notez bien. Gros et rapide, mais pas très futé. J’ai fait un truc auquel je me suis entraîné, la métamorphose de Singe en Oiseau en plein saut. Il a dû croire qu’il y avait un autre toit, au-delà, et il est tombé et a volé en morceaux. Juste à côté de chez Kenan. »

La cuiller de Georgios Ferentinou lui échappe des doigts et emporte un quart du verre à thé tulipe dont la fragilité est extrême. Le thé se répand sur la table. Il l’essuiera plus tard.

« Sait-il où tu habites ?

— Non, je l’ai déjà dit. Je l’ai induit en erreur et éliminé.

— Juste devant chez Kenan ? J’aimerais jeter un œil. »

Can est debout sur ses chaussures à semelles pneumatiques, avec Serpent qui surmonte son épaule comme une vague déferlante. Georgios lui fait signe de se rasseoir.

« Rester ici s’impose. Ceux qui pilotaient cet engin ont pu venir récupérer leur bien. Je doute que leur communiquer ton adresse soit une excellente chose.

— Vous pensez à un complot ?

— Voyons, mon cher Durukan… Si Dieu est mort, tout relève du complot. »

Can colle son front à la vitre du petit salon. M. Ferentinou descend péniblement les marches, salue Bülent et Aydin le vendeur de simits avant d’aller farfouiller derrière le distributeur de Coke installé devant chez Kenan. Oui, sur votre droite, articule Can à son intention tout en lui désignant la porte de la rue. Là, juste là ! Georgios Ferentinou sonde et tapote, se penche, le visage à tel point cramoisi qu’il semble sur le point d’éclater. Il ouvre la main, en geste d’incompréhension. Rien.

« Il y avait un robot, vraiment, il m’a poursuivi et je l’ai éliminé, déclare Can quand M. Ferentinou est de retour à son domicile.

— Oh, je ne mets pas ta parole en doute, jeune homme ! Mais ses propriétaires ont déjà récupéré les morceaux et ils disposent sans doute d’images de tes Bitbots. Et s’ils s’intéressent effectivement à M. Hasgüler, ils reviendront à la maison des derviches.

— S’ils s’en prennent à Necdet, je pourrai les surveiller à mon tour.

— Je crois sincèrement que tu devrais adopter un profil bas, jeune homme. Dans ton intérêt comme dans celui de tes Bitbots.

— Mais je suis le seul à connaître certains recoins de cet immeuble. J’ai découvert toutes ses cachettes. Personne ne serait capable de m’y trouver. »

Je vous épie tous, pense Can. J’épie aussi cette fille, cette Leyla qui consacre trop de temps à regarder la télévision. Elle ne se doute de rien, elle non plus. Je surveille tout le monde.

« Je te l’interdis. Je serai très mécontent, si j’apprends que tu l’as fait malgré tout.

— Mais c’est un complot, et pile poil à ma porte ! C’est trop cool !

— Crois-en mon expérience personnelle, mon garçon. Les complots ne sont jamais “cool”, seulement déroutants, terrifiants et terriblement dangereux. Celui qui y est confronté se retrouve seul, tout seul. Quelle que soit sa nature, ce n’est pas pour un enfant de neuf ans. Il faut tout oublier. »

Georgios Ferentinou va chercher une éponge pour essuyer le thé renversé, en prenant soin de ne pas se couper sur les éclats de verre.


Necdet voit le premier djinn perché sur le sèche-mains à air pulsé sitôt qu’il sort du box des toilettes. Le djinn en question ressemble à un bébé obèse, avec un visage bouffi et deux fentes en guise d’yeux. Necdet sent la chaleur qui arrive jusqu’à lui, en bouillonnant et crépitant comme de la graisse dans un feu.

« J’aimerais, heu, me sécher les mains. Je peux ? »

Le djinn incline latéralement sa tête dilatée et tend ses petites mains potelées. Necdet lève les siennes à leur rencontre. La chaleur est impensable. Sa peau sèche instantanément.

« Super, mais faut que j’y aille. »

La question vient l’assaillir alors qu’il s’éloigne dans le couloir. Pourquoi le sèche-mains n’a-t-il pas fondu ? Necdet regagne les toilettes. Il n’y a plus rien, naturellement. Les djinns ne sont jamais là lorsqu’on les cherche. Puis les tremblements débutent. Necdet a des haut-le-cœur et se penche au-dessus du lavabo. Il fait reposer son front contre la porcelaine, pour bénéficier de sa fraîcheur. Elle est solide, il sait pouvoir compter sur elle. Mais il n’ose pas lever les yeux. Le djinn pourrait être de retour, avec son horrible face poupine. À moins qu’il n’ait été remplacé par quelque chose de bien pire. La tête de la femme qui s’est suicidée à bord du tram, par exemple. Necdet place sa bouche sous le robinet et boit l’eau froide, qu’il laisse ensuite couler sur son visage, ses yeux. Il espère les laver de ce qu’ils ont vu ce jour-là. Lorsqu’il regarde enfin les hauteurs, il est toujours seul dans les toilettes.

Dans l’entrée, Mustafa s’entraîne à pitcher. Mustafa ne reste jamais oisif. Aucun de ses nombreux projets ne lui a rapporté le moindre centime, et encore moins permis de quitter le hangar d’alu embouti qui abrite le Centre de sauvetage commercial, mais il est convaincu qu’à force de pondre des idées l’une d’elles finira par éclore. La dernière consistait à exploiter le fait d’être coincé en ces lieux en les transformant en terrain de golf urbain.

« C’est le sport citadin par excellence, avait expliqué Mustafa. Aménager un immeuble en terrain de golf. Les couloirs deviennent des fairways, les bureaux des greens. Mais ce qui rend tout ça bien plus cool qu’un terrain de golf ordinaire, c’est qu’il faut aller chercher sa balle au-delà des angles et en haut des volées de marches. Tout le mobilier de bureau, les séparations et les postes de travail, c’est autant d’obstacles, de bunkers et autres éléments qui corsent le parcours. On ne peut jamais être absolument certain de l’endroit où va finir la balle. Un peu comme pour le handball ou le squash… une partie de golf fou en 3D. Ce qui me fait penser qu’il faudrait peut-être louer des casques et des lunettes de sécurité, non ? Je vais rédiger des prospectus. Je suis certain de pouvoir trouver les capitaux nécessaires. C’est une autre démonstration de l’inventivité turque. »

Mustafa utilise un fer cinq dans le couloir depuis le tee du bureau inoccupé de la réception. Un coup diagonal subtil, et la balle atteint le mur juste en deçà de l’angle et ricoche au-delà. Mustafa cale son club sur son épaule. Il a tout son temps pour s’entraîner.

Il serait possible de traverser le Centre de sauvetage commercial Levent sans seulement remarquer qu’il existe. Des centaines de gens le font quotidiennement. Il s’agit de quarante mille mètres carrés de bureaux aménagés dans les contreforts des étais de la tour des Émirats. Des salles caverneuses, des espaces de bureaux, des couloirs et des salles de conférence, des débarras, des cuisines et des sanitaires, et même des aires de détente et un gymnase, le tout étant enfoui sous terre et ne voyant jamais la lumière du soleil. Si ces tours devaient un jour subir un tremblement de terre, un incendie ou une inondation, les sociétés qui s’y trouvent pourraient très facilement tout transférer là en bas, dans le Centre de sauvetage commercial. Les lieux sont d’ailleurs assez vastes pour accueillir la totalité de la Bourse d’Istanbul. Au cours de l’année et demie que Necdet vient d’y passer, le téléphone rouge n’a sonné qu’une seule fois… et encore était-ce une erreur de numéro. Mustafa y travaille depuis le tout premier jour. Necdet est son premier assistant à avoir tenu plus de six mois. Mustafa aime la solitude poussiéreuse des alignements de postes de travail inoccupés révélés par des néons, les salles de conférence avec leurs fauteuils positionnés à intervalles réguliers autour des tables ovales. C’est le cadre idéal pour avoir des pensées créatrices. Des milliers de fleurs se sont épanouies au milieu de ces batteries de serveurs.

« Par de onze, annonce Mustafa en mimant un tir. Qu’est-ce que tu as, on pourrait croire que tu viens de voir un spectre ?

— Pas un spectre. C’était un djinn, dans les toilettes.

— Il est bien connu que c’est leur habitat naturel. »

Sans se laisser démonter, Mustafa cale son club sur son épaule puis saute au bas du comptoir de la réception. Il a du temps – tout son temps – pour devenir un expert dans tous les domaines.

« D’après les mystiques et les soufis qui ont étudié ce genre de choses, tu es censé solliciter leur permission chaque fois que l’envie de pisser te monte à la gorge.

— Il était assis sur le sèche-mains, et c’était un bébé. Un bébé qui cramait.

— Ah, voilà qui change tout ! Tu peux me porter ça ? » Mustafa remet à Necdet une cale de pitch, un putter et une brassée de fers. Il n’a que trois ans de plus que Necdet – ils ont parlé de leurs âges respectifs, ils ont d’ailleurs développé la plupart des sujets qu’il est possible d’aborder lorsqu’on passe tant d’heures dans un bunker – mais il se comporte comme s’il était un individu cosmopolite détenteur de toute la sagesse du monde.

« Je pencherais plutôt pour la théorie selon laquelle les djinns sont des pensées inutilisées, des rebuts de la création, pour ainsi dire des souvenirs du big bang. Ce qui collerait avec le fait qu’ils sont ignés. Il circule chez les imams qui s’y connaissent en mécanique quantique une théorie selon laquelle les djinns seraient des reflets de nous-mêmes dans un univers situé sous un certain angle par rapport au nôtre. Mais, en l’occurrence, je pencherais plutôt pour les séquelles d’un traumatisme dû à l’explosion du tram à bord duquel tu te trouvais. Ne vas pas imaginer qu’il est possible de faire comme si de rien n’était, tu sais. Je suis certain qu’ils ont mis sur pied une cellule de soutien psychologique. Si je le pouvais je t’accorderais ta journée, mais ce n’est pas moi qui décide. »

Le Centre de sauvetage commercial Levent est dirigé par Suzanne Chewing-gum. Lorsqu’elle téléphone – ce qu’elle fait deux fois par semaine pour s’assurer que Necdet et Mustafa ne se sont pas entre-tués à coups de hache d’incendie –, elle donne toujours l’impression de mastiquer un chewing-gum aussi gros qu’une voiture. Ni Necdet ni Mustafa ne l’ont jamais rencontrée.

« C’est soit ça, soit le résultat de tous les joints que tu as fumés. Cale de pitch, s’il te plaît. »

Ce qui expliquerait aussi la tête flottante lumineuse de la femme kamikaze, se dit Necdet en choisissant la cale dans la botte de clubs. Je ne t’en ai pas parlé parce que j’ai pensé la même chose, mais j’ai senti la chaleur du djinn du sèche-mains sur mon visage. Sans oublier qu’il m’a permis de me sécher les mains. Je ne crois pas qu’un simple traumatisme pourrait en faire autant.

Mustafa vise. Il a un parcours dégagé au centre du couloir, idéalement positionné pour un coup coché dans l’escalier pour le retour. Mustafa tortille du croupion. Un reflet dans l’angle du champ de vision de Necdet l’incite à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Derrière la séparation de verre se trouve le back-office principal ; vingt-sept mille mètres carrés de bureaux poussiéreux, de fauteuils glissés au-dessous et de postes de travail démodés. Tous les moniteurs que Necdet peut voir d’où il se trouve grésillent de parasites et sont hantés par le spectre d’un visage originaire d’un autre univers.


Un empereur romain, Vespasien, a déclaré un jour que l’argent n’a pas d’odeur. C’est faux. L’argent, c’est chaque inspiration que prend Adnan Sarioglu lorsqu’il est dans la corbeille. L’odeur de l’argent, c’est la charge ionique d’Özer gaz et matières premières ; musc et sueur, électricité et hydrocarbures du plastique que chauffe la puissance, le temps et la tension. Pour Adnan, plagiste devenu trader, l’argent c’est l’odeur d’une combinaison de plongée portée par une femme.

La corbeille des matières premières est un cylindre s’ouvrant au cœur de la tour de verre Özer, huit anneaux autour d’un puits surmonté par un dôme dont les vitraux colorisent les traders regroupés autour de l’Arbre à Fric. C’est le nom qu’Adnan donne au bloc central qui s’élève du sol au sommet, une superposition de serveurs en attente et de hubs, chaque niveau correspondant à telle ou telle matière première. Le gaz naturel et ses traders se trouvent au niveau deux, au-dessus du brut et des sables bitumineux, et Adnan n’est que rarement surpris par un éclat bleu ou or qui descend jusqu’à son visage au cœur de cette jungle de routeurs, serveurs et gaines d’alimentation en énergie. Le carbone est au sommet, tout là-haut, juste sous le dôme. Le carbone est porté aux nues, le carbone est plein de noblesse.

Adnan Sarioglu s’étire pour faire glisser des écrans sur les branches de l’Arbre à Fric. Il rapproche de lui de nouveaux tableaux de prix, en agrandit certains, en repousse d’autres dans des renfoncements de l’axe central. Pour l’œil virtuel d’un trader de chez Özer, le noyau regorge d’informations pratiquement inaccessibles dans leur totalité pour les marchés mondiaux. Les niveaux d’échanges des matières, autrefois des corbeilles assourdissantes d’offres d’achat et de vente hurlées, sont devenus aussi silencieux que les tekkes des derviches depuis que l’information est projetée directement sur les globes oculaires et que des IA les transmettent sous forme de murmures dans l’oreille interne. Adnan a connu la Bourse d’antan uniquement avec un statut de débutant reconnaissable à sa veste rouge, mais les cris des agents de change qui s’égosillent ont ébranlé ses nerfs, résonné dans les ventricules de son cœur. Quand sonnait la cloche, quand les marchés fermaient et qu’il regagnait le back-office, le silence l’assaillait comme une énorme déferlante. Il ne retrouve désormais de tels brisants sonores que dans les gradins du stade d’Aslantepe.

