première partie. COMMENTAIRE DE DANIEL24

DANIEL1,1

Or, que fait un rat en éveil? Il renifle.»

Jean-Didier – Biologiste


Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation de bouffon! J'avais alors dix-sept ans, et je passais un mois d'août plutôt morne dans un club all inclusive en Turquie – c'est d'ailleurs la dernière fois que je devais partir en vacances avec mes parents. Ma corme de sœur- elle avait treize ans à l'époque -commençait à allumer tous les mecs. C'était au petit déjeuner; comme chaque matin une queue s'était formée pour les œufs brouillés, dont les estivants semblaient particulièrement friands. À côté de moi, une vieille Anglaise (sèche, méchante, du genre à dépecer des renards pour décorer son living-room), qui s'était déjà largement servie d'œufs, rafla sans hésiter les trois dernières saucisses garnissant le plat de métal. Il était onze heures moins cinq, c'était la fin du service du petit déjeuner, il paraissait impensable que le serveur apporte de nouvelles saucisses. L'Allemand qui faisait la queue derrière elle se figea sur place; sa fourchette déjà tendue vers une saucisse s'immobilisa à mi-hauteur, le rouge de l'indignation emplit son visage. C'était un Allemand énorme, un colosse, plus de deux mètres, au moins cent cinquante kilos. J'ai cru un instant qu'il allait planter sa fourchette dans les yeux de l'octogénaire, ou la serrer par le cou et lui écraser la tête sur le distributeur de plats chauds. Elle, comme si de rien n'était, avec cet égoïsme sénile, devenu inconscient, des vieillards, revenait en trottinant vers sa table. L'Allemand prit sur lui, je sentis qu'il prenait énormément sur lui, mais son visage recouvra peu à peu son calme et il repartit tristement, sans saucisses, en direction de ses congénères.

À partir de cet incident, je composai un petit sketch relatant une révolte sanglante dans un club de vacances, déclenchée par des détails minimes contredisant la formule all inclusive; une pénurie de saucisses au petit déjeuner, suivie d'un supplément à payer pour le minigolf. Le soir même je présentai ce sketch lors de la soirée «Vous avez du talent!» (un soir par semaine le spectacle était composé de numéros proposés par les vacanciers, à la place des animateurs professionnels); j'interprétais tous les personnages à la fois, débutant ainsi dans la voie du one man show dont je ne devais pratiquement plus sortir, tout au long de ma carrière. Presque tout le monde venait au spectacle d'après-dîner, il n'y avait pas grand-chose à foutre jusqu'à l'ouverture de la discothèque; cela faisait déjà un public de huit cents personnes. Ma prestation obtint un succès très vif, beaucoup riaient aux larmes et il y eut des applaudissements nourris. Le soir même, à la discothèque, une jolie brune appelée Sylvie me dit que je l'avais beaucoup fait rire, et qu'elle appréciait les garçons qui avaient le sens de l'humour. Chère Sylvie. C'est ainsi que je perdis ma virginité, et que se décida ma vocation.

Après mon baccalauréat, je m'inscrivis à un cours d'acteurs; s'ensuivirent des années peu glorieuses pendant lesquelles je devins de plus en plus méchant, et par conséquent de plus en plus caustique; le succès, dans ces conditions, finit par arriver – d'une ampleur, même, qui me surprit. J'avais commencé par des petits sketches sur les familles recomposées, les j ournalistes du Monde, la médiocrité des classes moyennes en général -je réussissais très bien les tentations incestueuses des intellectuels en milieu de carrière face à leurs filles ou belles-filles, le nombril à l'air et le string dépassant du pantalon. En résumé, j'étais un observateur acéré de la réalité contemporaine; on me comparait souvent à Pierre Desproges. Tout en continuant à me consacrer au one man show, j'acceptai parfois des invitations dans des émissions de télévision que je choisissais pour leur forte audience et leur médiocrité générale. Je ne manquais jamais de souligner cette médiocrité, subtilement toutefois: il fallait que le présentateur se sente un peu en danger, mais pas trop. En somme, j'étais un bonprofessionnel; j'étais juste un peu surfait. Je n'étais pas le seul.

Je ne veux pas dire que mes sketches n'étaient pas drôles; drôles, ils l'étaient. J'étais, en effet, un observateur acéré de la réalité contemporaine; il me semblait simplement que c'était si élémentaire, qu'il restait si peu de choses à observer dans la réalité contemporaine: nous avions tant simplifié, tant élagué, tant brisé de barrières, de tabous, d'espérances erronées, d'aspirations fausses; il restait si peu, vraiment. Sur le plan social il y avait les riches, il y avait les pauvres, avec quelques fragiles passerelles – l'ascenseur social, sujet sur lequel il était convenu d'ironiser; la possibilité plus sérieuse de se ruiner. Sur le plan sexuel il y avait ceux qui inspiraient le désir, et ceux qui n'en inspiraient aucun: mécanisme exigu, avec quelques complications de modalité (l'homosexualité, etc.), quand même aisément résumable à la vanité et à la compétition narcissique, déjà bien décrites par les moralistes français trois siècles auparavant. Il y avait bien sûr par ailleurs les braves gens, ceux qui travaillent, qui opèrent la production effective des denrées, ceux aussi qui – de manière quelque peu comique, ou pathétique si l'on veut (mais j'étais, avant tout, un comique) -se sacrifient pour leurs enfants; ceux qui n'ont ni beauté dans leur jeunesse, ni ambition plus tard, ni richesse jamais; qui adhèrent cependant de tout cœur – et même les premiers, avec plus de sincérité que quiconque – aux valeurs de la beauté, de la jeunesse, de la richesse, de l'ambition et du sexe; ceux qui forment, en quelque sorte, le liant de la sauce. Ceux – là ne pouvaient, j'ai le regret de le dire, pas constituer un sujet. J'en introduisais quelques-uns dans mes sketches pour donner de la diversité, de l'effet de réel; je commençais quand même sérieusement à me lasser. Le pire est que j'étais considéré comme un humaniste; un humaniste grinçant, certes, mais un humaniste. Voici, pour situer, une des plaisanteries qui émaillaient mes spectacles:


«Tu sais comment on appelle le gras qu'y a autour du vagin?

– Non.

– La femme.»


Chose étrange, j'arrivais à placer ce genre de trucs sans cesser d'avoir de bonnes critiques dans Elle et dans Télérama; il est vrai que l'arrivée des comiques beurs avait revalidé les dérapages machistes, et que je dérapais concrètement avec grâce: lâchage de carres, reprise, tout dans le contrôle. Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de pouvoir grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale.

Mon humanisme supposé reposait en réalité sur des bases bien minces: une vague saillie sur les buralistes, une allusion aux cadavres des clandestins nègres rejetés sur les côtes espagnoles avaient suffi à me valoir une réputation d'homme de gauche et de défenseur des droits de l'homme. Homme de gauche, moi? J'avais occasionnellement pu introduire dans mes sketches quelques altermondialistes, vaguement jeunes, sans leur donner de rôle immédiatement antipathique; j'avais occasionnellement pu céder à une certaine démagogie: j'étais, je le répète, un bon professionnel. Par ailleurs j'avais une tête d'Arabe, ce qui facilite; le seul contenu résiduel de la gauche en ces années c'était Pantiracisme, ou plus exactement le racisme antiblancs. Je ne comprenais d'ailleurs pas très bien d'où me venait ce faciès d'Arabe, de plus en plus caractéristique au fil des années: ma mère était d'origine espagnole et mon père, à ma connaissance, breton. Ma sœur par exemple, la petite pétasse, avait indiscutablement le type méditerranéen, mais elle n'était pas moitié aussi basanée que moi, et ses cheveux étaient lisses. On aurait pu s'interroger: ma mère s'était-elle montrée d'une fidélité scrupuleuse? Ou avais-je pour géniteur un Mustapha quelconque? Ou même -autre hypothèse – un Juif? Fuck with that: les Arabes venaient à mes spectacles, massivement – les Juifs aussi d'ailleurs, quoique un peu moins; et tous ces gens payaient leur ticket, plein tarif. On se sent concerné par les circonstances de sa mort, c'est certain; par les circonstances de sa naissance, c'est plus douteux.

Quant aux droits de l'homme, bien évidemment, je n'en avais rien à foutre; c'est à peine si je parvenais à m'intéresser aux droits de ma queue.


Dans ce domaine, la suite de ma carrière avait à peu près confirmé mon premier succès du club de vacances. Les femmes manquent d'humour en général, c'est pourquoi elles considèrent l'humour comme faisant partie des qualités viriles; les occasions de disposer mon organe dans un des orifices adéquats ne m'ont donc pas manqué, tout au long de ma carrière. Au vrai, ces coïts n'eurent rien d'éclatant: les femmes qui s'intéressent aux comiques sont en général des femmes un peu âgées, aux approches de la quarantaine, qui commencent à sentir que l'affaire va mal tourner. Certaines avaient un gros cul, d'autres des seins en gant de toilette, parfois les deux. Elles n'avaient, en somme, rien de très bandant; et quand l'érection diminue, quand même, on s'intéresse moins. Elles n'étaient pas très vieilles, non plus; je savais qu'aux approches de la cinquantaine elles rechercheraient de nouveau des choses fausses, rassurantes et faciles – qu'elles ne trouveraient d'ailleurs pas. Dans l'intervalle, je ne pouvais que leur confirmer – bien involontairement, croyez-moi, ce n'est jamais agréable – la décroissance de leur valeur erotique; je ne pouvais que confirmer leurs premiers soupçons, leur instiller malgré moi une vision désespérée de la vie: non ce n'était pas la maturité qui les attendait, mais simplement la vieillesse; ce n'était pas un nouvel épanouissement qui était au bout du chemin, mais une somme de frustrations et de souffrances d'abord minimes, puis très vite insoutenables; ce n'était pas très sain, tout cela, pas très sain. La vie commence à cinquante ans, c'est vrai; à ceci près qu'elle se termine à quarante.

DANIEL24,1

Regarde les petits êtres qui bougent dans le lointain; regarde. Ce sont des hommes.

Dans la lumière qui décline, j'assiste sans regret à la disparition de l'espèce. Un dernier rayon de soleil rase la plaine, passe au-dessus de la chaîne montagneuse qui barre l'horizon vers l'Est, teinte le paysage désertique d'un halo rouge. Les treillages métalliques de la barrière de protection qui entoure la résidence étincellent. Fox gronde doucement; il perçoit sans doute la présence des sauvages. Pour eux je n'éprouve aucune pitié, ni aucun sentiment d'appartenance commune; je les considère simplement comme des singes un peu plus intelligents, et de ce fait plus dangereux. Il m'arrive de déverrouiller la barrière pour porter secours à un lapin, ou à un chien errant; jamais pour porter secours à un homme.

Jamais je n'envisagerais, non plus, de m'accoupler à une femelle de leur espèce. Souvent territoriale chez les invertébrés et les plantes, la barrière interspécifique devient principalement comportementale chez les vertébrés supérieurs.


Un être est façonné, quelque part dans la Cité centrale, qui est semblable à moi; il a du moins mes traits, et mes organes internes. Lorsque ma vie cessera, l'absence de signal sera captée en quelques nanosecondes; la fabrication de mon successeur sera aussitôt mise en route. Dès le lendemain, le surlendemain au plus tard, la barrière de protection sera rouverte; mon successeur s'installera entre ces murs. Il sera le destinataire de ce livre.


La première loi de Pierce identifie la personnalité à la mémoire. Rien n'existe, dans la personnalité, que ce qui est mémorisable (que cette mémoire soit cognitive, procédurale ou affective); c'est grâce à la mémoire, par exemple, que le sommeil ne dissout nullement la sensation d'identité.

Selon la seconde loi de Pierce, la mémoire cognitive a pour support adéquat le langage.

La troisième loi de Pierce définit les conditions d'un langage non biaisé.


Les trois lois de Pierce allaient mettre fin aux tentatives hasardeuses de downloading mémoriel par l'intermédiaire d'un support informatique au profit d'une part du transfert moléculaire direct, d'autre part de ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de récit de vie, initialement conçu comme un simple complément, une solution d'attente, mais qui allait, à la suite des travaux de Pierce, prendre une importance considérable. Ainsi, cette avancée logique majeure allait curieusement conduire à la remise à l'honneur d'une forme ancienne, au fond assez proche de ce qu'on appelait jadis l'autobiographie.

Concernant le récit de vie, il n'y a pas de consigne précise. Le début peut avoir lieu en n'importe quel point de la temporalité, de même que le premier regard peut se porter en n'importe quel point de l'espace d'un tableau; l'important est que, peu à peu, l'ensemble ressurgisse.

DANIEL1,2

«Quand on voit le succès des dimanches

sans voiture, la promenade le long des quais,

on imagine très bien la suite…»

Gérard – Chauffeur De Taxi

Il m'est à peu près impossible aujourd'hui de me souvenir pourquoi j'ai épousé ma première femme; si je la croisais dans la rue, je ne pense même pas que je parviendrais à la reconnaître. On oublie certaines choses, on les oublie réellement; c'est bien à tort qu'on suppose que toutes choses se conservent dans le sanctuaire de la mémoire; certains événements, et même la plupart, sont bel et bien effacés, il n'en demeure aucune trace, et c'est tout à fait comme s'ils n'avaient jamais été. Pour en revenir à ma femme, enfin à ma première femme, nous avons sans doute vécu ensemble deux ou trois ans; lorsqu'elle est tombée enceinte, je l'ai plaquée presque aussitôt. Je n'avais aucun succès à l'époque, elle n'a obtenu qu'une pension alimentaire minable.

Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, estime justement l'Ecclésiaste. Je n'avais jamais aimé cet enfant: il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que son père. Sa disparition était loin d'être une catastrophe; des êtres humains de ce genre, on peut s'en passer.


Après mon premier spectacle il s'est écoulé dix ans, ponctués d'aventures épisodiques et peu satisfaisantes, avant que je ne rencontre Isabelle. J'avais alors trente-neuf ans, et elle trente-sept; mon succès public était très vif. Lorsque je gagnai mon premier million d'euros (je veux dire lorsque je l'eus réellement gagné, impôts déduits, et mis à l'abri dans un placement sûr), je compris que je n'étais pas un personnage balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier million d'euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de s'approcher du second – à l'exception de ceux, peu nombreux, qui commenceront à rêver du moment où ils pourront compter en dizaines. Pour ma part je me demandai surtout si je pouvais arrêter ma carrière – avant de conclure que non.

Lors des premières phases de mon ascension vers la gloire et la fortune, j'avais occasionnellement goûté aux joies de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si supérieure à celles qui l'ont précédée. On pouvait ergoter à l'infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans les siècles passés; on pouvait commenter la disparition des cultes, la difficulté du sentiment amoureux, discuter leurs inconvénients, leurs avantages; évoquer l'apparition de la démocratie, la perte du sens du sacré, l'effritement du lien social. Je ne m'en étais d'ailleurs pas privé, dans bien des sketches, quoique sur un mode humoristique. On pouvait même remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir l'impression par exemple que l'amélioration des techniques médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la consommation, la précellence du X Xe siècle était indiscutable: rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d'un centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. J'avais ainsi consommé, avec joie, des chaussures principalement; puis peu à peu je m'étais lassé, et j'avais compris que ma vie, sans ce soutien quotidien de plaisirs à la fois élémentaires et renouvelés, allait cesser d'être simple.

