TROISIEME PARTIE

I

Je me réveillai de bonne heure, après un sommeil agité. Je me retournai trois ou quatre fois dans mon lit et me frottai les yeux avant de reprendre conscience, encore mal habitué à la vie de civilisé que je menais depuis un mois, inquiet, chaque matin, de ne pas entendre craquer la paille et de ne pas sentir le chaud contact de Nova.

Je recouvrai enfin mes esprits. J’occupais un des appartements les plus confortables de l’Institut. Les singes s’étaient montrés généreux. J’avais un lit, une salle de bains, des vêtements, des livres, un poste de télévision. Je lisais tous les journaux ; j’étais libre ; je pouvais sortir, me promener dans les rues, assister à n’importe quel spectacle. Ma présence en un lieu public suscitait toujours un intérêt considérable, mais l’émoi des premiers jours commençait à s’apaiser.

C’était maintenant Cornélius le grand maître scientifique de l’Institut. Zaïus avait été limogé – on lui avait cependant accordé un autre poste et une nouvelle décoration – et le fiancé de Zira, nommé à sa place. Il en était résulté un rajeunissement des cadres, une promotion générale du parti chimpanzé et une recrudescence d’activité dans tous les travaux. Zira était devenue adjointe au nouveau directeur.

Pour moi, je participais aux recherches du savant, non plus comme cobaye, mais comme collaborateur. Cornélius n’avait d’ailleurs obtenu cette faveur qu’avec de grandes difficultés et après beaucoup de réticences du Grand Conseil. Les autorités paraissaient n’admettre qu’à contrecœur ma nature et mon origine.

Je m’habillai rapidement, sortis de ma chambre et me dirigeai vers le bâtiment de l’Institut où j’avais été autrefois prisonnier, le service de Zira, qu’elle dirigeait encore, en plus de ses nouvelles fonctions. Avec l’accord de Cornélius, j’avais entrepris là une étude systématique des hommes.


Me voici dans la salle des cages, arpentant le passage devant les grilles comme un des maîtres de cette planète. Avouerai-je que j’y fais de fréquentes visites, plus fréquentes que mes études ne l’exigent ? Parfois, la permanence de l’entourage simien me paraît pesante et je trouve là une sorte de refuge.

Les captifs me connaissent bien maintenant, et admettent mon autorité. Font-ils une différence entre moi, Zira et les gardiens qui leur apportent à manger ? Je le souhaiterais, mais j’en doute. Depuis un mois, malgré ma patience et mes efforts, je n’ai pas réussi, moi non plus, à leur faire accomplir des performances supérieures à celles de bêtes bien dressées. Un secret instinct m’avertit qu’il y a pourtant en eux des possibilités plus grandes.

Je voudrais leur apprendre à parler. C’est cela ma grande ambition. Je n’y ai pas réussi, certes ; c’est à peine si quelques-uns parviennent à répéter deux ou trois sons monosyllabiques, ce que font certains chimpanzés de chez nous. C’est peu, mais je m’obstine. Ce qui m’encourage, c’est l’insistance nouvelle de tous les regards à chercher le mien, regards qui me paraissent se transformer depuis quelque temps et où il me semble voir poindre une certaine curiosité d’une essence supérieure à la perplexité animale.

Je fais lentement le tour de la salle, m’arrêtant devant chacun d’eux. Je leur parle ; je leur parle doucement, avec patience. Ils sont habitués, maintenant, à cette manifestation, de ma part insolite. Ils semblent écouter. Je continue pendant quelques minutes, puis je renonce aux phrases et je prononce des mots simples, les répétant plusieurs fois, espérant un écho. L’un d’eux articule maladroitement une syllabe, mais cela n’ira pas plus loin aujourd’hui. Le sujet se fatigue bientôt, abandonne une tâche surhumaine et se couche sur la paille comme après un labeur accablant. Je soupire et je passe à un autre. J’arrive enfin devant la cage où Nova végète à présent, solitaire et triste ; triste, c’est du moins ce que je veux croire, avec ma suffisance d’homme de la Terre, m’efforçant de découvrir ce sentiment sur ses traits admirables et inexpressifs. Zira ne lui a pas donné d’autre compagnon et je lui en suis reconnaissant.

Je pense souvent à Nova. Je ne peux oublier les heures passées en sa compagnie. Mais je ne suis plus jamais entré dans sa cage ; le respect humain me l’interdit. N’est-elle pas un animal ? J’évolue maintenant dans les hautes sphères scientifiques ; comment me laisser aller à une telle promiscuité ? Je rougis au souvenir de notre intimité passée. Depuis que j’ai changé de camp, je me suis même interdit de lui témoigner plus d’amitié qu’à ses semblables.

Je suis tout de même obligé de constater qu’elle est un sujet d’élite et je m’en réjouis. J’obtiens avec elle de meilleurs résultats qu’avec les autres. Elle est venue se coller contre les barreaux dès mon approche et sa bouche se contracte en une grimace qui pourrait presque passer pour un sourire. Avant même que j’aie ouvert la bouche, elle essaie de prononcer les quatre ou cinq syllabes qu’elle a apprises. Elle y met une application évidente. Est-elle naturellement plus douée que les autres ? Ou bien mon contact l’a-t-il polie et rendue apte à mieux profiter de mes leçons ? Je me plais à penser, avec une certaine complaisance, qu’il en est ainsi.

Je prononce son nom, puis le mien, nous désignant alternativement du doigt l’un et l’autre. Elle esquisse le même geste. Mais je la vois changer d’un seul coup de physionomie et elle montre les dents, tandis que j’entends un rire léger derrière moi.

C’est Zira, qui se moque sans méchanceté de mes efforts et sa présence excite toujours la colère de la fille. Elle est accompagnée de Cornélius. Celui-ci s’intéresse à mes tentatives et vient souvent se rendre compte par lui-même des résultats. Aujourd’hui, c’est dans un autre dessein qu’il me cherche. Il a l’air assez surexcité.

« Vous plairait-il d’entreprendre avec moi un petit voyage, Ulysse ?

— Un voyage ?

— Assez loin ; presque aux antipodes. Des archéologues ont découvert là-bas des ruines extrêmement curieuses, si j’en crois les rapports qui nous parviennent. C’est un orang-outan qui dirige les fouilles et on ne peut guère compter sur lui pour interpréter correctement ces vestiges. Il y a là une énigme qui me passionne et qui peut apporter des éléments décisifs pour certaines recherches que j’ai entreprises. L’Académie m’envoie là-bas en mission et je crois que votre présence serait très utile. »

Je ne vois pas en quoi je pourrais l’aider, mais j’accepte avec joie cette occasion de voir d’autres aspects de Soror. Il me conduit dans son bureau pour me donner d’autres détails.

Je suis enchanté de cette diversion, qui est une excuse pour ne pas terminer ma tournée ; car il me reste un prisonnier à aller voir : le professeur Antelle. Il est toujours dans le même état, ce qui rend impossible sa mise en liberté. Grâce à moi, on l’a cependant placé à part, isolé dans une cellule assez confortable. C’est un devoir pénible pour moi de lui rendre visite. Il ne répond à aucune de mes sollicitations et se conduit toujours comme un parfait animal.

II

Nous partîmes une semaine plus tard. Zira nous accompagnait, mais elle devait rentrer après quelques jours pour s’occuper de l’Institut en l’absence de Cornélius. Celui-ci comptait séjourner plus longtemps sur le lieu des fouilles, si celles-ci étaient aussi intéressantes qu’il le prévoyait.

Un avion spécial était mis à notre disposition, un appareil à réaction assez semblable à nos premiers types de ce genre, mais très confortable et comportant un petit salon insonorisé, où l’on pouvait converser sans gêne. C’est là que nous nous retrouvâmes, Zira et moi, peu après le départ. J’étais heureux de ce voyage. J’étais à présent bien acclimaté dans le monde simien. Je n’avais été ni surpris ni effrayé de voir ce gros avion piloté par un singe. Je ne pensais qu’à jouir du paysage et du spectacle impressionnant de Bételgeuse à son lever. Nous avions atteint une altitude d’environ dix mille mètres. L’air était d’une pureté remarquable et l’astre géant se détachait sur l’horizon comme notre soleil observé à travers une lunette. Zira ne se lassait pas de l’admirer.

« Y a-t-il d’aussi belles matinées sur la Terre ? me demanda-t-elle. Est-ce que ton soleil est aussi beau que le nôtre ? »

Je lui répondis qu’il était moins gros et moins rouge, mais qu’il suffisait à nos ambitions. En revanche, notre astre nocturne était plus grand et répandait une lumière pâle plus intense que celui de Soror. Nous nous sentions joyeux comme des écoliers en vacances et je plaisantais avec elle comme avec une amie très chère. Quand Cornélius vint nous rejoindre, au bout d’un moment, je lui en voulus presque de troubler notre tête-à-tête. Il était soucieux. Depuis quelque temps d’ailleurs, il semblait nerveux. Il travaillait énormément, poursuivant des recherches personnelles qui l’absorbaient au point de lui occasionner parfois des moments d’absence totale. Il avait toujours gardé le secret au sujet de ces travaux et je crois que Zira les ignorait comme moi. Je savais seulement qu’ils étaient en rapport avec l’origine du singe et que le savant chimpanzé tendait de plus en plus à s’écarter des théories classiques. Ce matin-là, il m’en dévoila pour la première fois quelques aspects et je ne tardai pas à comprendre pourquoi mon existence d’homme civilisé était si importante pour lui. Il commença par reprendre un sujet mille fois débattu entre nous.

« Vous m’avez bien dit, Ulysse, que, sur votre Terre, les singes sont de véritables animaux ? Que l’homme s’est élevé à un degré de civilisation qui égale le nôtre et qui, sur beaucoup de points, même… ? N’ayez pas peur de me vexer, l’esprit scientifique ignore l’amour-propre.

— … Qui, sur beaucoup de points, le dépasse ; c’est indéniable. Une des meilleures preuves, c’est que je suis ici. Il semble que vous en soyez au point…

— Je sais, je sais, interrompit-il avec lassitude. Nous avons discuté de tout cela. Nous pénétrons maintenant les secrets que vous avez découverts il y a quelques siècles… Et ce ne sont pas seulement vos déclarations qui m’agitent, continua-t-il en se mettant à arpenter nerveusement le petit salon. Je suis depuis longtemps harcelé par l’intuition – une intuition étayée par certains indices concrets – que ces secrets, ici même, sur notre planète, d’autres intelligences en ont possédé la clé dans un passé lointain. »

J’aurais pu lui répondre que cette impression de redécouverte avait aussi affecté certains esprits de la Terre. Peut-être même était-elle universellement répandue et peut-être servait-elle de base à notre croyance en un Dieu. Mais je me gardai de l’interrompre. Il suivait une pensée encore confuse, qu’il exprimait d’une manière très réticente.

« Des intelligences, répéta-t-il pensivement et qui, peut-être, n’étaient pas…»

Il s’interrompit brusquement. Il avait l’air malheureux, comme tourmenté par la perception d’une vérité que son esprit répugnait à admettre.

« Vous m’avez bien dit aussi que les singes possèdent chez vous un esprit d’imitation très développé ?

— Ils nous imitent dans tout ce que nous faisons, je veux dire dans tous les actes qui ne demandent pas un véritable raisonnement. C’est au point que le verbe singer est, pour nous, synonyme d’imiter.

— Zira, murmura Cornélius avec une sorte d’accablement, n’est-ce pas cet esprit de singerie qui nous caractérise, nous aussi ? »

Sans laisser à Zira le temps de protester, il poursuivit avec animation :

« Cela commence dès notre enfance. Tout notre enseignement est basé sur l’imitation.

— Ce sont les orang-outans…

— Eh ! ils ont une importance capitale, puisque ce sont eux qui forment la jeunesse par leurs livres. Ils obligent l’enfant singe à répéter toutes les erreurs de ses ancêtres. Cela explique la lenteur de nos progrès. Depuis dix mille ans, nous restons semblables à nous-mêmes. »

Cette lenteur du développement chez les singes mérite quelques commentaires. J’en avais été frappé en étudiant leur histoire, sentant là des différences importantes avec l’essor de l’esprit humain. Certes, nous avons connu, nous aussi, une ère de quasi-stagnation. Nous avons eu nos orangs-outans, notre enseignement faussé, nos programmes ridicules et cette période a duré fort longtemps.

