Jeudi

7

C’est le Jour du Deal.

Le temps annoncé pour le Jour du Deal est lumineux et caniculaire. Des miroitements dansent au-dessus de l’autoroute dès dix heures du matin. Goudron brillant en train de fondre. Drapeau turc qui pend mollement comme une carcasse d’oiseau mort de la hampe dressée au sommet de la colline, de l’autre côté de l’asphalte surchauffée. Adnan est debout depuis l’azan de l’aube. Si la prière est préférable au sommeil, le profit est préférable à tout le reste. Il y a des rituels qu’il convient de respecter, un Jour de Deal. Il faut tout d’abord cirer ses chaussures, et il s’assoit en slip à la table de la cuisine sur laquelle il a étalé un journal. Les mouchetures de cirage laissent moins de traces sur la peau que sur le tissu. Le pantalon est dans la presse, où il acquiert un pli maison. La brosse à peluches enlève quelques pellicules qui se sont égarées sur la veste. Se raser pour le Jour du Deal est en tout point comparable à ce qu’on peut voir dans les pubs, de près, encore plus près, toujours plus près. Près comme seules cinq lames le permettent. Hasan ferait du meilleur travail, avec son grand coupe-chou. Plus tard. Il pourra se détendre dans son grand fauteuil de cuir, une fois l’affaire conclue, et il laissera Hasan lui caresser les joues avec l’acier tranchant. Adnan souffle longuement, lentement, en sentant les picotements de l’eau de Cologne. Il ne croit pas aux vertus des after-shave vantés dans les revues, ces machins aux noms machos comme Blue Steel, Hugo Man ou – pire encore – qui ont des noms de footballeurs ou de golfeurs. L’eau de Cologne, voilà le parfum qui convient à un vrai homme. Tout spécialement un Jour de Deal.

L’animateur est-il meilleur ou la musique de Bonjour les auditeurs a-t-elle plus de punch que d’habitude ?

Une impression, comme le jour où il a acheté l’Audi et que toutes les voitures qu’il croisait ou doublait semblaient être de la même marque. Adnan repasse sa chemise du Jour du Deal, quand Ayse émerge de la chambre en petite culotte.

« Terrible, murmure-t-elle en retirant son oreiller tour de cou.

— D’après la radio, ça va encore empirer. Jusqu’à trente-huit.

— Je ne parlais pas de la température mais de toi. Un homme qui repasse en slip, c’est d’une délicatesse rare… comme les types en collant dans les ballets. »

Il se demande si elle peut seulement le voir. Il faut à Ayse énormément de temps pour se réveiller. Elle part à la dérive vers la cuisine et remplit la bouilloire. Les tuyaux sifflent, claquent et libèrent un étrange rugissement animal mais au moins y a-t-il de l’eau à cette heure du matin.

« Tu ne sais pas t’y prendre, avec eux.

— Il faut vraiment le vouloir, pour se planter. »

Mais elle sait préparer du café, un café merveilleux dont on ne peut maîtriser la technique qu’en grandissant dans une maison où il y a un cuisinier. Le café du Jour du Deal. Adnan le boit en éloignant la tasse de sa chemise qui a conservé la chaleur du fer. Ce café serait encore meilleur s’il le buvait au bord de l’eau, sur la terrasse de son yali devant lequel les grands navires passent au ralenti. Ils devront se vêtir un peu plus. Un marin pourrait les voir, puis tout l’équipage et pour finir la totalité des voisins. Ils en auraient, de la chance ! Dieu, mais qu’elle est donc désirable, ainsi accroupie pour sortir le linge du séchoir, cuisses écartées au-dessus de petits pieds en équilibre instable sous la pêche divine que dessinent ses fesses ! Le galbe de son dos est fantastique. C’est la première fois qu’il en prend véritablement conscience, la symétrie parfaite des collines de muscles qui bordent la vallée de la colonne vertébrale. Ce qu’il voit le sidère et l’excite. Tout est plus net et bandant, un Jour de Deal.

« Je regrette d’être rentrée si tard, hier soir, mais je devais régler plusieurs détails avec Ahmet et Mehmet.

— Tu es sur quelque chose ? »

Les déplacements de ses muscles lui révèlent qu’elle sourit.

« Absolument.

— Tu comptes m’en parler ? »

Un autre rictus musculaire. « Certainement pas. Je t’expliquerai tout ça quand ce sera terminé. Tu as ton affaire et moi la mienne. »

Ayse emporte son café dans la chambre. À sept heures, Adnan est habillé. Chemise de Jour D, costume de Jour D, cravate, chaussettes et chaussures de Jour D. Elle a dit vrai. Il en jette. Il ferme ses boutons de manchette.

« Paré. À l’attaque ! »

Ayse sort de la chambre pour assister à son départ. Elle a enfilé son kimono en soie japonais.

« Je te préférais avant », dit-il.

Ayse lui donne une tape avec la manche du kimono.

« Viens ici, toi. » Son baiser est long, une promesse d’ardeur au goût de café. « Va, fais ce que tu as prévu de faire et reviens millionnaire.

— Je t’appelle dès que tout est réglé. »

Les ados habituels traînent autour des garages. Ils doivent rôder dans les parages toute la nuit. Comme toujours, ils le regardent ouvrir l’Audi en lui adressant des petits cris bestiaux.

Capter son attention, c’est tout ce qu’ils désirent. Adnan envisage de baisser la glace et de leur intimer de foutre le camp, d’aller chercher du travail, bande de fainéants. Mais il se dit qu’il ne vivra plus longtemps dans ce quartier pourri.

S’il laisse la voiture reculer du garage en autodrive, il passe en manuel sitôt sur l’autoroute. La concentration réclamée par la conduite lui évite de penser à ce qu’il va faire subir à Kemal. La circulation est déjà très dense, et au-delà du pare-brise qui s’adapte aux conditions atmosphériques la brume de chaleur est aussi opaque qu’un rideau. À la radio, les prophéties de records de température pour un mois de mai rebondissent, smashées par le huit heures. D’un mouvement des paupières il bascule sur les cours de fermeture à Londres et Francfort, au Henry Hub de Louisiane, au Centre de Vienne et aux prix de milieu de matinée sur les marchés d’Extrême-Orient. L’Asie centrale est déjà en hausse, Bakou sur le point d’ouvrir. L’Audi vrombit au cœur de la circulation argentée. L’UltraLord arrive.

Kadir l’appelle, à cinq minutes du pont. Le monde retrouve ses assises. Adnan repasse en conduite automatique. Les traits de son ami se matérialisent sur le pare-brise.

« Salut Hydror.

— Salut à toi, Draksor. J’ai le nécessaire. Où es-tu ?

— À environ une demi-heure de trajet.

— Je t’attendrai dans le hall.

— On s’y retrouve.

— Ça se présente plutôt bien, pas vrai ?

— Oui, plutôt.

— Je veux dire que c’est bon, très bon.

— Ouais, très bon. »

Le voici tout là-haut, sur la voie d’accès au pont. Son yali est en bas, sur la gauche. Voilà les choses auxquelles il convient de penser. Adnan se change les idées en faisant afficher l’annonce de l’agent immobilier. Ce balcon, cette terrasse, pouvoir regarder ceux qui suivent la courbe du pont en sachant qu’il n’aura plus à en faire autant.

L’Audi ralentit, finit par s’arrêter. Un embouteillage au-dessus du Bosphore, un endroit où Adnan a horreur de devoir s’attarder, en suspension loin à l’aplomb des flots. Parfois, le nombre de véhicules qui s’y immobilisent est très élevé parce que l’autodrive a surestimé leurs déplacements relatifs. Il déconnecte le dispositif pour laisser les moutons dégager le passage. Le frein d’urgence s’enclenche aussitôt. L’embouteillage n’est donc pas imputable à l’informatisation de la conduite. Adnan entend les premières mesures d’un concert de klaxons et passe en revue les stations où ils parlent de circulation et de conditions météorologiques. Un incident est signalé sur le pont du Bosphore. Le service des autoroutes annonce… un incident… un incident. Pour Adnan, ce terme se rapporte à une cause humaine.

Il descend de voiture pour mieux voir de quoi il retourne. Les avertisseurs l’assourdissent aussitôt. Juste sur sa droite, une femme martèle son volant en hurlant silencieusement des invectives à son pare-brise. Le point où tout s’est grippé est proche, à seulement huit véhicules de là car la cime du tablier incurvé est dégagée. Un embouteillage se forme également sur les voies à destination de l’Asie, car tous ralentissent pour s’intéresser au spectacle.

« Pouvez-vous voir ce qui se passe ? crie Adnan à un camionneur à la lourde moustache se trouvant près de lui.

— Il y a une voiture en travers des deux voies.

— Accidentée ?

— C’est difficile à dire. Le type est toujours au volant, et chaque fois que quelqu’un va pour le contourner il avance ou recule pour lui barrer le passage. Whoa ! Ça a accroché, ce coup-ci ! »

Un car long-courrier est arrêté à côté de la voiture de la femme qui gueule en silence. Ses passagers se sont massés à l’avant et étirent le cou pour mieux voir. La hurleuse ouvre la portière et se dresse sur la chaussée.

« Est-ce que quelqu’un pourrait me dire ce qui se passe ?

— Il y a un sauteur ! » crie un homme qui s’est tourné vers elle, deux véhicules devant eux.

« Un quoi ? »

Le camionneur descend de sa cabine. Les portes du car s’ouvrent et conducteur et passagers se faufilent entre les véhicules à l’arrêt.

« On pourra peut-être repartir plus vite, si on le laisse tranquille », déclare Adnan.

Mais personne ne s’arrête. Tous passent près de lui, et c’est le moment foot… cet instant où les spectateurs renoncent à leur identité pour devenir de simples composants d’une foule.

« Y a personne qui pourrait me dire de quoi il retourne ? insiste Madame Citadine exaspérée avant d’être emportée par la marée humaine. Mon sac ! »

Ils ne sont plus qu’à quatre voitures du début de l’embouteillage et Adnan se faufile jusque-là. Un costume en impose. Mais nul n’ose se rapprocher du cinglé qui a arrêté sa Toyota rouge en travers du pont. Les dégâts infligés aux voitures de ceux qui ont tenté de passer malgré tout sautent aux yeux. Pare-chocs défoncés, optiques brisées, peinture emportée et fibre de carbone éclatée. Le trublion est entre deux âges, cheveux bouclés grisonnants sur les tempes, allures de paysan. D’après la plaque, la Toyota a été immatriculée à Istanbul il y a une dizaine d’années, un vieil engin à essence reconverti au gaz. Il reste assis avec les mains sur le haut du volant, bien droit, le regard rivé devant lui. À présent que le concert de cuivres a cessé – tous les exécutants ayant renoncé à poursuivre l’aubade pour venir assister au spectacle – on peut remarquer que son moteur est bruyant.

« Voilà les flics ! » entend crier Adnan, deux voitures sur sa droite.

Et c’est une vision impressionnante, que celle des motards de la police qui atteignent à quatre de front le point culminant du tablier du pont puis entament sa descente pour venir vers eux sur la chaussée déserte. Ils s’arrêtent en restant alignés et l’officier qui les commande met pied à terre, retire ses gants l’un après l’autre puis marche vers la Toyota rouge. Le conducteur lorgne le policier. Ses doigts s’incurvent sur le volant. Quand le motard atteint sa vitre, il enclenche une vitesse et met pied au plancher, fait crier les pneus et bondit en avant pour défoncer la barrière de sécurité. Un grand cri collectif s’élève des rangs des spectateurs et il passe la marche arrière. Le policier a juste le temps de l’esquiver. Une fois de plus le conducteur lorgne le flic, avant d’aller percuter la barrière en laissant derrière lui une traînée de gomme fondue fumante. Le métal est tordu et aplati, lorsqu’il regagne sa position initiale. Adnan remarque qu’il respire par la bouche, très rapidement. Il est terrorisé. Le motard bat en retraite pour aller s’entretenir avec ses collègues. Sur les fréquences qui leur sont réservées, les radios de la police grésillent et sifflent.

Puis quelqu’un crie : « Vous comptez rester là à glander pendant encore longtemps ?

— Déplacez-le, sortez-le de sa bagnole, faites quelque chose, bordel ! » lance une autre voix.

Madame Citadine qui a laissé son sac sur son siège prend la relève.

« Vous savez, on doit aller bosser ! Faut bien que des gens travaillent pour payer les fonctionnaires ! »

Un passager du car, ravi que ce drame soit venu rompre la monotonie d’un trop long voyage, lance sur un ton de vague plaisanterie : « Vous avez des armes, non ? Vous ne pourriez pas le buter et qu’on en finisse ? »

L’officier se tourne en entendant ces mots. Il retire son casque pour regarder la foule en fronçant les sourcils, mais tenter d’intimider les spectateurs a pour seul effet d’alimenter leur agressivité. Adnan a souvent humé cette odeur phéromonale d’amadou, lors des matchs auxquels il a assisté, juste avant qu’une bagarre éclate dans les tribunes.

« Vous comptez nous laisser moisir ici encore longtemps ?

— Sortez ce type de sa bagnole !

— Allez, finissez-en !

— Il a raison, butez ce connard ! »

Le conducteur de la Toyota semble terrorisé et le moteur s’emballe. Silence sur le pont. Puis une voix s’élève derrière Adnan. « Hé, vous ! Oui, vous ! » Le conducteur tourne la tête, terrifié. Il ne peut localiser son accusateur. « Oui, vous ! Vous pourriez pas en finir et nous foutre la paix ? Si vous avez décidé de vous foutre en l’air, qu’est-ce que vous attendez ? Faites-le ! »

D’autres voix reprennent : Faites-le ! Faites-le ! Soyez un homme, bon sang ! Près d’Adnan le gros camionneur moustachu marmonne : « Dieu miséricordieux, mais qu’est-ce qu’ils font ? »

Vous avez raison, c’est monstrueux, voudrait répondre Adnan. Nous sommes des bêtes. Mais ce que scande la foule emporte cette pensée.

Il oscille, son cœur bat au même rythme. Il est conscient de ce qui se passe, il l’a fréquemment ressenti à Aslantepe. Allez allez allez ! Cimbom Cimbom Cimbom ! Allez allez allez ! Cimbom ! Et voilà qu’il crie avec eux : Allez allez allez ! Un mur de voix grondantes privées de haine, de cruauté, d’émotions personnelles, l’expression de l’esprit collectif qui émane des foules.

L’homme assis dans la Toyota rouge secoue la tête. Il lève les yeux comme s’il pouvait voir le ciel à travers le toit de sa vieille voiture. Il passe une vitesse. La foule l’ovationne. L’homme sourit, à la fois surpris et ravi. Le public l’aime ! Il accélère et fait hurler les pneus, le goudron fume, puis il lâche le frein. La voiture bondit, si rapidement que l’avant chasse. Puis les acclamations gutturales s’interrompent comme la Toyota rouge percute obliquement la barrière de sécurité aplatie et s’envole en tournoyant. La voiture vole loin au-dessus du Bosphore. Elle paraît rester un court instant en suspension dans les airs, puis son capot s’incline lentement et dramatiquement vers les flots. Elle a les quatre roues en l’air quand son toit soulève de grandes gerbes d’eau, puis elle coule aussitôt.

Le silence est plus profond que le silence, quand tous les sons sont morts et que l’air devient lourd comme du plomb. Adnan a des élancements au fond des yeux, la respiration hachée. Il vient de voir une voiture plonger du pont du Bosphore et disparaître dans les flots. C’est impossible. Il a poussé un homme au suicide. Lui et une centaine d’autres inconscients. L’exonération de responsabilité que confère le grand nombre. Aucun des spectateurs n’est à blâmer. Mais il a joint sa voix aux leurs. Allez allez allez ! Ce type l’aurait fait, de toute façon. Oui, ils se sont contentés de lui donner le coup de pouce qu’il attendait. Pourquoi choisir de se suicider au milieu du pont du Bosphore en pleine heure de pointe, si ce n’est pas pour avoir un public ? Cet homme a souri, il a salué les spectateurs. Tu n’aurais pas pu l’en empêcher, quoi qu’il en soit. Repars. Repars. Vis ta vie. Tous regagnent leurs véhicules. Tu as une affaire à régler, une amnésie sélective à dispenser. C’est moins grave qu’inciter un inconnu à se suicider, non ?

Le camionneur remonte dans sa cabine en secouant la tête. Les passagers de l’autocar regagnent leurs places en file indienne. Madame Citadine pleure et marmonne des chapelets de salaud salaud salaud essoufflés, comme si l’homme à la Toyota rouge l’avait incitée à agir contre son gré.

Nous l’avons poussé au suicide !

Tous redémarrent, autour d’Adnan. Les policiers sont enfin confrontés à une tâche qui relève de leur compétence : faire signe aux véhicules d’avancer. Un hélicoptère s’incline au-dessus du pylône du pont puis descend sous le niveau du tablier, se rapprochant des flots. Vous ne trouverez rien, là en bas. Le Bosphore, avec ses doubles courants et ses tourbillons noirs, engloutit tout sans discrimination. Il y a des civilisations complètes, dans la vase. L’homme à la Toyota rouge va s’enliser dans trois millénaires d’histoire. Chasse-le de ton esprit. C’est le Jour du Deal. Oublie-le. Concentre-toi sur ce que tu as à faire. Mais il se sent souillé, sale entre ses orteils, sale entre ses dents, sale sous sa peau, dans son sang. C’est ce que doivent ressentir les héroïnomanes, imagine-t-il. Comme si des cendres étaient brassées à l’intérieur de leur être. Un motard lui fait brusquement signe d’avancer. Adnan enclenche l’autodrive et laisse l’Audi l’emporter vers l’Europe.


Le pamphlet est une feuille de papier A4 plastifiée qu’il a punaisée sur la porte des appartements d’Ismet Inönü. Lefteres se considère presque aussi adroit avec un pinceau qu’avec une plume et il a agrémenté les trois strophes d’un cadre au motif floral compliqué. C’est sa plus belle œuvre depuis de nombreuses années, non seulement dans un style classique difficile mais également celui des acrostiches car les initiales – doublées de rouge – proclament ROXANA PUTAIN. C’est le genre de détail qui attire le regard des passants du matin, une hésitation qui les arrache à leur train-train quotidien et les incite à lire, commenter, se demander à quel acte d’un drame local ils assistent. Mais les femmes bien pensantes d’Eskiköy, les Hanims et les résidents de longue date de la place Adem Dede en sont ravis. Depuis que Bülent a remonté son rideau métallique et allumé ses brûleurs à gaz, et que la micro camionnette japonaise a apporté à Aydin sa livraison quotidienne de simits, les femmes âgées sont venues s’agglutiner autour des appartements d’Ismet Inönü comme des étourneaux pour admirer l’œuvre d’art et lire ses vers, avant de s’égailler dans des volètements de voiles en entendant la porte de la rue grincer. Lefteres est resté de faction à la çayhane depuis son ouverture, ce qui est contraire à ses habitudes, afin de voir toutes les réactions, jouir de l’approbation générale.

« Naturellement, le plus difficile a été d’utiliser le style d’Attar dans le contexte d’un pamphlet, explique-t-il à ses camarades de thé matinal.

— Je n’ai peut-être pas été suffisamment assidu quand j’allais à l’école, mais je n’ai pas remarqué une “suceuse géorgienne de bites d’ânes” dans la Conférence des oiseaux », rétorque Bülent en ramassant les verres vides.

Il est bien le seul à désapprouver ce pamphlet. Georgios Ferentinou sort de la maison des derviches et traverse la rue en se dandinant.

« Hé ! Georgios ! Que penses-tu du pamphlet de Lefteres ? »

Celui-ci se renfrogne, car il avait espéré avoir l’honneur d’annoncer lui-même son exploit. Georgios fronce à son tour les sourcils, déconcerté. Bülent lui place une copie du texte entre les mains. Georgios la parcourt du regard puis la repousse.

« Oui, très bien. Très spirituel. »

Sans laisser à Lefteres le temps de solliciter d’autres louanges, Bülent demande : « Du thé ? Peut-être un bon café, Georgios Bey ? Tu sembles avoir l’esprit ailleurs, ce matin, et rien ne vaut un café bien serré en pareil cas.

— Il est tout chose parce qu’il a vu Ariana la nuit dernière, explique le père Ioannis. Elle est venue assister à mes vêpres.

— Je ne me suis pas contenté de l’entrevoir, leur confie Georgios Ferentinou. Je lui ai téléphoné. Je lui ai parlé. Et nous devons nous retrouver ce soir, aller au restaurant. »

C’est une nouvelle qui éclipse totalement le pamphlet de Lefteres.

« Alors, vous avez tout raté, déclare Bülent. Le jeune Hasgüler s’est fait enlever. » Stupéfaction, verres de thé renversés, cuillers qui tombent sur le sol. « Et ce n’était pas la police. J’ignore de qui il s’agit, mais ces types ont surgi de l’arrière d’une camionnette pour l’empoigner et le tirer à l’intérieur de leur véhicule, avant de faire claquer les portières et de redémarrer. Juste là.

— Quand ? » demande Georgios Ferentinou. Cette nouvelle l’a réveillé plus efficacement que le plus serré des cafés. « Qui a été enlevé ? Quoi, où ?

— Le garçon qui voit des djinns, précise Constantin.

— Necdet Hasgüler ? Que s’est-il passé ? Vous devez tout me dire.

— Eh bien, je n’y ai pas assisté, avoue Bülent. Le seul témoin, c’est ce gosse sourd.

— Il n’est pas sourd. »

Le chœur des Grecs : Il a une maladie de cœur.

« Si Can a tout vu, il faut que je lui parle !

— Oh, oh, oh, pas si vite ! s’exclame Lefteres. Je viens d’écrire un pamphlet en soignant tant la vivacité d’esprit que le style afin de détourner de notre communauté l’attention des Turcs qui accordent énormément d’importance à ce genre de choses, et voilà qu’un vieux Grec célibataire voudrait rencontrer sans témoins un jeune Turc de neuf ans ? Non, non…

— Vous ne comprenez pas que c’est de la plus haute importance ! s’emporte Georgios. Peut-être une question de sécurité nationale. »

Mais Lefteres se félicite d’avoir réussi à replacer son pamphlet au centre de la conversation, juste au moment où un jeune homme en belle veste de cuir et besace suspendue à l’épaule photographie la feuille plastifiée avec son ceptep.

« Je parie que c’est un de mes fervents admirateurs, déclare Lefteres. Un de ceux qui gèrent un site web et un fan-club. »

Sans se laisser impressionner par le pamphlétaire et son œuvre, Bülent va récupérer le verre vide de Georgios et lui demander posément : « Cette histoire de sécurité nationale, tu ne peux pas nous en parler ?

— Je crains que le jeune Hasgüler et d’autres passagers de ce tram n’aient été contaminés à dessein avec des agents nanotechnologiques, que les responsables de cet attentat les ont surveillés en utilisant des robots espions et qu’ils viennent d’enlever Necdet pour déterminer si leur expérience a été un succès.

— Quelle expérience ?

— Découvrir s’il est possible d’insuffler artificiellement la foi religieuse. »

La bouche et les yeux de Bülent s’ouvrent en grand, mais il ne peut répondre car la porte d’Ismet Inönü claque à cet instant et la Géorgienne en personne sort, arrache le pamphlet et s’emporte contre le photographe. Ses propos sont pratiquement inintelligibles, noyés dans un hurlement, mais les intonations sont explicites. Le jeune passant recule. Hé, il n’y a pas de quoi se vexer, on se calme…

Mais ce n’est qu’un début, car la voici qui traverse à grands pas la place Adem Dede en faisant claquer les semelles de ses pantoufles sur les pavés. Elle porte des caleçons moulants, un tee-shirt jaune très ample, des boucles d’oreilles tarabiscotées en argent – des blocs superposés évoquant des pyramides qui se balancent et miroitent – et elle s’est maquillée comme pour la retape.

« Bande de sales types, bande de sales types ! » hurle-t-elle. Son turc laisse à désirer et son accent est épouvantable. « Quelles horribles choses vous dire sur moi ? Moi, pauvre femme qui devoir travailler dur sans jamais dire mal de personne. Je venir à Istanbul, une ville étranger au milieu d’étrangers, je parler mal mais je travailler dur, je travailler dur, et vous dire moi putain, sale putain géorgienne. Des vilaines choses. Des vilaines choses. Regardez-vous, vieux hommes, seulement courageux quand tous ensemble. Un prêtre être avec vous. Abritez-vous derrière sa robe, comme petits enfants sous jupes de maman. Vous vous cacher derrière bout de papier, parce que vous avoir peur dire en face. Venir clouer torchon sur ma porte, la nuit quand personne vous voir. Et vous, un prêtre ! Ah, je ne pas le croire, un homme de Dieu. Musulman, peut-être, pas chrétien ! Je être brave femme, je travailler dur, qu’est-ce je vous avoir fait ? »

Des larmes emportent sa colère. Tous sont gênés. Georgios ne peut ni soutenir son regard ni détourner les yeux. La Géorgienne fait claquer la feuille plastifiée sur la table.

« Je savoir lire, je reconnaître Roxana Putain. Oh, vous hommes mauvais, tout pourris dedans. Dire choses pareilles de pauvre femme seule dans ville étrangère. Et vous, père…»

Finalement à court de mots, elle s’enfuit en courant. Ne subsistent que son indignation, son humiliation et sa dignité. Arrivée au centre de la place Adem Dede, elle s’arrête et se tourne pour crier d’une voix entrecoupée de sanglots vers les balcons et les volets : « Bande saloperies ! Je vous connaître, saloperies ! »

Puis elle referme derrière elle la porte dont le cliquetis est à peine audible.


Adnan sait qu’il existe une attitude typiquement ottomane. Un mélange de fermeté et de droiture additionné de souplesse, le tout étant assumé avec désinvolture. Il a relevé ce trait de caractère dans la plupart des familles de vieux militaires et fonctionnaires conscients que leur pays aura toujours besoin de leurs services. Kadir est immédiatement reconnaissable, au rez-de-chaussée de l’atrium caverneux et inondé de soleil d’Özer. Droit, élégant et décontracté.

« Tu es en retard, fait-il remarquer. Alors tu peux te passer des débilités façon Salut-Draksor-Élément-de-la-Terre-assiste-moi.

— Tu sais qu’il leur arrive d’annoncer qu’il s’est produit un incident, sur Radio trafic. Je viens d’en découvrir le sens.

— Tu aurais pu appeler. Si Kemal s’est déjà préparé…

— Impossible. Tout ce qui se dirigeait vers le pont du Bosphore a été détourné vers Fatih Sultan. Kemal n’a pas pu y échapper. »

Adnan n’aurait quoi qu’il en soit rien pu y changer, mais il revoit cette voiture virevolter dans les airs avec l’élégance d’un plongeur olympique. Il ne se débarrassera pas de sitôt de cette image. Kadir déplace discrètement sa main et une fiole en plastique se matérialise entre ses doigts, comme s’il était un illusionniste.

« Qu’est-ce que ça va lui faire ? demande Adnan.

— C’est ce que j’ai pu trouver de mieux, en si peu de temps. Ça crée dans la mémoire à moyen terme des trous que viennent combler des bidules sans importance. Pseudo et faux souvenirs. En théorie, les parasites sont alors si nombreux qu’il devient impossible de différencier ce qui est réel de ce que le nano y a fourré.

— En théorie.

— On ne peut pas tester les machins de ce genre, il faut accorder sa confiance aux concepteurs.

— Des concepteurs qui t’ont demandé combien ?

— Huit mille euros.

— Pour un produit jamais testé qui doit marcher du premier coup sans tuer personne ? Non, pas personne, Kemal. Ni le transformer en psychopathe ou simple d’esprit.

— Tu as des scrupules ? C’est du fric, Adnan. Ça a toujours été du fric. Le marché a ouvert il y a vingt minutes. Tu veux aller jusqu’au bout ou tout laisser tomber ? »

Kadir a des doigts de magicien et la fiole disparaît, réapparaît.

« Donne-la-moi », ordonne finalement Adnan qui s’en saisit et l’enferme dans le coffre de sa main moite.

Il la garde nichée contre sa ligne de vie pour sortir de l’ascenseur et effectuer la courte marche – salut, bonjour, comment ça va ? à ceux qu’il croise quotidiennement – jusqu’au back-office. Kemal est assis à la table basse, une soucoupe et un verre de thé devant lui. Il a juste à côté sa fiole du matin. Un rituel : thé et nanos. Au-delà de la baie vitrée, l’Arbre à Fric brille autant qu’un pommier du jardin d’Éden.

« J’en boirais volontiers.

— Tu ne prends jamais de thé.

— Aujourd’hui, c’est différent.

— Bordel, tu peux le dire ! Du thé pour le seigneur Draksor. » C’est de l’instantané, de la pisse en poudre. Adnan n’a pas l’intention de le boire, mais envoyer Kemal chercher la bouilloire est la diversion dont il a besoin pour procéder à l’échange. Ouvrir la paume, la refermer. C’est fait. Simple comme bonjour. Il sort sa veste rouge et argent de trader de son placard, accroche à l’oreille le scripteur ceptep dont la tête laser se positionne à un centimètre de son globe oculaire droit, la touche finale. Ayse a raison de dire que ce sont les accessoires qui font l’homme. Il glisse les nanos subtilisés dans sa poche.

« Je présume que tu t’es retrouvé coincé dans l’embouteillage du pont du Bosphore, déclare Kemal en faisant bouillir l’eau. C’était quoi, une vieille dame qui avait oublié d’éteindre le gaz et qui a tenté un demi-tour ?

— Non, un suicide.

— Merde.

— Un type a défoncé les barrières de sécurité pour faire un vol plané.

— Tu l’as vu ? » Kemal remue le sucre et les cristaux tourbillonnent au fond du verre.

« Je l’ai même encouragé à sauter. Avec une cinquantaine d’autres spectateurs. Nous étions tous là à crier : Allez ! Allez ! Et il a fini par le faire.

— Merde », répète Kemal. Il pose le verre sur la table basse, à côté des nanos fournis par Kadir. « Je voulais dire… bordel ! »

Mais Adnan a oublié le back-office de ce niveau de la tour Özer. Il n’est pas non plus de retour sur le pont, pour regarder la Toyota rouge se retourner en tombant. Il est reparti pour Kas, à la fin de l’été, sur le gület de son père. Dans le léger renfoncement de la côte, sous les Taurus, où octobre approche en flânant. Kas s’est toujours voulu un sanctuaire, un refuge, un lieu au rythme moins effréné que celui des stations balnéaires de la mer Égée. Témoins des erreurs qui y ont été commises, les gens du coin veillent à ne pas suivre le même chemin. Les touristes qui débarquent comme s’ils avaient été poussés jusque-là par les premiers vents frais de l’automne ont une nonchalance qui s’accompagne de peu d’astreintes. Ils ont à leur disposition le soleil, la chaleur et des eaux turquoise aussi profondes que le temps. Adnan vient juste d’avoir quatre ans. Il est à bord du bateau de son père qui emporte des vacanciers voulant plonger jusqu’aux tombeaux lyciens immergés. Il se promène entre les femmes en bikini et les hommes en maillot Speedo étalés sur les nattes du pont avant. Les femmes roucoulent et gloussent à son intention, les hommes lui sourient. C’est un mignon petit garçon qui a le froncement de sourcils inquisiteur propre aux enfants qui grandissent au soleil.

Lorsqu’ils nagent avec leur tuba, les vacanciers lui font penser à de grosses étoiles de mer blanchâtres. Les tombeaux sont un amoncellement de blocs de pierre claire, sous les flots. Le père d’Adnan prépare des köfte sur un petit grill à gaz suspendu sur le côté du bateau, puis vient l’heure du rendez-vous avec le gület d’oncle Ersin qui est chargé d’apporter bières et vodka aux clients et de ramener Adnan à terre. Son père ne veut pas le voir traîner au milieu des touristes éméchés. Oncle Ersin amène son gület bord à bord, et les deux embarcations dansent à une longueur de bras l’une de l’autre, se balançant un peu sur les vaguelettes. Elles sont juste assez proches pour qu’il soit possible de transférer les caisses de bière et de vodka dans un sens et Adnan dans l’autre. Peut-être est-ce dû au vent capricieux qui souffle par rafales le long de cette côte bordée de montagnes, ou encore au laisser-aller attribuable à l’habitude du père d’Adnan et d’oncle Ersin. Il est également possible qu’Adnan soit un enfant de quatre ans plus lourd qu’ils ne le pensent. Toujours est-il que pendant qu’ils le balancent d’un bateau à l’autre une prise lâche et il tombe à l’eau.

Il ne peut pas nager, car il n’a que quatre ans. D’ailleurs, même s’il en était capable, surprise et froidure soudaine l’ont paralysé. Il coule. Adnan revoit l’eau au-dessus de sa tête, les yeux levés vers la lentille concave de lumière qui sépare les deux coques. Il sent ses jambes se détendre, mais il continue de descendre et les bulles qui s’élèvent autour de lui paraissent bizarres. Des bulles. La ligne de lumière s’étrécit, se réduit à un simple ruban comme la mer imprévisible rapproche les deux embarcations. L’obscurité. Il se rappelle qu’il donne des coups de pieds, qu’il se débat en s’abaissant dans la noirceur liquide qui envahit ses poumons, alors qu’un étrange bourdonnement résonne dans sa tête et qu’un pressant besoin d’inspirer contracte sa poitrine… un besoin qu’il doit impérativement combler, sans le pouvoir pour autant. Il détend ses jambes mais ne voit plus la lumière, il ne saurait dire s’il remonte ou s’il s’enfonce toujours.

Tout là-haut, dans la lumière, des femmes en bikini crient : Oh, mon Dieu, le petit garçon, il a lâché le gosse ! Les hommes en Speedo se lèvent d’un bond mais l’équipage utilise déjà des grappins pour écarter les gülets. Dès que l’eau réapparaît, le père d’Adnan et oncle Ersin plongent. Il est sans connaissance et inerte, lorsqu’ils le remontent. Oncle Ersin comprime sa poitrine, puis son père saisit ses chevilles et le secoue comme s’il était un chat. Adnan s’étrangle, tousse, vomit eau de mer, flegme et bile. Le médecin attend sur le quai quand le gület s’y amarre. C’est une course à bord de sa voiture jusqu’au service des urgences d’Olu Deniz. Ils le laisseront rentrer chez lui dans la soirée.

Les enfants de quatre ans peuvent avaler des quantités d’eau très importantes avant de se noyer. C’est le réflexe de la plongée, un comportement primitif inscrit dans le cerveau à la naissance et oublié en mûrissant. Les enfants coulent calmement et sans se débattre, leur rythme cardiaque ralentit et le sang est dérivé vers le cerveau. Certains les disent capables de rester jusqu’à vingt minutes sous l’eau, quand les adultes paniquent et se noient très rapidement. Les trois jours suivants, tantes et autres parents généreux viennent voir le miraculé et le couvrir de friandises et de baisers. Mais Adnan n’oubliera jamais cette bande de lumière qui s’étrécit pour l’enfermer dans les ténèbres pendant qu’il descend dans les flots noirs. Il s’en est souvenu à bord de la vedette de Ferid Bey qui filait en bondissant sur les vaguelettes vers les lumières de la Corne d’Or. Il s’en souvient chaque fois qu’il emprunte le pont du Bosphore, qu’il passe au-dessus des flots noirs et profonds séparant les collines. Il n’y a que trop pensé en voyant la Toyota rouge tournoyer dans les airs avant de percuter les flots en soulevant une grande gerbe d’eau, puis de s’y enfoncer. Il a su ce que ressentait l’homme captif de l’habitacle aux portières comprimées par la pression, alors que des jets y pénétraient par les interstices, bouches d’aération et joints pour se répandre sur le plancher et tout envahir pendant que la clarté décroissait et finissait par disparaître.