À l'époque où je rencontrai Isabelle, je devais en être à six millions d'euros. Un personnage balzacien, à ce stade, achète un appartement somptueux, qu'il emplit d'objets d'art, et se ruine pour une danseuse. J'habitais un trois pièces banal, dans le XIVe arrondissement, et je n'avais jamais couché avec une top model – je n'en avais même jamais éprouvé l'envie. Il me semblait juste, une fois, avoir copule avec un mannequin intermédiaire; je n'en gardais pas un souvenir impérissable. La fille était bien, plutôt de gros seins, mais enfin pas plus que beaucoup d'autres; j'étais, à tout prendre, moins surfait qu'elle.


L'entretien eut lieu dans ma loge, après un spectacle qu'il faut bien qualifier de triomphal. Isabelle était alors rédactrice en chef de Lolita, après avoir longtemps travaillé pour 20 Ans. Je n'étais pas très chaud pour cette interview au départ; en feuilletant le magazine, j'avais quand même été surpris par l'incroyable niveau de pétasserie qu'avaient atteint les publications pour jeunes filles: les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l'utilisation raisonnée des Chupa-Chups… tout y était. «Oui, mais ils ont un positionnement bizarre…» avait insisté l'attachée de presse. «Et puis, le fait que la rédactrice en chef se déplace elle-même, je crois que c'est un signe…»

Il y a paraît-il des gens qui ne croient pas au coup de foudre; sans donner à l'expression son sens littéral il est évident que l'attraction mutuelle est, dans tous les cas, très rapide; dès les premières minutes de ma rencontre avec Isabelle j'ai su que nous allions avoir une histoire ensemble, et que ce serait une histoire longue; j'ai su qu'elle en avait elle-même conscience. Après quelques questions de démarrage sur le trac, mes méthodes de préparation, etc., elle se tut. Je feuilletai à nouveau le magazine.

«C'est pas vraiment des Lolitas… observai-je finalement. Elles ont seize, dix-sept ans.

– Oui, convint-elle; Nabokov s'est trompé de cinq ans. Ce qui plaît à la plupart des hommes ce n'est pas le moment qui précède la puberté, c'est celui qui la suit immédiatement. De toute façon, ce n'était pas un très bon écrivain.»

Moi non plus je n'avais jamais supporté ce pseudopoète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n'avait même pas eu la chance de disposer de l'élan qui, chez l'Irlandais insane, permet parfois de passer sur l'accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m'avait toujours fait penser le style de Nabokov.

«Mais justement, poursuivit-elle, si un livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur grossière concernant l'âge de l'héroïne, parvient malgré tout à être un très bon livre, jusqu'à constituer un mythe durable, et à passer dans le langage courant, c'est que l'auteur est tombé sur quelque chose d'essentiel.»

Si nous étions d'accord sur tout, l'interview risquait d'être assez plate. «On pourrait continuer en dînant… proposa-t-elle. Je connais un restaurant tibétain rue des Abbesses.»


Naturellement, comme dans toutes les histoires sérieuses, nous avons couché ensemble dès la première nuit. Au moment de se déshabiller elle eut un petit moment de gêne, puis de fierté: son corps était incroyablement ferme et souple. C'est bien plus tard que je devais apprendre qu'elle avait trente-sept ans; sur le moment je lui en donnai, tout au plus, trente.

«Comment est-ce que tu fais pour t'entretenir? lui demandai-je.

– La danse classique.

– Pas de stretching, d'aérobic, rien de ce genre?

– Non, tout ça c'est des conneries; tu peux me croire sur parole, ça fait dix ans que je bosse dans les magazines féminins. Le seul truc qui marche vraiment, c'est la danse classique. Seulement c'est dur, il faut une vraie discipline; mais ça me convient, je suis plutôt psychorigide.

– Toi, psychorigide?

– Oui, oui… Tu verras.»


Ce qui me frappe avec le recul, lorsque je repense à Isabelle, c'est l'incroyable franchise de nos rapports, dès les premiers moments, y compris sur des sujets où les femmes préfèrent d'ordinaire conserver un certain mystère dans la croyance erronée que le mystère ajoute une touche d'érotisme à la relation, alors que la plupart des hommes sont au contraire violemment excités par une approche sexuelle directe. «Ce n'est pas bien difficile, de faire jouir un homme… m'avait-elle dit, mi-figue mi-raisin, lors de notre premier dîner dans le restaurant tibétain; en tout cas, moi, j'y suis toujours parvenue.» Elle disait vrai. Elle disait vrai, aussi, lorsqu'elle affirmait que le secret n'a rien de spécialement extraordinaire ni d'étrange. «Il suffit, continua-t-elle en soupirant, de se souvenir que les hommes ont des couilles. Que les hommes aient une bite ça les femmes le savent, elles ne le savent même que trop, depuis que les hommes sont réduits au statut d'objet sexuel elles sont littéralement obsédées par leurs bites; mais lorsqu'elles font l'amour elles oublient, neuf fois sur dix, que les couilles sont une zone sensible. Que ce soit pour une masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en temps, poser sa main sur les couilles de l'homme, soit pour un effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu t'en rends compte suivant qu'elles sont plus ou moins dures. Voilà, c'est tout.»

Il devait être cinq heures du matin et je venais de jouir en elle et ça allait, ça allait vraiment bien, tout était réconfortant et tendre et je sentais que j'étais en train d'entrer dans une phase heureuse de ma vie, lorsque je remarquai, sans raison précise, la décoration de la chambre – je me souviens qu'à cet instant la clarté lunaire tombait sur une gravure de rhinocéros, une gravure ancienne, du genre qu'on trouve dans les encyclopédies animales du XIXe siècle.

«Ça te plaît, chez moi?

– Oui, tu as du goût.

– Ça te surprend que j'aie du goût alors que je travaille pour un journal de merde?»

Décidément, il allait être bien difficile de lui dissimuler mes pensées. Cette constatation, curieusement, me remplit d'une certaine joie; je suppose que c'est un des signes de l'amour authentique.

«Je suis bien payée… Tu sais, souvent, il ne faut pas chercher plus loin.

– Combien?

– Cinquante mille euros par mois.

– C'est beaucoup, oui; mais en ce moment je gagne plus.

– C'est normal. Tu es un gladiateur, tu es au centre de l'arène. C'est normal que tu sois bien payé: tu risques ta peau, tu peux tomber à chaque instant.

– Ah…»

Là, je n'étais pas tout à fait d'accord; je me souviens d'en avoir ressenti une nouvelle joie. C'est bien d'être en accord parfait, de s'entendre sur tous les sujets, dans un premier temps c'est même indispensable; mais il est bien, aussi, d'avoir des divergences minimes, ne serait-ce que pour pouvoir les résorber ensuite par une discussion facile.

«Je suppose que tu as dû coucher avec pas mal de filles qui venaient à tes spectacles… poursuivit-elle.

– Quelques-unes, oui.»

Pas tant que ça, en réalité: il y en avait peut-être eu cinquante, cent au grand maximum; mais je m'abstins de préciser que la nuit que nous venions de vivre était de très loin la meilleure; je sentais qu'elle le savait. Pas par forfanterie ni par vanité exagérée, juste par intuition, par sens des rapports humains; par une appréciation exacte, aussi, de sa propre valeur erotique.

«Si les filles sont attirées sexuellement par les types qui montent sur scène, poursuivit-elle, ce n'est pas uniquement qu'elles recherchent la célébrité; c'est aussi qu'elles sentent qu'un individu qui monte sur scène risque sa peau, parce que le public est un gros animal dangereux, et qu'il peut à tout instant anéantir sa créature, la chasser, l'obliger à s'enfuir sous la honte et les quolibets. La récompense qu'elles peuvent offrir au type qui risque sa peau en montant sur scène, c'est leur corps; c ‘est exactement la même chose qu'avec un gladiateur, ou un torero. Il serait stupide de s'imaginer que ces mécanismes primitifs ont disparu: je les connais, je les utilise, je gagne ma vie avec. Je connais exactement le pouvoir d'attraction erotique du rugbyman, celui de la rock star, de l'acteur de théâtre ou du coureur automobile: tout cela se distribue selon des schémas très anciens, avec de petites variations de mode ou d'époque. Un bon journal pour jeunes filles, c'est celui qui sait anticiper – légèrement – les variations.»

Je réfléchis une bonne minute; il fallait que je lui fasse comprendre mon point de vue. C'était important, ou pas – disons que j'en avais envie.

«Tu as entièrement raison… dis-je. Sauf que, dans mon cas, je ne risque rien.

– Pourquoi?» Elle s'était redressée sur le lit, et me considérait avec surprise.

«Parce que, même s'il prenait au public l'envie de me virer, il ne pourrait pas le faire; il n'a personne à mettre à ma place. Je suis, très exactement, irremplaçable.»

Elle fronça les sourcils, me regarda; le jour était levé maintenant, je voyais ses mamelons bouger au rythme de sa respiration. J'avais envie d'en prendre un dans ma bouche, de téter et de ne plus penser à rien; je me dis quand même qu'il valait mieux la laisser réfléchir un peu. Ça ne lui prit pas plus de trente secondes; c'était vraiment une fille intelligente.

«C'est vrai, dit-elle. Il y a chez toi une franchise tout à fait anormale. Je ne sais pas si c'est un événement particulier de ta vie, une conséquence de ton éducation ou quoi; mais il n'y a aucune chance que le phénomène se reproduise dans la même génération. Effectivement, les gens ont besoin de toi plus que tu n'as besoin d'eux – les gens de mon âge, tout du moins. Dans quelques années, ça va changer. Tu connais le journal où je travaille: ce que nous essayons de créer c'est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l'humour, qui vivra jusqu'à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe; une génération de kids définitifs. Nous allons y parvenir, bien sûr; et, dans ce monde-là, tu n'auras plus ta place. Mais je suppose que ce n'est pas trop grave, tu as dû avoir le temps de mettre de l'argent de côté.

– Six millions d'euros.» J'avais répondu machinalement, sans même y penser; il y avait une autre question qui me tarabustait, depuis quelques minutes:

«Ton journal… En fait, je ne ressemble pas du tout à ton public. Je suis cynique, amer, je ne peux intéresser que des gens un peu enclins au doute, des gens qui commencent à être dans une ambiance de fin de partie; l'interview ne peut pas rentrer dans ta ligne éditoriale.

– C'est vrai…» dit-elle calmement, avec un calme qui me paraît rétrospectivement surprenant – elle était si limpide et si franche, si peu douée pour le mensonge.

«Il n'y aura pas d'interview; c'était juste un prétexte pour te rencontrer.»

Elle me regardait droit dans les yeux, et j'étais dans un tel état que ces seules paroles suffirent à me faire bander. Je crois qu'elle fut émue par cette érection si sentimentale, si humaine; elle se rallongea près de moi, posa sa tête au creux de mon épaule et entreprit de me branler. Elle prit son temps, serrant mes couilles dans le creux de la paume, variant l'amplitude et la vigueur des mouvements de ses doigts. Je me détendis, m'abandonnant complètement à la caresse. Quelque chose naissait entre nous, comme un état d'innocence, et j'avais manifestement surestimé l'ampleur de mon cynisme. Elle habitait dans le XVIe arrondissement, sur les hauteurs de Passy; au loin, un métro aérien traversait la Seine. La journée s'installait, la rumeur de la circulation devenait perceptible; le sperme jaillit sur ses seins. Je la pris dans mes bras.

«Isabelle… lui dis-je à l'oreille, j'aimerais bien que tu me racontes comment tu es arrivée dans ce journal.

– Ça fait à peine plus d'un an, Lolita n'en est qu'à son numéro 14. Je suis restée très longtemps à 20 Ans, j'ai occupé tous les postes; Evelyne, la rédactrice en chef, se reposait entièrement sur moi. À la fin, juste avant que le journal soit racheté, elle m'a nommée rédactrice en chef adjointe; c'était bien le moins, depuis deux ans c'est moi qui faisais tout le travail à sa place. Ça ne l'empêchait pas de me détester; je me souviens du regard de haine qu'elle m'a lancé quand elle m'a transmis l'invitation de Lajoinie. Tu vois qui c'est, Lajoinie, ça te dit quelque chose?

– Un peu…

– Oui, il n'est pas tellement connu du grand public. Il était actionnaire de 20 Ans, actionnaire minoritaire, mais c'est lui qui avait poussé à la revente; c'est un groupe italien qui avait racheté. Evelyne, évidemment, était virée; les Italiens étaient prêts à me garder, mais si Lajoinie m'invitait à brancher chez lui un dimanche matin c'est qu'il avait autre chose pour moi; Evelyne le sentait, bien entendu, et c'est ça qui la rendait folle de rage. Il habitait dans le Marais, tout près de la place des Vosges. En arrivant, j'ai quand même eu un choc: il y avait Karl Lagerfeld, Naomi Campbell, Tom Cruise, Jade Jagger, Björk… Enfin, ce n'était pas exactement le genre de gens que j'étais habituée à fréquenter.

– Ce n'est pas lui qui a créé ce magazine pour pédés qui marche très fort?

Pas vraiment, au départ GQ n'était pas ciblé pédés, plutôt macho second degré: des bimbos, des bagnoles, un peu d'actualité militaire; c'est vrai qu'au bout de six mois ils se sont aperçu qu'il y avait énormément de gays parmi les acheteurs, mais c'était une surprise, je ne crois pas qu'ils aient réussi à cerner exactement le phénomène. De toute façon il a revendu peu de temps après, et c'est ça qui a énormément impressionné la profession: il a revendu GQ au plus haut, alors qu'on pensait qu'il allait encore monter, et il a lancé 21. Depuis GQ a périclité, je crois qu'ils ont perdu 40 % en diffusion nationale, et 21 est devenu le premier mensuel masculin – ils viennent de dépasser Le Chasseur français. Leur recette, à eux, est très simple: strictement métrosexuel. La remise en forme, les soins de beauté, les tendances. Pas un poil de culture, pas un gramme d'actu; pas d'humour. Bref, je me demandais vraiment ce qu'il allait me proposer. Il m'a accueillie très gentiment, m'a présentée à tout le monde, m'a fait asseoir en face de lui. " J'ai beaucoup d'estime pour Evelyne…" a-t-il commencé. J'ai essayé de ne pas sursauter: personne ne pouvait avoir d'estime pour Evelyne; cette vieille alcoolique pouvait inspirer le mépris, la compassion, le dégoût, enfin différentes choses, mais en aucun cas l'estime. Je devais m'apercevoir plus tard que c'était sa méthode de gestion de personnel: ne dire du mal de personne, en aucune circonstance, jamais; toujours au contraire couvrir les autres d'éloges, aussi immérités soient-ils -sans évidemment s'interdire de les virer le moment venu. J'étais quand même un peu gênée, et je tentai de détourner la conversation sur 21.

«"Nous devons… " il parlait bizarrement, en détachant les syllabes, un peu comme s'il s'exprimait dans une langue étrangère, "mes confrères sont, c'est mon im-pres-sion, beaucoup trop pré-oc-cup-pés par la presse a-mé-ri-caine. Nous res-tons des Eu-rop-pé-ens… Pour nous, la ré-fé-rence, c'est ce qui se passe en An-gle-terre…"

«Bon, évidemment 21 était copié sur une référence anglaise, mais GQ également; ça n'expliquait pas comment il avait senti qu'il fallait passer de l'un à l'autre. Y avait-il eu des études en Angleterre, un glissement du public?