À présent, l’agression est purement visuelle. Adnan évolue à l’intérieur d’une tempête de données, écrans et tableaux qui font des piqués autour de lui comme des étourneaux un après-midi d’hiver. Les traders sont parés comme des paons, loin des codes de couleurs traditionnels des crieurs, négociateurs et grouillots. Bon nombre ont customisé leur veste avec des patchs de nanofibres ou les ont fait confectionner dans des pièces de tissu animé. Flammes papillotantes au niveau des manchettes, grands ourlets et revers sont à la mode. D’autres arborent des démons du heavy metal, des dinosaures rugissants, des filles à poil ou des logos d’équipes de foot. Le groupe auquel appartient Önur Bey a adopté le motif en forme de tulipe de Lâle Devri, ce qu’Adnan trouve décadent et efféminé. Il se contente pour sa part du blason rouge et argent d’Özer. Simple, direct, sans chichis – comme il sied à un vrai homme. Sa seule singularité est son badge sur lequel on peut lire DRK. L’abréviation de Draksor, autrefois UltraLord de l’Univers et toujours UltraLord de l’Univers.

Adnan s’étire vers le haut pour ouvrir d’une pichenette un des écrans du manteau de panneaux qui l’enveloppe, dix minutes avant que retentisse la cloche de clôture de la Bourse des matières premières de Bakou, le grand marché du gaz d’Asie centrale. Dans la ruée qui précède la clôture, les écarts s’accentuent entre Bakou et Istanbul. Pendant les quelques secondes dont le marché a besoin pour réagir, des experts tels qu’Adnan Sarioglu peuvent réaliser des gains conséquents. Tout est une question d’arbitrage. Le représentant d’Özer à Bakou est le Gros Ali. Adnan l’a rencontré lors d’un week-end VTT qu’Özer a organisé en Cappadoce. Adnan n’est pas à son aise sur une bicyclette. Gros Ali non plus. Ils préfèrent tous les deux se déplacer en voiture. Aussi ont-ils laissé à leurs collègues les selles et la poussière pour consacrer l’après-midi à déguster du vin sur la terrasse de l’hôtel et se demander si se porter acquéreurs de la société vinicole serait un bon investissement. Ils ont bu bien plus que de raison et découvert qu’ils sont de fervents supporters du Cimbom. Ils s’entendent à merveille, même si Gros Ali n’est pas un UltraLord.

Les yeux d’Adnan sautent d’un écran à l’autre. Il vérifie toutes les deux secondes les offres pour juin à Bakou. Seuls les nanos qui soufflent comme un vent de tempête dans sa tête rendent un tel niveau de concentration supportable.

« Quatre quarante-six et peu d’échanges, dit-il. Il y a quelqu’un qui souhaite investir, là-bas ? Allez, Ali, il y a certainement un de tes baiseurs de chameaux qui en veut ! »

L’ange de l’arbitrage est le roi des écarts. Les IA peuvent réagir aux fluctuations du marché bien plus rapidement que n’importe quel humain, mais dès qu’elles tentent d’influencer ledit marché, le moins dégourdi des traders les voit approcher avec leurs gros sabots. Certains dealers se reposent presque entièrement sur elles, mais Adnan se fie à son intelligence et à sa capacité à déceler des tendances dans les fluctuations quelques secondes avant qu’elles n’apparaissent sur les écrans. Viens à moi, ange des écarts.

« Quatre quarante-sept et très peu de mouvements », déclare Gros Ali. Mais à un certain stade, peu avant la clôture, il y aura à Bakou un acheteur local qui n’est pas en liaison directe avec l’ITB centrale d’Istanbul et qui ne peut donc pas jongler avec les cours. Le prix va changer, là-bas, et pendant les quelques secondes qui s’écouleront avant que cela apparaisse à Istanbul, Adnan Sarioglu et Gros Ali pourront réaliser des profits.

« Que fait la Branobel ?

— Elle attend. »

L’écran de Bakou vient s’immobiliser devant Adnan. « Nous sommes à quatre quarante-cinq. » Voilà le créneau qui se présente, et il n’a plus qu’à trouver comment l’exploiter. Adnan déplace les écrans qui tournoient autour de lui. « Quelqu’un veut vendre. Vas-y, connard, je te sens.

— Fais-le sortir du bois et je me charge du reste. »

Adnan déplace les mains, un ballet, un code. Il lance une nouvelle offre à quatre quarante-cinq qui envahit les nombreux écrans de l’Arbre à Fric comme une vague ondoyante. Les IA réagissent aussitôt. Voilà qui devrait te secouer, pense Adnan. Il y a là-bas un vendeur qui s’est vu fixer une limite sur les mouvements baissiers quotidiens de ses contrats. Le prix avancé par Adnan permet de vérifier si le marché est orienté à la baisse. Confronté à des risques de pertes illimitées, ce trader vendra. Et là… Une étoile, un point de lumière laser sur la rétine d’Adnan. Le vendeur limite ses pertes. Adnan prend deux cents contrats. Au même instant, Gros Ali les revend à Bakou. Acheter ici à quatre quarante-cinq et revendre là à quatre quarante-sept. Quarante mille euros de gains pour deux secondes de travail. Deux secondes plus tard, le marché se stabilise et l’écart est comblé. L’ange des écarts poursuit sa route. À aucun moment quelqu’un n’a reniflé le gaz qu’Adnan a arbitré. Ce serait une grave erreur. C’est le secret de la réussite d’Özer gaz et matières premières : ne jamais transporter du gaz, ne jamais stocker des matières premières, ne jamais rien conserver. Promesses et options suffisent amplement.

L’IA d’Adnan passe la transaction en écriture et l’expédie à Kemal, au back-office. Quarante mille euros. Cet argent a une odeur de néoprène tiédi par un corps de femme restée au soleil. Une affaire rondement menée, et ils sont peu nombreux ceux qui jouent plus finement qu’Adnan Sarioglu et Gros Ali, mais ce n’est pas là que se trouve l’argent véritable. Pour spéculer sur les matières premières, il convient d’inciter l’argent à venir vers soi, se l’approprier avec rapidité et intelligence. Pour gagner, il faut que quelqu’un perde. C’est un système en circuit fermé. Il n’y a pas de retraits possibles, chez Özer. Mais Turquoise, voilà un moyen de s’enrichir. Il pourra ensuite tirer un trait sur ces marchandages de vendeurs de tapis. Turquoise, c’est de l’argent magique issu de nulle part. À cinq minutes de la clôture à Bakou, une heure de la cloche à Istanbul. Adnan Sarioglu écarte les mains, amène devant son visage l’écran sur lequel le prix au comptant s’affiche vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a quelque chose, là-dedans, l’ombre d’un mouvement, le filigrane d’un billet de banque. Bon, alors, comment en tirer profit ?


Leyla est au NanoBazar. Cet alignement d’unités industrielles en carbone compressé est le caravansérail de tout ce qui touche de près ou de loin l’infiniment petit. Bannières et manches à air se partagent les toits de ces blocs avec la lune en croissant de la Turquie et les étoiles de l’Union européenne. La façade côté rue est agrémentée d’une grande fresque où sont reproduits les différents ordres de grandeur de l’univers, du cosmologique à gauche au quantum à l’extrême droite, égayés par les abstractions florales propres à la céramique d’Iznik. Au centre, là où l’accès fait penser à l’entrée d’un han, se situe l’échelle humaine. Pendant que Leyla s’intéresse aux murs du NanoBazar, une douzaine de camions, bus et dolmus arrivent ou partent, vélomoteurs, taxis jaunes et petites citadines à trois roues font une ronde autour d’elle. Le cœur de Leyla s’est emballé.

C’est pour elle l’archétype d’un bazar. Demre, qui se targue d’être le lieu de naissance du Père Noël, manque cruellement d’ateliers où l’on réalise des miracles. Petites boutiques d’angle, supermarché aux rayons à moitié vides toujours au bord de la faillite et énorme libre-service de gros où viennent s’approvisionner les fermiers et les hôteliers installés entre le ciel de plastique et la plage de galets. Des Russes y débarquent par charters pour s’imbiber de soleil et de vodka. Irrigation en goutte-à-goutte et alcool d’importation, une association typique de Demre. Mais Istanbul… Istanbul est magique ! Leyla est loin de chez elle, libérée de la moiteur propice à la claustrophobie des serres, hectare après hectare après hectare. Elle n’est plus qu’un grain de poussière dans la plus grande ville d’Europe, le garant d’un anonymat l’autorisant à être écervelée, frivole, fantasque, de laisser libre cours à ses fantasmes. Le Grand Bazar ! N’est-ce pas un nom annonciateur de merveilles ? Il y avait ici hectare après hectare de soie de Cathay et de tapis de Tachkent, de rouleaux de damassé et de mousseline, du cuivre et de l’argent, de l’or et des épices à l’odeur enivrante. Il y avait les marchands, les négociants et les chefs caravaniers, la corne d’abondance où ceux qui venaient de parcourir la route de la soie déposaient finalement leurs colis. Le Grand Bazar d’Istanbul, camelote et arnaques, babioles hors de prix pour touristes crédules, toc et paillettes. Achetez achetez achetez. Le Marché égyptien n’est pas différent. Elle s’est rendue dans tous les vieux bazars de Sultanahmet et Beyoglu, sans rien trouver d’ensorcelant.

Alors que là, la magie est présente. Elle n’est pas sans dangers. Comme toujours, lorsqu’elle est authentique. Il s’agit du nouveau terminus de la route de la soie ; techniciens d’Asie centrale et programmeurs de nanowares, tels sont les négociants et les chefs caravaniers de la troisième révolution industrielle. Leyla franchit audacieusement le seuil du NanoBazar.

L’air est entêtant et chaque inhalation s’accompagne d’une émotion nouvelle. Leyla chancelle, passant de l’euphorie béate à la paranoïa et à l’angoisse d’un pas au suivant. La poussière tourbillonne devant elle, miroite dans les traits de soleil qui traversent les trous d’épingle d’une banne en plastique rapiécée. Les grains fusionnent en une représentation spectrale de son visage qui fronce les sourcils, bouge les lèvres pour s’exprimer et disparaît au cœur d’une explosion de paillettes. De minuscules ratbots courent autour de ses talons. Des fenêtres scintillent d’images télévisées lustrées, persiennes déroulées ruisselantes de logos de marques réputées ; ces griffes qu’elle appréciera lorsque le marketing lui rapportera enfin ce qu’il est censé rapporter. Des bulles dérivent en travers de son visage, et elle a un mouvement de recul lorsqu’elles éclatent avant de laisser échapper un petit « oh ! » de ravissement comme chaque explosion délicate s’accompagne d’un extrait de « Sinanay », le dernier tube de Gülseren. Les oiseaux qui considèrent la scène depuis les gouttières des blocs industriels ne sont pas des êtres vivants. Sur le tee-shirt d’un passant, le portrait d’Atatürk rive ses yeux sur elle et fronce les sourcils. Leyla voudrait battre des mains, tant tout est merveilleux.

« L’unité 229 ? » demande-t-elle à un barbu aux cheveux bouclés penché sur le moteur d’un petit triporteur. Beksir Borscht et Blini, peut-on lire sur le côté de l’engin de livraison. Elle a entendu dire que les techs adorent la cuisine russe. Ils mettraient la vodka à congeler dans les cellules de refroidissement des réacteurs. Le jeune homme grimace et marmonne quelque chose, en russe. Elle n’en saisit que trop bien le sens, à cause du grand nombre de touristes ivres. C’est pour elle une langue gutturale de paysan qui lui rappelle la musique turque, mais elle la trouve ici excitante, épicée, exotique. Deux douzaines de langages d’autant de nations s’élèvent dans cette ancienne base militaire située dans le secteur le moins cher de Fenerbahçe.

« Unité 229 ? »

Le jeune homme auquel elle s’adresse à présent vient d’acheter des cafés au serveur d’une camionnette franchisée ; il en tient un dans chaque main, ces cafés à l’occidentale qui ne sont en fait que du lait aromatisé servi dans de grands gobelets en carton avec des bâtonnets en bois pour les touiller. Grand et maigre, il a un teint basané et un physique plus âgé que ne le voudrait sa tenue vestimentaire, une mâchoire un peu trop accentuée et des yeux de chiot songeur qui fuient constamment les siens.

« C’est là-bas, au plus petit.

— Le plus petit ?

— Les emplacements correspondent à l’échelle. Milli, micro, nano. Petit, plus petit et encore plus petit. Le petit est magnifique. La taille, ça compte. Je vais justement de ce côté. »

Leyla présente sa main. Sa carte de visite est activée. L’homme lève ses gobelets de café pour la prier de l’excuser de ne pas pouvoir l’imiter.

« Je m’appelle Leyla Gültasli et je suis conseillère commerciale indépendante. J’ai rendez-vous avec un certain Yasar Ceylan de la Ceylan-Besarani.

— Que lui voulez-vous ?

— Il souhaite que j’établisse un plan de développement de son entreprise pour la faire passer au stade supérieur. Accès aux financements, chevaliers blancs, investisseurs en capital-risque, ce genre de choses.

— Investisseurs en capital-risque… Je trouve les termes employés dans le monde de la finance plutôt inquiétants.

— Ils cessent de l’être lorsqu’on les maîtrise. »

Malgré les explications de sous-tante Kevser, Leyla ne sait pas trop quels sont ses liens de parenté avec Yasar, mais il s’est montré extrêmement poli et courtois lorsqu’elle l’a joint par ceptep, intéressé par ses offres de services et sans la moindre trace de l’auto-fascination qui caractérise la plupart des geeks.

« Fenerbahçe, oui, compris. » Ce qui représentait une véritable expédition, en employant cinq moyens de transport différents. Avec de bonnes correspondances, il lui faudrait une heure et demie. Disons trois. Une fois de plus elle prit une douche coûteuse, repassa les plis de son ensemble pour entretien d’embauche et partit de chez elle en s’assurant une sérieuse marge de temps.