« Arsenal a deux contre trois ?

— Quoi ?

— Demain, tu sais ? Les books donnent ces connards de Rosbifs à deux contre trois.

— Ah, oui, oui. Arsenal.

— Désolé, tu as d’autres trucs à l’esprit.

— C’est une transaction comme les autres. » Adnan tapote ses poches. « Merde, j’ai laissé mes nanos dans la voiture. Je peux utiliser les tiens ?

— Tu en auras plus besoin que moi. »

Adnan récupère la fiole et la fait sauter dans sa paume.

« Je suis ton débiteur. » Il dévisse le bouchon. C’est à son habileté de prendre la relève, désormais. Il se bouche une narine, s’apprête à inhaler et se met à tousser. Les nanos s’éloignent de lui en vagues irisées, un arc-en-ciel disloqué. « Merde. Désolé. Merde. Je vais devoir y aller tête nue. Tu peux demander à ceux de SécuriSanté de faire le ménage ? »

Bruxelles a décrété que les nanos renversés entraient dans la catégorie des déchets toxiques, au même titre que les ampoules à économie d’énergie.

Une voiture qui plonge dans le Bosphore, c’est plus que suffisant pour aujourd’hui. Plus que suffisant pour une vie entière. Adnan va se contenter de gagner cet argent. Il cherchera ensuite comment effacer ses traces et assurer leur sécurité. Comme toujours.

« Tu m’en dois une ! lui lance Kemal.

— Oh, bien plus que ça ! Élément de l’Air, assiste-moi ! »

Alors qu’il pénètre au niveau des transactions, Adnan dévisse le bouchon des nanos subtilisés à Kemal et les sniffe. Les gaspiller serait idiot.


ÉQUIPEMENT D’UN DÉTECTIVE JUNIOR EN MISSION

1. Grand sac à dos (min. 30 × 40 × 15 cm). Capacité intérieure convenant à l’article no 2 (ci-dessous). Des tas de poches sur le devant et les côtés. Noir, rouge, gris. Pas de rose ou de violet, ni de marques TV/films/jouets. Cartable scolaire par défaut/nécessité.

2. Ordinateur. Avec chargeur, batterie d’une durée de huit heures à pleine charge. L’ordinateur doit contenir toutes les informations disponibles sur Affaire du robot mystérieux/Affaire du cheikh disparu (titres non définitifs).

3. Ceptep. Avec chargeur. Pour cas d’urgence uniquement. Ceptep impérativement à l’arrêt sauf cas d’absolue nécessité, car l’Enfant détective ne doit pas pouvoir être localisé par le système GPS. Sans doute inutile, mais (un peu de) prudence est mère de (beaucoup de) sûreté.

4. Écouteurs, petits, modèle intra-auriculaire, pour écouter l’article no 2.

5. Assortiment de pansements adhésifs.

6. Deux gourdes de 75 cl, type sportif étanche. Pourront être remplies aux fontaines publiques : l’eau potable d’Istanbul est (historiquement) pure, fraîche et agréable à boire.

7. Lingettes antiseptiques pour les irritations dues aux bretelles du sac à dos – l’Enfant détective estime qu’il devra le porter sur son dos pendant au moins huit heures – et pour se nettoyer les doigts après avoir mangé sans couverts, désinfecter les abattants des toilettes, hygiène générale.

8. Slip et chaussettes de rechange.

9. Cape imperméable en nanofibres de bonne qualité. Se roule en boule de la taille d’un poing. Aucune précipitation annoncée mais les soirées pourraient être fraîches.

10. Stylos-billes, trois.

11. Petit calepin de journaliste modèle professionnel, reliure noire avec sangle élastique pour maintenir la couverture fermée/ouverte.

12. Crème solaire. Indice trente. L’Enfant détective ne sort pas autant qu’il le devrait/voudrait.

13. Lunettes de soleil. Voir ci-dessus. Il n’y a pas de détectives sans lunettes noires.

14. Atomiseur antitranspiration, déodorant pour les pieds : peppermint. Dentifrice à mâcher (quatre) à prendre au distributeur de Tesko. Pourquoi vendent-ils du dentifrice à mâcher dans un supermarché ? Peigne pour se recoiffer.

15. Liquide. Cent vingt euros, en petites coupures, divisés en trois liasses dissimulées en trois points différents pour des raisons de sécurité évidentes. Les plus gros billets, pliés dans l’espace séparant les orteils du pied proprement dit, constitueront la réserve de « Retour à la Case départ » en cas d’extrême nécessité. C’est suffisant pour regagner en taxi la place Adem Dede de n’importe quel secteur d’Istanbul, d’après les prix pratiqués par le service de réservation en ligne d’Eskiköy Taksis. Payer par téléphone, c’est se faire localiser. Payer en cash est plus sûr et anonyme. Le cash est roi.

16. Plan touristique d’Istanbul avec toutes les lignes de transport public clairement indiquées – le tracé est moins détaillé que sur le ceptep mais ça ne laisse aucune trace – ainsi qu’un plan imprimé à domicile du quartier de Kayisdagi, avec les données GPS transmises par Bébé Rat. La dernière position relevée est celle d’une zone d’activité proche de Bostanci Dudullu Cadessi.

17. Pantalon à nombreuses poches, chaussettes en coton, baskets longtemps portées et confortables, aucun frottement et place pour remuer les orteils. Tee-shirt de couleur terne, anonyme, uni. Paire de rechange dans le sac à dos, servant de rembourrage protecteur pour l’ordinateur.

18. Bitbots, incarnation de Serpent, emporté enroulé autour du poignet gauche et le long du bras de l’Enfant détective, comprimé sur les chaudes pulsations de son pouls.


Dis-moi ce que tu vois.

Je vois… Je vois le monde des djinns, la création du feu, là où rien n’est définitif et les formes s’écoulent en d’autres formes, esprits en autres esprits, là où tout papillote se transforme et éclot pour être englouti sitôt après, des flammes vivantes.

Dis-moi ce que tu vois.

Les mots – il ignore par quel moyen il sait que ce sont des mots – fondent et se liquéfient dans le feu créateur éternel des djinns. Mais ils acquièrent désormais une rémanence, un écho visuel, une ombre qui s’attarde sur la clarté tout en se consumant, une chose qui est plus qu’une vision : un son.

« Dis-moi ce que tu vois. » D’autres sons, que Necdet a entendus.

« Je suis dans une pièce aux murs blancs et au sol recouvert d’une moquette grise. Je suis allongé sur un matelas. Un matelas couvert de motifs floraux. La porte est ouverte. Devant cette porte, je vois une femme agenouillée sur le sol. Elle porte un jean et des lunettes carrées. Elle a un voile vert sur la tête, les manches de son pull couvrent ses mains. Se tient près d’elle un homme qui a des cheveux longs et une veste en cuir. Tout au fond de la pièce, j’aperçois un troisième homme…

— Ça suffit ! Il semble lucide », déclare le chevelu en cuir. Necdet se concentre pour ne pas le perdre de vue. Des flammes surnaturelles dansent autour de lui.

« Sais-tu qui tu es ? demande la femme.

— Je suis Necdet Hasgüler. Et vous, qui êtes-vous ? Où sommes-nous ?

— Nous ne pouvons pas te le dire, répond-elle. Mais si ça peut simplifier les choses, imagine que nous sommes les ingénieurs de Dieu et que tu es notre sujet d’expérience.

— Vous m’avez enlevé. Vous m’avez capturé devant le tekke quand je rentrais chez moi. Où sommes-nous, quelle heure est-il ?

— Il est bien plus tard que tu ne le penses. C’est le matin et tu es ici depuis la nuit dernière. Que tu te souviennes de ce qui s’est passé est improbable.

— Nous t’avons transmis des nanoagents, déclare l’homme corpulent. Nous savons beaucoup de choses sur toi, Necdet.

— Vous n’êtes pas de la police. »

Chevelu a un rire.

« Oh non, mais je sais pourquoi tu l’as imaginé ! Les flics s’en sont pris à nos cobayes, ce qui nous a forcé la main. Nous avons dû te récupérer avant eux.

— Nous sommes les scientifiques de Dieu », insiste la femme.

Necdet trouve son visage familier, sans le situer pour autant.

Les lunettes carrées et le foulard vert la font paraître plus vieille qu’elle ne l’est. Toutes les silhouettes et tous les traits vacillent, car ils sont consumés par le feu invisible des djinns qui évoque en l’occurrence une brume de chaleur.

« Je pourrais avoir un peu d’eau ? » demande Necdet.

L’autre homme lui tend une bouteille fraîche de Sirma en tirant vers le haut sa tétine pour sportifs. C’est une armoire à glace en chemise verte. Du vert qui se déplace, s’écoule, s’amalgame à la bordure du champ de vision du captif qui tète l’eau comme un nourrisson.

« Qu’est-ce que vous voulez ?

— Partager tes visions », dit la femme.

Necdet peut à présent voir à travers les contours ignés que Gros Salopard a une arme, un fusil d’assaut de l’armée.

« Je vois des djinns, répond simplement Necdet. Cette pièce en est pleine. Ils grouillent sur vous tous comme des poux. »

Gros Salopard tressaille mais Foulard vert déclare : « Nous le savions déjà.

— Je vois Hizir », précise Necdet. Et les membres du trio se dévisagent. « Il est dans la pièce. Partout à la fois. C’est pour ça qu’on l’appelle l’éternel voyageur. Vous dites que vous êtes des scientifiques de Dieu, mais les djinns ne sont pas d’origine divine. Mon frère le croit, mais c’est faux. Ils ne procèdent même pas de la création du feu. Il n’y a pas eu de création du feu. Ils sont nés dans ma tête, ce sont des histoires, des fantômes, des films, des saints, des medersas et des BD. Moi je vois des djinns, d’autres voient des péris. Mais ce que je me demande, c’est d’où peut bien venir Hizir. »

Chevelu et Foulard vert échangent des regards. Sont-ils ensemble ? Ils sortent de la pièce et, bien que pris de vertiges étourdissants, Necdet les entend parler – certainement de lui. Mais se concentrer pour tenter de comprendre ce qu’ils disent à travers les rugissements du feu des djinns réclame trop d’efforts. À leur retour, ils reprennent exactement les mêmes positions et attitudes qu’auparavant.

« Nous t’avons interrogé sous nanos en partie pour dresser une image précise de ton existence. Nous n’avons pas de temps à perdre en mensonges et faux-fuyants. Nous savons qui tu es, d’où tu viens, ce que tu fais et ce que tu as fait.

— Kizbes ?

— Oui. Tu n’as éprouvé ni culpabilité ni remords, ni souffrance ni plaisir après avoir laissé ta sœur à jamais défigurée par des brûlures au troisième degré. Tu as commis cet acte uniquement parce qu’elle t’embêtait, sans être sous le coup de la colère et sans seulement ressentir de l’agressivité. Tu as agi comme un robot. Ce sont des symptômes correspondant à de sérieux troubles dissociatifs.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Mais vous pouvez me croire quand je vous dis que ce n’était pas moi. C’était un autre moi. Quelqu’un qui me ressemblait et s’exprimait comme moi, mais qui n’était que de la poussière. Dans la tête. De la poussière. J’étais tiraillé et divisé en un tas d’éléments, si dissocié qu’il ne subsistait que des grains microscopiques. Rien n’était relié au reste. Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire ?

— Ta personnalité aurait donc changé ?

— Oui, non. Je ne sais pas. Je me souviens avoir été un autre moi… Comme si ma tête avait éclaté et que la poussière qu’elle contenait s’était amalgamée pour devenir des djinns. Puis il y a eu Hizir. Vous en êtes responsables. Qui êtes-vous ? Un tarikat ? Des salafistes ?

— Nous sommes les ingénieurs de Dieu, répète Foulard vert. Notre spiritualité est très développée, un feu divin nous consume, nous menons le jihad mais nous ne sommes pas des islamistes. Nous avons des traditions religieuses différentes. Il y a parmi nous un sunnite, un alévi, un orthodoxe, un nestorien. Le jihad est la lutte éternelle pour se rapprocher du divin. On retrouve cela dans toutes les religions. On doit l’explosion du tram à l’une d’entre nous. Ce n’était pas une martyre mais une scientifique. Ma sœur. Elle était… elle a… Non. Je n’ai pas à te le dire. La presse a précisé qu’il n’y avait pas eu d’autres victimes. C’était le but recherché. La bombe était destinée à diffuser des nanoagents. Toi et plusieurs autres personnes les ont reçus.

— Ces djinns, ils seraient donc chimiques ?

— Tu as déclaré savoir qu’ils ne viennent pas de Dieu, rappelle Foulard vert. Ce qui est pour nous important, c’est que te voici devenu un autre Necdet Hasgüler. Celui que tu étais a été éliminé lors de cette attaque. Ce que nous voulons découvrir, c’est ce que tu es à présent. Nous allons te laisser le temps d’y réfléchir. Notre frère te surveillera et t’apportera tout ce dont tu peux avoir besoin. Repose-toi. Médite. »

Foulard vert et Chevelu se lèvent pour gagner l’autre pièce. « Les djinns, que s’est-il passé ? leur lance Necdet. Vont-ils finalement s’en aller ? »

Chevelu fronce les sourcils. « Pourquoi souhaites-tu leur disparition ? »


Les nanos jaillissent dans le cerveau d’Adnan Sarioglu comme une représentation de l’Arbre à Fric, en suspension au centre de l’Atrium des transactions, une sculpture de neurones. Le kung-fu de Kemal est efficace. La vision d’Adnan est claire et pénétrante, les lumières sont plus vives, les couleurs plus accentuées, les objets plus nets. Sa vision périphérique semble affûtée comme un diamant, il a l’impression de voir ce qui se passe derrière lui. Il peut pénétrer dans tout ce qui l’entoure. Détails, lignes géométriques, connections et intentions, tout est d’une infinie précision, dans son champ de vision.

Il perçoit simultanément les moindres sons, toutes les voix, des bourdonnements et cliquetis quasiment inaudibles, un tout par ailleurs spécifique. À peine se concentre-t-il qu’il capte une conversation et sait sans rien voir qui s’exprime, et en quel lieu. Il entend le plastique de son badge cliqueter comme il se dirige à grands pas vers sa place habituelle au pied de l’Arbre à Fric. La chaude odeur de combinaison en néoprène de l’argent l’enveloppe. C’est ce que les mystiques et bien-aimés derviches d’Ayse ont connu en s’adressant à l’unicité des choses. Tout, tout de suite, connecté mais de façon discrète. C’est ce que nous sommes censés être, au mieux de notre forme et de nos capacités, comprend Adnan. Les nanos sont une danse de derviche d’une tout autre nature.

Élément de l’Air, assiste-moi. Adnan tapote son ceptep et l’IA intervient si rapidement qu’il en a le souffle coupé. Les fenêtres des marchés s’abattent sur lui depuis les plus hautes branches de l’Arbre à Fric, comme un vol d’étourneaux, et elles tournoient par myriades autour de lui au point qu’avec son sens de la vision magnifié il se déplace en étant ceint d’un manteau de données mouvantes, une mosaïque vivante. Les traders en vestes colorées le saluent de la tête sans se laisser distraire, eux aussi enveloppés d’une gangue d’informations.

Adnan lève les yeux vers la ramure de l’Arbre à Fric et tend les bras. La symphonie débute. Il fait approcher, analyse et écarte d’une pichenette les tableaux des prix. Il invoque le Temps et amène jusqu’à lui trois prévisions météo pour les régions d’Ankara, Moscou et Téhéran. Les changements arrivent de l’est. Les marchés au comptant sont trépidants, un mouvement fractal brownien de dix mille IA qui lancent des ordres et y répondent. C’est depuis toujours le domaine de prédilection des spéculateurs : acheter, réaliser un maximum de gain et se retirer au plus vite.

« Bon, allons au marché », annonce Adnan à son Intelligence Artificielle. Bakou s’ouvre devant lui. C’est une fleur magnifique, un ensemble compliqué d’échanges et d’ordres, de ventes à terme et au comptant, de contrats future et d’options, d’échanges avec la ménagerie malpropre des nouveaux instruments financiers : micro-avenir, colin-maillard, super-straddles, fiscalomancie développée avec des ordinateurs quantiques aux algorithmes si obscurs et complexes que nul humain ne comprend et ne pourrait expliquer comment ils permettent de réaliser des profits ; le tout refermé comme les pétales d’une tulipe autour du cœur fructifère des gazoducs, terminaux et citernes de stockage de Bakou. Istanbul est le chapiteau d’un bonimenteur de foire, un arnaqueur des rues par comparaison. Bakou, voilà par où passe le gaz.

« Ali, mon ami adipeux.

— Ça veut dire quoi, ça ? Gros, je parie. Salopard. » L’anglais de Gros Ali n’a jamais pu rivaliser avec celui d’Adnan, et son accent est tout simplement épouvantable. « Où étais-tu passé ?

— As-tu déjà vu voler une voiture ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est quoi, ces conneries ?

— Moi, je viens d’y assister. Bon, je voudrais vendre du gaz, aujourd’hui. Qui est acheteur ? »

Une IA d’infos fait apparaître un clignotant à la bordure de son champ de vision. Adnan le ramène au centre, juste devant lui. Le gouvernement grec prépare les Salles d’urgence d’Athènes pour un afflux massif de personnes âgées car la vague de chaleur qui touche la Turquie se dirige vers l’ouest. Quand le Yunanistan transpire, les Balkans suent. Les cigognes montrent le chemin en migrant. C’est le moment de tout mettre en place.

« Ali, cent vingt contrats pour Bakou Caspienne, livraison vingt-quatre heures. » Les cours montent. Adnan écarte les mains, pour ouvrir une fenêtre dans les Bourses de Belgrade et Sarajevo. Les grosses compagnies gazières serbes et bosniaques-croates-slovènes passent commande.

« Elles suivent. »

Adnan lance les contrats. Les offres affluent aussitôt. Il vend rapidement à Beogaz, la grande compagnie énergétique de Belgrade. Ce n’est pas le meilleur prix, mais un bon début. Le marché va compenser le brusque afflux de tant de gaz. Il les rachètera par un prête-nom d’Özer, surveillera une montée des prix, les revendra. Il achètera et revendra ce gaz un grand nombre de fois, avant la clôture, en réalisant des gains à chaque transaction. Turquoise n’en est qu’à ses débuts.

Après deux heures de trade, les jeux auxquels s’adonne Adnan sur le marché au comptant ont fait grimper les prix à quatre cent cinquante dollars le mètre cube. Ça commence à chiffrer. Sa veste est imbibée de sueur, sa concentration est totale. Le tour de passe-passe consiste à maintenir Turquoise en mouvement dans un tourbillon d’autres transactions sur les marchés au comptant et à terme. Ses pieds enflent dans ses chaussures cirées, ils le font souffrir. Il risque de perdre toute perception de l’écoulement du temps, car les nanos de Kemal sont des montures qu’il est difficile de dompter. Des niveaux d’attention savamment dosée associés à une compréhension soufique de l’ensemble. Il voit Kemal le lorgner avec nervosité à travers la baie du back-office et incline imperceptiblement la tête. Tu sais un truc, mec ? Tu me dois une fière chandelle. Ils seraient venus te chercher pour t’emporter sanglé sur une civière. Je viens de te sauver la peau et tu n’en sauras jamais rien, mais le trou est toujours là, le puits qui s’ouvre sous l’Arbre à Fric et descend jusqu’à Iblis. Nous y balancerons Turquoise et nous verrons nos projets y voleter comme des confettis. Mais ça peut attendre que nous ayons le fric. Tout est toujours plus facile, avec du fric.

Les Balkans ne sont plus en lice. Tout s’est dirigé vers l’ouest. Hongrois et Italiens passent des commandes, en prévision de la chaleur qui va s’abattre sur les rues de Budapest et de Rome. Le centre de Vienne, par lequel le gaz de la Mitteleuropa est distribué, est à quatre soixante. Adnan lit les mêmes prévisions météo qu’eux et il sait que ça peut encore monter. Quatre quatre-vingts à Vienne. Adnan rachète la livraison Turquoise. Kemal est debout derrière la vitre. Il lit les prix sur l’Arbre à Fric aussi bien que lui. Ce qu’il ne voit pas, ce que nul autre qu’Adnan ne peut voir, ce sont ses aggrégateurs, des milliers de bots à l’intelligence peu développée qui rampent dans les réseaux informatifs et communautaires. Toute connaissance est locale. Le marché n’est pas un édifice abstrait d’économie pure. Il est à chaque stade relié au monde réel et à toutes ses valeurs. Il est constitué de sentiments et de rêves.

À Vienne, les prix frôlent quatre quatre-vingt-quatre et les aggrégateurs ouvrent une mosaïque brisée de fenêtres autour d’Adnan. Les ventes d’ice-cream baissent à Izmir. En Cappadoce, les producteurs de fruits stockent moins de marchandises dans les caves creusées dans le tuf pour bénéficier de leur fraîcheur. Au Mardan Palace Hôtel, le cocktail du jour est le Perle de Tsarine, à la blancheur hivernale. Hier, c’était le Caipiroshka tropical. À Kas, ceux du restaurant Sas rentrent les tables de terrasse. L’Eken Domestic Gas annonce deux jours d’attente pour les livraisons de chauffages pour patios. La Turquie a parlé. Prophétisée par un millier de doigts levés du côté du vent et les yeux des météorologues rivés sur l’horizon, l’onde de chaleur se disloque. L’information parfaite est rumeur, la rumeur parfaite est information. Adnan incline la tête et lève les mains comme pour prier, afin de disperser les essaims qui le cernent.

Adnan Sarioglu propose à quatre cent quatre-vingt-quinze dollars dix mille mètres cubes de gaz de la Caspienne à vingt-quatre heures sur Vienne. Deux secondes plus tard, la MagyarGaz achète à ce prix. Adnan vend et remballe. Turquoise est terminé. Alors qu’il se détourne des écrans de l’Arbre à Fric, les cours grimpent à quatre quatre-vingt-dix-sept. Puis le marché découvre ce qu’Adnan a appris par ses hôteliers, producteurs de fruits et préparateurs de cocktails – autant d’individus dont le niveau de vie dépend des conditions météorologiques – et il part en chute libre.

Kemal applaudit silencieusement derrière la baie vitrée pendant que les cours s’effondrent. Adnan hoche la tête. Finalise. Mais Turquoise n’est pas terminé. Il fait apparaître deux écrans de com sur son ceptep. Un est pour Gros Ali, qui se chargera de la livraison côté Bakou. L’autre passe par un serveur à distance sur une fréquence cryptée et est destiné à Seyamak Larijani. Adnan lit simultanément sur ses traits de l’impatience et de la surexcitation, de la joie et de la culpabilité.

« Monsieur Sarioglu ?

— Ouvrez les vannes », se contente de dire Adnan avant d’appeler Öguz, tout là-bas dans l’univers des canalisations.

« Salut à toi, Terrak.

— Salut à toi, Draksor. Alors, pour combien en as-tu fourgué ? » demande Öguz. Adnan l’en informe. « Super, bordel ! » répond l’UltraLord de la Terre. Il calculera le débit et la durée du transit, et il enverra ses petits péris informatiques semer la pagaille à Erzurum.

« Il y a une autre chose que je dois te dire », ajoute Adnan. La surexcitation se dissipe rapidement. En fait, tout ce qu’il vient d’accomplir n’a rien d’extraordinaire. C’était même banal, comparé à l’exaltation qui a accompagné la mise au point de tout ceci, la joie procurée par l’audace de cet accord avec TabrizGaz, la frustration et le triomphe final de sa quête d’un chevalier blanc. Le climax n’a duré qu’une fraction de seconde, et tout a été terminé avant que l’esprit humain ne puisse l’enregistrer, une IA qui exécute un ordre à la vitesse de traitement d’un processeur. Le visage d’Öguz s’est assombri.

« Tu m’inquiètes. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Pas sur cette ligne. »

Le silence. Puis il voit à travers la baie Kemal lever la main et prendre un appel. Kemal hoche la tête puis se tourne vers Adnan, là-bas dans la salle des traders. Il sourit et articule en silence le nom Öguz.

Öguz qui le contacte de nouveau.

« Tu ne l’as pas fait. »

Il existe une intonation sifflante qui remplace un hurlement impossible à pousser en public. Öguz la maîtrise à merveille.

« Pas sur cette ligne, j’ai dit. Nous descendrons plus tôt au Prophète du Kebab. J’ai une solution. Disons à midi et demie. »

Il reste plus d’une heure avant la fermeture, mais Adnan n’a rien en cours que ses IA ne pourront pas gérer.

« Merde. On l’a bien profond. Kadir est au courant ?

— Je vais le lui annoncer. »

La réaction de Kadir est plus modérée. Ils sont propres sur eux et ils surveillent leur langage, à la supervision et conformité.

« Tu dis avoir un plan », déclare Kadir avec la pondération propre aux pontes du dernier étage et aux interrogateurs des services de police.

Adnan n’aimerait pas faire l’objet d’une de ses enquêtes. Kadir sait parfaitement qu’il n’a encore rien trouvé, mais une solution possible commence à s’esquisser, comme une ligne de clarté qui ourle l’horizon.

« Midi trente, donc. Je suis convaincu que ta proposition sera parfaite. »

Reste un appel à passer avant de quitter le niveau des traders, celui qui compte le plus pour lui, mais il tombe sur la messagerie d’Ayse. Si Adnan ne devrait pas en être surpris, il est déçu. Lui annoncer la bonne nouvelle sous le feu de l’action eût scellé son triomphe.

« Salut, chérie. C’est fait. Quatre quatre-vingt-quinze. Tu peux contacter des décorateurs. »

Il inspire à pleins poumons et frissonne, ce qu’il attribue à la tension qui se dissipe et au début de la descente… qui sera épouvantable, comme toujours avec un nouveau nano. « Avertis-moi si tu dois rentrer plus tard que d’habitude. Je suis impatient de te voir, tu sais ? D’accord. Je t’aime. À tout à l’heure. »

Il a acheté à seize dollars cinquante et vendu à quatre cent quatre-vingt-quinze. La descente débute, des éclairs diaboliques d’un univers en cachemire, mais il aime ça. Bordel, il adore !


La camionnette blanche est garée sur Sidik Sami Omar Cadessi depuis les premières heures du jour. C’est un vieux Mercedes Sprinter des Türk Telekom au logo barbouillé mais aisément reconnaissable, tel un spectre d’entreprise. Les ouvriers ont dressé des barrières de chantier à bandes rouges et blanches pour éloigner les passants des travaux. Tous sont devenus procéduriers en matière de santé et de sécurité, depuis l’entrée de la Turquie dans l’UE. La méfiance est désormais de mise. Il y a sous un auvent une chaise, un réchaud et une bouilloire. Des hommes en tee-shirts, pantalons aux nombreuses poches et gilets fluo se dressent autour pour boire le thé à petites gorgées et contempler le trou qu’ils ont creusé dans les pavés de la rue des Dépendants. Une radio baragouine des infos sportives. Le coup d’envoi du match entre Galatasaray et Arsenal sera donné à quatorze heures.

Ayse Erkoç a appris il y a longtemps que pour réussir quelque chose d’illicite à Istanbul il suffit de le faire en public, au vu et au su de tous. Nul ne met en question ce qui est manifeste. Mehmet et Ahmet sont les maîtres soufis du flagrant. Ils sont du genre à entrer dans votre bureau et embarquer votre ordinateur en vous disant qu’il a besoin d’une mise à jour dans le cadre de la garantie. Ils sont capables de vendre votre appartement alors que vous l’occupez toujours. Ils déménagent, stockent, dissimulent et procurent des biens en tout genre. Ils ont dans un entrepôt de Zeytinburnu le panthéon complet des dieux grecs subtilisés dans des sites de l’Antiquité allant de l’Hellespont à Olympos. Ils ont des bronzes à andouillers d’Alcahöyük et des bas-reliefs hittites de chasse, des mosaïques byzantines et des fresques orthodoxes, des mihrabs et minbars de Selkuk datant de l’ère des Tulipes quelque part au bord de la route 03. Ils ont des temples complets, chaque pierre dûment répertoriée par RFID, emballée et prête pour l’expédition. C’est la première fois qu’Ayse les contacte – car elle n’a avant ce jour jamais rien négocié d’assez lourd ou de volumineux pour justifier l’intervention de ces déménageurs de sarcophages et de monuments historiques –, mais leur adresse figure dans les répertoires de tous les antiquaires d’Istanbul. Ce sont des armoires à glace, au cou formant un bourrelet sous une tête presque rasée, à la conformation de lutteurs d’Edirne. Et s’ils sont d’ailleurs d’ex-lutteurs d’Edirne, ils ne sont pas tout à fait frères. Ce sont des déménageurs.

Ils ont positionné leur camionnette et leur cordon de sécurité, installé un panneau des Türk Telekom bidon puis soulevé avec désinvolture la grille du drain avant de la tirer sur les pavés. Barçin Yayla, camouflé et rendu anonyme par son gilet fluo, pousse un cri de protestation.

« C’est qui, celui-là ? demande Mehmet.

— Le dernier des Houroufis », explique Ayse.

Mehmet et Ahmet se dévisagent.

« Mieux vaudrait l’éloigner. »

Ayse considère le trou, l’entrée de la grotte au trésor.

« Je passe la première, comme convenu.

— Pas si vite, ma belle ! lance Ahmet. On va d’abord prendre le thé. C’est ça, le plus urgent.

— Le thé ?

— Comment les gens pourront-ils croire que nous sommes des employés des télécoms si nous ne faisons pas une pause thé toutes les demi-heures ? explique Mehmet. Apporte la théière. »

Le jeune préposé aux boissons récupère les verres et la surexcitation remonte comme de la bile dans l’estomac d’Ayse. Elle se sent faible. Elle tente d’inhaler profondément, lentement, par les narines. L’inspiration est tremblante, tout comme ses mains. Elle a des nausées. La nuit dernière, lorsqu’elle s’est finalement glissée dans le lit à côté d’Adnan après avoir pendant des heures parcouru Sultanahmet pour conclure l’affaire avec Mehmet et Ahmet, elle a voulu chasser cet instant de son esprit en se concentrant sur des choses sans importance ou essentielles, obligatoires, urgentes.

Dans la matinée, elle a pensé à Adnan, à son opération, à tout ce dont il aurait besoin afin d’empêcher la surexcitation de la paralyser. Mais le moment est venu. C’est maintenant. Elle va descendre dans ce puits au bout d’une corde et avec une lampe sur la tête. Que va-t-elle découvrir ? Ayse a muselé son imagination. Elle se contente d’être là, d’être présente. Mais il y a au préalable une nécessité et un besoin. Elle fait passer Ahmet et Mehmet derrière la camionnette, pour s’entretenir avec eux.

« Pensez-vous pouvoir maîtriser l’Houroufi ?

— Pourquoi, il risque de devenir violent ? veut savoir Mehmet.

— Seulement envers lui-même. Il compte se brûler les yeux avec une fiole d’acide qu’il garde sur lui en permanence dès qu’il aura vu ce qui nous attend là en bas. Il est convaincu qu’il s’agit des Sept Lettres du nom secret de Dieu.

— Et c’est ça ?

— Quoi ?

— Ce qui se trouve là-dessous ?

— C’est ce qu’il croit, en tout cas. Je vous demande de lui confisquer la fiole avant qu’il puisse se mutiler, ou nuire à qui que ce soit.

— S’il est dingue, il le fera sitôt rentré chez lui.

— Ce qu’il fait à son domicile ne concerne que lui, mais je ne tiens pas à avoir sur les bras un type qui s’est vidé de l’acide dans les yeux.

— De l’acide…

— Un sale truc, intervient Ahmet. D’accord, on va vous encorder. »

Pendant qu’ils lui mettent le harnais et tendent les sangles, Ayse regrette d’avoir mis une robe. Elle remonte bien trop haut sur ses cuisses, et ses bottes sont bien trop urbaines pour une exploration souterraine de ce genre. Son gilet de sécurité se retrousse de façon inconfortable, et mettre le casque est pour elle un véritable affront. Les assistants peu prolixes d’Ahmet et Mehmet ont installé le trépied au-dessus du drain ouvert et ils accrochent le câble du harnais au treuil monté à l’arrière de la camionnette blanche.

« Vous vous balancerez un peu quand nous vous soulèverons, mais vous pouvez compter sur nous pour vous stabiliser », déclare Mehmet.

Elle voit approcher Burak Özekmekçib d’un pas nonchalant, les mains dans les poches. Il salue de la tête Mehmet et Ahmet.

« Je constate que tu as opté pour une tenue de circonstance, primevère, dit-il en enfilant lui aussi un gilet fluo.

— Les mesures de sécurité qui entourent ce projet sont ridicules, marmonne Ayse en approchant du puits d’un mètre de diamètre.

— Oh oh, madame Erkoç, quoi que tu puisses trouver au fond de ce grand trou, je tiens absolument à le voir, ajoute Burak. Je veux en être témoin, si tu mets au jour une légende. »

Mehmet actionne le treuil. Ayse est soulevée et va se balancer à l’aplomb de l’ouverture. Si le soleil s’élève au-dessus des nombreuses coupoles des medersas qui se découpent sous forme de silhouettes, il ne révèle rien de ce qui se tapit dans les profondeurs. Ahmet stabilise Ayse et allume sa lampe frontale. La voici désormais sereine. Elle est sur le point d’accomplir ce qui doit être fait. Tout est dans l’ordre des choses. Le treuil se met en marche.

La force de Coriolis s’empare d’elle et c’est en tournoyant lentement qu’elle descend dans les ténèbres. Le faisceau de sa lampe frontale balaie des colonnes, des colonnes au-delà des colonnes au-delà des colonnes. Elle est abaissée à l’intérieur d’une vaste citerne souterraine. Lorsqu’elle a laissé tomber la bague, la veille, elle n’a pas entendu de clapotis mais elle baisse la tête pour voir ce qu’il y a en contrebas, par acquit de conscience. Elle ne voit que des dalles légèrement inclinées vers un canal profond d’une cinquantaine de centimètres – l’égout que toutes ces grilles alimentent – orienté du nord au sud. La bague qu’elle a lâchée miroite. Parfait. Il n’est pas facile de trouver des turquoises de l’ère des Tulipes, de nos jours. De la poussière danse dans le faisceau et Ayse lève les yeux. Elle doit s’accoutumer à l’obscurité et le drain ouvert est un cercle de blancheur aveuglante. Est-ce que ce sont des visages ? Les rais de clarté descendent de la voûte par toutes les autres grilles, des faisceaux d’absence, l’inverse de la calligraphie. Deux mètres du sol, un mètre. Ses talons raclent la pierre. Ayse ramasse sa bague et la renfile à son doigt. Redevenue complète, elle décroche le filin et active son ceptep. Le signal est faible, mais acceptable.

« Vous pouvez arrêter le treuil. Je suis à une dizaine de mètres du niveau de la rue, au fond d’une grande citerne carrée d’environ vingt mètres de côté. Elle ne paraît pas romaine, plutôt contemporaine du reste de la mosquée. J’ignore son utilité…, il y a un canal de drainage en son centre et peut-être servait-elle à alimenter en eau le sadirvan. Les piliers sont espacés d’à peu près quatre mètres. Je regarde autour de moi et ne vois aucune trace de… oh ! »

Le faisceau de sa lampe vient de lui révéler un cercueil de pierre posé sur un socle bas à côté de la paroi nord de la crypte. Ayse en reste sans voix, sans pensées, sans réaction.

« Hé, est-ce que ça va ? » Burak a pris le téléphone de Mehmet. « Tout va bien ?

