DEUXIEME PARTIE

I

Il me faut maintenant confesser que je m’adaptai avec une aisance remarquable aux conditions de vie dans ma cage. Au point de vue matériel, je vivais dans une félicité parfaite : dans la journée, les singes étaient aux petits soins pour moi ; la nuit, je partageais la litière d’une des plus belles filles du cosmos. Je m’accoutumai même si bien à cette situation que, pendant plus d’un mois, sans ressentir son extravagance ni ce qu’elle avait de dégradant, je ne fis aucune tentative sérieuse pour y mettre un terme. C’est à peine si j’appris quelques nouveaux mots du langage simien. Je ne poursuivis pas mes efforts pour entrer en communication avec Zira, de sorte que celle-ci, si elle avait eu un moment l’intuition de ma nature spirituelle, devait se laisser convaincre par Zaïus et me considérer comme un homme de sa planète, c’est-à-dire un animal ; un animal intelligent, peut-être, mais en aucune façon intellectuel.

Ma supériorité sur les autres prisonniers, que je ne poussais plus jusqu’au point d’effrayer les gardiens, faisait de moi le sujet brillant de l’établissement. Cette distinction, je l’avoue à ma honte, suffisait à mon ambition présente et même me remplissait d’orgueil. Zoram et Zanam me témoignaient de l’amitié, prenant plaisir à me voir sourire, rire et prononcer quelques mots. Après avoir épuisé avec moi tous les tests classiques, ils s’ingéniaient à en inventer d’autres, plus subtils, et nous nous réjouissions ensemble lorsque je trouvais la solution du problème. Ils ne manquaient jamais de m’apporter quelque friandise, que je partageais toujours avec Nova. Nous étions un couple privilégié. J’avais la fatuité de penser que ma compagne se rendait compte de tout ce qu’elle devait à mes talents et je passais une partie de mon temps à me rengorger devant elle.

Un jour pourtant, après plusieurs semaines, je ressentis une sorte de nausée. Était-ce le reflet dans la prunelle de Nova qui m’avait paru, cette nuit-là, particulièrement inexpressif ? Était-ce le morceau de sucre dont Zira venait de me gratifier qui prenait subitement un goût amer ? Le fait est que je rougis de ma lâche résignation. Que penserait de moi le professeur Antelle, si par hasard il vivait encore et me retrouvait dans cet état ? Cette idée me devint vite insupportable et je décidai sur-le-champ de me conduire en homme civilisé. Caressant le bras de Zira en guise de remerciement, je m’emparai de son carnet et de son stylo. Je bravai ses douces remontrances et, m’asseyant sur la paille, j’entrepris de tracer la silhouette de Nova. Je suis assez bon dessinateur et, le modèle m’inspirant, je réussis à faire une esquisse convenable, que je tendis à la guenon.

Ceci réveilla aussitôt son émoi et son incertitude à mon sujet. Son museau rougit et elle se mit à me dévisager en tremblant un peu. Comme elle restait interdite, je repris avec autorité le carnet, qu’elle m’abandonna cette fois sans protester. Comment n’avais-je pas utilisé plus tôt ce moyen simple ? Rassemblant mes souvenirs scolaires, je traçai la figure géométrique qui illustre le théorème de Pythagore. Ce n’est pas au hasard que je choisis cette proposition. Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse un livre d’anticipation, où un tel procédé était employé par un vieux savant pour entrer en contact avec les intelligences d’un autre monde. J’en avais même discuté, au cours du voyage, avec le professeur Antelle, qui approuvait cette méthode. Il avait même ajouté, je m’en souvenais fort bien, que les règles d’Euclide, étant complètement fausses, devaient, à cause de cela, être universelles.

En tout cas, l’effet sur Zira fut extraordinaire. Son mufle devint pourpre et elle poussa une violente exclamation. Elle ne se ressaisit que lorsque Zoram et Zanam s’approchèrent, intrigués par son attitude. Alors, elle eut une réaction qui me parut curieuse, après m’avoir lancé un coup d’œil furtif : elle dissimula soigneusement les dessins que je venais de tracer. Elle parla aux gorilles, qui quittèrent la salle, et je compris qu’elle les éloignait sous un prétexte quelconque. Ensuite, elle se retourna vers moi et me saisit la main, la pression de ses doigts ayant une tout autre signification que lorsqu’elle me flattait comme un jeune animal, après un tour réussi. Elle me présenta enfin le carnet et le stylo d’un air suppliant.

C’est elle, à présent, qui se montrait avide d’établir un contact. Je remerciai Pythagore et m’engageai un peu plus sur la voie géométrique. Sur une page du carnet, je dessinai de mon mieux les trois coniques, avec leurs axes et leurs foyers : une ellipse, une parabole et une hyperbole. Puis, sur la page d’en face, je traçai un cône de révolution. Je rappelle ici que l’intersection d’un tel corps par un plan est l’une des trois coniques, suivant l’angle de coupe. Je fis la figure dans le cas de l’ellipse et, revenant à mon premier dessin, j’indiquai du doigt la courbe correspondante à ma guenon émerveillée.

Elle m’arracha le carnet des mains, traça à son tour un autre cône, coupé par un plan sous un angle différent, et me désigna l’hyperbole de son long doigt. Je me sentis bouleversé par une émotion si intense que des larmes me vinrent aux yeux et que j’étreignis convulsivement ses mains. Nova glapit de colère, au fond de la cage. Son instinct ne la trompait pas sur le sens de ces effusions. C’était une communion spirituelle qui venait de s’établir entre Zira et moi, par le truchement de la géométrie. J’en éprouvais une satisfaction presque sensuelle et je sentais la guenon profondément troublée, elle aussi.

Elle se dégagea d’un geste brusque et sortit en courant de la salle. Son absence ne dura pas longtemps ; mais, pendant cet intervalle, je restai plongé dans un rêve, sans oser regarder Nova, envers qui j’éprouvais presque un sentiment de culpabilité et qui tournait autour de moi en grondant.

Quand Zira revint, elle me tendit une grande feuille de papier, fixée sur une planche à dessin. Je réfléchis quelques secondes et résolus de porter un coup décisif. Dans un coin de la feuille, je figurai le système de Bételgeuse, tel que nous l’avions découvert à notre arrivée, avec l’astre central géant et ses quatre planètes. Je marquai Soror dans sa position exacte, avec son petit satellite ; je la désignai du doigt à Zira, puis pointai mon index vers elle, avec insistance. Elle me fit signe qu’elle avait parfaitement compris.

Alors, dans un autre angle de la feuille, je dessinai mon vieux système solaire, avec ses planètes principales. J’indiquai la Terre et je retournai le doigt contre ma propre poitrine.

Cette fois, Zira hésitait à comprendre. Elle montra elle aussi la Terre, puis dirigea son doigt vers le ciel. Je fis un signe affirmatif. Elle était médusée et un travail laborieux se faisait en elle. Je l’aidai de mon mieux en traçant encore une ligne pointillée depuis la Terre jusqu’à Soror et en représentant notre vaisseau, à une échelle différente, sur la trajectoire. Cela fut pour elle un trait de lumière. J’étais maintenant certain que ma véritable nature et mon origine lui étaient connues. Elle eut un nouvel élan pour se rapprocher de moi, mais, à cet instant, Zaïus apparut au bout du couloir pour son inspection périodique.

La guenon eut un regard terrifié. Elle roula vivement la feuille de papier, empocha son carnet et, avant que l’orang-outan se fût approché, porta son index à sa bouche dans un geste suppliant. Elle me recommandait de ne pas me démasquer à Zaïus. Je lui obéis, sans comprendre la raison de ces mystères et, certain d’avoir en elle une alliée, je repris mon attitude d’animal intelligent.

II

Dès lors, grâce à Zira, ma connaissance du monde et du langage simiens fit de rapides progrès. Elle s’arrangeait pour me voir seule presque chaque jour, sous prétexte de tests particuliers, et entreprit de faire mon éducation, m’enseignant sa langue et apprenant en même temps la mienne avec une rapidité qui me stupéfiait. En moins de deux mois, nous fûmes à même de tenir une conversation sur des sujets très divers. Je pénétrai peu à peu l’esprit de la planète Soror et ce sont les traits de cette civilisation étrange que je veux maintenant essayer de décrire.


Aussitôt que nous pûmes nous entretenir, Zira et moi, ce fut vers le sujet principal de ma curiosité que j’orientai la conversation. Les singes étaient-ils bien les seuls êtres pensants, les rois de la création sur la planète ?

« Qu’imagines-tu ? dit-elle. Le singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même temps qu’un corps. Les plus matérialistes de nos savants reconnaissent l’essence surnaturelle de l’âme simienne. »

Des phrases comme celle-ci me faisaient toujours sursauter malgré moi.

« Alors, Zira, que sont les hommes ? »

Nous parlions alors en français car, comme je l’ai dit, elle fut plus prompte à apprendre ma langue que moi la sienne, et le tutoiement avait été instinctif. Il y eut bien au début, quelques difficultés d’interprétation, les mots « singe » et « homme » n’évoquant pas pour nous les mêmes créatures ; mais cet inconvénient fut vite aplani. Chaque fois qu’elle prononçait : singe, je traduisais : être supérieur ; sommet de l’évolution. Quand elle parlait des hommes, je savais qu’il était question de créatures bestiales, douées d’un certain sens d’imitation, présentant quelques analogies anatomiques avec les singes, mais d’un psychisme embryonnaire et dépourvues de conscience.

« Il y a à peine un siècle, déclara-t-elle sur un ton doctoral, que nous avons fait des progrès remarquables sur la connaissance des origines. On croyait autrefois les espèces immuables, créées avec leurs caractères actuels par un Dieu tout-puissant. Mais une lignée de grands penseurs, tous des chimpanzés, ont totalement modifié nos idées à ce sujet. Nous savons qu’elles ont eu probablement toutes une souche commune.

— Le singe descendrait-il de l’homme ?

— Certains l’ont cru ; mais ce n’est pas exactement cela. Singes et hommes sont des rameaux différents, qui ont évolué, à partir d’un certain point, dans des directions divergentes, les premiers se haussant peu à peu jusqu’à la conscience, les autres stagnant dans leur animalité. Beaucoup d’orangs-outans, d’ailleurs, s’obstinent encore à nier cette évidence.