Pas aussi longtemps, toutefois, que chez les singes et surtout, pas au même stade de l’évolution. L’âge obscur que déplorait le chimpanzé s’était étendu sur environ dix mille années. Pendant cette ère, aucun progrès notable n’avait été réalisé, sauf, peut-être, durant le dernier demi-siècle. Mais ce qui était extrêmement curieux pour moi, c’est que leurs premières légendes, leurs premières chroniques, leurs premiers souvenirs témoignaient d’une civilisation déjà très avancée, à peu près semblable, en fait, à celle d’aujourd’hui. Ces documents, vieux de dix mille ans, apportaient la preuve d’une connaissance générale et de réalisations comparables à la connaissance et aux réalisations actuelles ; et, avant eux, c’était l’obscurité complète : aucune tradition orale ni écrite, aucun indice. En résumé, il semblait que la civilisation simienne eût fait une apparition miraculeuse, d’un seul coup, dix mille ans auparavant, et qu’elle se fût conservée depuis, à peu près sans modification. Le singe moyen avait été accoutumé à trouver ce fait naturel, n’imaginant pas un état de conscience différent, mais un esprit subtil comme Cornélius sentait là une énigme et en était tourmenté.

« Il y a des singes capables de création originale, protesta Zira.

— Certes, admit Cornélius ; c’est vrai, depuis quelques années surtout. A la longue, l’esprit peut s’incarner dans le geste. Il le doit, même ; c’est le cours naturel de l’évolution… Mais ce que je cherche avec passion, Zira, ce que je veux trouver, c’est comment tout cela a commencé… Aujourd’hui, il ne me paraît pas impossible que ce soit par une simple imitation, à l’origine de notre ère.

— Imitation de quoi, de qui ? »

Il avait repris ses manières réticentes, baissa les yeux, comme regrettant d’en avoir trop dit.

« Je ne peux pas encore conclure, dit-il enfin. Il me faut des preuves. Peut-être les trouverons-nous dans les ruines de la cité ensevelie. D’après les rapports, elle existait il y a beaucoup plus de dix mille années, à une époque dont nous ignorons tout. »

III

Cornélius ne m’en a pas dit davantage et il semble qu’il répugne à le faire, mais ce que j’entrevois déjà dans ses théories me plonge dans une singulière exaltation.

C’est une cité entière que les archéologues ont mise au jour, une ville ensevelie sous les sables d’un désert, dont il ne reste, hélas ! que des ruines. Mais ces ruines, j’en ai la conviction, détiennent un secret prodigieux que je fais le serment de percer. Cela doit être possible pour qui sait observer et réfléchir, ce dont l’orang-outan qui dirige les fouilles ne semble guère capable. Il a accueilli Cornélius avec le respect dû à sa haute situation, mais avec un dédain à peine voilé pour sa jeunesse et pour les idées originales qu’il émet parfois.

Effectuer des recherches à travers des pierres qui s’effritent à chaque geste et du sable qui croule sous nos pas est un travail de bénédictin. Cela fait un mois que nous nous y employons. Zira nous a quittés depuis longtemps, mais Cornélius s’obstine à prolonger son séjour. Il est aussi passionné que moi, persuadé que c’est ici, parmi ces vestiges du passé, que se trouve la solution des grands problèmes qui le tourmentent.

L’étendue de ses connaissances est vraiment étonnante. Il a d’abord tenu à vérifier par lui-même l’ancienneté de la cité. Les singes ont pour cela des procédés comparables aux nôtres, mettant en jeu des notions approfondies de chimie, de physique et de géologie. Sur ce point, le chimpanzé est tombé d’accord avec les savants officiels : la ville est très, très vieille. Elle a beaucoup plus de dix mille ans, c’est-à-dire qu’elle constitue un document unique, tendant à prouver que la civilisation simienne actuelle n’a pas jailli du néant, par miracle.

Il y a eu quelque chose avant l’ère actuelle. Quoi ? Après ce mois d’investigations fiévreuses, nous sommes déçus, car il semble que cette cité préhistorique, elle-même, n’était pas très différente de celles d’aujourd’hui. Nous avons trouvé des ruines de maisons, des traces d’usines, des vestiges prouvant que ces ancêtres possédaient des automobiles et des avions, tout comme les singes d’aujourd’hui. Cela fait remonter les origines de l’esprit très loin dans le passé. Ce n’est pas tout ce que Cornélius attendait, je le sens ; ce n’est pas ce que j’espérais.

Ce matin, Cornélius m’a précédé sur le chantier, où les ouvriers ont mis au jour une maison aux murs épais, faits d’une sorte de béton, qui semble mieux conservée que les autres. L’intérieur est rempli de sable et de débris, qu’ils ont entrepris de passer au crible. Hier encore, ils n’avaient rien trouvé de plus que dans les autres sections : fragments de tuyauterie, d’appareils ménagers, d’ustensiles de cuisine. Je paresse encore un peu sur le seuil de la tente que je partage avec le savant. J’aperçois de ma place l’orang-outan qui donne des ordres au chef d’équipe, un jeune chimpanzé au regard malin. Je ne vois pas Cornélius. Il est dans la fosse avec les ouvriers. Il met souvent la main à la pâte, craignant qu’ils ne fassent quelque bêtise et qu’un élément intéressant ne leur échappe.

Le voici justement qui sort du trou et je ne suis pas long à m’apercevoir qu’il a fait une découverte exceptionnelle. Il tient entre ses deux mains un petit objet que je ne distingue pas. Il a écarté sans ménagement le vieil orang qui tentait de s’en emparer et le dépose sur le sol avec mille précautions. Il regarde dans ma direction et me fait de grands gestes. M’étant approché, je suis frappé par l’altération de ses traits.

« Ulysse, Ulysse ! »

Jamais je ne l’ai vu dans un tel état. Il peut à peine parler. Les ouvriers, qui sont sortis eux aussi de la fosse, font le cercle autour de sa trouvaille et m’empêchent de la voir. Ils se la montrent du doigt et paraissent, eux, simplement amusés. Certains rient franchement. Ce sont presque tous de robustes gorilles. Cornélius les tient à distance.

« Ulysse !

— Qu’y a-t-il donc ? »

Je découvre à mon tour l’objet posé sur le sable, en même temps qu’il murmure d’une voix étranglée :

« Une poupée, Ulysse, une poupée ! »

C’est une poupée, une simple poupée de porcelaine. Un miracle l’a conservée presque intacte, avec des vestiges de cheveux, et des yeux qui portent encore quelques écailles de couleur. C’est une vision si familière pour moi que je ne comprends pas, tout d’abord, l’émotion de Cornélius. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser… J’y suis ! l’insolite me pénètre et me bouleverse aussitôt. C’est une poupée humaine, qui représente une fille, une fille de chez nous. Mais je refuse de me laisser entraîner par des chimères. Avant de crier au prodige, il faut examiner toutes les possibilités de causes banales. Un savant comme Cornélius a certainement dû le faire. Voyons : parmi les poupées des enfants singes, il en existe quelques-unes, peu, mais enfin quelques-unes, ayant une forme animale et même humaine. Ce n’est pas la seule présence de celle-ci qui peut émouvoir ainsi le chimpanzé… M’y voici encore : les jouets des petits singes figurant des animaux ne sont pas en porcelaine ; et surtout, en général, ils ne sont pas habillés ; pas habillés en tout cas comme des êtres raisonnables. Et cette poupée, je vous le dis, est vêtue comme une poupée de chez nous – on distingue des restes bien apparents de la robe, du corsage, du jupon et de la culotte – vêtue avec le goût que mettrait une petite fille de la Terre à parer sa poupée favorite, avec le soin que prendrait une petite guenon de Soror à habiller sa poupée guenon ; un soin que jamais, jamais, elle n’apporterait à travestir une forme animale comme la forme humaine. Je comprends, je comprends de mieux en mieux l’émoi de mon subtil ami chimpanzé.

Et ce n’est pas tout. Ce jouet présente une autre anomalie, une autre bizarrerie qui a fait rire tous les ouvriers et même sourire le solennel orang-outan qui dirige les fouilles. La poupée parle. Elle parle comme une poupée de chez nous. En la posant, Cornélius a pressé par hasard le mécanisme resté intact et elle a parlé. Oh ! elle n’a pas fait de discours. Elle a prononcé un mot, un simple mot de deux syllabes : pa-pa. Pa-pa, dit encore la poupée, comme Cornélius la reprend et la tourne en tous sens entre ses mains agiles. Le mot est le même en français et en langage simien, peut-être aussi en bien d’autres langages de ce cosmos mystérieux, et il a la même signification. Pa-pa, redit la petite poupée humaine, et c’est cela surtout qui fait rougir le mufle de mon savant compagnon ; c’est cela qui me bouleverse au point que je suis obligé de me retenir pour ne pas crier, tandis qu’il m’entraîne à l’écart, emportant sa précieuse découverte.

« Le monstrueux imbécile ! » murmure-t-il après un long silence.

Je sais de qui il parle et je partage son indignation. Le vieil orang décoré a vu là un simple jouet de petite guenon, qu’un fabricant excentrique, vivant dans un passé lointain, aurait doté de la parole. Il est inutile de lui proposer une autre explication. Cornélius ne l’essaie même pas. Celle qui se présente naturellement à son esprit lui paraît même si troublante qu’il la garde pour lui. Il ne m’en souffle pas mot à moi-même, mais il sait bien que je l’ai devinée.

Il reste songeur et muet pendant tout le reste de la journée. J’ai l’impression qu’il a peur, à présent, de poursuivre ses recherches et qu’il regrette ses demi-confidences. Sa surexcitation tombée, il déplore que j’aie été témoin de sa découverte.

Dès le lendemain, j’ai la preuve qu’il se repent de m’avoir amené ici. Après une nuit de réflexion, il m’apprend, en évitant mon regard, qu’il a décidé de me renvoyer à l’Institut, où je pourrai continuer des études plus importantes que dans ces ruines. Mon billet d’avion est retenu. Je partirai dans vingt-quatre heures.

IV

Supposons, me dis-je, que les hommes aient autrefois régné en maîtres sur cette planète. Supposons qu’une civilisation humaine, semblable à la nôtre, ait fleuri sur Soror, il y a plus de dix mille ans…

Ce n’est plus du tout une hypothèse insensée ; au contraire. A peine l’ai-je formulée que je sens l’exaltation que procure la découverte de la seule bonne piste parmi les sentiers trompeurs. C’est dans cette voie, je le sais, que se trouve la solution de l’irritant mystère simien. Je m’aperçois que mon inconscient avait toujours rêvé quelque explication de ce genre.

Je suis dans l’avion qui me ramène vers la capitale, accompagné par un secrétaire de Cornélius, un chimpanzé peu bavard. Je n’éprouve pas le besoin de m’entretenir avec lui. L’avion m’a toujours disposé à la méditation. Je ne trouverai pas de meilleure occasion que ce voyage pour mettre de l’ordre dans mes idées.

… Supposons donc l’existence lointaine d’une civilisation semblable à la nôtre sur la planète Soror. Est-il possible que des créatures dénuées de sagesse l’aient perpétuée par un simple processus d’imitation ? La réponse à cette question me paraît hasardeuse, mais à force de la tourner dans ma tête, une foule d’arguments se présentent, qui détruisent peu à peu son caractère d’extravagance. Que des machines perfectionnées puissent nous succéder un jour, c’est, je m’en souviens, une idée très commune sur la Terre. Elle est courante non seulement parmi les poètes et les romanciers, mais dans toutes les classes de la société. C’est peut-être parce qu’elle est ainsi répandue, née spontanément dans l’imagination populaire, qu’elle irrite les esprits supérieurs. Peut-être est-ce aussi pour cette raison qu’elle renferme une part de vérité. Une part seulement : les machines seront toujours des machines ; le robot le plus perfectionné, toujours un robot. Mais s’il s’agit de créatures vivantes possédant un certain degré de psychisme, comme les singes ? Et justement, les singes sont doués d’un sens aigu de l’imitation…

Je ferme les yeux. Je me laisse bercer par le ronflement des moteurs. J’éprouve le besoin de discuter avec moi-même pour justifier ma position.