— Oui, oh oui ! Oh oui, oui ! Il y a un sarcophage, ici. Il n’a rien d’islamique, il est visiblement bien plus ancien. Il pourrait être lycien… Oui, il est incontestablement lycien. Je m’en rapproche. Une seconde. J’aperçois quelque chose sur le couvercle. »

Elle fait glisser ses mains sur le bloc de pierre massif et l’éclairé pour découvrir des satyres et des faunes, des Bacchus et des naïades, en projetant des ombres d’antiques guerriers et cavaliers, athlètes nus et lanceurs de disque. Le couvercle est gardé aux quatre angles par des lions et on voit à l’emplacement de la tête le visage sensuel d’une déesse que nimbent des flammes solaires. Ses lèvres sont scellées avec du plomb. Ce sarcophage à lui seul est un trésor. L’objet posé dessus est d’une époque différente, d’un peuple différent, d’une civilisation différente, d’une foi différente. C’est une dalle qui a été descellée du sol et déposée au centre exact du sarcophage. Ayse la prend et la tourne sous le faisceau de sa lampe. La lumière projette une ombre poussiéreuse, l’ombre du bas-relief d’une lettre coufique. Un fa.

Ayse reste un moment assise au bord du canal de drainage. Elle est vidée de ses forces et a le souffle aussi court qu’à la fin d’un sprint. Joie, terreur, peur superstitieuse, fierté débordante, désir sexuel, énergie, puissance, réussite fracassante s’enflent et se percutent. Ayse appelle Burak.

« Je l’ai trouvé. Rejoignez-moi. »

Ahmet et Mehmet abaissent et stabilisent des échelles coulissantes, déroulent des câbles électriques, descendent des projecteurs, des outils, des cordes et des aussières. Ahmet branche les projecteurs et la citerne est inondée de lumière du XXIe siècle et d’ombres du XVIe.

« Alors, qu’avons-nous là ? » demande Mehmet.

Ayse lève les yeux sur lui pour lui répondre : « Haci Ferhat, l’homme mellifié d’Iskenderun.

— Madame, nos tarifs viennent d’augmenter. »

Ahmet s’accroupit sur ses talons pour étudier le sarcophage.

« Je me demande comment ils s’y sont pris pour l’amener dans cette citerne.

— Ce que je me demande, c’est comment nous allons l’en sortir, rétorque Mehmet.

— C’est sans importance, déclare Ayse. Je devais trouver l’homme mellifié d’Iskenderun et c’est chose faite. L’emporter est le problème de mon client. »

En un clin d’œil elle compose un indicatif. La sonnerie résonne plusieurs fois, avant qu’Akgün prenne l’appel.

« Je suis Ayse Erkoç et j’ai l’objet qui vous intéresse. Vous pouvez venir le voir à cette position GPS, moins une quinzaine de mètres. La maison accepte les règlements par traite et espèces. »

Une silhouette descend l’échelle et pénètre dans la lumière, Barçin Yayla.

« Vous l’avez trouvé ? »

C’est avec lassitude qu’Ayse désigne de la tête la dalle de pierre désormais appuyée contre la paroi du canal de drainage. Yayla se précipite et ses pieds nus soulèvent de la poussière, puis il s’agenouille pour se prosterner et exprimer son adoration. Ayse regarde Mehmet. Lui et son associé sont rapides, compte tenu de leur corpulence. Mehmet porte à Barçin Yayla une prise d’immobilisation pendant qu’Ahmet lui fait rapidement les poches.

« Désolé, mon frère. » Ahmet referme la main sur le compte-gouttes, mais Yayla se débat et percute Ahmet qui, momentanément déséquilibré, lâche le tube. Ayse l’écrase sous le talon de sa botte. Le sol calcaire siffle et fume, balafré par l’acide. Barçin Yayla gémit. Mehmet le libère.

« Je ne pouvais pas vous laisser faire un truc pareil, Barçin. »

L’homme s’assoit, la dalle du fa serrée contre sa poitrine, se balançant tel un enfant.

« Je n’aurais pas utilisé cet acide. Ne le voyez-vous pas ? Cette lettre est un élément et non le tout. Le tout, l’ensemble du motif. Je dispose seulement des lettres séparées. Ce n’est que le début d’un travail colossal. J’ai ici une petite pierre sur laquelle une lettre grosse comme ma main est gravée. Là-haut il y a la plus grande mosquée d’Istanbul, qui n’est malgré tout qu’une infime partie d’un zay, un thaw et un jîm de la taille d’une ville. Grand, petit ; petit, grand. Comment faire entrer l’un dans l’autre ? Comment puis-je englober l’infiniment petit et une grandeur inconcevable dans la même vision ? Mais c’est le plan de Sinan. C’est son grand œuvre. Dieu est grand.

— Cet acide m’a toujours terrifiée. »

Il a rongé une partie du talon de la botte qu’elle a utilisée pour écraser le tube. Même la tige de métal est corrodée. Ayse veille à ne pas lui imposer trop de poids, ou un mouvement brusque.

« Vous faites collection d’œuvres d’art, vous devez savoir qu’à la fin de leur carrière consacrée à peindre des détails minuscules que nul ne remarquerait jamais les miniaturistes se crevaient fréquemment les yeux avec des aiguilles. Trop de beauté, oui, mais aussi trop de choses vues. Ils en avaient assez. L’obscurité était pour eux protectrice, chaude et confortable. La cécité était une bénédiction. J’ai encore des choses à voir. »

C’est à présent Burak Özekmekçib qui descend l’échelle. Il baisse le regard dans la lumière et les ombres profondes.

« Visez-moi un peu ça ! » Burak se laisse glisser sur les trois derniers mètres. « Alors, tu n’as pas l’intention de l’ouvrir, bouton de rose ? »

Forcer les scellés est à la fois lent et éprouvant. Il faut abaisser du matériel dans la crypte, installer un groupe électrogène, ériger un échafaudage autour du sarcophage et le mettre de niveau, tout aligner avec une précision micrométrique. Mehmet distribue des masques et des lunettes.

« Le filtre, c’est pour les vapeurs que dégagera le plomb et les lunettes pour le laser », explique-t-il.

Grains de poussière et de métal scintillent dans le faisceau lumineux. Mehmet et Ahmet, métamorphosés en démons par les lunettes et les masques respiratoires, guident le laser millimètre après millimètre le long du joint afin que le plomb s’évapore. Ce travail est d’une épouvantable lenteur et Ayse sent son triomphalisme céder la place au doute. Et si ce cercueil était inoccupé ? Et si ce n’était qu’un sarcophage lycien vieux de deux millénaires resté là pendant que la citerne et tout l’ensemble de Süleymaniye, des dizaines de milliers de tonnes de maçonnerie, étaient construits autour et au-dessus ? Un vestige historique qui a enflammé l’imagination et alimenté des légendes, donné naissance à une histoire après l’autre jusqu’au moment où la masse de mythes ainsi accumulés s’est solidifiée en deux croyances populaires : la Septième Lettre et la tombe d’Haci Ferhat. Le laser s’éteint en vacillant. Mehmet et Ahmet remontent leurs lunettes sur leur front.

« J’arrive ! »

Un nouveau personnage descend l’échelle. Ayse l’identifie à son after-shave : Haydar Akgün. Il porte un gilet de sécurité jaune fluo sur son costume nanotissé miroitant. Ses chaussures brillent, elles aussi.

« Vous arrivez juste au bon moment, lui lance Ayse. Nous étions sur le point de l’ouvrir. »

Elle tente d’interpréter l’expression d’Akgün qui fait glisser ses mains sur le sarcophage. Elle lit sur ses traits stupéfaction, admiration, incrédulité, respect et humilité. Elle n’y découvre aucune trace de la légitime fierté du propriétaire. Son index explore le renflement de plomb qui emplit toujours la bouche de la déesse. Akgün réunit ses doigts, comme pour prier.

« C’est un trésor, dit-il. Un trésor ! Vous l’avez trouvé. Je n’arrive pas à le croire. C’est une légende. »

Sur un signe d’Ayse, Ahmet et Mehmet repoussent en douceur Akgün sur le côté puis glissent l’extrémité de leurs leviers dans la fissure séparant le sarcophage de son couvercle. Ayse se dresse entre eux, les mains levées comme un chef d’orchestre.

« Doucement. »

Le couvercle de pierre massif ne s’est soulevé que de quelques millimètres, mais c’est suffisant pour insérer les griffes du système de levage. La même opération est réalisée du côté opposé. Tous sont debout, désormais, et ils projettent des ombres démesurées à l’intérieur du caveau. Le silence est total. Ahmet remet le boîtier de commande à Ayse. Trois boutons : haut, stop et bas. Elle appuie sur haut. Très lentement, le treuil soulève la plaque qui couvre la bière. Des vapeurs âcres et métalliques de feu d’artifice flottent toujours dans l’air mais Ayse arrache son masque respiratoire. Elle tient à le humer. Le couvercle surplombe désormais de cinquante centimètres le sarcophage ouvert. Plus haut : un mètre. Stop. Une odeur douceâtre de moisi, fraîche et ancienne à la fois, emplit le caveau. C’est une odeur de miel.

Ayse avance vers le cercueil empli d’une bouillie dorée à la fois cristallisée et translucide. Ils n’auraient pu espérer que le miel soit resté transparent, après tant de siècles, mais Ayse discerne une silhouette obscure presque au ras de la surface. Une forme humaine, aux bras allongés contre les flancs. Toujours intacte.

« Lumière », ordonne-t-elle. Ahmet et Mehmet déplacent des projecteurs sur le sol de pierre et les disposent de façon à illuminer au mieux ce qui se trouve à l’intérieur du sarcophage.

Ayse s’intéresse au visage d’Haci Ferhat. Son excellente conservation est évidente, même à travers le miel cristallisé. Le corps est nu, la chair s’est affaissée et chaque orifice s’est dilaté, les os saillent comme des piquets de tente mais la peau confite, acajou soutenu, est plissée et ridée, saturée de sucre, et elle paraît aussi douce et fragile qu’une feuille d’or. Le corps a exsudé un halo sépia qui l’enveloppe sur quelques centimètres dans la gangue de miel. Des bulles de gaz ont été capturées dans la matrice. Les petits détails sont difficiles à discerner, à travers la masse cristalline, mais cheveux, barbe et ongles paraissent intacts. Les yeux sont fort heureusement clos, et il a des dents longues et brunes de rongeur. Ayse trouve cela extraordinaire. Elle a vu des corps momifiés, et ce qu’elle a sous les yeux n’a aucun point commun avec eux. Tous étaient desséchés et cassants, plus morts que les morts, alors qu’elle ne relève ici aucune trace de trépas ou de dessiccation. Elle est en présence d’un homme candi. L’œuvre d’un confiseur. Pendant un instant, Ayse imagine qu’elle plonge les mains dans sa poitrine, les referme sur son cœur. Sera-t-il gélatineux, doux et granuleux comme du halva, ou ce qu’elle voit n’est-il que de simples motifs, des nuances dans le miel laissées par sa lente dissolution au fil des siècles ?

Ayse plonge l’extrémité d’un index dans le cercueil puis la lève à sa bouche. Le goût est doux, musqué, terreux ; la cristallisation le rend un peu craquant, avec une pointe de phénols, des traces de vieux cuir et de tourbe, du sel et un soupçon d’urine.

Haydar Akgün contemple sa trouvaille.

« Vous avez réalisé un travail admirable… Ce qui rend la suite fort regrettable. »

Il n’a pas terminé sa phrase qu’Ayse entend des sirènes dans le lointain. Akgün sort un portefeuille de sa poche intérieure et le lève.

« Je suis l’inspecteur Haydar Akgün des services de lutte contre la contrebande et le crime organisé, et je travaille en collaboration avec la direction des Musées et Antiquités. Restez où vous êtes, des policiers ont pris position à la surface. Vous êtes tous sous mandat d’arrêt pour avoir voulu exporter illégalement des artefacts historiques hors de la république de Turquie. »

Un policier descend l’échelle, puis un autre. Ahmet et Mehmet sont conduits sous la lumière. Burak Özekmekçib et Barçin Yayla ont déjà été arrêtés.

« J’aurais dû m’en douter ! s’exclame Ayse que deux policiers immobilisent. De l’Arslan, cet after-shave pour blaireaux ! »


« Oui.

— Pouvez-vous imaginer ce qu’est la vie d’autres personnes ? Nous, oui. Pouvez-vous savoir ce qu’un tiers pense vraiment, prédire ce qu’il va faire ? Nous, oui. Vous avez là la prochaine révolution industrielle. C’est plus que de la nanotechnologie. C’est le tournant de l’histoire où tous deviennent intelligents. C’est…

— Oui, mademoiselle Gültasli. »

Deniz Saylan est l’homme au costume le plus élégant, aux chaussures les plus brillantes, au rasage le plus net, à la coiffure la plus réussie, aux ongles les mieux manucurés et au parfum le plus agréable que Leyla Gültasli a jamais rencontré. Il est en outre d’une extrême politesse et il irradie puissance et assurance. Il a de surcroît le bureau d’angle le plus élevé, le plus grand, le plus beau et avec une vue encore plus panoramique que celle offerte par le bureau de ces connards de la CoGoNano! N’est-ce pas un nom débile, pour une société ? Trois bureaux différents en trois après-midi, et elle commence à les confondre. Au moins n’y a-t-il pas ici des jouets en constante métamorphose. Il devrait être interdit aux adultes d’avoir des jouets.

« Pardon ?

— J’ai dit oui, ça nous intéresse. Nous aimerions participer. »

Parfois, quand le coyote court si vite qu’il se retrouve au-dessus du vide, il lui arrive de s’immobiliser un instant avant de choir comme une pierre. Il s’est même produit, en de rares occasions, qu’il fasse demi-tour et revienne jusqu’au bord de la falaise.

« Le transcripteur Besarani-Ceylan. » Un ascenseur express grimpe à vive allure sur le côté de l’immeuble. « Voilà exactement le genre de projet pour lequel la division des Investissements spéciaux d’Özer a été créée. Je suis certain que vous avez pris connaissance du profil et de l’histoire de notre société. » Leyla l’a lue à bord de la rame de métro et du dolmus en se rendant au NanoBazar. À cinq heures du matin elle était dans la station de métro avec les dormeurs des quais, les fêtards qui regagnaient leur domicile, les individus qui se déplacent à longueur de nuit et les travailleurs du petit matin, et elle était la seule qui portait un ensemble. Elle avait fait la leçon à Aso : fondée en 2012 sous le nom d’Özer distribution de gaz, régulièrement parmi les cinq premières sociétés de l’IBT, cours des actions, profits déclarés pour le dernier exercice fiscal… Connais ton marché connais ton marché connais ton marché. « Notre principal avantage sur nos concurrents, c’est que nous avons achevé notre transition vers une véritable société du XXIe siècle. Il y a dix ans, nous étions la Özer distribution, aujourd’hui nous sommes Özer gaz et matières premières, et dans dix ans, quand il n’y aura plus rien pour alimenter les gazoducs, nous serons autre chose. Peut-être Özer transcripteurs cellulaires. »

Non ! s’ordonne Leyla. N’essaie pas de faire de l’humour. Aso est bien plus convaincant quand il est sérieux.

« Notre stratégie consiste à chercher de nouvelles sources de profit et à abandonner progressivement les secteurs moins rentables. Özer n’est pas une société qui vend du gaz ou des matières premières, mais une machine à engranger de l’argent. Nous intervenons dès le début, nous gagnons un maximum d’euros et quand le filon est épuisé, quand le marché devient encombré, quand nous nous en lassons, nous vendons tout et passons à autre chose. Voilà pourquoi nous investissons dans des start-up capables selon nous d’ouvrir de nouveaux horizons. Nous sommes à l’affût des technologies naissantes et des nouvelles tendances. Si ce que vous proposez vaut ne serait-ce que vingt pour cent de ce que vous dites, c’est la plus importance percée technologique depuis l’apparition des circuits intégrés. C’est du niveau de Texas Instruments. Avez-vous pensé à la propriété intellectuelle et au potentiel sur le plan des licences ? Nous ne pouvons pas nous permettre de passer à côté. Nous allons établir un accord standard de développement pour la mise au point du prototype. Combien vous faudrait-il ? »

Aso va pour répondre, mais Leyla abat son talon sur les orteils de sa chaussure plus que râpée.

« Un demi-million », annonce-t-elle audacieusement.

Saylan ne cille même pas.

« Vous êtes certainement consciente que ce n’est pas grand-chose, pour une société comme Özer. Nos conditions standard sont quatre-vingts/vingt.

— Soixante-dix/trente, tente Leyla.

— Non, mademoiselle Gültasli. »

Il est inébranlable mais il y met les formes, alors qu’Aso sait mettre des formes mais se laisse facilement fléchir. Et l’incapacité d’opposer un refus catégorique dénote un manque de savoir-vivre évident.

« Quand pourrions-nous conclure ?

— Les contrats seront prêts demain. Je vous demanderai de nous fournir des comptes vérifiés, les certificats de propriété et des indications nettes et précises sur les questions de propriété intellectuelle. Autant de documents pour nos services légaux. Il me faudra par ailleurs un dossier technique complet qui sera présenté à un comité d’experts. Jusqu’à présent, les nanos n’entraient pas dans notre domaine d’activité et nous allons devoir soumettre tout cela à des spécialistes.

— Puis-je savoir qui fait partie de ce comité ? demande Aso.

— Pour ce qui relève de la nanotechnologie nous contactons habituellement les professeurs Süleyman Turan de l’université d’Ankara et Nevval Seden de l’université de Bilikent. Vous connaissez ?

— Nevval Seden était mon directeur d’études, à l’université.

— Ce n’est pas un problème. Vous pourrez vous entretenir oralement avec eux, peut-être en ligne. Il va de soi que nous éplucherons vos comptes avec soin et que nous nommerons un directeur de projet. Ces conditions vous semblent-elles acceptables ?

— Absolument », répond Leyla.

Mais Saylan l’ignore. « Monsieur Besarani ?

— Je dois en parler à mon associé.

— C’est tout naturel.

— Alors, que mettez-vous sur la table ? demande Leyla.

— Un demi-million d’euros de crédits de développement pour la mise au point d’un prototype du transcripteur Besarani-Ceylan, à condition que la division des Investissements spéciaux d’Özer obtienne quatre-vingts pour cent des droits de propriété intellectuelle et des profits à venir.

— Soixante-quinze ? tente encore Leyla.

— Non, mademoiselle Gültasli.

— Et après le prototype ? veut savoir Aso.

— L’étude de marché fera l’objet d’un financement séparé. Si les résultats sont probants, nous passerons à la production industrielle et à la commercialisation au niveau mondial. Nous avons là un projet à long terme, et les tests de sécurité à eux seuls pourraient prendre cinq ans.

— C’est le temps que nous avons déjà consacré à la mise au point du transcripteur. Il s’agit de l’œuvre de notre vie. »

Saylan semble trouver cette déclaration à son goût.

« Bien, bien, bien… Donc, dites à vos représentants de contacter les nôtres. » La poignée de main de Saylan est, comme il se doit, irréprochable : fermeté parfaite, durée idéale, bonnes vibrations et crépitement des détails des contrats qui transitent d’une paume à l’autre. « Merci beaucoup, monsieur Besarani, mademoiselle Gültasli. Vous avez là un projet vraiment passionnant. J’aimerais m’entretenir plus longuement avec vous mais j’ai un autre rendez-vous. Nous nous reverrons sous peu. »


« Vous lui avez fait du charme », déclare Aso pendant qu’ils attendent que l’ascenseur glisse vers eux le long de la façade de la tour comme une goutte de goudron en fusion. Ils planent telles des cigognes au printemps, gloussent comme des écolières, à la fois sonnés et enivrés par leur victoire. Oui. Il a dit oui !

« Certainement pas », murmure Leyla. Elle l’a sapé, dépouillé de son costume, de son style, son allure et ses manières. Elle prenait des notes. Non pour elle, comprend-elle soudain, mais pour Aso. Une pensée qu’elle compare à un coup de pied dans le ventre, ce qui est une nouveauté pour elle.

« Mais… un demi-million ? ajoute Aso pendant que l’ascenseur arrive.

— Il a déclaré que ce n’était rien, pour Özer. Demander trop peu aurait été aussi préjudiciable que demander bien trop.

— Vous ne pensez pas…», commence Aso.

Mais les portes s’ouvrent et Leyla le pousse vers l’ascenseur principal.

Chut, mime-t-elle. Ils descendent le long de la tour Özer. Des hommes entrent et sortent à chaque étage. Aso a besoin de s’exprimer. Je veux entendre votre voix, pense Leyla. Je voudrais crier, courir de tous côtés comme une folle et sauter dans la fontaine de la place, mais pour l’instant… pas un mot ! Dans l’atrium, au milieu des financiers – y a-t-il des financières, d’autres femmes que Leyla ? – et des costumes-cravates ; chut. Ils vont rendre les badges au bureau de l’entrée ; chut. Le comptoir est une plaque de marbre noir destinée à inspirer crainte et respect pour la puissance d’Özer, intimider le visiteur par l’impassibilité de ses réceptionnistes. Leyla sourit tout en faisant glisser son badge sur la surface minérale polie. Je vous ai eus. J’ai obtenu votre argent. Moi, la fille de Demre, Mlle Fais-ta-petite-carrière, Mlle Tu-reviendras-bien-vite. Petite Tomate. Et toi, Yasar, et vous, tous les Yazicoglu, les Ceylan et les Gültasli et tous les autres assis autour de la table de Bakirköy, oncle Cengiz et sous-tante Kevser et même toi, grand-tante Sezen du haut de ton balcon mais plus que tout toi, Zeliha, figée derrière ton bureau avec ton rictus purée d’aubergine : Moi. Moi. Moi qui viens de me surpasser !

Dehors, sur l’esplanade, elle se tourne vers les quarante étages de verre et de titane de la grande société et écarte en grand les bras pour s’adresser aux sept cieux.

« Özer ! Özer ! Özer ! Je t’aime !

— Vous ne trouvez pas qu’il a accepté un peu vite ? demande alors Aso. Un type assis dans un bureau et qui nous dit : d’accord, ça me plaît, prenez un demi-million ?

— En échange de quatre-vingts pour cent des bénéfices. J’appelle Yasar.

— Ça ne m’emballe qu’à moitié. Avant notre départ, vous prononciez le nom d’Özer sur le même ton que si c’était “Satan”. Ces types gouvernent tout l’est du pays comme s’ils en étaient les maîtres. Je suis le paysan du coin qui a réussi, le seul habitant du village qui est allé plus loin que le secondaire, et la première chose que je fais c’est vendre mon âme au Malin.

— C’est quoi, ça ? Une lamentation anticapitaliste ? Il vous fallait un financier et je vous l’ai trouvé. J’appelle Yasar.

— Je dis ce que je pense, c’est tout. Je suis convaincu que nos concurrents ont préparé le terrain, que nous ne sommes pas les premiers. Je parie que ceux d’Idiz nous ont précédés dans ce bureau il y a peut-être trois semaines pour demander de quoi financer leur version du transcripteur. Et ils ont dû avoir bien plus de mal que nous à vendre ce concept, même s’ils ont finalement réussi à convaincre Saylan. Et quand nous avons débarqué pour proposer la même chose, il a vu en nous l’opportunité de couvrir toutes ses bases. Özer obtient un monopole virtuel sur cette nouvelle technologie. Pour un demi-million, ça en vaut la peine.

— À ceci près que leur version ne fonctionnera pas.

— Elle a dans le meilleur des cas soixante pour cent des fonctionnalités de la nôtre.

— Et Özer optera pour le meilleur produit. Vous avez obtenu votre financement. Ça se fête, non ? Hé, Naci ! » De l’autre côté de la rue principale se trouve une remorque à kebabs incongrue. Cousin Naci a pris un tabouret au comptoir et boit lentement un thé. En entendant crier son nom au-delà du flot de véhicules, il se tourne vers eux et sourit en découvrant la joie débordante que Leyla ne peut dissimuler. Tu as un sourire magnifique, pense-t-elle. Tu as un sourire qui te métamorphose.

« Avant d’aller célébrer l’événement, j’estime devoir rappeler qu’il reste la question du demi-Coran à régler. Trouver de l’argent n’était qu’une partie du problème. »

Cousin Naci se faufile entre les voitures en levant les mains pour les arrêter. Il pourrait dégager le passage à coups de taekwondo, pense-t-elle. Mais l’avenir a déjà perdu un peu de son côté radieux. Aso a réussi à lui saper le moral. Néanmoins, Dieu a été bon envers elle et il se montrera encore miséricordieux. C’est dans sa divine nature.

« D’accord, d’accord, d’accord. Une célébration partielle. »

Naci a atteint le trottoir et il se précipite vers eux en gesticulant de joie.

« C’est bon, appelez Yasar. »


Necdet se redresse sur le matelas pour aller utiliser le pot de chambre. Quoi qu’ils aient pu lui administrer, leurs « chapelets de nanos » ont laissé ses muscles tremblants et ses articulations endolories, et la pièce qui tournoie lui donne des étourdissements dépassant les papillotements d’un djinn. Il n’empêche qu’un homme doit se lever pour pisser. Il place le récipient dans l’angle de la pièce et cale une main contre la paroi.

« Pourriez pas regarder ailleurs quand je pisse ? »

Une question qui tire Gros Salopard de ses méditations profondes.

« Quoi ?

— Pas à toi, à lui. » Necdet désigne de la tête Hizir qui s’est assis en tailleur contre le mur d’en face. Son urine est peu abondante et sombre, il est déshydraté. Quels autres produits chimiques que ceux de son corps charrie-t-elle ? « C’est bon, j’ai fini. »

Gros Salopard jette un linge sur le pot de chambre et tapote la porte avec la crosse de son arme à l’attention de Connard grincheux, le quatrième membre du groupe, celui qui n’a pas encore dit un seul mot à Necdet même si ce dernier a les biceps endoloris par les ecchymoses attribuables à ses doigts. Gros Salopard est différent. Il joue au grand taciturne mais finit toujours par poser trop de questions.

« Quand tu parles à Hizir, comme à présent, qu’est-ce que tu vois ?

— Les alévis révèrent-ils Hizir ?

— Nous révérons tous les saints et imams.

— Comment vous le représentez-vous ?

— Vieux et jeune à la fois, comme un homme ou encore un animal ou un oiseau. Ceint d’un halo de flammes vertes.

— Alors, c’est comme ça que tu le verrais.

— Et toi, que vois-tu ?

— Rien que je pourrais décrire. Une chose apparue avant l’animal, l’oiseau ou l’homme, car ce sont autant d’aspects de la même chose… Un élément inconscient a précédé les formes, la vision et même la pensée. C’est une chose qui existait bien avant. »

Gros Salopard opine du chef.

« Tous voient leur propre Hizir.

— Non, tu n’as pas tout saisi. Enfin, si, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

— C’est ce qu’ils disent, eux aussi. Oui et non. Rien d’explicable.

— Eux ?

— Ceux de Divrican. Je viens de la vallée d’à côté, mais tous connaissent quelqu’un qui a été affecté. La vallée des saints et des cheikhs.

— C’est quoi ?

— Il y a un peu plus de cinq ans, juste avant que l’UE puisse y mettre son veto, les Turcs ont lancé une dernière offensive contre les Kurdes. Une nuit, un drone est apparu au-dessus du village de Divrican. Il a tourné en rond pendant une demi-heure. Le lendemain matin, ils étaient tous comme toi. Ils voyaient des djinns et des anges, des démons, des péris et des esprits. Certains ont vu Hizir, d’autres Melek Tawus, et d’autres encore le Prophète en personne. »

Gros Salopard baisse la tête, comme s’il craignait d’en avoir trop dit.

« Que sont-ils devenus ? » veut savoir Necdet. Il a appris au cours de sa captivité que les humains ont du talent pour la normalisation. Cette pièce, ce matelas, ce type armé, il s’y est habitué. Ils ne l’effraient plus. Il les a intégrés dans l’architecture de son existence. Mais les propos de Gros Salopard ont fait naître une peur au sein de ce qu’il a cessé de redouter, comme si ces mots avaient foré un trou au fond d’un trou. « Que leur est-il arrivé ? »

Il est allé trop loin dans ses suppositions. Un rictus dénude les dents de Gros Salopard qui utilise son fusil d’assaut comme un aiguillon pour le repousser. Necdet recule vers le matelas. Hizir est assis près du mur, ses formes et manifestations se pliant à travers lui comme des courants de convection dans une casserole de sirop en ébullition.

Foulard vert et Chevelu arrivent de la pièce voisine, où Necdet peut discerner des conteneurs moulés en Styrodur, des bacs en plastique et des cartons.

« Tout se passe bien, ici ? » demande Chevelu.

Gros Salopard s’en remet à Chevelu dans tous les domaines. Foulard vert s’agenouille devant Necdet. Elle adopte toujours la même position, agenouillée avec modestie, genoux joints, manches abaissées sur ses mains. Peut-être est-ce un élément de sa stratégie.

« Lors de cette séance, nous parlerons de la nature de la foi, lui annonce-t-elle.

— Je n’ai pas la foi, répond-il. Je n’en ai pas besoin, puisque je peux voir. La foi, ça sert à croire sans preuve. D’ailleurs, ce qui est divin ne peut être vu.

— Il existe d’autres définitions de la foi. Il est possible d’avoir foi en une personne, voire un objet.

— C’est la foi en l’avenir.

— Une autre façon de considérer la foi, c’est une façon d’enchaîner nos raisonnements.

— Ça ne signifie pas qu’ils sont fondés pour autant. Pourquoi la foi ne s’appliquerait-elle pas aux idées complètement absurdes ? »

Chevelu prend des notes.

« La foi est la soumission aux volontés d’Allah, déclare Necdet. À quoi rime cet interrogatoire ?

— Parle-moi d’Hizir.

— Pas des djinns ?

— Tu soutiens qu’ils ne sont pas d’origine divine, que ce sont les fruits de ton imagination. En quoi Hizir est-il différent ?

— Il est autre. »

Nouvel échange de regards.

« L’expérience religieuse est un trait humain universel, déclare Chevelu. Dieu a été programmé en nous, dans notre chimie cérébrale, dans nos neurones. À un niveau fondamental, toutes les religions partagent les mêmes choses et le même langage.

— Tous les mystiques en conviennent », affirme Foulard vert, ce qui semble irriter son collègue. Y aurait-il des divergences de vues au cœur de la coterie des ingénieurs de Dieu ? s’interroge Necdet.

« Nous ne croyons pas en une divinité qui n’est pas soumise aux règles de l’univers, déclare Chevelu. Nous croyons en Dieu, en nous. Dieu est un élément de nous-mêmes, Il en a toujours fait partie, Il est le composant de notre être situé au-delà du conscient. Nous croyons qu’il y a un millier d’années, à quelque chose près, notre conscience était très différente de ce qu’elle est devenue depuis. Nous n’étions pas un moi unique mais plusieurs entités, dont une qui correspondait à notre partie divine. C’était une époque où Dieu s’adressait aux hommes et aux femmes qui avaient des visions et assistaient à des miracles, un temps de prodiges et de sainteté. Dieu communiquait avec nous sous forme de paraboles, de prophéties, d’allégories et de poèmes. Le développement de notre conscience nous a fait perdre tout cela. Il est grand temps de nous reconnecter à nos dieux personnels.

— Vous estimez que ce n’est pas différent des djinns, qu’Hizir serait également issu de mon esprit.

— Tu soutiens qu’il est autre. Nous avons des raisons de croire qu’il a effectivement une origine différente de ce que tu appelles ton esprit. Il viendrait d’un point situé au-delà.

— Je suis peut-être un malade mental », fait remarquer Necdet. Des propos qui l’effraient. La peur qui filtre dans la peur au travers de la peur. « Vous avez parlé de troubles dissociatifs, quelque chose de ce genre. Je n’étais peut-être pas malade, et peut-être le suis-je à présent. Ce qui m’arrive semble relever du domaine médical. »

Foulard vert incline la tête sur le côté, pour réfléchir.

« Écoute-toi, Necdet. Crois-tu raisonner comme quelqu’un qui n’a plus toute sa tête ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? s’écrie-t-il.

— Tu étais malade. Nous avons regroupé les conflits qu’il y avait en toi, toute ta confusion et ta colère, afin de leur donner une forme, et tu me parais désormais moins introverti. Tu as une voix et un corps. Ils sont ton Dieu intérieur. Ils sont ton Confident. Nous sommes pour l’instant ravis des résultats. Nous reparlerons plus tard de toutes ces choses, Necdet. »

Ils repartent. Par la porte ouverte il entrevoit les pieds de Connard grincheux à côté de ceux de Chevelu et de Foulard vert. Il ne va pas sortir d’ici. Il ne se fait plus d’illusions, à présent. Ils le garderont tant qu’ils n’auront pas reçu des réponses à toutes les questions qu’ils se posent, mais pas plus longtemps. Il sait quel sort est réservé aux animaux de laboratoire. Cependant Hizir passe en vacillant de l’évanescence à un sourire. Gros Salopard est toujours agité mais Necdet voit en lui le maillon faible. Connard grincheux est le flic et le bourreau, Chevelu le technocrate et Foulard vert la théoricienne. Gros Salopard fait ça pour des raisons personnelles.

« Dis-moi, l’ami ? Ces Kurdes, ceux de la vallée d’à côté, que sont-ils devenus ? »


Une bouillie verdâtre est brassée à l’intérieur d’un cylindre de plastique transparent posé sur une étagère du fond.

« C’est quoi, cette merde ? demande Adnan. On dirait ces machins que boivent les mômes.

— Cette merde, c’est du granité, répond le Prophète du Kebab. Citron et citron vert. On verse la poudre et la machine se charge du reste. C’est sensé être très rafraîchissant. Tu en veux ?

— J’ai déjà mal à la tête, alors ne me parle pas de sucer de la glace avec une paille ! Si je t’ai posé la question, c’est en qualité de client qui finance les études de ton fils. J’espère que tu n’as pas payé cher ce tas de ferraille, parce qu’il sera bon pour la casse avant demain.

— Ils me l’ont laissé à l’essai, quoi qu’il en soit. Tu as donc de l’argent, à présent ? »

Adnan ne peut s’empêcher de lui adresser un large sourire d’autosatisfaction.

« Le gaz est monté à quatre quatre-vingt-quinze.

— Et il est redescendu à combien ?

— Quatre-vingt-deux. »

Le Prophète du Kebab hoche la tête, impressionné.

« J’ai d’autres enfants qu’il va falloir envoyer à l’université.

— Des kebabs adana, trois. Comme tu les prépares pour le président. Je veux que du jus coule sur mon menton.

— Trois ?

— Le seigneur Ultror nous rejoindra plus tard. »

Le Prophète du Kebab prend des poignées de viande qu’il positionne autour des broches. Il prépare des tranches extrêmement fines afin qu’il suffise de les approcher de la flamme pour qu’elles soient brunes sur leur pourtour et saignantes à l’intérieur. Ainsi qu’un bon kebab doit être. Kadir traverse l’esplanade avec Öguz. Pas de salutations rituelles, aucun Je te salue, Draksor.

« Tu t’es dégonflé ! s’emporte aussitôt Öguz. On est fichus, mec ! On va se faire mettre de tous les côtés à la fois. »

Assis sur son tabouret au comptoir, Adnan ne détache pas les yeux de son kebab, qu’il tourne et étudie afin de déterminer par où l’attaquer. La viande embaume et le cumin et l’ail couvrent les légers relents rances propres à l’agneau. Les tomates sont chaudes et gorgées de soleil. Le Prophète du Kebab n’a jamais révélé quel est son fournisseur en pain – tant de talent ne doit pas être gâché par une commercialisation excessive – et il le traite comme un fils préféré. Son odeur est celle de la vie. « Je vous ai rendus millionnaires, ce matin. Alors asseyez-vous et savourez le festin que je vous ai commandé. Ensuite, quand vous l’aurez terminé, je vous expliquerai pourquoi nous ne sommes pas foutus. »

Les UltraLords de l’Univers s’alignent devant le comptoir en acier miroitant du Prophète du Kebab. « Sincèrement, tu t’es surpassé », le félicite Adnan en essuyant ses doigts et sa bouche avec une lingette humide. « Dieu lui-même ne réussirait pas à faire de meilleurs kebabs adana. » Le Prophète s’incline, touché par un tel hommage. Mais il a saisi le sens caché du message et va découper de la salade, s’affairer le plus loin possible de ses clients.