« Nanotechnologie.

— En quelque sorte. »

Même en quelque sorte, que sait-elle sur la nanotechnologie ? Que savent la plupart des gens sur la nanotechnologie, sinon que c’est le machin révolutionnaire qui changera le monde aussi radicalement que la diffusion de l’information l’a bouleversé une génération plus tôt ? Leyla n’a pas d’autre préparation qu’une tenue bien repassée et sa foi inébranlable en ses capacités. C’est le mieux qu’on peut espérer posséder, lorsqu’on vient de Demre.

« Unité 229. » L’homme fait un geste avec ses tasses de café et la suit sous la porte basse, pour entrer derrière elle dans un bureau anonyme. « Yasar, je te présente Leyla Gültasli. Notre conseillère commerciale indépendante.

— Oh, ah, oui… Ravi de vous rencontrer. »

Leyla tente de faire refluer le sang qui lui monte au visage alors qu’elle serre la main du jeune homme qui se lève du siège coincé entre le bureau et le mur. Yasar Ceylan a des cheveux trop longs, un ventre trop rebondi et une face velue, mais les yeux qui soutiennent son regard sont brillants et sa poignée de main est franche et directe. Des informations crépitent, paume contre paume, d’une carte de visite à l’autre.

« Je constate que vous avez déjà fait la connaissance d’Aso, mon associé.

— Votre associé, oui, évidemment, j’aurais dû le deviner, même si tante Kevser ne m’a naturellement rien dit. »

Elle jacasse, jacasse, jacasse encore, un vrai moulin à paroles.

« Et Zeliha. » La quatrième personne présente dans le petit bureau est une femme qui approche de la trentaine et est pratiquement dissimulée par les piles de factures et documents divers qui couvrent son bureau minuscule. Elle regarde Leyla en fronçant les sourcils, paraît déconcertée et enfouit son visage dans un des gobelets de café. Deux bureaux, trois sièges, un meuble-classeur avec une imprimante sur le dessus, un alignement d’horribles personnages Urban Toy devenus omniprésents sur le rebord de la fenêtre derrière Yasar. Ils tiennent tous les quatre dans ce local exigu comme des tranches d’orange dans leur écorce.

« Alors, que faites-vous ? »

Yasar et Aso se dévisagent.

« De la bio-informatique nucléique programmable.

— D’accord, répond Leyla Gültasli. Je pense que c’est l’instant idéal pour préciser que je n’ai pas la moindre idée de ce que ça signifie.

— Et également que vous n’êtes pas une véritable conseillère commerciale, ajoute Yasar. Désolé, mais tante Kevser m’a tout dit. »

Zeliha ricane à l’intérieur de son gobelet.

« Ce qui ne change rien au fait que nous avons besoin de vous, s’empresse de préciser Aso. Nous nous y connaissons autant en marketing que vous en bio-informatique nucléique programmable.

— Si ce n’est que pour pouvoir en vendre, je dois savoir à quoi ça correspond. »

Yasar et Aso échangent un autre regard. Ils font penser aux présentateurs d’une émission télévisée destinée à la jeunesse.

« Vous voyez, nous sommes petits, dit Yasar.

— Mais il y a plus petit que nous, précise Aso.

— Nous ne sommes pas de la microrobotique ni de l’intellisable.

— Nous ne sommes pas non plus de vrais nanos, et encore moins des femto. »

— Nous sommes entre les deux.

— Cellulaires.

— Une technologie qui s’apparente à la biologie.

— Une biologie qui devient technologique.

— La bio-informatique.

— Arrêtez ! s’exclame Leyla Gültasli. Il est possible que je ne sois pas une véritable commerciale – pas encore, en tout cas –, mais je sais que si je débite des trucs pareils à un investisseur potentiel il me fera immédiatement mettre à la porte.

— D’accord, d’accord. » Yasar lève les mains. « On va commencer par les bases. Les échelles. Petite technologie : microrobotique, essaims informatiques, les dimensions de ce genre.

— Comme les Bitbots, déclare Leyla. Ou les bots de la police.

— Absolument, approuve Yasar. À l’autre bout de l’échelle, il y a les plus petits de tous – si on ne tient pas compte de ce qui est quantique –, autrement dit la nanotechnologie qui débute à une échelle d’un dixième de la longueur d’onde de la lumière.

— C’est ce que je renifle quand je veux enregistrer quelque chose dans ma mémoire, me concentrer ou changer temporairement de personnalité, déclare Leyla. C’est ce qui permet d’animer les motifs d’un tee-shirt, de fournir un intellijournal et de retirer le mauvais cholestérol de vos artères et l’alcool de votre foie. C’est grâce à ça que mon ceptep et ma voiture – si j’en avais une – se rechargent en seulement cinq secondes.

— Disons qu’il n’y a pas que cela, intervient Yasar.

— Il existe une échelle intermédiaire, plus petite, et c’est notre domaine. Nous tripatouillons les cellules du corps humain, déclare Aso.

— Vous parlez de mini-sous-marins qui naviguent dans le sang ? » demande Leyla.

Ils la dévisagent de nouveau. Zeliha s’autorise un autre ricanement et Aso ajoute : « Vous allez trouver que c’est de la science-fiction.

— Au niveau moléculaire, la viscosité du sang est telle que…

— Arrêtez. Arrêtez votre petit numéro de duettistes. Dites-moi, est-ce qu’il n’y a pas de rapports avec ces histoires de duplicateurs ? »

Yasar et Aso sont atterrés par sa question, comme si elle venait de les accuser de pédophilie. Même Zeliha s’est hérissée.

« Nous faisons de la bio-informatique, rappelle Yasar.

— Les études portant sur les duplicateurs sont soumises à une autorisation et à un contrôle gouvernemental très rigoureux, renchérit Aso. Toute expérience en ce domaine ne peut être effectuée que dans des centres de recherche dûment approuvés par le gouvernement et ils se trouvent tous à Ankara. »

Il y a donc dans ce milieu extraordinaire des gens qui jouent aux apprentis sorciers avec des duplicateurs, pense Leyla. Est-ce que c’est petit, plus petit ou le plus petit ? Rien n’est plus dangereux. C’est l’équivalent d’une nouvelle arme nucléaire. Ceux qui touchent aux duplicateurs sont exécutés sur-le-champ, sans procès et sans appel. C’est une sorte de fin du monde qui approche insidieusement, un atome après l’autre. Leyla leur doit toute une enfance d’indicible angoisse.

Incapable de trouver le sommeil, elle descendit l’escalier, si discrètement que nul ne l’entendit. Maman et Papa étaient là, sur leur sofa et leur fauteuil attitrés, avec grand frère Aziz et sœur Hasibe vautrés sur le sol. À l’heure des infos, le visage teint en bleu par le monde extérieur qui se déversait sur eux de l’écran plat occupant toute une paroi. À cette échelle, l’horreur ne pouvait être esquivée. Le monde approchait d’une fin épouvantable. Leyla apprendrait par la suite que l’apocalypse en question avait un nom : le scénario de la boue grise. Elle voyait une lente marée de grisaille engloutir une ville semblable à Demre. Maisons, rues, mosquées, centre commercial, gare routière, bus, voitures dans les rues, tout était progressivement rattrapé par cette corruption rampante, argentée comme la pourriture du botrytis qui envahissait les serres et étalait sur les tomates et les aubergines une pellicule ondulée et veloutée.

Il n’y avait personne, dans cette Demre morte. Mais on voyait dans le film un chat, un chat noir aux pattes et à la queue blanches, cerné par la grisaille omniprésente qui finissait par le recouvrir, faire de lui une flaque argentée aux contours de félin qui avait des soubresauts et des spasmes avant de fondre et fusionner avec le reste. Elle se mit à hurler.

« N’aie pas peur, ma chérie, tout va bien, c’est de la télévision, ce n’est pas la réalité. C’est seulement un vieux film. »

Sa mère la prit dans ses bras pendant que son père s’empressait de zapper vers des variétés, des numéros de parapsychologie. Mais Leyla avait vu et identifié le logo, dans l’angle de l’écran. Que ce soit le journal indiquait que tout ce qu’elle venait de voir était réel. D’où venait cette matière grise, vers où se dirigeait-elle ? Elle avait sept ans, peut-être sept ans et demi, mais cette image de son monde, ses parents, tout et tous ceux qu’elle aimait mais surtout Boubou le chat qui chassait la vermine dans les polytunnels… Eh bien, que tous soient sur le point d’être absorbés par ce machin gris la faisait hurler dans ses cauchemars. Des années plus tard, lorsqu’elle avait osé aborder le sujet lors d’une réunion de famille, elle avait appris que c’était une fiction tournée suite à l’octroi par Ankara d’un statut économique spécial à la recherche nanotechnologique afin de relancer le potentiel de la Turquie en tant qu’État candidat à l’adhésion à l’Union européenne. Toutes ces images étaient de synthèse, une variation sur le thème d’un duplicateur échappé dans la nature et dévorant le monde. Le prophète de cette fin du monde nanotechnologique était un homme élégant et sérieux, à la moustache grise taillée avec soin et aux yeux les plus étroits qu’il lui avait été donné de voir. Elle avait vu Hasan Eken à plusieurs reprises, depuis… Il est toujours le grand expert des risques nanotechnologiques : le Dr Blob, pour reprendre le surnom trouvé par les éditorialistes, mais il avait été ce soir-là le Dr Mort. Il l’avait terrifiée, bien plus que n’importe qui d’autre. Le mot duplicateur était devenu pour elle synonyme d’extermination.

Et elle vient d’accuser ses clients potentiels d’être des trafiquants de duplicateurs. Ce n’est certainement pas le meilleur moyen d’étendre sa clientèle.

« D’accord, la bio-informatique est la science de la composition de l’ADN… autrement dit de ce qu’on trouve dans le noyau de chacune de nos cellules, ce qui programme l’assemblage des protéines constituant le vivant, déclare Yasar.

— Ça, je le sais déjà.

— Eh bien, la bio-informatique considère moins l’ADN selon le point de vue de la transmission des gènes et de la fabrication de cellules qu’en tant que merveilleux moyen de stockage d’informations, pour ne pas parler de programmation. Chacun des deux brins de l’ADN est un ensemble complexe de logiciels biologiques qu’utilisent les ribosomes pour synthétiser les protéines. L’ADN a permis de créer des ordinateurs chimiques, et je suis certain que vous avez entendu mentionner les biopuces – il y a ici une demi-douzaine de labos qui travaillent sur des projets de ce genre – car les médias brodent constamment sur ce thème, une interface entre les fruits de la technologie et le cerveau humain, le soi étant l’ultime frontière, le crâne qui s’ouvre sur le monde, le ceptep qui relie des esprits et envoie une image dans le cortex visuel de son interlocuteur. Il suffit d’adresser une pensée à une personne donnée pour qu’elle la capte directement.

— C’est effectivement de la pure science-fiction, pour moi », déclare Leyla. Si elle a tenu de tels propos, c’est parce qu’elle a remarqué que lorsqu’il veut expliquer quelque chose Aso a un froncement de sourcils introverti adorable, comme s’il tentait de se convaincre du bien-fondé de ses propos avant d’essayer de faire partager ses connaissances.

« Savez-vous ce qu’est l’ADN non codant ? » demande Yasar.

C’est en vain que Leyla cherche une repartie spirituelle et elle se contente de secouer la tête.

« Eh bien, la redondance est un principe de base dans le génome humain, ce qui signifie que deux pour cent de l’ADN suffisent pour fournir toutes les instructions aux ribosomes qui synthétisent les protéines constituant les cellules de votre corps. Les quatre-vingt-dix-huit pour cent restants se tournent les pouces, car ils sont totalement inutiles.

— L’espace qu’ils occupent ne servait à rien, complète Aso. Jusqu’à la mise au point du transcripteur Besarani-Ceylan, en tout cas.

— Ceylan-Besarani », s’empresse de le reprendre Yasar.

Aso lève un doigt. Il a débuté et compte aller jusqu’au bout.

« Le transcripteur Besarani-Ceylan est un moteur moléculaire qui prélève l’information dans le système sanguin nanoprogrammé et la transcrit dans cet ADN inutilisé. »

Leyla sait qu’elle est censée en être impressionnée.

« Votre transcripteur écrit l’information dans l’espace libre de cet ADN non codant », résume-t-elle.

Ses interlocuteurs attendent la suite.

« D’accord.

— Songez à tout ce qui en découle, ajoute Aso.

— Vous stockez des données dans les cellules. »

Il est évident qu’ils espéraient autre chose.

« Vous transformez des cellules vivantes en… petits ordinateurs ? »

Ils paraissent presque satisfaits, cette fois.

« Combien de cellules trouve-t-on dans un corps humain ? demande Yasar.

— Autant qu’il y a d’étoiles dans le ciel ! intervient Zeliha de façon inattendue.

— Dix billions, précise Aso. Avec dans chacune d’elles trente-deux mille cent quatre-vingt-cinq gènes, trois milliards de bases dont quatre-vingt-cinq pour cent sont non codantes. »

Leyla lui trouve un regard de fondamentaliste.

« Il ne reste qu’à tout multiplier », souffle Yasar.

Mais Leyla n’a jamais été très à l’aise avec les zéros en calcul mental.

« Mille milliards ? avance-t-elle en hésitant. Une flopée. »

Yasar secoue la tête. « Non, non, non. Mille trois cent cinquante zetabytes d’informations qu’il est possible de stocker dans chaque être humain. Des ordres de grandeur qui n’ont pas encore reçu de nom. Et ce qui peut écrire peut également lire. Qu’est-ce qu’un ordinateur, sinon un machin capable de prendre une donnée quelque part pour l’afficher ailleurs ?