«"Pas à ma con-nais-sance… Vous êtes très jolie… " poursuivit-il sans relation apparente. "Vous pourriez être plus mé-dia-tique… "

«J'étais assise juste à côté de Karl Lagerfeld, qui mangeait sans discontinuer: il se servait dans le plat de saumon à pleines mains, trempait les morceaux dans la sauce à la crème et à Paneth, enfournait le tout. Tom Cruise lui jetait de temps à autre des regards écœurés; Bjôrk par contre semblait absolument fascinée – il faut dire qu'elle avait toujours essayé de se la jouer poésie des sagas, énergie islandaise, etc., alors qu'elle était en fait conventionnelle et maniérée à l'extrême: ça ne pouvait que l'intéresser de se trouver en présence d'un sauvage authentique. J'ai soudain pris conscience qu'il aurait suffi d'enlever au couturier sa chemise à jabot, sa lavallière, son smoking à revers de satin, et de le recouvrir de peaux de bêtes: il aurait été parfait dans le rôle d'un Teuton des origines. Il attrapa une pomme de terre bouillie, la recouvrit largement de caviar avant de s'adresser à moi: "Il faut être médiatique, même un petit peu. Moi, par exemple, je suis très médiatique. Je suis une grosse patate médiatique…" Je crois qu'il venait d'abandonner son deuxième régime, en tout cas il avait déjà écrit un livre sur le premier.

«Quelqu'un a mis de la musique, il y a eu un petit mouvement de foule, je crois que Naomi Campbell s'est mise à danser. Je continuais à fixer Lajoinie, attendant sa proposition. En désespoir de cause j'ai engagé la conversation avec Jade Jagger, on a dû parler de Formentera ou quelque chose du genre, un sujet facile, mais elle m'a fait bonne impression, c'était une fille intelligente et sans manières; Lajoinie avait les yeux mi-clos, il semblait s'être assoupi, mais je crois maintenant qu'il observait comment je me comportais avec les autres – ça aussi, ça faisait partie de ses méthodes de gestion de personnel. À un moment donné il a grommelé quelque chose mais je n'ai pas entendu, la musique était trop forte; puis il a jeté un bref regard agacé sur sa gauche: dans un coin de la pièce, Karl Lagerfeld s'était mis à marcher sur les mains; Bjôrk le regardait en riant aux éclats. Puis le couturier est venu se rasseoir, m'a donné une grande claque sur les épaules en hurlant: "Ça va? Ça va bien?" avant d'avaler trois anguilles coup sur coup. "C'est vous la plus belle femme ici! Vous les écrasez toutes!…" puis il a attrapé le plateau de fromages; je crois qu'il m'avait vraiment prise en affection. Lajoinie le regardait dévorer le livarot avec incrédulité. "Tu es vraiment une grosse patate, Karl…" fit-il dans un souffle; puis il se retourna vers moi et prononça: "Cinquante mille euros." Et c'est tout; c'est tout ce qu'il a dit ce jour-là.

«Le lendemain je suis passée à son bureau, il m'en a expliqué un peu plus. Le magazine devait s'appeler Lolita. "Une question de décalage… " dit-il. Je comprenais à peu près ce qu'il voulait dire: 20 Ans, par exemple, était surtout acheté par des filles de quinze, seize ans qui voulaient paraître affranchies sur tout, en particulier sur le sexe; avec Lolita, il voulait opérer le décalage inverse. "Notre cible commence à dix ans… dit-il; mais il n'y a pas de limite supérieure."Son pari, c'était que, de plus en plus, les mères tendraient à copier leurs filles. Il y a évidemment un certain ridicule pour une femme de trente ans à acheter un magazine appelé Lolita; mais pas davantage qu'un top moulant, ou un mini-short. Son pari, c'était que le sentiment du ridicule, qui avait été si vif chez les femmes, en particulier chez les femmes françaises, allait peu à peu disparaître au profit de la fascination pure pour une jeunesse sans limites.

– «Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a gagné son pari. L'âge moyen de nos lectrices est de vingt-huit ans – et ça augmente un peu tous les mois. Pour les responsables de pub, on est en train de devenir le féminin de référence – je te le dis comme on me l'a dit, mais j'ai un peu de mal à le croire. Je pilote, j'essaie de piloter, ou plutôt je fais semblant de piloter, mais au fond je n'y comprends plus rien. Je suis une bonne professionnelle, c'est vrai, je t'ai dit que j'étais un peu psychorigide, ça vient de là: il n'y a jamais de coquilles dans le journal, les photos sont bien cadrées, on sort toujours à la date prévue; mais le contenu… C'est normal que les gens aient peur de vieillir, surtout les femmes, ça a toujours été comme ça, mais là… Ça dépasse tout ce qu'on peut imaginer; je crois qu'elles sont devenues complètement folles.»

DANIEL24,2

Aujourd'hui que tout apparaît, dans la clarté du vide, j'ai la liberté de regarder la neige. C'est mon lointain prédécesseur, l'infortuné comique, qui avait choisi de vivre ici, dans la résidence qui s'élevait jadis – des fouilles l'attestent, et des photographies – à l'emplacement de l'unité Proyecciones XXI,13. Il s'agissait alors – c'est étrange à dire, et aussi un peu triste – d'une résidence balnéaire.

La mer a disparu, et la mémoire des vagues. Nous disposons de documents sonores, et visuels; aucun ne nous permet de ressentir vraiment cette fascination têtue qui emplissait l'homme, tant de poèmes en témoignent, devant le spectacle apparemment répétitif de l'océan s'écrasant sur le sable.

Pas davantage nous ne pouvons comprendre l'excitation de la chasse, et de la poursuite des proies; ni l'émotion religieuse, ni cette espèce de frénésie immobile, sans objet, que l'homme désignait sous le nom d'extase mystique.


Avant, lorsque les humains vivaient ensemble, ils se donnaient mutuelle satisfaction au moyen de contacts physiques; cela nous le comprenons, car nous avons reçu le message de la Sœur suprême. Voici le message de la Sœur suprême, selon sa formulation intermédiaire:


«Admettre que les hommes n'ont ni dignité, ni droits; que le bien et le mal sont des notions simples, des formes à peine théorisées du plaisir et de la douleur.

Traiter en tout les hommes comme des animaux -méritant compréhension et pitié, pour leurs âmes et pour leurs corps.

Demeurer dans cette voie noble, excellente.»


En nous détournant de la voie du plaisir, sans parvenir à la remplacer, nous n'avons fait que prolonger l'humanité dans ses tendances tardives. Lorsque la prostitution fut définitivement interdite, et l'interdiction effectivement appliquée sur toute la surface de la planète, les hommes entrèrent dans l'âge gris. Ils ne devaient jamais en sortir, du moins avant la disparition de la souveraineté de l'espèce. Nulle théorie vraiment convaincante n'a été formulée pour expliquer ce qui a toutes les apparences d'un suicide collectif.

Des robots androïdes apparurent sur le marché, munis d'un vagin artificiel performant. Un système expert analysait en temps réel la configuration des organes sexuels masculins, répartissait les températures et les pressions; un senseur radiométrique permettait de prévoir Péjaculation, de modifier la stimulation en conséquence, de faire durer le rapport aussi longtemps que souhaité. Il y eut un succès de curiosité pendant quelques semaines, puis les ventes s'effondrèrent d'un seul coup: les sociétés de robotique, dont certaines avaient investi plusieurs centaines de millions d'euros, déposèrent une à une leur bilan. L'événement fut commenté par certains comme une volonté de retour au naturel, à la vérité des rapports humains; rien bien sûr n'était plus faux, comme la suite devait le démontrer avec évidence: la vérité, c'est que les hommes étaient simplement en train d'abandonner la partie.

DANIEL1,3

«Un distributeur automatique nous délivra

un excellent chocolat chaud. Nous l'avalâmes

d'un trait, avec un plaisir non dissimulé.»

Patrick Lefebvre – Ambulancier Pour Animaux


Le spectacle «ON PRÉFÈRE LES PARTOUZEUSES PALESTINIENNES» fut sans doute le sommet de ma carrière – médiatiquement s'entend. Je quittai brièvement les pages «Spectacles» des quotidiens pour entrer dans les pages «Justice-Société». Il y eut des plaintes d'associations musulmanes, des menaces d'attentat à la bombe, enfin un peu d'action. Je prenais un risque, c'est vrai, mais un risque calculé; les intégristes islamistes, apparus au début des années 2000, avaient connu à peu près le même destin que les punks. D'abord ils avaient été ringardisés par l'apparition de musulmans polis, gentils, pieux, issus de la mouvance tabligh: un peu l'équivalent de la new wave, pour prolonger le parallèle; les filles à cette époque portaient encore un voile mais joli, décoré, avec de la dentelle et des transparences, plutôt comme un accessoire erotique en fait. Et puis bien sûr, par la suite, le phénomène s'était progressivement éteint: les mosquées construites à grands frais s'étaient retrouvées désertes, et les beurettes à nouveau offertes sur le marché sexuel, comme tout le monde. C'était plié d'avance, tout ça, compte tenu de la société où on vivait, il ne pouvait guère en aller autrement; il n'empêche que, l'espace d'une ou deux saisons, je m'étais retrouvé dans la peau d'un héros de la liberté d'expression. La liberté, à titre personnel, j'étais plutôt contre; il est amusant de constater que ce sont toujours les adversaires de la liberté qui se trouvent, à un moment ou à un autre, en avoir le plus besoin.


Isabelle était à mes côtés, et me conseillait avec finesse. «Ce qu'il faut, me dit-elle d'emblée, c'est que t'aies la racaille de ton côté. Avec la racaille de ton côté, tu seras inattaquable.

– Ils sont de mon côté, protestai-je; ils viennent à mes spectacles.

– Ça suffit pas; il faut que t'en rajoutes une couche. Ce qu'ils respectent avant tout, c'est la thune. T'as de la thune, mais tu le montres pas assez. Il faut que tu flambes un peu plus.»

Sur ses conseils, j'achetai donc une Bentley Continental GT, coupé «magnifique et racé», qui, selon L'Auto-Journal, «symbolisait le retour de Bentley à sa vocation d'origine: proposer des voitures sportives de très grand standing». Un mois plus tard, je faisais la couverture de Radikal Hip-Hop – enfin, surtout ma voiture. La plupart des rappeurs achetaient des Ferrari, quelques originaux des Porsche; mais une Bentley, ça les bluffait complètement. Aucune culture, ces petits cons, même en automobile. Keith Richards, par exemple, avait une Bentley, comme tous les musiciens sérieux. J'aurais pu prendre une Aston Martin, mais elle était plus chère, et finalement la Bentley était mieux, le capot était plus long, on aurait pu y ranger trois pétasses sans problème. Pour cent soixante mille euros, au fond, c'était presque une affaire; en tout cas, en crédibilité racaille, je crois que j'ai bien rentabilisé l'investissement.


Ce spectacle marqua également le début de ma brève – mais lucrative – carrière cinématographique. A l'intérieur du show, j'avais inséré un court métrage; mon projet initial, intitulé «PARACHUTONS DES MINIJUPES SUR LA PALESTINE!», avait déjà ce ton de burlesque islamophobe léger qui devait plus tard tant contribuer à ma renommée; mais sur le conseil d'Isabelle j'avais eu l'idée d'introduire un soupçon d'antisémitisme, destiné à contrebalancer le caractère globalement antiarabe du spectacle; c'était la voie de la sagesse. J'optai donc pour un film porno, enfin une parodie de film porno – genre, il est vrai, facile à parodier – intitulé «BROUTE-MOI LA BANDE DE GAZA (mon gros colon juif)». Les actrices étaient des beurettes authentiques, garanties neuf-trois – salopes mais voilées, le genre; on avait tourné les extérieurs à la Mer de Sable, à Ermenonville. C'était comique – d'un comique un peu relevé, certes. Les gens avaient ri; la plupart des gens. Lors d'une interview croisée avec Jamel Debbouze, il m'avait qualifié de «mec super-cool»; enfin, ça n'aurait pas pu mieux tourner. À vrai dire, Jamel m'avait affranchi dans la loge juste avant l'émission: «Je peux pas t'allumer, mec. On a la même audience.» Fogiel, qui avait organisé la rencontre, s'est vite rendu compte de notre complicité, et s'est mis à péter de trouille; il faut dire que ça faisait longtemps que j'avais envie de récurer cette petite merde. Mais je me suis contenu, j'ai été très bien, super-cool en effet.

La production du spectacle m'avait demandé de couper une partie de mon court métrage – une partie, en effet, pas très drôle; on l'avait tournée dans un immeuble en voie de démolition à Franconville, mais c'était censé se dérouler à Jérusalem-Est. Il s'agissait d'un dialogue entre un terroriste du Hamas et un touriste allemand, qui prenait tantôt la forme d'une interrogation pascalienne sur le fondement de l'identité humaine, tantôt celle d'une méditation économique – un peu à la Schumpeter. Le terroriste palestinien commençait par établir que, sur le plan métaphysique, la valeur de l'otage était nulle -puisqu'il s'agissait d'un infidèle; elle n'était cependant pas négative – comme c'aurait été le cas, par exemple, d'un Juif; sa destruction n'était donc pas souhaitable, elle était simplement indifférente. Sur le plan économique, par contre, la valeur de l'otage était considérable – puisqu'il appartenait à une nation riche, et connue pour se montrer solidaire à l'égard de ses ressortissants. Ces préambules posés, le terroriste palestinien se livrait à une série d'expériences. D'abord, il arrachait une des dents de l'otage – à mains nues – avant de constater que sa valeur négociable en restait inchangée. Il procédait ensuite à la même opération sur un ongle – en s'aidant, cette fois, de tenailles. Un second terroriste intervenait, une brève discussion avait lieu entre les deux Palestiniens sur des bases plus ou moins darwiniennes. En conclusion ils arrachaient les testicules de l'otage, sans omettre de suturer soigneusement la plaie afin d'éviter un décès prématuré. D'un commun accord ils concluaient que la valeur biologique de l'otage était seule à ressortir modifiée de l'opération; sa valeur métaphysique restait nulle, et sa valeur négociable très élevée. Bref, ça devenait de plus en plus pascalien – et, visuellement, de plus en plus insoutenable; je fus d'ailleurs surpris de constater à quel point les trucages utilisés dans les films gore étaient peu onéreux.

La version intégrale de mon court métrage fut proj etée quelques mois plus tard dans le cadre de «L'Etrange Festival», et c'est alors que les propositions cinématographiques commencèrent à affluer. Curieusement je fus recontacté par Jamel Debbouze, qui souhaitait sortir de son personnage comique habituel pour interpréter un bad boy, un vraiment méchant. Son agent lui fit vite comprendre que ce serait une erreur, et finalement rien ne s'est fait, mais l'anecdote me paraît significative.