— Tu disais, Zira… une lignée de grands penseurs, tous des chimpanzés ? »

Je rapporte ces entretiens tels qu’ils eurent lieu, à bâtons rompus, ma soif d’apprendre entraînant Zira dans de nombreuses et longues digressions.

« Presque toutes les grandes découvertes, affirma-t-elle avec véhémence, ont été faites par des chimpanzés.

— Y aurait-il des castes parmi les singes ?

— Il y a trois familles distinctes, tu t’en es bien aperçu, qui ont chacune leurs caractère propres : les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans. Les barrières de race, qui existaient autrefois, ont été abolies et les querelles qu’elles suscitaient apaisées, grâce surtout aux campagnes menées par les chimpanzés. Aujourd’hui, en principe, il n’y a plus de différence entre nous.

— Mais la plupart des grandes découvertes, insistai-je, ont été faites par des chimpanzés.

— C’est un fait.

— Et les gorilles ?

— Ce sont des mangeurs de viande, dit-elle avec dédain. Ils étaient autrefois des seigneurs et beaucoup ont gardé le goût de la puissance. Ils aiment organiser et diriger. Ils adorent la chasse et la vie au grand air. Les plus pauvres se louent pour des travaux qui exigent de la force.

— Quant aux orangs-outans ? »

Zira me regarda un moment, puis éclata de rire.

« Ils sont la science officielle, dit-elle. Tu l’as déjà constaté et tu auras bien d’autres occasions de le vérifier. Ils apprennent énormément de choses dans les livres. Ils sont tous décorés. Certains sont considérés comme des lumières dans une spécialité étroite, qui demande beaucoup de mémoire. Pour le reste…»

Elle eut un geste méprisant. Je n’insistai pas sur ce sujet, me réservant d’y revenir plus tard. Je la ramenai à des notions plus générales. Sur ma demande, elle me dessina l’arbre généalogique du singe, tel que les meilleurs spécialistes l’avaient reconstitué. Cela ressemblait beaucoup aux schémas qui représentent chez nous le processus évolutif. D’un tronc, qui se perdait à la base dans l’inconnu, diverses branches se détachaient successivement : des végétaux, des organismes unicellulaires, puis des cœlentérés, des échinodermes ; plus haut, on arrivait aux poissons, aux reptiles et enfin aux mammifères. L’arbre se prolongeait avec une classe analogue à nos anthropoïdes. Là, un nouveau rameau se détachait, celui des hommes. Il s’arrêtait court, tandis que la tige centrale continuait à s’élever, donnant naissance à différentes espèces de singes préhistoriques aux noms barbares, pour aboutir finalement au simius sapiens, qui formait les trois pointes extrêmes de l’évolution : le chimpanzé, le gorille et l’orang-outan. C’était très clair.

« Le cerveau du singe, conclut Zira, s’est développé, compliqué et organisé, tandis que celui de l’homme n’a guère subi de transformation.

— Et pourquoi, Zira, le cerveau simien s’est-il ainsi développé ? »

Le langage avait certainement été un facteur essentiel. Mais pourquoi les singes parlaient-ils et pas les hommes ? Les opinions des savants divergeaient sur ce point. Certains voyaient là une mystérieuse intervention divine. D’autres soutenaient que l’esprit du singe tenait avant tout à ce qu’il possédait quatre mains agiles.

« Avec deux mains seulement, aux doigts courts et malhabiles, dit Zira, il est probable que l’homme a été handicapé dès sa naissance, incapable de progresser et d’acquérir une connaissance précise de l’univers. A cause de cela, il n’a jamais pu se servir d’un outil avec adresse… Oh ! il est possible qu’il ait essayé, maladroitement, autrefois… On a trouvé des vestiges curieux. Bien des recherches sont effectuées en ce moment même à ce sujet. Si ces questions t’intéressent, je te ferai rencontrer un jour Cornélius. Il est beaucoup plus qualifié que moi pour en discuter.

— Cornélius ?

— Mon fiancé, dit Zira en rougissant. Un très grand, un vrai savant.

— Un chimpanzé ?

— Bien sûr… Oui, conclut-elle, je suis, moi, de cet avis : le fait que nous soyons quadrumanes est un des facteurs les plus importants de notre évolution spirituelle. Cela nous a servi d’abord à nous élever dans les arbres, à concevoir ainsi les trois dimensions de l’espace, tandis que l’homme, cloué sur le sol par une malformation physique, s’endormait dans le plan. Le goût de l’outil nous est venu ensuite parce que nous avions la possibilité de nous en servir avec adresse. Les réalisations ont suivi et c’est ainsi que nous nous sommes haussés jusqu’à la sagesse. »

Sur la Terre, j’avais souvent entendu invoquer des arguments exactement opposés pour expliquer la supériorité de l’homme. Après réflexion, toutefois, le raisonnement de Zira ne me parut ni plus ni moins convaincant que le nôtre.

J’aurais bien voulu poursuivre cette conversation, et j’avais encore mille questions à poser, quand nous fûmes interrompus par Zoram et Zanam, qui apportaient le repas du soir. Zira me souhaita furtivement une bonne nuit et s’en alla.

Je restai dans ma cage, avec Nova pour seule compagnie. Nous avions fini de manger. Les gorilles s’étaient retirés après avoir éteint les lumières, sauf une à l’entrée, qui répandait une faible lueur. Je regardais Nova, en méditant sur ce que j’avais appris dans la journée. Il était manifeste qu’elle n’aimait pas Zira et qu’elle ressentait du dépit de ces entretiens. Au début, même, elle avait protesté à sa manière et tenté de s’interposer entre moi et la guenon, bondissant dans la cage, arrachant des poignées de paille et les jetant à la tête de l’intruse. J’avais dû employer la manière forte pour la faire tenir tranquille. Après avoir reçu quelques claques retentissantes sur sa croupe délicate, elle avait fini par se calmer. Je m’étais laissé aller à ces gestes brutaux presque sans réfléchir ; ensuite, j’en avais eu du remords, mais elle ne semblait pas m’en garder rancune.

L’effort intellectuel que j’avais fait pour assimiler les théories évolutionnistes simiennes me laissait déprimé. Je fus heureux quand je vis Nova s’approcher de moi dans la pénombre et solliciter à sa façon les caresses mi-humaines mi-animales dont nous avions peu à peu élaboré le code ; code singulier, dont le détail importe peu, fait de compromis et de concessions réciproques aux usages du monde civilisé et aux mœurs de cette humanité insolite qui peuplait la planète Soror.

III

C’était un grand jour pour moi. Cédant à mes prières, Zira avait accepté de me sortir de l’Institut des hautes études biologiques – c’était le nom de l’établissement – et de m’emmener faire un tour en ville.

Elle ne s’y était décidée qu’après de longues hésitations. Il m’avait fallu du temps pour la convaincre définitivement de mon origine. Si elle admettait l’évidence quand elle était avec moi, ensuite, elle se reprenait à douter. Je me mettais à sa place. Elle ne pouvait qu’être profondément choquée par ma description des hommes et surtout des singes sur notre Terre. Elle m’avoua par la suite qu’elle avait préféré pendant longtemps me considérer comme un sorcier ou un charlatan plutôt que d’admettre mes affirmations. Cependant, devant les précisions et les preuves que j’accumulais, elle finit par avoir entière confiance en moi et même à former des plans pour me faire recouvrer la liberté, ce qui n’était pas facile, comme elle me l’expliqua ce même jour. En attendant, elle vint me chercher au début de l’après-midi pour une promenade.

Je sentis mon cœur battre à la pensée de me retrouver à l’air libre. Mon enthousiasme fut un peu rabattu quand je m’aperçus qu’elle allait me tenir en laisse. Les gorilles me tirèrent de la cage, repoussèrent la porte au nez de Nova et me passèrent au cou un collier de cuir, auquel était fixée une solide chaîne. Zira saisit l’autre bout et m’entraîna, tandis qu’un lamentable ululement de Nova me serrait le cœur. Mais quand je manifestai un peu de pitié à son égard, lui faisant un geste amical, la guenon parut mécontente et me tira par le cou sans ménagement. Depuis qu’elle s’était convaincue que j’avais un esprit de singe, mon intimité avec cette fille la contrariait et la choquait.

Sa mauvaise humeur disparut quand nous fûmes seuls dans un couloir désert et obscur.

« Je suppose, dit-elle en riant, que les hommes de ta Terre n’ont pas l’habitude d’être ainsi tenus en laisse et conduits par un singe ? »

Je l’assurai qu’ils n’en étaient pas coutumiers. Elle s’excusa, m’expliquant que si certains hommes apprivoisés pouvaient être promenés dans les rues sans causer de scandale, il était plus normal que je fusse attaché. Par la suite, si je me montrais vraiment docile, il n’était pas impossible qu’elle pût me sortir sans entraves.

Et, oubliant en partie ma vraie condition, comme cela lui arrivait encore souvent, elle me fit mille recommandations qui m’humilièrent profondément.

« Surtout ne va pas t’aviser de te retourner vers les passants en leur montrant les dents ou de griffer un enfant sans méfiance qui s’approcherait pour te caresser. Je n’ai pas voulu te mettre de muselière mais…»

Elle s’arrêta et éclata de rire.

« Pardon ! pardon ! s’écria-t-elle, j’oublie toujours que tu as de l’esprit comme un singe. »

Elle me donna une petite tape d’amitié pour se faire pardonner. Sa gaieté dissipa mon humeur naissante. J’aimais l’entendre rire. L’impuissance de Nova à manifester ainsi sa joie me faisait parfois soupirer. Je partageai l’hilarité de la guenon. Dans la pénombre du vestibule je ne distinguais presque plus ses traits, à peine le bout blanc du museau. Elle avait mis pour sortir un tailleur pimpant et un bonnet d’étudiante qui dissimulait ses oreilles. J’oubliai un instant sa condition simienne et lui pris le bras. Elle trouva mon geste naturel et se laissa faire. Nous fîmes quelques pas ainsi, serrés l’un contre l’autre. A l’extrémité du couloir éclairée par une fenêtre latérale, elle retira vivement son bras et me repoussa. Redevenue sérieuse, elle tira sur la chaîne.

« Il ne faut pas te tenir ainsi, dit-elle, un peu oppressée. D’abord, je suis fiancée et…

— Tu es fiancée ! »

L’incohérence de cette remarque à propos de ma familiarité lui apparut en même temps qu’à moi. Elle se reprit, en rougissant du museau.