— Toute la musique jamais écrite par des hommes peut être stockée dans votre appendice, surenchérit Aso. Tous les livres de toutes les bibliothèques n’occuperaient que quelques millimètres de votre intestin grêle. Les plus infimes détails de votre vie pourraient être enregistrés… et repassés. Ce qui occuperait peut-être l’équivalent de votre estomac. Vous auriez la possibilité de partager la vie d’autres personnes. Talents, capacités et nouvelles aptitudes seraient téléchargés et stockés de façon permanente. Pas comme à présent où tout disparaît dès que les nanos sont éliminés du système. Le transcripteur Besarani-Ceylan écrit tout dans les cellules du corps. Vous voulez jouer du piano ? Rien de plus facile. Vous voulez apprendre par cœur une pièce de théâtre ou tous les cas qui ont fait jurisprudence ? Des langues étrangères, la plomberie, un langage de programmation, la physique, la chimie… il suffit de demander. Ce que vous en ferez ne regarde que vous. Nous ne garantissons pas la maîtrise de ces connaissances, seulement leur acquisition, codées dans votre ADN.

— Venez voir », dit Yasar.

Et tous de se déplacer pour le laisser s’extirper de derrière son bureau et gagner une porte du mur du fond.

L’entrepôt situé au-delà est aussi sombre, frais et vaste que le bureau est lumineux, chaud et exigu. Il s’en dégage une odeur de parpaings neufs, de ciment qui n’a pas encore séché, de peinture et de composants électroniques. Aso allume des rampes de projecteurs. Au centre des lieux se dresse une tour de serveurs lames emmaillotés de tuyaux qui montent vers une unité de réfrigération massive fixée au plafond. Le reste est le domaine des toiles d’araignée et des nids d’oiseaux qui s’enchevêtrent sous les toits et des grains de poussière qui miroitent dans les rais de lumière descendant des étroites fenêtres haut perchées. De l’extrémité de ses plus belles chaussures, Leyla dessine un arc de cercle dans la poussière qui couvre le sol de béton.

« Qu’est-ce que c’est, plus exactement ? »

Elle a dû crier à cause du grondement des ventilateurs, des pompes de refroidissement et des extracteurs de poussière du monolithe noir qui interdisent toute conversation.

« Une modélisation en temps réel qui utilise X-cis, Atomage et Cell-render 7, annonce fièrement Aso.

— Des copies avec licence, juge utile de préciser Yasar.

— Vous avez sous les yeux pour quarante mille euros de logiciels de modélisation moléculaire, s’égosille Aso.

— C’est une unité de reconstitution ex-EnGen reconditionnée, annonce Yasar. Nous lui avons apporté pour dix mille euros de modifications et d’améliorations. C’est de l’overclocking maison, avec un Rpeak proche de cinq cents teraflops. Vous auriez du mal à vous en remettre, si on vous disait combien d’électricité et de flotte ça consomme.

— Il s’agit donc d’un gros ordinateur.

— Vous avez sous les yeux le nec plus ultra en matière de modélisation et de conception moléculaire en temps réel.

— Voyons voir si j’ai tout saisi… Vous ne faites rien de concret, ici. »

Les deux hommes paraissent aussi choqués que si elle venait de les accuser de tourner des films pornographiques.

« Nous sommes des concepteurs, déclare sèchement Yasar. N’importe qui peut faire du concret, ce n’est que de la production.

— Je pense qu’une démonstration vaut mieux que cent discours, décide Aso. Votre ceptep est sur quelle fréquence ? »

Leyla sort docilement la base de son sac. Les garçons se penchent au-dessus, cigognes et étourneaux, la tournent en tous sens et la tripotent, la prennent tour à tour sans dire un mot.

« Ça devrait aller, mais vous aurez besoin de ceci. » Aso positionne précautionneusement une paire de lunettes sans verres sur le visage de Leyla et règle l’armature sur son nez avec un soin d’opticien. « Vous ne pourrez vous en faire une idée précise qu’en 3D. »

Leyla cille et tressaille comme les lasers blancs descendent sur ses yeux. Son ceptep sonne, dans son sac, puis elle bascule tête la première dans le monde de l’ADN. Le caveau de béton poussiéreux est empli d’amarres hélicoïdales évoquant les câbles d’un pont suspendu tendus devant elle à travers les parois. Les brins tournent autour de leur axe, comme un tire-bouchon, un escalier en colimaçon, une vis d’Archimède. L’ADN, les doubles hélices reliées par des barreaux de paires de bases. Les atomes valsent majestueusement, sans s’arrêter. Tout cela l’engloutit, c’est démesuré, hypnotique mais aussi apaisant. Leyla se demande comment elle va pouvoir le vendre en tant que méthode de relaxation lorsqu’elle prend conscience d’un mouvement, loin devant elle. Ces petites bestioles qu’elle voyait tourner sur la tension de surface des réservoirs d’eau, là-bas à Demre, se hissent un atome après l’autre vers le haut de la vis sans fin de l’hélice de l’ADN. La simulation se concentre sur un groupe de brins et Leyla s’en rapproche, de plus en plus près jusqu’au moment où les grimpeurs sont aussi gros que des autobus. Elle évolue à l’échelle atomique, un univers évoquant un jeu de construction composé de sphères : ballons de plage et de football, balles de tennis et de ping-pong qui rebondissent. Des engrenages, manivelles, leviers et rouages constitués de boules reliées entre elles. Des balles faites de balles plus petites, elles-mêmes faites de balles plus petites. C’est une réalité de jardin d’enfants où tout est souple, arrondi et joyeux. Mais ce ne sont pas des jouets. Ce sont des éléments décidés, infatigables, que rien ne pourrait arrêter, paires de bases par paires de bases qui absorbent les brins d’ADN pour se rompre et fusionner après les avoir altérés, tournoyant comme des gouttes de colle d’araignée coulant le long d’un fil de soie. Elle voit des cisailles moléculaires trancher des liens pour les tresser en motifs différents. Soulèvement, cisaillement, tressage, soulèvement. Un atome après l’autre est hissé vers le haut de cette vis sans fin.

Toute petite, Leyla a été terrassée par une amygdalite foudroyante qui s’est répandue dans son cerveau pour y semer une forte fièvre. Pendant deux nuits, elle a martelé le plafond de la mort, en sueur, en proie à des hallucinations semblables à ces atomes alpinistes, suivant sans jamais s’arrêter les spirales sans fin sans pour autant s’élever ne serait-ce que d’un centimètre. C’était une marche de fièvre sans fin dans les molécules de son corps.

Elle retire l’armature du scripteur oculaire.

« Qu’attendez-vous de moi ? »

Ils regagnent le bureau, pour parler affaires.

« Nous allons passer à un prototype de production, annonce Yasar.

— Une preuve de la validité de ce concept », ajoute Aso.

Leur duo comique devient agaçant.

« Nous avons à ce stade établi un budget prévisionnel de deux cent soixante-quinze mille euros. Nous cherchons un financement, un chevalier blanc d’une espèce ou d’une autre, voire des industriels. Nous proposons en contrepartie cinquante pour cent de la société.

— Entendu, répond Leyla. Ça me semble jouable. Je peux étudier tout ça et mettre au point un plan de financement. Je peux aussi dresser une liste d’arguments. Mes honoraires…

— Nous devons à ce stade préciser deux choses, intervient Aso avant de regarder Yasar qui suçote sa lèvre inférieure. Il faudra agir très rapidement, car nous ne sommes pas les seuls à travailler là-dessus et nous avons appris que nos concurrents sont sur le point de passer au stade suivant.

— Combien de temps avons-nous ?

— Deux semaines, au mieux.

— Et il y a une dernière chose », ajoute Aso.

Yasar tressaille, mal à l’aise.

« Nous ne sommes pas seuls au sein de cette société.

— Combien de parts détenez-vous ?

— Cinquante pour cent. Nous avons eu besoin de fonds pour la modélisation et les logiciels.

— Où avez-vous trouvé l’argent ?

— Où croyez-vous que deux types qui viennent de terminer leurs études et n’ont pas de répondant peuvent trouver cinquante mille euros ? demande Yasar.

— La famille, complète Aso. Sa famille. Votre famille.

— Mehmet Ali.

— Qui est-ce ?

— Notre petit-cousin, explique Yasar. Il fait partie de ces parents qui ne manquent de rien.

— Avez-vous signé un contrat ?

— C’est un accord oral, rien d’officiel, déclare Yasar. Un arrangement familial. Disons qu’il existe un gage et que celui qui le détient possède la moitié de Ceylan-Besarani.

— Pourquoi ai-je l’impression que proposer de l’argent à ce Mehmet Ali ne suffira pas ?

— Personne n’a eu de ses nouvelles depuis deux mois. Il ne répond plus au téléphone.

— Et le gage ? »

Yasar écarte les mains, un geste implorant.

« Il va falloir le récupérer. Tant qu’un lointain parent risque de débarquer et de poser un bout de papier sur la table pour réclamer cinquante pour cent…

— Ce n’est pas un bout de papier. » Aso explore ses poches et en sort un objet qui tient dans sa paume, pour le montrer à Leyla. « C’est un Coran miniature, le genre d’objet que les gens achètent comme souvenir lorsqu’ils se rendent en pèlerinage jusqu’au tombeau d’un saint. Un assez bel objet, un vieil héritage familial. Il viendrait de Perse, à ce qu’on dit. À un certain moment de son histoire, quelqu’un l’a soigneusement divisé en deux. »


Les UltraLords de l’Univers mangent du köfte au kiosque du Prophète du Kebab, en face de la tour Özer, de l’autre côté de l’Esplanade Levent. Ils sont assis selon l’ordre de la Maîtrise élémentale sur les tabourets qui leur ont été attribués au comptoir et savourent des boulettes de viande aussi savoureuses que salissantes, avec une serviette en papier coincée sous le col de leur chemise. Ils se sont shootés aux nanos et c’est le début de la descente. Ça se passe toujours de la même manière. Ils commencent par bavarder, longuement, sans interruption, gazouillis et bruits d’assiettes. À ce stade, leurs paris sont réglés, de même que les gages tels que les amendes pour excès de vitesse. Pendant la deuxième phase, tous sont très calmes, presque taciturnes, c’est le moment de l’introspection. Leur vision à distance se brouille et les piliers de verre et d’argent des tours de Levent oscillent comme des roseaux. Puis ce qui est proche devient si flou qu’ils doivent tenir ce qu’ils mangent à bout de bras pour le voir. C’est alors que débute l’agonie, une lente agonie qui, si elle durait plus de deux minutes, les ferait tomber du haut d’un pont ou les enverrait rouler sous un tram. Finalement, ils redeviennent à quelque chose près eux-mêmes et les UltraLords de l’Univers retrouvent un statut de simples mortels.

Finalement, Kemal vient s’affaler sur le coussin rouge de son tabouret de bar entre Adnan et Kadir Yinanç de la gestion des risques.

« Élément du Feu, affronte-moi ! » s’exclame-t-il.

Le Prophète du Kebab fait claquer le kebab enveloppé de papier sur le comptoir brillant comme un miroir.

« Élément de l’Air, assiste-moi ! répond Adnan.

— Élément de l’Eau, fais la guerre contre moi », dit Kadir. Il a depuis longtemps admis que sa réplique est de loin la plus mauvaise des quatre.

« Élément de la Terre, donne-moi ta puissance », marmonne Öguz.

Draksor, Ultror, Terrak et Hydror. Ils ont à la fois existé et été de pures fictions, autrefois, dans une contrée pas si lointaine et aussi proche que l’atrium d’Özer gaz et matières premières, quatre visages juvéniles et des costumes impeccables. Réunis par ce qu’ils ont en commun. Ces quatre fervents supporters de Cimbom appartenaient à un groupe de nouvelles recrues débutant le même jour dans la plus importante et la plus prestigieuse des sociétés d’achat et de vente de matières premières d’Istanbul. La femme condescendante qui leur servait de guide leur avait permis d’entrevoir le luxe doré paradisiaque du conseil d’administration et, qui sait, peut-être même réussirez-vous à vous élever jusqu’à un des sièges qu’il y a autour de cette table. Le je-m’en-foutiste hautain de la côte sud avait lancé un Ça me fait plutôt penser au Temple maudit de Slavor et trois des nouveaux arrivants avaient saisi la référence au vieux dessin animé et dû faire un effort de volonté pour ne pas éclater de rire. Après quoi ils s’étaient retrouvés pour se baptiser les UltraLords de l’Univers. Et si aucun d’eux n’avait à ce jour pénétré dans le temple d’or, ils projetaient de réaliser à eux quatre le coup financier le plus fumant de la décennie.

Ultror, UltraLord du Feu, préparait le projet commercial dans le back-office avec une centaine d’IA qui lui consacraient une partie de leur mémoire vive, chacun d’eux ne traitant qu’un fragment, aucun n’ayant accès au tout.

Terrak, UltraLord de la Terre, camouflerait l’opération afin qu’elle passe pour un banal achat de gaz de Bakou via le gazoduc Nabucco depuis Erzurum.

Hydror, UltraLord de l’Eau, la dissimulerait dans le labyrinthe des systèmes d’audit d’Özer comme si c’était le nom secret de Dieu imbriqué dans les ornements calligraphiques tarabiscotés d’une mosquée.

Draksor, UltraLord de l’Air, avait été chargé de trouver des commanditaires, de se procurer les fonds nécessaires. Et c’était lui qui – quand tout serait prêt, et seulement à cet instant – donnerait aux autres UltraLords l’ordre de lancer l’opération Turquoise.

« Je dois revoir Ferid Bey dans la soirée, annonce Adnan. Il réclame un complément d’informations.

— Encore ? » grommelle Kemal qui a toujours été un mauvais coucheur, un travers auquel ni la nature ni les nanos ne pourront remédier. « Nous lui avons fait passer toutes les données commerciales du projet.