Qu’est-ce qui caractérise une civilisation ? Est-ce l’exceptionnel génie ? Non ; c’est la vie de tous les jours… Hum ! Faisons la part belle à l’esprit. Concédons que ce soient d’abord les arts et, au premier chef, la littérature. Celle-ci est-elle vraiment hors de portée de nos grands singes supérieurs, si l’on admet qu’ils sont capables d’assembler des mots ? De quoi est faite notre littérature ? De chefs-d’œuvre ? Là encore, non. Mais un livre original ayant été écrit – il n’y en a guère plus d’un ou deux par siècle – les hommes de lettres l’imitent, c’est-à-dire le recopient, de sorte que des centaines de milliers d’ouvrages sont publiés, traitant exactement des mêmes matières, avec des titres un peu différents et des combinaisons de phrases modifiées. Cela, les singes, imitateurs par essence, doivent être capables de le réaliser, à la condition encore qu’ils puissent utiliser le langage.

En somme, c’est le langage qui constitue la seule objection valable. Mais attention ! Il n’est pas indispensable que les singes comprennent ce qu’ils copient pour composer cent mille volumes à partir d’un seul. Cela ne leur est évidemment pas plus nécessaire qu’à nous. Comme nous, il leur suffit de pouvoir répéter des phrases après les avoir entendues. Tout le reste du processus littéraire est purement mécanique. C’est ici que l’opinion de certains savants biologistes prend toute sa valeur : il n’existe rien dans l’anatomie du singe, soutiennent-ils, qui s’oppose à l’usage de la parole ; rien, sinon la volonté. On peut très bien concevoir que la volonté lui soit venue un jour, par suite d’une brusque mutation.

La perpétuation d’une littérature comme la nôtre par des singes parlants ne choque donc en aucune façon l’entendement. Par la suite, peut-être, quelques singes de lettres se haussèrent d’un degré dans l’échelle intellectuelle. Comme le dit mon savant ami Cornélius, l’esprit s’incarna dans le geste – ici, dans le mécanisme de la parole – et quelques idées originales purent apparaître dans le nouveau monde simien, à la cadence d’une par siècle ; comme chez nous.

Suivant gaillardement ce train de pensée, j’en arrivai vite à me convaincre que des animaux bien dressés pouvaient fort bien avoir exécuté les peintures et les sculptures que j’avais admirées dans les musées de la capitale et, d’une manière générale, se révéler experts dans tous les arts humains, y compris l’art cinématographique.

Ayant considéré tout d’abord les plus hautes activités de l’esprit, il m’était trop facile d’étendre ma thèse aux autres entreprises. Notre industrie ne résista pas longtemps à mon analyse. Il m’apparut avec évidence qu’elle ne nécessitait la présence d’aucune initiative rationnelle pour se propager dans le temps. A sa base, elle comportait des manœuvres effectuant toujours les mêmes gestes, que des singes pouvaient relayer sans dommage ; aux échelons supérieurs, des cadres dont le rôle consistait à composer certains rapports et à prononcer certains mots dans des circonstances données. Tout cela était une question de réflexes conditionnés. Aux degrés encore plus élevés de l’administration, la singerie me parut encore plus facile à admettre. Pour continuer notre système, des gorilles n’auraient qu’à imiter quelques attitudes et prononcer quelques harangues, toutes calquées sur le même modèle.

J’en vins ainsi à évoquer avec une optique nouvelle les plus diverses activités de notre Terre et à les imaginer exécutées par des singes. Je me laissai prendre avec une certaine satisfaction à ce jeu, qui ne me demandait plus aucune torture intellectuelle. Je revis ainsi plusieurs réunions politiques, auxquelles j’avais assisté comme journaliste. Je me remémorai les propos routiniers tenus par les personnalités que j’avais été amené à interviewer. Je revécus avec une intensité particulière un procès célèbre que j’avais suivi quelques années auparavant. Le défenseur était un des maîtres du barreau. Pourquoi m’apparaissait-il maintenant sous les traits d’un fier gorille, ainsi d’ailleurs que l’avocat général, une autre célébrité ? Pourquoi assimilais-je le déclenchement de leurs gestes et de leurs interventions à des réflexes conditionnés provenant d’un bon dressage ? Pourquoi le président du tribunal se confondait-il avec un orang-outan solennel récitant des phrases apprises par cœur, dont l’émission était automatique, amorcée elle aussi par telle parole d’un témoin ou tel murmure de la foule ?

Je passais ainsi la fin du voyage, obsédé par des assimilations suggestives. Quand j’abordai le monde de la finance et des affaires, ma dernière évocation fut un spectacle proprement simien, souvenir récent de la planète Soror. Il s’agissait d’une séance à la Bourse où un ami de Cornélius avait tenu à m’amener, car c’était une des curiosités de la capitale. Voici ce que j’avais vu, un tableau qui se recomposait dans mon esprit avec une curieuse netteté, pendant les dernières minutes du retour.

La Bourse était une grande bâtisse, baignant extérieurement dans une atmosphère étrange, créée par un murmure dense et confus qui allait grossissant lorsque l’on s’approchait, jusqu’à devenir un étourdissant charivari. Nous entrâmes et fûmes aussitôt au cœur du tumulte. Je me blottis contre une colonne. J’étais accoutumé aux individus singes, mais la stupeur me reprenait quand j’avais autour de moi une foule compacte. C’était le cas et le spectacle me parut encore plus incongru que celui de l’assemblée de savants, lors du fameux congrès. Que l’on s’imagine une salle immense dans toutes ses dimensions et remplie, bourrée de singes, de singes hurlant, gesticulant, courant d’une manière absolument désordonnée, de singes frappés d’hystérie, de singes qui, non seulement se croisaient et s’entrechoquaient sur le plancher, mais dont la masse grouillante s’élevait jusqu’au plafond, situé à une hauteur qui me donnait le vertige. Car des échelles, des trapèzes, des cordes étaient disposées en ce lieu et leur servaient à chaque instant pour se déplacer. Ils emplissaient ainsi tout le volume du local, qui prenait l’aspect d’une gigantesque cage aménagée pour les grotesques exhibitions de quadrumanes.

Les singes volaient littéralement dans cet espace, se raccrochant toujours à un agrès au moment où je croyais qu’ils allaient tomber ; cela, dans un vacarme infernal d’exclamations, d’interpellations, de cris et même de sons qui ne rappelaient aucun langage civilisé. Il y avait là des singes qui aboyaient ; parfaitement, qui aboyaient sans raison apparente, en se lançant d’un bout à l’autre de la salle, pendus au bout d’une longue corde.

« Avez-vous jamais rien vu de pareil ? » me demanda avec orgueil l’ami de Cornélius.

J’en convins de bonne grâce. Il me fallait vraiment toute ma connaissance antérieure des singes pour parvenir à les considérer comme des créatures raisonnables. Aucun être sensé amené dans ce cirque ne pouvait échapper à la conclusion qu’il assistait aux ébats de fous ou d’animaux enragés. Aucune lueur d’intelligence ne brillait dans les regards et, ici, tous se ressemblaient. Je ne pouvais distinguer l’un de l’autre. Tous, habillés pareillement, portaient le même masque, qui était celui de la folie.

Ce qu’il y avait de plus troublant dans ma vision actuelle, c’est que, par un phénomène inverse de celui qui me faisait attribuer tout à l’heure une forme de gorille ou d’orang-outan aux personnages d’une scène terrestre, je voyais ici les membres de cette foule insane sous des apparences humaines. C’étaient des hommes qui m’apparaissaient ainsi hurlant, aboyant et se suspendant au bout d’un filin pour atteindre au plus vite leur but. Une fièvre me poussait à faire revivre d’autres traits de cette scène. Je me rappelai qu’après avoir observé pendant longtemps, j’avais fini par percevoir quelques détails suggérant vaguement que cette cohue faisait tout de même partie d’une organisation civilisée. Un mot articulé se détachait parfois des hurlements bestiaux. Juché sur un échafaudage à une hauteur vertigineuse, un gorille, sans interrompre la gesticulation hystérique de ses mains, saisissait d’un pied plus ferme un bâton de craie et inscrivait sur un tableau un chiffre probablement significatif. Ce gorille aussi, je lui attribuai des traits humains.

Je ne parvins à échapper à cette sorte d’hallucination qu’en revenant à mon ébauche de théorie sur les origines de la civilisation simienne et je découvris de nouveaux arguments en sa faveur dans cette réminiscence du monde de la finance.

L’avion se posait. J’étais de retour dans la capitale. Zira était venue m’attendre à l’aéroport. J’aperçus de loin son bonnet d’étudiante collé sur l’oreille et j’en ressentis une grande joie. Quand je la retrouvai, après les formalités de douane, je dus me retenir pour ne pas la prendre dans mes bras.

V

Le mois qui suivit mon retour, je le passai dans mon lit, en proie à un mal contracté probablement sur le lieu des fouilles et qui se traduisait par de violents accès de fièvre, semblables à ceux du paludisme. Je ne souffrais pas, mais j’avais l’esprit en feu, retournant sans cesse dans ma tête les éléments de l’effarante vérité que j’avais entrevue. Il ne faisait plus de doute pour moi qu’une ère humaine avait précédé l’âge simien sur la planète Soror et cette conviction me plongeait dans une curieuse griserie.

A bien réfléchir, pourtant, je ne sais si je dois m’enorgueillir de cette découverte ou bien en être profondément humilié. Mon amour-propre constate avec satisfaction que les singes n’ont rien inventé, qu’ils ont été de simples imitateurs. Mon humiliation tient au fait qu’une civilisation humaine ait pu être si aisément assimilée par des singes.

Comment cela a-t-il pu se produire ? Mon délire tourne sans fin autour de ce problème. Certes, nous autres, civilisations, nous savons depuis longtemps que nous sommes mortelles, mais une disparition aussi totale accable l’esprit. Choc brutal ? Cataclysme ? Ou bien lente dégradation des uns et ascension progressive des autres ? Je penche pour cette dernière hypothèse et je découvre des indices extrêmement suggestifs au sujet de cette évolution, dans la condition et dans les préoccupations actuelles des singes.

Cette importance qu’ils accordent aux recherches biologiques, par exemple, eh bien ! j’en saisis clairement l’origine. Dans l’ordre ancien, beaucoup de singes devaient servir de sujets d’expérience aux hommes, comme c’est le cas dans nos laboratoires. Ce sont ceux-là qui, les premiers, relevèrent le flambeau ; ceux-là qui furent les pionniers de la révolution. Ils auront alors naturellement commencé par imiter les gestes et les attitudes observés chez leurs maîtres, et ces maîtres étaient des chercheurs, des savants biologistes, des médecins, des infirmiers et des gardiens. De là ce cachet insolite imprimé à la plupart de leurs entreprises, qui subsiste encore aujourd’hui.

Et les hommes, pendant ce temps ?

Assez spéculé sur les singes ! Voilà deux mois que je n’ai vu mes anciens compagnons de captivité, mes frères humains. Aujourd’hui, je me sens mieux. Je n’ai plus de fièvre. J’ai dit hier à Zira – Zira m’a soigné comme une sœur, pendant ma maladie – je lui ai dit que je comptais reprendre mes éludes dans son service. Cela n’a pas eu l’air de l’enchanter, mais elle n’a pas fait d’objection. Il est temps d’aller leur rendre visite.