Pour mieux la situer, il faut se souvenir qu'en ces années – les dernières années d'existence d'un cinéma français économiquement indépendant – les seuls succès attestables de la production française, les seuls qui pouvaient prétendre, sinon rivaliser avec la production américaine, du moins couvrir à peu près leurs frais, appartenaient au genre de la comédie – subtile ou vulgaire, les deux pouvaient marcher. D'un autre côté la reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l'accès aux derniers financements publics et une couverture correcte dans les médias de référence, allait en priorité, dans le cinéma comme dans les autres domaines culturels, à des productions faisant l'apologie du mal – ou du moins remettant gravement en cause les valeurs morales qualifiées de «traditionnelles» par convention de langage, en une sorte d'anarchie institutionnelle se perpétuant à travers des mini-pantomimes dont le caractère répétitif n'émoussait nullement, aux yeux de la critique, le charme, d'autant qu'elle leur facilitait la rédaction de comptes rendus balisés, classiques, mais pouvant cependant se présenter comme novateurs. La mise à mort de la morale était en somme devenue une sorte de sacrifice rituel producteur d'une réaffirmation des valeurs dominantes du groupe – axées depuis quelques décennies sur la compétition, l'innovation et l'énergie plus que sur la fidélité et le devoir. Si la fluidification des comportements requise par une économie développée était incompatible avec un catalogue normatif de conduites restreintes, elle s'accommodait par contre parfaitement d'une exaltation permanente de la volonté et du moi. Toute forme de cruauté, d'égoïsme cynique ou de violence était donc la bienvenue – certains sujets, comme le parricide ou le cannibalisme, bénéficiant d'un petit plus. Le fait qu'un comique, reconnu comme comique, puisse en outre se mouvoir avec aisance dans les régions de la cruauté et du mal, devait donc nécessairement constituer, pour la profession, un électrochoc. Mon agent accueillit ce qu'il faut bien qualifier de ruée – en moins de deux mois, je reçus quarante propositions de scénarios différentes – avec un enthousiasme relatif. J'allais certainement gagner beaucoup d'argent, me dit-il, et lui aussi du même coup; mais, en termes de notoriété, j'allais y perdre. Le scénariste a beau être un élément essentiel de la fabrication d'un film, il reste absolument inconnu du grand public; et écrire des scénarios représentait quand même un vrai travail, qui risquait de me détourner de ma carrière de showman.

S'il avait raison sur le premier point – ma participation en tant que scénariste, coscénariste ou simple consultant au générique d'une trentaine de films ne devait pas ajouter un iota à ma notoriété -, il surestimait largement le second. Les réalisateurs de films, j'eus vite l'occasion de m'en rendre compte, ne sont pas d'un niveau très élevé: il suffit de leur apporter une idée, une situation, un fragment d'histoire, toutes choses qu'ils seraient bien incapables de concevoir par eux-mêmes; on rajoute quelques dialogues, trois ou quatre saillies à la con – j'étais capable de produire à peu près quarante pages de scénario par jour -, on présente le produit, et ils s'émerveillent. Ensuite, ils changent d'avis tout le temps, sur tous les points – eux, la production, les acteurs, n'importe qui. Il suffit d'aller aux réunions de travail, de leur dire qu'ils ont entièrement raison, de réécrire suivant leurs instructions, et le tour est joué; jamais je n'avais connu d'argent aussi facile à gagner.

Mon plus grand succès en tant que scénariste principal fut certainement «DIOGÈNE LE CYNIQUE»; contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, il ne s'agissait pas d'un film en costumes. Les cyniques, c'est un point en général oublié de leur doctrine, préconisaient aux enfants de tuer et de dévorer leurs propres parents dès que ceux – ci, devenus inaptes au travail, représentaient des bouches inutiles; une adaptation contemporaine aux problèmes posés par le développement du quatrième âge n'était guère difficile à imaginer. J'eus un instant l'idée de proposer le rôle principal à Michel Onfray, qui bien entendu se montra enthousiaste; mais l'indigent graphomane, si à l'aise devant des présentateurs de télévision ou des étudiants plus ou moins benêts, se déballonna complètement face à la caméra, il était impossible d'en tirer quoi que ce soit. La production en revint, sagement, à des formules plus éprouvées, et Jean-Pierre Marielle fut, comme à l'ordinaire, magistral.

À peu près à la même époque, j'achetai une résidence secondaire en Andalousie, dans une zone alors très sauvage, un peu au nord d'Almeria, appelée le parc naturel du Cabo de Gâta. Le projet de l'architecte était somptueux, avec des palmiers, des orangers, des jacuzzis, des cascades – ce qui, compte tenu des conditions climatiques (il s'agissait de la région la plus sèche d'Europe), pouvait sembler participer d'un léger délire. Je l'ignorais complètement, mais cette région était la seule de la côte espagnole à avoir été jusque-là épargnée par le tourisme; cinq ans plus tard, le prix des terrains était multiplié par trois. En somme, en ces années, j'étais un peu comme le roi Midas.

C'est alors que je décidai d'épouser Isabelle; nous nous connaissions depuis trois ans, ce qui nous plaçait exactement dans la moyenne de fréquentation prémaritale. La cérémonie fut discrète, et un peu triste; elle venait d'avoir quarante ans. Il me paraît évident aujourd'hui que les deux événements sont liés; que j'ai voulu, par cette preuve d'affection, minimiser un peu le choc de la quarantaine. Non qu'elle l'ait manifesté par des plaintes, une angoisse visible, quoi que ce soit de clairement définissable; c'était à la fois plus fugitif et plus poignant. Parfois – surtout en Espagne, lorsque nous nous préparions pour aller à la plage et qu'elle enfilait son maillot de bain – je la sentais, au moment où mon regard se posait sur elle, s'affaisser légèrement, comme si elle avait reçu un coup de poing entre les omoplates. Une grimace de douleur vite réprimée déformait ses traits magnifiques – la beauté de son visage fin, sensible était de celles qui résistent au temps; mais son corps, malgré la natation, malgré la danse classique, commençait à subir les premières atteintes de l'âge – atteintes qui, elle ne le savait que trop bien, allaient rapidement s'amplifier jusqu'à la dégradation totale. Je ne savais pas très bien ce qui passait alors, sur mon visage, et qui la faisait tant souffrir; j'aurais beaucoup donné pour l'éviter, car, je le répète, je l'aimais; mais, manifestement, ce n'était pas possible. Il ne m'était pas davantage possible de lui répéter qu'elle était toujours aussi désirable, aussi belle; jamais je ne me suis senti, si peu que ce soit, capable de lui mentir. Je connaissais le regard qu'elle avait ensuite: c'était celui, humble et triste, de l'animal malade, qui s'écarte de quelques pas de la meute, qui pose sa tête sur ses pattes et qui soupire doucement, parce qu'il se sent atteint et qu'il sait qu'il n'aura, de la part de ses congénères, à attendre aucune pitié.

DANIEL24,3

Les falaises dominent la mer, dans leur absurdité verticale, et il n'y aura pas de fin à la souffrance des hommes. Au premier plan je vois les roches, tranchantes et noires. Plus loin, pixellisant légèrement à la surface de l'écran, une surface boueuse, indistincte, que nous continuons à appeler la mer, et qui était autrefois la Méditerranée. Des êtres avancent au premier plan, longeant la crête des falaises comme le faisaient leurs ancêtres plusieurs siècles auparavant; ils sont moins nombreux et plus sales. Ils s'acharnent, tentent de se regrouper, forment des meutes ou des hordes. Leur face antérieure est une surface de chair rouge, nue, à vif, attaquée par les vers. Ils tressaillent de douleur au moindre souffle du vent, qui charrie des graines et du sable. Parfois ils se jettent l'un sur l'autre, s'affrontent, se blessent par leurs coups ou leurs paroles. Progressivement ils se détachent du groupe, leur démarche se ralentit, ils tombent sur le dos. Élastique et blanc, leur dos résiste au contact du roc; ils ressemblent alors à des tortues retournées. Des insectes et des oiseaux se posent sur la surface de chair nue, offerte au ciel, la picotent et la dévorent; les créatures souffrent encore un peu, puis s'immobilisent. Les autres, à quelques pas, continuent leurs luttes et leurs manèges. Ils s'approchent de temps à autre pour assister à l'agonie de leurs compagnons; leur regard à ces moments n'exprime qu'une curiosité vide.


Je quitte le programme de surveillance; l'image disparaît, se résorbe dans la barre d'outils. Il y a un nouveau message de Marie22:

Le bloc énuméré De l'œil

qui se referme

Dans l'espace écrasé Contient le

dernier terme.

247,214327,4166, 8275. La lumière se fait, grandit, monte; je m'engouffre dans un tunnel de lumière. Je comprends ce que ressentaient les hommes, quand ils pénétraient la femme. Je comprends la femme.

DANIEL1,4

«Puisque nous sommes des hommes,

il convient, non de rire des malheurs de

l'humanité, mais de les déplorer.»

Démocrite D'abdère

Isabelle s'affaiblissait. Ce n'était bien sûr pas facile, pour une femme déjà touchée dans sa chair, de travailler pour un magazine comme Lolita où débarquaient chaque mois de nouvelles pétasses toujours plus jeunes, toujours plus sexy et arrogantes. C'est moi, je m'en souviens, qui abordai la question en premier. Nous marchions au sommet des falaises de Carboneras, qui plongeaient, noiresrdans des eaux d'un bleu éclatant. Elle ne chercha pas d'échappatoire, de faux-fuyant: effectivement, effectivement, il fallait maintenir dans son travail une certaine ambiance de conflit, de compétition narcissique, ce dont elle se sentait de jour en jour plus incapable. Vivre avilit, notait Henri de Régnier; vivre use, surtout – il subsiste sans doute chez certains un noyau non avili, un noyau d'être; mais que pèse ce résidu, face à l'usure générale du corps?

«Il va falloir que je négocie mes indemnités de licenciement… dit-elle. Je ne vois pas comment je vais pouvoir faire ça. Le magazine marche de mieux en mieux, aussi; je ne vois pas quel prétexte invoquer pour mon départ.

– Tu prends rendez-vous avec Lajoinie, et tu lui expliques. Tu lui dis simplement, comme tu me l'as dit. Il est vieux, déjà, je pense qu'il peut comprendre. Bien sûr c'est un homme d'argent, et de pouvoir, et ce sont des passions qui s'éteignent lentement; mais, d'après tout ce que tu m'en as dit, je pense que c'est un homme qui peut être sensible à l'usure.»

Elle fit ce que je lui proposais, et ses conditions furent intégralement acceptées; il faut dire que le magazine lui devait à peu près tout. Pour ma part, je ne pouvais pas encore terminer ma carrière – pas tout à fait. Bizarrement intitulé «EN AVANT, MILOU! EN ROUTE VERS ADEN!», mon dernier spectacle était sous-titré «100 % dans la haine» – l'inscription barrait l'affiche, dans un graphisme à la Eminem; ce n'était nullement une hyperbole. Dès l'ouverture, j'abordais le thème du conflit du Proche-Orient – qui m'avait déjà valu quelques jolis succès médiatiques – d'une manière, comme l'écrivait le journaliste du Monde, « singulièrement décapante». Le premier sketch, intitulé «LE COMBAT DES MINUSCULES», mettait en scène des Arabes – rebaptisés «vermine d'Allah» -, des Juifs – qualifiés de «poux circoncis» -et même des chrétiens libanais, affligés du plaisant sobriquet de «morpions du con de Marie». En somme, comme le notait le critique du Point, les religions du Livre étaient «renvoyées dos à dos» – dans ce sketch tout du moins; la suite du spectacle comportait une désopilante saynète intitulée «LES PALESTINIENS SONT RIDICULES», dans laquelle j'enfilais une variété d'allusions burlesques et salaces autour des bâtons de dynamite que les militantes du Hamas s'enroulaient autour de la taille afin de fabriquer de la pâtée de Juif. J'élargissais ensuite mon propos à une attaque en règle contre toutes les formes de rébellion, de combat nationaliste ou révolutionnaire, en réalité contre l'action politique elle-même. Je développais bien sûr tout au long du show une veine anarchiste de droite, du style «un combattant mis hors de combat c'est un con de moins, qui n'aura plus l'occasion de se battre», qui, de Céline à Audiard, avait déjà fait les grandes heures du comique d'expression française; mais au-delà, réactualisant l'enseignement de saint Paul selon lequel toute autorité vient de Dieu, je m'élevais parfois jusqu'à une méditation sombre qui n'était pas sans rappeler l'apologétique chrétienne. Je le faisais bien entendu en évacuant toute notion théologique pour développer une argumentation structurelle et d'essence presque mathématique, qui s'appuyait notamment sur le concept de «bon ordre». En somme ce spectacle était un classique, et qui fut d'emblée salué comme tel; ce fut sans nul doute mon plus grand succès critique. Jamais, de l'avis général, mon comique ne s'était élevé aussi haut – ou jamais il n'était tombé aussi bas, c'était une variante, mais qui voulait dire à peu près la même chose; je me voyais fréquemment comparé à Chamfort, voire à La Rochefoucauld.

Sur le plan du succès public le démarrage fut un peu plus lent, jusqu'à ce que Bernard Kouchner se déclare «personnellement écœuré» par le spectacle, ce qui me permit de terminer à guichets fermés. Sur le conseil d'Isabelle je me fendis d'un petit «Rebond» dans Libération, que j'intitulai «Merci, Bernard». Enfin ça se passait bien, ça se passait vraiment bien, ce qui me mettait dans un état d'autant plus curieux que j'en avais vraiment marre, que j'étais à deux doigts de lâcher l'affaire – si les choses avaient tourné mal, je crois que j'aurais détalé sans demander mon reste. Mon attirance pour le média cinématographique – c'est-à-dire pour un média mort, contrairement à ce qu'on appelait pompeusement à l'époque le spectacle vivant – avait sans doute été le premier signe en moi d'un désintérêt, voire d'un dégoût pour le public – et probablement pour l'humanité en général. Je travaillais alors mes sketches avec une petite caméra. vidéo fixée sur un trépied et reliée à un moniteur sur lequel je pouvais contrôler en temps réel mes intonations, mes mimiques, mes gestes. J'avais toujours eu un principe simple: si j'éclatais de rire à un moment donné c'est que ce moment avait de bonnes chances de faire rire, également, le public. Peu à peu, en visionnant les cassettes, je constatai que j'étais gagné par un malaise de plus en plus vif, allant parfois jusqu'à la nausée. Deux semaines avant la première, la raison de ce malaise m'apparut clairement: ce qui m'insupportait de plus en plus, ce n'était même pas mon visage, même pas le caractère répétitif et convenu de certaines mimiques standard que j'étais bien obligé d'employer: ce que je ne parvenais plus à supporter c'était le nre, le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité. Si l'homme rit, s'il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c'est également qu'il est le seul, dépassant l'égoisme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté.

Les trois semaines de représentation furent un calvaire permanent: pour la première fois je la connaissais vraiment, cette fameuse, cette atroce tristesse des comiques ; pour la première fois, je comprenais vraiment l'humanité. J'avais démonté les rouages de la machine, et je pouvais les faire fonctionner, à volonté. Chaque soir, avant de monter sur scène, j'avalais une plaquette entière de Xanax. À chaque fois que le public riait (et je pouvais le prévoir à l'avance, je savais doser mes effets, j'étais un professionnel confirmé), j'étais obligé de détourner le regard pour ne pas voir ces gueules, ces centaines de gueules animées de soubresauts, agitées par la haine.

DANIEL24,4

Ce passage de la narration de Daniel1 est sans doute, pour nous, l'un des plus difficiles à comprendre. Les cassettes vidéo auxquelles il fait allusion ont été retranscrites, et annexées à son récit de vie. Il m'est arrivé de consulter ces documents. Étant génétiquement issu de Daniel1 j'ai bien entendu les mêmes traits, le même visage; la plupart de nos mimiques, même, sont semblables (quoique les miennes, vivant dans un environnement non social, soient naturellement plus limitées); mais cette subite distorsion expressive, accompagnée de gloussements caractéristiques, qu'il appelait le rire, il m'est impossible de l'imiter; il m'est même impossible d'en imaginer le mécanisme.