« Je veux dire : personne ne doit encore soupçonner ta nature. C’est dans ton intérêt, je te l’assure. »

Je me résignai et me laissai entraîner avec docilité. Nous sortîmes. Le concierge de l’Institut, un gros gorille revêtu d’un uniforme, nous laissa passer en m’observant d’un œil curieux, après avoir salué Zira. Sur le trottoir, je chancelai un peu, étourdi par le mouvement et ébloui par l’éclat de Bételgeuse, après plus de trois mois d’internement. J’aspirai l’air tiède à pleins poumons ; en même temps, je rougissais de me sentir nu. Je m’y étais accoutumé dans ma cage ; mais ici, je me trouvais grotesque et indécent, sous les yeux des passants-singes qui me dévisageaient avec insistance. Zira avait catégoriquement refusé de me vêtir, soutenant que j’aurais été encore plus ridicule habillé, ressemblant alors à l’un de ces hommes savants que l’on montre dans les foires. Elle avait sans doute raison. En fait, si les passants se retournaient, c’est bien parce que j’étais un homme, et non pas un homme nu, une espèce qui suscitait dans les rues la même sorte de curiosité qu’un chimpanzé dans une cité française. Les adultes passaient leur chemin après avoir ri. Quelques enfants singes s’attroupèrent autour de moi, ravis du spectacle. Zira me tira vite vers sa voiture, me fit monter sur le siège arrière, s’installa à la place du conducteur et me pilota à petite allure dans les rues.

La ville – capitale d’une importante région simienne – je l’avais seulement entrevue à mon arrivée, et il fallait bien me résigner maintenant à la voir peuplée de singes piétons, de singes automobilistes, de singes commerçants, de singes affairés et de singes en uniforme préposés au maintien de l’ordre. Ceci admis, elle ne me produisit pas une impression extraordinaire. Les maisons étaient semblables aux nôtres ; les rues, assez sales, comme nos rues. La circulation était moins dense que chez nous. Ce qui me frappa le plus, ce fut la façon dont les piétons traversaient les voies. Il n’y avait pas pour eux de passages cloutés, mais des chemins aériens, constitués par un treillis métallique à larges mailles, auquel ils s’accrochaient de leurs quatre mains. Tous étaient chaussés de gants en cuir souple, qui n’empêchaient pas la préhension.

Quand elle m’eut bien promené, de façon à me donner une idée d’ensemble de la ville, Zira arrêta sa voiture devant une haute grille, à travers laquelle on distinguait des massifs de fleurs.

« Le parc, me dit-elle. Nous allons pouvoir marcher un peu. J’aurais voulu te montrer d’autres choses, nos musées, par exemple, qui sont remarquables ; mais cela n’est pas encore possible. »

Je l’assurai que j’étais enchanté de me dégourdir les jambes.

« Et puis, ajouta-t-elle, ici nous serons tranquilles. Il n’y a que peu de monde et il est temps que nous ayons une conversation sérieuse. »

IV

« Tu ne te rends pas compte, je crois, des dangers que tu cours chez nous ?

— J’en ai déjà connu quelques-uns ; mais il me semble que si je me démasquais, et je peux le faire maintenant en donnant des preuves, les singes devraient m’admettre comme leur frère spirituel.

— C’est là où tu es dans l’erreur. Écoute-moi…»

Nous nous promenions dans le parc. Les allées étaient presque désertes et nous n’avions guère rencontré que quelques couples d’amoureux, chez qui ma présence n’excitait qu’une brève curiosité. Moi, par contre, je les observais sans vergogne, bien décidé à ne laisser échapper aucune occasion de m’instruire sur les mœurs simiennes.

Ils marchaient à petits pas, se tenant par la taille, la longueur de leurs bras faisant de cet enlacement un réseau serré et compliqué. Ils s’arrêtaient souvent au détour d’une allée pour échanger des baisers. Parfois aussi, après avoir jeté un regard furtif autour d’eux, ils agrippaient les basses branches d’un arbre et quittaient le sol. Ils faisaient cela sans se séparer, s’aidant chacun d’un pied et d’une main avec une aisance que je leur enviais, et disparaissaient bientôt dans le feuillage.

« Écoute-moi, dit Zira. Ta chaloupe – je lui avais expliqué en détail comment nous étions parvenus jusqu’à la planète – ta chaloupe a été découverte ; du moins, ce qu’il en reste après sa mise à sac. Elle excite la curiosité de nos chercheurs. Ils ont reconnu qu’elle n’a pu être fabriquée chez nous.

— Construisez-vous des engins analogues ?

— Pas d’aussi perfectionnés. D’après ce que tu m’as appris, nous sommes encore bien en retard sur vous. Nous avons cependant déjà lancé des satellites artificiels autour de notre planète, le dernier étant même occupé par un être vivant : un homme. Nous avons dû le détruire en vol, faute de pouvoir le récupérer.

— Je vois, fis-je rêveur. Les hommes vous servent aussi pour ce genre d’expérience.

— Il le faut bien… Donc, ta fusée a été découverte.

— Et notre vaisseau, qui gravite depuis deux mois autour de Soror ?

— Je n’ai rien entendu à ce sujet. Il a dû échapper à nos astronomes ; mais ne m’interromps pas constamment. Certains de nos savants ont émis l’hypothèse que l’engin vient d’une autre planète et qu’il était habité. Ils ne peuvent aller plus loin et imaginer que des êtres intelligents aient une forme humaine.

— Mais il faut le leur dire, Zira ! m’écriai-je. J’en ai assez de vivre prisonnier, même dans la plus confortable des cages, même soigné par toi. Pourquoi me caches-tu ? Pourquoi ne pas révéler la vérité à tous ? »

Zira s’arrêta, regarda autour de nous et posa la main sur mon bras.

« Pourquoi ? C’est uniquement dans ton intérêt que j’agis ainsi. Tu connais Zaïus ?

— Certes. Je voulais te parler de lui. Et alors ?

— As-tu remarqué l’effet produit sur lui par tes premiers essais de manifestation raisonnable ? Sais-tu que j’ai essayé cent fois de le sonder à ton sujet et de suggérer – oh ! avec quelle prudence ! – que tu n’étais peut-être pas une bête, malgré les apparences ?

— J’ai vu que vous aviez de longues discussions et que vous n’étiez pas d’accord.

— Il est têtu comme une mule et stupide comme un homme ! éclata Zira. Hélas ! c’est le cas de presque tous les orangs-outans. Il a décrété une fois pour toutes que tes talents s’expliquent par un instinct animal très développé, et rien ne le fera changer d’avis. Le malheur, c’est qu’il a déjà préparé une longue thèse sur ton cas, où il démontre que tu es un homme savant, c’est-à-dire un homme qui a été dressé à accomplir certains actes sans les comprendre, probablement au cours d’une captivité antérieure.

— Le stupide animal !

— Certes. Seulement, il représente la science officielle et il est puissant. C’est une des plus hautes autorités de l’Institut et tous mes rapports doivent passer par lui. J’ai acquis la conviction qu’il m’accuserait d’hérésie scientifique si j’essayais de révéler la vérité sur ton cas, comme tu le désires. Je serais renvoyée. Cela n’est rien, mais sais-tu alors ce qui pourrait t’advenir ?

— Quel sort est plus pitoyable que la vie dans une cage ?

— Ingrat ! Tu ne sais donc pas que j’ai dû déployer toute ma ruse pour l’empêcher de te faire transférer à la section encéphalique ? Rien ne pourrait le retenir si tu t’obstinais à prétendre être une créature consciente.

— Qu’est-ce que la section encéphalique ? demandai-je, alarmé.

— C’est là que nous pratiquons certaines opérations très délicates sur le cerveau : greffes ; recherche et altération des centres nerveux ; ablation partielle et même totale.

— Et vous faites ces expériences sur des hommes !

— Bien entendu. Le cerveau de l’homme, comme toute son anatomie, est celui qui se rapproche le plus du nôtre. C’est une chance que la nature ait mis à notre disposition un animal sur lequel nous pouvons étudier notre propre corps. L’homme nous sert à bien d’autres recherches, que tu connaîtras peu à peu… En ce moment même, nous exécutons une série extrêmement importante.

— Et qui nécessite un matériel humain considérable.

— Considérable. Cela explique ces battues que nous faisons faire dans la jungle pour nous réapprovisionner. Ce sont malheureusement des gorilles qui les organisent et nous ne pouvons les empêcher de se livrer à leur divertissement favori, qui est le tir au fusil. Un grand nombre de sujets sont ainsi perdus pour la science.

— Vraiment très regrettable, admis-je en pinçant les lèvres. Mais, pour en revenir à moi…

— Comprends-tu pourquoi j’ai tenu à garder le secret ?

— Suis-je donc condamné à passer le reste de ma vie dans une cage ?

— Non, si le plan que j’ai formé réussit. Mais il ne faut te démasquer qu’à bon escient et avec des atouts puissants. Voici ce que je te propose : dans un mois, se tiendra le congrès annuel des savants biologistes. C’est un événement considérable. Un large public y est admis et tous les représentants des grands journaux y assistent. Or l’opinion publique est chez nous un élément plus puissant que Zaïus, plus puissant que tous les orangs-outans réunis, plus puissant même que les gorilles. Ce sera là ta chance. C’est devant ce congrès, en pleine séance, qu’il te faut lever le voile ; car tu y seras présenté par Zaïus qui, je te l’ai dit, a préparé un long rapport sur toi et ton fameux instinct. Le mieux est alors que tu prennes la parole toi-même pour expliquer ton cas. La sensation créée sera telle que Zaïus ne pourra t’en empêcher. A toi de t’exprimer clairement devant l’assemblée et de convaincre la foule ainsi que les journalistes, comme tu m’as convaincue moi-même.

— Et si Zaïus et les orangs-outans s’entêtent ?

— Les gorilles, obligés de s’incliner devant l’opinion, feront entendre raison à ces imbéciles. Beaucoup sont tout de même un peu moins stupides que Zaïus ; et il y a aussi, parmi les savants, quelques rares chimpanzés que l’Académie a été obligée d’admettre à cause de leurs sensationnelles découvertes. L’un d’eux est Cornélius, mon fiancé. A lui, et à lui seul, j’ai déjà parlé de toi. Il m’a promis de s’employer en ta faveur. Bien entendu, il veut te voir auparavant et vérifier par lui-même le récit incroyable que je lui ai fait. C’est un peu pour cela que je t’ai amené ici aujourd’hui. J’ai rendez-vous avec lui et il ne devrait plus tarder. »


Cornélius nous attendait près d’un massif de fougères géantes. C’était un chimpanzé de belle allure, certainement plus âgé que Zira, mais extrêmement jeune pour un savant académicien. Dès que je l’aperçus, je fus frappé par un regard profond, d’une intensité et d’une vivacité exceptionnelles.