« Pourquoi ne lui as-tu pas donné les nanos ? Il connaît tous les numéros de compte, il sait tout ! » déclare d’une traite Öguz.

Adnan se tourne vers lui.

« Je vais te l’expliquer. Je m’en suis abstenu parce que je ne suis pas le seigneur Draksor et que tu n’es pas ce putain de seigneur Terrak. Nous ne sommes pas les UltraLords de l’Univers. Les UltraLords de l’Univers n’existent pas. Ce sont des personnages de dessin animé. Tu te rappelles comment s’achevait chaque épisode ? Par un affrontement spectaculaire. Superpouvoirs et tout le cinéma ! Des méga explosions. Les méchants prenaient systématiquement une déculottée jusqu’à la semaine suivante. Mais nous, si nous faisons sauter Kemal, il ne ressuscitera pas au prochain épisode. Il sera mort de chez mort. Nous l’aurons tué. Et nous n’avons aucun superpouvoir. Nous travaillons dans la finance. Nous ne sommes pas des héros de BD mais des êtres humains, et les humains ne font pas des saloperies de ce genre. Pas à un ami. Pas pour de l’argent. Je ne te demande pas de comprendre pourquoi je ne lui ai pas refilé les nanos, seulement de reconnaître que j’ai agi comme il le fallait, ce que j’ai fait dans tous les domaines depuis le début de cette opération.

— Ce que je sais avec certitude, c’est que nous serons tous dans la merde quand les magouilles concernant Cygnus X seront révélées au grand jour. Les grands inquisiteurs retireront la calotte crânienne de Kemal et iront trifouiller dans son cerveau avec des trucs à côté desquels les nanos de Kadir feront penser à des bonbons acidulés », s’emporte Öguz.

Ils peuvent entendre le couteau du Prophète du Kebab se déplacer avec la rapidité, la précision et l’infaillibilité de la Mort.

« On va rester zen. Personne ne va ouvrir les hostilités. Nous allons regagner nos postes et faire notre boulot avec zèle et efficacité. En arrière-plan, nous remballons Turquoise comme prévu. Nous gardons un profil bas. Nous continuons étape après étape exactement comme convenu. Que représentent vingt millions d’euros de plus ou de moins dans le bouillon que va boire Özer ? Je parle de deux cents millions, ou plus probablement deux milliards. Personne ne nous recherche. Celui qui va intéresser les enquêteurs, c’est Mehmet l’Enculé.

— Tu conseilles de garder la tête froide mais tu n’as aucun plan, lui reproche Kadir.

— Qui t’a dit ça ? Je ne suis jamais à court d’idées. Nous allons tout liquider sans attendre, parce qu’il faudra abandonner le navire avec le fric à l’apparition de la première voie d’eau, évacuer la tour pour éviter de tout recevoir sur la tête. Le liquide, il n’y a que ça de vrai. J’aime bien les titres au porteur, ils tiennent moins de place que le cash.

— Et Ferid Bey ? demande Kadir.

— Il reçoit sa part en espèces. Cash cash cash. Le cash est roi, il l’a toujours été et il le restera à jamais. » Adnan fait claquer ses jointures sur le comptoir d’acier rayé à force d’être récuré. « Seigneur Kebabor ! Un adana pour le quatrième membre de notre cercle. »

Les autres UltraLords lèvent les yeux. Kemal traverse l’esplanade, en esquivant les scooters et les mobs de livraison. Adnan lève le kebab comme un trophée. « Je te salue, Ultror ! Prends ça, mange et marche, parce que j’ai un match de football auquel je veux absolument assister et que je ne peux pas me présenter à Aslantepe dans cette tenue. »

Le Prophète du Kebab va régler la température de son silo de granité vert et, à son retour, il trouve un billet de cent euros glissé sous le distributeur de serviettes en papier et voit quatre hommes vêtus de sombre s’éloigner du même pas vers l’alignement de taxis, comme un quatuor de truands endurcis.

8

Le haut soleil de l’après-midi se déverse dans l’immense cuvette de béton blanc du stade d’Aslantepe. Match de coupe ! Match de coupe ! Galatasaray contre Arsenal, demi-finale de la Ligue des champions. Le vainqueur rencontrera le Barça pour la finale à Munich ! La compétition la plus importante d’Europe ! Les gradins s’emplissent lentement et, dans les gradins des supporters de l’équipe locale, les spectateurs font progressivement disparaître l’énorme CIMBOM écrit en blanc sur les sièges rouges. Les fans d’Arsenal sont entrés plus tôt du côté du stade réservé aux visiteurs, là où ils ont suspendu leurs banderoles sur les glissières de sécurité et scandent leurs chants dans le flux et le reflux océanique des spectateurs anglais. Certains ont déjà retiré leur chemise. Des joueurs de tambour et des sections de cuivres turcs leur répondent. Les supporters d’Arsenal leur font des doigts d’honneur et beuglent des : On va vous baiser ! Des publicités défilent vers le haut des panneaux d’affichage latéraux et sur les grands écrans des tribunes. Les médias sont là ; les camions de la télévision garés le long de la route principale, des célébrités à peine visibles dans le vivarium des tribunes, une douzaine de commentateurs différents en bas sur leurs bancs, des photographes qui rôdent autour de la ligne de but. Les cameramen s’entraînent à envoyer leurs aérocams en rase-mottes dans le stade pendant que les caméras de la ligne de touche jouent aux ludions. Les supporters beuglent et se démènent dès qu’ils se voient avec leurs amis grands de dix mètres sur les écrans géants. Le dirigeable de Turkcell manœuvre à leur aplomb. Le DJ du club balance de la T-pop et le volume de la sono fait vibrer les sièges. D’énormes mascottes en mousse font des cabrioles pour galvaniser le public.

Adnan Sarioglu s’arrête en haut des marches. Il lève les yeux pour lorgner le grand dôme bleu qui recouvre la cuvette de béton blanc d’Aslantepe.

« Vous voyez ça ? Un nuage dans le ciel. »

Les UltraLords de l’Univers descendent l’escalier vers les sièges qu’ils ont réservés pour toute la saison dans la barre médiane du B de Cimbom, en se faufilant entre les spectateurs et en saluant les habitués qu’ils connaissent. Kemal s’arrête le temps de prendre un message sur son ceptep, puis il se penche vers ses amis pour murmurer : « C’est fait. Vous pourrez vous servir quand ça vous chante. »

Leur statut d’hommes riches est officiel.

Ils passent cette super vidéo du Galatasaray, celle de la prise d’assaut des murailles de Constantinople extraite du film Mehmet le Conquérant. Et voilà que débute la première ola, et ils sont assez nombreux dans le stade pour qu’elle soit efficace. Adnan se lève et son esprit fusionne avec celui atavique des supporters. Les voici tous transportés dans le grand royaume de Cimbom. La population est différente, ici.

« Alors, où devrait se trouver notre gaz ? » demande Kemal qui s’est dressé, les bras levés.

« Il arrive de Çaldiran et pénètre dans Nabucco pour se diriger vers nous à quarante kilomètres heure », explique Öguz en se rasseyant à la fin de la ola.

Malgré le plagiat éhonté et ses accords métalliques simplifiés, la vidéo a eu l’effet escompté. Sans plus penser à la chaleur, les mascottes momifiées dans la mousse pivotent, font le poirier, sautillent et tendent les bras. Puis la sono du stade beugle à plein volume et Adnan sent un frisson le parcourir. C’est à cet instant qu’il cesse d’être un trader pour se métamorphoser en supporter. Arsenal entre en tenant les mains de petits enfants éblouis et larmoyants affublés de maillots de l’équipe bien trop grands pour eux. Une lointaine cacophonie s’élève du secteur réservé aux Anglais. Huées, sifflets et moqueries répondent des sièges de Cimbom. Ce n’est pas du sport. C’est du football. Le présentateur hurle quelque chose et des fontaines de feu jaillissent de la ligne de touche, soulignées par des : Allez ! Allez ! Cimbom ! La foule se lève et Adnan en fait autant, le poing serré, avec un rugissement tapi au fond de la gorge. La terreur écarquille les yeux du petit enfant crème et rouge mascotte de Galatasaray. Présentation des joueurs. Ils s’inclinent, regardent leurs pieds ou le ciel, font dodeliner leur tête quand leur nom est prononcé. Tous sont ovationnés, et un grondement sismique salue Volkan, enfin en forme. Ils vont prendre position pendant que les capitaines se serrent la main, échangent des fanions et ne quittent pas des yeux la pièce du tirage au sort.

« Arbitre russe, annonce Kadir à l’extrémité de l’alignement.

— Ah non, ils peuvent pas nous saquer ! s’emporte Kemal.

— Ils aiment encore moins les Anglais, rappelle Adnan.

— C’est vrai », reconnaît Kemal.

Favorisé par le tirage au sort, Arsenal a le ballon. L’arbitre utilise son sifflet, les joueurs entament un mouvement, le capitaine shoote et le stade d’Aslantepe devient un hémisphère de bruits assourdissants. Arsenal pousse la balle en avant, avec de longues passes qui menacent l’arrière de Galatasaray, mais Gündüzalp – le gros défenseur central bovin – envoie d’une tête la balle vers Ersoy et le mouvement s’inverse. Galatasaray avance à son tour, à l’instant où le ceptep d’Adnan sonne.

L’indicatif d’Ayse.

Adnan jette un coup d’œil à l’écran pour voir où elle se trouve. Le GPS fonctionne. Poste de police de Bibirdirek, dans Sultanahmet. Il accroche aussitôt l’écouteur à son oreille.

« Ayse ?

— Adnan, ils m’ont arrêtée ! »

De nouveau le vert du terrain, le bleu du ciel, les couleurs vives de la mosaïque de supporters, et ce qu’il entend paraît complètement absurde. Ayse. Arrêtée. Ces mots ne vont pas ensemble, quand on a devant soi une arène engazonnée dans laquelle des hommes en short donnent des coups de pied à un ballon.

« Qu’as-tu fait ?

— Ils me détiennent à Bibirdirek. C’est vraiment ridicule, ils ne vont pas tarder à comprendre que c’est une erreur et me libérer. »

Il manque lui demander qui la détient, pourquoi ils l’ont arrêtée, quels sont les chefs d’inculpation. Mais il n’est pas seul, dans les tribunes. Galatasaray subit une forte pression quand son demi passe le ballon à Aykol qui voit devant lui un espace dégagé et s’y précipite, en devant parcourir la moitié du terrain. Tout Aslantepe se lève en inspirant à l’unisson. Sous le grondement de la foule, Adnan déclare : « J’arrive. Je contacte un avocat. Il sera probablement sur place avant moi. »

Kadir a entendu des bribes de cette conversation qui voletaient comme des fils de toile d’araignée. Il se penche en avant. Quoi ? articule-t-il.

C’est Ayse, répond Adnan de la même manière. Puis, sans lui laisser le temps de poser d’autres questions, Adnan se faufile dans la rangée en direction de l’escalier. Les supporters grimacent, jurent et tendent le cou pour suivre le match malgré le gêneur. Il est l’individu solitaire qui va à contre-courant de la poussée passionnée de quatre-vingt mille adorateurs de Cimbom. Pendant qu’il dévale des marches de béton qui sentent l’urine et la peinture fraîche, il entend Aslantepe entrer en éruption derrière lui. Un but pour Galatasaray. Sorti sur Cendere Cadessi, Adnan siffle sa voiture. Il l’abandonnera devant le poste de police et l’enverra se trouver une place ou rouler jusqu’au moment où il en aura de nouveau besoin. Il remonte la rue à pied en cherchant du regard l’Audi qui vient à sa rencontre au cœur de la circulation, quand il prend conscience de l’incongruité de la situation, la clé de voûte qui assure la stabilité de l’arche de l’improbabilité. Il a toujours pensé que ce serait lui qui aurait un jour maille à partir avec la police.


Or et argent, dômes dont le plâtre s’écaille. Les soks bordés de toits jaunes refusent de filer droit, chaque croisement révèle de nouvelles ruelles et passages qui s’inclinent de façon imprévisible entre des échoppes et des boutiques aussi étroites que des cercueils avant de déboucher sur des esplanades couvertes d’une coupole et de bedestans. Des drapeaux turcs de toutes les dimensions. Rouge et blanc, croissant et étoile. Il n’y a ici pas de place pour la couronne étoilée de l’UE. Un écriteau en forme de doigt désigne une minuscule mosquée nichée au sommet d’une volée de marches zigzagantes. Des hommes poussent des diables chargés de hautes piles branlantes dans les venelles pavées. De l’eau coule sur le revêtement carrelé d’une fontaine. Tout ici est petit, serré, enclavé. Les marchands sont trop corpulents pour leurs étals minuscules, comme comprimés entre les monticules des diverses marchandises exposées. L’éclat du néon blanc ne change jamais, de jour comme de nuit. Le Grand Bazar vit à son propre rythme, un temps que ne peuvent compter ni les horloges ni les calendriers.

Aso s’y déplace en se laissant guider par son ceptep. Aso et Leyla ont entamé cette chasse au trésor au cœur du labyrinthe sans Yasar qui est retenu par les conseillers juridiques, les comptables et les feuilles de tableurs. Leyla sait qu’elle se serait immédiatement égarée. Il suffirait pour cela qu’un reflet ou un miroitement distraie son attention. C’est le but recherché, déclareraient les marchands. C’est seulement quand l’esprit cesse de se fixer un but précis qu’il est possible d’effectuer une vraie découverte. Pour faire des trouvailles, il faut pouvoir entrer dans le même bedestan de quatre directions différentes en considérant chaque fois qu’il s’agit d’un autre lieu. On tombe par hasard sur un vendeur de café ottoman des plus bizarres, ou une construction nichée à l’intérieur d’une autre, en sachant pertinemment qu’il sera impossible de revenir un jour à cet endroit. Chaque pas vous éloigne des travées où vous vous faites bousculer et voler, jusqu’à un sok plongé dans la pénombre où un cordonnier solitaire est assis à côté d’une forme rouillée…, ce qui vous incite à vous demander s’il a vendu une seule paire de chaussures au cours de ce siècle, voire du précédent.

Le Grand Bazar a inspiré à Leyla une vive aversion, lors de sa première visite. La camelote, les mauvaises copies aux prix exorbitants, tout constitue de hautes tours vacillantes qui menacent de s’effondrer sur elle, mais elle voit désormais ce qui la lie à Capalli Carsi en passant par la Brocante Hazine et le NanoBazar. Tous sont des mercantis, envers tout le monde et à longueur de temps. Elle n’est nullement différente de ces troglodytes nichés au cœur de leurs montagnes de marchandises. La vente est leur domaine.

« Aso. »

Il s’est éloigné en suivant la piste évocatrice de poudre de djinn miroitante que le système de navigation du ceptep a tracée sur ses globes oculaires.

« Cette question va vous paraître idiote. Je peux décrire aux investisseurs potentiels le transcripteur Besarani-Ceylan dans un sens comme dans l’autre, dresser la liste complète de ses fonctions, de ses caractéristiques et de ses avantages, affirmer que c’est la nouvelle révolution nanotechnologique, que plus rien ne sera ensuite pareil et que c’est l’avenir au présent, mais je ne peux pas me représenter l’avenir en question. J’ai vu de belles images de synthèse des brins d’ADN sans toutefois établir le moindre rapport avec moi, les gens, un lieu comme celui-ci. Connaissez-vous ce qu’on appelle les expériences de pensée ? En voici une : que trouvera-t-on ici dans cinquante ans ?

— Une question : pourquoi ici ?

— Parce que ce lieu semble être immuable, conservateur et réfractaire aux changements. C’est pour moi le dernier endroit que pourra conquérir la révolution nanotechnologique. »

Aso lui adresse un sourire bizarre, et d’ailleurs assez laid, avant de hocher la tête pour suivre un point lumineux qu’il est le seul à voir.

« Eh bien, je dirais que les lieux seront plus ou moins semblables à ce qu’ils sont actuellement. Thé, antiquités et loukoums se vendront toujours. L’authenticité fera recette. Ce qui ne se vendra plus, ce sont ces babioles et ces gadgets électroniques. Autant de trucs qu’on fera à domicile, ou dans des ateliers spécialisés pour les plus encombrants comme par exemple les voitures. Tous disposeront d’un assembleur, une unité de fabrication domestique, un peu comme les imprimantes 3D mais en plus élaboré. Électronique et biologie se rapprochent et nous créerons des tas de choses à partir des protéines et des plastiques semizotiques. Vous en avez assez de votre veste ou vous voulez de nouvelles chaussures ? Mettez-les dans l’assembleur qui les recyclera. Il n’y aura plus que du sur-mesure. Quand les matières premières sont bon marché, on ne paie que la marque. Enlevez le Donna Karan à un tee-shirt et ça devient un morceau de coton à deux euros. Le statut ne se mesurera plus au produit mais à la conception. Les designers seront les nouveaux footballeurs. Ils feront l’objet d’un véritable culte. C’est pour cela que j’ai parlé de l’importance de l’authenticité. Tout ce qui ne sera pas fait maison, tout ce qui portera une griffe et dont l’origine sera certifiée aura de la valeur. Les gens ne regarderont pas à la dépense pour avoir de l’originalité, de l’expérience. Une bonne tasse de café vaudra bien plus qu’un nouveau ceptep, pour la simple raison qu’un ceptep pourra être assemblé chez soi et que l’humanité n’en aura quoi qu’il en soit plus besoin. Faire du bon café, voilà ce qui sera vraiment appréciable ! »

La vie qui grouille à l’intérieur du Grand Bazar s’écoule autour d’eux. Leyla tente de transférer les images que vient d’évoquer Aso sur les visages : ce jeune désœuvré assez beau gosse qui paresse contre le stock de kelims de son père, ce vieillard aux dents jaunâtres calé derrière un éventaire de colifichets, ces deux touristes allemands et cette femme qui se déplace à pas rapides sous le hijab qui la dissimule entièrement.

« Tous seront beaux, magnifiques, éblouissants. Ce sera une ère de styles et de couleurs. Les Turcs se rappelleront comment s’habillaient les Ottomans et grandes robes et turbans feront un retour en force. Peut-être serons-nous entourés de microbots qui voleront librement et pourront s’assembler en ce que nous voulons, comme les djinns. Personne ne portera des lunettes, c’est évident. Quel que soit l’état de vos yeux, votre vision sera corrigée de l’intérieur, comme l’autofocus d’un appareil photo. Nul n’aura de l’argent sur lui, tout sera crédité par un serrement de main, un clin d’œil ou une pensée. Le monde sera bien moins bruyant que de nos jours. La plupart des communications s’établiront directement d’esprit à esprit. La voix sera réservée aux contacts avec le public, et pour la scène. Nous aurons deux moyens de nous adresser à notre entourage, comme il existe dans certains langages deux types de communication, l’expression formelle et celle intime. L’oralité sert à la diffusion car tous ceux qui sont à proximité peuvent vous entendre. Pour partager des pensées, il faudra y être expressément invité, et seules les personnes auxquelles elles sont destinées pourront les capter. Il sera ainsi possible de confier des secrets même au cœur d’une immense foule, dans une pièce bondée de monde. Vous pourrez vous entretenir avec quelqu’un sans que personne d’autre n’en soit seulement conscient. Vous aurez d’ailleurs la possibilité d’avoir le même entretien avec un individu présent aux antipodes, vu que la distance n’est pas un obstacle lorsqu’on pratique l’expression directe. Ce sera une époque de commérages, d’intrigues et de petites conspirations.

« De vieux amis viendront se retrouver dans cette çayhane en se souvenant, mot pour mot, de conversations vieilles de dix ans. Ils reconstitueront mentalement les scènes parce qu’elles auront été enregistrées dans leur ADN pour l’éternité. On pourrait comparer cela à un voyage temporel, une vision partagée du passé. Les gens iront aussi sur des mondes différents, des créations de designers, dans un social network qui paraîtra aussi réel que le milieu où ils vivront. Ils glisseront avec nonchalance d’un univers à l’autre. Ils auront à leur disposition des mondes publics et d’autres privés, où ils pourront satisfaire tous leurs caprices.

« Nous aurons des organes extrasensoriels. Nous ressentirons le besoin d’échanger des informations, dans un sens comme dans l’autre, et nous resterons connectés en permanence. J’avoue que l’idée d’avoir des antennes miniatures ou des petits andouillers sur la tête me séduit. Si ce ne sont pas de grandes cornes. Mais je présume que tous seront pudiques et éviteront de les exhiber en public ou devant des inconnus, car ce sera la fenêtre de leur âme, ce qu’il serait malséant de montrer au premier venu. Il est plus que probable que nous les dissimulerons, sans doute sous des turbans ! Je bous d’impatience de voir ça !

« Il va de soi qu’avec le temps nous cesserons de considérer nos antennes comme des parties honteuses. Nous irons dans la direction diamétralement opposée. La nudité totale sera de mise. Pourquoi ? Parce que nous aurons maîtrisé la photosynthèse. Nous utilisons déjà des panneaux photovoltaïques pour produire notre électricité domestique, et il suffira de les coupler à un transcripteur nano, d’établir un lien avec le cycle ATP et d’imiter les plantes : nous mettre nus pour nous imbiber de soleil. Nous trouverons les lieux tels que celui-ci obscurs et angoissants. S’abriter sous un toit ? Se priver de clarté ? Quelle perversité ! Après la photosynthèse, les paris sont ouverts. Tous les graphiques grimpent à la verticale.

— Je me demande si je ne contribue pas à l’avènement d’une société qui ne m’emballe guère, déclare Leyla. J’ai grandi en milieu fermé, car Demre est une ville sous cloche. Il n’y a là-bas que des serres et des polytunnels en plastique, un kilomètre après l’autre. Ils se prolongent jusqu’au bord de la route, uniquement séparés par des maisons et des mosquées. Le terrain a bien trop de valeur pour être gaspillé et c’est dans le sens de la hauteur que les humains s’installent. Un étage est ajouté à chaque mariage. Certaines des plus vieilles maisons de Demre font penser à des gratte-ciel modèle réduit. Quand les Américains parlaient d’aller sur Mars et d’y pratiquer des cultures, je me disais que leur base ressemblerait à Demre. Nous sommes des experts pour faire entrer la lumière et rejeter le moins d’air possible. Ce projet aurait pu réussir, s’ils nous avaient engagés comme conseillers techniques. Nous aspirons le CO2 des hôtels du littoral et les plants de tomates montent jusqu’aux toits. On trouve là-bas de véritables jungles de poivrons et d’aubergines. Ceux qui supportent mal le CO2 ne peuvent pas travailler. Il y a eu aussi le cas de ce gosse allergique aux tomates dont le visage enflait comme s’il allait exploser dès qu’il s’en rapprochait. J’ai toujours dans les narines l’odeur des tomates et des engrais. Nous les produisions à partir des eaux usées des hôtels. Un assimilateur en tirait du méthane, une énergie qui permettait de purifier le reste. Mon père n’était pas cultivateur mais spécialiste des systèmes d’irrigation par goutte-à-goutte. C’est tout ce qu’on pouvait entendre, dans ces tunnels : goutte à goutte à goutte, avec les chuintements des brumisateurs. Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Parce que la plupart des gens se demandent comment on peut vivre dans un endroit pareil, sans aucun espace dégagé entre le plastique qui couvre tout ce qui existe. Mais vous savez une chose ? J’aimais ça. J’étais tellement heureuse, quand j’étais gosse. Et je présume que je veux en venir au fait qu’on s’habitue à tout. Que les gens s’adaptent. »

Topaloglu Antiquités est un cagibi où le cuivre abonde : fleurons de vieilles mosquées et lampes de sanctuaires, encensoirs grecs et textes hébraïques encadrés, contrefaçons d’icônes et illustrations de la Conférence des oiseaux, ainsi que des Corans miniatures – toute une vitrine, des rangées superposées qui brillent sous la lumière. Topaloglu est un individu rondelet entre deux âges caractérisé par des dents saillantes et une calvitie masculine. Il porte un cardigan, malgré la chaleur du Grand Bazar, et sa boutique sent le produit utilisé pour lustrer le métal.

« Les Corans miniatures vous intéressent ?

— J’en cherche un bien particulier, répond Leyla. C’est un objet de famille.

— Les vendeurs de Corans miniatures ne manquent pas, à Istanbul », déclare Topaloglu.

Et Leyla décide d’aller droit au but.

« Turgut Bey, de la Brocante Hazine, a dû vous vendre celui que je cherche. »

Topaloglu lorgne avec suspicion Aso qui s’intéresse aux lanternes.

« Nous ne sommes pas des policiers.

— Vous en avez l’allure. »

Leurs costumes en sont la cause.

« Je suis dans le marketing et la personne qui m’accompagne est un scientifique. Nous cherchons un objet de famille égaré, un Coran miniature. Vous avez dû le remarquer car il a été divisé en deux.

— C’est l’autre partie de cet objet. » Aso a la moitié Ceylan-Besarani du Coran dans sa paume. Topaloglu met des lunettes et l’examine.

« Oh oui, je le reconnais ! Il faisait effectivement partie d’un lot provenant de chez Hazine. Ils me réservent tout ce qui est religieux.

— Vous l’avez donc ?

— Ah non, je l’ai revendu ! »

Les miroitements du cuivre illuminé tournoient autour de Leyla comme un manège d’étoiles. Elle a mal au cœur, une boule au creux de l’estomac.

« Je l’ai vendu lundi dernier, avec tous mes surplus. Je peux vous dire à qui, notez bien. Je vais vous le coucher par écrit, car je n’aime pas les échanges par poignées de mains. » Il sort un stylo-bille et une carte de visite. « Tenez. »

Leyla lit l’adresse, puis la relit pour s’assurer qu’elle ne s’est pas trompée. Non, il n’y a pas d’erreur. Un véritable voyage est circulaire, comme une giration de derviche. Dieu est bon, Dieu est effectivement très bon.


Un choucas solitaire, tête noire et œil brillant, arpente en se pavanant la balustrade du salon du premier étage de la villa Kortanpasa pour observer les délégués du groupe de Cadiköy qui attendent leur tour pour se servir du café. Georgios Ferentinou l’étudié avec plaisir, car il a toujours aimé les corvidés. Ce sont des créatures raffinées et réfléchies.

« Un oiseau proche de l’homme, commente Emrah Beskardes qui se tient derrière lui.

— J’admire leur intelligence, précise Georgios.

— C’est la raison pour laquelle j’ai situé mon exposé sur les réseaux restreints au cœur de leur système social. Savez-vous qu’ils pleurent leurs morts ? Et qu’ils ont des tribunaux ? Ils identifient ceux qui transgressent leurs règles, forment un groupe – un jury – isolé et les punissent. Vous y avez probablement assisté sans seulement le savoir, des corvidés qui s’abattent sur un de leurs congénères. Ils s’en prennent aux plumes de la queue et aux sicots. On voit parfois des freux ou des pies se déplacer sur le sol en essayant de voleter. Ils ont été mutilés parce qu’ils avaient enfreint la loi du groupe. J’ai vu des enfants tenter d’aider ce qu’ils croyaient être un pauvre oiseau invalide, et provoquer un véritable tollé des membres du tribunal des corbeaux, qui peuvent aller jusqu’à les assaillir. Ces salopards sont à la fois intelligents et impitoyables. »

Intrigué, Georgios Ferentinou incline la tête. Il reproduit inconsciemment l’attitude du choucas qui rôde à l’extérieur.

« Vous ne semblez guère aimer vos sujets d’étude.

— On n’aime pas les corbeaux, on les admire. Ils exploitent notre propension à semer le chaos. Vous pouvez oublier les ours blancs et autres thons dont le sort est censé nous préoccuper ce mois-ci, car les corvidés nous révèlent ce que nous faisons subir à la planète. Plus nous la dévastons, plus ils aiment ça. De nouveaux comportements se diffusent comme des feux de broussailles, au sein de leur population. Il y a dix ans, les corbeaux japonais ont appris à lâcher les fruits à coque dure aux croisements pour que les roues des voitures se chargent de les ouvrir à leur place. Et ce n’est pas tout. Ils attendaient que le feu passe au rouge pour descendre récupérer leur contenu. À présent, les corbeaux londoniens en font autant. Il n’a fallu que dix années pour que l’information traverse l’Eurasie. Il existe une force évolutive, et elle opère tant sur les corbeaux que sur nous, même si nous ne l’avons pas encore constaté. De nos jours, ces mêmes populations de corbeaux japonais ont des comportements qui n’auraient en toute logique pas dû avoir le temps de se développer. Ils savent compter jusqu’à dix. Ils font des marques dans la boue de leurs perchoirs. Des alignements de points. Maintenant, si ça ne vous fait pas peur, voulez-vous connaître la théorie ? J’avoue qu’elle m’a terrorisé. Ils sont friands des nanos mis au rebut dans l’environnement, ce qui altère leurs capacités cérébrales.

— Que Dieu nous protège », murmure Georgios Ferentinou.

Il vient de prendre conscience en faisant la queue pour se servir du café que l’univers peut se passer de l’espèce humaine, ce qui s’accompagne d’autant de surexcitation intellectuelle que de peur.

« Gardez-les à l’œil, ajoute Beskardes. Car ils nous surveillent. »

Georgios connaît les assemblées de corbeaux. Il a tenu un rôle d’accusé. C’était également le printemps, cette année-là, juste après le congrès de Moscou. Là-bas, Georgios avait dû s’emmitoufler en frissonnant pendant une semaine de conférences et de séminaires sur l’information imparfaite, l’irrationalité rationnelle, la pensée de groupe, le comportement en vase clos, les thèmes à la mode de la pop-économie, des sujets qui donnaient matière à des livres aux titres avec points et sous-titres explicatifs. Il s’était soustrait aux beuveries obligatoires jusqu’à ivresse totale en prétextant une légère grippe. Il n’avait jamais su dans quelle mesure son article traitant de Cartographie mentale et chemins naturels : Géographie psychologique des paysages économiques avait franchi les barrières dressées par les gueules de bois à la vodka dans la salle de conférence mais il en avait retrouvé des citations dans la presse pendant les dix-huit mois suivants, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle théorie à la mode. Cependant, il avait vécu une sinistre semaine d’hiver interminable et été extrêmement surpris lorsqu’il avait retrouvé un Istanbul où régnait le printemps à sa sortie des salles en marbre climatisées de l’aéroport Atatürk.

L’air avait un parfum d’amandiers dont les fleurs tendaient un paravent délicat devant les minarets et les dômes de l’ensemble de la mosquée, des tombeaux et de l’hôpital de Süleymaniye, alors que Georgios Ferentinou traversait le parc vers le département d’économie. Un mot dans son casier : Réunion du corps académique à 14 heures. Georgios revoit la salle dans ses moindres détails. La Thermos de café, celle d’eau chaude avec juste à côté le bocal de thé à la pomme. Une assiette de confiseries et de biscuits à l’occidentale. Il y avait également des fleurs au-delà de la fenêtre. Il n’a pas oublié la disposition des sièges. Ogün Saltuk était sur la gauche d’Emine Arin, le vice-président de l’université.

Ils l’interrogèrent sur son voyage à Moscou. Avait-il eu beau temps ? Pas comme ici. Dommage. Les délégués ? Cosmopolites. Bien. La qualité des articles ? Moyenne. Bien. Sa conférence ? L’accueil avait été excellent. Parfait ! Puis le vice-président Arin adressa un regard en coin à Ogün Saltuk et Georgios comprit que tout était terminé.

« Professeur Ferentinou, au cours de ces vingt-cinq dernières années votre contribution au département d’économie ainsi qu’au domaine de l’économie expérimentale…, commença Ogün Saltuk.

— Vous me licenciez, devina Georgios en lui coupant la parole.

— L’université d’Istanbul ne licencie jamais ses honorables enseignants. Cependant, nous devons trouver un financement pour la chaire de Durmus Yilmaz.

— Ce n’est donc pas moi que vous supprimez mais mon poste », déclara Georgios.

Il était en chute libre, le monde était devenu immatériel et il n’avait rien à quoi se raccrocher.

« Ce n’est pas tout à fait juste, rétorqua le vice-président. Le problème du financement se pose dans toutes les facultés. »

Ils étaient six, autour de la table, des individus qu’il connaissait parfaitement. Tous avaient une expression figée et seul Saltuk ne se donnait pas la peine de jouer la comédie de l’embarras.

« Quand cette décision prendra-t-elle effet ?

— À la prochaine rentrée académique, fit Saltuk.

— J’ai droit à six mois de préavis…

— S’il n’en tenait qu’à moi, mais la question est financière. »

Georgios restait assis, les mains mollement posées sur son giron. Toute bravade l’abandonnait, et il put seulement leur répondre : « Je, je ne sais pas quoi faire.

— Professeur Ferentinou, commença Arin qui voulait éviter des débordements incontrôlables.

— Il est évident que je ne retrouverai aucun poste à mon âge. Je ne suis plus un jeune homme. Que vais-je devenir ?

— Professeur Ferentinou, fit mielleusement Ogün Saltuk. Peut-être serait-il possible de vous mettre à la retraite anticipée. Qu’en dites-vous, monsieur le vice-président ? »

Ils ont tout prévu, pensa Georgios. Il s’agit d’un dialogue soigneusement préparé. Leur seul souci, c’est de ne pas s’écarter de la voie qu’ils se sont tracée.

« Mes étudiants de troisième cycle…

— Je prendrai la relève en tant que directeur d’études. Nos domaines sont proches. »

C’est depuis ce jour que Georgios voue à Ogün Saltuk une haine tenace. Il exècre cet homme avec une intensité et une passion toutes helléniques car les années de travaux de sape, de tension larvée, de ressentiment à peine contenu, s’étalent comme des cartes retournées devant lui. Toutes les critiques, protestations, atteintes et mises en doute de ses capacités, de son originalité, de sa loyauté, toutes ces perfidies constituaient les préparatifs de cet ignoble coup bas.

« Reste un léger détail, ajouta Saltuk. Vous avez été autorisé par le gouvernement et le MIT à accéder à des informations politiquement délicates et je crains qu’il ne faille vous retirer vos accréditations.

— Pourquoi ne pas me traiter de traître à la solde de la Grèce et en finir une bonne fois pour toutes, pendant que vous y êtes ? »

Georgios sortit à grands pas de la salle. Il entendait la tension siffler dans ses oreilles comme il suivait les couloirs en bouillant de rage et traversait la cour centrale. Quelque chose comprimait sa poitrine. Espoirs stupides, projets chimériques et vains croissaient et s’effondraient dans son esprit : enseignement à domicile, poste aux États-Unis, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, un livre qui deviendrait un best-seller, une carrière d’économiste vulgarisateur adulé de tous, un prix Nobel. Autant souhaiter obtenir des superpouvoirs, espérer qu’un Dieu miséricordieux se pencherait vers lui du haut de son trône de nuages printaniers. Tout était fini. Le vent soufflait vers Georgios Ferentinou le parfum des fleurs d’amandiers.

Puis, quand ce furent des feuilles mortes que le vent emporta, le département d’économie de l’université d’Istanbul annonça la création d’un nouveau poste, la chaire Tansu Penbe Çiller de psychologie économique qui eut pour premier titulaire le professeur Ogün Saltuk.