Les notes de mes prédécesseurs, de Daniel2 à Daniel23, témoignent en gros de la même incompréhension. Daniel2 et Daniel3 s'affirment encore capables de reproduire le phénomène, sous l'influence de certaines liqueurs; mais pour Daniel4, déjà, il s'agit d'une réalité inaccessible. Plusieurs travaux ont été produits sur la disparition du rire chez les néo-humains; tous s'accordent à reconnaître qu'elle fut rapide.


Une évolution analogue, quoique plus lente, a pu être observée pour les larmes, autre trait caractéristique de l'espèce humaine. Daniel9 signale avoir pleuré, en une occasion bien précise (la mort accidentelle de son chien Fox, électrocuté par la barrière de protection); à partir de Daniel10, il n'en est plus fait mention. De même que le rire est justement considéré par Daniel1 comme symptomatique de la cruauté humaine, les larmes semblent dans cette espèce associées à la compassion. On ne pleure jamais uniquement sur soi-même, note quelque part un auteur humain anonyme. Ces deux sentiments, la cruauté et la compassion, n'ont évidemment plus grand sens dans les conditions d'absolue solitude où se déroulent nos vies. Certains de mes prédécesseurs, comme Daniel13, manifestent dans leur commentaire une étrange nostalgie de cette double perte; puis cette nostalgie disparaît pour laisser place à une curiosité de plus en plus épisodique; on peut aujourd'hui, tous mes contacts sur le réseau en témoignent, la considérer comme pratiquement éteinte.

DANIEL1,5

«Je me détendis en faisant un peu

d'hyperventilation; pourtant, Barnabe,

je ne pouvais m'empêcher de songer aux

grands lacs de mercure a la surface de

Saturne.»

Captain Clark


Isabelle accomplit ses trois mois légaux de préavis, et le dernier numéro de Lolita supervisé par elle parut en décembre. Il y eut une petite fête, enfin un cocktail, organisé dans les locaux du journal. L'ambiance était un peu tendue, dans la mesure où tous les participants se posaient la même question sans pouvoir la formuler de vive voix: qui allait la remplacer en tant que rédactrice en chef? Lajoinie fit une apparition d'un quart d'heure, mangea trois blinis, ne donna aucune information utilisable.

Nous partîmes en Andalousie la veille de Noël; s'ensuivirent trois mois étranges, passés dans une solitude à peu près totale. Notre nouvelle résidence s'élevait un peu au sud de San José, près de la Playa de Monsul. D'énormes blocs granitiques encerclaient la plage. Mon agent voyait d'un bon œil cette période d'isolement; il était bon, selon lui, que je prenne un peu de recul, afin d'attiser la curiosité du public; je ne voyais pas comment lui avouer que je comptais mettre fin.

Il était à peu près le seul à connaître mon numéro de téléphone; je ne pouvais pas dire que je m'étais fait tellement d'amis, au cours de ces années de succès; j'en avais, par contre, perdu pas mal. La seule chose qui puisse vous enlever vos dernières illusions sur l'humanité, c'est de gagner rapidement une somme d'argent importante; alors on les voit arriver, les vautours hypocrites. Il est capital, pour que le dessillement s'opère, de gagner cette somme d'argent: les riches véritables, nés riches, et n'ayant jamais connu d'autre ambiance que la richesse, semblent immunisés contre le phénomène, comme s'ils avaient hérité avec leur richesse d'une sorte de cynisme inconscient, impensé, qui leur fait savoir d'entrée de jeu qu'à peu près toutes les personnes qu'ils seront amenés à rencontrer n'auront d'autre but que de leur soutirer leur argent par tous les moyens imaginables; ils se comportent ainsi avec prudence, et conservent en général leur capital intact. Pour ceux qui sont nés pauvres, la situation est beaucoup plus dangereuse; enfin, j'étais moi-même suffisamment salaud et cynique pour me rendre compte, j'avais réussi à déjouer la plupart des pièges; mais des amis, non, je n'en avais plus. Les gens que je fréquentais dans ma jeunesse étaient pour la plupart des comédiens, de futurs comédiens ratés; mais je ne pense pas que cela aurait été très différent dans d'autres milieux. Isabelle non plus n'avait pas d'amis, et n'avait été entourée, les dernières années surtout, que de gens qui rêvaient de prendre sa place. Nous n'avions ainsi personne à inviter, dans notre somptueuse résidence; personne avec qui partager un verre de Rioja en regardant les étoiles.


Que pouvions-nous faire, donc? Nous nous posions la question en traversant les dunes. Vivre? C'est exactement dans ce genre de situation qu'écrasés par le sentiment de leur propre insignifiance les gens se décident à faire des enfants; ainsi se reproduit l'espèce, de moins en moins il est vrai. Isabelle était passablement hypocondriaque, et elle venait d'avoir quarante ans; mais les examens prénataux avaient beaucoup progressé, et je sentais bien que le problème n'était pas là: le problème, c'était moi. Il n'y avait pas seulement en moi ce dégoût légitime qui saisit tout homme normalement constitué à la vue d'un bébé; il n'y avait pas seulement cette conviction bien ancrée que l'enfant est une sorte de nain vicieux, d'une cruauté innée, chez qui se retrouvent immédiatement les pires traits de l'espèce, et dont les animaux domestiques se détournent avec une sage prudence. Il y avait aussi, plus profondément, une horreur, une authentique horreur face à ce calvaire ininterrompu qu'est l'existence des hommes. Si le nourrisson humain, seul de tout le règne animal, manifeste immédiatement sa présence au monde par des hurlements de souffrance incessants, c'est bien entendu qu'il souffre, et qu'il souffre de manière intolérable. C'est peut-être la perte du pelage, qui rend la peau si sensible aux variations thermiques sans réellement prévenir de l'attaque des parasites; c'est peut-être une sensibilité nerveuse anormale, un défaut de construction quelconque. À tout observateur impartial en tout cas il apparaît que l'individu humain ne peut pas être heureux, qu'il n'est en aucune manière conçu pour le bonheur, et que sa seule destinée possible est de propager le malheur autour de lui en rendant l'existence des autres aussi intolérable que l'est la sienne propre – ses premières victimes étant généralement ses parents.

Armé de ces convictions peu humanistes, je jetai les bases d'un scénario provisoirement intitulé «LE DÉFICIT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE», qui reprenait les principaux éléments du problème. Le premier quart d'heure du film était constitué par l'explosion ininterrompue de crânes de bébés sous les coups d'un revolver de fort calibre – j'avais prévu des ralentis, de légers accélérés, enfin toute une chorégraphie de cervelle, à la John Woo; ensuite, ça se calmait un peu. L'enquête, menée par un inspecteur de police plein d'humour, mais aux méthodes peu conventionnelles -je songeais à Jamel Debbouze -concluait à l'existence d'un réseau de tueurs d'enfants, supérieurement organisé, inspiré par des thèses proches de l'écologie fondamentale. Le M.E.N. (Mouvement d'Extermination des Nains) prônait la disparition de la race humaine, irrémédiablement funeste à l'équilibre de la biosphère, et son remplacement par une espèce d'ours supérieurement intelligents – des recherches avaient été menées parallèlement en laboratoire afin de développer l'intelligence des ours, et notamment de leur permettre d'accéder au langage (je songeais à Gérard Depardieu dans le rôle du chef des ours).

Malgré ce casting convaincant, malgré ma notoriété aussi, le projet n'aboutit pas; un producteur coréen se déclara intéressé, mais se révéla incapable de réunir les financements nécessaires. Cet échec inhabituel aurait pu réveiller le moraliste qui sommeillait en moi (d'un sommeil du reste en général paisible): s'il y avait eu échec et rejet du projet, c'est qu'il subsistait des tabous (en l'occurrence l'assassinat d'enfants), et que tout n'était peut-être pas irrémédiablement perdu. L'homme de réflexion, pourtant, ne tarda pas à prendre le dessus sur le moraliste: s'il y avait tabou, c'est qu'il y avait, effectivement, problème; c‘est pendant les mêmes années qu'apparurent en Floride les premières «childfree zones», résidences de standing à destination de trentenaires décomplexés qui avouaient sans ambages ne plus pouvoir supporter les hurlements, la bave, les excréments, enfin les inconvénients environnementaux qui accompagnent d'ordinaire la marmaille. L'entrée des résidences était donc, tout bonnement, interdite aux enfants de moins de treize ans; des sas étaient prévus, sous laforme d'établissements de restauration rapide, afin de permettre le contact avec les familles.

Un pas important était franchi: depuis plusieurs décennies, le dépeuplement occidental (qui n'avait d'ailleurs rien de spécifiquement occidental; le même phénomène se reproduisait quel que soit le pays, quelle que soit la culture, un certain niveau de développement économique une fois atteint) faisait l'objet de déplorations hypocrites, vaguement suspectes dans leur unanimité. Pour la première fois des gens jeunes, éduqués, d'un bon niveau socio-économique, déclaraient publiquement ne pas vouloir d'enfants, ne pas éprouver le désir de supporter les tracas et les charges associés à l'élevage d'une progéniture. Une telle décontraction ne pouvait, évidemment, que faire des émules.

DANIEL24,5

Connaissant la souffrance des hommes, je participe à la déliaison, j'accomplis le retour au calme. Lorsque j'abats un sauvage, plus audacieux que les autres, qui s'attarde trop longtemps aux abords de la barrière de protection – il s'agit souvent d'une femelle, aux seins déjà flasques, brandissant son petit comme une supplique -, j'ai la sensation d'accomplir un acte nécessaire, et légitime. L'identité de nos visages – d'autant plus frappante que la plupart de ceux qui errent dans la région sont d'origine espagnole ou maghrébine – est pour moi le signe certain de leur condamnation à mort. L'espèce humaine disparaîtra, elle doit disparaître, afin que soient accomplies les paroles de la Sœur suprême.

Le climat est doux au nord d'Almeria, les grands prédateurs peu nombreux; c'est sans doute pour ces raisons que la densité de sauvages reste élevée, encore que constamment décroissante -il y a quelques années j'ai même aperçu, non sans horreur, un troupeau d'une centaine d'individus. Mes correspondants témoignent du contraire, un peu partout à la surface du globe: très généralement, les sauvages sont en voie de disparition; en de nombreux sites, leur présence n'a pas été signalée depuis plusieurs siècles; certains en sont même venus à tenir leur existence pour un mythe.


Il n'y a pas de limitation au domaine des intermédiaires, mais il y a certaines certitudes. Je suis la Porte. Je suis la Porte, et le Gardien de la Porte. Le successeur viendra; il doit venir. Je maintiens la présence, afin de rendre possible l'avènement des Futurs.

DANIEL1,6

«Il existe d'excellents jouets pour chiens.»

Petra Durst-benning


La solitude à deux est l'enfer consenti. Dans la vie du couple, le plus souvent, il existe dès le début certains détails, certaines discordances sur lesquelles on décide de se taire, dans l'enthousiaste certitude que l'amour finira par régler tous les problèmes. Ces problèmes grandissent peu à peu, dans le silence, avant d'exploser quelques années plus tard et de détruire toute possibilité de vie commune. Depuis le début, Isabelle avait préféré que je la prenne par derrière; chaque fois que je tentais une autre approche elle s'y prêtait d'abord, puis se retournait, comme malgré elle, avec un demi-rire gêné. Pendant toutes ces années j'avais mis cette préférence sur le compte d'une particularité anatomique, une inclinaison du vagin ou je ne sais quoi, enfin une de ces choses dont les hommes ne peuvent jamais, malgré toute leur bonne volonté, prendre exactement conscience. Six semaines après notre arrivée, alors que je lui faisais l'amour (je la pénétrais comme d'habitude par derrière, mais il y avait un grand miroir dans notre chambre), je m'aperçus qu'en approchant de la jouissance elle fermait les yeux, et ne les rouvrait que longtemps après, une fois l'acte terminé.

J'y repensai toute la nuit en descendant deux bouteilles d'un brandy espagnol passablement infect: je revis nos actes d'amour, nos étreintes, tous ces moments qui nous avaient unis: je la revis à chaque fois détournant le regard, ou fermant les yeux, et je me mis à pleurer. Isabelle se laissait jouir, elle faisait jouir, mais elle n'aimait pas la jouissance, elle n'aimait pas les signes de la jouissance; elle ne les aimait pas chez moi, et sans doute encore moins chez elle-même. Tout concordait: chaque fois que je l'avais vue s'émerveiller devant l'expression de la beauté plastique il s'était agi de peintres comme Raphaël, et surtout Botticelli: quelque chose de tendre parfois, mais souvent de froid, et toujours de très calme; jamais elle n'avait compris l'admiration absolue que je vouais au Greco, jamais elle n'avait apprécié l'extase, et j'ai beaucoup pleuré parce que cette part animale, cet abandon sans limites à la jouissance et à l'extase était ce que je préférais en moi-même, alors que je n'avais que mépris pour mon intelligence, ma sagacité, mon humour. Jamais nous ne connaîtrions ce regard double, infiniment mystérieux, du couple uni dans le bonheur, acceptant humblement la présence des organes, et la joie limitée; jamais nous ne serions véritablement amants.


Il y eut pire, bien entendu, et cet idéal de beauté plastique auquel elle ne pouvait plus accéder allait détruire, sous mes yeux, Isabelle. D'abord il y eut ses seins, qu'elle ne pouvait plus supporter (et c'est vrai qu'ils commençaient à tomber un peu); puis ses fesses, selon le même processus. De plus en plus souvent, il fallut éteindre la lumière; puis la sexualité elle-même disparut. Elle ne parvenait plus à se supporter; et, partant, elle ne supportait plus l'amour, qui lui paraissait faux. Je bandais encore pourtant, enfin un petit peu, au début; cela aussi disparut, et à partir de ce moment tout fut dit; il n'y eut plus qu'à se remémorer les paroles, faussement ironiques, du poète andalou:

Oh, la vie que les hommes essaient de vivre!

Oh, la vie qu'ils mènent

Dans le monde où ils sont!

Les pauvres gens, les pauvres gens… Ils ne savent pas aimer.

Lorsque la sexualité disparaît, c'est le corps de l'autre qui apparaît, dans sa présence vaguement hostile; ce sont les bruits, les mouvements, les odeurs; et la présence même de ce corps qu'on ne peut plus toucher, ni sanctifier par le contact, devient peu à peu une gêne; tout cela, malheureusement, est connu. La disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l'érotisme. Il n'y a pas de relation épurée, d'union supérieure des âmes, ni quoi que ce soit qui puisse y ressembler, ou même l'évoquer sur un mode allusif. Quand l'amour physique disparaît, tout disparaît; un agacement morne, sans profondeur, vient remplir la succession des jours. Et, sur l'amour physique, je ne me faisais guère d'illusions. Jeunesse, beauté, force: les critères de l'amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme. En résumé, j'étais dans un beau merdier.