« Comment le trouves-tu ? » me demanda Zira en français, à voix basse.

Je connus à cette question que j’avais définitivement capté la confiance de cette guenon. Je murmurai une appréciation élogieuse et nous nous approchâmes.

Les deux fiancés s’étreignirent à la façon des amoureux du parc. Il lui avait ouvert ses bras sans m’accorder un regard. Malgré ce qu’elle lui avait dit de moi, il était évident que ma présence ne comptait pas davantage pour lui que celle d’un animal familier. Zira, elle-même, m’oublia un instant et ils échangèrent de longs baisers sur le museau. Puis elle tressaillit, se détacha vivement de lui et regarda de côté d’un air penaud.

« Chérie, nous sommes seuls.

— Je suis là, dis-je avec dignité, dans mon meilleur langage simien.

— Eh ! s’écria le chimpanzé en sursautant.

— Je dis : je suis là. Je me vois navré d’être obligé de vous le rappeler. Vos démonstrations ne me gênent pas, mais vous pourriez m’en vouloir par la suite.

— Par le diable !…» clama le savant chimpanzé. Zira prit le parti de rire et nous présenta.

« Le docteur Cornélius, de l’Académie, dit-elle, Ulysse Mérou, un habitant du système solaire, de la Terre, plus précisément.

— Je suis enchanté de faire votre connaissance, dis-je. Zira m’a parlé de vous. Je vous félicite d’avoir une fiancée aussi charmante. »

Et je lui tendis la main. Il fit un bond en arrière, comme si un serpent s’était dressé devant lui.

« C’était vrai ? murmura-t-il en regardant Zira d’un air égaré.

— Chéri, est-ce que j’ai l’habitude de te raconter des mensonges ? »

Il se ressaisit. C’était un homme de science. Après une hésitation, il me serra la main.

« Comment allez-vous ?

— Pas mal, dis-je. Encore une fois, je m’excuse d’être présenté dans cette tenue.

— Il ne pense qu’à cela, fit Zira en riant. C’est un complexe chez lui. Il ne se rend pas compte de l’effet qu’il produirait s’il était habillé.

— Et vous venez vraiment de… de… ?

— De la Terre, une planète du Soleil. »

Il n’avait certainement accordé que peu de crédit, jusqu’ici, aux confidences de Zira, préférant croire à quelque mystification. Il commença à me harceler de questions. Nous nous promenions à petits pas, eux marchant devant, bras dessus bras dessous, moi, suivant au bout de ma chaîne, pour ne pas attirer l’attention des quelques passants qui nous croisaient. Mais mes réponses excitaient sa curiosité scientifique à un degré tel qu’il s’arrêtait souvent, lâchait sa fiancée et nous nous mettions à discuter face à face avec de grands gestes, traçant des figures sur le sable de l’allée. Zira ne se fâchait pas. Elle paraissait au contraire enchantée de l’impression produite.

Cornélius se passionnait particulièrement, bien entendu, pour l’émergence de l’homo sapiens sur la Terre et il me fit répéter cent fois tout ce que je savais à ce sujet. Ensuite, il resta longtemps songeur. Il me dit que mes révélations constituaient sans doute un document d’une importance capitale pour la science et en particulier pour lui, à une époque où il entreprenait des recherches extrêmement ardues sur le phénomène simien. D’après ce que je compris, celui-ci n’était pas pour lui un problème résolu et il n’était pas d’accord sur les théories généralement admises. Mais il devint réticent sur ce sujet et ne me dévoila pas toute sa pensée lors de cette première rencontre.

Quoi qu’il en fût, je présentais à ses yeux un intérêt capital et il aurait donné sa fortune pour m’avoir dans son laboratoire. Nous parlâmes alors de ma situation actuelle et de Zaïus, dont il connaissait la stupidité et l’aveuglement. Il approuva le plan de Zira. Il allait, lui-même, s’occuper de préparer le terrain par des allusions au mystère de mon cas, en présence de quelques-uns de ses confrères.

Quand il nous quitta, il me tendit la main sans hésitation, après avoir vérifié que l’allée était déserte. Puis il embrassa sa fiancée et s’éloigna, non sans se retourner à plusieurs reprises, pour se convaincre que je n’étais pas une hallucination.


« Un charmant jeune singe dis-je, comme nous revenions vers la voiture.

— Et un très grand savant. Avec son appui, je suis sûre que tu persuaderas le congrès.

— Zira, murmurai-je à son oreille, quand je fus installé sur la banquette arrière, je te devrai la liberté et la vie. »

Je me rendais compte de tout ce qu’elle avait fait pour moi depuis ma capture. Sans elle, je n’aurais jamais pu entrer en contact avec le monde simien. Zaïus eût été bien capable de me faire enlever le cerveau pour démontrer que je n’étais pas un être raisonnable. Grâce à elle, j’avais maintenant des alliés et pouvais envisager l’avenir avec un peu plus d’optimisme.

« Je l’ai fait par amour pour la science, dit-elle en rougissant. Tu es un cas unique, qu’il faut préserver à tout prix. »

Mon cœur débordait de reconnaissance. Je me laissais prendre à la spiritualité de son regard, parvenant à faire abstraction de son physique. Je posai la main sur sa longue patte velue. Elle tressaillit et je sentis dans ce regard un grand élan de sympathie pour moi. Nous étions tous deux profondément troublés et nous restâmes silencieux pendant tout le trajet du retour. Quand elle m’eut ramené à ma cage, je repoussai brutalement Nova, qui se livrait à des démonstrations puériles pour m’accueillir.

V

Zira m’a prêté en cachette une lampe électrique et me passe des livres, que je dissimule sous la paille. Je lis et je parle couramment maintenant le langage des singes. Je passe plusieurs heures chaque nuit à étudier leur civilisation. Nova a d’abord protesté. Elle est venue flairer un livre en montrant les dents, comme si c’était un adversaire dangereux. Je n’ai eu qu’à braquer sur elle le faisceau de ma lampe pour la voir se réfugier dans un coin, tremblante et gémissante. Je suis le maître absolu chez moi depuis que je possède cet instrument et n’ai plus besoin d’arguments frappants pour la faire tenir tranquille. Je sens qu’elle me considère comme un être redoutable et je m’aperçois à beaucoup d’indices que les autres prisonniers me jugent ainsi. Mon prestige a considérablement augmenté. J’en abuse. Il me prend parfois fantaisie de la terroriser sans motif en brandissant la lumière. Elle vient ensuite me demander pardon de ma cruauté.

Je me flatte d’avoir maintenant une idée assez précise du monde simien.

Les singes ne sont pas divisés en nations. La planète entière est administrée par un conseil de ministres, à la tête duquel est placé un triumvirat comprenant un gorille, un orang-outan et un chimpanzé. A côté de ce gouvernement, il existe un Parlement composé de trois Chambres : la Chambre des gorilles, celle des orangs-outans, celle des chimpanzés, chacune de ces assemblées veillant aux intérêts des siens.

En fait, cette division en trois races est la seule qui subsiste chez eux. En principe, tous ont des droits égaux et peuvent être admis à n’importe quel poste. Pourtant, avec des exceptions, chaque espèce se cantonne dans sa spécialité.

D’une époque assez éloignée où ils régnaient par la force, les gorilles ont gardé le goût de l’autorité et forment encore la classe la plus puissante. Ils ne se mêlent pas à la foule ; on ne les voit guère dans les manifestations populaires, mais ce sont eux qui administrent de très haut la plupart des grandes entreprises. Assez ignorants en général, ils connaissent d’instinct la manière d’utiliser les connaissances. Ils excellent dans l’art de tracer des directives générales et de manœuvrer les autres singes. Quand un technicien a fait une découverte intéressante, tube lumineux par exemple ou combustible nouveau, c’est presque toujours un gorille qui se charge de l’exploiter et d’en tirer tout le bénéfice possible. Sans être véritablement intelligents, ils sont beaucoup plus malins que les orangs-outans. Ils obtiennent tout ce qu’ils veulent de ceux-ci en jouant de leur orgueil. Ainsi, à la tête de notre Institut, au-dessus de Zaïus, qui est le directeur scientifique, il y a un gorille administrateur, que l’on voit très rarement. Il n’est venu dans ma salle qu’une fois. Il m’a dévisagé d’une certaine façon et j’ai failli machinalement rectifier la position pour me mettre au garde-à-vous. J’ai noté l’attitude servile de Zaïus, et Zira, elle-même, semblait impressionnée par ses grands airs.

Les gorilles qui n’occupent pas des postes d’autorité remplissent en général des emplois subalternes nécessitant de la vigueur. Zoram et Zanam, par exemple, ne sont là que pour de grossières besognes et surtout pour rétablir l’ordre quand c’est nécessaire.

Ou alors, les gorilles sont chasseurs. C’est une fonction qui leur est à peu près réservée. Ils capturent les bêtes sauvages et, en particulier, les hommes. J’ai déjà souligné l’énorme consommation d’hommes que nécessitent les expériences des singes. Celles-ci tiennent dans leur monde une place qui me déconcerte, à mesure que j’en découvre l’importance. Il semble qu’une partie de la population simienne soit occupée à des études biologiques ; mais je reviendrai sur cette bizarrerie. Quoi qu’il en soit, le ravitaillement en matériel humain demande des entreprises organisées. Tout un peuple de chasseurs, rabatteurs, transporteurs, vendeurs est employé dans cette industrie, à la tête de laquelle on trouve toujours des gorilles. Je crois que ces entreprises sont prospères, car les hommes se vendent cher.

A côté des gorilles, j’allais dire en dessous, quoique toute hiérarchie soit contestée, il y a les orangs-outans et les chimpanzés. Les premiers, de beaucoup les moins nombreux, Zira me les avait définis d’une formule brève : ils sont la science officielle.