— Il veut voir les analyses de marché. »

Kemal lève une fois de plus les yeux au ciel. C’est la chaleur, pense Adnan. Elle nous épuise et nous rend irritables et nerveux comme des chiens errants, mais tant qu’elle perdure Turquoise perdure aussi. Kemal tend la main au-dessus des restes de köfte et de pain. Adnan la prend dans la sienne.

« Les voilà, tes putains d’analyses de marché. » Les informations frémissent entre eux, page après page de ventilations, graphiques et prévisions. C’est un art délicat et rebutant pour lequel Adnan ne possède ni le talent ni la patience. La négociation, la poignée de main, les contacts humains, tels sont ses domaines.

« Où dois-tu le retrouver ?

— Des bains-douches privés.

— Attention à ne pas te faire mettre, renifle Öguz.

— Tu trouveras ça agréable, tu verras, assure Kemal.

— Et s’il marche ? » demande Kadir. Ferid Bey n’est pas le premier oligarque que les UltraLords de l’Univers ont contacté. Mais il est le premier à avoir fixé un deuxième rendez-vous, le premier à souhaiter obtenir plus de détails.

« L’Iranien est toujours en ville ?

— Je peux arranger ça.

— Alors, il ne reste qu’à faire sauter le bouchon de champagne, déclare Adnan.

— Et le ballon sera dans les filets ! » lancent en chœur les Ultra Lords.

Ils ont reçu le soutien du Prophète du Kebab, qui ajoute à l’attention d’Adnan : « Alors, as-tu jeté un œil à ce yali ? »

Il doit son surnom à son don pour rétablir l’harmonie, guérir les âmes, guider subtilement les mots et les pensées des quatre golden boys de Levent qui irradient une concentration et une agressivité synthétique proches de l’autisme. Il n’a pas son pareil pour leur remettre les pieds sur terre.

« C’est chose faite, déclare Adnan. Et je compte me mettre sur les rangs.

— Vivre si près de l’eau est malsain, déclare Kemal. Ça attire la vermine. Des rats aussi gros que des chiens. Je les ai vus. Les chats en ont peur. Propose-moi plutôt un de ces appartements neufs d’Ulus.

— Adnan rêve de fonder une dynastie ottomane à l’ancienne, dit Kadir.

— Je ne voudrais pas élever des enfants dans un milieu pareil, rétorque Öguz. On a droit à tous les relents du Bosphore. Je sais de quoi je parle. Toute cette pollution marine en suspension. C’est comme le smog. Sans oublier la double marée qui empêche l’eau de se renouveler. Ce qui coule des égouts stagne pendant une semaine, pour ne pas dire bien plus. Et il y a pire. Je le sais, ne discute pas. Ce flic que je connais m’a affirmé que les corps qui tombent des ponts peuvent faire des allers-retours des mois durant, là en bas.

— Bon, les filles, lance Adnan en s’essuyant la bouche avec une serviette en papier. Si vous avez fini de parler de suicide, de merde et de la propreté de mes couilles, on pourrait peut-être se mettre au travail ? »

Kemal roule en boule le papier de son kebab et le lance vers le sac-poubelle suspendu à son crochet, derrière le comptoir. Il rate sa cible. Le Prophète du Kebab va ramasser le projectile et s’en débarrasser en le fourrant dans le sac en plastique noir.


L’homme de lettres et l’homme de chiffres voient différemment la même pièce blanche. Pour l’écrivain c’est un cube angoissant, un vide qu’il faut combler par les débordements de l’imagination. C’est cet espace dont on parle après n’avoir rien regardé d’autre pendant des jours. C’est écrire sur l’écriture. Pour le mathématicien, c’est le vide, la lumière blanche si pure qui, en traversant le prisme de l’analyse, se décompose en nombres qui sont l’ultime réalité. Les parois de la pièce blanche sont les confins de l’univers, juste en deçà des mathématiques.

Georgios Ferentinou n’est pas angoissé par la blancheur de sa bibliothèque, avec son livre unique, aussi austère qu’une cellule monacale. La petite fenêtre, protégée par un écran en bois ajouré, permet d’entrevoir la place Adem Dede et ses immeubles voûtés. Les murs de cette pièce dépouillée s’ouvrent sur d’autres Istanbul où rues et immeubles sont fonction des dépenses de leurs habitants, de leurs maladies et problèmes de santé, des interactions subtiles des liens géographiques, sociaux et religieux. Il y a l’Istanbul agitée des rues, rails et tunnels qu’emprunte sa population. Il y a les Istanbul maigres et nerveuses comme des écorchés du gaz, de l’énergie et autres éléments du même genre. Il y a les Istanbul qui reposent entièrement sur les rumeurs entourant le monde du football. Il existe autant de villes différentes que de produits, que d’activités qu’il est possible d’analyser et modéliser.

Pour Georgios Ferentinou, l’économie est la plus humaine des sciences. C’est la science des besoins et des frustrations. C’est la psychologie soumise aux forces abstraites et amplificatrices des mathématiques. Un pari individuel sur une histoire racontée dans le journal, une supposition d’enfant de l’école élémentaire sur le nombre de peluches Disney tassées dans un bocal, le produit de valeurs et de l’expérience acquise. Unir tour cela par une simple moyenne, ou en utilisant des instruments financiers plus élaborés, rend tout cela oraculaire. Les mathématiques sont la puissance qui se dissimule derrière les murs blancs de la bibliothèque au livre unique. Georgios est un vieil agnostique qui ne peut croire en un dieu qui croirait en lui, mais son impression de vivre dans un univers platonicien croît sans cesse. Les mathématiques sont trop précises dans leur capacité à décrire la réalité tant physique qu’humaine. Des nombres se tapissent sous toute chose. Lorsqu’il mourra – un événement auquel Georgios pense un peu chaque jour, comme la plupart des gens sitôt atteint un certain âge –, il s’évaporera en atomes de carbone. Il deviendra blanc et se fondra dans les murs des mathématiques puis, par leur entremise, dans tous ces autres Istanbul.

Son esprit part à la dérive – ce qui est également le propre des personnes âgées – et va errer dans les ruelles imbriquées des souvenirs. Jusqu’à Ariana. Il se la représente dans les rues abruptes d’Eskiköy. Elle n’a pas pris une ride. Elle n’a pas pu vieillir. Le temps est resté suspendu depuis qu’il l’a vue se rendre du ferry à la gare. En se réduisant, la communauté grecque s’est resserrée. Georgios pourrait la retrouver très facilement, et il ne se demande pas s’il a la possibilité de la joindre mais s’il osera le faire. Pourquoi est-elle revenue, après quarante-sept ans d’absence ?

Georgios se ressaisit, il s’extrait de ses pensées sans suite. Il regarde une fois de plus l’enregistrement que Can lui a adressé. La présence d’un robot de surveillance sur les images saccadées prises par son Bitbot laisse présumer que la femme qui a commis cet attentat suicide n’a pas agi seule. Les kamikazes solitaires sont généralement des inadaptés sociaux qui soignent la mise en scène de leur apothéose. Ils postent des sermons d’aliénation minutieux sur les réseaux sociaux avant de se barder d’armes et d’entrer dans l’école, la galerie marchande ou les locaux d’une administration. Quel que soit son sexe, le kamikaze se lance dans des diatribes de justice sociale, de transformation de la société et de promesses de paradis. Georgios peut en déduire qu’il y a une organisation, derrière cette désespérée décapitée.

Chacun des nombreux groupes terroristes turcs a une signature qui lui est propre. Les Kurdes font dans le théâtral pour attirer l’attention du monde en tant que nation. Les Loups gris nationalistes anti-européens se considèrent dans la veine romantique des Jeunes-Turcs et préfèrent l’assassinat individuel et les fusillades. Ce qui s’est passé à bord du tram 157 relève du martyre islamiste classique. Nous avons là le chien fidèle qui se retourne de façon imprévisible et déchiquette le nourrisson, la voisine qui pète un câble et poignarde son époux, l’inexplicable suicide d’un collègue de travail. Des forces invisibles et insoupçonnées qui œuvrent des années durant, pour fausser les vies et les rapports entre les personnes. Ceux qui sont derrière la bombe de Necatibey Cadessi – probablement une cellule de trois ou quatre individus qui se sont affublés d’un nom ridicule – ont voulu enregistrer l’immolation. Les sites wahhabites regorgent d’explosions et de martyrs sur un fond de graphismes faits maison et de musique aux accents héroïques. Alors, pourquoi mettre ces informations en péril en se lançant à la poursuite du Bitbot de Can ? Pourquoi se donner la peine de brouiller le signal ? Pourquoi tenter de le suivre jusqu’à cette maison ? Vraiment bizarre, tout ça. Ce grain d’ordre dans le bouillonnement de ce qui est par essence aléatoire est déconcertant. Et toute étrangeté relève de l’information.

Les images saccadées, désordonnées, agressent les yeux de Georgios. Il les lève vers le repos visuel que dispense la blancheur des parois.

Le coup de sonnette le fait sursauter, tant il est sonore et inattendu. Il y a un homme, à la porte. Le cœur de Georgios s’est emballé. Ils l’ont trouvé, ils sont venus le chercher, ils ont tout découvert ! Son cœur a des ratés, il ne peut reprendre un rythme normal. Sois logique. Des tueurs ne s’annonceraient pas. Ils sont discrets, ils l’étrangleraient comme un vieux prince ottoman.

L’homme sonne de nouveau et lève les yeux vers la caméra.

« Georgios Ferentinou ? » Il s’est exprimé posément. Il a reçu une bonne éducation. C’est presque toujours le cas. Le fanatisme est un travers des classes moyennes. Un costume acceptable, une chemise propre et une cravate au nœud irréprochable. « Je m’appelle Heydar Bekdil. » Georgios recule de l’écran, pour s’asseoir. L’homme qui est à la porte fronce les sourcils, comme s’il voyait ce qui se passe à l’intérieur de cette pièce. Troisième sonnerie. « Monsieur Ferentinou, il est très important que je m’entretienne avec vous. » Il applique sa paume sur la plaque et son identité est transmise de sa main à l’ordinateur domotique. Le MIT. Les Services de renseignements nationaux. Pourquoi s’intéressent-ils à lui ? « Monsieur Ferentinou ? » Georgios presse la touche, qui bourdonne et déverrouille la porte.

« Veuillez pardonner la poussière », déclare Georgios en désignant son séjour au visiteur. Cette pièce est une cellule monacale reconvertie, avec deux sofas qui se font face d’un peu trop près de chaque côté d’une longue table étroite. « Je me suis fixé des règles d’existence personnelles. Après quelques mois, la poussière semble cesser de s’accumuler. Prendrez-vous du thé ? »

Dans la cuisine adjacente, Georgios Ferentinou met la bouilloire sur le feu et trouve des verres assortis non ébréchés. Il pose en équilibre un cube de halva au sésame de Lefteres au bord de chaque soucoupe. Le visiteur a essuyé un petit secteur de la table avec son mouchoir, une aire d’atterrissage pour la soucoupe.

« Je présume que c’est au sujet de l’actualité », commence Georgios. Il s’assied lourdement sur le sofa. Les visages des deux hommes sont proches, au-dessus de la table, un peu trop pour des gens qui ne se connaissent pas.

« C’est sans aucun rapport, déclare l’homme qui sourit pour une raison connue de lui seul. Non, c’est un… privilège. Non, vous en serez heureux, croyez-moi. » Il est nerveux, son verre vibre légèrement. « Monsieur Ferentinou, j’ai un aveu à vous faire. Je suis en fait un joueur. J’ai ouvert un compte à la Bourse de la Terreur. » Et Georgios prend brusquement conscience d’impressionner cet homme. « Longue-vue, ça vous dit quelque chose ? »

Georgios ne peut dissimuler son mépris. L’anonymat est un élément essentiel des règles établies. Il aime pouvoir se dire que l’homme assis à une table basse de la çayhane de Fethi Bey, de l’autre côté de la place, ce conducteur qui tapote son volant d’impatience en attendant que le feu passe au vert, cette femme qu’il frôle devant la gondole des produits surgelés lors de son expédition hebdomadaire au supermarché, sont peut-être des participants à sa Bourse de la Terreur.

« Merci, je me félicite que ce jeu puisse intéresser des gens de votre milieu. Mais que me veut le MIT, en ce cas ? »

Bekdil réunit ses mains. « Vous connaissez le groupe d’Haceteppe.

— Je suis un de ses membres fondateurs.

— Pardonnez-moi, je l’ignorais. Vous ne savez peut-être pas que le MIT a récemment constitué un autre groupe d’étude au profil bien plus discret pour travailler en parallèle avec Haceteppe. Il est basé à Istanbul et utilise des techniques spéculatives peu orthodoxes. Nous estimons que les deux méthodologies devraient permettre d’analyser les problèmes de sécurité sous un jour nouveau. »

Georgios Ferentinou fait tourner sa soucoupe afin d’orienter la cuiller vers le cœur de Bekdil, comme l’aiguille d’une boussole pointée vers le nord.

« Vous souhaitez que je me joigne à ce groupe.

— Effectivement. »

Georgios ne peut s’empêcher de rire intérieurement, un grognement amusé.

« Vos services doivent être aux abois, s’ils s’adressent à quelqu’un dans mon genre pour sauver la nation. Pourquoi avez-vous cru que j’accepterais de participer à ce…

— Groupe de Cadiköy. Par curiosité, monsieur Ferentinou. » Bekdil prend dans la veste de son costume bon marché une petite fiole en plastique munie d’un embout inhalateur et la place sur la petite table poussiéreuse. « Ces nanos sont à utilisation unique, et ils vous fourniront des réponses à toutes les questions que vous pouvez vous poser. Le carbone mémoriel est codé sur votre ADN et si une autre personne que vous l’inhale elle n’aura droit qu’à une brève hallucination auditive de battements d’ailes. » Que le MIT dispose d’échantillons de son ADN ne surprend aucunement Georgios, car c’est toujours à contrecœur que l’État relâche ses prises. « Je serai bref. Les nanos ont une efficacité réduite dans le temps et vous les oublierez une heure après les avoir inhalés. Eh bien, je vous remercie pour le thé, monsieur Ferentinou. Par ailleurs, je continuerai de jouer à la Bourse de la Terreur quelle que soit votre décision. Sous un autre pseudo, cela va de soi. »

Bekdil tend la main à Georgios qui la serre en étant dans un état second, comme hypnotisé par la fiole translucide sans étiquette.