Une solution se présenta, sur une bretelle de l'autoroute A2, entre Saragosse et Tarragone, à quelques dizaines de mètres d'un relais routier où nous nous étions arrêtés pour déjeuner, Isabelle et moi. L'existence des animaux domestiques est relativement récente en Espagne. Pays de culture traditionnellement catholique, machiste et violente, l'Espagne traitait il y a peu les animaux avec indifférence, et parfois avec une sombre cruauté. Mais le travail d'uniformisation se faisait, sur ce plan comme sur les autres, et l'Espagne se rapprochait des normes européennes, et particulièrement anglaises. L'homosexualité était de plus en plus courante, et admise; la nourriture végétarienne se répandait, ainsi que les babioles New Age; et les animaux domestiques, ici joliment dénommés mascotas, remplaçaient peu à peu les enfants dans les familles. Le processus n'en était pourtant qu'à ses débuts, et connaissait de nombreux ratés: il était fréquent qu'un chiot, offert comme un jouet pour Noël, soit abandonné quelques mois plus tard sur le bord d'une route. Il se formait ainsi, dans les plaines centrales, des meutes de chiens errants. Leur existence était brève et misérable. Infestés par la gale et d'autres parasites, ils trouvaient leur nourriture dans les poubelles des relais routiers, et finissaient généralement sous les pneus d'un camion. Ils souffraient surtout, effroyablement, de l'absence de contact avec les hommes. Ayant abandonné la meute depuis des millénaires, ayant choisi la compagnie des hommes, jamais le chien ne parvint à se réadapter à la vie sauvage. Aucune hiérarchie stable ne s'établissait dans les meutes, les combats étaient constants, que ce soit pour la nourriture ou la possession des femelles; les petits étaient laissés à l'abandon, et parfois dévorés par leurs frères plus âgés.

Je buvais de plus en plus pendant cette période, et c'est après mon troisième anis, en titubant vers la Bentley, que je vis avec étonnement Isabelle, passant par une ouverture dans le grillage, s'approcher d'un groupe d'une dizaine de chiens qui stationnaient dans un terrain vague à proximité du parking. Je la savais d'un naturel plutôt timoré, et ces animaux étaient en général considérés comme dangereux. Les chiens, cependant, la regardaient approcher sans agressivité et sans crainte. Un petit bâtard blanc et roux, aux oreilles pointues, âgé de trois mois au maximum, se mit à ramper vers elle. Elle se baissa, le prit dans ses bras, revint vers la voiture. C'est ainsi que Fox fit son entrée dans nos vies; et, avec lui, l'amour inconditionnel.

DANIEL24,6

Le complexe entrelacement des protéines constituant l'enveloppe nucléaire chez les primates devait rendre pendant plusieurs décennies le clonage humain dangereux, aléatoire, et en fin de compte à peu près impraticable. L'opération fut par contre d'emblée un plein succès chez la plupart des animaux domestiques, y compris – quoique avec un léger retard – chez le chien. C'est donc exactement le même Fox qui repose à mes pieds au moment où j'écris ces lignes, ajoutant selon la tradition mon commentaire, comme l'ont fait mes prédécesseurs, au récit de vie de mon ancêtre humain.

Je mène une vie calme et sans joie; la surface de la résidence autorise de courtes promenades, et un équipement complet me permet d'entretenir ma musculature. Fox, lui, est heureux. Il gambade dans la résidence, se contentant du périmètre imposé – il a rapidement appris à se tenir éloigné de la barrière de protection; il joue au ballon, ou avec un de ses petits animaux en plastique (j'en dispose de plusieurs centaines, qui m'ont été légués par mes prédécesseurs); il apprécie beaucoup les jouets musicaux, en particulier un canard de fabrication polonaise qui émet des couinements variés. Surtout, il aime que je le prenne dans mes bras, et reposer ainsi, baigné par le soleil, les yeux clos, la tête posée sur mes genoux, dans un demi – sommeil heureux. Nous dormons ensemble, et chaque matin c'est une fête de coups de langue, de griffements de ses petites pattes; c'est pour lui un bonheur évident que de retrouver la vie, et la clarté du jour. Ses joies sont identiques à celles de ses ancêtres, et elles demeureront identiques chez ses descendants; sa nature en elle-même inclut la possibilité du bonheur.

Je ne suis qu'un néo-humain, et ma nature n'inclut aucune possibilité de cet ordre. Que l'amour inconditionnel soit la condition de possibilité du bonheur, cela les humains le savaient déjà, du moins les plus avancés d'entre eux. La pleine compréhension du problème n'a pas permis, jusqu'à présent, d'avancer vers une solution quelconque. L'étude de la biographie des saints, sur lesquels certains fondaient tant d'espoir, n'a apporté aucune lumière. Non seulement les saints, en quête de leur salut, obéissaient à des motifs qui n'étaient que partiellement altruistes (encore que la soumission à la volonté du Seigneur, qu'ils revendiquaient, ait dû bien souvent n'être qu'un moyen commode de justifier aux yeux des autres leur altruisme naturel), mais la croyance prolongée en une entité divine manifestement absente provoquait en eux des phénomènes d'abrutissement incompatibles à long terme avec le maintien d'une civilisation technologique. Quant à l'hypothèse d'un gène de l'altruisme, elle a suscité tant de déceptions que personne n'ose aujourd'hui en faire ouvertement état. On a certes pu démontrer que les centres de la cruauté, du jugement moral et de l'altruisme étaient situés dans le cortex pré-frontal; mais les recherches n'ont pas permis d'aller au-delà de cette constatation purement anatomique. Depuis l'apparition des néo-humains, la thèse de l'origine génétique des sentiments moraux a suscité au moins trois mille communications, émanant à chaque fois des milieux scientifiques les plus autorisés; aucune n'a pu, jusqu'à présent, franchir la barrière de la vérification expérimentale. En outre, les théories d'inspiration darwinienne expliquant l'apparition de l'altruisme dans les populations animales par un avantage sélectif qui en résulterait pour l'ensemble du groupe ont fait l'objet de calculs imprécis, multiples, contradictoires, avant de finalement sombrer dans la confusion et l'oubli.


La bonté, la compassion, la fidélité, l'altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l'espace limité de l'enveloppe corporelle d'un chien. De la solution de ce problème dépend l'avènement, ou non, des Futurs.


Je crois en l'avènement des Futurs.

DANIEL1,7

«Le jeu divertit»

Petra Durst-benning


Non seulement les chiens sont capables d'aimer, mais la pulsion sexuelle ne semble pas leur poser de problèmes insurmontables: lorsqu'ils rencontrent une femelle en chaleur, celle-ci se prête à la pénétration; dans le cas contraire ils ne semblent en éprouver ni désir, ni manque particulier.

Non seulement les chiens sont en eux-mêmes un sujet d'émerveillement permanent, mais ils constituent pour les humains un excellent sujet de conversation - international, démocratique, consensuel. C'est ainsi que je rencontrai Harry, un ex-astrophysicien allemand, accompagné de Truman, son beagle. Naturiste paisible, d'une soixantaine d'années, Harry consacrait sa retraite à l'observation des étoiles – le ciel de la région était, m'expliqua-t-il, exceptionnellement pur; dans la journée il faisait du jardinage, et un peu de rangement. Il vivait seul avec sa femme Hildegarde – et, naturellement, Truman; ils n'avaient pas eu d'enfants. Il est bien évident qu'en l'absence de chien je n'aurais rien eu à dire à cet homme – même avec un chien, d'ailleurs, la conversation piétina quelque peu (il nous invita à dîner le samedi suivant; il habitait à cinq cents mètres, c'était notre plus proche voisin). Heureusement il ne parlait pas français, et moi pas davantage allemand; le fait d'avoir à vaincre la barrière de la langue (quelques phrases en anglais, des bribes d'espagnol) nous donna donc en fin de compte la sensation d'une soirée réussie, alors que nous n'avions fait deux heures durant que hurler des banalités (il était passablement sourd). Après le repas, il me demanda si je souhaitais observer les anneaux de Saturne. Naturellement, naturellement, je souhaitais. Eh bien c'était un spectacle merveilleux, d'origine naturelle ou divine qui sait, offert à la contemplation de l'homme qu'en dire de plus. Hildegarde jouait de la harpe, je suppose qu'elle en jouait merveilleusement, mais à vrai dire je ne sais pas s'il est possible de maljouer de la harpe – je veux dire que, par construction, l'instrument m'a toujours paru incapable d'émettre autre chose que des sons mélodieux. Deux choses, je crois, m'ont empêché de m'énerver: d'une part Isabelle eut la sagesse, prétextant un état de fatigue, de souhaiter se retirer assez tôt, en tout cas avant que je ne finisse la bouteille de kirsch; d'autre part j'avais remarqué chez l'Allemand une édition complète, reliée, des œuvres de Teilhard de Chardin. S'il y a une chose qui m'a toujours plongé dans la tristesse ou la compassion, enfin dans un état excluant toute forme de méchanceté ou d'ironie, c'est bien l'existence de Teilhard de Chardin – pas seulement son existence d'ailleurs, mais le fait même qu'il ait ou ait pu avoir des lecteurs, fût-ce en nombre limité. En présence d'un lecteur de Teilhard de Chardin je me sens désarmé, désarçonné, prêt à fondre en larmes. À l'âge de quinze ans j'étais tombé par hasard sur Le Milieu Divin, qu'un lecteur probablement écœuré avait laissé sur une banquette de la gare d'Étréchy-Chamarande. En l'espace de quelques pages, l'ouvrage m'avait arraché des hurlements; de désespoir, j'en avais fracassé la pompe de mon vélo de course contre les murs de la cave. Teilhard de Chardin était bien entendu ce qu'il est convenu d'appeler un allumé de première; il n'en était pas moins parfaitement déprimant. Il ressemblait un peu à ces scientifiques chrétiens allemands, décrits par Schopenhauer en son temps, qui, «une fois déposés la cornue ou le scalpel, entreprennent de philosopher sur les concepts reçus lors de leur première communion». Il y avait aussi en lui cette illusion commune à tous les chrétiens de gauche, enfin les chrétiens centristes, disons aux chrétiens contaminés par la pensée progressiste depuis la Révolution, consistant à croire que la concupiscence est chose vénielle, de moindre importance, impropre à détourner l'homme du salut – que le seul péché véritable est le péché d'orgueil. Où était, en moi, la concupiscence? Où, l'orgueil? Et étais-je éloigné du salut? Les réponses à ces questions, il me semble, n'étaient pas bien difficiles; jamais Pascal, par exemple, ne se serait laissé aller à de telles absurdités: on sentait à le lire que les tentations de la chair ne lui étaient pas étrangères, que le libertinage était quelque chose qu'il aurait pu ressentir; et que s'il choisissait le Christ plutôt que la fornication ou l'écarté ce n'était ni par distraction ni par incompétence, mais parce que le Christ lui paraissait définitivement plus high dope; en résumé, c'était un auteur sérieux. Si l'on avait retrouvé des erotica de Teilhard de Chardin je croîs que cela m'aurait rassuré, en un sens; mais je n'y croyais pas une seconde. Qu'avait-il bien pu vivre, qui avait-il bien pu fréquenter, ce pathétique Teilhard, pour avoir de l'humanité une conception si bénigne et si niaise – alors qu'à la même époque, dans le même pays, sévissaient des salauds aussi considérables que Céline, Sartre ou Genêt? À travers ses dédicaces, les destinataires de sa correspondance, on parvenait peu à peu à le deviner: des BCBG catholiques, plus ou moins nobles, fréquemment jésuites. Des innocents.


«Qu'est-ce que tu marmonnes?» m'interrompit Isabelle. Je pris alors conscience que nous étions sortis de chez l'Allemand, que nous longions la mer en fait, que nous étions en train de rentrer chez nous. Depuis deux minutes, m'informa-t-elle, je parlais tout seul, elle n'avait à peu près rien compris. Je lui résumai les données du problème.

«C'est facile, d'être optimiste… conclus-je avec âpreté, c'est facile d'être optimiste quand on s'est contenté d'un chien, et qu'on n'a pas voulu d'enfants.

– Tu es dans le même cas, et ça ne t'a pas rendu franche-mentoptimiste…» remarqua-t-elle. «Ce qu'il y a, c'est qu'ils sont vieux… poursuivit-elle avec indulgence. Quand on vieillit on a besoin de penser à des choses rassurantes, et douces. De s'imaginer que quelque chose de beau nous attend dans le ciel. Enfin on s'entraîne à la mort, un petit peu. Quand on n'est pas trop con, ni trop riche.»

Je m'arrêtai, considérai l'océan, les étoiles. Ces étoiles auxquelles Harry consacrait ses nuits de veille, tandis qu'Hildegarde se livrait à des improvisations free classic sur des thèmes mozartiens. La musique des sphères, le ciel étoile; la loi morale dans mon cœur. Je considérai le trip, et ce qui m'en séparait; la nuit était si douce, cependant, que je posai une main sur les fesses d'Isabelle – je les sentais très bien, sous le tissu léger de sa jupe d'été. Elle s'allongea sur la dune, retira sa culotte, ouvrit les jambes. Je la pénétrai – face à face, pour la première fois. Elle me regardait droit dans les yeux. Je me souviens très bien des mouvements de sa chatte, de ses petits cris sur la fin. Je m'en souviens d'autant mieux que c'est la dernière fois que nous avons fait l'amour.


Quelques mois passèrent. L'été revint, puis l'automne; Isabelle ne paraissait pas malheureuse. Elle jouait avec Fox, soignait ses azalées; je me consacrais à la natation et à la relecture de Balzac. Un soir, alors que le soleil tombait sur la résidence, elle me dit doucement: «Tu vas me laisser tomber pour une plus jeune…»

Je protestai que je ne l'avais jamais trompée. «Je sais… répondit-elle. A un moment, j'ai cru que tu allais le faire: sauter une des pétasses qui tournaient autour du journal, puis revenir vers moi, sauter une autre pétasse et ainsi de suite. J'aurais énormément souffert, mais peut-être que c'aurait été mieux, au bout du compte.

– J'ai essayé une fois; la fille n'a pas voulu.» Je me souvenais d'être passé le matin même devant le lycée Fénelon. C'était entre deux cours, elles avaient quatorze, quinze ans et toutes étaient plus belles, plus désirables qu'Isabelle, simplement parce qu'elles étaient plus jeunes. Sans doute étaient-elles engagées pour leur part dans une féroce compétition narcissique – les unes considérées comme mignonnes par les garçons de leur âge, les autres comme insignifiantes ou franchement laides; il n'empêche que pour n'importe lequel de ces jeunes corps un quinquagénaire aurait été prêt à payer, et à payer cher, voire le cas échéant à risquer sa réputation, sa liberté et même sa vie. Que l'existence, décidément, était simple! Et qu'elle était dépourvue d'issue! En passant chercher Isabelle au journal j'avais entrepris une sorte de Biélorusse qui attendait pour poser en page 8. La fille avait accepté de prendre un verre, mais m'avait demandé cinq cents euros pour une pipe; j'avais décliné. Dans le même temps, l'arsenal juridique visant à réprimer les relations sexuelles avec les mineurs se durcissait; les croisades pour la castration chimique se multipliaient. Augmenter les désirs jusqu'à l'insoutenable tout en rendant leur réalisation de plus en plus inaccessible, tel était le principe unique sur lequel reposait la société occidentale. Tout cela je le connaissais, je le connaissais à fond, j'en avais fait la matière de bien des sketches; cela ne m'empêcherait pas de succomber au même processus. Je me réveillai dans la nuit, bus trois grands verres d'eau coup sur coup. J'imaginais les humiliations qu'il me faudrait subir pour séduire n'importe quelle adolescente; le consentement difficilement arraché, la honte de la fille au moment de sortir ensemble dans la rue, ses hésitations à me présenter ses copains, l'insouciance avec laquelle elle me laisserait tomber pour un garçon de son âge. J'imaginai tout cela, plusieurs fois répété, et je compris que je ne pourrais pas y survivre. Je n'avais nullement la prétention d'échapper aux lois naturelles: la décroissance tendancielle des capacités érectiles de la verge, la nécessité de trouver des corps jeunes pour enrayer le mécanisme… J'ouvris un sachet de salami et une bouteille de vin. Eh bien je paierai, me dis-je; quand j'en serai là, quand j'aurai besoin de petits culs pour maintenir mon érection, je paierai. Mais je paierai les prix du marché. Cinq cents euros pour une pipe, qu'est-ce qu'elle se croyait, la Slave? Ça valait cinquante, pas plus. Dans le bac à légumes, je découvris un Marronsuiss entamé. Ce qui me paraissait choquant, à ce stade de ma réflexion, ce n'était pas qu'il y ait des petites nanas disponibles pour de l'argent, mais qu'il y en ait qui ne soient pas disponibles, ou à des prix prohibitifs; en bref, je souhaitais une régulation du marché.