C’est en partie vrai, mais certains se poussent parfois dans la politique, les arts et la littérature. Ils apportent les mêmes caractères dans toutes ces activités. Pompeux, solennels, pédants, dépourvus d’originalité et de sens critique, acharnés à maintenir la tradition, aveugles et sourds à toute nouveauté, adorant les clichés et les formules toutes faites, ils forment le substratum de toutes les académies. Doués d’une grande mémoire, ils apprennent énormément de matières par cœur, dans les livres. Ensuite, ils écrivent eux-mêmes d’autres livres, où ils répètent ce qu’ils ont lu, ce qui leur attire de la considération de la part de leurs frères orangs-outans. Peut-être suis-je un peu influencé à leur égard par l’opinion de Zira et de son fiancé, qui les détestent, comme font tous les chimpanzés. Ils sont d’ailleurs également méprisés par les gorilles, qui se moquent de leur servilité mais qui l’exploitent au bénéfice de leurs propres combinaisons. Presque tous les orangs-outans ont derrière eux un gorille ou un conseil de gorilles, qui les poussent et les maintiennent à un poste honorifique, s’occupant de leur faire obtenir titres et décorations dont ils raffolent ; cela, jusqu’au jour où ils cessent de donner satisfaction. Dans ce cas, ils sont impitoyablement congédiés et remplacés par d’autres singes de la même espèce.

Restent les chimpanzés. Ceux-ci semblent bien représenter l’élément intellectuel de la planète. Ce n’est pas par forfanterie si Zira soutient que toutes les grandes découvertes ont été faites par eux. C’est tout au plus une généralisation un peu poussée, car il y a quelques exceptions. En tout cas, ils écrivent la plupart des livres intéressants, dans les domaines les plus divers. Ils paraissent animés par un puissant esprit de recherche.

J’ai mentionné la sorte d’ouvrages que composent les orangs-outans. Le malheur, Zira le déplore souvent, c’est qu’ils fabriquent ainsi tous les livres d’enseignement, propageant des erreurs grossières dans la jeunesse simienne. Il n’y a pas longtemps, m’a-t-elle assuré, ces textes scolaires affirmaient encore que la planète Soror était le centre du monde, quoique cette hérésie eût été reconnue depuis longtemps par tous les singes de moyenne intelligence ; cela, parce qu’il a existé sur Soror, il y a des milliers d’années, un singe nommé Haristas dont l’autorité était considérable, qui soutenait de pareilles propositions et dont les orangs-outans répètent les dogmes depuis lors. Je comprends mieux l’attitude de Zaïus à mon égard, ayant appris que ce Haristas professait que seuls les singes peuvent avoir une âme. Les chimpanzés, heureusement, ont un esprit beaucoup plus critique. Depuis quelques années, ils semblent même mettre un acharnement singulier à battre en brèche les axiomes de la vieille idole.

Les gorilles, eux, écrivent peu de livres. Quand ils le font, il faut en louer la présentation, sinon le fond. J’en ai parcouru quelques-uns dont je me rappelle les titres : Nécessité d’une organisation solide à la base de la recherche, Les Bienfaits d’une politique sociale et encore L’Organisation des grandes battues à l’homme dans le continent vert. Ce sont toujours des ouvrages bien documentés ; chaque chapitre étant composé par un technicien spécialisé. Il y a des diagrammes, des tableaux, des chiffres et souvent des photographies attrayantes.

L’unification de la planète, l’absence de guerre et de dépenses militaires – il n’y a pas d’armée mais seulement une police – m’apparaissaient comme autant de facteurs propres à favoriser des progrès rapides, dans tous les domaines, chez les singes. Cela n’est pas le cas. Quoique Soror soit probablement un peu plus ancienne que la Terre, il est clair qu’ils sont en retard sur nous pour beaucoup de points.

Ils ont l’électricité, des industries, des automobiles, des avions ; mais en ce qui concerne la conquête de l’espace, ils en sont seulement au stade des satellites artificiels. En science pure, je crois que leur connaissance de l’infiniment grand et de l’infiniment petit est inférieure à la nôtre. Ce retard est peut-être dû au jeu d’un simple hasard et je ne doute pas qu’ils ne nous rattrapent un jour, quand je considère l’application dont ils sont capables et l’esprit de recherche dont font preuve les chimpanzés. En vérité, il me semble qu’ils sont passés par une période obscure de stagnation, qui a duré très longtemps, plus longtemps que chez nous et qu’ils sont entrés depuis très peu d’années dans une ère de réalisations considérables.

Cet esprit de recherche, il me faut encore souligner qu’il est principalement axé dans une direction : les sciences biologiques et en particulier l’étude du singe, l’homme étant l’instrument dont ils se servent pour ce but. Celui-ci joue donc un rôle essentiel, quoique assez humiliant, dans leur existence. Il est heureux pour eux qu’il y ait un nombre considérable d’hommes sur leur planète. J’ai lu une étude prouvant qu’il y a plus d’hommes que de singes. Mais le nombre de ceux-ci va en augmentant, tandis que la population humaine diminue et, déjà, certains savants sont inquiets pour le futur ravitaillement de leurs laboratoires.

Tout cela n’éclaircit pas le secret de la poussée simienne à la pointe de l’évolution. Peut-être n’y a-t-il là, d’ailleurs, aucun mystère. Leur émergence est sans doute aussi naturelle que la nôtre. Je lutte pourtant contre cette idée, qui me paraît inacceptable et je sais maintenant que certains savants de chez eux considèrent aussi que le phénomène de l’ascension simienne est loin d’être éclairci. Cornélius fait partie de cette école et je crois qu’il est suivi par les esprits les plus subtils. Ignorant d’où ils viennent, qui ils sont et où ils vont, peut-être souffrent-ils de cette obscurité. Serait-ce ce sentiment qui leur insuffle une sorte de frénésie dans la recherche biologique et qui donne une orientation si particulière à leurs activités scientifiques ? Ma cogitation de la nuit se conclut sur ces questions.

VI

Zira m’emmenait assez souvent promener dans le parc. Nous y rencontrions parfois Cornélius et nous préparions ensemble le discours que je devais prononcer devant le congrès. La date en était proche, ce qui me rendait assez nerveux. Zira m’assurait que tout se passerait bien. Cornélius avait hâte que ma condition fût reconnue et qu’on me rendît la liberté, pour pouvoir m’étudier à fond… collaborer avec moi, corrigeait-il, devant le mouvement d’impatience qui m’échappait lorsqu’il parlait ainsi.

Ce jour-là, son fiancé étant absent, Zira me proposa d’aller voir le Jardin zoologique attenant au parc. J’aurais bien voulu assister à un spectacle ou visiter un musée, mais ces distractions m’étaient encore interdites. Dans les livres seulement, j’avais pu acquérir quelques notions des arts simiens. J’avais admiré des reproductions de tableaux classiques, portraits de singes célèbres, scènes champêtres, nus de guenons lascives autour desquelles voletait un petit singe ailé représentant l’Amour, peintures militaires datant de l’époque où il y avait encore des guerres, figurant de terribles gorilles revêtus d’uniformes chamarrés. Les singes avaient eu aussi leurs impressionnistes et quelques contemporains se haussaient à l’art abstrait. Tout cela, je l’avais découvert dans ma cage, à la lueur de ma lampe. Je ne pouvais décemment assister qu’à des spectacles en plein air. Zira m’avait emmené voir un jeu ressemblant à notre football, une rencontre de boxe, qui m’avait fait frémir, entre deux gorilles, et une réunion d’athlétisme, où des chimpanzés aériens s’enlevaient au moyen d’une perche à une hauteur prodigieuse.

J’acceptai d’aller visiter le Zoo. Tout d’abord, je n’éprouvai aucune surprise. Les bêtes présentaient beaucoup d’analogies avec celles de la Terre. Il y avait des félins, des pachydermes, des ruminants, des reptiles et des oiseaux. Si je remarquai une espèce de chameau à trois bosses et un sanglier qui portait des cornes comme un chevreuil, cela ne pouvait en aucune façon m’émerveiller, après ce que j’avais vu sur la planète Soror.

Mon étonnement commença avec le quartier des hommes. Zira tenta de me dissuader d’en approcher, regrettant, je crois, de m’avoir amené là, mais ma curiosité était trop forte et je tirai sur ma laisse jusqu’à ce qu’elle cédât.

La première cage devant laquelle nous nous arrêtâmes contenait au moins une cinquantaine d’individus, hommes, femmes, enfants, exhibés là pour la plus grande joie des badauds singes. Ils faisaient preuve d’une activité fébrile et désordonnée, gambadant, se bousculant, se donnant en spectacle, se livrant à mille facéties.

C’était bien un spectacle. Il s’agissait pour eux de s’attirer les bonnes grâces des petits singes qui entouraient la cage, leur jetant de temps en temps des fruits ou des morceaux de gâteaux qu’une vieille guenon vendait à l’entrée du jardin. C’était à celui des hommes, adultes aussi bien qu’enfants, qui réussirait le meilleur tour – escalade des grilles, marche à quatre pattes, marche sur les mains – pour obtenir la récompense et, quand celle-ci tombait au milieu d’un groupe, il y avait des bourrades, des coups d’ongles et des cheveux arrachés ; le tout ponctué de cris aigus d’animaux en colère.

Certains hommes, plus rassis, ne participaient pas au tumulte. Ils se tenaient à l’écart, près des grilles et, quand ils voyaient un bambin singe plonger les doigts dans un sac, ils tendaient vers lui une main implorante. Celui-ci, s’il était jeune, reculait souvent, effrayé ; mais ses parents ou ses amis plus âgés se moquaient de lui, jusqu’à ce qu’il se décidât en tremblant à donner la récompense de la main à la main.

L’apparition d’un homme hors de la cage provoqua quelque étonnement, aussi bien parmi les prisonniers que dans l’assistance simienne. Les premiers interrompirent un moment leurs gambades pour m’examiner avec suspicion, mais comme je me tenais coi, refusant avec dignité les aumônes que les gamins faisaient mine de me tendre, les uns et les autres se désintéressèrent de moi et je pus observer tout à mon aise. La veulerie de ces créatures m’écœurait et je me sentais rougir de honte en constatant une fois de plus combien elles me ressemblaient physiquement. Les autres cages offraient les mêmes exhibitions dégradantes. J’allais me laisser entraîner par Zira, la mort dans l’âme, quand, soudain, j’étouffai à grand-peine un cri de surprise. Là, devant moi, parmi le troupeau, c’était bien lui, mon compagnon de voyage, le chef et l’âme de notre expédition, le fameux professeur Antelle. Il avait été capturé comme moi et, moins heureux probablement, vendu au Zoo.