Les djinns attendent Necdet qui gravit en cillant les degrés de béton du Centre de sauvetage commercial Levent sous l’éclat du soleil des heures de pointe. Des djinns par centaines, des djinns par milliers, qui le surveillent du haut des toits, balcons, cages d’ascenseurs et nacelles de laveurs de carreaux, perchés sur chaque réverbère, panneau de signalisation et placard publicitaire, chaque câble qui transporte de l’électricité ou de l’information, massés sur les toits des bus et des dolmus qui passent, lorgnant vers le bas depuis les corniches de verre des tours d’Istanbul ainsi que des minarets de l’horrible nouvelle mosquée au dôme argenté trop clinquant, plus que partout ailleurs. Les djinns ont toujours été attirés par les mosquées. Ils font en papillotant la navette entre la dimension où ils vivent et le monde réel, comme des flammèches froides, plus nombreux que les habitants du grand Istanbul.

« Quoi ? leur crie-t-il. Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Une femme qui rentre chez elle d’un pas rapide le regarde. L’excentricité est toujours suspecte, en ces temps où tous ont une dent contre quelqu’un ou quelque chose, ainsi que les moyens d’extérioriser leur exaspération. Necdet la foudroie du regard. Lorsqu’il détourne la tête, la place est déserte, un million de bulles de savon ont éclaté en silence, simultanément.

Il prend un dolmus. Les bombes sont un fléau, lorsqu’on emprunte les trams et le métro. La majeure partie de Levent est arrivée à la même conclusion. Gayreteppe est encombré de camions, de limousines intercontinentales, de citadines et de dolmus bleu et crème. Le minibus démarre et avance par étapes d’un mètre dans les embouteillages. Des klaxons beuglent de toutes parts, des sons auxquels répondent les coups de sifflet des agents de la circulation. Un tram aux trois quarts vide passe. Necdet s’est enfoui à l’arrière du dolmus, derrière une mêlée d’hommes d’affaires en costume bon marché, car il redoute les djinns. Il craint plus que tout de revoir la tête, la tête de la femme, la tête lumineuse. Il jette un œil par la fenêtre. Une flamme bleue immobile, aussi figée que si elle était ciselée dans du saphir, flotte au-dessus du capot de chaque véhicule présent dans l’avenue Cumhuriyet. Le djinn de la combustion interne. Necdet ferme les paupières et attend pour les rouvrir d’avoir entendu le taxi collectif s’engager dans le grand carrousel rugissant de Taksim.

En descendant les ruelles suintantes qui séparent les sombres immeubles décrépits aux fenêtres ouvertes et aux climatiseurs bruyants, Necdet perçoit les djinns sous forme d’une chaleur dont la source est plus proche, une chaleur dans la chaleur, des nœuds et des tourbillons d’énergie gardés captifs entre les vieilles bâtisses. Sur la place Adem Dede, obscure et saturée par les battements d’ailes des pigeons, ces maelströms charrient les vestiges de la chaleur du jour et de la puanteur de la graisse de cuisine rance utilisée à la çayhane de Fethi Bey, ce qui leur apporte de la substance. Necdet cherche à tâtons la clé du gros cadenas de cuivre. Ils sont tous derrière lui, empilés les uns sur les autres dans son dos, au point qu’ils atteignent la hauteur d’un cumulonimbus. Il les sent, au même titre qu’il sent l’odeur de friture.

« Necdet. » Une voix féminine, la voix d’une femme qu’il connaît même si elle ne s’est encore jamais adressée directement à lui. Il s’agit de la fille qui travaille à la boutique d’art, et elle descend les marches séparant le couvent des derviches de la maison de thé. Cependant, elle se déplace la tête en bas, à l’intérieur du sol. Les marches, la place, les immeubles, tout est incontestablement solide, mais par quelque diablerie attribuable aux djinns, Necdet voit ce qu’il y a sous le trottoir et la femme qui s’y déplace, avec les semelles de ses chaussures sous les siennes. Elle est en tout point identique à l’original, si ce n’est qu’elle est enceinte et s’incline en arrière pour ménager son dos et ses genoux, comme elle gravit les marches. Elle s’arrête sur le degré situé devant celui de Necdet et lève les yeux sur lui, entre ses pieds. Elle garde les mains posées avec légèreté sur son ventre, soupire et reprend l’ascension de la courbe imperceptible de son monde concave. Une karin. Les karins sont des esprits mineurs. Les théologiens se demandent toujours si ce sont des êtres d’argile comme les hommes, ou de feu comme les djinns, mais il est incontestable qu’ils sont aussi envieux et malveillants que ces derniers. Des vieilles filles, des derviches et des guérisseurs à la sauvette les perçoivent parfois ; les cheikhs les entendent et leur parlent, et certains peuvent même, à l’occasion, leur imposer leurs volontés. Tous estiment cependant que chaque karin est un miroir de la personne sous laquelle il se trouve, le reflet de celui ou celle qui se dresse à la surface, le gardien de son bonheur et de sa sérénité. Necdet titube et heurte la porte du tekke, qui s’ouvre.

« Ismet ! Ismet ! J’ai besoin de toi ! Ismet ! »

Necdet se précipite d’un pas vacillant dans la cuisine, le cœur emballé. Son frère est assis à la table Ikea, le Coran dans les mains. Ismet Hasgüler est un de ceux auxquels ce livre s’adresse. Ses lectures des sourates sont apaisantes. Douces et musicales, elles contiennent un baume pour les auditeurs. Elles guérissent les malades, repoussent les influences pernicieuses, purifient les maisons et bénissent les enfants. Quand une femme vient frapper à la porte pour poser une question sans réponse en ce monde – et ce sont systématiquement des femmes – le livre s’ouvre de lui-même à la sourate correspondante, dans les mains d’Ismet. Deux femmes à la tête couverte d’un foulard sont d’ailleurs assises en face de lui, proches l’une de l’autre. Tous lèvent les yeux, surpris, comme s’ils se sentaient coupables d’avoir voulu interpréter la volonté divine. C’est elle ! La fille de la boutique d’art, la bêcheuse qui n’a jamais dissimulé à Necdet le mépris qu’il lui inspire. Celle qui se déplaçait la tête en bas seulement quelques secondes plus tôt.

« Je t’ai vue », lui balbutie-t-il. Il désigne du doigt la jeune femme qui a un mouvement de recul. Celle qui l’accompagne, plus âgée, probablement une tante, la retient par le bras. « Je t’ai vue, là-dehors. Il y a une seconde. Ton karin, ton double inséparable. Je l’ai vu dans le sol. Il y a un instant. Ta sœur de terre. La tête en bas. Elle a prononcé mon nom. Je t’ai vue et tu attendais un enfant. »

La bouche et les yeux de la jeune femme sont béants. Puis des pleurs chiffonnent son visage. Elle gémit et étreint sa mère-tante-sœur aînée.

« Un signe, un signe ! » s’exclame la femme plus âgée avant de lever les mains pour rendre gloire à Dieu. « Allah est bon ! Tenez, tenez. »

Elle pousse des euros vers Ismet, qui recule comme s’il croyait ces billets empoisonnés.

« Quoi ? demande Necdet. Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ?

— Tu es un cheikh ! » dit l’employée de la boutique d’art avant que Necdet prenne conscience qu’elle pleure de joie. « J’ai entendu dire du bien de ton frère, on raconte que c’est un juge plein de sagesse. Un homme droit et juste, a estimé oncle Hasan après en avoir parlé à son cousin du magasin d’articles de sport. Et Sibel Hanim a déclaré qu’il était également un expert de la parole de Dieu parce qu’il a chassé les djinns du miroir de la chambre de sa fille. Mais toi, tu es le maître des djinns. À vous deux, vous constituez une armée divine. Merci, merci infiniment, merci ! »

Necdet ramasse les billets souillés et les lance aux deux femmes. « Tenez, reprenez votre argent ! Vos questions ont-elles reçu une réponse ?

— Oui », répond la fille de la boutique. Elle dirige une main vers son ventre, le geste que Necdet a vu sa sœur souterraine faire un peu plus tôt. « Oh oui, Dieu est infiniment bon ! »

Tante-mère-sœur a perçu le trémolo de folie présent dans la voix de Necdet et elle prend la main de sa nièce-fille-sœur pour l’entraîner dans la cuisine, puis dans la rue. Les billets sont restés sur la table, au milieu des verres à thé.

« À quoi rime ton petit numéro ? lui demande Ismet. Tu as été d’une grossièreté sans bornes envers ces femmes. Les chasser comme ça ! J’essaie, si Dieu le veut, de me bâtir une réputation et je n’y parviendrai jamais si tu terrifies les gens qui viennent solliciter mon aide. »

Necdet ferme les yeux. La pièce est parcourue par des tourbillons de forces spirituelles et émotionnelles qu’il entrevoit à peine, l’air bourdonne de peurs et d’énergie.

« Écoute. J’étais à bord de ce tram, aujourd’hui, tu sais, celui où une bombe a explosé. J’étais à bord, et j’ai vu la femme qui s’est suicidée. Je l’ai vue déclencher la bombe et j’ai vu sa tête s’envoler. J’étais à bord de ce tram.

— Oh, pourquoi n’as-tu rien dit ? Tu devrais être à l’hôpital. Tu as besoin de soins…»

Mais Necdet secoue la tête. Il tente de se débarrasser des bourdonnements étourdissants originaires d’un autre monde.

« Les médecins ne pourraient rien pour moi. Je vois les djinns. Comprends-tu ce que je te dis ? Je vois les djinns ! »


Des aiguilles de lumière dorée tombent sur Adnan Sarioglu étendu sur l’octogone de marbre. Des bouffées de vapeur s’élèvent autour de lui. La sueur forme des flaques sur son ventre – où il a plus de graisse qu’il ne le voudrait –, frémit un moment puis s’écoule sur son flanc jusqu’à la pierre chaude. Il s’étire et sa peau se distend. Son corps est luisant, comme martelé dans une forge. Les doigts d’acier du tellak ne laissent aucun muscle et aucune articulation au repos.

Ferid Adatas, propriétaire d’un des fonds communs de placement non militaires les plus importants de toute la Turquie, est membre du plus fermé des bains-douches de la ville. Les hammams sont redevenus à la mode. On ne peut y accéder que sur rendez-vous, et de nouveaux établissements réservés à un cercle de privilégiés ouvrent chaque semaine. C’est une autre incongruité post-européenne. Les spas font femmelette, sybarite, européen. Les hammams sont virils, authentiques, vraiment turcs.

Épuisé sur la dalle que surplombe un dôme étoilé – ce salopard de tellak a tenté de le faire couiner comme une vierge –, Adnan se fond dans une détente totale. Des muscles qu’il ignorait posséder se laissent aller et ronronnent. Tout en lui a été électrisé. Il lève les yeux sur la sombre coupole percée d’alignements de vasistas circulaires, comme s’il était seul dans un univers privé.

L’eau coule et ses éclaboussures forment une pellicule sur la dalle de verre suspendue au-dessus des mosaïques. Le hammam Haci Cadin est une fusion d’architectures typiques de la post-Union, des coupoles et des niches ottomanes érigées sur des palais byzantins depuis longtemps oubliés, des années et des décennies de vandalisme qui a aveuglé, étouffé et enfoui dans le sol les visages grecs aux yeux d’anges, un siècle après l’autre. Ces traits hantés n’ont reçu la lumière du jour que lorsque les bâtisseurs ont abattu un immeuble d’habitation bon marché et découvert cette merveille. Mais Istanbul est une superposition de strates, des sédiments imbriqués métamorphiques. Il est ici impossible de planter une rangée de haricots sans mettre au jour les restes d’un saint ou d’un soufi. Arrivé à un stade, tous les pays prennent conscience de devoir se nourrir de leur histoire. Les Romains ont dévoré les Grecs, les Byzantins les Romains, les Ottomans les Byzantins, les Turcs les Ottomans. Quant aux Européens, ils dévorent tout ce qu’ils trouvent. Nouvel éclaboussement suivi d’un ruissellement : Ferid Bey a prélevé dans un bol en bronze l’eau chaude que contient un bassin de marbre pour la verser sur sa tête.

« Super ! rugit-il. Super ! »

Ferid Bey se lève de la dalle de verre chaud pour se diriger en se dandinant vers le bain de vapeur. Ce n’est pas un homme gros ou rendu adipeux par le sybaritisme, mais les poils de sa poitrine sont gris et il a les hanches raides. Adnan se décolle de la dalle et le suit dans la pièce aux murs de marbre. Sous le sol transparent, des Patriarches et des Palaiologos subtilement éclairés lèvent les yeux vers ses testicules. Ferid Bey écarte les jambes et s’adosse à la paroi de marbre. Adnan se met à son aise, comme lui. Pour la première fois depuis des mois, il se sent véritablement vivre.

« J’ai jeté un œil à vos calculs », déclare Ferid Bey. L’eau goutte de l’ourlet du pestemal dont il a ceint sa taille. « Le hic, c’est que cela ferait de moi un contrebandier.

— C’est simplement une source d’approvisionnement alternative.

— C’est ce que vous comptez dire au juge, en cas de pépin ? »

C’est dans l’air. C’est ce tir au but que le vent soutient et emporte. N’importe qui pourrait marquer. Adnan doit avoir foi en ses capacités.

« Ce gaz s’envole en fumée. Le gazoduc de Tabriz ne peut en transporter autant et ils allument les torchères. Whoosh ! Comme s’ils jetaient une allumette dans une mallette qui déborde d’euros.