Me voici de nouveau dans la salle des cages. Une étrange émotion m’étreint sur le seuil. Je vois maintenant ces créatures sous un jour nouveau. C’est avec angoisse que je me suis demandé, avant de me décider à entrer, s’ils allaient me reconnaître après ma longue absence. Or, ils m’ont reconnu. Tous les regards se sont fixés sur moi, comme autrefois et même avec une sorte de déférence. Est-ce que je rêve en y décelant une nuance nouvelle, qui m’est destinée, d’une autre qualité que celles qu’ils accordent à leurs gardiens singes ? Un reflet impossible à décrire, mais où il me semble distinguer la curiosité éveillée, une émotion insolite, des ombres de souvenirs ancestraux qui cherchent à émerger de la bestialité et, peut-être… l’éclat incertain de l’espoir.

Cet espoir, je crois bien que je le nourris inconsciemment moi-même depuis quelque temps. N’est-ce pas lui qui me plonge dans cette exaltation fébrile ? N’est-ce pas moi, moi, Ulysse Mérou, l’homme que le destin a conduit sur cette planète pour être l’instrument de la régénération humaine ?

Voilà enfin explicitée cette idée trouble qui me hante depuis un mois. Le bon Dieu ne joue pas aux dés, comme disait autrefois un physicien. Il n’y a pas de hasard dans le cosmos. Mon voyage vers le monde de Bételgeuse a été décidé par une conscience supérieure. A moi de me montrer digne de ce choix et d’être le nouveau Sauveur de cette humanité déchue.

Comme autrefois, je fais lentement le tour de la salle. Je me force à ne pas courir vers la cage de Nova. L’envoyé du destin a-t-il le droit d’avoir des favorites ? Je m’adresse à chacun de mes sujets… Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’ils parleront ; je m’en console ; j’ai toute la vie pour accomplir ma mission.

Je m’approche maintenant de mon ancienne cage avec une désinvolture calculée. Je regarde du coin de l’œil, mais je n’aperçois pas les bras de Nova tendus à travers la grille ; je n’entends pas les cris joyeux par lesquels elle avait pris l’habitude de m’accueillir. Un sombre pressentiment m’envahit. Je ne puis me retenir. Je me précipite. La cage est vide.

J’appelle un des gardiens, d’une voix autoritaire qui fait tressaillir tous les captifs. C’est Zanam qui vient. Il n’aime pas beaucoup que je lui donne des ordres, mais Zira lui a prescrit de se mettre à mon service.

« Où est Nova ? »

Il me répond qu’il n’en sait rien, d’un air rechigné. On l’a emmenée un jour sans lui donner d’explications. J’insiste, sans succès. Enfin, par bonheur, voici Zira, qui vient faire son tour d’inspection. Elle m’a vu devant la cage vide et devine mon émoi. Elle paraît gênée et parle la première d’un autre sujet.

« Cornélius vient de rentrer. Il voudrait te voir. »

Je me moque bien, en cet instant, de Cornélius, de tous les chimpanzés, de tous les gorilles et des autres monstres qui peuvent hanter le ciel et l’enfer. Je montre la cellule du doigt.

« Nova ?

— Souffrante, dit la guenon. On l’a mise dans un bâtiment spécial. »

Elle me fait un signe et m’entraîne au-dehors, loin du gardien.

« L’administrateur m’a fait promettre de garder le secret. Je pense pourtant que tu dois savoir, toi.

— Elle est malade ?

— Rien de grave ; mais c’est un événement assez important pour alerter nos autorités. Nova est pleine.

— Elle est…

— Je veux dire : elle est enceinte », reprend la guenon, en m’observant d’un air curieux.

VI

Je reste frappé de stupeur, sans réaliser encore tout ce qu’implique cet événement. Je suis assailli d’abord par une foule de détails triviaux, et surtout tourmenté par une question inquiétante : comment se fait-il qu’on ne m’en ait pas avisé ? Zira ne me laisse pas le temps de protester.

« Je m’en suis aperçue, il y a deux mois, à mon retour de voyage. Les gorilles n’y avaient vu que du feu. J’ai téléphoné à Cornélius, qui a eu, lui-même, une longue conversation avec l’administrateur. Ils ont été d’accord pour juger qu’il était préférable de garder le secret. Personne n’est au courant, sauf eux et moi. Elle est dans une cage isolée et c’est moi qui m’occupe d’elle. »

Je ressens cette dissimulation comme une trahison de la part de Cornélius et je vois bien que Zira est embarrassée. Il me semble qu’une machination est en train de se tramer dans l’ombre.

« Rassure-toi. Elle est bien traitée et ne manque de rien. Je suis aux petits soins pour elle. Jamais la grossesse d’une femelle d’homme n’a été entourée de tant de précautions. »

Je baisse les yeux comme un collégien pris en faute sous son regard narquois. Elle se force à prendre un ton ironique, mais je sens qu’elle est troublée. Certes, je sais que mon intimité physique avec Nova lui a déplu, dès l’instant qu’elle a reconnu ma vraie nature, mais il y a autre chose que du dépit dans son regard. C’est son attachement pour moi qui la rend inquiète. Ces mystères au sujet de Nova ne présagent rien de bon. J’imagine qu’elle ne m’a pas dit toute la vérité, que le Grand Conseil est au courant de la situation et que des discussions ont eu lieu à un échelon très élevé.

« Quand doit-elle accoucher ?

— Dans trois ou quatre mois. »

Le côté tragi-comique de la situation me bouleverse tout d’un coup. Je vais être père dans le système de Bételgeuse. Je vais avoir un enfant sur la planète Soror, d’une femme pour laquelle je ressens une grande attirance physique, parfois de la pitié, mais qui a le cerveau d’un animal. Aucun être, dans le cosmos, ne s’est trouvé engagé dans pareille aventure. J’ai envie de pleurer et de rire en même temps.

« Zira, je veux la voir ! »

Elle a une petite moue de dépit.

« Je savais que tu le demanderais. J’en ai déjà parlé à Cornélius et je pense qu’il y consentira. Il t’attend dans son bureau.

— Cornélius est un traître !

— Tu n’as pas le droit de dire cela. Il est partagé entre son amour de la science et son devoir de singe. Il est naturel que cette naissance prochaine lui inspire de graves appréhensions. »

Mon angoisse grandit, tandis que je la suis dans les couloirs de l’Institut. Je devine le point de vue des savants singes et leur crainte de voir surgir une race nouvelle qui… Parbleu ! je vois très bien, maintenant, comment peut s’accomplir la mission dont je me sens chargé.

Cornélius m’accueille avec des paroles aimables, mais une gêne permanente est née entre nous. Par moments, il me regarde avec une sorte de terreur. Je fais effort pour ne pas aborder immédiatement le sujet qui me tient à cœur. Je lui demande des nouvelles de son voyage et de la fin de son séjour dans les ruines.

« Passionnant. Je tiens un ensemble de preuves irréfutables. »

Ses petits yeux intelligents se sont animés. Il n’a pu s’empêcher de proclamer son succès. Zira a raison : il est tiraillé entre son amour de la science et son devoir de singe. En ce moment, c’est le savant qui parle, le savant enthousiaste, pour qui le triomphe de ses théories compte seul.

« Des squelettes, dit-il ; non pas un, mais un ensemble, retrouvé dans des circonstances et dans un ordre tels qu’il s’agit, sans contestation possible, d’un cimetière. De quoi convaincre les plus obtus. Nos orangs-outans, bien entendu, s’obstinent à ne voir là que des coïncidences curieuses.

— Et ces squelettes ?

— Ils ne sont pas simiens.

— Je vois. »

Nous nous regardons dans les yeux. Son enthousiasme en partie tombé, il reprend lentement :

« Je ne peux pas vous le cacher ; vous l’avez deviné : ce sont des squelettes d’hommes. »

Zira est certainement au courant, car elle ne manifeste aucune surprise. Tous deux me regardent encore avec insistance. Cornélius se décide enfin à aborder franchement le problème.

« Je suis certain aujourd’hui, admet-il, qu’il a existé autrefois sur notre planète une race d’êtres humains dotés d’un esprit comparable au vôtre et à celui des hommes qui peuplent votre Terre, race qui a dégénéré et est revenue à l’état bestial… J’ai d’ailleurs trouvé ici, à mon retour, d’autres preuves de ce que j’avance.

— D’autres preuves ?

— Oui. C’est le directeur de la section encéphalique, un jeune chimpanzé de grand avenir, qui les a découvertes. Il a même du génie… Vous auriez tort de croire, continue-t-il avec une ironie douloureuse, que les singes furent toujours des imitateurs. Nous avons fait des innovations remarquables dans certaines branches de la science, particulièrement, en ce qui concerne ces expériences sur le cerveau. Je vous en montrerai un jour les résultats, si je le peux. Je suis sûr qu’ils vous étonneront. »

Il semble vouloir se persuader lui-même du génie simien et s’exprime avec une inutile agressivité. Je ne l’ai jamais attaqué sur ce point. C’est lui qui déplorait le manque d’esprit créateur chez les singes, il y a deux mois. Il poursuit, dans un élan d’orgueil :

« Croyez-moi, un jour viendra où nous dépasserons les hommes dans tous les domaines. Ce n’est pas par suite d’un accident, comme vous pourriez l’imaginer, que nous avons pris leur succession. Cet événement était inscrit dans les lignes normales de l’évolution. L’homme raisonnable ayant fait son temps, un être supérieur devait lui succéder, conserver les résultats essentiels de ses conquêtes, les assimiler pendant une période de stagnation apparente, avant de s’envoler pour un nouvel essor. »

C’est une nouvelle façon d’envisager l’événement. Je pourrais lui répondre que beaucoup d’hommes, parmi nous, ont eu le pressentiment d’un être supérieur qui leur succéderait un jour, mais qu’aucun savant, philosophe ni poète n’a jamais imaginé ce surhomme sous les traits d’un singe. Mais je suis peu enclin à discuter de ce point. L’essentiel n’est-il pas, après tout, que l’esprit s’incarne dans quelque organisme ? La forme de celui-ci importe peu. J’ai bien d’autres sujets en tête ; j’amène la conversation sur Nova et sur son état. Il ne fait aucun commentaire et cherche à me consoler.

« Ne vous tourmentez pas. Tout s’arrangera, je l’espère. Ce sera probablement un enfant comme tous les petits d’hommes de Soror.

— J’espère bien que non. Je suis certain qu’il parlera ! »

Je n’ai pas pu m’empêcher de protester avec indignation. Zira fronce le sourcil pour me faire taire.

« Ne le souhaitez pas trop, dit gravement Cornélius ; dans son intérêt et dans le vôtre. »

Il ajoute sur un ton plus familier.

« S’il parlait, je ne sais pas si je pourrais continuer à vous protéger comme je le fais. Vous ne vous rendez donc pas compte que le Grand Conseil est alerté et que j’ai reçu des ordres très stricts pour tenir cette naissance secrète ? Si les autorités savaient que vous êtes au courant, je serais limogé, ainsi que Zira, et vous vous retrouveriez seul en face de…

— En face d’ennemis ? »

Il détourne les yeux. C’est bien ce que je pensais ; je suis considéré comme un danger pour la race simienne. Je suis tout de même heureux de sentir en Cornélius un allié, sinon un ami. Zira a dû plaider ma cause avec plus de chaleur qu’elle ne me l’a laissé entendre et il ne fera rien qui puisse lui déplaire. Il me donne l’autorisation de voir Nova, en cachette, bien entendu.

Zira me conduit vers un petit bâtiment isolé, dont elle possède seule la clé. La salle où elle me fait pénétrer n’est pas grande. Il n’y a que trois cages et deux sont vides. Nova occupe la troisième. Elle nous a entendus venir et son instinct l’a avertie de ma présence, car elle s’est levée et a tendu les bras avant de m’avoir vu. Je lui serre les mains et frotte mon visage contre le sien. Zira hausse les épaules d’un air dédaigneux, mais elle me donne la clé de la cage et va faire le guet dans le couloir. Quelle belle âme possède cette guenon ! Quelle femme serait capable d’une telle délicatesse ? Elle a deviné que nous avions des tas de choses à nous dire et nous laisse seuls.