Ma joie de le savoir vivant et de le retrouver fut telle que des larmes me montèrent aux yeux ; puis, je frémis devant la condition à laquelle ce grand savant était réduit. Mon émotion se transforma peu à peu en une stupeur douloureuse quand je m’aperçus que son comportement était exactement le même que celui des autres hommes. J’étais bien obligé de croire le témoignage de mes yeux, malgré l’invraisemblance de cette conduite. Il faisait partie, lui, de ces sages qui ne se mêlaient pas aux bagarres mais tendaient la main à travers les barreaux, avec une grimace de mendiant. Je l’observai alors qu’il était en train d’agir et rien dans son attitude ne laissait percevoir sa véritable nature. Un petit singe lui donna un fruit. Le savant le prit, s’assit, les jambes croisées, et commença à le dévorer gloutonnement, regardant son bienfaiteur d’un œil avide, comme s’il en espérait un autre geste généreux. Je pleurai de nouveau à cette vue. A voix basse, j’expliquai à Zira les motifs de mon trouble. J’aurais voulu m’approcher et lui parler, mais elle m’en dissuada avec énergie. Je ne pouvais rien faire pour lui actuellement et, dans l’émotion de nous retrouver, nous risquions de causer un scandale préjudiciable à nos intérêts communs, qui pourrait fort bien ruiner mes propres plans.

« Après le congrès, me dit-elle, quand tu auras été reconnu et accepté comme un être raisonnable, nous nous occuperons de lui. »

Elle avait raison et je me laissai entraîner à regret. Tandis que nous regagnions la voiture, je lui expliquai qui était le professeur Antelle et la réputation qu’il avait sur la Terre et dans le monde savant. Elle resta longtemps songeuse et me promit de s’employer à le tirer du Zoo. Elle me ramena un peu réconforté à l’Institut ; mais, ce soir-là, je refusai la nourriture que m’apportaient les gorilles.

VII

La semaine qui précéda le congrès, Zaïus me fit de nombreuses visites, multipliant les tests saugrenus ; sa secrétaire emplit plusieurs cahiers d’observations et de conclusions me concernant. Je m’appliquai hypocritement à ne pas paraître plus malin qu’il ne le désirait.

La date tant attendue arriva enfin, mais ce fut seulement le troisième jour du congrès qu’on vint me chercher, les singes s’affrontant d’abord en des débats théoriques. J’étais tenu au courant de leurs travaux par Zira. Zaïus avait déjà lu un long rapport à mon sujet, me présentant comme un homme aux instincts particulièrement aiguisés, mais concluant à une absence totale de conscience. Cornélius lui posa quelques questions perfides, pour savoir comment il expliquait dans ce cas certains traits de ma conduite. Ceci ranima de vieilles querelles et la dernière discussion avait été assez houleuse.

Les savants étaient partagés en deux clans, ceux qui refusaient toute espèce d’âme à un animal et ceux qui voyaient seulement une différence de degré entre le psychisme des bêtes et celui des singes. Bien entendu, personne ne soupçonnait la vérité totale, sauf Cornélius et Zira. Cependant, le rapport de Zaïus relatait des traits si surprenants que, sans même que cet imbécile s’en doutât, il troublait certains observateurs impartiaux, sinon les savants décorés, et le bruit commençait à courir dans la ville qu’un homme tout à fait extraordinaire avait été découvert.

Zira me murmura à l’oreille, en me faisant sortir de ma cage :

« Il y aura la foule des grands jours et la totalité de la presse. Tous sont alertés et pressentent un événement insolite. C’est excellent pour toi. Courage ! »

J’avais besoin de son appui moral. Je me sentais terriblement nerveux. J’avais repassé mon discours toute la nuit. Je le savais par cœur et il devait convaincre les plus bornés ; mais j’étais hanté par la terreur qu’on ne me laissât pas parler.

Les gorilles m’entraînèrent vers un camion grillagé, où je me trouvai en compagnie de quelques autres sujets humains, jugés dignes, eux aussi, d’être présentés à la docte assemblée, à cause de quelque particularité. Nous arrivâmes devant une énorme bâtisse, surmontée d’une coupole. Nos gardiens nous firent entrer dans un hall garni de cages, attenant à la salle de réunion. C’est là que nous attendîmes le bon plaisir des savants. De temps en temps, un gorille majestueux, revêtu d’une sorte d’uniforme noir, poussait une porte et venait crier un numéro. Alors les gardiens passaient une laisse à l’un des hommes et l’entraînaient. Mon cœur battait à chaque apparition de l’huissier. Par la porte entrebâillée, un brouhaha parvenait de la salle, parfois des exclamations et aussi des applaudissements.

Les sujets étant emmenés immédiatement après leur présentation, je finis par me trouver seul dans le hall, avec les gardiens, ressassant fébrilement les principales périodes de mon discours. On m’avait gardé pour la fin, comme une vedette. Le gorille noir surgit une dernière fois et appela mon numéro. Je me levai spontanément, pris des mains d’un singe éberlué la laisse qu’il s’apprêtait à fixer sur mon collier et l’assujettis moi-même. Ainsi, encadré de deux gardes du corps, je pénétrai d’un pas ferme dans la salle de réunion. Dès que je fus entré, je m’arrêtai, ébloui et décontenancé.


J’avais déjà vu bien des spectacles étranges depuis mon arrivée sur la planète Soror. J’estimais être accoutumé à la présence des singes et à leurs manifestations au point de ne plus pouvoir en être étonné. Pourtant, devant la singularité et les proportions de la scène qui s’offrait à mon regard, je fus saisi d’un vertige et me demandai une fois encore si je ne rêvais pas.

J’étais au fond d’un gigantesque amphithéâtre (qui me fit bizarrement penser à l’enfer conique de Dante) dont tous les gradins, autour et au-dessus de moi, étaient couverts de singes. Il y en avait là plusieurs milliers. Jamais je n’avais vu autant de singes assemblés ; leur multitude transcendait les rêves les plus fous de ma pauvre imagination terrestre ; leur nombre m’accablait.

Je chancelai et tentai de me ressaisir en cherchant des repères dans cette foule. Les gardiens me poussaient vers le centre du cercle, qui ressemblait à une piste de cirque, où une estrade était installée. Je fis lentement un tour sur moi-même. Des rangées de singes s’élevaient jusqu’au plafond, à une hauteur qui me parut prodigieuse. Les places les plus proches de moi étaient occupées par les membres du congrès, tous savants chevronnés, revêtus de pantalons rayés et de redingotes sombres, tous décorés, presque tous d’un âge vénérable et presque tous des orangs-outans. Je distinguai cependant dans leur groupe un petit nombre de gorilles et de chimpanzés. Je cherchai Cornélius parmi ceux-ci, mais ne le découvris pas.

Au-delà des autorités, derrière une balustrade, plusieurs rangs étaient réservés aux collaborateurs subalternes des savants. Une tribune était aménagée à ce même niveau pour les journalistes et les photographes. Enfin, plus haut encore, derrière une autre barrière, se pressait la foule, un public simien qui me parut fort surexcité, d’après la densité des murmures qui saluèrent mon apparition.

Je cherchai également à découvrir Zira, qui devait se trouver parmi les assistants. Je sentais le besoin d’être soutenu par son regard. Là encore, je fus déçu et ne pus découvrir un singe familier parmi l’infernale légion de singes qui m’entourait.

Je reportai mon attention sur les pontifes. Chacun d’eux était assis dans un fauteuil drapé de rouge, alors que les autres n’avaient droit qu’à des chaises ou des bancs. Leur aspect rappelait beaucoup celui de Zaïus. La tête basse, presque au niveau des épaules, un bras démesuré à demi plié et posé devant eux sur un sous-main, ils griffonnaient parfois quelques notes, à moins que ce ne fût un dessin puéril. Par contraste avec la surexcitation qui régnait sur les bancs supérieurs, ils me parurent avachis. J’eus l’impression que mon entrée et l’annonce qui en était faite par un haut-parleur arrivaient juste à point pour réveiller leur attention chancelante. En fait, je me rappelle fort bien avoir vu trois de ces orangs-outans sursauter et relever brusquement le col, comme s’ils étaient arrachés à un sommeil profond.

Cependant, ils étaient maintenant tous bien éveillés. Ma présentation devait être le clou de la réunion et je me sentais la cible de milliers de paires d’yeux simiens, aux expressions diverses, allant de l’indifférence à l’enthousiasme.

Mes gardes me firent monter sur l’estrade, où siégeait un gorille de belle allure. Zira m’avait expliqué que le congrès était présidé, non par un savant comme c’était le cas autrefois – alors, les singes de science, livrés à eux-mêmes, se perdaient dans des discussions sans fin, n’aboutissant jamais à une conclusion – mais par un organisateur. A la gauche de cet imposant personnage se tenait son secrétaire, un chimpanzé, qui notait le compte rendu de la séance. A sa droite, prenaient place successivement les savants dont c’était le tour d’exposer la thèse ou de présenter un sujet. Zaïus venait d’occuper ce siège, salué par de maigres applaudissements. Grâce à un système de haut-parleurs conjugués avec des projecteurs puissants, rien de ce qui se passait sur l’estrade n’était perdu sur les plus hauts gradins.

Le président gorille agita sa sonnette, obtint le silence et déclara qu’il donnait la parole à l’illustre Zaïus, pour la présentation de l’homme dont il avait déjà entretenu l’assemblée. L’orang-outan se leva, salua et commença à discourir. Pendant ce temps, je m’efforçais de prendre une attitude aussi compréhensive que possible. Quand il parla de moi, je m’inclinai en portant la main à mon cœur, ce qui souleva un début d’hilarité, vite réprimé par la sonnette. Je compris rapidement que je ne servais pas ma cause en me livrant à ces facéties, qui pouvaient être interprétées comme le simple résultat d’un bon dressage. Je me tins coi, attendant la fin de son exposé.

Il rappela les conclusions de son rapport et annonça les prouesses qu’il allait me faire exécuter, ayant fait préparer sur l’estrade les accessoires de ses maudites expériences. Il conclut en déclarant que j’étais aussi capable de répéter quelques mots, comme certains oiseaux, et qu’il espérait pouvoir me faire exécuter cette performance devant l’assemblée. Ensuite, il se tourna vers moi, prit la boîte à fermetures multiples et me la présenta. Mais, au lieu de faire jouer les serrures, je me livrai à un autre genre d’exercices.