— Je doute que ce soit aussi simple que tourner un robinet.

— Öguz, notre spécialiste de la question, affirme qu’il suffit de saisir deux instructions sur un clavier. Fermer ceci, ouvrir cela. Clic-clac.

— Expliquez-moi comment tout ceci vous est venu à l’esprit. »

Les deux hommes se rapprochent l’un de l’autre dans l’espace exigu, étroit comme une tombe, du bain de vapeur.

« J’ai effectué mon service militaire sur ces terres pleines de promesses. Pendant que mes camarades rouspétaient et se plaignaient que les Kurdes les émasculeraient en cas de capture, j’ai consacré mes loisirs à des activités plus constructives.

— C’est comment, là-bas ?

— Un vrai trou, mais notre trou. »

La sueur se rassemble sur le menton de Ferid Bey où elle forme des gouttes qui grossissent puis tombent sur le sol de verre en déformant un œil du saint en mosaïque.

« Je suis un investisseur, pas un scientifique, mais je dois être absolument certain qu’il n’y a aucun risque. Je ne peux pas irradier les Grecs, même si j’en meurs d’envie. »

Adnan sourit et pense : Il l’a dit. Je ne peux pas irradier les Grecs. Il marche !

Ce jour qui a marqué tous les esprits, Adnan se trouvait sur le quai et réparait des combinaisons de plongée. C’était le début de saison et le soleil était haut dans le ciel, les premiers bateaux emportaient les plongeurs vers les cités lyciennes englouties. Suédoises effrontées et Danoises passionnées étaient ce qu’on trouvait de mieux parmi les premières arrivées. Les Scandinaves avaient un faible pour les hommes qui effectuaient un travail compliqué ou délicat. Les images bouillonnaient sur l’écran installé sous la banne de l’Octopus Bar, pour leur fournir les dernières nouvelles sportives. Bosser à terre et non sur les bateaux permettait à Adnan d’être informé de l’actualité avant les autres. Et ce jour-là, alors qu’il collait des rustines aux combinaisons, il entendit le commentateur changer d’intonation et reporta son attention sur l’écran. Une expression empreinte de gravité, un bandeau qui défile tout en bas, l’image instable d’un ciel illuminé par des éclairs au-delà de l’horizon. Brusquement intrigué, Adnan posa son pistolet à colle et se rapprocha du téléviseur. Toutes les têtes se tournaient, sur le quai. Les hommes oubliaient leurs filins, leur matériel de plongée, leurs bateaux, leurs camionnettes et mobylettes. Les Suédoises et les Danoises battirent en retraite, ne sachant trop si elles avaient le droit d’assister au spectacle.

À onze heures vingt, heure d’Ankara, le mont Fandoglu qui se situe dans la province occidentale de l’Azerbaïdjan iranien fut atteint par quarante missiles à ogive thermobarique. Les images satellites montraient des flammes qui jaillissaient des montagnes pour s’épanouir l’une après l’autre en fleurs belles comme des tulipes. Un chapelet de sphères ignées. D’autres prises de vues, attribuables à des portables, leur révélèrent un nuage incandescent en forme de champignon qui s’élevait dans un ciel saphir, puis un autre. Avant que tout vibre et disparaisse.

« Des bombes nucléaires ? fit une voix. Quelqu’un a balancé des bombes nucléaires !

— Non, pas nucléaires, répondit Adnan sans quitter l’écran du regard. Des bombes à vide, des machins censés être sûrs et propres, même si ces considérations sont secondaires quand on est dans leur rayon d’action.

— Comment peux-tu le savoir ? demanda un vieil oisif.

— J’ai vu ça sur Discovery Channel. Ce sont des armes conçues pour être utilisées contre des bunkers enterrés.

— Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir, là-bas ? Un trou dans le sol ?

— Ils l’ont creusé, marmonna quelqu’un.

— Ce qu’il y a ? De vraies bombes nucléaires, répondit Adnan.

— Les inspecteurs de l’ONU ont visité le site de Qom, tout le monde le sait !

— Ils ont vu ce qu’on a bien voulu leur montrer. »

Puis une voix déclara simplement :

« Les Juifs. »

Topai avait travaillé une vingtaine d’années dans la partie nord de Chypre et en bas dans le Levant, et tous le considéraient comme l’individu le plus bourlingueur de tout Kas.

« Ces putains de Juifs ont fini par le faire ! »

Il y eut dans l’Octopus Bar une explosion de voix, des poings brandis.

« Fermez-la, je veux savoir ce qui se passe », cria Adnan. Il y avait sur ce qu’il pouvait voir de l’écran un panache rougeâtre en forme de cyprès ou de plume qui s’élevait sur des milliers de mètres en s’inclinant vers l’est comme une colonne de fumée, en direction de Tabriz. L’expression du commentateur n’était plus consternée mais apocalyptique. « Bouclez vos putains de gueules ! » rugit Adnan lors d’une accalmie dans le fracas. Il y eut un silence. « Merci. Écoutez ! Écoutez ! »

Adnan tenta d’imaginer la simulation informatique transposée dans la réalité, sur un plan humain. Un seul missile thermobarique aurait transformé tous les tunnels creusés sous le mont Fandoglu en un véritable enfer. L’onde de choc eût réduit en bouillie les organes, broyé les membres et les cages thoraciques, avant que l’ouragan igné s’engouffre dans les galeries à une vitesse quasi supersonique, traverse toutes les salles de tous les niveaux des installations. La combustion ayant consumé tout l’oxygène disponible, les rares survivants à l’incinération seraient morts par suffocation. Ce qu’ils n’avaient pas montré sur Discovery Channel, c’était ce qui se produisait quand quarante missiles arrivaient les uns derrière les autres pour provoquer un chapelet d’explosions sur un réacteur nucléaire à eau sous pression. Au cœur du mont Fandoglu, les commandes furent carbonisées, les systèmes de secours changés en scories, les sécurités fondues et amalgamées. Les dispositifs de refroidissement cessèrent de fonctionner, la température du noyau grimpa en flèche. Les cloisonnements cédèrent, la masse en fusion du noyau atteignit l’eau et une explosion de vapeur titanesque projeta un geyser de matières radioactives hors des tunnels et évents, haut dans l’atmosphère. Emporté par un vent d’ouest, le panache radioactif atteignit cinquante kilomètres de haut sur cent de long. Il ne restait plus rien de vivant, sous le mont Fandoglu, pas une seule bactérie.

Les Suédoises aux larges pommettes et les Danoises joufflues s’étaient entre-temps éclipsées.

Tous les hommes de Kas se trouvaient dans les bars, les restaurants et les çayhanes pour regarder la télévision. Dans leurs maisons, les femmes se réunissaient autour de leurs écrans. La terreur se propageait. Le panache avait atteint les stations de compression de gaz de Marand, quatre-vingts kilomètres plus à l’est. Tous étaient morts, là-bas. Les installations seraient inutilisables pendant une génération. Il fallut évacuer Tabriz. Yetkin, le Premier ministre, promit l’aide de la Turquie. Adnan regardait les images d’une vieille femme lavée au jet des particules attribuables aux retombées. Elle gardait les mains et le visage levés, sans sembler avoir conscience que c’était justement du ciel que la mort s’abattait. La Knesset avait confirmé lors d’une conférence de presse qu’Israël venait de détruire les installations nucléaires iraniennes du mont Fandoglu. Des marmonnements avaient finalement comblé le lourd silence. Trois mots étaient désormais répétés : « putains de Juifs ». Puis quelqu’un avait lancé un tabouret sur le téléviseur, qui s’était mis à osciller. Un exploit salué par une acclamation. Les autres s’étaient chargés de faire basculer ce maudit appareil, de briser des tables, arracher les rideaux. Après avoir cassé les bouteilles rangées derrière le bar, ils s’étaient défoulés sur les lampes suspendues, ils avaient mis à sac l’Octopus Bar. Comme c’était insuffisant, quelqu’un avait décidé d’y mettre le feu. Les flammes s’étaient empressées de dévorer le bois désormais imbibé d’alcool. Puis, quand les employés voulurent utiliser les extincteurs, la clientèle leur jeta des cailloux. À minuit, le toit s’effondrait dans un feu d’artifice de braises et d’étincelles. Le lendemain matin, les ruines étaient toujours trop chaudes pour qu’il soit possible d’approcher. Adnan ne pouvait comprendre. La colère des habitants de Kas contre les Juifs et leurs alliés américains était telle qu’ils avaient privé leurs voisins de leur gagne-pain. Il y avait eu dans toute la Turquie, et jusqu’aux frontières les plus éloignées de l’Islam, de telles automutilations sous forme d’incendies, attentats à la bombe et immolations absurdes.

Si le monde vacilla pendant un temps au bord de l’abîme, les Israéliens avaient parfaitement analysé la situation. L’Iran ayant menacé de fermer le détroit d’Ormuz aux tankers, les États-Unis y envoyèrent leur flotte. Avec des millions de personnes déplacées, Téhéran pouvait tenir un rôle de victime. Les ambassades brûlaient et sautaient au Pakistan, des ardeurs que seule la puissance du pays voisin, l’Inde, permit de modérer. L’Afghanistan poursuivit son suicide collectif en le peaufinant avec autant de minutie que s’il s’agissait d’un de ses célèbres tapis. L’appel de la Syrie – qui réclamait l’anéantissement d’Israël – ne fut que gesticulations, un simple déluge d’insultes rituelles. Les rampes de lancement de missiles de croisière thermobariques se situaient à seulement quelques minutes de Damas. La Chine protesta et menaça Israël de sanctions, mais sa lente apocalypse environnementale lui donnait d’autres chats à fouetter. L’Inde manifesta un mécontentement de bon aloi. L’Union européenne se lança dans une nouvelle leçon de morale. Les Sud-Américains exprimèrent leur outrage, mais ils ne se trouvaient sur le passage d’aucune retombée. Le veto des États-Unis au Conseil de sécurité empêcha toute condamnation officielle de l’ONU. Les Russes brandirent des menaces tout en se félicitant en secret que les immenses champs pétrolifères de l’ouest de l’Iran – enfouis sous la couche de poussière radioactive des vestiges des installations nucléaires du mont Fandoglu – soient dans l’impossibilité de produire quoi que ce soit pendant quelques décennies. Le monde recula du bord du gouffre et repartit en titubant. Le ballet de la politique mondiale pouvait reprendre.

Et en Turquie, près des flots bleus de la Méditerranée, le lendemain de ce jour qui resta gravé dans toutes les mémoires, un modeste plagiste acheta une boîte de chapelets qu’il revendit en moins d’une heure en réalisant un gain net de trois cents pour cent. Pendant que Kas attendait que les cieux se déchirent, que le mahdi prononce le centième nom secret de Dieu et que débute la fin du monde, Adnan fut ainsi témoin d’un miracle d’une tout autre nature, celui de l’économie de marché.

Quinze ans après cette pluie de missiles sur le mont Fandoglu, l’ouest de l’Iran est toujours radioactif, la frontière reste fermée et les oléoducs et gazoducs sont placés sous embargo international. Mais ce même jeune homme est devenu un trader et il a trouvé un moyen de faire passer du gaz invendable dans une longue conduite inutilisée, pratiquement oubliée, jusqu’au gazoduc Nabucco qui relie la Caspienne à l’Adriatique. Du gaz si bon marché qu’on peut considérer que les Iraniens en font cadeau, du gaz qui rapportera une véritable fortune dans la folle chaleur du marché au comptant d’Istanbul.

Les tractations sont délicates et compliquées, mais elles reposent sur des bases solides. Adnan a tout réglé du côté iranien. Le chevalier blanc – Ferid Bey – fournira les liquidités. Les UltraLords vont substituer à du gaz hors de prix de la Caspienne du gaz iranien très bon marché dans une station de compression située loin à l’est, là où la vieille Ligne verte iranienne depuis longtemps sous scellés rejoint le gazoduc Nabucco qui vient de Bakou. Tous seront gagnants, quand le gaz sera vendu sur le marché de cette ville avide d’énergie qu’est Istanbul. Tous s’en mettront plein les poches. Mais rien ne pourra être fait avant que Ferid Bey n’appose son cachet sur le contrat.

« Quand comptez-vous passer aux actes ? »

Ferid Bey se penche en arrière sur le marbre chaud et son ventre ballotte un peu sur le plaid.

« La veille du jour où le vent va tourner.

— Pourquoi avez-vous besoin de mes capitaux, si vous savez prédire l’avenir ? Dites-le-moi, je ne suis certainement pas le premier. Qui a refusé, avant que vous décidiez de me joindre ? »

Ferid Bey ne l’a pas invité à le retrouver dans ce hararet, ce bain turc privé, sans se renseigner sur lui de façon si approfondie qu’il relèvera ses mensonges avant même qu’il les exprime.

« Bon nombre sont ici, ce soir. Et vous en avez déjà parlé avec eux. »

Ferid Bey se lève, se donne une tape sur les cuisses puis sur le ventre, secoue la tête pour faire tomber des gouttes de sueur de son épaisse chevelure.

« Exact. C’est bon comme ça. Venez, allons nous rincer. Vous me plaisez, Adnan Bey. J’ai pris connaissance de vos études et de vos chiffres, mais j’ignore tout de vous. Vous avez de l’audace, cependant je n’aime pas prendre des engagements avec des inconnus. Venez dîner demain. Chez moi, à Heybeliada. Une vedette vous attendra à Eminönü, à vingt heures. Êtes-vous marié, avez-vous quelqu’un de proche ?

— Ma femme, Ayse. Elle est négociante en art religieux.

— Vraiment ? J’aime ça. Il est bien que les femmes aient également une activité professionnelle. J’aimerais la rencontrer.

— J’ai des associés.

— C’est avec vous que je compte traiter. Venez avec votre épouse. Il y aura quelques amis.

— Quand puis-je espérer finaliser cet accord ? » demande Adnan pendant que Ferid Bey enfile ses sabots et se dirige vers les bassins en se dandinant sur le verre mouillé.