Des choses à nous dire ? Hélas ! j’ai encore oublié la misérable condition de Nova. Je me suis précipité dans la cage ; je l’ai serrée dans mes bras ; je lui ai parlé comme si elle pouvait me comprendre, comme j’aurais parlé à Zira, par exemple.

Ne comprend-elle pas ? N’a-t-elle pas au moins une intuition confuse de la mission qui nous est impartie, à tous deux dorénavant, à elle comme à moi ?

Je me suis allongé sur la paille à son côté. J’ai palpé le fruit naissant de nos amours insolites. Il me semble tout de même que sa situation actuelle lui a conféré une personnalité et une dignité qu’elle n’avait pas autrefois. Elle tressaille quand je promène mes doigts sur son ventre. Son regard a acquis une intensité nouvelle, c’est certain. Soudain, elle bredouille péniblement les syllabes de mon nom, que je lui avais appris à articuler. Elle n’a pas oublié mes leçons. Je suis inondé de joie. Mais son œil redevient terne et elle se détourne pour dévorer les fruits que je lui ai apportés.

Zira revient ; il est temps de nous séparer. Je sors avec elle. Me sentant désemparé, elle me raccompagne jusqu’à mon appartement, où je me mets à pleurer comme un enfant.

« Oh, Zira, Zira ! »

Tandis qu’elle me dorlote comme une mère, je commence à lui parler, à lui parler avec tendresse, sans répit, me délivrant enfin du flot de sentiments et de pensées que Nova ne peut apprécier.

VII

Admirable guenon ! Grâce à elle, je pus voir Nova assez souvent pendant cette période, à l’insu des autorités. Je passai des heures à guetter la flamme intermittente de son regard et les semaines s’écoulaient dans l’attente impatiente de la naissance.

Un jour, Cornélius se décida à me faire visiter la section encéphalique dont il m’avait dit des merveilles. Il me présenta au directeur du service, ce jeune chimpanzé nommé Hélius, dont il m’avait vanté le génie, et s’excusa de ne pouvoir m’accompagner lui-même à cause d’un travail urgent.

« Je reviendrai dans une heure pour vous montrer moi-même la perle de ces expériences, dit-il, celle qui apporte les preuves dont je vous ai parlé. En attendant, je suis certain que vous serez intéressé par les cas classiques. »

Hélius me fit pénétrer dans une salle semblable à toutes celles de l’Institut, garnie de deux rangées de cages. Je fus frappé en entrant par une odeur pharmaceutique rappelant celle du chloroforme. Il s’agissait, en effet, d’un anesthésique. Toutes les opérations chirurgicales, m’apprit mon guide, étaient maintenant exécutées sur des sujets endormis. Il insista beaucoup sur ce point, prouvant le haut degré atteint par la civilisation simienne, qui avait le souci de supprimer toute souffrance inutile, même chez des hommes. Je pouvais donc être rassuré.

Je ne l’étais qu’à moitié. Je le fus encore moins quand il conclut en mentionnant une exception à cette règle, le cas, précisément, des expériences ayant pour but d’étudier la souffrance et de localiser les centres nerveux où elle prend naissance. Mais je ne devais pas en voir aujourd’hui.

Ceci n’était pas de nature à apaiser ma sensibilité humaine. Je me rappelai que Zira avait essayé de me dissuader de visiter cette section, où elle ne venait elle-même que lorsqu’elle y était obligée. J’eus envie de faire demi-tour, mais Hélius ne m’en laissa pas le temps.

« Si vous désirez assister à une opération, vous constaterez par vous-même que le patient ne souffre pas. Non ? Alors, allons voir les résultats. »

Laissant de côté la cellule fermée d’où émanait l’odeur, il m’entraîna vers les cages. Dans la première, je vis un jeune homme d’assez belle apparence, mais d’une maigreur extrême. Il était à demi étendu sur sa litière. Devant lui, presque sous son nez, on avait déposé une écuelle contenant une bouillie de céréales sucrées, dont tous les hommes étaient friands. Il la contemplait d’un œil hébété, sans faire le moindre geste.

« Voyez, me dit le directeur. Ce garçon est affamé ; il n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures. Cependant, il ne réagit pas en présence de sa nourriture favorite. C’est le résultat de l’ablation d’une partie du cerveau antérieur, pratiquée sur lui il y a quelques mois. Depuis, il est toujours dans le même état et il faut l’alimenter de force. Observez sa maigreur. »

Il fit un signe à un infirmier, qui pénétra dans la cage et plongea la face du jeune homme dans l’écuelle. Celui-ci se mit alors à laper la bouillie.

« Un cas banal ; en voici d’autres plus intéressants. On a effectué sur chacun de ces sujets une opération altérant diverses régions de l’écorce cérébrale. »

Nous passâmes devant une suite de cages occupées par des hommes et des femmes de tout âge. A la porte de chacune, un écriteau précisait l’intervention subie, avec un grand luxe de détails techniques.

« Certaines de ces régions intéressent les réflexes naturels ; d’autres, les réflexes acquis. Celui-ci, par exemple…»

Celui-ci, l’écriteau indiquait qu’on lui avait enlevé toute une zone de la région occipitale. Il ne distinguait plus la distance ni la forme des objets, ce qu’il manifesta par une série de gestes désordonnés quand un infirmier s’approcha de lui. Il était incapable d’éviter un bâton placé en travers de sa route. Au contraire, un fruit offert lui inspirait de l’émoi et il tentait de s’en écarter avec terreur. Il ne parvenait pas à saisir les barreaux de sa cage et faisait des efforts grotesques, en refermant ses doigts sur le vide.

« Cet autre, dit le chimpanzé en clignant de l’œil, était autrefois un sujet remarquable. Nous étions parvenus à le dresser d’une manière étonnante. Il connaissait son nom et obéissait dans une certaine mesure à des ordres simples. Il avait résolu des problèmes assez compliqués et appris à se servir de quelques outils rudimentaires. Aujourd’hui, il a oublié toute son éducation. Il ignore son nom. Il ne sait plus rien faire. Il est devenu le plus stupide de nos hommes ; cela, à la suite d’une opération particulièrement délicate : l’extraction des lobes temporaux. »

Le cœur soulevé par cette succession d’horreurs, commentées par un chimpanzé grimaçant, je vis des hommes paralysés en partie ou en totalité, d’autres privés artificiellement de la vue. Je vis une jeune mère dont l’instinct maternel, autrefois très développé, m’assura Hélius, avait complètement disparu après une intervention sur le cortex cervical. Elle repoussait avec violence un de ses enfants en bas âge, chaque fois qu’il tentait de s’approcher d’elle. Cela était trop pour moi. Je songeai à Nova, à sa maternité proche et serrai les poings avec rage. Heureusement, Hélius me fit passer dans une autre salle, ce qui me laissa le temps de me ressaisir.

« Ici, me dit-il d’un air mystérieux, nous accédons à des recherches plus délicates. Ce n’est plus le bistouri qui est entré en jeu ; c’est un agent plus subtil. Il s’agit de stimulation électrique de certains points du cerveau. Nous avons réussi des expériences remarquables. En pratiquez-vous de cette sorte sur la Terre ?

— Sur des singes ! » m’écriai-je avec fureur.

Le chimpanzé ne se fâcha pas et sourit.

« Sans doute. Toutefois je ne crois pas que vous ayez jamais obtenu des résultats aussi parfaits que les nôtres, comparables à ceux que le docteur Cornélius veut vous montrer lui-même. En l’attendant, continuons la tournée des cas ordinaires. »

Il me poussa encore devant des cages où des infirmiers étaient en train d’opérer. Les sujets étaient allongés ici sur une sorte de table. Une incision dans le crâne mettait à nu une certaine région du cerveau. Un singe appliquait les électrodes, pendant qu’un autre surveillait l’anesthésie.

« Vous constaterez que nous insensibilisons les sujets, ici aussi ; un anesthésique léger, sans quoi les résultats seraient faussés, mais le patient n’endure aucune douleur. »

Suivant le point d’application des électrodes, le sujet se livrait à des mouvements divers, affectant presque toujours une seule moitié du corps. Un homme repliait la jambe gauche à chaque impulsion électrique, puis la déployait dès que le contact était coupé. Un autre effectuait le même mouvement avec un bras. Pour le suivant, c’était l’épaule tout entière qui se mettait à rouler spasmodiquement sous l’action du courant. Un peu plus loin, pour un patient très jeune, il s’agissait de la région commandant les muscles de la mâchoire. Alors le malheureux se mettait à mastiquer, à mastiquer inlassablement, avec un rictus épouvantable, tandis que le reste de son corps d’adolescent restait immobile.

« Observez ce qui se passe lorsque la durée du contact est prolongée, me dit Hélius. Voici une expérience qui est poussée à son extrême limite. »

L’être à qui l’on infligeait ce traitement était une belle jeune fille, qui me rappela Nova par certains traits. Plusieurs infirmiers, singes mâles et femelles en blouse blanche, s’affairaient autour de son corps nu. Les électrodes furent fixées par une guenon au visage pensif. La fille commença immédiatement à agiter les doigts de la main gauche. La guenon maintint le contact, au lieu de le couper après quelques instants comme pour les autres cas. Alors, le mouvement des doigts devint frénétique, et peu à peu, le poignet se mit en branle. Un moment encore et ce fut l’avant-bras, puis le bras et l’épaule. L’agitation s’étendit bientôt, d’une part vers la hanche, la cuisse, la jambe et jusqu’aux orteils, d’autre part aux muscles de la face. De sorte qu’au bout de dix minutes, toute la moitié gauche de la malheureuse était secouée de spasmes convulsifs, horribles à voir, de plus en plus précipités, de plus en plus violents.

« C’est le phénomène de l’extension, dit calmement Hélius. Il est bien connu et aboutit à un état de convulsions qui présente tous les symptômes de l’épilepsie, épilepsie fort curieuse, d’ailleurs, n’affectant qu’une moitié du corps.

— Assez ! »

Je n’avais pu m’empêcher de crier. Tous les singes sursautèrent et tournèrent les yeux vers moi avec réprobation. Cornélius, qui venait de revenir, me frappa familièrement sur l’épaule.

« Je reconnais que ces expériences sont assez impressionnantes, quand on n’y est pas accoutumé. Mais songez que, grâce à elles, notre médecine et notre chirurgie ont accompli des progrès énormes depuis un quart de siècle. »

Cet argument ne me touchait guère, pas plus que le souvenir que j’avais du même traitement appliqué à des chimpanzés dans un laboratoire terrestre. Cornélius haussa les épaules et me poussa vers un passage étroit, qui menait dans une salle plus petite.

« Ici, dit-il, d’un ton solennel, vous allez voir une réalisation merveilleuse et absolument nouvelle. Nous ne sommes que trois à pénétrer dans cette pièce. Hélius, qui s’occupe personnellement de ces recherches et qui les a menées à bien, moi et un aide que nous avons choisi avec soin. C’est un gorille. Il est muet. Il m’est dévoué corps et âme et c’est, de plus, une brute parfaite. Vous sentez donc l’importance que j’attache au secret de ces travaux. Je consens à vous les montrer, à vous, car je sais que vous serez discret. C’est votre intérêt. »

VIII

Je pénétrai dans la salle et ne vis rien tout d’abord qui me parût justifier ces airs mystérieux. L’appareillage ressemblait à celui du local précédent : générateurs, transformateurs, électrodes. Il n’y avait que deux sujets, un homme et une femme, étendus sur deux divans parallèles, maintenus sur leur couche par une sangle. Dès notre arrivée, ils se mirent à nous regarder avec une fixité singulière.

Le gorille assistant nous accueillit par un grognement inarticulé. Hélius et lui échangèrent plusieurs phrases dans le langage des sourds-muets. C’était un spectacle peu banal de voir un gorille et un chimpanzé agiter ainsi les doigts. Je ne sais pourquoi cela me parut le comble du grotesque et je faillis éclater de rire.

« Tout va bien. Ils sont calmes. Nous pouvons procéder immédiatement à un essai.

— De quoi s’agit-il ? implorai-je.

— Je préfère vous laisser la surprise », me dit Cornélius avec un petit rire.