La tasse de café de Georgios tremble dans la soucoupe, tant la rage est tenace. Sombre et puissante, est la colère des vieillards, car elle a eu le temps de mûrir. Il lui faut réagir. Il en a l’opportunité, il en a les moyens. Non pour se venger mais pour rétablir la vérité. En raison de ce qu’il a déduit, peut-être vainement, peut-être stupidement, peut-être à cause d’idées qui ne peuvent naître que dans l’esprit d’un étranger, d’un exilé dans sa propre cité. Lorsqu’il affrontera Ogün Saltuk, ses motivations seront un désir de justice.

Approvisionnée en café, la file repart vers le salon principal et sa vue sur le morne paysage des citernes de gaz. Ils se sont accordé une pause car la séance préliminaire a été plus longue que prévu et Ogün Saltuk souhaite passer à la suite. Georgios estime que ses maîtres du MIT n’ont pas obtenu ce qu’il leur a vendu. Fatih Dikbas débite des âneries sur le terrorisme macroéconomique en tant qu’instrument géopolitique, en brodant sur la diplomatie russo-européenne en matière de gaz de la première décennie de ce siècle. C’est un orateur ennuyeux au possible, insoutenable. Ogün Saltuk s’agite et jette continuellement des regards à l’horloge. Dikbas s’égare finalement dans un silence inabouti et, après avoir attendu quelques secondes, Ogün Saltuk demande : « Des commentaires ? Aucun ? »

Georgios Ferentinou a le bras posé à plat devant lui, sur le bureau, et il le lève lentement.

« J’aimerais dire quelque chose.

— Il serait grand temps de passer à la suite du programme », rétorque Ogün Saltuk en effectuant un geste de fileuse enroulant la laine sur l’écheveau.

C’est une attitude à la fois puérile et condescendante. Il estime de toute évidence que Ferentinou aura amplement l’opportunité d’exprimer des idées extravagantes lors de la session préparatoire du lendemain.

« Je considère que cette question réclame une action immédiate », rétorque Georgios.

Et toute l’assemblée retient son souffle. Le silence s’éternise. Le choucas est venu les lorgner à la fenêtre de ce balcon.

« J’aimerais prendre connaissance de ce que le professeur Ferentinou souhaite nous dire, intervient Beskardes.

— Moi également, renchérit Selma Özgün. Il ne s’est pas souvent manifesté, jusqu’à présent. »

Hochements de tête approbateurs sur tout le pourtour de la table.

« Alors, c’est entendu, marmonne Saltuk en mordillant sa lèvre inférieure. Faites-nous part de votre opinion, professeur Ferentinou. »

Georgios réunit ses mains et se penche en avant, cherche des visages parmi ses pairs.

« Au début de ces réunions, le professeur Saltuk nous a demandé de lâcher la bride à notre intuition. De voler librement dans un grand ciel bleu où tout est permis. Dans cet esprit, je vous invite à envisager la possibilité d’une attaque terroriste dirigée contre les Balkans, l’Europe centrale et méridionale en utilisant des agents nanotechnologiques diffusés par le système de gazoducs. »

Grondements, marmonnements, redressements sur le pourtour des tables réunies en fer à cheval. Georgios parcourt les lieux du regard. Comme il s’en est douté, le major Oktay Egilmez est absent. Beskardes a écrit cool sur son ardoise magique.

« Je découvre à mon âge que des craintes répandues occupent une place de plus en plus grande dans mon esprit. Celles qui se rapportent à la nanotechnologie relèvent de ce que les médias appellent le scénario de la matière grise, le duplicateur qui réduit toute chose à sa propre matrice. Néanmoins, comme pourront vous le dire tous les biologistes, nous vivons déjà dans un tel monde. La majorité écrasante de la biomasse de cette planète est bactérienne, autrement dit des duplicateurs biologiques. Ce qu’on nous dit au sujet de la révolution nanotechnologique, c’est qu’il s’agit de la convergence du biologique et de l’artificiel.

« Nous sommes l’écume qui se forme à la surface de ce monde bactérien, nous sommes les survivants. Non, ce qui est bien plus intéressant à mes yeux, et sans doute aux yeux d’un groupe qui se veut terroriste, c’est que la nanotechnologie pourrait reprogrammer nos personnalités. Le but suprême à atteindre lors de tout conflit, c’est le cœur et l’esprit. Par le passé, il était plus facile de tuer que de convertir, mais nous sommes dans une période de conflits idéologiques. Nos militaires se servent de la nanotechnologie pour améliorer la concentration, l’agressivité, l’esprit d’équipe, amplifier la perception et – de façon notable – réduire l’empathie. Pilotes, conducteurs qui font de longs trajets, codeurs, artistes et sportifs utilisent quotidiennement de telles techniques et l’image du trader de Levent qui ne pourrait pas débuter sa journée de travail sans sniffer ses nanos n’est plus un cliché. Nous en employons constamment pour améliorer concentration, sociabilité, mémoire, capacités d’apprentissage ou nous donner accès à une information à court terme fiable. Nous pouvons nous offrir des humeurs, des émotions, des personnalités qui nous sont totalement étrangères. Pour une virée d’un soir, des jeunes gens peuvent s’approprier affabilité, érotisme et désinhibition. En période d’examen, nous en administrons à nos enfants sans la moindre arrière-pensée. Ne serait-ce que pour être admis parmi vous, j’ai dû inhaler un agent nano qui a placé un numéro de contact dans ma mémoire à court terme. Ce dans quoi nous nous sommes engagés, c’est une expérience massive, non régulée et improvisée, de reprogrammation personnelle. La véritable fin de la nanotechnologie n’est pas la transformation du monde mais de l’humanité. Il est désormais possible de redéfinir ce que nous sommes. Il ne fait aucun doute que les adolescents ont forgé pour cela un de ces termes dont ils ont le secret, comme le “neuro-hacking”. Mais où je veux en venir, c’est que ce constat n’a pu échapper à ceux qui veulent faire du prosélytisme politique, social ou religieux, les fanatiques qui se sont fixé pour but de conquérir des cœurs et des esprits. La nanotechnologie est l’outil rêvé des missionnaires contemporains. C’est l’Épée du Prophète. J’ai des raisons de croire que nous avons atteint un stade où ce type d’attaque n’est pas simplement possible mais probable.

— Voilà une théorie qui sort incontestablement des sentiers battus, professeur Ferentinou, déclare Devlet Ceber de sa voix lente et grave. Je n’ai pas à vous rappeler que de telles théories doivent être étayées par des preuves.

— J’en suis conscient, professeur Ceber. Des preuves que je ne peux évidemment pas produire. Mais il m’est possible de vous résumer l’enchaînement d’événements qui m’ont conduit à cette conclusion.

« Lundi matin, un tram a fait l’objet d’un attentat suicide dans Necatibey Cadessi. Les médias ont rapidement classé la nouvelle mais le professeur Saltuk a cité cet incident lors de sa présentation de nos séances. L’unique victime est la femme qui s’est sacrifiée. C’est inhabituel. Des essaims de robots de la police sont naturellement arrivés sur les lieux pour évaluer les dégâts, rétablir l’ordre et identifier les victimes. Néanmoins, ils n’étaient pas seuls. J’ai la preuve qu’un autre groupe – très certainement les individus qui ont incité cette malheureuse à se suicider – observait les lieux en utilisant ses propres bots de surveillance.

— Vous devez pouvoir nous en fournir la preuve », insiste Ceber en sa qualité de juriste.

Georgios baisse la tête, pour lui manifester son respect.

« J’invoque le droit des journalistes à assurer l’anonymat de leurs sources. » Et Ceber opine du chef. « Ces machines avaient apparemment pour tâche d’identifier, suivre et surveiller certaines victimes de l’explosion. L’une d’elles est un de mes voisins, un certain Necdet Hasgüler. C’est un jeune homme au passé douteux, un bon à rien privé d’ambitions. Il a été pris en charge par son frère aîné qui s’est installé au rez-de-chaussée de mon immeuble, Ismet, une sorte de juge amateur qui dirige un groupe d’études islamistes. Ce Necdet n’a rien d’un illuminé religieux prédisposé à voir des djinns. »

Beskardes hausse les sourcils. Des murmures circulent autour du fer à cheval de tables. Saltuk s’agite. Il est évident qu’il cherche un prétexte pour réduire Georgios au silence. Le choucas insouciant a disparu.

« Pas seulement des djinns mais aussi le Saint vert, Hizir, ainsi que toutes les créatures de la mythologie religieuse. Dans mon secteur de Beyoglu, dont la population est traditionaliste, c’est plus que suffisant pour faire de vous une célébrité. J’ai naturellement pensé que les visions de ce jeune homme étaient attribuables au stress, au traumatisme subi lors de l’attentat, mais cela n’expliquait pas pourquoi les victimes de cette explosion avaient été placées sous surveillance. Par ailleurs, Selma Özgün m’a appris que ce Necdet Hasgüler n’est pas seul à voir des choses de ce genre, que nous sommes confrontés à une véritable multiplication de visionnaires. Un homme qui découvre son quartier envahi de petites machines, une femme qui devient oracle en s’entretenant avec des péris et autres créatures surnaturelles. Nous savons tous que ces choses sont considérées comme naturelles, à Istanbul, et qu’il se produit quotidiennement des miracles avant l’heure du petit déjeuner, mais tous ces cas sont apparus quelques heures après l’explosion et, notez bien ceci, toutes les personnes concernées vivent dans une zone desservie par cette ligne de tramway. Peut-être s’agit-il d’une simple coïncidence, mais j’en doute. Et ce n’est pas tout…» Georgios boit une gorgée d’eau. Sa voix se fêle, il a la bouche sèche. « J’ai effectué quelques recherches. J’ai trouvé des éléments de preuve qui m’ont permis de remonter la piste des robots jusqu’à un loueur de matériel de Kayisdagi, sur la rive asiatique de la ville. Il se trouve à côté de la station de Kayisdagi, ce poste de compression du gazoduc Nabucco qui va ensuite alimenter l’Europe en gaz en plongeant sous le Bosphore. La dernière pièce du puzzle s’est mise en place la nuit dernière, quand des inconnus ont enlevé ce Necdet Hasgüler à l’instant où il rentrait chez lui. »

Un murmure d’inquiétude se propage et Ceber fait remarquer : « Professeur Ferentinou, vous employez des expressions telles que “la dernière pièce du puzzle”, mais vous ne nous avez présenté qu’une suite d’événements non corroborés et sans liens apparents. Je ne vois pas comment vous pouvez sauter de ces éléments disparates à une théorie selon laquelle l’Union européenne serait menacée par des nanoterroristes.

— J’en suis parfaitement conscient. En ce qui concerne mes preuves, je dois protéger mes sources et je vous demande de me croire sur parole. Mon explication des événements est la suivante. Il existe une organisation terroriste qui, à Istanbul, a élaboré une arme nanotechnologique. Ses membres ont organisé l’attaque contre ce tram à titre expérimental. Ils ont étudié les victimes afin de découvrir si leurs nanoagents sont ou non efficaces. Ils ont pu constater que c’est le cas et ils s’apprêtent à répéter cette opération à plus grande échelle. Ils comptent introduire leurs nanos dans le gazoduc à Kayisdagi, point à partir duquel ils seront emportés dans toute l’Europe.

— Il leur faudrait pour cela avoir des duplicateurs », l’interrompt Yusuf Yilmaz, le vulgarisateur scientifique du Cumhuriyet.

« Oui, c’est incontestable. J’imagine qu’ils pourraient utiliser les hydrocarbures comme matière première. La clé de tout ceci est le mot gaz.

— S’ils gardaient ce Hasgüler sous surveillance, pourquoi auraient-ils brusquement décidé de l’enlever ? » demande Ceber.

Désormais furieux, Saltuk fait rouler son stylo entre ses doigts, gratte une écaille de vernis qui s’est détachée sur le bureau et remue une jambe. Autant de détails qui trahissent ses sentiments.

« Ils ont dû interrompre leur surveillance de M. Hasgüler. Leur robot a été détruit par accident, et ce sont ses morceaux qui m’ont permis de remonter jusqu’à Kayisdagi.

— De nombreux éléments apportent du poids à cette théorie, professeur Saltuk », déclare Ceber. S’il ne se laisse pas facilement convaincre, il garde un esprit ouvert. « Pourquoi n’avez-vous pas contacté la police ?

— J’ai dû réclamer l’assistance du fils de mes voisins, car il dispose de moyens techniques qui me font défaut. Le problème, c’est qu’il n’a que neuf ans et je n’ai pas voulu le mettre en danger. » Les délégués comprennent son autre peur, celle qu’il s’abstient d’exprimer. Il craint de faire l’objet de certaines accusations. « Je crois qu’il existe une autre raison à l’enlèvement de M. Hasgüler. Ces personnes souhaitent sans doute s’assurer de la nature de ses visions, savoir si ce sont des hallucinations aléatoires ou si elles émanent d’une ferveur religieuse sous-jacente.

— Pourriez-vous nous en dire plus sur ce point, professeur Ferentinou ? » demande Ceber, même si tous connaissent déjà la réponse.

« Certainement. Je crois qu’ils se sont fixé pour but de convertir à leur foi une importante partie de la population de l’Europe de l’Est et centrale.

— Balivernes ! crache Ogün Saltuk comme si c’était du flegme. Inepties consternantes. Des duplicateurs dans le gaz, des cellules terroristes, un jihad nanotechnologique ! Ce n’est plus de la spéculation, ce n’est pas avoir l’esprit ouvert, c’est de la science-fiction ! »

L’écrivain solitaire redresse la tête et lance un « Je vous demande pardon ! » auquel le fiel débordant de Saltuk met aussitôt un veto.

« Non non non, je ne peux pas cautionner de telles stupidités ! Je veux que la déclaration du professeur Ferentinou, et toutes les questions et réponses qui en découlent, soient purement et simplement effacées du compte rendu de cette session.

— Pourquoi ? demande Ceber. Premièrement, cette théorie entre tout à fait dans le cadre de nos réunions. Deuxièmement, le professeur Ferentinou nous apporte les preuves d’un crime, l’enlèvement de ce Hasgüler. Troisièmement, s’il y a le moindre fondement dans tout cela, comme il l’affirme, il faut impérativement que la police et les services de sécurité ouvrent immédiatement une enquête.

— Vous nous avez demandé de garder un esprit ouvert et c’est ce que nous nous efforçons de faire, rappelle le journaliste Yusuf Yilmaz. Qu’est-ce qui vous chagrine ? Compte tenu des preuves que le professeur a récoltées, sa théorie est pleine de bon sens. »

Saltuk ne se contente plus de mâchonner sa lèvre, des tics crispent ses joues.

« Quelles preuves ? Un enfant de neuf ans n’est pas un spécialiste crédible. S’il a une pensée qui sort des sentiers battus, c’est de la pure imagination. Nous réclamons un minimum de rigueur intellectuelle, ici. Ce n’est pas un exercice consistant à relier des points numérotés pour voir apparaître un visage. Non non non, je ne peux pas tolérer de telles divagations parce que le professeur a commis l’erreur capitale de fonder un monceau de conclusions sur des sources inadéquates. »

S’il y a effectivement une erreur capitale, Ogün Saltuk, c’est vous qui venez de la commettre, se dit Georgios Ferentinou. Vous venez de vous aliéner votre propre expert. Et à cette première erreur s’en ajoute une seconde, quant à elle fatale. Vous l’ignorez encore mais tous l’ont relevée aussi bien que moi, et elle va me permettre de vous porter le coup de grâce.

« Vous venez de parler de sources inadéquates », déclare Georgios. Ses mains ne tremblent pas, sa voix est posée et claire. « N’auriez-vous pas dû dire “minimales” ?

— Quoi ? »

Saltuk comprend finalement, mais il est trop tard pour y remédier.

« La discontinuité cognitive, la théorie selon laquelle il suffit de disposer d’une bribe d’information pour que l’intelligence puisse – en laissant le champ libre à son intuition – progresser par bonds bien au-delà de ce que permet d’atteindre une analyse méthodique. C’est, si je ne m’abuse, la définition de cette théorie. Une écologie de l’information suffisante, riche et diversifiée, sans données qui écrasent les autres, je crois ? »

Ogün Saltuk en reste sans voix. Il y a discontinuité cognitive. Georgios vient de démontrer que cet homme n’a pas véritablement assimilé sa propre théorie.

« Comment avez-vous intitulé votre étude, professeur Saltuk ? »

Il y a dix ans que Georgios Ferentinou attend cet instant. Bien qu’il soit peu glorieux d’achever un homme déjà à terre, il ira jusqu’au bout, jusqu’à la dernière syllabe. Nul ne sait exercer sa vengeance comme un Grec.

« Un grand bond en avant », répond Saltuk. Et, il faut reconnaître qu’il s’est exprimé d’une voix forte et assurée, même s’il a blêmi.

« Effectivement, et L’ignorance est-elle la clé du bonheur ? », complète Georgios.

Saltuk bafouille que le temps imparti à cette séance est écoulé. Il réclame une autre pause café, pour se ressaisir, mais tous sont conscients de ce qui s’est produit et que le groupe de Cadiköy appartient désormais au passé. De petits rassemblements se sont spontanément formés dans la salle, pour parler de nanotechnologie, pour disséquer le grand bond en avant que vient de réaliser Georgios, débattre de la neurochimie de la foi. Ogün Saltuk va se tenir à l’écart, à la fenêtre, isolé, protégé par une coterie de subalternes du MIT. Pour Georgios, s’attarder serait superflu. Il est sur le point de s’esquiver discrètement quand Emrah Beskardes le rattrape au sommet de l’escalier imitation rococo.

« Vous pensiez pouvoir vous en tirer comme ça ?

— Je n’ai rien à ajouter.

— Je me félicite de constater que les humains sont supérieurs aux corbeaux dans un domaine, celui de l’attaque. »

Georgios rougit. « Non, non, je n’aurais pas dû me comporter ainsi. J’en ai trop dit, je me suis laissé aller. J’ai été cruel.

— Eh bien, sachez que passer ces après-midi surpayés et peu contraignants en votre compagnie a été un véritable plaisir, professeur Ferentinou. Vous m’avez appris énormément de choses. » Beskardes serre la main de Georgios. « Je compte me familiariser avec votre travail.

— C’est de l’économie, une pseudoscience. Mon chauffeur est là. Vous rencontrer m’a ravi, docteur Beskardes. Je ne regarderai plus jamais les corbeaux de la même façon.

— Tenez-les à l’œil, lui lance Beskardes pendant qu’il entame la descente de l’escalier doré. Ils sont vraiment impitoyables. »


« Les djinns m’ont dit que tu as étudié la nanoingénierie », déclare Necdet à Gros Salopard. Ils ont passé deux heures sans échanger une seule parole, depuis que Foulard vert et Chevelu les ont laissés. Voix fortes, volume de la radio monté pour couvrir une dispute, portes qui claquent. Gros Salopard est nerveux et semble frappé de mutisme, pas de questions, pas de réponses. « Ils m’ont également dit qu’un concierge avait de l’emphysème et qu’une femme était enceinte alors qu’elle l’ignorait. Je vais préciser autre chose. Mon frère est un cheikh local. Il ouvre le Coran et tranche les litiges domestiques, des choses de ce genre. Des gens viennent le voir pour solliciter ses conseils. Une employée de la galerie d’art proche de chez nous est venue lui demander si elle était enceinte. Avant qu’elle entre, dans la rue, j’ai vu son karin la tête en bas dans le sol et j’ai pu lui dire ce qu’elle voulait apprendre. Comment je le savais ? Ce ne sont ni des créatures de l’univers de feu ni de Dieu. Je sais simplement ce que les autres ignorent. La connaissance sans la connaissance peut avoir des causes différentes. Des substances chimiques que nous inhalons sans nous en rendre compte. Si ce n’est pas un phénomène électrique. Nous recevons chaque jour des milliers ou des millions de bits d’information que nous avons perdu la capacité d’interpréter, ou que nous filtrons parce qu’ils sont trop nombreux. La connaissance sans la connaissance. Je te vois tenir cette arme, je constate que tes mains sont délicates et ce qui est écrit sur ton tee-shirt ne laisse planer aucun doute. J’en déduis que tu es celui qui a conçu tout ça. » Necdet touche son front avec ses index, les cornes d’Iblis. « De la même façon, je sais que toi et Foulard vert vivez ensemble… J’espère que l’appeler comme ça ne te froisse pas, car je préfère utiliser les noms que j’invente à ceux qu’on veut m’imposer. Vous êtes tous les deux des alévis, c’est évident. Et je sais que si sa sœur s’est portée volontaire pour se faire sauter dans ce tram, c’est parce qu’elle vient de la Vallée des Saints et des Cheikhs dont tu m’as parlé. Elle était là, la nuit de l’attaque de Divrican. Foulard vert se trouvait à l’université, cette nuit-là, avec toi. Tu ne m’as pas dit ce qui est arrivé à ces gens. Qu’a-t-elle vu ? »

Gros Salopard lève les yeux. Il tremble de rage contenue. Necdet sait que ses sentiments le torturent depuis des années.

« Si Dieu était vraiment en toi, le supporterais-tu ? » demande encore Necdet.

Chevelu et Foulard vert regagnent la pièce et leurs places habituelles. Ils ont des expressions tourmentées, ils sont nerveux. Foulard vert serre et desserre les poings, sous les manches de son pull. Necdet voit Connard grincheux s’attarder, s’agiter et faire les cent pas dans la pièce voisine.

« As-tu déjà étudié une carte de notre pays, Necdet ? demande Foulard vert. Il est à l’image du cerveau humain. La Turquie est scindée par l’eau qui sépare deux continents, avec d’un côté l’Europe et de l’autre l’Anatolie. Nous sommes à sept pour cent européens et à quatre-vingt-treize pour cent asiatiques. Thrace consciente, Anatolie inconsciente, préconsciente, subconsciente. Et Istanbul… As-tu déjà vu un neurone, Necdet ? Le prodige, c’est que les synapses ne se touchent pas. Il y a entre eux un espace – c’est indispensable, car autrement la conscience ne pourrait pas exister. Le Bosphore est cette crevasse synaptique. Le potentiel peut la franchir. C’est ce qui rend la conscience possible.

— Je ne comprends absolument rien à tout ça, avoue Necdet. C’est du n’importe quoi. » Dans la pièce voisine Connard grincheux interrompt ses allées et venues. Necdet retient sa respiration. Les pas reprennent. Vous êtes fragiles. Ces gens sont cinglés.

Foulard vert secoue la tête pour exprimer de l’incompréhension.

« C’est approprié, c’est bien. L’Anatolie a toujours été le berceau des civilisations. Les nouvelles consciences y sont nées. On nous a constamment regardés de haut, on a dit que la Turquie était l’homme malade de l’Europe, mais je peux affirmer que c’est l’Europe qui est malade. Nous avons hérité de la sagesse de millénaires de civilisation, d’empire et de religion, mais les Européens ne nous ont jamais écoutés parce qu’ils ont eu leur siècle des Lumières, la Renaissance, le capitalisme, la démocratie et la technologie qui sont les monologues du XXIe siècle. Peut-être comprendront-ils qu’il faut ouvrir un dialogue, que les idées nouvelles peuvent venir de l’Islam, des concepts totalement inédits et révolutionnaires sur ce que représente l’humanité.

— Ils… Tu parles de… pays entiers.

— Ils vivent dans l’ignorance, ils ne peuvent rien imaginer qui sorte du domaine de leur expérience et nous allons les prendre par surprise », déclare Foulard vert qui est toujours à genoux et s’imprime des balancements. Necdet remarque que Gros Salopard ne peut la regarder. Ses doigts sont crispés sur son arme. Le sang lui est monté au visage. Il est terrifiant et dangereux. Ce sont des fous. Ils ont commis des actes insensés. Ils ne sont pas accessibles à la raison. Ils exécuteront leur plan jusqu’au bout. « Penser ainsi est ignorance, ignorance et arrogance. Nous luttons contre l’ignorance. Nous voulons répandre la parfaite connaissance de Dieu. »

Ils vont me tuer. Ils m’exécuteront juste avant de partir en mission. Ils vont me tuer. Connard grincheux s’en chargera. Il est le seul ici qui en est capable. Je vais mourir. Je ne veux pas y penser. Oh Dieu, oh Dieu, faites que ce soit rapide ! Qu’est-ce que je verrai ? Est-ce que je souffrirai ? C’est quoi, la fin de l’existence, être mort ? Oh Dieu, oh Dieu ! Comment les en empêcher ?

« Nous disposons de suffisamment de données pour savoir que cette expérience a été couronnée de succès », déclare Chevelu. Foulard vert garde les yeux clos et articule des mots : « Félicitations, monsieur Hasgüler.

— Tout ce que j’ai fait, c’est prendre un tram différent pour arriver un peu plus tôt à mon travail ! s’emporte Necdet. Qui êtes-vous pour tester vos théories sur la conscience humaine en faisant sauter un tram ? Qui est ta sœur pour m’exploser à la figure et m’asperger des nanos que vous avez conçus et fabriqués ? Qui êtes-vous tous pour décider que j’avais besoin de voir des djinns et un Saint vert, savoir ce que nul homme ne peut et ne devrait connaître ? Mais c’est parfait, Dieu est en moi. Qui êtes-vous pour m’enlever en pleine rue, à la porte de mon domicile, et me balancer à l’arrière d’une camionnette avant de m’amener ici, me garder prisonnier et me débiter vos conneries ? Car c’est des conneries, un ramassis de conneries ! Qui êtes-vous, qui êtes-vous, salopards, pour faire sur moi des expériences et à présent que vous savez ce que vous vouliez apprendre… Nous savons tous ce qu’on fait des rats et des singes de laboratoire, pas vrai ? Au secours ! Au secours ! Oh mon Dieu, aidez-moi ! Quelqu’un ! »

Gros Salopard se précipite et abat la crosse de son fusil d’assaut sur la poitrine de Necdet, ce qui le prive d’air et de parole. Necdet s’effondre, les membres repliés comme les pattes d’une araignée morte, hoquetant pour recouvrer son souffle.

« Sache qu’il n’y a ni désir de vengeance, ni rancœur ni fanatisme religieux dans tout ce que nous faisons, Necdet, déclare Foulard vert. Nous ne sommes pas des membres du PKK, nous ne sommes pas des islamistes. Nous sommes les soldats du génie de Dieu. Tu as les idées confuses et tu es effrayé, mais tu as obtenu une place dans le paradis que nous allons créer. »

Necdet bascule sur le côté. Dans son coin, des univers de connaissance se déversent dans le néant vert de forme humaine qu’est Hizir.


Can regarde Bulle de gaz s’éloigner de la zone de dépose matérialisée en jaune devant l’école puis il se fond dans le tumulte quotidien des cours de l’après-midi qui se manifeste sous forme de hululements, changements de direction inattendus, embardées brutales et jurons silencieux.

Il attend que le véhicule franchisse l’angle de la rue et se retrouve dans Asariye Cadessi. La cour bétonnée grouille de petits enfants au dos lesté par d’énormes cartables. Can s’éloigne du portail et va se mettre à couvert contre le mur. Les yeux sont perçants, à l’école spéciale Yildiz. Les élèves du matin sont partis, ceux de l’après-midi s’alignent sur les échelles de couleurs différentes peintes sur le béton, un enfant par barreau. Can se faufile de plus en plus loin le long du mur jusqu’au moment où il ne voit plus la cour. Un bref instant, il n’y a aucun piéton dans la rue. Can se tourne rapidement et s’éloigne. Il marche d’un pas rapide, sans courir pour autant, pour que personne ne se doute qu’il fait l’école buissonnière. Franchir l’intersection d’Asariye Cadessi est dangereux car des adultes pourraient trouver sa présence suspecte, si près de l’établissement scolaire. Il craint de sentir s’abattre sur son épaule la main d’un professeur revenu de déjeuner. Le flot de véhicules ne s’interrompra donc jamais ? Puis le petit bonhomme vert s’allume et il peut traverser en toute sécurité pour s’engager dans le labyrinthe de soks et de venelles vers le sud de Cihannuma. Les rues étroites sont encombrées par tout ce qui se déplace sur des pieds ou des roues. Des camionnettes chassent les piétons sous les encadrements des portes et les porches, des ados font zigzaguer leurs mobs entre des attroupements de femmes voilées et d’hommes en manches de chemise et cravate. Can emboîte le pas à un groupe d’individus en costume et calque inconsciemment ses pas sur les leurs. Des vieillards attablés dans les çayhanes – ils n’ont plus, à leur âge, d’autre occupation que s’intéresser à la rue – remarquent sa démarche, le saluent de la tête et lui sourient. Can redresse le dos et les épaules. Il sort d’une des grandes poches de son pantalon d’Enfant détective ses lunettes noires qu’il déplie puis fait glisser vers le haut de son nez. Il est un homme, seul dans la grande ville. Sa démarche est pleine d’assurance.

Arrivé au sommet de l’escalier d’Horoz, Can est stoppé par l’éclat aveuglant de la mer que le soleil embrase. Elle scintille, papillote, miroite. Can est simultanément enthousiasmé et angoissé : c’est la première fois qu’il s’aventure aussi loin sans être accompagné. Son plan consistait à prendre le tram pour Marmaray et la navette qui passe sous le Bosphore jusqu’à la station de métro d’Üsküdar. Mais sa liberté est totale, et nul enfant d’Istanbul n’a jamais su résister à l’appel de la mer. C’est en sautillant que Can descend vers les flots qui brasillent entre les boutiques des antiquaires et les petits cafés. Le trottoir s’abaisse par paliers, en longues marches basses dont la profondeur correspond à la largeur des maisons. Les balcons des appartements sont colorés par des géraniums dans des pots de terre cuite. Des glycines serpentent dans les boucles du fer forgé et laissent pendre leurs premières fleurs. Un chat famélique qui a une patte arrière tordue interrompt sa séance de léchage pour lever les yeux vers Can, avant d’estimer qu’il n’est pas assez intéressant pour justifier une modification de ses activités. Une multitude d’odeurs assaillent le petit garçon : café, menthe et mastic, vieux métal, charbon de bois et encaustique. Citron et gazole. Les relents asthmatiques du gaz, ceux aigrelets des fruits blets. Le parfum de la mer, puissant et revigorant.

L’escalier Horoz le mène dans Çiragan Cadessi. Il connaît cet édifice. C’est la mosquée Sinanpasa, avec l’arrêt du tram en plein milieu de la chaussée. Là-bas, au-delà du Dolmabahçe Palace, se trouve Necatibey Cadessi où Can a envoyé Rat esquiver les pneumatiques des camions et la guillotine des roues des trams, à la poursuite de la camionnette blanche qui emportait Necdet. Mais il vivait cela par écran interposé. Une vie en 2D. La sensation est différente lorsqu’on perçoit le déplacement d’air couplé au grondement sismique du passage d’un tram, lorsqu’on voit les mouettes tourner au-dessus des minarets de Sinanpasa, lorsqu’on sent l’odeur huileuse de l’eau stagnante qui vient clapoter contre les quais. Ce n’est plus un jeu. Can traverse la rue et longe à grands pas la mer, pouces glissés sous les sangles de son sac à dos. Tous les gens, tout ce qui l’entoure… ce n’est plus un décor. Arrivé dans le petit jardin de Cezayir, il sort son plan de son cartable afin de vérifier les routes des ferries. C’est jouable. Ça va marcher. Un bon détective doit savoir s’adapter, se procurer des informations, se décider rapidement.

« Un aller simple, s’il vous plaît », dit-il à l’employé enfermé dans la guérite.

Il espère presque que l’homme trouvera étonnant qu’un enfant de neuf ans demande un aller simple pour Üsküdar, pourquoi il prend un ticket et le règle en liquide au lieu d’utiliser son ceptep, quelle est la chose qu’il garde enroulée autour de son poignet… Qu’est-ce que c’est, un serpent ? Mais c’est sans seulement ciller que le guichetier fait glisser vers lui le billet et sa monnaie. Can se dirige vers le ferry. Claquements métalliques, fracas des rampes sur lesquelles roulent voitures et camionnettes, bourdonnement des moteurs et clapotis des hélices, tout lui parvient sous forme de chuchotis et de murmures. Can monte le plus haut possible, jusqu’au pont supérieur, là où seuls les pavillons de la nation et de l’Union européenne le surplombent. Le ferry l’emporte, seul, dans le Bosphore. Le vent caresse son visage, première source de fraîcheur depuis longtemps. Can se penche en avant au-dessus du bastingage. Il n’est plus un Enfant détective mais le seul maître à bord du ferry d’Üsküdar devenu une barge de débarquement sur le point de prendre l’Asie d’assaut. Le navire avance entre d’énormes écueils métalliques en mouvement et coupe le sillage d’un méthanier démesuré. Chacune des lettres cyrilliques écrites sur son flanc est aussi grande qu’une voiture. Puis le ferry se faufile avec maestria sous la proue d’un autre navire dont la passerelle surplombe rangées sur rangées de conteneurs empilés. Des blocs de diverses couleurs.

Un navire en Lego. Can le connaît, il a déjà vu cette mosaïque, un mur bariolé défilant au-delà des fenêtres de la coûteuse clinique privée où il a reçu ses protège-tympans. C’est le navire qui a emporté avec lui tous les sons de ce monde. Can a toujours su qu’il finirait par le retrouver un jour et il court jusqu’au bastingage latéral pour lever les yeux vers la falaise de métal qui se déplace au ralenti. Lentement, péniblement, il retire les tampons de ses oreilles. Il tressaille quand les croûtes se fissurent. Le conduit est plein de cérumen, d’incrustations et de squames de peau durcie. Puis les bouchons cèdent et le monde audible l’assaille. C’est comme si tous les conteneurs empilés en tours de dix s’étaient soudain ouverts pour libérer les sons captifs à l’intérieur. Les cris rauques et aigus des mouettes, des choses évocatrices de matins d’été. Les claquements des drapeaux qui s’enflent au-dessus de sa tête, des bruits ronds, satisfaisants. Les moteurs : les battements métalliques du diesel du ferry et ceux plus graves, plus ressentis qu’entendus, du porte-conteneurs. L’eau, il peut également l’entendre ! Des semelles claquent sur des marches métalliques, une radio crépite derrière lui sur la passerelle, des filles bavardent le long du bastingage et des hommes en font autant sous l’ombre du taud. Il découvre que chaque son a son emplacement et il lève les yeux, sans savoir comment il sait qu’il faut procéder ainsi, pour déterminer le point d’origine d’un bourdonnement dans le ciel : un gros avion qui s’abaisse au-dessus de la mer de Marmara. Petits sons, sons minuscules. Un murmure, le vent qui souffle sur les haubans de l’antenne radio. Can se tourne lentement pour localiser et identifier chaque bruit. Il baisse les yeux sur les petits bouchons cireux qu’il a dans sa paume, avant de les jeter dans le sillage du porte-conteneurs qui s’éloigne.

Le ferry glisse au-delà de la tour Kiz Kulesi dressée sur son île minuscule. Can commence à entendre l’Asie. Des bruits de voitures et de sirènes de véhicules prioritaires. Les moteurs du ferry inversent la rotation des hélices en rugissant et brassant les flots. La rampe de débarquement entame sa descente, et des claquements s’insèrent dans cet univers sonore. L’un après l’autre, les conducteurs mettent le contact. L’enclos du ferry sert de cage de résonance. Les passagers se faufilent près de Can, et il peut tous les différencier à leurs voix comme ils dévalent l’escalier métallique. Différents. Tous ont un timbre bien particulier. Le monde est constitué d’une débauche de sons.