« Rien ne presse. Nous en parlerons demain. Tenue décontractée. »

Adnan Sarioglu incline la tête et laisse les perles de sueur rouler sur les côtés de son nez, fusionner à l’extrémité pour goutter sur le sol. Il inhale les chaudes vapeurs aromatiques. L’air brûle ses narines, mais il a une odeur d’argent.


Dans la chambre, l’air est chaud et poisseux, stagnant, mais Ayse est en sous-vêtements et elle frissonne avant d’enfiler sa nouvelle robe. Après avoir quitté le nid où on a passé son enfance, il est impossible de se sentir véritablement à son aise. Elle se déhanche pour faire glisser le vêtement sur ses seins et ses épaules, puis elle lisse les plis et se tourne afin de s’étudier dans le miroir du vieux placard. Elle y a regardé tant de fois ses reflets, des robes mises et retirées, son ventre plat, le galbe de ses seins, la ligne de sa mâchoire et la fermeté de ses bras. Elle y a cherché son premier poil pubien et le renflement d’un sein marquant la fin de son enfance et l’épanouissement de sa féminité. Ayse se souvient de son premier ensemble de lingerie à couper le souffle qu’elle a acheté dans la nouvelle boutique ouverte par Agent Provocateur dans Cevahir Mall. Âgée de dix-sept ans, elle a apporté le plus discrètement possible le paquet à la maison. Puis est venu le long rituel voluptueux de l’enfilage, un élément après l’autre, avec des fixations compliquées et inefficaces qu’il faut crocheter, boutonner et accrocher, avant de prendre la pose comme il se doit pour ressembler – lorsqu’elle se tourne vers le miroir – à un mannequin qui pivote sur la passerelle ou une espionne du XXe siècle qui s’apprête à rencontrer un contact dans son boudoir tapissé de velours rouge. L’électricité statique due au frottement des cuisses l’une contre l’autre est surprenante, tout comme les petits nœuds roses qui la rendent si sexy. Elle ne peut s’empêcher de caresser la dentelle, les mailles et ce qui brille. Elle a l’impression de valoir autant que tous les trésors d’Istanbul. Ayse paresse des heures dans son lit pour explorer les sensations et émotions que procurent de tels accessoires chez une fille de dix-sept ans qui voit par instants dans ce miroir le reflet d’une créature indomptable. Elle finit par s’asseoir, jambes écartées, au bord du lit, pour fumer et étudier son image. Elle redoute, tout en espérant presque, que la porte s’ouvre et que sa mère la surprenne ainsi. Elle vient de découvrir une femme sensuelle, dans cette vieille chambre familière aux murs tapissés d’affiches de boys bands.

« J’arrive. Comment me trouves-tu ? »

Ayse emprunte le couloir qui a senti l’oignon frit et la vieille graisse aussi loin que remontent ses souvenirs, puis elle pénètre dans le séjour. Sa mère est assise dans le fauteuil de la fenêtre en saillie d’où elle peut surveiller tant le monde intérieur que celui extérieur.

« Je sais que ce n’est pas fait pour être porté avec des bottes, mais est-ce que ça conviendra ?

— Pour quoi ?

— Je te l’ai dit il y a dix minutes, ce dîner avec Ferid Adatas, demain.

— Ferid comment ? »

Les « appartements Tulipe » sont ce qu’on appelle des maisons du souvenir. Ayse a découvert ces édifices dans les pages d’écrits de la Renaissance de la Florence du XVe siècle. Ces maîtres de l’art de la remémoration ont construit les fabuleux palazzi de visualisation où chaque vestibule, pièce, tableau et statue, les moindres éléments du mobilier et de la décoration, sont des accès à des faits qui risquent de sombrer dans l’oubli. Contrats, affaires légales, poèmes et discours, ont été décomposés en éléments auxquels on a assigné un emplacement précis dans le palais mnémonique. Se rendre du portique à la loggia en passant par le vestibule peut déclencher un débat de logique complexe ; une autre promenade débutant au même endroit peut, à cause d’une niche, d’une pièce isolée et d’un balcon surplombant un jardin classique de cyprès évoquant des flammes sombres, reconstituer un arbre généalogique ou résumer les clauses d’un contrat de mariage. Pendant que ce qui rassemblait ses souvenirs perdait de sa cohérence, la mère d’Ayse élaborait son propre art informel de la remémoration en associant des lampes, des ornements et des photos de famille, des livres et des revues datant de plusieurs années ainsi que ces petits coffrets sertis de pierres qu’elle aimait tant, à des instants et souvenirs. Elle les avait positionnés sous des angles précis que Dicle, la femme de ménage, n’avait pas le droit de modifier étant donné que le souvenir en question en aurait été dénaturé. Une rotation de vingt degrés eût métamorphosé un prix remporté à l’école en mariage d’un cousin, déplacer de l’autre côté de la table proche du sofa le cadre d’argent contenant le diplôme obtenu par son frère en eût fait le rappel des feux d’artifice qui ont ponctué le premier Nouvel An de ce siècle. Et quand ces associations d’idées commencèrent à se dégrader, Fatma Hanim prit l’habitude de coller sur ses mémentos des Post-it jaunes couverts d’abréviations énigmatiques dignes de SMS. Elle s’emportait avec la hargne virulente des vieillards contre Dicle lorsqu’un de ses petits aide-mémoire disparaissait. Alors que la colle avait simplement séché et que les notes jaunes décolorées par le soleil, aux annotations ayant pâli pour atteindre une quasi-invisibilité, descendaient en voletant comme des feuilles mortes dans l’air poussiéreux. Fatma Hanim indexait un souvenir après l’autre dans l’appartement des Erkoç. Ayse l’attribuait à l’entropie nécessaire à sa vie d’archiviste de la famille. Pendant qu’elle et ses sœurs, frères, cousins, cousines, tantes et l’interminable défilé des Erkoç trépassés passaient en courant pour aller à l’école, tomber amoureux, se marier et procréer ou avoir une carrière professionnelle, ou encore concilier les deux, se séparer et vivre sans entraves, sa mère récoltait les souvenirs, les époussetait et les réordonnait en prévision du jour où ils seraient utiles, quelques années ou quelques vies plus tard. On trouvait à présent trop de mémentos dans la demeure de Fatma Hanim et plus assez dans son esprit. Elle avait mené son œuvre à bien, tout avait été transcrit et il suffisait d’avoir des yeux pour en prendre connaissance.

« Qu’en penses-tu, maman ? » lance Günes, la sœur d’Ayse. Le regard de Fatma Hanim s’est abaissé vers les veines de ses mains repliées sur son giron, les décorations annotées de la tablette de la cheminée, les papillotements bleutés du téléviseur dans l’angle le plus éloigné de la lumière. Le jusant de ses souvenirs est devenu bien plus important au cours de ces trois derniers mois, et il a emporté de nombreux détails, noms et même visages tout là-bas dans l’oubli. Le risque qu’elle laisse ouvert le robinet de l’évier ou de la gazinière a incité Günes à venir s’installer ici avec sa progéniture. Libérés par l’immensité inattendue des pièces de cette vieille maison ottomane, Recep et Hülya, ses enfants de neuf et cinq ans, parcourent au petit galop cet appartement sans se soucier des objets de famille qui n’ont pour eux pas plus de signification que les aide-mémoire disposés avec soin. Ibrahim, son mari, est resté dans le petit appartement moderne et exigu de Bayrampasa. Günes attendait cet instant depuis des années. Elle désirait depuis des lustres que cet épisode de son existence – sa vie de femme mariée brouillonne et imprévisible – s’achève enfin pour lui permettre de regagner le giron protecteur de sa famille. Elle a toujours été du genre à gérer la situation, à veiller sur quelqu’un. Tout le contraire d’Ayse. La supériorité morale hautaine de Günes et la déception de leur mère parce qu’Ayse a épousé un homme d’un rang bien inférieur au leur a cessé de tourmenter cette dernière. Dieu ou l’ADN en ont voulu ainsi. On ne peut aller à l’encontre de leurs volontés.

« Oui, très jolie robe, ma chérie. Pour quelle occasion l’as-tu mise, déjà ? demande Fatma Hanim.

— Ce dîner, sur les îles des Princes.

— Les îles des Princes ? Qui y connais-tu ?

— Ferid Adatas.

— Tu as dû m’en parler, je crois. Qui est-ce ? Est-ce que tu me l’as présenté ?

— C’est un gestionnaire de fonds d’investissement. Un homme d’affaires, quelqu’un qui a réussi. »

Fatma Hanim secoue la tête.

« Je regrette, ma chérie. »

Un diplomate, un bureaucrate ou un nouvel eurocrate ; voire un représentant de cette espèce en voie d’extinction que sont les princes, voilà le genre de personnes que les Erkoç côtoyaient sur les îles des Princes à l’époque où Fatma et le plus fringant des capitaines du commandement maritime s’y rendaient pour un bal, conduits à bord d’une vedette de la marine par des matelots à l’uniforme impeccable, avec l’étoile rouge et le croissant qui se dilataient et claquaient derrière eux. Les hommes d’affaires ont les doigts tachés par l’argent, de petits yeux plissés à force de scruter la ligne du bas des relevés de compte et non l’horizon éblouissant des flots sombres comme le sang de la mer Noire.

« C’est un ami d’Adnan. »

Le regard de Fatma Hanim la fuit de nouveau. Elle l’a dit, sans détour. Les affaires. Ce n’est pas une activité honorable. De l’autre côté de la pièce, dans le fauteuil installé près de la fenêtre, là où la lumière autorise les travaux d’aiguille, Günes met en contact l’extrémité de sa langue et ses lèvres pour libérer un sifflement réprobateur de reptile. Ce nom ne doit pas être prononcé en ce lieu. Tout ce qui rappelle à leur mère cette mésalliance, ce que sa fille cadette aurait pu obtenir et a refusé pour épouser cet individu, fait apparaître dans ses yeux les larmes faciles du grand âge.

Ayse dépose un baiser sur le front de sa mère, qui demande une fois de plus en l’entendant refermer la porte : « Mais où va-t-elle, déjà ?

— Aux îles des Princes », répond patiemment Günes.


À partir de Sirkeci, le Marmaray est bondé et Ayse voyage debout sous le Bosphore. La rame sent l’électricité et l’éclairage lui donne la migraine. Elle perçoit de la peur, autour d’elle : tous savent que lorsqu’il y a eu une bombe dans les transports en commun il y en aura une autre, un attentat attribuable aux mêmes individus ou à d’autres fanatiques qui souhaitent grappiller un peu de leur notoriété. Ayse évite de réfléchir aux dégâts que feraient des explosifs dans ce tunnel. Elle refuse d’imaginer l’éclair blanc aveuglant, la voûte qui se fissure, le boyau qui éclate et l’eau qui s’y engouffre sous des millions de tonnes de pression. La rame zigzague sur les aiguillages, des éclairs bleutés illuminent le tunnel sous-marin. Ayse sait que tous partagent les mêmes pensées. Passages immergés, immeubles vertigineux, trains à très grande vitesse et avions de ligne qui volent haut dans le ciel sont des choses qui fascinent les religieux révoltés. Ce sont autant de défis que les hommes ont lancés à leur Dieu.

Un million d’euros et elle n’aurait plus jamais à subir tout cela. Le dolmus serpente interminablement entre les immeubles grêles de Ferhatpasa. Chaussées défoncées, bas-côtés poussiéreux, façades de béton et collines broussailleuses sont nimbés d’une clarté jaunâtre. Ayse ne supporte plus la laideur. Ce pactole lui permettrait de retraverser le Bosphore, de retourner en Europe. Des gosses traînent dans l’entrée de l’immeuble. N’y a-t-il pas l’équivalent d’une maison des jeunes à la nouvelle mosquée ?

Adnan n’est pas encore rentré. Il ne regagnera pas leur domicile avant point d’heure. Après le hammam il y aura les boissons, d’interminables palabres. Elle n’attendra pas le ronronnement annonçant le retour de l’Audi. L’appartement est figé dans une gangue de chaleur captive et d’odeur d’assouplisseur. Ayse peut entendre le téléviseur du voisin du dessus à travers le plafond. Quelle que soit la chaîne qu’il regarde, l’émission semble ponctuée d’acclamations. Elle boit le jus de cerise à même le pack, si glacé qu’elle en grimace presque. Ayse dispose sur la commode les vêtements qu’elle mettra le jour suivant. C’est un véritable soulagement que de descendre la fermeture à glissière et retirer ses bottes, une mode ridicule par un temps pareil mais une mode malgré tout. Sitôt nue, elle se glisse entre les draps et se sent étouffer. Le sommeil ne viendra pas. Ayse change de position, se tourne d’un côté puis de l’autre, avant de faire un essai sur le dos dans la partie du lit la plus fraîche, de superposer ses jambes, ses bras. En vain. Son esprit s’emballe. Elle s’imagine Adnan aux bains turcs, sérieux comme il sait l’être lorsqu’il a des affaires à traiter, en ce qui concerne par exemple la boisson… Il adore les soirées mais veille à avoir toujours au moins un verre de retard sur son interlocuteur. Elle imagine le dîner du soir suivant, les hommes qui parlent de foot, de politique et de transactions, les femmes réunies autour de la table pour broder sur le thème de la famille, des ragots et des faits de société. Et que faites-vous pour vous occuper, madame Erkoç ? Je chasse un homme mellifié. Qu’est-ce qui est le plus absurde, à Istanbul, une légende issue d’un lointain passé empreint de magie ou refuser un million d’euros à cause d’un after-shave de pacotille ?

Elle enfile une robe de chambre pour aller téléphoner. Akgün ne la situe pas immédiatement.

« Pardonnez-moi, madame Erkoç. Mais que puis-je pour vous ? » Elle croit humer une bouffée d’Arslan.

« Votre homme mellifié.

— Oui ?

— Je m’en charge. »

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