Le gorille anesthésia les deux patients, qui s’endormirent bientôt tranquillement, et mit en marche divers appareils. Hélius s’approcha de l’homme, déroula avec précaution un pansement qui lui couvrait le crâne et, visant un certain point, appliqua les électrodes. L’homme conserva une immobilité absolue. J’interrogeais Cornélius du regard, quand le miracle se produisit.

L’homme parlait. Sa voix retentit dans la pièce avec une soudaineté qui me fit sursauter, couvrant le ronronnement d’un générateur. Ce n’était pas une hallucination de ma part. Il s’exprimait en langage simien, avec la voix d’un homme de la Terre ou celle d’un singe de cette planète.

La face des deux savants était l’image du triomphe. Ils me regardaient de leurs yeux pétillants de malice et jouissaient de ma stupeur. J’allais pousser une exclamation, mais ils me firent signe de me taire et d’écouter. Les paroles de l’homme étaient décousues et dépourvues d’originalité. Il devait être depuis longtemps captif de l’Institut et répétait sans cesse des bouts de phrases souvent prononcées par des infirmiers ou des savants. Cornélius fit arrêter bientôt l’expérience.

« Nous n’obtiendrons rien de plus de celui-ci ; seulement, ce point capital : il parle.

— Prodigieux ; balbutiai-je.

— Vous n’avez rien vu encore ; il parle comme un perroquet ou un phonographe, dit Hélius. Mais j’ai fait beaucoup mieux avec celle-ci. »

Il me montrait la femme qui dormait paisiblement.

« Beaucoup mieux ?

— Mille fois mieux, confirma Cornélius, qui partageait la surexcitation de son collègue. Écoutez-moi bien. Cette femme parle, elle aussi ; vous allez l’entendre ; mais elle ne répète pas des paroles entendues en captivité. Ses discours ont une signification exceptionnelle. Par une combinaison de procédés physico-chimiques dont je vous épargne la description, le génial Hélius a réussi à réveiller en elle non pas seulement la mémoire individuelle, mais la mémoire de l’espèce. Ce sont les souvenirs d’une très lointaine lignée d’ancêtres qui renaissent dans son langage, sous l’excitation électrique ; des souvenirs ataviques ressuscitant un passé vieux de plusieurs milliers d’années. Comprenez-vous, Ulysse ? »

Je restai confondu par ce discours insensé, pensant vraiment que le savant Cornélius était devenu fou ; car la folie existe chez les singes, particulièrement chez les intellectuels. Mais déjà, l’autre chimpanzé préparait ses électrodes et les appliquait sur le cerveau de la femme. Celle-ci resta un certain temps inerte, comme l’avait fait l’homme, puis elle poussa un long soupir et commença à parler. Elle s’exprimait également en langage simien, d’une voix un peu étouffée quoique très distincte, et qui se modifiait souvent, comme si elle appartenait à des personnages divers. Toutes les phrases qu’elle prononça se sont gravées dans ma mémoire.


« Ces singes, tous ces singes, disait la voix avec une nuance d’inquiétude, depuis quelque temps, ils se multiplient sans cesse, alors que leur espèce semblait devoir s’éteindre à une certaine époque. Si cela continue, ils deviendront presque aussi nombreux que nous… Et il n’y a pas que cela. Ils deviennent arrogants. Ils soutiennent notre regard. Nous avons eu tort de les apprivoiser et de laisser une certaine liberté à ceux que nous utilisons comme domestiques. Ce sont ceux-là les plus insolents. L’autre jour, j’ai été bousculée dans la rue par un chimpanzé. Comme je levais la main, il m’a regardée d’un air si menaçant que je n’ai pas osé le battre.

« Anna, qui travaille au laboratoire, m’a dit que beaucoup de choses étaient changées, là aussi. Elle n’ose plus pénétrer seule dans les cages. Elle m’a affirmé que, le soir, on y entend comme des chuchotements et même des ricanements. Un des gorilles se moque du patron en imitant un de ses tics. »

La femme fit une pause, poussa plusieurs soupirs angoissés, puis reprit :

« Ça y est ! L’un d’eux a réussi à parler. C’est certain ; je l’ai lu dans le Journal de la Femme. Il y a sa photographie. C’est un chimpanzé.

— Un chimpanzé, le premier ! J’en étais sûr, s’écria Cornélius.

— Il y en a d’autres. Le journal en signale tous les jours de nouveaux. Certains savants considèrent cela comme un grand succès scientifique. Ils ne voient donc pas où cela peut nous mener ? Il paraît qu’un de ces chimpanzés a proféré des injures grossières. Le premier usage qu’ils font de la parole, c’est pour protester quand on veut les faire obéir. »

La femme observa encore un silence et reprit d’une voix différente, une voix d’homme assez doctorale.

« Ce qui nous arrive était prévisible. Une paresse cérébrale s’est emparée de nous. Plus de livres ; les romans policiers sont même devenus une fatigue intellectuelle trop grande. Plus de jeux ; des réussites, à la rigueur. Même le cinéma enfantin ne nous tente plus. Pendant ce temps, les singes méditent en silence. Leur cerveau se développe dans la réflexion solitaire… et ils parlent. Oh ! peu, presque pas à nous, sauf pour quelque refus méprisant aux plus téméraires des hommes qui osent encore leur donner des ordres. Mais la nuit, quand nous ne sommes pas là, ils échangent des impressions et s’instruisent mutuellement. »

Après un autre silence, une voix de femme reprit, angoissée.

« J’avais trop peur. Je ne pouvais plus vivre ainsi. J’ai préféré céder la place à mon gorille. Je me suis enfuie de ma propre maison.

« Il était chez moi depuis des années et me servait fidèlement. Peu à peu, il a changé. Il s’est mis à sortir le soir, à assister à des réunions. Il a appris à parler. Il a refusé tout travail. Il y a un mois, il m’a ordonné de faire la cuisine et la vaisselle. Il a commencé à manger dans mes assiettes, avec mes couverts. La semaine dernière, il m’a chassée de ma chambre. J’ai dû coucher sur un fauteuil, dans le salon. N’osant plus le gronder ni le punir, j’ai essayé de le prendre par la douceur. Il s’est moqué de moi et ses exigences ont augmenté. J’étais trop malheureuse. J’ai abdiqué.

« Je me suis réfugiée dans un camp, avec d’autres femmes qui sont dans le même cas que moi. Il y a des hommes, aussi ; beaucoup n’ont pas plus de courage que nous. Notre vie est misérable, hors de la ville. Nous sommes honteux, ne parlant presque pas. Les premiers jours, je faisais des réussites. Je n’en ai plus la force. »

La femme s’interrompit encore et une voix mâle prit la relève.

« J’avais trouvé, je crois, le remède du cancer. Je voulais l’essayer, comme j’avais toujours fait pour mes précédentes découvertes. Je me méfiais, mais pas assez. Depuis quelque temps, les singes ne se prêtaient à ces expériences qu’avec mauvaise grâce. Je ne suis entrée dans la cage de Georges, le chimpanzé, qu’après l’avoir fait empoigner par mes deux assistants. Je m’apprêtai à lui faire l’injection ; celle qui donne le cancer. Il fallait bien le lui donner afin de pouvoir le guérir. Georges avait l’air résigné. Il ne bougeait pas, mais ses yeux malins regardaient par-dessus mon épaule. J’ai compris trop tard. Les gorilles, les six gorilles que je tenais en réserve pour la peste, s’étaient libérés. Une conspiration. Ils s’emparèrent de nous. Georges commandait la manœuvre, dans notre langage. Il copiait exactement mon attitude. Il donna l’ordre de nous attacher sur la table, ce que les gorilles exécutèrent fort proprement. Alors, il s’empara de la seringue et nous injecta à tous trois le liquide mortel. Ainsi, j’ai le cancer. C’est certain ; car s’il reste des doutes sur l’efficacité du remède, le sérum fatal est au point depuis longtemps et a fait ses preuves.

« Après avoir vidé la seringue, Georges me donna une petite tape familière sur la joue, comme je faisais souvent avec mes singes. Je les ai toujours bien traités. Avec moi, ils récoltaient beaucoup plus de caresses que de coups. Quelques jours plus tard, dans la cage où ils m’avaient enfermé, j’ai reconnu les premiers symptômes du mal. Georges aussi et je l’ai entendu dire aux autres qu’il allait commencer la cure. Cela m’a causé une épouvante nouvelle. Pourtant, je me sais condamné. Mais je manque maintenant de confiance dans ce nouveau remède. S’il allait me faire mourir plus vite ! J’ai réussi dans la nuit à forcer la grille et à fuir. Je me suis réfugié dans le camp, hors de la ville. J’ai encore deux mois à vivre. Je les emploie à faire des réussites et à somnoler. »

Une nouvelle voix féminine prit le relais.

« J’étais femme dompteur. Je présentais un numéro de douze orangs-outans ; des bêtes magnifiques. Aujourd’hui, c’est moi qui suis dans leur cage, en compagnie d’autres artistes du cirque.

« Il faut être équitable. Les singes nous traitent bien et nous donnent à manger en abondance. Ils changent la paille de notre litière quand elle est trop sale. Ils ne sont pas méchants ; ils corrigent seulement ceux, parmi nous, qui font preuve de mauvaise volonté et refusent d’exécuter les tours qu’ils se sont mis en tête de nous apprendre. Ceux-là sont bien avancés ! Moi, je me plie à leurs fantaisies sans discuter. Je marche à quatre pattes ; je fais des cabrioles. Aussi sont-ils très gentils avec moi. Je ne suis pas malheureuse. Je n’ai plus ni soucis ni responsabilités. La plupart d’entre nous s’accommodent de ce régime. »

La femme observa cette fois un très long silence, pendant lequel Cornélius me regardait avec une insistance gênante. Je comprenais trop bien sa pensée. Une humanité aussi veule, qui se résignait si facilement, n’avait-elle pas fait son temps sur la planète et ne devait-elle pas céder la place à une race plus noble ? Je rougis et détournai les yeux. La femme reprit, sur un ton de plus en plus angoissé :

« Ils tiennent maintenant toute la ville. Nous ne sommes plus que quelques centaines dans ce réduit et notre situation est précaire. Nous formons le dernier noyau humain aux environs de la cité, mais les singes ne nous toléreront pas en liberté si près d’eux. Dans les autres camps, quelques hommes ont fui au loin, dans la jungle, les autres se sont rendus pour avoir de quoi manger à leur faim. Ici, nous sommes restés sur place, surtout par paresse. Nous dormons ; nous sommes incapables de nous organiser pour la résistance…

« C’est bien ce que je craignais. J’entends une cacophonie barbare. On dirait une parodie de musique militaire… Au secours ! ce sont eux, ce sont les singes ! Ils nous encerclent. Ils sont dirigés par d’énormes gorilles. Ils nous ont pris nos trompettes, nos tambours et nos uniformes ; nos armes aussi, bien sûr… Non, ils n’ont pas d’armes. Ô cruelle humiliation, suprême injure ! voilà leur armée qui arrive et ils ne brandissent que des fouets ! »

IX

Quelques-uns des résultats obtenus par Hélius ont fini par s’ébruiter. Il est probable que c’est le chimpanzé lui-même qui n’a pas su tenir sa langue, dans l’enthousiasme du succès. On murmure en ville qu’un savant a réussi à faire parler des hommes. De plus, les découvertes de la cité ensevelie sont commentées dans la presse et, quoique leur signification soit en général déformée, certains journalistes sont bien près de soupçonner la vérité. Il en résulte un malaise dans la population, qui se traduit par une méfiance accrue des dirigeants à mon égard et une attitude chaque jour un peu plus inquiétante.

Cornélius a des ennemis. Il n’ose pas proclamer franchement sa découverte. Le voudrait-il, que les autorités s’y opposeraient sans doute. Le clan orang-outan, Zaïus en tête, intrigue contre lui. Ils parlent de conspiration contre la race simienne et me désignent plus ou moins ouvertement comme un des factieux. Les gorilles n’ont pas encore pris position officiellement, mais ils sont toujours contre ce qui tend à troubler l’ordre public.