Can vacille au sommet de la rampe de béton. Tout ce qui était jusqu’alors séparé et distinct fusionne en un brouhaha terrifiant, assourdissant et proche. Il ne sait pas filtrer ce qui l’assaille pour en extraire ce qui lui est utile. Il a un élancement dans la poitrine. Sa respiration devient superficielle. Il a jeté ses protège-tympans. Pourquoi ? La compression empire. Mais est-ce dû à son cœur ou à tout ce qu’on lui a dit à son sujet ? Le QT Long… ce que tous ont cru tout au long de sa vie. Imaginer une chose n’est pas la chose elle-même. Ce que tous pensent sur ce sujet n’est peut-être plus vrai. Il se porte bien mieux. Les gens ne finissent-ils pas par guérir ? Chaque fois qu’il s’est rendu dans un cabinet médical, ces derniers temps, ils ont connecté leurs machines à ses protège-tympans et non à sa poitrine. Can s’assied sur la roche huileuse et jonchée de bouts de plastique, à côté du terminal du ferry, et il ferme les yeux. Il se concentre sur son ouïe afin de la focaliser sur l’intérieur de son être, vers le bas, dans sa poitrine. Il écoute son cœur. Là, petit et léger, tout d’abord irrégulier il se stabilise pour constituer – au prix d’un léger effort de volonté – la base sur laquelle tout repose. Son rythme cardiaque. Le voici redevenu régulier et puissant. Il n’y a ni cliquetis, ni clapotis, ni sifflements. Cette tension, ce souffle court, c’est sans doute l’effet de la nouveauté qui cingle son visage et l’exalte. C’est peut-être cela, l’aventure ! Can oublie son cœur et rouvre les yeux. Le gros navire chargé de conteneurs remplis de sons se dirige vers le grand pont, et tous les bruits captifs s’en déversent. C’est l’Asie, un autre continent, mais c’est toujours Istanbul, une agglomération tentaculaire. Can ressort son plan. La station d’Üsküdar Marmaray se situe à trois grandes rues de là. S’orienter est facile, pour l’Enfant détective.

La station Marmaray est un puits de béton creusé dans les profondeurs de la roche, du schiste et du limon d’Üsküdar. Can s’abaisse dans les nombreux niveaux de rames et d’usagers, le billet serré dans son poing. Il a trouvé exaltant de demander un aller simple pour Kayisdagi et d’entendre l’employé lui en communiquer le prix. Les bruits sont ici différents, les bourdonnements cliquetants des escaliers mécaniques, les claquements d’une rampe branlante. Des voix de synthèse lointaines font d’étranges annonces. L’air est frais, là en bas, et il a une odeur électrique de maçonnerie et de passé. Ces tunnels sont profonds. Les sons portent loin et de façon étrange, dans ces couloirs ; les mots s’accrochent aux parois, certains pas claquent comme des coups de feu alors que d’autres sont doux comme les crépitements d’une averse. L’arrivée de la rame est l’événement le plus fascinant auquel Can a jamais assisté. Il y a tout d’abord dans les profondeurs du tunnel un lointain grondement de dinosaure qui se transforme en staccato de basses. Un courant d’air chaud lui souffle au visage. Des lumières apparaissent au loin puis, soudain, la voiture jaillit hors des ténèbres et se rue sur lui dans un fracas métallique de métal qui vibre et de freins qui hurlent. Des annonces sont faites dans les hauteurs. On lui conseille de ne pas approcher de ceci, de faire attention à cela. Can monte à bord. Les portes chuintent et claquent. La brusque accélération le fait tituber vers un siège sur lequel il s’affale. Il écoute les gémissements des moteurs, puis un tintement et une voix de synthèse qui l’informe du nom de la station suivante.

La rame est bondée, tous les sièges sont occupés, avec des grappes de personnes agrippées aux poignées devant les portes. À côté de Can se trouve un ado qui ne peut détacher le regard du bot enroulé autour de son poignet gauche.

« C’est quoi, ça ? »

Can l’ignore. Parler à des inconnus dans les transports en commun n’a jamais fait partie des projets de l’Enfant détective.

« Allez, sois sympa ! C’est quoi ? Un tatouage, un ceptep, un bijou ou quoi ? »

L’ado tend la main vers le bras de Can. Rapide comme un coup de couteau, Serpent redresse la tête et se détend vers le gêneur.

L’importun a un mouvement de recul et heurte sa voisine, une femme entre deux âges, une dame comme il faut.

« Un serpent ! Il a un serpent !

— C’est un jouet, c’est un jouet ! » s’écrie Can en levant le bras.

Mais le mal est fait et l’alerte est donnée. Un homme parle dans son ceptep. Peut-être avertit-il la sécurité. La rame freine pour entrer dans la station suivante et Can se faufile entre les portes sans leur laisser le temps de s’ouvrir entièrement. Il disparaît dans la foule massée sur le quai, tourne le dos à la rame et ordonne à Serpent de se détacher de son bras. Il le place autour de son cou et referme ce qui est devenu un collier Hip-hop en enfonçant sa queue dans sa gueule, avant de le dissimuler sous son tee-shirt uni anonyme. Il attendra la rame suivante. L’Enfant détective n’est pas du genre à se laisser prendre au dépourvu.


« Vous vivez ici ? » demande Aso quand Leyla fait virer la Peugeot dans Günesli Sok, juste à côté de la maison de thé de Fethi Bey. « Je croyais qu’il ne restait plus un seul de ces très vieux tekkes.

— Le loyer est plus que raisonnable, répond Leyla. Je me fiche de l’histoire.

— Cool », commente cousin Naci en émergeant de l’arrière du véhicule. C’est comme dans ces émissions télévisées de fin de soirée où une femme en collant pailleté se déplie hors d’un cube en Plexiglas.

Aso parcourt du regard les balcons qui surplombent les pavés, la galerie d’art au rideau baissé sous l’arcade sourcilière du toit. « C’est fascinant. Il doit dater du XVIIe siècle chrétien.

— La plomberie est certainement encore plus vieille », déclare Leyla.

Aso s’avance dans Günesli Sok puis se colle à un mur et se hisse sur la pointe des pieds pour découvrir ce qui se trouve au-delà. Leyla le voit érafler le bout des chaussures neuves qu’elle l’a convaincu de s’offrir.

« Il y a un vieux cimetière de derviches, sur l’arrière ! annonce-t-il. D’authentiques stèles mevlevis ! » Il revient vers les marches graisseuses. « Qu’un vieux tekke en bois ait résisté si longtemps me sidère.

— Surtout quand on pense à l’état de l’installation électrique.

— Vous avez énormément de chance de vivre ici. »

Cousin Naci, qui a un esprit pratique, a gagné la façade.

« Regardez ça ! »

Sur les doubles portes de la galerie Erkoç, de vieux panneaux de bois du couvent d’Adem Dede Mevlevi, sur lesquels est sculpté un Arbre de Vie aux branches séparées par des clous de fer, ont été tendues en diagonale des bandes de plastique jaune : Police – Accès interdit.

« Ça n’arrêtera donc jamais ! s’emporte Leyla. Je commence à en avoir ma claque ! » Dealers, brocanteurs, escrocs, obstacle après obstacle. Chaque réussite est ponctuée par une frustration car le résultat est toujours limité, incomplet. Et voilà que même les flics s’en mêlent ! Néanmoins, y remédier est relativement simple et Leyla tend la main pour arracher le ruban.

Naci se racle la gorge et lui désigne l’angle droit supérieur de la porte. Dissimulé au milieu des toiles et des cocons de soie des araignées se tapit un bot de surveillance de la police, tout en pattes et en yeux.

« Vous cherchez Mme Erkoç ? » lui crie le propriétaire de la maison de thé située en face.

Il s’appelle Bülent, ou un nom approchant. Leyla a horreur des deux çayhanes de cette place. Leurs clients sont de vieux pervers qui y restent assis à longueur de temps pour tout observer, tout épier.

« Que s’est-il passé ?

— Les flics ont débarqué vers dix heures, ce matin. Ils sont entrés, ont emporté deux ou trois trucs et ont mis les scellés. Ça fait deux fois qu’ils viennent en seulement deux jours. Je viens juste de nettoyer les taches de peinture de leur avant-dernier passage. »

Le balcon de Leyla est toujours à pois. Quelques gouttes ont taché d’orange un chemisier et des slips mis à sécher. Elle les portera au teinturier dès qu’elle touchera sa première paie. C’est ce que ferait Mme Erkoç.

« Savez-vous ce qu’ils ont emporté ?

— Non, mais vous n’avez qu’à le demander à Hafize. » Leyla fronce les sourcils, perplexe. « La fille qui y travaille. Elle est allée là-bas, à la librairie Édifiante, pour attendre la suite. »

Hafize, donc ? Leyla l’appelle Pudibonde. Elle a remarqué ses regards, ses reniflements réprobateurs lorsqu’elle risque les hauts talons de son ensemble de travail sur les pavés de la place Adem Dede, qu’elle la traverse en short pour aller acheter une revue ou qu’elle sort les bouteilles de vin vides pour la collecte sélective. Un mari et un foulard, voilà ce qui lui apporte un sens totalement injustifié de supériorité morale. La réprobation d’une simple vendeuse qui doit de surcroît être sa cadette de quelques années.

C’est la première fois que Leyla pénètre dans la librairie Édifiante. L’odeur qui y règne est celle d’une école élémentaire : papier bon marché et encres phénoliques, reliures fragiles et couvertures de ce carton lisse à l’extérieur et rêche à faire grincer des dents à l’intérieur. La vitrine reçoit directement le soleil qui illumine Hafize, assise à une petite table devant un verre de thé.

« C’était la section de répression des trafics d’œuvres d’art. Ils étaient sous les ordres d’un certain Haydar Akgün. Un homme qui était déjà venu voir Mme Erkoç, je m’en souviens parfaitement. Il m’a tout de suite déplu. Je lui ai demandé ce qu’ils faisaient ici et il m’a répondu de me mêler de mes affaires, mais il a tout de même déclaré que Mme Erkoç était suspectée de s’être procuré des antiquités afin de les vendre illégalement à des personnes résidant hors de Turquie, ce qui entre dans le cadre de la loi de protection du patrimoine de 2017. Il a précisé que c’était très grave et que je devais collaborer si je ne voulais pas être accusée d’entrave à la justice, ce qui est également passible de prison. C’est comme ça qu’ils parlent, les policiers, quand ils veulent vous intimider. J’ai naturellement demandé à voir ses papiers. Ça l’a vraiment irrité mais il me les a montrés. Il y était obligé. La loi, c’est la loi. Je l’ai vu saisir des gravures, des miniatures et les ordinateurs, puis ils m’ont ordonné de sortir et ont scellé la galerie.

— Des miniatures ?

— Des tableaux. Des miniatures persanes. Les maîtres d’Ispahan, les plus recherchés.

— Pas de Corans ? L’autre moitié de celui-ci ? »

Leyla pose la reconnaissance de dette sur la table à thé.

« Persan, couverture en argent, XVIIIe siècle apr. J.-C. Oui, j’ai vu son complément. Je m’en souviens parfaitement parce que faire subir un tel traitement à un livre saint est un sacrilège.

— Ou une preuve d’amour, contre Leyla.

— Mme Erkoç l’a acheté lundi, il faisait partie d’un lot qu’un homme a apporté.

— Topaloglu.

— Oui, un marchand du Grand Bazar. Je ne le tiens pas en haute estime. Il a tenté de refiler à Mme Erkoç une contrefaçon lamentable de Blake, un peintre et poète anglais. Nous nous en sommes immédiatement rendu compte. Je l’ai réglé, car madame ne s’occupe jamais de ces choses. Je me suis d’ailleurs demandé où pouvait être l’autre moitié.

— Eh bien, la voici.

— Je ne peux pas vous l’acheter, répond Hafize. Seule Mme Erkoç décide des achats et il faudra attendre qu’elle en termine avec la police. Cependant, n’espérez pas en obtenir grand-chose. Ces objets sont très beaux, mais ils ont été produits en grandes quantités pour les pèlerins.

— Je ne souhaite pas vendre celui-ci mais au contraire acheter l’autre, déclare lentement Leyla.

— La police a scellé la galerie. J’attends qu’on vienne me dire ce que je dois faire.

— S’il était possible d’entrer dans la boutique, me le céderiez-vous ?

— Je ne voudrais pas m’attirer des ennuis. »

Espèce de petite sainte-nitouche fainéante et exaspérante ! Pudibonde est un nom qui te va à ravir.

« J’en ai besoin tout de suite. Expliquez-lui, Aso. »

Hafize préfère s’intéresser à ses ongles manucurés plutôt que regarder Aso lui exposer la situation de la société Besarani-Ceylan. Leyla se demande ce que cette femme peut comprendre de la chaleur dévorante du nouvel esprit d’entreprise et de la courbe asymptotique du développement de la nanotechnologie au XXIe siècle, et elle décide d’interrompre Aso dès qu’il se lance dans les caractéristiques techniques du transcripteur.

« Je pourrais vous en donner mille euros. Vous acceptez ? »

L’argent, voilà une chose qui est à son niveau.

« D’accord.

— Mille euros ? » marmonne Aso à Leyla qui le précède vers le haut de l’étroit escalier de bois qui part de Günesli Sok, alors que cousin Naci et Hafize ferment la marche.

« On va se débrouiller, précise Leyla. Kenan a un distributeur de billets, dans sa boutique. »

L’escalier donne sur la partie nord de la galerie qui surplombe le jardin.

« Je vis ici », précise-t-elle.

Mais c’est à la fontaine de la cour qu’Aso s’intéresse.

« Vous avez votre jardin personnel. Je ne sortirais jamais, si je vivais ici. C’est qui, le proprio ? »

À l’extrémité de la galerie, une porte donne sur un étroit couloir envahi par la poussière et les toiles d’araignées. Dans le mur de droite, une haute fenêtre a été sommairement condamnée par des planches.

« C’est le professeur, qui vit là. Derrière ce mur se trouve l’escalier principal qui mène à l’appartement du gosse.

— Comment avez-vous découvert tout ça ? » lui demande Hafize.

Il y a des tas de choses que tu ignores, la coincée.

« Vous savez que cet enfant possède des jouets qui changent de forme ? Je l’ai surpris à les utiliser pour me reluquer. Il les a immédiatement fait revenir à lui, mais je les ai suivis. Il emprunte des passages secrets et a des cachettes dans tout le bâtiment. Il n’a jamais recommencé.

— Pas que vous le sachiez, en tout cas », conclut Hafize.

Sur la droite, une porte s’ouvre sur une galerie oubliée qui longe la façade du tekke. Des lamelles de chaude lumière s’infiltrent par la fenêtre à croisillons. Leyla est juste au-dessus de la porte principale de la galerie d’art. D’ici, un crachat atteindrait les pavés de la place Adem Dede mais tout un monde les sépare, ils sont en lieu sûr. Là où la galerie tourne à angle droit pour suivre la ruelle des Teinturiers, Leyla s’arrête devant une porte repeinte.

« Personne n’a un couteau ? »

Naci déplie un outil multi-usages. Leyla tape sur des coins de papier enfoncés entre le battant et l’encadrement. Des grains de poussière s’envolent et miroitent dans la grille des carrés lumineux. Avoir elle aussi un foulard sur la tête serait en l’occurrence tout indiqué. La dernière cale tombe sur le sol et Leyla insère la lame dans l’interstice puis fait levier pour entrouvrir le vantail. Une tranche de clarté fend la pénombre. Leyla lorgne par la fissure.

« La voie est libre. » Elle pousse la porte de la vieille semahane qui donne sur une autre sorte de galerie : la galerie Erkoç. « Il n’y avait à l’origine qu’un seul local, jusqu’au jour où quelqu’un a décidé de morceler les lieux. »

Accoudé à la rambarde, Aso contemple la galerie octogonale, les anciennes cellules des derviches, le grand lustre de cuivre, la piste de danse occupée par des vitrines contenant les petits objets précieux.

« J’ai vu des hammams transformés en boutiques de vendeurs de tapis, mais ici c’est une réussite. »

Hafize se couvre la bouche, horrifiée par ce qu’elle découvre. Les policiers ont décroché la plupart des antiquités qui couvraient les murs. S’il reste quelques livres sur des étagères, les pages manuscrites ont été disséminées comme des feuilles emportées par la Tempête de la Vierge Marie. Elle se penche pour ramasser les textes sacrés mais finit par s’asseoir sur le sol, terrassée par l’ampleur du sacrilège.

« Plus tard », lui dit avec douceur Leyla.

Certaines vitrines ont été forcées avec des nanorossignols. Les rares pièces subsistantes indiquent à Leyla qu’elles contenaient des croix chrétiennes. Là où le vieux Dede avait dû se tenir pendant que virevoltaient ses derviches se trouve la vitrine des Corans miniatures. Elle est intacte. Et il est là. Oui, il est là !

« Avez-vous la clé ? »

Hafize ouvre le meuble. Leyla prend le trésor. Le dos dans la main gauche, le devant dans la droite. Bien que tentée de les réunir, elle s’en abstient. Elle a peur de voir s’abattre sur elle la foudre, un djinn ou un super-héros, à moins qu’une apocalypse nanotechnologique frappe Istanbul et rase tours et minarets jusqu’à leurs fondations. C’est de la superstition, certes, mais le cadre y est propice.

« Repartons.

— Mille euros, madame », rappelle Hafize.

Ils fouillent leurs poches. Hafize compte les billets dans un sens puis dans l’autre, avant de leur rendre cinquante euros à titre de ristourne. Elle rédige un reçu.

« Nous pouvons y aller, à présent ? »

Ils redescendent les marches grinçantes poussiéreuses pour regagner les ombres de Günesli Sok et trouver la voiture bloquée par une grosse dépanneuse rouge garée en travers du passage. Le conducteur laisse un bras pendre à la portière. Adossé à la cabine, Abdullah Unul sirote un verre de thé. Un inconnu l’accompagne. Il est jeune, grand, avec des cheveux qui deviennent afro, des joues hâves qui mettent ses pommettes en relief. Barbe d’un jour, yeux azur. D’où vient l’ADN auquel il les doit ? Il n’a rien du Mehmet Ali que Leyla a pu imaginer.

« J’aime les oiseaux, déclare Abdullah Unul. Ils sont constamment affairés, toujours actifs. Ils se débrouillent avec ce qu’ils ont. Si Istanbul devait se choisir un oiseau pour mascotte, ce serait lequel ? Je parie que vous pensez à la cigogne. Peut-être un moineau. J’estime pour ma part que la mascotte d’Istanbul devrait être la mouette. Qu’est-ce qu’on voit danser autour des lumières de Ramazan, qu’est-ce qui suit les navires qui vont et viennent dans le Bosphore, qu’est-ce qui fait face au vent sur les rochers du bord de mer ? La mouette. Pour toutes ces raisons, la mouette est pour moi le symbole d’Istanbul – sans oublier qu’elle est kleptomane. Je m’explique. C’est un animal qui subtilise les proies qu’un autre animal s’est chargé de chasser et de tuer à sa place. Les mouettes attendent qu’un autre oiseau ait attrapé un poisson, ou un bout de pain, puis elles viennent le lui chiper. C’est la raison de leur succès. Je vais donc prendre ce Coran. Les deux parties. Je ne cache pas que j’aurais préféré du liquide, mais j’imagine qu’on doit trouver preneur pour les vieilleries de ce genre, là-bas à Fenerbahçe. »

Naci s’avance. Abdullah Unul écarte un pan de sa veste pour lui montrer une crosse d’ivoire.

« Non, mon gars. »

Leyla bout de rage. C’est la rage de l’impuissance, de l’impossibilité d’agir quand il le faut. Elle a un tel sentiment d’injustice et d’impuissance qu’elle pourrait se comporter stupidement. Bondir sur Abdullah Unul pour le mordre à la gorge, par exemple. Remonter les marches et entamer une folle poursuite à l’intérieur de la maison des derviches. Laisser tomber les deux moitiés du Coran dans la grille de la bouche d’égout qui s’ouvre à ses pieds. Les derniers recours des désespérés. Il n’existe aucune solution brillante à pareille situation. Elle a perdu. Puis elle entend une porte grincer derrière elle et se tourne pour voir… l’individu à la mine sinistre qui se prend pour un Dede.

« Cheikh Ismet ! s’écrie Hafize.

— Que se passe-t-il, ici ? demande Ismet.

— C’est une affaire privée. »

Leyla voit Ismet jauger les hommes, le camion, le conflit.

« Toutes ces personnes sont placées sous la protection du tarikat d’Adem Dede, déclare alors Ismet en se faufilant entre Hafize et Leyla.

— C’est pas tes oignons, mon gars. »

Puis des hommes sortent dans Günesli Sok par la porte des anciennes cuisines. Cinq, dix, vingt. Ils se positionnent derrière Ismet. Tous sont vêtus de sombre et ont l’expression empreinte de gravité qui sied à ceux qui étudient le saint Coran.

Abdullah Unul soupire, secoue la tête et déplace une fois de plus le pan de sa veste. Ismet fait claquer sa langue et reproduit ce geste. Le temps semble s’arrêter, puis tous les autres membres du tarikat l’imitent ou soulèvent leur tee-shirt pour exhiber leurs armes.

« D’accord », marmonne Abdullah Unul. Le conducteur de la dépanneuse remet le contact. Abdullah Unul pousse Mehmet Ali vers la cabine.

« Il reste. »

La voix de cousin Naci est claire et autoritaire. Abdullah Unul mâchonne sa lèvre inférieure, secoue la tête, inspire profondément par ses narines dilatées puis fait le tour du véhicule et monte du côté opposé. Le moteur s’emballe. Le camion rouge s’éloigne dans les rues étroites d’Eskiköy.


L’avocat est un jeune homme qui porte un costume modèle premier emploi mais au moins a-t-il des chaussures convenables. Adnan voudrait faire remarquer que le cabinet aurait pu envoyer quelqu’un de plus présentable, mais – avec sa chemise et son jean de supporter de Galatasaray – il n’est pas lui non plus un parangon d’élégance. Il fait couleur locale, au milieu des voleurs à la tire, bagarreurs éméchés, touristes délestés de leur portefeuille et escrocs à l’assurance voyage. Le jeunot ne peut d’ailleurs pas le remarquer avant qu’il ne lui adresse un signe de tête.

« Monsieur Sarioglu, je suis Cengiz Bekdil de chez Ozis Turan Kezman. »

Il s’agit d’un grand cabinet d’avocats auquel Özer fait fréquemment appel, étant donné que les pratiques commerciales modernes sont pour le moins complexes.

Ne change pas encore d’employeurs, pense Adnan. Tu es peut-être sur le point de bénéficier d’une sacrée promotion.

La poignée de main de Bekdil est aussi valable que ses chaussures. Puis Adnan s’adresse au planton de permanence : « Y a-t-il un endroit où nous pourrons nous entretenir en privé ? »

Le sergent grimace, mécontent d’avoir été dérangé – le match de Coupe qu’il suit à la radio gargouille à la limite frustrante de l’audibilité – mais il soulève l’abattant du comptoir et leur fait signe de le suivre dans une pièce réservée aux dépositions. Il y a sur la table des verres à thé vides.

« C’est quoi, le score ? lui demande Adnan, lorsqu’il referme la porte.

— Un partout. »

Adnan tressaille. Bekdil s’assied de l’autre côté de la table et se penche en avant. Ses mains ne restent pas en place et dansent.

« La situation est la suivante, monsieur Sarioglu. Votre femme a été arrêtée sous le chef d’inculpation de contrebande d’antiquités en violation des lois de protection du patrimoine.

— De quelles preuves disposent-ils ?

— Elle aurait été prise en flagrant délit de transfert d’une pièce historique rare vers sa galerie d’Eskiköy dans l’intention de l’expédier hors du pays sans les autorisations d’exportation requises. L’objet en question se trouverait dans la galerie, qui a été mise sous séquestre. Mme Erkoç déclare l’avoir trouvé on ne peut plus légalement suite à des recherches personnelles. Le problème, et c’est ce qui rend cette affaire délicate, c’est qu’elle était lors de son arrestation en compagnie d’une bande spécialisée dans la contrebande d’antiquités.

— Ayse n’a jamais fait de contrebande.

— Je n’en doute pas, monsieur Sarioglu. Néanmoins, elle m’a confié que bon nombre d’articles de sa galerie – des œuvres d’art religieuses, je crois que c’est sa spécialité ? – proviennent de sources plus ou moins légales. Nous allons naturellement plaider qu’il y a eu incitation au délit.

— Oui, parfait, mais que comptez-vous faire à ce stade ? »

Bekdil a un tic. Il retrousse sa lèvre inférieure sitôt qu’il se concentre ou est irrité.

« Demander une mise en liberté provisoire. Je suis pratiquement certain qu’elle l’obtiendra, même si la caution risque d’être élevée. Pourrez-vous la régler, monsieur Sarioglu ?

— Aucun problème.

— Parfait, parfait. »

Bekdil réunit ses mains et les secoue pour manifester son soulagement. Il peut porter un costume de môme de vingt ans, mais dans son cœur, en fonction de l’âge spirituel interne qu’on garde tout au long de son existence, c’est le grand-oncle d’Anatolie qui vous offre son vieux pick-up le jour où vous avez besoin d’une première voiture puis qui vous donne de quoi acheter les uniformes scolaires de vos enfants.

« Entre nous, et à titre confidentiel, je pense que l’accusation proposera de lever une partie des charges si elle plaide coupable.

— N’espérez pas voir Ayse admettre quoi que ce soit. L’antiquaire qui se voit coller une étiquette de balance ne trouve plus personne avec qui travailler.

— Avec tout le respect que je vous dois, c’est à ma cliente d’en décider, monsieur Sarioglu. Je vais aller solliciter une libération sous caution. »

Ils se lèvent de la table. Le sucre s’est déposé au fond des verres.

« Une dernière chose… L’objet en question, c’est quoi ? »

Bekdil suçote sa lèvre inférieure.

« Avez-vous déjà entendu parler d’un homme mellifié ?

— C’est quoi, ça ?

— Je l’ignore également, monsieur Sarioglu, mais sa valeur serait d’un million d’euros.

— Ils viennent de passer à deux contre un, lance le sergent en soulevant l’abattant du comptoir.

— Cimbom ?

— Arsenal. »

Adnan articule un merde silencieux. Le sergent monte légèrement le volume de la radio pour lui permettre d’entendre les commentaires en se penchant sur le comptoir.

« Volkan a été remplacé. Van Rijn est sorti suite à un tacle sur sa mauvaise jambe à la limite de la zone de penalty. Ça aurait mérité un péno et un carton rouge, mais il n’y a eu qu’un jaune et un coup franc, et ils disent que Volkan pourrait en avoir pour six mois.

— Putain d’arbitre russe », grommelle Adnan.

Le sergent articule une approbation muette. Derrière le verre blindé, Bekdil discute avec deux policiers en civil. L’un est petit, peau nicotinée, crâne en cours de dégarnissage et expression un peu trop chaleureuse. L’autre est grand, élégant avec son costume nanotissé qui passe de noir profond sur anthracite à un mélange de motifs moirés étourdissants. Boutons de manchettes en argent. À côté, Bekdil a tout d’un clodo. Connard Flashy. L’avocat gesticule, en pleine négociation : ouvertes pour plaider, paumes vers le bas pour refuser, attirer, raisonner, soupeser, trancher. L’inspecteur Connard Flashy tient le crachoir au nom des services de police. Finalement, des hochements de tête. Bekdil pénètre dans la salle d’interrogatoire. Adnan entrevoit une main sur une table, des bagues en argent aux doigts, un bracelet également en argent au poignet. Ayse. La porte se referme.

« Comme je le craignais, la caution est assez élevée », déclare Bekdil en regagnant le bureau extérieur. Connard Flashy lorgne Adnan à travers le panneau de verre. Quel genre de flic peut s’offrir des costumes pareils ? Ses collègues devraient s’intéresser à lui, ouvrir une enquête pour corruption, plutôt que harceler une modeste propriétaire de galerie d’art qui doit travailler dur pour tenter de réussir dans cette putain de reine des cités. « Nous pouvons faire le nécessaire pour que la somme soit déposée…

— Combien ?

— Vingt mille.

— J’ai dit que je m’en chargerais.

— On accepte toutes les cartes de crédit sauf l’Amex, intervient le sergent. Et il y a deux pour cent de frais. »

Il présente le lecteur. Adnan saisit les zéros qu’il assimile aux mathématiques des incohérences discordantes de cette journée. Zéro fois zéro égal zéro, mais il suffit de diviser par zéro pour que ce soit l’infini. Telle est la logique du jour. Ayse arrêtée. Un réseau de contrebandiers d’antiquités. Un million d’euros. Un homme mellifié, même s’il n’a pas la moindre idée de ce que ça peut signifier. Les gargouillis du match en fond sonore à la radio. Adnan regarde l’argent passer de son compte à celui des services de police d’Istanbul. Le sergent détache le récépissé d’un geste qui ne manque pas de panache.

« Vous pourrez demander le remboursement en ligne ou par notre hotline qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » Il décroche le téléphone et appelle ses collègues présents derrière la vitre blindée. Connard Flashy ouvre la porte de la salle d’interrogatoire et Adnan voit Ayse, épuisée et furieuse mais les yeux brillants. Elle a les cheveux en bataille, des collants déchirés. Ses bottes ont les bouts râpés mais son maquillage est irréprochable. Il y a toujours dans son regard cet éclat qu’Adnan a appris au fil du temps à reconnaître et respecter. Elle a remonté agressivement son sac haut sur son épaule, car il est possible de porter un sac de façon agressive. C’est comme s’il ne l’avait pas vue depuis des années. Puis elle sort de la pièce. Connard Flashy capte le regard d’Adnan et le salue de la tête. Tu crois me connaître, pas vrai ? Eh bien oui, je suis ton ennemi.

Ayse récupère des documents que lui remet le sergent de faction au comptoir et passe devant les bras tendus d’Adnan.

« Pas ici, murmure-t-elle. Je ne veux pas leur offrir cette satisfaction. »

Adnan et Bekdil la suivent dans la rue où la chaleur les attend. Ayse prend un paquet de cigarettes et en fait sortir une avec des mouvements que brusque la colère, puis elle l’allume, inhale en éprouvant un profond soulagement. Fumer dans la rue ? Elle n’en a rien à foutre.

« Eh bien, madame Erkoç, je vous tiendrai informée de l’évolution de cette affaire, déclare Bekdil en présentant sa main qu’elle refuse d’un geste. C’est une affaire très compliquée et il leur faudra pas mal de temps pour rédiger un acte d’accusation. Qu’il y ait du nouveau avant l’été m’étonnerait, mais je voudrais vous rencontrer dans la semaine pour vous exposer les possibilités qui s’offrent à vous. J’aimerais par ailleurs faire appel aux services d’un avocat spécialisé dans les œuvres d’art et les antiquités, si vous m’y autorisez. Il connaît son affaire. Monsieur Sarioglu. » Les coordonnées de Bekdil bondissent dans le ceptep d’Adnan lors de leur poignée de mains. « N’hésitez pas à me joindre, si vous avez besoin de quoi que ce soit. »

Puis il s’éloigne dans Imran Oktem Cadessi, des pas rapides mais relativement courts pour un homme.

« J’appelle la voiture, déclare Adnan. Viens, on rentre à la maison.

— Je n’en ai vraiment pas envie, rétorque sèchement Ayse. Je veux boire un café. Les flics m’ont imprégnée de leur puanteur. » Elle regarde autour d’elle l’étendue grise de la rue que le soleil printanier ne parvient pas à égayer. « Pas ici. »

Les talons de ses bottes claquent sur les pavés de Terzihani Sok. Adnan la suit dans Atmeydani, l’ancien Hippodrome romain où le soleil l’éblouit. Il esquive cars de touristes et taxis, groupes de Chinois précédés par des parapluies tenus à bout de bras, en gardant suffisamment de recul pour jauger sa colère. Pas de regrets, pas de remords, pas un soupçon de culpabilité. Il en est follement amoureux ! Elle se laisse choir sur un tabouret dans une des çayhanes nichées dans le mur de la mosquée Sultanahmet. Les clients la regardent, car même au cœur de ce secteur touristique Istanbul reste une ville d’hommes. « Deux cafés », commande-t-elle avant d’allumer une cigarette à la précédente. Adnan sait qu’elle finira par lui fournir des explications.

« Connaissez-vous le score final ? demande Adnan au serveur qui pose les petites tasses devant eux.

— Match nul. Deux partout. Match retour dans les Émirats, la semaine prochaine.

— Parfait, déclare Adnan qui se sent ridiculement soulagé.

— Pas mal, même si je suis de Besiktas. »

Ayse boit son café d’un trait.

« Ils ont pris mes empreintes. Cette saloperie ne s’en va pas et j’en ai mis sur ma robe. Elle est foutue, même si je n’ai pas l’intention de la remettre un jour. Ils ont prélevé mon ADN, ils m’ont dit d’ouvrir la bouche et y ont fourré un tampon, comme si j’étais une voleuse de voitures. »

Elle allume une autre cigarette, rejette la tête en arrière, inhale profondément puis exhale par à-coups la fumée sous forme de voiles bleutés épars, ce qui a toujours éveillé le désir d’un Adnan qui associe inconsciemment cela à certaines stars du cinéma.

« Je l’avais. Je l’ai touché, j’ai ouvert le sarcophage et regardé à l’intérieur. J’ai été la première à le voir depuis deux siècles et demi. Je l’ai caressé et porté à mes lèvres. Il était doux, et incomparable avec ce que j’avais déjà goûté et que je goûterai un jour. Je l’ai tenu dans mes mains.

— L’avocat semble à la hauteur.

— Il peut aller se faire foutre ! Non, il a raison. Il n’a que douze ans d’âge mental mais il s’y connaît. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Que tu avais été arrêtée dans le cadre d’une opération de démantèlement d’un important réseau de contrebande d’antiquités.

— Ce n’est pas ce qui va me remonter le moral. Non, a-t-il précisé la nature de cette antiquité qu’on m’accuse d’avoir voulu vendre à l’étranger ?

— Il a parlé d’un “homme mellifié”.

— Sais-tu de quoi il s’agit ? C’est une légende. C’est un conte de fées. C’est l’œuf de l’oiseau Roc, la lampe d’Aladin ou un tapis volant. Ce sont les joyaux d’Aya Sofya et les larmes de la Vierge Marie. C’est un corps humain momifié dans le miel. Une chose qui ne devrait pas exister mais que j’ai découverte. » Ayse allume une énième cigarette. « Je me suis laissée attirer par le miel. Ce salopard d’Akgün ne devait pas croire en son existence, il m’a seulement fourni suffisamment d’indices pour m’inciter à me lancer sur cette piste… en accrochant un million d’euros à l’hameçon.

— Je ne te suis pas.

— Un client bien habillé et informé est passé à la galerie. Il a dit qu’il était prêt à me donner un million d’euros si je lui trouvais l’homme mellifié d’Iskenderun, une momie du XVIIIe siècle. Ce que j’ai fait, Adnan. J’ai retrouvé cet homme mellifié, mais mon client était un flic du service des antiquités. Le salaud, j’aurais dû m’en douter… Cet after-shave d’aéroport bon marché ! Il savait que mes recherches feraient sortir du bois tous les voleurs de statues et trafiquants d’icônes d’ici jusqu’à Bursa !

— Un million d’euros. Si tu avais besoin d’argent…»

Ayse caresse son visage.

« C’était mon ego, qui en avait besoin. J’ai fait cela par pur égoïsme, pour démontrer de quoi j’étais capable. Je voulais te prouver que je pouvais moi aussi gagner des sommes colossales. Que j’étais digne de jouer dans la cour des grands. »

Une ombre se déplace sur la table et Adnan lève les yeux, surpris par la chute soudaine de température. Un nuage est venu se placer devant le soleil. C’est une minuscule bouffée de vapeur ridicule, mais d’autres arrivent et une véritable muraille de cumulonimbus se dresse désormais derrière le dôme d’Aya Sofya. Le cœur d’Adnan bat plus fort car l’énormité de ce qu’il a réussi avec Turquoise a pris une forme matérielle, physiologique. La preuve est écrite dans le ciel.