Mon heure était venue. Je levai la main, puis, tirant doucement sur la laisse que tenait le garde, je m’approchai d’un micro et m’adressai au président.

« Très illustre président, dis-je en mon meilleur langage simien, c’est avec le plus grand plaisir que j’ouvrirai cette boîte ; c’est très volontiers aussi que j’exécuterai tous les tours du programme. Cependant, avant de me livrer à cette tâche, un peu facile pour moi, je sollicite l’autorisation de faire une déclaration qui, je le jure, étonnera cette savante assemblée. »

J’avais articulé très distinctement et chacune de mes paroles porta. Le résultat fut celui que j’escomptais. Tous les singes restèrent comme écrasés sur leur siège, abasourdis, retenant leur respiration. Les journalistes en oublièrent même de prendre des notes et aucun photographe n’eut assez de présence d’esprit pour prendre un cliché de cet instant historique.

Le président me regardait stupidement. Quant à Zaïus, il paraissait enragé.

« Monsieur le président, hurla-t-il, je proteste…»

Mais il s’arrêta court, submergé par le ridicule d’une discussion avec un homme. J’en profitai pour reprendre la parole.

« Monsieur le président, j’insiste avec le plus profond respect, mais avec énergie, pour que cette faveur me soit accordée. Quand je me serai expliqué, alors, je le jure sur mon honneur, je me plierai aux exigences du très illustre Zaïus. »

Un ouragan, succédant au silence, secoua l’assemblée. Une tempête de folie passait sur les gradins, transformant tous les singes en une masse hystérique où se mêlaient les exclamations, les rires, les pleurs et les hourras ; cela, au milieu d’un crépitement continu de magnésium, les photographes ayant enfin recouvré l’usage de leurs membres. Le tumulte dura cinq bonnes minutes, pendant lesquelles le président, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, ne cessa de me dévisager. Il prit enfin un parti et agita sa sonnette.

« Je…, commença-t-il en bégayant, je ne sais pas trop comment vous appeler.

— Monsieur, tout simplement, dis-je.

— Oui, eh bien, mon… monsieur, je pense qu’en présence d’un cas aussi exceptionnel, le congrès scientifique que j’ai l’honneur de présider se doit d’écouter votre déclaration. »

Une nouvelle vague d’applaudissements salua la sagesse de cette décision. Je n’en demandais pas plus. Je me plantai très droit au milieu de l’estrade, fixai le micro à ma hauteur et prononçai le discours suivant.

VIII

« Illustre président,

« Nobles gorilles,

« Sages orangs-outans,

« Subtils chimpanzés,

« Ô singes !

« Permettez à un homme de s’adresser à vous.

« Je sais que mon apparence est grotesque, ma forme repoussante, mon profil bestial, mon odeur infecte, la couleur de ma peau répugnante. Je sais que la vue de ce corps ridicule est une offense pour vous, mais je sais aussi que je m’adresse aux plus savants et aux plus sages de tous les singes, ceux dont l’esprit est capable de s’élever au-dessus des impressions sensibles et de percevoir l’essence subtile de l’être par-delà une pitoyable enveloppe matérielle…»

L’humilité pompeuse de ce début m’avait été imposée par Zira et Cornélius, qui la savaient propre à toucher les orangs-outans. Je continuai dans un silence profond.

« Entendez-moi, ô singes ! car je parle ; et non pas, je vous l’assure, comme une mécanique ou un perroquet. Je pense, et je parle, et je comprends aussi bien ce que vous dites que ce que j’énonce moi-même. Tout à l’heure, si vos Seigneuries daignent m’interroger, je me ferai un plaisir de répondre de mon mieux à leurs questions.

« Auparavant, je veux vous révéler cette vérité stupéfiante : non seulement, je suis une créature pensante, non seulement une âme habite paradoxalement ce corps humain, mais je viens d’une planète lointaine, de la Terre, de cette Terre où, par une fantaisie encore inexplicable de la nature, ce sont les hommes qui détiennent la sagesse et la raison. Je demande la permission de préciser le lieu de mon origine, non certes pour les illustres docteurs que je vois autour de moi, mais pour quelques-uns de mes auditeurs qui, peut-être, ne sont pas familiarisés avec les divers systèmes stellaires. »

Je m’approchai d’un tableau noir, et m’aidant de quelques schémas, je décrivis de mon mieux le système solaire et fixai sa position dans la galaxie. Mon exposé fut encore écouté dans un silence religieux. Mais quand, mes croquis terminés, je frappai plusieurs fois mes mains l’une contre l’autre pour en faire tomber la poussière de craie, ce simple geste suscita un bruyant enthousiasme dans la foule des hauts gradins. Je continuai, face au public :

« Donc, sur cette Terre, c’est dans la race humaine que l’esprit s’incarna. C’est ainsi et je n’y peux rien. Tandis que les singes – j’en suis bouleversé depuis que j’ai découvert votre monde – tandis que les singes sont restés à l’état sauvage, ce sont les hommes qui ont évolué. C’est dans le crâne des hommes que le cerveau s’est développé et organisé. Ce sont les hommes qui ont inventé le langage, découvert le feu, utilisé des outils. Ce sont eux qui aménagèrent ma planète et en transformèrent le visage, eux enfin qui ont établi une civilisation si raffinée que, par bien des points, ô singes ! elle rappelle la vôtre. »

Là, je m’appliquai à donner de multiples exemples de nos plus belles réalisations. Je décrivis nos cités, nos industries, nos moyens de communication, nos gouvernements, nos lois, nos distractions. Puis je m’adressai plus particulièrement aux savants et tentai de donner une idée de nos conquêtes dans les domaines nobles des sciences et des arts. Ma voix s’affermissait à mesure que je parlais. Je commençais à ressentir une sorte de griserie, comme un propriétaire faisant l’inventaire de ses richesses.

J’en vins ensuite au récit de mes propres aventures. J’expliquai la façon dont j’étais parvenu jusqu’au monde de Bételgeuse et sur la planète Soror, comment j’avais été capturé, encagé, comment j’essayai d’entrer en contact avec Zaïus et comment, par suite de mon manque d’ingéniosité sans doute, tous mes efforts avaient été vains. Je mentionnai enfin la perspicacité de Zira, son aide précieuse et celle du docteur Cornélius. Je conclus ainsi :

« Voilà ce que j’avais à vous dire, ô singes ! A vous de décider maintenant si je dois être traité comme un animal et terminer mes jours dans une cage, après d’aussi exceptionnelles aventures. Il me reste à ajouter que je suis venu vers vous sans aucune intention hostile, animé seulement par l’esprit de découverte. Depuis que j’ai appris à vous connaître, vous m’êtes extraordinairement sympathiques et je vous admire de toute mon âme. Voici donc le plan que je suggère aux grands esprits de cette planète. Je puis certainement vous être utile par mes connaissances terrestres ; de mon côté, j’ai appris plus de choses en quelques mois de cage chez vous que dans mon existence antérieure. Unissons nos efforts ! Établissons des contacts avec la Terre ! Marchons, singes et hommes, la main dans la main et aucune puissance, aucun secret du cosmos ne pourront nous résister ! »

Je m’arrêtai, épuisé, dans un silence absolu. Je me retournai machinalement vers la table du président, saisis le verre d’eau qui s’y trouvait et le vidai d’un trait. Comme le fait de me frotter les mains, ce simple geste produisit un effet énorme et donna le signal du tumulte. La salle se déchaîna d’un seul coup, dans un enthousiasme qu’aucune plume ne saurait décrire. Je savais que j’avais gagné mon auditoire, mais je n’aurais pas cru possible qu’aucune assemblée au monde pût exploser avec un tel bruit. J’en restai abasourdi, avec tout juste assez de sang-froid pour observer une des raisons de ce fantastique vacarme : les singes, naturellement exubérants, applaudissent de leurs quatre mains, quand un spectacle leur plaît. J’avais ainsi autour de moi un tourbillon de créatures endiablées, en équilibre sur leurs fesses et battant des quatre membres avec frénésie, à croire que la coupole allait s’écrouler ; cela au milieu de hurlements, où dominait la voix basse des gorilles. Ce fut une de mes dernières visions de cette séance mémorable. Je me sentis chanceler. Je regardai avec inquiétude autour de moi. Zaïus venait de quitter son siège d’un mouvement rageur pour se promener sur l’estrade, les mains derrière le dos, comme il le faisait devant ma cage. J’aperçus, comme dans un rêve, son fauteuil vide et m’y laissai tomber. Un nouveau torrent d’acclamations, que j’eus le temps de percevoir avant de m’évanouir, salua cette attitude.

IX

Je ne repris connaissance que beaucoup plus tard, tant la tension de cette séance m’avait éprouvé. Je me trouvais dans une chambre, étendu sur un lit. Zira et Cornélius me donnaient des soins, pendant que des gorilles en uniforme tenaient à l’écart un groupe de journalistes et de curieux, qui tentaient de s’approcher de moi.

« Magnifique ! murmura Zira à mon oreille. Tu as gagné.

— Ulysse, me dit Cornélius, nous allons faire ensemble de grandes choses. »

Il m’apprit que le Grand Conseil de Soror venait de tenir une séance extraordinaire et de décider ma libération immédiate.

« Il y a eu quelques opposants, ajouta-t-il, mais l’opinion publique l’exigeait et ils ne pouvaient faire autrement. »

Ayant lui-même demandé et obtenu de me prendre comme collaborateur, il se frottait les mains à la pensée de l’aide que je lui apporterais dans ses recherches.

« C’est ici que vous habiterez. J’espère que cet appartement vous conviendra. Il est situé tout près du mien, dans une aile de l’Institut réservée au personnel supérieur. »

Je jetai un coup d’œil effaré autour de moi, croyant rêver. La chambre était pourvue de tout le confort ; c’était le début d’une ère nouvelle. Après avoir tant souhaité cet instant, je me sentis soudain envahi par un bizarre sentiment de nostalgie. Mon regard rencontra celui de Zira et je compris que la fine guenon devinait ma pensée. Elle eut un sourire assez ambigu.

« Ici, évidemment, dit-elle, tu n’auras pas Nova. »

Je rougis, haussai les épaules et me dressai sur mon séant. Mes forces étaient revenues et j’avais hâte de me lancer dans ma nouvelle vie.