J’ai éprouvé aujourd’hui une grande émotion. L’événement tant attendu s’est produit. J’ai d’abord été transporté de joie, mais, à la réflexion, j’ai frémi devant le nouveau danger qu’il représente. Nova a donné le jour à un garçon.

J’ai un enfant, j’ai un fils sur la planète Soror. Je l’ai vu. Cela n’a pas été sans difficulté. Les consignes de secret sont devenues de plus en plus sévères et je n’ai pu rendre visite à Nova durant la semaine qui a précédé sa délivrance. C’est Zira qui m’a apporté la nouvelle. Elle, au moins, restera une amie fidèle, quoi qu’il arrive. Elle m’a trouvé si agité qu’elle a pris sur elle de me ménager une entrevue avec ma nouvelle famille. C’est quelques jours après la naissance qu’elle m’a conduit vers elle, tard dans la nuit, car le nouveau-né est sans cesse surveillé dans la journée.

Je l’ai vu. C’est un bébé magnifique. Il était étendu sur la paille, comme un nouveau Christ, pelotonné contre le sein de sa mère. Il me ressemble, mais il a aussi la beauté de Nova. Celle-ci a émis un grognement menaçant quand j’ai poussé la porte. Elle est inquiète, elle aussi. Elle s’est dressée, les ongles prêts à déchirer, mais s’est calmée en me reconnaissant. Je suis certain que cette naissance l’a fait remonter de plusieurs degrés dans l’échelle des êtres. L’étincelle fugitive a fait place à une flamme permanente. J’embrasse mon fils avec passion, sans vouloir songer aux nuages qui s’accumulent sur nos têtes.

Ce sera un homme, un vrai, j’en suis certain. L’esprit pétille sur ses traits et dans son regard. J’ai rallumé le feu sacré. Grâce à moi, une humanité ressuscite et va s’épanouir sur cette planète. Quand il sera grand, il fera souche et…

Quand il sera grand ! Je frissonne en songeant aux conditions de son enfance et à tous les obstacles qui vont s’élever sur son chemin. Qu’importe ! à nous trois, nous triompherons, j’en suis sûr. Je dis à nous trois, car Nova est maintenant de notre bord. Il n’y a qu’à voir la manière dont elle contemple son enfant. Si elle le lèche encore, à la façon des mères de cette étrange planète, sa physionomie s’est spiritualisée.

Je l’ai reposé sur la paille. Je suis rassuré sur sa nature. Il ne parle pas encore, mais… je divague ; il a trois jours !… mais il parlera. Le voilà qui se met à pleurer faiblement, à pleurer comme un bébé d’homme et non à vagir. Nova ne s’y trompe pas et le contemple dans une extase émerveillée.

Zira ne s’y méprend pas davantage. Elle s’est approchée, ses oreilles velues se sont dressées et elle regarde longtemps le bébé, en silence, d’un air grave. Puis, elle me fait comprendre que je ne peux rester plus longtemps. Ce serait trop dangereux pour nous tous si l’on me surprenait ici. Elle me promet de veiller sur mon fils et je sais qu’elle tiendra parole. Mais je n’ignore pas non plus qu’elle est soupçonnée de complaisance envers moi et l’éventualité de son renvoi me fait frémir. Je ne dois pas lui faire courir ce risque.

J’embrasse ma famille avec ferveur et je m’éloigne. En me retournant, je vois la guenon se pencher, elle aussi, sur ce bébé d’homme et poser doucement le museau sur son front, avant de fermer la cage. Et Nova ne proteste pas ! Elle admet cette caresse, qui doit être habituelle. Songeant à l’antipathie qu’elle témoignait autrefois à Zira, je ne puis m’empêcher de voir là un nouveau miracle.

Nous sortons. Je tremble de tous mes membres et je m’aperçois que Zira est aussi émue que moi.

« Ulysse, s’écrie-t-elle en essuyant une larme, il me semble parfois que cet enfant est aussi le mien ! »

X

Les visites périodiques que je m’astreins à faire au professeur Antelle sont un devoir de plus en plus pénible. Il est toujours à l’Institut, mais on a dû l’enlever de la cellule assez confortable où j’avais obtenu qu’on le logeât. Il y dépérissait et avait de temps en temps des accès de rage qui le rendaient dangereux. Il cherchait à mordre les gardiens. Alors, Cornélius a essayé un autre système. Il l’a fait placer dans une cage ordinaire, sur la paille, et lui a donné une compagne : la fille avec laquelle il dormait au jardin zoologique. Le professeur l’a accueillie en manifestant bruyamment une joie animale et, aussitôt, ses façons ont changé. Il a repris goût à la vie.

C’est en cette compagnie que je le trouve. Il a l’air heureux. Il a engraissé et paraît plus jeune. J’ai fait l’impossible pour entrer en communication avec lui. J’essaye encore aujourd’hui, sans aucun succès. Il ne s’intéresse qu’aux gâteaux que je lui tends. Quand le sac est vide, il retourne s’allonger auprès de sa compagne, qui se met à lui lécher le visage.

« Vous voyez bien que l’esprit peut se perdre, comme il peut s’acquérir », murmure quelqu’un derrière moi.

C’est Cornélius. Il me cherchait, mais non pour s’entretenir du professeur. Il a à me parler très sérieusement. Je le suis dans son bureau, où Zira nous attend. Elle a les yeux rouges, comme si elle avait pleuré. Ils semblent avoir une nouvelle grave à m’apprendre, mais aucun des deux n’ose parler.

« Mon fils ?

— Il va très bien, dit Zira précipitamment.

Trop bien », fait Cornélius d’un air grognon.

Je sais bien que c’est un enfant superbe, mais voilà un mois que je ne l’ai vu. Les consignes ont été encore renforcées. Zira, suspecte aux autorités, est surveillée étroitement.

— Beaucoup trop bien, insiste Cornélius. Il sourit. Il pleure comme un bébé singe… et il commence à parler.

— A trois mois !

— Des mots d’enfant ; mais tout prouve qu’il parlera. En fait, il est miraculeusement précoce. »

Je me rengorge. Zira est indignée par mon air de père béat.

« Tu ne comprends donc pas que c’est une catastrophe ? Jamais les autres ne le laisseront en liberté.

— Je sais de source sûre que des décisions très importantes vont être prises à son sujet par le Grand Conseil, qui doit siéger dans quinze jours, dit lentement Cornélius.

— Des décisions graves ?

— Très graves. Il n’est pas question de le supprimer… pas pour l’instant du moins ; mais on le retirera à sa mère.

— Et moi, moi, pourrai-je le voir ?

— Vous, moins que tout autre… mais laissez-moi poursuivre, continue impérieusement le chimpanzé. Nous ne sommes pas ici pour nous lamenter, mais pour agir. Donc, j’ai des renseignements certains. Votre fils va être placé dans une sorte de forteresse, sous la surveillance des orang-outans. Oui, Zaïus intrigue depuis longtemps et il va obtenir gain de cause. »

Ici, Cornélius serra les poings avec rage et marmonna quelques injures malsonnantes. Puis il reprit :

« Remarquez que le Conseil sait très bien à quoi s’en tenir sur la valeur scientifique de ce cuistre ; mais il feint de croire qu’il est plus qualifié que moi pour étudier ce sujet exceptionnel, parce que celui-ci est considéré comme un péril pour notre race. Ils comptent sur Zaïus pour le mettre dans l’impossibilité de nuire. »

Je suis atterré. Il n’est pas possible de laisser mon fils aux mains de ce dangereux imbécile. Mais Cornélius n’a pas terminé.

« Ce n’est pas seulement l’enfant qui est menacé. »

Je reste muet et regarde Zira, qui baisse la tête.

« Les orangs-outans vous détestent parce que vous êtes la preuve vivante de leurs errements scientifiques, et les gorilles vous trouvent trop dangereux pour continuer à circuler librement. Ils craignent que vous ne fassiez souche sur cette planète. Même en faisant abstraction de votre éventuelle descendance, ils ont peur que votre seul exemple ne sème la perturbation chez les hommes. Certains rapports signalent une nervosité inaccoutumée parmi ceux que vous approchez. »

C’est vrai. Au cours de ma dernière visite dans la salle des cages, je me suis aperçu d’un changement notable parmi les hommes. Il semble qu’un instinct mystérieux les ait avertis de la naissance miraculeuse. Ils ont salué ma présence par un concert de longs ululements.

« Pour tout vous dire, conclut brutalement Cornélius, j’ai bien peur que, dans quinze jours, le Conseil ne décide de vous supprimer… ou du moins de vous enlever une partie du cerveau, sous prétexte d’expériences. Quant à Nova, je pense qu’il sera décidé de la mettre hors d’état de nuire, elle aussi, parce qu’elle vous a approché de trop près. »

Ce n’est pas possible ! Moi qui m’étais cru investi d’une mission quasi divine. Je redeviens le plus misérable des êtres et me laisse aller à un affreux désespoir. Zira me met la main sur l’épaule.

« Cornélius a bien fait de ne rien te cacher de la situation. Ce qu’il ne t’a pas encore dit, c’est que nous ne t’abandonnerons pas. Nous avons décidé de vous sauver tous les trois et nous serons aidés par un petit groupe de chimpanzés courageux.

— Que puis-je faire, seul de mon espèce ?

— Il faut fuir. Il faut quitter cette planète où tu n’aurais jamais dû venir. Il faut retourner chez toi, sur la Terre. Ton salut et celui de ton fils l’exigent. »

Sa voix se brise, comme si elle allait pleurer. Elle m’est encore plus attachée que je ne l’aurais cru. Je suis bouleversé, moi aussi, autant par son chagrin que par la perspective de la quitter pour toujours. Mais comment m’évader de cette planète ? Cornélius reprend la parole.

« C’est vrai, dit-il. J’ai promis à Zira de vous aider à fuir et je le ferai, même si je dois y perdre ma situation. J’ai conscience ainsi de ne pas manquer à mon devoir de singe. Si un danger nous menace, il sera aussi bien écarté par votre retour, sur la Terre… Vous m’avez dit, autrefois, que votre vaisseau spatial était intact et qu’il pourrait vous ramener chez vous ?

— Sans aucun doute. Il contient assez de carburant, d’oxygène et de vivres pour nous conduire au fond de l’univers. Mais comment le rejoindre ?

— Il gravite toujours autour de notre planète. Un astronome de mes amis l’a repéré et connaît tous les éléments de sa trajectoire. Quant au moyen de le rejoindre ?… Écoutez-moi. Dans dix jours, exactement, nous devons lancer un satellite artificiel habité, par des hommes bien entendu, sur lesquels nous désirons expérimenter l’influence de certains rayonnements… Ne m’interrompez pas ! Il a été prévu que les passagers seront au nombre de trois : un homme, une femme et un enfant. »

Je saisis son dessein en un éclair et en apprécie l’ingéniosité, mais que d’obstacles !

« Certains savants responsables de ce lancement sont des amis à moi et je les ai gagnés à votre cause. Le satellite sera placé sur la trajectoire de votre vaisseau et il sera dirigeable dans une certaine mesure. Le couple d’humains a été entraîné à effectuer quelques manœuvres, au moyen de réflexes conditionnés. Je pense que vous serez encore plus habile qu’eux… Car tel est notre plan : vous substituer tous trois aux passagers. Cela ne sera pas très difficile. Je vous l’ai dit, j’ai déjà les complicités essentielles : l’assassinat répugne aux chimpanzés. Les autres ne s’apercevront même pas du tour joué. »

C’est bien probable, en effet. Pour la plupart des singes, un homme est un homme et rien de plus. Les différences entre un individu et un autre ne les frappent pas.

« Je vous ferai suivre un entraînement intensif pendant ces dix jours. Croyez-vous pouvoir aborder votre vaisseau ? »

Cela doit être possible. Mais ce n’est pas aux difficultés et aux dangers que je songe en ce moment. Je ne puis me défendre contre la vague de mélancolie qui m’a assailli tout à l’heure, à la pensée de quitter la planète Soror, Zira et mes frères, oui, mes frères humains. Vis-à-vis de ceux-ci, je me fais un peu l’effet d’un déserteur. Pourtant, il faut avant tout sauver mon fils et Nova. Mais je reviendrai. Oui, plus tard, j’en fais le serment en évoquant les prisonniers des cages, je reviendrai avec d’autres atouts.