«Cela dit, tu n'as pas payé… me fit remarquer Isabelle. Et, cinq ans plus tard, tu ne t'es toujours pas décidé à le faire. Non, ce qui va se passer, c'est que tu vas rencontrer une fille jeune – pas une Lolita, plutôt une fille de vingt, vingt-cinq ans – et que tu en tomberas amoureux. Ce sera une fille intelligente, sympa, sans doute plutôt jolie. Une fille qui aurait pu être une amie…» La nuit était tombée, je ne parvenais plus à distinguer les traits de son visage. «Qui aurait pu être moi…» Elle parlait calmement mais je ne savais pas comment interpréter ce calme, il y avait quand même quelque chose d'un peu inhabituel dans le ton de sa voix et je n'avais après tout aucune expérience de la situation, je n'avais jamais été amoureux avant Isabelle et aucune femme non plus n'avait été amoureuse de moi, à l'exception de Gros Cul mais c'était un autre problème, elle avait au moins cinquante-cinq ans lorsque je l'avais rencontrée, enfin c'est ce que je croyais à l'époque, elle aurait pu être ma mère me semblait-il, il n'était pas question d'amour de mon côté, l'idée ne m'était même pas venue, et l'amour sans espoir c'est autre chose, de très pénible il est vrai mais qui n'installe jamais la même proximité, la même sensibilité aux intonations de l'autre, pas même chez celui qui aime sans espoir, il est beaucoup trop perdu dans son attente frénétique et vaine pour garder la moindre lucidité, pour être capable d'interpréter correctement un signal quelconque; en résumé j'étais dans une situation qui n'avait eu, dans ma vie, aucun précédent.

Nul ne peut voir par-dessus soi, écrit Schopenhauer pour faire comprendre l'impossibilité d'un échange d'idées entre deux individus d'un niveau intellectuel trop différent. À ce moment-là, de toute évidence, Isabelle pouvait voir par-dessus moi; j'eus la prudence de me taire. Après tout, me dis-je, je pouvais aussi bien ne pas rencontrer la fille; vu la minceur de mes relations, c'était même le plus probable.

Elle continuait à acheter les journaux français, enfin pas souvent, pas plus d'une fois par semaine, et de temps à autre me tendait un article avec un reniflement de mépris. C'est à peu près à la même époque que les médias français entamèrent une grande campagne en faveur de l'amitié, probablement lancée par Le Nouvel Observateur. «L'amour, ça peut casser; l'amitié, jamais», tel était à peu près le thème des articles. Je ne comprenais pas l'intérêt d'asséner des absurdités pareilles; Isabelle m'expliqua que c'était un marronnier, qu'on avait simplement affaire à une variation annuelle sur le thème: «Nous nous séparons, mais nous restons bons amis.» D'après elle, cela durerait encore quatre ou cinq ans avant que l'on puisse admettre que le passage de l'amour à l'amitié, c'est-à-dire d'un sentiment fort à un sentiment faible, était évidemment le prélude à la disparition de tout sentiment – sur le plan historique s'entend, car sur le plan individuel l'indifférence était de très loin la situation la plus favorable: ce n'était généralement pas en indifférence, encore moins en amitié, mais bel et bien en haine que se transformait l'amour une fois décomposé. À partir de cette remarque, je jetai les bases d'un scénario intitulé «DEUX MOUCHES PLUS TARD», qui devait constituer le point culminant – et terminal – de ma carrière cinématographique. Mon agent fut ravi d'apprendre que je me remettais au travail: deux ans et demi d'absence, c'est long. Il le fut moins en ayant entre les mains le produit fini. Je ne lui avais pas caché qu'il s'agissait d'un scénario de film, que je comptais réaliser et interpréter moi-même; là n'était pas le problème, au contraire me dit-il, ça fait longtemps que les gens attendent, c'est bien qu'ils soient surpris, ça peut devenir culte. Le contenu, par contre… Franchement, est-ce que je n'allais pas un peu loin?

Le film relatait la vie d'un homme dont la distraction favorite était de tuer les mouches à l'élastique (d'où le titre); en général, il les ratait-on avait quand même affaire à un long métrage de trois heures. La seconde distraction par ordre de préférence de cet homme cultivé, grand lecteur de Pierre Louys, était de se faire sucer la pine par des petites filles prépubères – enfin, quatorze ans au grand maximum; ça marchait mieux qu'avec les mouches.

Contrairement à ce qu'ont répété par la suite des médias stipendiés, ce film ne fut pas un bide monumental; il connut même un accueil triomphal dans certains pays étrangers, et dégagea en France d'assez confortables bénéfices, sans toutefois atteindre aux chiffres qu'on pouvait espérer compte tenu du caractère jusqu'à présent vertigineusement ascendant de ma carrière; c'est tout.

Son insuccès critique, par contre, fut réel; il me paraît aujourd'hui encore immérité. «Une peu reluisante pantalonnade» avait titré Le Monde, se démarquant habilement de ses confrères plus moralistes qui se posaient surtout, dans leurs éditoriaux, la question de l'interdiction. Certes il s'agissait d'une comédie, et la plupart des gags étaient faciles, voire vulgaires; mais il y avait quand même certains dialogues, dans certaines scènes, qui me paraissent, avec le recul, être ce que j'ai produit de meilleur. En particulier en Corse, dans le long plan-séquence tourné sur les pentes du col de Bavella, où le héros (que j'interprétais) faisait visiter sa résidence secondaire à la petite Aurore (neuf ans), dont il venait de faire la conquête au cours d'un goûter Disney au Marineland de Bonifacio.

«C'est pas la peine d'habiter en Corse, lançait la fillette avec insolence, si c'est pour être dans un virage…

– Voir passer les voitures, répondait-il (répondais-je), c'est déjà un peu vivre.»

Personne n'avait ri; ni au cours de la projection avec le public-test, ni lors de la première, ni au cours du festival de cinéma comique de Montbazon. Et pourtant, et pourtant, me disais-je, jamais je ne m'étais élevé aussi haut. Shakespeare aurait-il pu produire un tel dialogue? Aurait-il seulement pu l'imaginer, le triste rustre?

Au-delà du sujet bateau de la pédophilie (et même Petit Bateau ha ha ha, c'est comme ça que je m'exprimais à l'époque dans les interviews), ce film se voulait un vibrant plaidoyer contre l'amitié, et plus généralement contre l'ensemble des relations non sexuelles. De quoi en effet deux hommes auraient-ils bien pu discuter, à partir d'un certain âge? Quelle raison deux hommes auraient-ils pu découvrir d'être ensemble, hormis bien sûr le cas d'un conflit d'intérêts, hormis aussi le cas où Un projet quelconque (renverser un gouvernement, construire une autoroute, écrire un scénario de bande dessinée, exterminer les Juifs) les réunissait? À partir d'un certain âge (je parle d'hommes d'un certain niveau d'intelligence, et non de brutes vieillies), il est bien évident que tout est dit. Comment un projet intrinsèquement aussi vide que celui dépasser un moment ensemble aurait-il pu, entre deux hommes, déboucher sur autre chose que sur l'ennui, la gêne, et au bout du compte l'hostilité franche? Alors qu'entre un homme et une femme il subsistait toujours, malgré tout, quelque chose: une petite attraction, un petit espoir, un petit rêve. Fondamentalement destinée à la controverse et au désaccord, la parole restait marquée par cette origine belliqueuse. La parole détruit, elle sépare, et lorsque entre un homme et une femme il ne demeure plus qu'elle on considère avec justesse que la relation est terminée. Lorsque au contraire elle est accompagnée, adoucie et en quelque sorte sanctifiée par les caresses, la parole elle-même peut prendre un sens différent, moins dramatique mais plus profond, celui d'un contrepoint intellectuel détaché, sans enjeu immédiat, libre.

Portant ainsi l'attaque non seulement contre l'amitié, mais contre l'ensemble des relations sociales dès l'instant qu'elles ne s'accompagnent d'aucun contact physique, ce film constituait – seul le magazine Slut Zone eut la pertinence de le noter – une apologie indirecte de la bisexualité, voire de l'hermaphrodisme. En somme, je renouais avec les Grecs. En vieillissant, on renoue toujours avec les Grecs.

DANIEL24,7

Le nombre de récits de vie humains est de 6174, ce qui correspond à la première constante de Kaprekar. Qu'ils proviennent d'hommes ou de femmes, d'Europe ou d'Asie, d'Amérique ou d'Afrique, qu'ils soient ou non achevés, tous s'accordent sur un point, et d'ailleurs sur un seul: le caractère insoutenable des souffrances morales occasionnées par la vieillesse.

C'est sans doute Brunol, dans sa concision brutale, qui en donne l'image la plus frappante lorsqu'il se décrit «plein de désirs de jeune avec un corps de vieux»; mais tous les témoignages, je le répète, coïncident, que ce soit celui de Daniel1, mon lointain prédécesseur, ceux de Rachid1, Paull, John1, Félicité1, ou celui, particulièrement poignant, d'Esperanza1. Vieillir, à aucun moment de l'histoire humaine, ne semble avoir été une partie de plaisir; mais dans les années qui précédèrent la disparition de l'espèce c'était manifestement devenu à ce point atroce que le taux de morts volontaires, pudiquement rebaptisées départs par les organismes de santé publique, avoisinait les 100 %, et que l'âge moyen du départ, estimé à soixante ans sur l'ensemble du globe, approchait plutôt les cinquante dans les pays les plus avancés.

Ce chiffre était le résultat d'une longue évolution, à peine entamée à l'époque de Daniel1, où l'âge moyen des décès était beaucoup plus élevé, et le suicide des personnes âgées encore peu fréquent. Le corps enlaidi, détérioré des vieillards était cependant déjà l'objet d'un dégoût unanime, et ce fut sans doute la canicule de l'été 2003, particulièrement meurtrière en France, qui devait provoquer la première prise de conscience du phénomène. «La manif des vieux», avait titré Libé ration le lendemain du jour où furent connus les premiers chiffres – plus de dix mille personnes, en l'espace de deux semaines, étaient mortes dans le pays; les unes étaient mortes seules dans leur appartement, d'autres à l'hôpital ou en maison de retraite, mais toutes quoi qu'il en soit étaient mortes faute de soins. Dans les semaines qui suivirent ce même journal publia une série de reportages atroces, illustrés de photos dignes des camps de concentration, relatant l'agonie des vieillards entassés dans des salles communes, nus sur leurs lits, avec des couches, gémissant tout le long du jour sans que personne ne vienne les réhydrater ni leur tendre un verre d'eau; décrivant la ronde des infirmières, dans l'incapacité de joindre les familles en vacances, ramassant régulièrement les cadavres pour faire place à de nouveaux arrivants. «Des scènes indignes d'un pays moderne», écrivait le journaliste sans se rendre compte qu'elles étaient la preuve, justement, que la France était en train de devenir un pays moderne, que seul un pays authentiquement moderne était capable de traiter les vieillards comme de purs déchets, et qu'un tel mépris des ancêtres aurait été inconcevable en Afrique, ou dans un pays d'Asie traditionnel.

L'indignation convenue soulevée par ces images s'estompa vite, et le développement de l'euthanasie provoquée – ou, de plus en plus souvent, librement consentie – devait au cours des décennies qui suivirent résoudre le problème.


Il était recommandé aux humains d'aboutir, dans toute la mesure du possible, à un récit de vie achevé, ceci conformément à la croyance, fréquente à l'époque, que les derniers instants de vie pouvaient s'accompagner d'une sorte de révélation. L'exemple le plus souvent cité par les instructeurs était celui de Marcel Proust, qui, sentant la mort venir, avait eu pour premier réflexe de se précipiter sur le manuscrit de la Recherche du temps perdu afin d'y noter ses impressions au fur et à mesure de la progression de son trépas.


Bien peu, en pratique, eurent ce courage.

DANIEL1,8

«En somme, Barnabe, il faudrait disposer

d'un puissant vaisseau, d'une poussée de

trois cents kilotonnes Alors, nous pourrions

échapper a l'attraction terrestre et cingler

parmi les satellites de Jupiter»

Captain Clark


Préparation, tournage, postproduction, tournée promotionnelle restreinte («DEUX MOUCHES PLUS TARD» était sorti simultanément dans la plupart des capitales européennes, mais je me limitai à la France et à l'Allemagne): en tout, j'étais resté absent un peu plus d'un an. Une première surprise m'attendait à l'aéroport d'Almeria: un groupe compact d'une cinquantaine de personnes, massé derrière les barrières du couloir de sortie, brandissait des agendas, des tee-shirts, des affiches du film. Je le savais déjà d'après les premiers chiffres: le film, légèrement boudé à Paris, avait été un triomphe à Madrid – ainsi d'ailleurs qu'à Londres, Rome et Berlin; j'étais devenu une star en Europe.

Le groupe une fois dispersé, j'aperçus, tassée sur un siège dans le fond du hall des arrivées, Isabelle. Là aussi, ce fut un choc. Habillée d'un pantalon et d'un tee-shirt informe, elle clignait des yeux en regardant dans ma direction avec un mélange de peur et de honte. Lorsque je fus à quelques mètres elle se mit à pleurer, les larmes ruisselaient le long de ses joues sans qu'elle essaie de les essuyer. Elle avait pris au moins vingt kilos. Même le visag e, cette fois, n'avait pas été épargné: bouffie, couperosée, les cheveux gras et en désordre, elle était affreuse.

Évidemment Fox était fou de joie, sauta en l'air, me lécha le visage pendant un bon quart d'heure; je sentais bien que ça n'allait pas suffire. Elle refusa de se déshabiller en ma présence, reparut vêtue d'un survêtement molletonné qu'elle portait pour dormir. Dans le taxi qui nous ramenait de l'aéroport, nous n'avions pas échangé une parole. Des bouteilles de Cointreau vides jonchaient le sol de la chambre; le ménage, ceci dit, était fait.