« Te sens-tu assez fort pour assister à une petite réunion ? demanda Zira. Nous avons invité quelques amis, tous des chimpanzés, pour célébrer ce grand jour. »

Je répondis que rien ne me ferait plus de plaisir, mais que je ne voulais plus me promener nu. Je remarquai alors que je portais un pyjama, Cornélius m’ayant prêté l’un des siens. Mais si je pouvais, à la rigueur, endosser un pyjama de chimpanzé, j’aurais été grotesque dans un de ses costumes.

« Tu auras demain une garde-robe complète et, dès ce soir, un complet convenable. Voici le tailleur. »

Un chimpanzé de petite taille entrait, me saluant avec une grande courtoisie. J’appris que les plus célèbres tailleurs s’étaient disputé l’honneur de me vêtir, pendant mon évanouissement. Celui-ci, le plus réputé, avait pour clients les plus grands gorilles de la capitale.

J’admirai son adresse et sa célérité. En moins de deux heures, il avait réussi à me confectionner un costume acceptable. J’éprouvai une grande surprise à me sentir habillé et Zira me contemplait avec de grands yeux. Pendant que l’artiste faisait des retouches, Cornélius fit entrer les journalistes, qui se battaient à la porte. Je fus mis sur la sellette pendant plus d’une heure, harcelé de questions, mitraillé par les photographes, obligé de fournir les détails les plus piquants sur la planète Terre et la vie qu’y menaient les hommes. Je me prêtai de bonne grâce à cette cérémonie. Journaliste moi-même, je comprenais l’aubaine que je représentais pour ces confrères et je savais que la presse était pour moi un puissant appui.

Il était tard quand ils se retirèrent. Nous allions sortir pour rejoindre les amis de Cornélius, quand nous fûmes retenus par l’arrivée de Zanam. Il devait être au courant des derniers événements, car il me salua très bas. Il cherchait Zira, pour lui dire que tout n’allait pas pour le mieux dans son service. Furieuse de mon absence prolongée, Nova menait un grand tapage. Sa nervosité avait gagné tous les autres captifs et aucun coup de pique ne pouvait les calmer.

« J’y vais, dit Zira. Attendez-moi ici. »

Je lui lançai un coup d’œil suppliant. Elle hésita, puis haussa les épaules.

« Accompagne-moi si tu veux, dit-elle. Après tout, tu es libre et tu sauras peut-être la calmer mieux que moi. »

Je pénétrai à son côté dans la salle des cages. Les prisonniers se calmèrent dès qu’ils m’aperçurent et un silence curieux succéda au tumulte. Ils me reconnaissaient certainement malgré mes habits et semblaient comprendre qu’ils étaient en présence d’un événement miraculeux.

Je me dirigeai en tremblant vers la cage de Nova ; la mienne. Je m’approchai d’elle ; je lui souris ; je lui parlai. J’eus un moment l’impression nouvelle qu’elle suivait ma pensée et qu’elle allait me répondre. Cela était impossible, mais ma simple présence l’avait calmée, comme les autres. Elle accepta un morceau de sucre que je lui tendis et le dévora pendant que je m’éloignais, le cœur gros.


De cette soirée, qui eut lieu dans un cabaret à la mode – Cornélius avait décidé de m’imposer d’un coup à la société simienne puisque, aussi bien, j’étais maintenant destiné à vivre parmi elle – j’ai gardé un souvenir confus et assez troublant.

La confusion venait de l’alcool que j’ingurgitai dès mon arrivée et auquel mon organisme n’était plus accoutumé. L’effet troublant était une sensation insolite, qui devait s’emparer de moi en bien d’autres occasions par la suite. Je ne pourrais mieux la décrire que comme un affaiblissement progressif dans mon esprit de la nature simienne des personnages qui m’entouraient, au bénéfice de leur fonction ou du rôle qu’ils tenaient dans la société. Le maître d’hôtel, par exemple, qui s’approcha avec obséquiosité pour nous diriger vers notre table, je voyais en lui le maître d’hôtel seulement et le gorille avait tendance à s’estomper. Telle vieille guenon outrageusement fardée s’effaçait devant la vieille coquette et, quand je dansais avec Zira, j’oubliais complètement sa condition pour ne plus sentir dans mes bras que la taille d’une danseuse. L’orchestre de chimpanzés n’était plus qu’un orchestre banal et les élégants singes du monde qui faisaient des traits d’esprit autour de moi devenaient de simples gens du monde.

Je n’insisterai pas sur la sensation que ma présence suscita parmi ceux-ci. J’étais le point de mire de tous les regards. Je dus donner des autographes à de nombreux amateurs et les deux gorilles que Cornélius avait eu la prudence d’amener eurent fort à faire pour me défendre contre un tourbillon de guenons de tout âge, qui se disputaient l’honneur de trinquer ou de danser avec moi.

La nuit était fort avancée. J’étais à demi ivre quand la pensée du professeur Antelle me traversa l’esprit. Je me sentis submergé par un noir remords. Je n’étais pas loin de verser des pleurs sur ma propre infamie, en songeant que j’étais là à m’amuser et à boire avec des singes, quand mon compagnon se morfondait sur la paille, dans une cage.

Zira me demanda ce qui m’attristait. Je le lui dis. Cornélius m’apprit alors qu’il s’était enquis du professeur et que celui-ci était en bonne santé. Rien ne s’opposerait, maintenant, à sa mise en liberté. Je proclamai avec force que je ne pouvais attendre une minute de plus avant de lui apporter cette nouvelle.

« Après tout, admit Cornélius après avoir réfléchi, on ne peut rien vous refuser un jour pareil. Allons-y. Je connais le directeur du Zoo. »

Nous quittâmes tous trois le cabaret et nous nous rendîmes au jardin. Le directeur, réveillé, s’empressa. Il connaissait mon histoire. Cornélius lui apprit la véritable identité d’un des hommes qu’il détenait dans une cage. Il n’en pouvait croire ses oreilles mais ne voulait rien me refuser, lui non plus. Il faudrait évidemment attendre le jour et remplir quelques formalités pour qu’il pût libérer le professeur, mais rien ne s’opposait à notre entretien immédiat. Il s’offrit à nous accompagner.

Le jour se levait quand nous arrivâmes devant la cage où l’infortuné savant vivait comme une bête, au milieu d’une cinquantaine d’hommes et de femmes. Ceux-ci dormaient encore, assemblés par couples ou par groupes de quatre ou cinq. Ils ouvrirent les yeux dès que le directeur donna de la lumière.

Je ne fus pas long à découvrir mon compagnon. Il était allongé sur le sol comme les autres, recroquevillé contre le corps d’une fille, assez jeune, me sembla-t-il. Je frémis en le voyant ainsi et m’attendris par la même occasion sur l’abjection à laquelle j’avais été, moi aussi, réduit pendant quatre mois.

J’étais si bouleversé que je ne pouvais parler. Les hommes, à présent éveillés, ne manifestaient guère de surprise. Ils étaient apprivoisés et bien dressés ; ils commencèrent à exécuter leurs tours habituels, dans l’espoir de quelque récompense. Le directeur leur jeta des débris de gâteau. Il y eut aussitôt des bousculades et des bagarres comme dans la journée, tandis que les plus sages prenaient leur position favorite, accroupis près de la grille, tendant une main implorante.

Le professeur Antelle imita ceux-ci. Il s’approcha aussi près que possible du directeur et mendia une friandise. Ce comportement indigne me causa un malaise profond, qui se transforma bientôt en une angoisse insupportable. Il était à trois pas de moi ; il me regardait et ne semblait pas me reconnaître. En vérité, son œil, si vivifiant autrefois, avait perdu toute flamme et suggérait le même néant spirituel que celui des autres captifs. Je n’y découvrais avec terreur qu’un peu d’émoi, le même, exactement le même que suscitait la présence d’un homme habillé parmi les captifs.

Je fis un violent effort et réussis enfin à parler pour dissiper ce cauchemar.

« Professeur, dis-je, maître, c’est moi, Ulysse Mérou. Nous sommes sauvés. Je suis venu vous l’annoncer…»

Je m’arrêtai, interdit. Au son de ma voix, il avait eu le même réflexe que les hommes de la planète Soror. Il avait brusquement tendu le cou et esquissé un pas de retraite.

« Professeur, professeur Antelle, insistai-je, éploré ; c’est moi, moi, Ulysse Mérou, votre compagnon de voyage. Je suis libre et dans quelques heures vous le serez aussi. Les singes que vous voyez là sont nos amis. Ils savent qui nous sommes et nous accueillent comme des frères. »

Il ne répondit pas une parole. Il ne manifesta pas la moindre compréhension ; mais, d’un nouveau mouvement furtif, semblable à celui d’une bête apeurée, il se recula un peu plus.

J’étais désespéré et les singes paraissaient fort intrigués. Cornélius fronçait le sourcil, comme lorsqu’il cherchait la solution d’un problème. Il me vint à l’esprit que le professeur, effrayé par leur présence, pouvait fort bien simuler l’inconscience. Je leur demandai de s’éloigner et de me laisser seul avec lui, ce qu’ils firent de bonne grâce. Quand ils eurent disparu, je tournai autour de la cage, pour m’approcher du point où le savant s’était réfugié et je lui parlai de nouveau.

« Maître, implorai-je, je comprends votre prudence. Je sais à quoi s’exposent les hommes de la Terre sur cette planète. Mais nous sommes seuls, je vous le jure, et vos épreuves sont terminées. C’est moi qui vous le dis, moi, votre compagnon, votre disciple, votre ami, moi, Ulysse Mérou. »

Il fit encore un saut en arrière, me lançant des regards furtifs. Alors, comme je restais là, tremblant, ne sachant plus par quels mots le toucher, sa bouche s’entrouvrit.

Avais-je enfin réussi à le convaincre ? Je le regardai, haletant d’espoir. Mais je restai muet d’horreur devant le genre de manifestation qui traduisit son émoi. J’ai dit que sa bouche s’était entrouverte ; mais ce n’était pas là le geste volontaire d’une créature qui s’apprête à parler. Il en sortit un son de gorge semblable à ceux qu’émettaient les étranges hommes de cette planète, pour exprimer la satisfaction ou la peur. Là, devant moi, sans remuer les lèvres, tandis que l’épouvante me glaçait le cœur, le professeur Antelle poussa un long ululement.

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