Je suis si éperdu que j’ai parlé tout haut.

Cornélius sourit.

— Dans quatre ou cinq ans de votre temps à vous, voyageur, mais dans plus de mille années pour nous autres sédentaires. N’oubliez pas que nous avons aussi découvert la relativité. D’ici là… j’ai discuté du risque avec mes amis chimpanzés et nous avons décidé de le prendre.

Nous nous séparons, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain. Zira sort la première. Resté un instant seul avec lui, j’en profite pour le remercier avec effusion. Je me demande intérieurement pourquoi il fait tout cela pour moi. Il lit dans ma pensée.

« Remerciez Zira, dit-il. C’est à elle que vous devrez la vie. Seul, je ne sais pas si j’aurais pris tant de peine et couru tant de risques. Mais elle ne me pardonnerait jamais d’être complice d’un meurtre… et, d’autre part…»

Il hésite. Zira m’attend dans le couloir. Il s’assure qu’elle ne peut entendre et ajoute très vite, à voix basse :

« D’autre part, pour elle comme pour moi, il est préférable que vous disparaissiez de cette planète. »


Il a repoussé la porte. Je suis resté seul avec Zira et nous faisons quelques pas dans le couloir.

« Zira ! »

Je me suis arrêté et l’ai prise dans mes bras. Elle est aussi bouleversée que moi. Je vois une larme couler sur son mufle, tandis que nous sommes étroitement enlacés. Ah ! qu’importe cette horrible enveloppe matérielle ! C’est son âme qui communie avec la mienne. Je ferme les yeux pour ne pas voir ce faciès grotesque que l’émotion enlaidit encore. Je sens son corps difforme trembler contre le mien. Je me force à appuyer ma joue contre sa joue. Nous allons nous embrasser comme deux amants, quand elle a un sursaut instinctif et me repousse avec violence.

Alors que je reste interdit, ne sachant quelle contenance prendre, elle enfouit son museau dans ses longues pattes velues, et cette hideuse guenon me déclare avec désespoir, en éclatant en sanglots.

« Mon chéri, c’est impossible. C’est dommage, mais je ne peux pas, je ne peux pas. Tu es vraiment trop affreux ! »

XI

Le tour est joué. Je vogue de nouveau dans l’espace, à bord du vaisseau cosmique, filant comme une comète en direction du système solaire, avec une vitesse qui s’accroît à chaque seconde.

Je ne suis pas seul. J’emmène avec moi Nova et Sirius, le fruit de nos amours interplanétaires, qui sait dire papa, maman et bien d’autres mots. Il y a également à bord un couple de poulets et de lapins, et aussi diverses graines, que les savants avaient mis dans le satellite pour étudier le rayonnement sur des organismes très divers. Tout cela ne sera pas perdu.

Le plan de Cornélius a été exécuté à la lettre. Notre substitution au trio prévu s’est faite sans difficulté. La femme a pris la place de Nova à l’Institut ; l’enfant sera remis à Zaïus. Celui-ci montrera qu’il ne peut parler et qu’il n’est qu’un animal. Peut-être alors ne me jugera-t-on plus dangereux et laissera-t-on la vie à l’homme qui a pris ma place et qui ne parlera pas, lui non plus. Il est peu probable qu’on se doute jamais de la substitution. Les orangs, je l’ai déjà mentionné, ne font pas de différence entre un homme et un autre. Zaïus triomphera. Cornélius aura peut-être quelques ennuis, mais tout sera vite oublié… Que dis-je ! C’est déjà oublié, car des lustres se sont écoulés là-bas depuis les quelques mois que je fonce dans l’espace. Quant à moi, mes souvenirs s’estompent rapidement, de la même manière que le corps matériel de la super-géante Bételgeuse, à mesure que l’espace-temps s’étire entre nous : le monstre s’est transformé en un petit ballon, puis en une orange. Il est redevenu maintenant un minuscule point brillant de la galaxie. Ainsi en va-t-il de mes pensées sororiennes.

Je serais bien fou de me tourmenter. J’ai réussi à sauver les êtres qui me sont chers. Qui regretterais-je là-bas ? Zira ? Oui, Zira. Mais le sentiment qui était né entre nous n’avait pas de nom sur la Terre ni dans aucune région du Cosmos. La séparation s’imposait. Elle a dû retrouver la paix en élevant des bébés chimpanzés, après avoir épousé Cornélius. Le professeur Antelle ? Au diable, le professeur ! Je ne pouvais plus rien faire pour lui et il a apparemment trouvé une solution satisfaisante au problème de l’existence. Je frémis seulement parfois en songeant que, placé dans les mêmes conditions que lui, et sans la présence de Zira, j’aurais pu moi aussi, peut-être, tomber aussi bas.

L’abordage de notre vaisseau s’est bien passé. J’ai pu m’en approcher peu à peu, en manœuvrant le satellite, pénétrer dans le compartiment resté béant, prévu pour le retour de notre chaloupe. Alors, les robots sont entrés en action pour refermer toutes les issues. Nous étions à bord. L’appareillage était intact et le calculateur électronique se chargea de faire toutes les opérations du départ. Sur la planète Soror, nos complices ont prétendu que le satellite avait été détruit en vol, n’ayant pu être placé sur son orbite.


Nous sommes en route depuis plus d’un an de notre temps propre. Nous avons atteint la vitesse de la lumière à une fraction infinitésimale près, parcouru en un temps très court un espace immense et c’est déjà la période de freinage, qui doit durer une autre année. Dans notre petit univers, je ne me lasse pas d’admirer ma nouvelle famille.

Nova supporte fort bien le voyage. Elle devient de plus en plus raisonnable. Sa maternité l’a transformée. Elle passe des heures en contemplation béate devant son fils, qui se révèle pour elle un meilleur professeur que moi. Elle articule presque correctement les mots qu’il prononce. Elle ne me parle pas encore à moi, mais nous avons établi un code de gestes suffisant pour nous comprendre. Il me semble que j’ai toujours vécu avec elle. Quant à Sirius, c’est la perle du cosmos. Il a un an et demi. Il marche, malgré la forte pesanteur et il babille sans cesse. J’ai hâte de le montrer aux hommes de la Terre.

Quelle émotion j’ai ressentie ce matin en constatant que le soleil commençait à prendre une dimension perceptible ! Il nous apparaît maintenant comme une boule de billard et se teinte de jaune. Je le montre du doigt à Nova et à Sirius. Je leur explique ce qu’est ce monde nouveau pour eux et ils me comprennent. Aujourd’hui, Sirius parle couramment et Nova, presque aussi bien. Elle a appris en même temps que lui. Miracle de la maternité ; miracle dont j’ai été l’agent. Je n’ai pas arraché tous les hommes de Soror à leur avilissement, mais la réussite est totale avec Nova.

Le soleil grossit à chaque instant. Je cherche à repérer les planètes dans le télescope. Je m’oriente facilement. Je découvre Jupiter, Saturne, Mars et… la Terre ; Voici la Terre !

Des larmes me montent aux yeux. Il faut avoir vécu plus d’un an sur la planète des singes pour comprendre mon émotion… Je sais ; après sept cents ans, je ne retrouverai ni parents ni amis, mais je suis avide de revoir de véritables hommes.

Collés aux hublots, nous regardons la Terre s’approcher. Il n’est plus besoin de télescope pour distinguer les continents. Nous sommes satellisés. Nous tournons autour de ma vieille planète. Je vois défiler l’Australie, l’Amérique et la France ; oui, voici la France. Nous nous embrassons tous trois en sanglotant.

Nous nous embarquons dans la deuxième chaloupe du vaisseau. Tous les calculs ont été effectués en vue d’un atterrissage dans ma patrie ; non loin de Paris, j’espère.


Nous sommes dans l’atmosphère. Les rétrofusées entrent en action. Nova me regarde en souriant. Elle a appris à sourire et aussi à pleurer. Mon fils tend les bras et ouvre des yeux émerveillés. Au-dessous de nous, c’est Paris. La tour Eiffel est toujours là.

J’ai pris les commandes et me dirige d’une manière très précise. Miracle de la technique ! Après sept cents ans d’absence, je parviens à me poser à Orly, qui n’a pas beaucoup changé, au bout du terrain, assez loin des bâtiments. On a dû m’apercevoir ; je n’ai qu’à attendre. Il ne semble pas y avoir de trafic aérien ; l’aéroport serait-il désaffecté ? Non, voici un appareil. Il ressemble en tout point aux avions de mon époque !

Un véhicule se détache des bâtiments, roulant dans notre direction. J’arrête mes fusées, en proie à une agitation de plus en plus fébrile. Quel récit je vais pouvoir faire à mes frères humains ! Peut-être ne me croiront-ils pas tout d’abord, mais j’ai des preuves. J’ai Nova, j’ai mon fils.

Le véhicule grandit. C’est une camionnette d’un modèle assez ancien : quatre roues et un moteur à explosion. J’enregistre machinalement tous ces détails. J’aurais pensé que ces voitures étaient reléguées dans les musées.

J’aurais imaginé volontiers aussi une réception un peu plus solennelle. Ils sont peu nombreux pour m’accueillir. Deux hommes seulement, je crois. Je suis stupide ; ils ne peuvent pas savoir. Quand ils sauront !…

Ils sont deux. Je les distingue assez mal, à cause du soleil déclinant qui joue sur les vitres ; des vitres sales. Le chauffeur et un passager. Celui-ci porte un uniforme. C’est un officier ; j’ai vu le reflet de ses galons. Le commandant de l’aéroport, sans doute. Les autres suivront.

La camionnette s’est arrêtée à cinquante mètres de nous. Je prends mon fils dans mes bras et sors de la chaloupe. Nova nous suit avec quelque hésitation. Elle a l’air craintive. Cela lui passera vite.

Le chauffeur est descendu. Il me tourne le dos. Il m’est à moitié caché par de hautes herbes qui me séparent de la voiture. Il tire la portière pour faire descendre le passager. Je ne m’étais pas trompé, c’est un officier ; au moins un commandant ; je vois briller de nombreux galons. Il a sauté à terre. Il fait quelques pas vers nous, sort des herbes et m’apparaît enfin en pleine lumière. Nova pousse un hurlement, m’arrache son fils et court se réfugier avec lui dans la chaloupe, tandis que je reste cloué sur place, incapable de faire un geste ni de proférer une parole.

C’est un gorille.

XII

Phyllis et Jinn relevèrent ensemble leur tête penchée sur le manuscrit et se regardèrent un long moment sans prononcer une parole.

« Une belle mystification », dit enfin Jinn, en se forçant un peu pour rire.

Phyllis restait rêveuse. Certains passages de l’histoire l’avaient émue et elle leur trouvait l’accent de la vérité. Elle en fit la remarque à son ami.

« Cela prouve qu’il y a des poètes partout, dans tous les coins du cosmos ; et aussi des farceurs. »

Elle réfléchit encore. Cela lui coûtait de se laisser convaincre. Elle s’y résigna cependant avec un soupir.

« Tu as raison, Jinn. Je suis de ton avis… Des hommes raisonnables ? Des hommes détenteurs de la sagesse ? Des hommes inspirés par l’esprit ?… Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur a passé la mesure. Mais c’est dommage !

— Tout à fait d’accord, dit Jinn. Maintenant, il est temps de rentrer. »

Il largua toute la voile, l’offrant tout entière aux rayonnements conjugués des trois soleils. Puis il commença de manœuvrer des leviers de commande, utilisant ses quatre mains agiles, tandis que Phyllis, ayant chassé un dernier doute en secouant énergiquement ses oreilles velues, sortait son poudrier et, au vue du retour au port, avivait d’un léger nuage rose son adorable mufle de chimpanzé femelle.


FIN
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