« J’ai servi d’appât. C’était un coup monté. J’aurais dû me méfier. Je me suis laissée aveugler. Un homme mellifié… Trouver une chose pareille, une des dernières merveilles du monde, aurais-tu pu refuser ? »

Adnan secoue la tête et articule un non.

« Ils ont essayé de me faire craquer, là-dedans. Çandar, son collègue, est un simple sous-fifre qui tient le rôle du méchant flic quand Aykut joue au gentil. Prison, énorme amende, perte d’activité, faillite. Je ne peux pas aller en prison. Ça tuerait ma mère. Je l’ai déjà tant fait souffrir en t’épousant ! Alors ils te placent face au Dilemme du prisonnier… Une simple amende, peut-être une peine avec sursis, et tout en reste là. Mais je devrai fermer boutique, et il n’y a rien d’autre qui m’intéresse. Si je ne peux plus voir un Pentateuque ashkenazi, une miniature d’Ispahan ou une illustration de Blake, ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Pas sans Blake. C’est aussi simple que cela. Je ne veux pas passer en jugement, je ne veux pas perdre la galerie. Merde merde merde merde merde ! »

Ayse écrase sa cigarette dans le cendrier.

« Il faut obtenir un accord plus avantageux, déclare Adnan. Pas plaider coupable en échange d’une réduction de peine mais une immunité contre toute poursuite.

— Ça, c’est réservé à ceux qui savent suffisamment de choses pour faire tomber un gouvernement…»

Ayse le regarde se lever de sa chaise pour contourner les tables de fumeurs et de buveurs. Il marche un moment dans le vieil Hippodrome, lève les yeux sur l’obélisque égyptien, revient. Quand elle veut l’interroger sur son attitude, Adnan pose l’index sur ses lèvres : plus un mot. Il a un plan, simple et parfait, aussi instantané et complet que l’a été dans ses moindres détails Turquoise lorsqu’il s’est reflété sur le verre fumé d’une cabine d’ascenseur. Si ce n’est que l’enjeu est encore plus important.

Adnan s’assied sur le tabouret en rotin, accroche son ceptep à son oreille.

« Bekdil. Adnan Sarioglu. Merci d’avoir pris mon appel. Il faut que je vous rencontre de toute urgence. Vous pourriez venir avec deux de vos associés ? Eh bien, tout de suite, ou un peu plus tard. De quoi il s’agit ? Eh bien, disons que vous êtes certainement meilleur avocat que négociateur. »


Le dernier local sur la droite, à côté de l’emballage de pommes Elma Örap, au-dessus du service comptable. Voilà où ils détiennent Necdet, déduit l’Enfant détective. Il est passé à côté à trois reprises, la dernière en flânant parmi des enfants qui reviennent de l’école. Le jeune homme aux moustaches broussailleuses du poste de sécurité ne l’inquiète pas. Il sait que les adultes ne remarquent jamais rien, et entre les coups de sonnette des camionneurs qui veulent entrer ou sortir, celui-ci partage son temps entre regarder une chaîne de sport et jouer sur son ceptep. Il n’empêche qu’il y a des caméras de surveillance, et une rapide vérification sur le forum des Observateurs de Bots l’a informé de la présence de deux drones de sécurité Samsung FB118 dans la Zone d’Activité Bostanci Dudullu. Les IA de ce modèle disposent de logiciels d’identification de formes, démarche et analyse faciale, et ils sont équipés en usine d’un lance-dards marqueurs RFID. L’avis quasi unanime de tous les participants au forum, c’est qu’ils s’intéressent aux gens après trois passages. Can prend donc tous les clichés dont il aura besoin à la première reconnaissance des lieux, en gardant le ceptep au niveau de sa taille, de simples cliquetis. L’activer était risqué, mais sitôt après avoir compris qu’il lui faudrait ces images il a également pris conscience d’avoir oublié d’inclure un appareil photo dans l’équipement de l’Enfant détective. Il l’inscrira sur sa liste, pour sa prochaine affaire.

Le quartier de Kayisdagi est laid, sans relief, encombré de bâtiments bas imbriqués les uns dans les autres pour gagner de la place, crépis pelés et plâtre taché de moisi, plastique, larges rues parcourues par de gros véhicules, de la poussière partout. Poussière sur les pick-up Toyota blancs, poussière sur les petites citadines à trois roues, poussière sur le dôme en tôle emboutie de la petite mosquée communautaire, poussière sur les enseignes des magasins. Toutes les femmes ont un foulard sur la tête, ici. Nourrissons et petits enfants sont nombreux. La propreté de certains laisse à désirer. Les sons sont uniformes, fluets et suraigus. Le soleil est éblouissant et brûlant. Can s’est badigeonné avec la moitié d’un tube d’indice trente.

Il pense avoir trouvé la planque idéale. La maison de thé Kapçek fait face au mur latéral de l’ensemble de locaux où Necdet semble être gardé prisonnier, de l’autre côté de Bostanci Dudullu Cadessi. La rue est large et animée, deux voies où la circulation est incessante. Les Samsung FB118 sont assez intelligents pour faire abstraction du trafic. Scanner et identifier chaque véhicule est dans leurs cordes, mais cela se ferait au détriment de leur travail de concierge. Can est dissimulé par le rideau d’engins motorisés qui défilent. Sous la banne de la çayhane il peut rester assis, utiliser son ordinateur et approfondir ses investigations. Il ne viendrait à l’esprit de personne de lui demander ce qu’il fait là. Ils sont nombreux, ceux qui passent la majeure partie de leur temps dans de tels établissements.

Des habitués que Can salue de la tête avant de prendre un tabouret.

« Messieurs », dit-il avec nonchalance. Les clients de Kapçek sont plus émaciés et moins bien rasés, ils ont des mains plus brunes et des pattes d’oie plus marquées aux coins des yeux, mais ils appartiennent à la même catégorie de personnages que M. Ferentinou et ses vieux Grecs. Can sort l’ordinateur de son sac à dos et le déroule. Le propriétaire vient à sa table. Il est plus jeune et mince que Bülent, et il a des dents saillantes.

« Monsieur ? »

Can le lorgne par-dessus ses lunettes noires d’Enfant détective.

« De l’ayran, s’il vous plaît. Avec des glaçons. »

Il est bien connu que du côté asiatique l’ayran est à la fois bon marché et excellent. Can en aspire un peu par la paille et ouvre l’application Bitbot avant de transférer directement les photographies du ceptep dans Panoramika, un logiciel qui se chargera de les assembler en une image de la Zone d’Activité Bostanci Dudullu explorable sur trois cent soixante degrés. Il doit envoyer ses Bots sur place pour vérifier la disposition des lieux et identifier les visages tant que la lumière du jour le lui permet encore. Il y a aussi la camionnette. Elle ne s’est pas déplacée depuis leur arrivée, la nuit dernière. Il peut, en zoomant, constater que Bébé Rat est toujours agrippé au pare-chocs arrière. Can glousse de joie, tant son habileté est grande. Le Bitbot est prêt. L’Enfant détective met son écouteur en place et engendre un champ haptique d’un tapotement des doigts. Sitôt qu’il agite l’index et le majeur, Serpent s’anime autour de son cou, régurgite sa queue et glisse le long de son bras pour se retrouver sur la table.

Clients et propriétaire ont les yeux rivés sur lui.

« C’est un jouet », s’empresse de préciser Can.

Il croise les mains et Serpent se métamorphose en Oiseau.

« Pourquoi est-ce qu’on n’avait pas des trucs comme ça quand on était mômes ? demande un moustachu replet et souriant.

— Je prie Dieu pour que mes petits-fils n’en entendent jamais parler », déclare un homme grisonnant aux joues caves partout où des dents manquent à l’appel.

Can décide de les épater. Un déplacement des poignets et Oiseau s’envole de la table, survole les véhicules qui circulent sans interruption dans Bostanci Dudullu Cadessi, grimpe en spirale comme une cigogne sur la chaleur que reflète le goudron et monte loin au-dessus des panneaux photovoltaïques installés sur les toits de la zone d’activité. La première partie sera la plus délicate, car il devra amener Oiseau sur place sans que les sœurs Samsung ne le repèrent puis le reconfigurer pour la fusion de Rat et de Bébé Rat. Il effectue un passage en altitude, avec les huit caméras en mode grand angle. Il redouble de prudence, car s’il pénètre dans leur périmètre de patrouille elles constateront immédiatement qu’il n’a rien d’un oiseau ordinaire. Là ! Une opportunité. Can le pose sur le toit d’un camion qui vient de s’arrêter devant le poste de contrôle de l’entrée. Can écarte les mains et Oiseau redevient Serpent, qui descend jusqu’au pare-chocs en se tortillant à l’arrière du véhicule. Une autre transformation et voici Rat qui se tapit derrière la plaque d’immatriculation. Le camion vire pour remonter vers la baie d’Elma Örap quand le rongeur saute puis file entre les roues pour bondir en se dissociant et se mêler à l’essaim de Bitbots de Bébé Rat qui s’écoulent de l’arrière de la camionnette blanche. Rat se reconstitue dans les airs et, redevenu entier, il roule sous le véhicule pour sortir du champ des yeux antennes aux mouvements saccadés des Samsung.

Retour dans la çayhane.

Can perçoit des présences dans son dos. Il se tourne pour découvrir que tous les clients de la maison de thé ont déplacé leurs sièges afin d’assister au spectacle transmis par le robot morpheur sur l’écran en intellisoie.

« Oublie tes petits-enfants, j’en veux un ! déclare le propriétaire.

— C’est pour la télévision ? demande Édenté aux joues creuses.

— Sans charre, fiston, où est-ce que t’as acheté ces machins ? » Il y a toujours un type plus agressif que les autres, dans une çayhane, comme le vieil Égyptien de la place Adem Dede. La présence d’un râleur y est systématique. « Quels sales tours veux-tu jouer avec ça ? »

Le cœur de Can s’emballe et bat comme les ailes d’un pigeon coincé sur un balcon. Il n’a à aucun moment envisagé que ses activités pourraient éveiller la méfiance des simples spectateurs. Dans les histoires de détective le héros a toujours raison, sa bonne foi n’est jamais remise en question. Mais ce type vient de le faire et d’autres prises de conscience angoissent soudain Can. Certains de ces hommes font peut-être partie de la bande. Rien n’interdit aux pires criminels de s’accorder une pause pour s’offrir un ayran bien frais. Par ailleurs, Aigri pourrait être un policier. Moustachu gentil a tout d’un enseignant, d’un travailleur social ou d’un employé du ministère de l’Enfance. Quelqu’un qui a la possibilité d’interrompre son enquête en le renvoyant à son domicile. Mais Can trouve un moyen de se tirer d’affaire.

« Mon frère a été kidnappé. »

Tous sursautent. Qu’est-ce que je vais leur répondre quand ils me diront d’avertir les autorités ? se demande-t-il. Mais il a alors une idée de génie.

« Il doit de l’argent à ces types. » Tous laissent échapper un oh et se détendent. « C’est une erreur, naturellement. Il s’agit d’un malentendu. Mais je l’ai muni d’un traceur qui m’a conduit jusqu’ici, et quand je saurai exactement où il se trouve j’irai chercher le reste de la famille… et après on ira leur casser la figure, à ces usuriers !

— Tout ça, c’est du pipeau, pas vrai ? demande Édenté aux joues creuses.

— Non », affirme Can en levant les yeux comme lorsqu’il veut convaincre ses parents qu’il bluffe alors qu’il dit la vérité. « Vraiment. » À présent vous ne savez plus quoi croire, mais je dis la vérité. Ou presque. Can a une autre idée pour finir de leur embrouiller les idées. « Vous n’avez rien remarqué de bizarre dans le dernier bâtiment ? »

Le propriétaire secoue la tête, moins pour répondre négativement que pour exprimer le fond de sa pensée.

« Ah, les mômes ! commente Édenté aux joues creuses en faisant un geste dédaigneux de la main.

— Est-ce que tes parents savent où tu es, petit ? » demande Moustachu gentil en ne plaisantant qu’à moitié.

Si Mauvais coucheur ne quitte plus Can du regard, tous les autres ont reporté leur attention sur leurs çay et leurs cartes à jouer. Can plie les doigts. Tranquille, enfin.

Rat est toujours sous la camionnette blanche et Can l’envoie suivre le mur et se dissimuler derrière les tas d’ordures, comme le ferait un de ses congénères faits de chair et de sang. Là, il redevient Serpent et gravit la paroi derrière le tuyau de descente de la gouttière. Doucement, tout doucement. Ses adversaires et leurs gros Samsung encombrants ne sont pas de taille face à l’Enfant détective et ses Bitbots. Son plan est le suivant : déplacer Serpent le long des murs, le faire adhérer aux parpaings peints à la va-vite en utilisant les nanograppins qui lui permettent de dissocier ses éléments et de les assembler sous diverses formes, puis de se chercher une cachette dans l’ombre des appuis de fenêtre ou de l’avant-toit. Il s’agit de ses objectifs principaux. Il doit jeter un œil à l’intérieur. Can fait claquer ses doigts de surexcitation. C’est super ! Il est le meilleur !

Première fenêtre : une pièce vide avec un canapé cassé, un bureau et du matériel électronique que la résolution limitée de Serpent ne permet pas d’identifier.

Deuxième fenêtre : Serpent lève sa tête sertie de caméras au-dessus de l’appui. Trois matelas, quelques draps, des oreillers en mousse plus ou moins aplatis. Des bouteilles d’eau vides, en grand nombre. Des boîtes de plats à emporter également vides et nombreuses. Des sacs-poubelle noirs ventrus. Des magazines, des livres aux couvertures ternes et aux titres pleins d’arabesques.

Troisième fenêtre : des bureaux repoussés contre le mur, un sol encombré de caisses en polystyrène expansé et de cartons. C’est là que Can voit le premier humain. Un jeune homme assis à un bureau sur le côté, là d’où il peut surveiller tant la porte que la fenêtre. Il a des cheveux bouclés, des yeux bleus et le semblant de barbe qu’ont ceux qui testent pour la première lois leur système pileux. Il pourrait s’agir d’un des ravisseurs de Necdet, mais Can ne se souvient plus très bien de leurs visages. L’homme est attentif à ce qu’il fait, sur l’écran en intellisoie de son ordinateur. Can modifie la mise au point sans obtenir une image suffisamment nette pour déterminer ce qui s’affiche sur l’autre moniteur. Il n’ose pas s’attarder car l’homme risque de lever les yeux d’un instant à l’autre. Mais un objet anguleux posé sous le bureau l’intrigue. Le jeune homme change de position et l’Enfant détective identifie alors un fusil d’assaut.

Dans la çayhane Kapçek, Can a un mouvement de recul et laisse échapper un petit hoquet. Il regarde autour de lui avec gêne, pour découvrir si d’autres que lui ont vu l’arme. Les habitués ne semblent s’intéresser qu’à leurs cartes. Can retire rapidement Serpent de la troisième fenêtre, pour passer à la quatrième.

Necdet est là, allongé de côté sur un autre matelas. L’angle d’observation empêche Can de voir son visage, mais il porte les mêmes vêtements que lorsque ces types l’ont embarqué dans la camionnette blanche. Can n’est pas près de l’oublier. Une femme est accroupie sur ses talons, en face du prisonnier. Elle a un foulard mais des traits juvéniles, des lunettes à la mode, un jean et des bottes dont les talons se détachent légèrement du sol. Ses lèvres sont en mouvement, et il est évident qu’elle s’adresse à Necdet. Le système audio des Bitbots a toujours été leur point faible. Il est bien plus difficile d’obtenir un son correct qu’une image acceptable. Can est certain de ne l’avoir jamais vue. L’homme qui est assis en tailleur sur un matelas posé à même le sol, derrière elle, est en revanche vaguement familier. C’est un des kidnappeurs. Il est costaud et vieux, mais Can ne sait pas attribuer un âge aux plus de quatorze ans. Tous les adultes sont identiques, à ses yeux. Celui-ci est basané, un teint de l’Est, et il porte un tee-shirt SuperDry. Il a une barbe abondante qui efface par érosion le haut de l’inscription. Il a lui aussi un gros fusil posé sur les genoux.

Necdet excepté, tous pourraient d’où ils sont voir le serpent qui les épie, aussi nettement que si c’était un minaret. Can ramène le reptile en sécurité sous l’appui de la fenêtre. Il l’a trouvé. Il a localisé Necdet. Il a vu les gens qui le détiennent, et appris des choses sur eux. Ils sont armés. S’il a déjà envisagé cette possibilité, cette confirmation vient de l’ébranler. Que va-t-il faire, à présent ? Le plus urgent : recharger ses Bitbots.

Occupé à laver les verres, le propriétaire de la çayhane est surpris de découvrir derrière lui Can qui lui montre son adaptateur.

« Est-ce que je peux utiliser un peu d’électricité ? Je vous paierai. »

L’homme branche le cordon sans mot dire. Can modifie avec soin la position de son siège afin d’être dos au mur et pouvoir surveiller tant la rue que la maison de thé, une leçon que les terroristes viennent de lui enseigner. Il laisse choir Serpent et le métamorphose dans les airs en Oiseau, qui traverse ensuite Bostanci Dudullu Cadessi en vol plané. M. Ferentinou lui a un jour déclaré que les gens s’intéressent bien moins à ce qui s’éloigne d’eux qu’à ce qui se rapproche. L’arrivée d’Oiseau incite les clients de la çayhane à lever les yeux de leurs cartes à jouer.

« Je dois le recharger », explique Can.

L’opération dure une heure, interminable et angoissante. La lumière décroît. Le propriétaire s’impatiente. Les clients ont perdu tout intérêt pour leur partie de cartes et ils ne tarderont guère à entamer un nouvel interrogatoire. Can n’a pas la moindre idée de ce qui se passe en face, dans la maison de la terreur. Il doit prendre des décisions, établir une stratégie. Les Services d’urbanisme et de planification du Grand Istanbul doivent avoir dans leurs archives les plans détaillés du secteur. Pendant qu’il fait défiler les menus de recherche, Can se demande ce qu’on trouve dans leurs archives, un autre Istanbul couché sur le papier. Une ville en deux dimensions. Zone d’Activité Bostanci Dudullu. Un jeu d’enfant. Can peut à présent étudier son assaut. Il opte pour la voie la plus simple, qui passe par les services comptables. Il y pénétrera par une bouche d’aération puis s’élèvera dans le petit conduit mural. Rien de plus facile, pour Serpent. Les grilles ne manquent pas, le long des plinthes. En confiant le plan des bureaux à sa mémoire, il localise l’issue la plus proche de Necdet.

Voyants verts sur la totalité du panneau. Les Bitbots sont prêts.

Les comptables plient bagages et Rat trottine sur leurs talons. Le temps d’atteindre l’ouverture, Rat s’est transformé en Serpent et se faufile entre les barreaux de terre cuite sans seulement ralentir. En haut, toujours plus haut. Can sourit de joie et de concentration alors qu’il se guide sur les images reçues – détails qui grossissent follement, brusquement, déformés par la courte focale et l’étrange éclairage des LED peu puissantes de Serpent – et les plans des architectes. Il n’a jamais rien fait d’aussi fascinant. Il franchit le mur intérieur en parpaings et l’espace séparant le plafond du plancher du dessus s’ouvre devant lui. Des câbles… il doit les suivre. Des canalisations. Il est arrivé à destination. La grille diffuse une clarté aveuglante. Can diaphragme à fond et se rapproche en rampant, une écaille nanoscopique après l’autre. Le nez de Serpent n’est plus qu’à quelques millimètres de l’ouverture. Une forme sombre emplit l’horizon. Can en siffle, tant il se concentre pour rouvrir le diaphragme et passer en grand-angle. La masse noire recule et acquiert formes et substance : Necdet, qui git sur le matelas avec le dos contre la grille. Plus ennuyeux, la silhouette bien droite de son gardien qui fait face à Serpent. Il le verra à coup sûr, si le bot sort de sa cachette.

Seule la patience peut lui permettre de mener son plan à bien.

Et il reste assis devant le moniteur pendant une heure, sans bouger, sans faire de bruit, se contentant de regarder le dos voûté du captif. Le dernier camion a quitté l’entrepôt de l’atelier de conditionnement de pommes. Même le garde de l’entrée a fermé sa guérite et verrouillé le portail. Les Samsung FB118 patrouillent toujours et l’appartement situé au-dessus des bureaux du cabinet de comptabilité est éclairé. Dans Bostanci Dudullu Cadessi les véhicules ont allumé leurs feux. Il y a un coucher de soleil magnifique, au-delà des toits en tôle de cette zone d’activité.

« Quelqu’un doit passer te chercher ? » demande le propriétaire de la çayhane Kapçek.

Les joueurs de cartes sont partis, l’un après l’autre, déçus de ne pas avoir appris la fin de l’histoire du Garçon aux Jouets contre les Usuriers de Kayisdagi. Can est seul, à présent que les clients de l’après-midi ont déserté leur poste et que ceux du soir ne les ont pas encore remplacés.

« Je n’en ai plus pour longtemps », déclare-t-il.

Mais il ne sait toujours pas où il passera la nuit. Il n’y a d’ailleurs pas songé, avant cet instant. Il sait seulement qu’il doit rester à proximité jusqu’au moment où l’Enfant détective redressera la situation.

Un mouvement. Necdet s’est tourné. Maintenant. Prudemment, un millimètre après l’autre, Can déplace la tête de Serpent afin de le regarder en face. Il zoome, et constate que le prisonnier est mal en point. Il n’est pas rasé et ses cheveux sont gras. La chassie due à un sommeil agité s’est accumulée aux coins de ses yeux. Ses paupières closes tressautent. Ouvre-les, ouvre-les ! Necdet s’exécute. L’Enfant détective fait une nouvelle démonstration de son habileté. Il ouvre une autre fenêtre, déplace sa main droite dans le champ haptique et réunit le bout de son index à celui du pouce, comme un canard qui cancane. De l’autre côté du boulevard, dans le local situé au-dessus des services comptables, les LED de Serpent clignotent.


Réveille-toi.

Je ne veux pas me réveiller.

Réveille-toi !

Laisse-moi tranquille.

Comment ça ? Réveille-toi ! Ouvre les yeux !

Je ne veux pas ouvrir les yeux. La seule chose que je peux voir, c’est qu’ils sont sur le point de me tuer.

Qui suis-je ? Dis-le !

Tu es Hizir Khidr al-Khadir Khidar Khwaja Khizar Khizr. Tu es le Saint vert.

Qui suis-je ?

Tu es celui qui ne meurt jamais, l’Errant éternel, le juste Serviteur de Dieu, le précepteur des Prophètes, Seigneur des hommes et de l’Invisible, Maître de l’Assemblée des Saints, Seigneur des Flots de la Vie, Initiateur de ceux qui suivent la Voie Cachée.

Ouvre les yeux !

Je vois le bord d’un matelas, un fin tapis gris à poils durs, la jonction de deux murs peints en blanc striés de marques laissées par des baskets, des plinthes, des prises de courant, une grille de ventilation… Que voudrais-tu que je voie d’autre, Saint vert ?

La bouche d’aération. Il y a quelque chose, à l’intérieur. Pas des scintillements, pas des déplacements. Une lumière qui clignote. Sur un rythme régulier. Ce n’est pas une illusion, dit Hizir dont la voix est celle du printemps.

Necdet cille, deux fois. La lumière clignote, également à deux reprises. Ce qui se cache là-dedans a réagi, a tenu compte de ses actes. Cette chose s’intéresse à lui. L’a-t-elle suivi ? Un clin d’œil, une réponse. Qu’y a-t-il, derrière ces points lumineux ? Necdet étudie ce qu’il discerne entre les barreaux de la grille, pour chercher à identifier ce qui se tapit au-delà. On dirait une tête de serpent. Un serpent aux yeux d’araignée, une douzaine de points qui s’allument et s’éteignent comme pour s’adresser à lui. Une machine, d’une sorte ou d’une autre. Un serpent robot. Ce n’est pas le premier qu’il voit. Il en a aperçu un dans le jardin de la maison des derviches. Tout était pour lui nouveau et revigorant, mais aussi menaçant. Il venait d’arriver de Basibüyük. Ismet l’en avait éloigné pour lui permettre de se forger une nouvelle vie. Il s’était assis sur la margelle de la petite fontaine et se roulait un joint, quand un mouvement attira son regard vers le toit. Un serpent ! Il lâcha la feuille et le hasch, le souffle coupé par la peur. Il crut tout d’abord à un retour en arrière, une projection en avant ou – bien pire – en dedans, la matérialisation de tous ses péchés. Puis il constata qu’il avait affaire à une drôle de machine suspendue à la bordure de la toiture pentue du cloître, pour l’observer. Il l’avait entrevue à une autre occasion, lorsqu’il avait découvert le petit triangle du vieux cimetière des derviches derrière les cuisines, un mouvement sur le sol, et ce même serpent mécanique avait fui avant de se lover autour d’une stèle cylindrique surmontée d’une coiffe conique mevlevi et, à sa stupéfaction profonde, tomber en poussière puis se reconstituer en adoptant cette fois la forme d’un oiseau. Un oiseau qui avait déployé ses ailes pour s’envoler… Ce qu’il assimilait à une sorte de parabole.

Le robot du gosse ! L’enfant l’a retrouvé ! Comment ? Sans importance. Il l’a localisé. Quelqu’un sait donc où il se trouve. Necdet doit faire passer un message, mais il est enfermé dans une pièce avec un homme armé qui le tuera en invoquant le nom de Dieu – sans pitié, scrupules ni préjugés – sitôt que l’opération sera terminée, pendant qu’un jouet coincé derrière une grille d’aération clignote et qu’un enfant sourd le regarde sur un écran.

Les sourds savent lire sur les lèvres.

Une fois pour oui, deux pour non, articule Necdet, lentement et avec soin. Les yeux d’araignée s’allument une fois.

Ne clignote pas sauf si je te demande, ajoute Necdet. Gros Salopard est avec lui dans cette pièce et il se distrait avec des jeux mentaux en étudiant les murs, les lumières, les motifs du tapis, les nœuds des plinthes, tout ce qu’il est possible de faire pour combattre l’ennui.

Un éclair.

Écoute bien. À la fin, je te demanderai si tu as tout compris. Appelle la police. Ces gens sont des terroristes.

Necdet sent les deux « r » déplacer sa mâchoire sur le matelas. Le mouvement de sa tête a été imperceptible, mais Gros Salopard a dû le remarquer malgré tout.

« Alors, tu t’es réveillé ?

— Ouais, à l’instant.

— Tu veux de l’eau, le pot de chambre, autre chose ?

— Quelle importance ? »

Necdet ne quitte pas des yeux la silhouette à peine entrevue à l’intérieur de la bouche d’aération. Il ne dit rien pendant plusieurs minutes, se contentant d’écouter les légers bruits que fait Gros Salopard en se mettant à son aise, avant de ne plus lui prêter attention. L’enfant ne bouge pas, il n’y a plus la moindre lueur derrière la grille.

Téléphone à la police, articule Necdet. Ces gens ont des projets complètement dingues. Un truc nanotechnologique, ils n’ont pas précisé quoi. Avertis la police. Vas-y tout de suite. Grouille-toi. Ils ont décidé de me tuer. Tu as compris ?

Un clignotement. Necdet ferme les yeux. Lorsqu’il regarde de nouveau, il ne voit plus rien derrière la grille. Il avait oublié le plus célèbre des attributs du Saint vert. Hizir, c’est l’aide qui dépasse la compréhension.


Hasan le barbier enroule le tampon d’essuie-tout à l’extrémité du tournevis, le trempe dans l’essence à briquet et l’allume. Rapide comme l’éclair, il approche la flamme des oreilles d’Adnan, la gauche puis la droite, avant de répéter deux fois l’opération puis d’éteindre la torche miniature dans le pot à fleurs plein de sable posé sur le comptoir. Une onde de chaleur trop brève pour être douloureuse, une odeur de poils grillés. C’est l’élément fondamental de l’art du barbier, cette violence intime, le fait de s’asseoir dans le fauteuil d’un homme autorisé à approcher des lames affutées de vos yeux, vos oreilles, vos narines et votre jugulaire. Un rituel qui s’achève par une aspersion d’eau de Cologne. La sonnette de l’entrée résonne, c’est le coursier qui arrive – juste dans les temps – avec les boîtes plates sous les bras.

« Monsieur Sarioglu ? »

Alignés le long du banc comme des vieillards à un arrêt de tram en plein cœur de l’hiver, les trois autres UltraLords de l’Univers désignent le fauteuil de celui qui vient de se faire toiletter. Adnan se dégage de la grande serviette, ouvre la boîte du sommet de la pile et en sort en la secouant une chemise d’un blanc immaculé.

« Je peux me changer ici, Hasan ? »

Le barbier s’incline imperceptiblement et fait pivoter l’écriteau sur Fermé. Adnan se dépouille de son maillot du Galatasaray. La chemise neuve tombe parfaitement. Le tailleur connaît son corps mieux que quiconque, Ayse exceptée.

« J’ai la même pour toi, Kemal. Je n’étais pas certain, pour la taille, alors j’y suis allé au pif. »

Il pousse du pied les boîtes vers Kemal. Selon ses règles d’existence, acheter de la confection est pour Adnan Sarioglu une fausse économie quand un tailleur renommé d’Istanbul garde vos mensurations dans un dossier, taille et assemble un costume en une heure et le fait sitôt après livrer par coursier à l’autre bout de la ville.

« Avec mes respects, messieurs, lui seul en aura besoin. »

Kemal sort précautionneusement la veste du papier de soie.

« Quand j’étais gosse, j’ai vu un vieux film muet américain. C’était très drôle… donc pas du Charlie Chaplin. Je me souviens de cette scène où le comique se dresse devant une grande grange, avec une petite porte ouverte tout là-haut. » Il attache ses boutons de manchettes et détend ses jambes pour faire tomber ses chaussures. « Le gag, c’est que la façade bascule sur lui, mais qu’il se tient à l’emplacement exact où s’abat la porte ouverte. Il était au bon endroit, au bon moment, et c’est plus ou moins ce que j’ai l’intention de reproduire en ce qui concerne Özer. » Il enfile son pantalon, règle la taille. « Özer va couler. Nous le savons tous. Mais que diriez-vous de provoquer une démolition contrôlée au lieu d’attendre que la tour Levent s’effondre autour de nous en espérant être épargnés ? Mets ce putain de costume, Kemal. Sans toi, tout est fichu d’avance ! » Adnan enfile ses chaussures, la gauche puis la droite. Elles sont confortables, pour de simples mocassins bon marché. « Kemal connaît tous les détails : noms, comptes, transactions, codes, heures, absolument tout. Moi, je propose le marché.

— L’immunité ? » balbutie Kadir.

Son maillot de l’équipe et sa casquette de base-ball lui vont mal, il a tout d’un prince britannique à un festival de musique.

« Exact.

— Tu veux faire couler Özer ? demande Öguz.

— La boîte s’effondrera quoi qu’on fasse. Combien vaut-elle ?

— Dans les deux milliards sept cent millions d’euros », répond Kemal. Il se dresse au centre de la petite boutique – un seul fauteuil – du barbier Alemdar en slip et maillot aux couleurs de Cimbom. « Quand as-tu découvert, pour les magouilles de Cygnus X ?

— J’ai tout dit à Adnan, intervient Kadir.

— Ferme-la, lui ordonne Adnan en levant l’index. Il me l’a dit la veille de l’opération, juste après ma rencontre avec Larijani. Nous avons estimé que tu représentais une menace pour Turquoise. »

Il soutient le regard de Kemal. Mettre cartes sur table est le seul moyen de continuer la partie, désormais.

« Une menace ? Une menace ? Bordel, qui a effectué les transferts, qui s’est occupé des formalités, qui a sniffé les nanos des codes de Larijani… Vous voulez essayer ? C’est vraiment à se tordre. Que comptiez-vous faire, alors ? Allez-y, dites-moi tout.

— On avait décidé de te larguer.

— Me larguer ? Moi ? Bordel… et par quelle méthode, vu ce que je sais ? Hm ?

— Mets ce costume, Kemal. » Öguz va pour ouvrir la bouche et Adnan le menace avec l’index. « Pas un mot. Je suis le seul à m’exprimer, ici. Enfile ton costume, Kemal.

— C’est quoi, ça ? Un film de truands où ils se butent les uns les autres après le casse ? Et qu’est-ce que vous aviez l’intention de faire ? Me balancer des coups de pied ou me foutre dans le coffre d’une voiture que vous pousseriez dans le Bosphore ?

— Enfile ce putain de costume, Kemal.

— Engager un tueur à gages ? Non…» Kemal semble mâchonner l’air, et tout ce que cela implique s’abat sur lui, tranchant comme des éclats de verre. « Salopards. Salopards.

— Non, explique lentement et posément Adnan. On t’aurait administré des nanos sur mesure. Je devais les échanger contre ta dose habituelle. Ça aurait embrouillé ton esprit et tu n’aurais plus pu différencier tes souvenirs véritables de ceux induits par les nanos. »

Kemal s’en souvient, dans les moindres détails.

« Cette quinte de toux…

— C’est grâce à elle que tu peux me répondre, aujourd’hui.

— Salauds ! Espèces de faux culs calculateurs et perfides !

— Enfile ton costard. Nous avons du pain sur la planche.

— Pourquoi veux-tu que je vous aide ?

— Parce que nous avons une dernière fois besoin les uns des autres. Tu fais ça avec moi et ensuite rien ne t’obligera à nous revoir, mais tu dois en premier lieu te rendre présentable. »

Kemal s’avoue vaincu, mais c’est un UltraLord, un Pasa, et il rejette la tête en arrière pour manifester son mépris.

« Je ne t’aurais pas cru capable de faire un pareil tour de passe-passe juste après que madame se foute dans la merde. »

Deux pas et Adnan tient Kemal par le devant de son maillot du Galatasaray, haleine contre haleine.

« Tu ne dois jamais, je dis bien jamais, oser me parler d’Ayse », siffle Adnan.

Kadir et Öguz s’interposent. Adnan expire lentement, redresse les revers de sa veste et règle la longueur de ses manches.

« On va aller retrouver Bekdil et son collègue à l’hôtel Anadolu. Nous lui parlerons de Turquoise. Nous lui parlerons de Cygnus X. Nous lui parlerons des tripatouillages de Mehmet Meral concernant Cygnus X. Nous lui fournirons les codes et il pourra consulter les comptes en question, verra les erreurs, les pertes hors bilan et les autorisations qui viennent d’en haut. Nous lui expliquerons qu’Özer est gangrené de la base au sommet, que ses actifs se sont évaporés, qu’il y a eu manipulation des cours de ses actions, que cette boîte a perdu des milliards et qu’elle est en fait en pleine banqueroute. Nous réclamerons en échange l’immunité pour Turquoise. Et j’exigerai aussi la levée des accusations portées contre Ayse Erkoç. Bekdil ira voir ceux de la Brigade financière. Nous leur répéterons ce que nous avons déjà dit. Autant de fois que nécessaire, jusqu’au moment où nous aurons empoché des documents garantissant notre immunité pendant que les contrôleurs démonteront Özer comme si c’était une Rolex d’Eminönü. » Adnan sort la chemise de son carton et la tend à Kemal. « Mets cette tenue ou pas, mais rends-toi présentable. Il nous reste un dernier truc à faire avant de rafler les mises. »

Kemal saisit brutalement la chemise, se détourne. Il frissonne lorsqu’il retire son maillot. Adnan croit un instant qu’il va pleurer, ce qui serait la pire des choses, mais il enfile le coton naturel sur son torse qui s’empâte, le boutonne, ferme les manchettes. Ils ont du travail à abattre. Mais je t’ai sauvé la vie, sauvé tout court, et ça t’est insupportable, pense Adnan. Rester à jamais mon débiteur te rongera à petit feu.

Il redresse sa cravate, obtient une symétrie parfaite de ses manchettes. Une tenue idéale pour le jour du Grand Deal.


Can a autrefois déniché un trésor, à la librairie Édifiante : onze gros livres reliés de cuir, serrés les uns contre les autres sur des étagères auxquelles personne ne s’intéressait jamais, des pages à la tranche dorée et poussiéreuse. On pouvait lire sur leur dos : Encyclopédie d’Istanbul. Ils n’allaient que de A à G, mais les merveilleuses histoires de calèches et de ferries à vapeur étaient accompagnées d’illustrations fascinantes. On pouvait également y voir Hezarfen Ahmet Çelebi qui a volé de la tour de Galata à Üsküdar avec des ailes en bois, les machines de siège de Mehmet le Conquérant, les cruelles tortures ottomanes qui lui donnaient des vertiges tout en l’excitant bizarrement. Ses parents ont refusé catégoriquement de les lui acheter, quelle que soit la ristourne que leur faisait le libraire, mais Can n’oubliera jamais que le dernier loup d’Istanbul a été abattu en 1943 dans le vieux cimetière d’Eyüp, et l’image restera pour toujours gravée dans son esprit : un monstre aux yeux fous et à la gueule ruisselante de bave qui bondit vers les fusils cracheurs de feu des chasseurs aux énormes moustaches.

Can se demande encore comment l’auteur, M. Koçu, a pu savoir que le dernier loup est mort en 1943. Ne vient-il pas d’entendre une créature qui a de grosses griffes, de grandes dents et une respiration sonore gratter le sol à l’extrémité de la conduite en béton ? Il serre Singe contre lui. Toutes les machines diffusent de la chaleur, même au repos. Une fois le soleil couché, le béton refroidit très vite. Le voilà qui frissonne et se couvre de son imper.

L’extraction a été une réussite. C’est le terme employé dans les jeux, lorsqu’il faut faire redécoller les Commandos stellaires. L’extraction. Comme pour une dent, ou des protège-tympans. Il trouve ironique qu’à présent où il pourrait l’entendre, ce Necdet s’adresse à lui sans émettre un son, en lui laissant le soin de lire les mots sur ses lèvres. C’est à la nuit tombée que Serpent est revenu en rampant sous le plancher, vers le bas du mur intérieur puis hors de la bouche d’aération. Les Samsung se découpaient en silhouettes sur la clarté jaunâtre des projecteurs, mais partout ailleurs l’obscurité était profonde. Ramener Bébé Rat et le positionner sur le pare-chocs de la camionnette blanche a été facile. Mais Can a affaire à des terroristes. Ils préparent un attentat. Ils risquent de repartir avant l’arrivée de la police.

Terroristes. Ce mot a eu sur lui un effet bizarre. S’il ne se sentait ni effrayé ni surexcité, c’était un peu comme les deux à la fois dans les profondeurs de son ventre, au cœur de son être, une chose chaude, menaçante et incompréhensible nichée en lui sans s’y trouver pour autant. Il est bien connu que les terroristes sont des vieux barbus en djellaba ou des jeunes gens aux gestes brusques de rappeurs. Les terroristes ne portent pas des jeans de marque, des bottes ou des tee-shirts SuperDry. Mais il a vu leurs armes, ainsi que des caisses contenant des machins certainement très dangereux. Can ne comprend pas tout. Les terroristes ne sont pas censés ressembler à des gens ordinaires.

Il a lové Serpent autour de son bras, débranché le chargeur et roulé son ordi. « Merci, a-t-il dit au propriétaire de la maison de thé. Je rentre chez moi. Chez moi. » L’homme ne lui a pas compté l’électricité. Can est allé acheter de la nourriture bien saine au magasin de la station-service, des trucs en sachet, avant de s’éloigner dans cette rue où les lampadaires éclairaient un tapis de poussière. Téléphone à la police, lui avait demandé Necdet. Ce sont des terroristes. Ces gens ont des projets complètement dingues.

Can devrait suivre ces instructions, avertir les autorités et rentrer chez lui.

Il ne faut plus t’en mêler, avait ordonné M. Ferentinou. Les complots terroristes ne sont pas déjoués par des vieillards et des enfants mais par la police, les forces de sécurité, des hommes armés. Soit tu me le promets, soit tu ne reviens plus jamais me voir.

Can n’a pas respecté cet engagement. M. Ferentinou ne lui adressera plus jamais la parole. Can ne peut pas rentrer à son domicile. Il ne lui reste qu’à contacter les policiers, mais le croiront-ils ? Il le faut. C’est la stricte vérité. Cependant, la nuit est tombée et il n’a vu personne depuis qu’il est ressorti de la station-service. Dans cette rue la circulation ne s’arrête jamais et le bruit n’est plus que du bruit dont le volume augmente sans cesse. Can ne savait pas quoi faire, quand il a vu le chantier au-delà de la barrière de sécurité et des mises en garde destinées à éloigner voleurs et enfants des conduites et des pelles mécaniques aux cabines condamnées par des volets d’acier. Aucune barrière de chantier ne peut cependant arrêter un enfant de neuf ans. La chaleur emmagasinée pendant le jour par les tuyaux en béton ne s’était pas encore dissipée et il trouva leur abri confortable et discret. Il n’y avait pas d’occupants, pas de cendres, pas d’emballages de nourriture ni d’étrons desséchés. De là, Can pourrait les voir, si les terroristes décidaient de quitter leur repaire. Il se faufila à l’intérieur d’un des tronçons et ouvrit son sac à dos.

À présent qu’il a mangé et qu’il commence à avoir froid, que la dureté du béton lui meurtrit les fesses et que sa courbure l’empêche de s’asseoir normalement – lui permettant seulement de s’allonger dans le sens de la longueur –, voilà que le dernier des loups d’Istanbul vient rôder dans les parages, si ce n’est pas une créature bien plus redoutable encore – comme par exemple un clochard, un ivrogne ou un terroriste – et la difficulté de la tâche qui l’attend le terrasse.

Appeler la police !

C’est en secouant la tête que Can allume son ceptep et se connecte. Le voici devenu visible dans le monde de la communication.

« La police, s’il vous plaît.

— Veuillez patienter.

— Allô, allô ? Police de Kayisdagi ?

— Ici le poste de Cadiköy. En quoi puis-je vous être utile ?

— Un de mes amis – il vient d’Eskiköy, c’est du côté européen – a été enlevé et ses ravisseurs le détiennent dans la Zone d’Activité Bostanci Dudullu. »

Un silence. Un soupir.

« Tu t’appelles comment, petit ?

— Can. Can Durukan.

— Et quel âge as-tu ?

— Neuf ans. Il est prisonnier d’un groupe de terroristes, je les ai vus. Ils sont armés jusqu’aux dents.

— Des terroristes ?

— Oui, des terroristes. Ils préparent un sale coup, ils veulent lancer une attaque. Il faut envoyer l’armée, parce que la police n’y arrivera pas toute seule.

— Ils sont là, en ce moment ?

— Oui, ils ont des fusils d’assaut, des bombes, des tas de trucs.

— Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas besoin de l’aide des militaires pour envoyer une patrouille t’apprendre que tu ne dois pas me faire perdre mon temps et occuper une ligne d’appel d’urgence. C’est un délit puni par la loi et, au cas où tu l’ignorerais, sache que nous t’avons localisé et que tu pourrais regretter de t’être moqué de nous.

— Alors venez, et je vous prouverai que tout ce que je dis est vrai », s’emporte Can. Mais le flic a déjà raccroché. « Ils vont faire un truc épouvantable ! »

Le ceptep reste silencieux. Mal mal mal. Il s’y est très mal pris. Il aurait dû déclarer qu’il figurait sur la liste des personnes disparues. D’ailleurs, Maman et Papa ont certainement signalé sa disparition à la police locale. Ils auraient immédiatement envoyé une voiture le chercher. D’un autre côté, ils se seraient contentés de le faire monter à l’arrière pour le ramener à son domicile, sans seulement l’écouter. C’est la raison pour laquelle il ne peut appeler Osman et Sekure, pas même M. Ferentinou. Retour à la case départ, avant toute autre chose. Le temps de convaincre un adulte et… il sera probablement trop tard. Ces terroristes auront quitté le bureau du haut, chargé les caisses et les cartons dans la camionnette qui aura franchi les grilles. Necdet… Que vont-ils faire de lui ? Can n’y a pas pensé. Non, quelqu’un doit rester ici. Il faut monter la garde, trouver un autre moyen d’avertir les autorités, prendre ces misérables de vitesse et sauver leur otage. Or, Can Durukan est le seul à pouvoir jouer ce rôle. Tout repose sur ses épaules.

Il serre Singe contre lui. Le bot diffuse peu de chaleur et Can ignore quand la possibilité de le recharger se représentera. Il a dépensé la quasi-totalité de son pécule, il n’a plus rien dans ses chaussures. La nourriture est si chère dans les stations-service qu’on n’a pas grand-chose, pour cent euros. Il est transi et très loin de chez lui, et il ne sait pas combien de temps il pourra tenir ainsi. Et ce qu’il voudrait par-dessus tout, c’est que ce loup s’éloigne enfin !


Or sur noir, il y a tout là-haut les étoiles et au-dessous les constellations parties à la dérive des navires et des ferries qui se découpent contre une Asie constellée de gemmes. Il a en face de lui la Corne d’Or, les néons d’Eminönü et les pics des grandes mosquées illuminées par les projecteurs et couronnées par les vols circulaires des mouettes. Le taxi repart dans la clarté brouillée de Rihtim Cadessi et Georgios Ferentinou reste sur le trottoir, un obstacle que doivent contourner des promeneurs envoûtés par la nuit.

Georgios n’est jamais venu dans ce restaurant. Il ne se souvient d’ailleurs pas de la dernière fois où il s’est rendu dans un établissement plus luxueux que la maison de thé de Bülent. Il mène une de ces existences d’où les restaurants sont exclus. Il le regrette. Il aimait sortir, autrefois. Mais Istanbul a changé et les autoguides n’ont pu lui proposer que des listes de quatre étoiles et demie accompagnées de critiques de clients sans la moindre utilité. C’est pourquoi il a demandé à Bülent où il serait allé s’il avait voulu passer une soirée merveilleuse en compagnie de son épouse. Bülent n’était jamais venu dans ce restaurant, lui non plus, mais il le savait auréolé de prestige, avec une terrasse donnant sur le Bosphore et du personnel stylé en uniforme pour ouvrir les portes des taxis et les débarrasser de leurs manteaux. Quand viendra ce soir merveilleux où ils auront enfin moins de charges et que le rêve prendra le pas sur les nécessités, c’est là qu’ils iront : au Lale.

« Monsieur ? demande le garçon du vestiaire qui a abandonné le halo doré de l’entrée pour venir à sa rencontre.

— J’ai réservé une table. Vingt heures. Au nom de Ferentinou. »

Le maître d’hôtel approche à son tour et effleure son ceptep. « Je vous souhaite la bienvenue, professeur. Vous êtes le premier. Prendrez-vous quelque chose au bar ou préférez-vous gagner immédiatement votre table ? »

Un moment de panique. Georgios a opté pour le Lale avant que la peur ne lui donne des vertiges. La clientèle n’est-elle pas très jeune et branchée ? Le niveau sonore ne gêne-t-il pas les conversations ? Les clients ne risquent-ils pas de remarquer sa tenue ? Que vont-ils penser de cet homme et cette femme, tous deux d’un certain âge, assis à une table du côté du Bosphore ? Ne risque-t-il pas d’enfreindre les convenances ? Le maître d’hôtel ne va-t-il pas se moquer de lui ?

« Je préférerais aller directement m’asseoir.

— Votre table vous attend, monsieur. Veuillez me suivre. »

Derrière le maître d’hôtel, Georgios se compare à un bulbe qui se dandine. Il est le plus âgé des clients de cet établissement, il porte des effets démodés et disgracieux, il manque incontestablement d’aisance alors que tous ici sont jeunes, beaux, élégants et pleins de prestance. Ils s’expriment avec aisance et ont bien plus d’argent que lui, mais sa démarche est néanmoins assez souple et il garde le menton levé et les yeux brillants car sa décision est irrévocable. Il a finalement pris sa revanche sur Ogün Saltuk, au sein de son propre groupe de discussion, devant un parterre d’éminents personnages. Il l’a battu en utilisant ses propres armes, des armes qu’il lui a reprises après en avoir été dépossédé tant d’années plus tôt. Il a vaincu son vieil adversaire, ce qui lui insuffle en fin de compte jeunesse, force et élégance.

La table qu’il a réservée se trouve au bord du Bosphore et seule une balustrade l’en sépare. Les flots ont une odeur profonde, ce qui est toujours le cas quand la Tempête des prunes rouges – ou en automne celle des Grues qui passent – l’emporte vers les hauteurs des collines d’Eskiköy. Georgios est cerné de lueurs. La chandelle de la lanterne posée sur la table, l’arc miroitant du pont, la mosaïque flamboyante d’un bateau de croisière qui vient de la mer Noire et descend lentement le canal. Un avion, un hélicoptère et plus au sud, dans la mer de Marmara, les feux de navigation des voiles célestes. L’eau s’empare des lumières pour les fragmenter en ondulations et reflets. S’il baisse les yeux sur les vaguelettes, Georgios voit flotter du polystyrène taché de goudron et un bidon d’eau de Javel vide, mais la danse fascinante d’un reflet capte alors son attention. Il est transporté hors du temps.

« Votre invitée, monsieur. »

Georgios se lève et trébuche, sonné par l’immensité du ciel, par la nuit. Il ne se sent pas prêt à revoir Ariana. Mais la revoici, près d’un demi-siècle plus tard. Il n’ose pas la regarder. Il en est incapable. Il parvient néanmoins à exécuter une vague courbette, puis il abandonne la protection que lui offre la table pour aller déposer un baiser sur ses joues, à l’européenne. Elle a une odeur de lavande, d’eau salée et de ciel.

« Merci, merci d’être venue. »

Le maître d’hôtel glisse la chaise derrière Ariana, capte le regard de Georgios et semble lui affirmer sans pour autant ouvrir la bouche : Compris, monsieur, nous allons rendre tout cela inoubliable. Georgios ose finalement lever les yeux. La dernière image qu’il garde d’elle remonte à l’instant où elle est descendue du ferry à Haydarpasa, en un autre siècle. Une icône qu’il a conservée sur son cœur quarante-sept ans et qu’il prend soudain conscience d’avoir oubliée. Ariana Sinanidis est cette femme au visage plus mince et ridé par de l’idéalisme qui a décanté en détermination. Une chevelure massive, sombre et bouclée, des cheveux dans lesquels il voudrait enfouir ses mains, mise en valeur par des mèches grises qui encadrent ses traits. Il s’était dit que ses yeux ne changeraient jamais, qu’ils ne pourraient pas se modifier, mais il les trouve plus grands qu’autrefois et la lueur qui y pétille est encore plus vive. Elle se tient devant lui avec aisance et élégance. Elle est la mère des dieux. La peau de ses mains est marquée par les minuscules losanges indissociables de l’âge, ses ongles ont été vernis. Georgios ne voit aucune bague, pas même la trace d’une alliance à son annulaire gauche.

« C’est une wonderful place, déclare Ariana Sinanidis. Pardonne-moi, mais j’ai perdu l’habitude de parler turc. » Le châle glisse de ses épaules, pour les dénuder. Un courant d’air chaud tourbillonne, en provenance des flots obscurs. Il apporte avec lui des senteurs de rose et des relents de gaz d’échappement des moteurs Diesel.

« Évidemment, répond Georgios en changeant sans difficulté de langage. Tu dois trouver qu’Istanbul a énormément changé.

— Dans certains domaines, seulement. Les vieux immeubles et les vieilles maisons sont encore là. J’ai même retrouvé certaines boutiques. Les noms et les devantures ne sont plus les mêmes, mais on y vend comme avant des cigarettes et des journaux. Il y a toujours une carriole du loto à Kazanci Mesjid. La fontaine de Çukurlu Çesme Sok goutte encore. Même si ce que je vois me semble plus petit, plus rapproché. »

Le sommelier s’insère dans une pause de leur conversation. Ils commandent les boissons : de l’eau pour Georgios, un scotch whisky pour Ariana, une boisson d’homme. Elle cite une marque particulière. Le sommelier déclare qu’il n’en a pas mais propose une distillerie comparable. Elle accepte.

« Si je peux me permettre de te poser cette question, qu’est-ce qui t’a incitée à revenir dans la reine des cités ? »

Georgios est fasciné par ses doigts délicats refermés autour du gros verre. Il se demande comment elle le voit. Subsiste-t-il en lui des traces du grand révolutionnaire dégingandé et timide qu’il était autrefois, n’est-il pas devenu une masse de chair pratiquement méconnaissable ?

« Des formalités. Ma famille possède toujours quelques biens à Beyoglu et j’essaie de tout regrouper dans un fonds en fidéicommis.

— As-tu eu des enfants ? »

Un ange passe. « Non. Ma vie n’entrait pas dans cette catégorie. Mais j’ai des petites nièces et neveux que j’aime énormément, et j’estime qu’ils ont droit à quelque chose. Nous ne rajeunissons pas, mais j’ai en eux de l’espoir. Et toi ?

— Non, non. Rien du tout. Une vie d’enseignant célibataire. Je suis seul. Je me suis installé à Eskiköy il y a une dizaine d’années, quand j’ai perdu mon poste à l’université… Il ne reste pratiquement plus de Grecs, à Beyoglu, et ceux qui s’y trouvent encore sont aussi vieux et épuisés que moi. J’ai un appartement dans un ancien couvent de derviches. C’est assez joli, en un sens. Ça me convient. Je n’ai pas besoin d’animation. Il y a là-bas un enfant que j’aime bien, comme un petit-fils. Un fils unique. Il a de sérieux problèmes de santé. Je m’inquiète pour lui, mais je dois être prudent car les gens ont tendance à lancer des accusations avant de poser des questions, de nos jours. Nous sommes tous coupables tant que nous n’avons pas démontré notre innocence. Mais je constate que tu t’en es bien sortie. »

Ariana accepte le compliment sans fausse modestie.

« Sans doute veux-tu dire que j’ai su arriver à des compromis. J’estimerais que ma vie est une réussite si j’avais réduit le nombre d’enfants qui meurent de par le monde. Je regrette, c’est à la fois maladroit et condescendant. Je ne vais plus guère sur le terrain, de nos jours. Je participe à des séminaires, je donne des conférences. Ce qu’on ne peut pas déclarer lorsqu’on est sur un podium, c’est qu’il est épouvantable de travailler avec des ONG. Chacune d’elles a sa spécialité, son programme, et toutes se vouent une haine tenace. Envoie-moi affronter un gouvernement ou un seigneur de guerre quand tu voudras. Au moins sait-on où on en est, avec eux. Les petits groupes correspondent au niveau d’organisation sociale naturel de l’humanité et ce sont les plus difficiles à raisonner. Groupuscules et politique ne font pas bon ménage. »

On leur apporte les menus. Les plats, raffinés et appétissants, démontrent à Georgios que sa vie a été monacale. S’il n’est pas allé jusqu’à manger à la cuiller dans des boîtes de conserve, il s’est toujours contenté du strict minimum et d’une impensable monotonie. C’est étourdissant, il voudrait goûter à tout, il ne peut faire un choix. Il le doit, cependant, et il s’y résout. Après avoir passé commande, Ariana lui parle de son œuvre dans le domaine de la pacification internationale, ce qui lui a permis de découvrir d’innombrables pays connaissant tous le même problème : la propension qu’ont les mâles à s’entretuer. Les réussites d’Ariana sont importantes, mais Georgios a l’impression qu’elle doute d’avoir bien utilisé sa vie. Il n’y aura aucune fin à la violence, tant qu’il y aura des hommes.

« Je crains de n’avoir à aucun moment été doué pour améliorer le destin d’autrui », avoue Georgios.

Ils n’échangent pas une seule parole, pendant le premier plat. Ce serait offenser le chef.

« Et tu n’es pas revenue à Istanbul, entre deux voyages ? demande-t-il quand le serveur emporte leurs assiettes.

— Non. Jamais. Pas avant d’y être contrainte. J’ai vécu ici bien moins longtemps qu’ailleurs. C’est à Athènes, que je me sens chez moi.

— Tous pensent encore à toi, ici. »

Ariana prend son châle et s’en couvre.

« C’est presque ennuyeux. Ça me donne l’impression d’être un fantôme, sans être morte pour autant.

— Es-tu allée à notre ancienne adresse ? » Un mouvement négatif de la tête. « La vieille maison a été rasée il y a longtemps. Elle a abrité une auberge pour routards pendant une vingtaine d’années.

— Super. »

Le plat principal arrive, de l’agneau pour Georgios et du poisson pour Ariana. Elle commande du raki avec le barbounia, ce qui est parfait. Georgios a toujours considéré le poisson trop simple, pas assez raffiné pour les grands restaurants. Une chose morte dans une assiette. Alors que son agneau est merveilleux, parfumé, savoureux. De quelle cuisine s’est-il contenté jusqu’à présent ? Il voudrait que la dégustation se poursuive à jamais, mais le plaisir que procure la nourriture est sa finitude et il commence par le pourtour pour garder le meilleur pour la fin. Ils ont terminé le plat principal, la soirée passe comme les navires illuminés et il ne lui a pas encore dit ce qu’il doit absolument lui dire.

« Es-tu restée en contact avec des membres de notre groupe ? »

L’expression d’Ariana Sinanidis s’assombrit de nouveau.

« Je n’ai pas osé. Je savais que les généraux avaient des agents à Athènes.

— Tu as agi avec sagesse. As-tu eu de leurs nouvelles ?

— Je sais qu’Arif Hikmet est mort il y a cinq ans.

— Il a refusé leur proposition.

— Trahir les autres.

— Oui, et ils devaient faire un exemple. Il a été libéré quand le gouvernement a changé, mais il n’a jamais retrouvé son poste au journal. Il s’est lancé dans la politique et a fondé un petit parti de gauche qui a finalement fusionné avec le Parti du Labeur du Peuple et finalement le Parti des Travailleurs.

— Devlet Sezer ?

— Devlet est mort il y a dix ans. Un cancer. Il s’est suicidé à coups de cigarettes. Faute de trouver un éditeur, il a écrit une rubrique anonyme dans le Hürriyet sur l’histoire secrète de la ville et ses anciennes personnalités. Ce qui lui a apporté une notoriété relative.

— Recep Gül ?

— Il est parti en Allemagne où il est devenu un islamiste convaincu. Enfin, aussi islamiste que peut l’être un Turc. Son sujet de prédilection, c’était la discrimination dont font l’objet les travailleurs immigrés. Il la combattait par l’entremise du réseau de sa mosquée. Il est mort lors de l’incendie volontaire d’une auberge de Dresde, dans l’ex-RDA. Ils étaient très remontés contre les Turcs, en Allemagne de l’Est.

— Et Merve Tüzün ?

— Elle a fait trois mois de prison pour agitation et n’a pas pu obtenir un poste d’enseignante à sa libération. Elle s’est reconvertie dans la poésie. Elle écrit sous le pseudonyme de Tansu. Elle est assez bien considérée et bon nombre de ses écrits ont été publiés.

— Tansu… Ce nom me dit quelque chose. Elle nous lisait ses poèmes, lors de nos réunions au Café Karakus. C’était épouvantable, terriblement puéril.

— Elle s’est apparemment améliorée. »

Ariana se penche en avant sur sa chaise. « Et Arif Kezman, qu’est-il devenu ? »

À mesure qu’elle prononce leurs noms, Georgios les revoit dans la cohue du Café Karakus, des visages à la jeunesse impensable, aux cheveux incroyablement drus et longs, aux tenues tout aussi inouïes ; des images à tel point ralenties par le processus de remémoration qu’elles se figent, bouche ouverte, poing ou pied levé, pans de veste soulevés ; ou dans le piquet de grève sur la place Taksim, lèvres gauchies par un cri, un slogan, mains repoussant les gueules des fusils des militaires ; ou cillant face au soleil, prenant la pose en se tenant par les épaules comme des frères, des flûtes de champagne à la main, sur le décor bleu et blanc de la piscine de Meryem Nasi. Les Révolutionnaires de 1980.

« Arif ? Tu ne le croiras jamais. Il est présentateur à la télé.

— Non !

— Si ! Une vraie vedette. Il a vieilli et pratiquement pris sa retraite, mais il avait une émission baptisée Frère Mehmet où il réunissait des jeunes faisant leur service militaire et leurs familles. Les gens adoraient ça !

— Des militaires ? » Ariana secoue la tête, et les lumières d’Istanbul se prennent dans ses cheveux. « Arif ?

— Ils retournent le chercher à l’occasion du jour de l’an, à présent. Maquillé jusqu’au bout des ongles. Il a des difficultés à se déplacer, tant ils lui ont injecté du Botox. »

Ariana rejette la tête en arrière, montre ses jolies dents, plisse les yeux. Son rire est juvénile. Puis elle recouvre brusquement son sérieux en se rappelant toutes les vies qui se sont brisées contre les écueils de 1980.

« Ariana, dit Georgios Ferentinou. Il y a une chose que tu dois savoir, un secret que j’ai gardé quarante-sept ans. »

Ils étaient venus chercher les Kurdes et ils étaient venus chercher les Arméniens. Ils étaient venus chercher les Juifs puis ils étaient venus chercher les Grecs.

La fumée de cigarettes avait au fil des ans imprégné la peinture laquée de cette pièce d’Üsküdar, si profondément que les murs avaient des relents de poumon malade. Ce n’était pas une odeur de nicotine mais une immonde puanteur métallique, néanmoins indiscutablement humaine et malsaine. Une puanteur glaireuse.

« Connaissez-vous Ariana Sinanidis ? lui demanda leur chef.

— Oui, répondit simplement Georgios Ferentinou. Oui, je la connais. »

Le troisième membre des services de renseignements, celui qui ne prenait pas de notes, sortit des photographies d’une grande enveloppe en papier kraft et les aligna l’une à la suite de l’autre sur le bureau. Georgios et Ariana en première ligne à Taksim. Georgios et Ariana avec des mégaphones. Georgios et Ariana distribuant des tracts. Georgios et Ariana qui couraient dans Istiklal Cadessi. Georgios et Ariana qui se tapissaient dans le renfoncement d’une porte, les yeux levés vers une pluie qui n’était pas de saison.

« Vous êtes, heu, très proche de Mlle Sinanidis ?

— En effet. Nous vivons ensemble. Je suis son…» Il hésita sur le mot. « Son ami. » Il vit l’homme au stylo-bille écrire avec soin il la baise ? et entourer de deux cercles le point d’interrogation.

« Vous êtes un économiste, ajouta avec désinvolture l’interrogateur en jetant un coup d’œil à une feuille rangée dans la chemise. C’est une discipline valable, utile. Vous pourriez obtenir un bon poste, en tant qu’économiste. Les grandes banques en cherchent. La Turquie en a besoin. Notre gouvernement aussi.

— Je souhaite faire de la recherche.

— Oh, et c’est ce que vous faites actuellement ? »

L’homme aux photos ouvrit une autre enveloppe. Elle ne contenait qu’une seule épreuve, un grand agrandissement granuleux de personnes réunies autour d’un camion à un poste frontière.

« Votre famille est allée s’installer en Grèce, je crois ?

— Je le suppose.

— N’ont-ils pas des universités, là-bas ? Une faculté d’économie, si c’est le nom qu’elle porte ?

— J’ai préféré rester à Istanbul.

— Pour des raisons académiques ?

— Pour des raisons académiques.

— Rien de personnel ? Pas par sentiments ? Il n’existe aucun lien avec Ariana Sinanidis ?

— J’ai répondu que c’est pour des raisons académiques », rétorqua sèchement Georgios.

Et Stylo-bille fit claquer sa langue.

« Voilà qui est parfait, déclara Interrogateur. Tant de constance et de zèle est admirable. De nombreuses carrières académiques débutent bien – pour ne pas dire brillamment – mais il suffit que le sexe vienne s’en mêler pour que tout parte à vau-l’eau. Il serait vraiment dommage que vous connaissiez le même sort.

— Vous me menacez ?

— Je vous donne un conseil, comme le ferait votre tuteur à l’université. Elle est très belle, pas vrai ? »

Interrogateur tira un gros plan d’Ariana Sinanidis hors du dossier et le fit pivoter pour le montrer à tous les membres des services de sécurité. L’homme aux photos le prit et l’étudia de près.

« Une beauté classique. Nez grec. Vraiment très belle. Nous avons tous été jeunes, obnubilés par le sexe. Nous avons tous été aveugles et avons fait des bêtises, pris de mauvaises décisions. Cette fille est un agent provocateur bien connu. Elle a su vous embobiner, et je ne vous reproche rien. Comme je l’ai déjà dit, les jeunes gens se laissent guider par leur sexe mais aussi par leur cœur, et c’est un jeu romanesque, la politique, les manifs, la révolution. Les jeunes sont idéalistes, révolutionnaires. Il faut en profiter avant d’être trop vieux pour ça, avant de devenir aussi pragmatiques que nous. Vous avez un bel avenir devant vous, mon garçon. Vous n’êtes pas condamné à une vie de gratte-papier. Ne gâchez pas tout pour la folie d’un été. »

Georgios considérait ses mains posées avec légèreté et symétrie sur ses cuisses, les clichés de sa petite rébellion romanesque et de sa famille arrêtée au poste frontière un instant avant que les militaires fouillent la camionnette et confisquent tous leurs biens de valeur. Il respirait l’odeur de poumon d’agonisant régnant dans la salle d’interrogatoire.

« Meryem Nasi, dit-il.

— Brave garçon », répondit l’homme.

Le soir même, les forces de sécurité faisaient une descente dans la villa de Yeniköy. Les voisins avaient été avertis et s’étaient discrètement éclipsés. Les forces antiémeute défoncèrent la porte d’entrée avec un petit bélier. D’autres policiers escaladèrent le mur d’enceinte et traversèrent la terrasse, longèrent la piscine, renversèrent à coups de pied les tables roulantes et les relax du patio. Ils foulèrent au pas de charge les tapis blancs pour passer devant le piano à queue, les statues et les tableaux. Ils trouvèrent Meryem Nasi dans la cuisine, avec une bouteille de vin débouchée dans une main et un téléphone dans l’autre. Elle se laissa embarquer sans hurlements ni violence, même si elle cria : « Contacte Ossian » à son ami Elif Mater qui était venu de Madrid pour lui rendre visite. « C’est mon avocat. »

Son corps fut retrouvé trois jours plus tard dans une benne à ordures de la nouvelle station de métro d’Yesilyurt. S’il fut possible de l’identifier, ce fut uniquement grâce à son dossier dentaire.

« C’est moi qui ai fourni le nom de Meryem Nasi à la police », avoue Georgios. Les feux des bateaux se déplacent derrière lui. « Ils l’ont tuée. Ils m’ont gardé dans une pièce toute la journée. Ils sont venus me chercher à l’université pour m’emmener là-bas, à Üsküdar, et j’ai fini par tout leur dire. Je ne pouvais plus me taire. Quand on se trouve dans un endroit pareil, quand on prend conscience qu’on est à leur merci et qu’ils peuvent nous faire tout ce qu’ils veulent, on répond à toutes leurs questions. Ils m’ont interrogé sur toi. Ils semblaient estimer que tu étais une des principales responsables du mouvement protestataire. Je leur ai affirmé que ce n’était pas toi mais Meryem, qu’elle était l’organisatrice des manifestations, qu’elle était à la tête d’une cellule d’extrême gauche, qu’elle connaissait tout le monde. Ils l’ont arrêtée. Je ne pensais pas qu’ils iraient jusqu’à l’assassiner. C’est à ce moment-là que j’ai organisé ton départ d’Istanbul. Je l’avais trahie. Tu le sais, tous le savent, c’est de notoriété publique depuis quarante-sept ans. Georgios Ferentinou a balancé Meryem Nasi aux forces de sécurité qui l’ont alors éliminée. Ça fait près d’un demi-siècle que je suis un Judas, et j’ai fini par m’y résigner. Mais ce que personne ne sait, ce que je n’ai dit à personne, c’est que j’ai sacrifié Meryem pour te sauver.

— Je le sais », répond Ariana.

Georgios ne l’entend pas ou, s’il l’entend, il n’assimile pas le sens de ses paroles. Il est sur le point de mettre un terme à sa longue expiation lorsqu’il revient sur ces trois mots.

« Quoi ? » On se souvient à l’occasion de la vue qu’on a d’une fenêtre, un fragment de paysage appartenant à un autre continent. Parfois, le vent vous rappelle que l’étendue d’eau qui scinde votre ville est une mer sans limites. Quelquefois, vous prenez conscience que les palissades de nuages visibles sur l’horizon sont en fait des montagnes.

« Je le sais. Je le sais depuis des années. Oh, je n’en ai jamais eu la preuve et personne ne m’en a parlé. Tous ceux qui étaient impliqués en 1980 savaient quelles peuvent être les conséquences de quelques paroles. Pendant ces premières semaines passées à Athènes, j’étais hors de moi et je te reprochais la mort de Meryem. Je te haïssais. Je haïssais ce que tu avais fait. Je me haïssais parce que je t’aimais et que tu avais trahi cet amour. Je crois en fait que je ne supportais pas ce que devenait la Turquie, Istanbul, le monde que j’avais connu, en sachant que je ne pourrais jamais retrouver tout cela.

— C’est vrai ?

— Quoi ?

— Que tu m’aimais ?

— Georgios, nous avions vingt et un ans, nous étions insensés, éblouis, c’était un long été caniculaire, nous ne savions rien de la vie. Nous étions encore des gosses. Nous pensions qu’il suffisait de quelques affiches, tracts et poèmes récités dans un café pour souffler les généraux au loin comme des fétus de paille. Nous n’étions pas sérieux. La police, l’armée, les généraux… Eux, c’était du sérieux. Nous n’avions pas une seule chance. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que tu avais dû faire. Et je me suis sentie coupable parce que je devais d’être en vie à la mort de Meryem et parce que tu avais été confronté à cet épouvantable choix. »

Le cœur de Georgios martèle sa poitrine. Ses mains tremblent, mais le monde semble s’être figé autour de lui, les lumières sont suspendues comme des lanternes de mosquée, des superpositions de cercles de lumières. Les fondations sur lesquelles sa vie a reposé pendant près d’un demi-siècle viennent d’être emportées au loin. Ce qui a eu lieu, ce qui aurait pu être, tout est brassé. La vie qu’il a menée, la vie qu’il a imaginée avant d’y renoncer, tout cela est plié et mis de côté comme une robe de mariée jamais portée ; ces années, toutes ces années.

« Une lettre, un e-mail, un coup de téléphone aurait suffi. Un mot. Je pensais que si tu n’étais jamais revenue, c’était à cause de moi.

— Oh, non, pas toi ! Certainement pas », répond Ariana. Et elle se penche sur la table pour prendre ses mains dans les siennes.

« Penses-tu…

— Évite de penser, de te poser des questions. Tu n’y survivrais pas. Nous avons eu les vies qui ont été les nôtres, et c’est tout ce que nous avons la possibilité de connaître. Nous devons ces existences à ce que tu as été contraint de faire. Nous étions jeunes et nous nous imaginions invincibles, et c’est pour cela que nous avons plongé dans les rouages de l’Histoire qui ont fini par nous broyer. Mais il ne faut avoir aucun regret. Pendant un temps, nous avons été les étoiles les plus lumineuses du ciel. » Ariana Sinanidis frissonne. « Oh, je sens un vent frais…

— Dieu soit loué, répond Georgios. Le Çarkdönümü Firtanasi.

— La Tempête des Moulins à vent », traduit Ariana en remontant son châle sur ses épaules.

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