J'avais suffisamment glosé, au cours de ma carrière, sur l'opposition entre l'érotisme et la tendresse, j'avais interprété tous les personnages: la fille qui va dans les gang-bangs et qui par ailleurs poursuit une relation très chaste, épurée, sororale, avec l'amour authentique de sa vie; le benêt à demi impuissant qui l'accepte; le partouzard qui en profite. La consommation, l'oubli, la misère. J'avais déchiré de rire des salles entières, avec ce genre de thèmes; ça m'avait fait gagner, aussi, des sommes considérables. Il n'empêche que cette fois j'étais directement concerné, et que cette opposition entre l'érotisme et la tendresse m'apparaissait, avec une parfaite clarté, comme l'une des pires saloperies de notre époque, comme l'une de celles qui signent, sans rémission, l'arrêt de mort d'une civilisation. «Fini de rire, mon petit con…» me répétais-je avec une gaieté inquiétante (parce qu'en même temps la phrase tournait dans ma tête, je ne pouvais plus l'arrêter, et dix-huit comprimés d'Atarax n'y changèrent rien, il fallut au bout du compte que je me termine au Pastis-Tranxène). «Mais celui qui aime quelqu'un pour sa beauté, l'aime-t-il? Non: car la vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.» Pascal ne connaissait pas le Cointreau. Il est vrai aussi que, vivant à une époque où les corps étaient moins exhibés, il surestimait l'importance de la beauté du visage. Le pire est que ce n'était pas sa beauté, en premier lieu, qui m'avait attiré chez Isabelle: les femmes intelligentes m'ont toujours fait bander. À vrai dire l'intelligence n'est pas très utile dans les rapports sexuels, elle ne sert à peu près qu'à une chose: savoir à quel moment il convient de poser sa main sur la bite de l'homme dans les lieux publics. Tous les hommes aiment ça, c'est la domination du singe, des résidus de ce genre, il serait stupide de l'ignorer; reste à choisir le moment, et l'endroit. Certains hommes préfèrent que ce soit une femme qui soit témoin du geste indécent; d'autres, probablement un peu pédés ou très dominateurs, préfèrent que ce soit un autre homme; d'autres enfin ne goûtent rien tant qu'un couple au regard complice. Certains préfèrent les trains, d'autres les piscines, d'autres les boîtes de nuit ou les bars; une femme intelligente sait cela. Enfin, j'avais quand même de bons souvenirs avec Isabelle. Sur la fin de la nuit je pus atteindre à des pensées plus douces, et quasi nostalgiques; pendant ce temps, à mes côtés, elle ronflait comme une vache. L'aube venant, je m'aperçus que ces souvenirs s'effaceraient, eux aussi, assez vite; c'est alors que j'optai pour le Pastis-Tranxène.

Sur le plan pratique il n'y avait pas de problème immédiat, nous avions dix-sept chambres. Je m'installai dans une de celles qui dominaient les falaises et la mer; Isabelle, apparemment, préférait contempler l'intérieur des terres. Fox allait d'une pièce à l'autre, ça l'amusait beaucoup; il n'en souffrait pas plus qu'un enfant du divorce de ses parents, plutôt moins je dirais.

Est-ce que ça pouvait continuer longtemps comme ça? Eh bien, malheureusement, oui. Durant mon absence, j'avais reçu sept cent trente-deux fax (et je dois reconnaître, là aussi, qu'elle avait régulièrement changé la pile de feuilles); je pouvais passer le restant de mes jours à courir d'invitation en festival. De temps en temps, je passerais: une petite caresse à Fox, un petit Tranxène, et hop. Pour l'instant, quoi qu'il en soit, j'avais besoin d'un repos absolu. J'allais donc à la plage, seul évidemment, je me branlais un petit peu sur la terrasse en matant les adolescentes à poil (moi aussi j'avais acheté un télescope, mais ce n'était pas pour regarder les étoiles, ha ha ha), enfin je gérais. Je gérais plus ou moins bien; je faillis quand même me jeter du haut de la falaise trois fois en l'espace de deux semaines.


Je revis Harry, il allait bien; Truman, par contre, avait pris un coup de vieux. Nous fûmes réinvités à dîner, en compagnie cette fois d'un couple de Belges qui venait de s'installer dans la région. Harry m'avait présenté l'homme comme un philosophe belge. En réalité, après son doctorat de philosophie, il avait passé un concours administratif, puis mené la vie terne d'un contrôleur des impôts (avec conviction d'ailleurs, car, sympathisant socialiste, il croyait aux bienfaits d'une pression fiscale élevée). Il avait publié, de-ci dé-là, quelques articles de philosophie dans des revues de tendance matérialiste. Sa femme, une sorte de gnome aux cheveux blancs et courts, avait elle aussi passé sa vie à l'Inspection des Impôts. Étrangement elle croyait à l'astrologie, et insista pour établir mon thème. J'étais Poissons ascendant Gémeaux, mais pour ce que j'en avais à foutre j'aurais bien pu être Caniche ascendant Pelleteuse, ha ha ha. Ce trait d'esprit me valut l'estime du philosophe, qui aimait à sourire des lubies de sa femme – ils étaient mariés depuis trente-trois ans. Lui-même avait toujours combattu les obscurantismes; il était issu d'une famille très catholique, et, m'assura-t-il avec un tremblement dans la voix, cela avait été un grand obstacle à son épanouissement sexuel. «Que sont ces gens? Que sont ces gens?» me répétais-je avec désespoir en tripotant mes harengs (Harry s'approvisionnait dans un supermarché allemand d'Almeria lorsqu'une nostalgie le prenait de son Mecklembourg natal). De toute évidence les deux gnomes n'avaient pas eu de vie sexuelle, sinon, peut-être, vaguement procréative (la suite devait me démontrer, en effet, qu'ils avaient engendré un fils); ils ne faisaient simplement pas partie des gens qui ont accès à la sexualité. Ça ne les empêchait pas de s'indigner, de critiquer le pape, de se lamenter sur un sida qu'ils n'auraient jamais l'occasion d'attraper; tout cela me donnait un peu envie de mourir, mais je me contins.

Heureusement Harry intervint, et la conversation s'éleva vers des sujets plus transcendants (les étoiles l'infini etc.), ce qui me permit d'attaquer mon plat de saucisses sans trembler. Naturellement, là non plus, le matérialiste et le teilhardien n'étaient pas d'accord (je pris conscience à ce moment qu'ils devaient se voir souvent, prendre plaisir à cet échange, et que ça pourrait durer comme ça pendant trente ans, sans modification notable, à leur satisfaction commune). On en vint à la mort. Après avoir milité toute sa vie pour une libération sexuelle qu'il n'avait pas connue, Robert le Belge militait maintenant pour l'euthanasie – qu'il avait, par contre, toutes chances de connaître. «Et l'âme? et l'âme?» haletait Harry. Leur petit show, en somme, était bien rodé; Truman s'endormit à peu près en même temps que moi.

La harpe d'Hildegarde mit tout le monde d'accord. Ah, oui, la musique; surtout à volume faible. Il n'y avait même pas de quoi en faire un sketch, me dis-je. Je ne parvenais plus à rire des benêts militants de l'immoralisme, le genre de remarque: «C'est quand même plus agréable d'être vertueux quand on a accès au vice», je ne pouvais plus. Je ne parvenais plus non plus à rire de l'affreuse détresse des quinquagénaires celluliteuses au désir d'amour fou, incomblé; ni de l'enfant handicapé qu'elles avaient réussi à procréer en violant à moitié un autiste(«David est mon rayon de soleil»). Je ne parvenais plus, en somme, à rire de grand-chose; j'étais en fin de carrière, c'est clair.


Il n'y eut pas d'amour, ce soir-là, en rentrant par les dunes. Il fallait bien en finir pourtant, et quelques jours plus tard Isabelle m'annonça sa décision de partir. «Je ne veux pas être un poids» dit-elle. «Je te souhaite tout le bonheur que tu mérites» dit-elle encore – et je continue à me demander si c'était une vacherie.

«Qu'est-ce que tu vas faire? demandai-je.

– Rentrer chez ma mère, je suppose… En général, c'est ce que font les femmes dans ma situation, non?»

Ce fut le seul moment, le seul, où elle laissa percer un peu d'amertume. Je savais que son père avait quitté sa mère, une dizaine d'années auparavant, pour une femme plus jeune; le phénomène se développait, certes, mais enfin il n'avait rien de nouveau.


Nous nous comportâmes en couple civilisé. En tout, j'avais gagné quarante-deux millions d'euros; Isabelle se contenta de la moitié des acquêts, sans demander de prestation compensatoire. Ça faisait quand même sept millions d'euros; elle n'aurait rien d'une pauvresse.

«Tu pourrais faire un peu de tourisme sexuel… proposai-je. À Cuba, il y en a qui sont très gentils.»

Elle sourit, hocha la tête. «On préfère les pédés soviétiques…» dit-elle d'un ton léger, imitant furtivement ce style qui avait fait ma gloire. Puis elle reprit son sérieux, me regarda droit dans les yeux (c'était un matin très calme; la mer était bleue, étale).

«Tu ne t'es toujours pas tapé de putes? demanda-t-elle.

– Non.

– Eh bien moi non plus.»

Elle frissonna malgré la chaleur, baissa les yeux, les releva.

«Donc, reprit-elle, ça fait deux ans que tu n'as pas baisé?

– Non.

– Eh bien moi non plus.»


Oh nous étions des petites biches, des petites biches sentimentales; et nous allions en crever.


Il y eut encore le dernier matin, la dernière promenade; la mer était toujours aussi bleue, les falaises aussi noires, et Fox trottait à nos côtés. «Je l'emmène, avait tout de suite dit Isabelle. C'est normal, il a été plus longtemps avec moi; mais tu pourras le prendre quand tu veux.» Civilisés au possible.

Tout était déjà emballé, le camion de déménagement devait passer le lendemain pour transporter ses affaires jusqu'à Biarritz – sa mère, quoique ancienne enseignante, avait bizarrement choisi de finir ses jours dans cette région pleine de bourgeoises hyper-friquées qui la méprisaient au dernier degré.

Nous attendîmes encore quinze minutes, ensemble, le taxi qui l'emmènerait à l'aéroport. «Oh, la vie passera vite…» dit-elle. Elle se parlait plutôt à elle-même, il me semble; je ne répondis rien. Une fois montée dans le taxi, elle me fit un dernier petit signe de la main. Oui; maintenant, les choses allaient être très calmes.

DANIEL24,8

Il n'est généralement pas d'usage d'abréger les récits de vie humains, quels que soient la répugnance ou l'ennui que leur contenu nous inspire. Ce sont justement cette répugnance, cet ennui qu'il convient de développer en nous, afin de nous démarquer de l'espèce. C'est à cette condition, nous avertit la Sœur suprême, que sera rendu possible l'avènement des Futurs.

Si je déroge ici à cette règle, conformément à une tradition ininterrompue depuis Daniel17, c'est que les quatre-vingt-dix pages suivantes du manuscrit de Daniel1 ont été rendues complètement caduques par l'évolution scientifique. À l'époque où vivait Daniel1, on attribuait souvent à l'impuissance masculine des causes psychologiques; nous savons aujourd'hui qu'il s'agissait essentiellement d'un phénomène hormonal, où les causes psychologiques n'intervenaient que pour une part minime et toujours réversible.

Méditation tourmentée sur le déclin de la virilité, entrecoupée de la description à la fois pornographique et déprimante de tentatives ratées avec différentes prostituées andalouses, ces quatre-vingt-dix pages contiennent cependant pour nous un enseignement, parfaitement résumé par Daniel17 dans les lignes suivantes, que j'extrais 4e son commentaire [1]:


«Le vieillissement de la femelle humaine était en Somme la dégradation d'un si grand nombre de caractéristiques, tant esthétiques que fonctionnelles, qu'il est bien difficile de déterminer laquelle était la plus douloureuse, et qu'il est presque impossible, dans la plupart des cas, de donner une cause univoque au choix terminal.

«La situation est, semble-t-il, très différente en ce qui concerne le mâle humain. Soumis à des dégradations esthétiques et fonctionnelles autant, voire plus nombreuses que celles qui atteignaient la femelle, il parvenait cependant à les surmonter tant qu'étaient maintenues les capacités érectiles de la verge. Lorsque celles-ci disparaissaient de manière irrémédiable, le suicide intervenait en général dans les deux semaines.

«C'est sans doute cette différence qui explique une curieuse observation statistique déjà faite par Daniel3: alors que, dans les dernières générations de l'espèce humaine, l'âge moyen du départ était de 54,1 ans chez les femmes, il s'élevait à 63,2 ans chez les hommes.»

DANIEL1,9

«Ce que tu nommes rêve est réel pour le guerrier»

André Bercoff


Je revendis la Bentley, qui me rappelait trop Isabelle, et dont l'ostentation commençait à me gêner, pour acheter une Mercedes 600 SL – voiture en réalité aussi chère, mais plus discrète. Tous les Espagnols riches roulaient en Mercedes -ils n'étaient pas snobs, les Espagnols, ils flambaient normalement; et puis un cabriolet, c'est mieux pour les gonzesses – localement dénommées cbicas, ce qui me plaisait bien. Les annonces de la Voz de Almena étaient explicites : piel dorada, culito melo- cotôn, guapisima, boca supersensual, labios expertos, muy simpàtica, complaciente. Une bien belle langue, très expressive, naturellement adaptée à la poésie – à peu près tout peut y rimer. Il y avait les bars à putes, aussi, pour ceux qui avaient du mal à visualiser les descriptions. Physiquement les filles étaient bien, elles correspondaient au libellé de l'annonce, s'en tenaient au prix prévu; pour le reste, bon. Elles mettaient la télévision ou le lecteur de CD beaucoup trop fort, réduisaient la lumière au maximum, enfin elles essayaient de s'abstraire; elles n'avaient pas la vocation, c'est clair. On pouvait bien sûr les obliger à baisser le volume, à augmenter la lumière; après tout elles attendaient un pourboire, et tous les éléments comptent. Il y a certainement des gens qui jouissent de ce type de rapports, j'imaginais très bien le genre; je n'en faisais simplement pas partie. En plus la plupart étaient roumaines, biélorusses, ukrainiennes, enfin un de ces pays absurdes issus de l'implosion du bloc de l'Est; et on ne peut dire que le communisme ait spécialement développé la sentimentalité dans les rapports humains: c'est plutôt la brutalité, dans l'ensemble, qui prédomine chez les ex-communistes – en comparaison la société balzacienne, issue de la décomposition de la royauté, semble un miracle de charité et de douceur. Il est bon de se méfier des doctrines de fraternité.

Ce n'est qu'après le départ d'Isabelle que je découvris vraiment le monde des hommes, au fil d'errances pathétiques le long des autoroutes à peu près désertes du centre et du sud de l'Espagne. Hormis au moment des week-ends et des départs en vacances, où l'on rencontre des familles et des couples, les autoroutes sont un univers à peu près exclusivement masculin, peuplé de représentants et de camionneurs, un monde violent et triste où les seules publications disponibles sont des revues pornos et des magazines de tuning automobile, où le tourniquet de plastique présentant un choix de DVD sous le titre «Tu mejores peliculas» ne permet en général que de compléter sa collection de Dirty débutantes. On parle peu de cet univers, et c'est vrai qu'il n'y a pas grand-chose à en dire; aucun comportement nouveau ne s'y expérimente, il ne peut fournir de sujet valable à aucun magazine de société, en résumé c'est un monde mal connu, et qui ne gagne nullement à l'être. Je n'y nouai aucune amitié virile, et plus généralement ne me sentis proche de personne au cours de ces quelques semaines, mais ce n'était pas grave, dans cet univers personne n'est proche de personne, et même la complicité graveleuse des serveuses fatiguées moulant leur poitrine tombante dans un tee-shirt «Naughty Girl» ne pouvait, je le savais, qu'exceptionnellement déboucher sur une copulation tarifée et toujours trop rapide. Je pouvais à la rigueur déclencher une bagarre avec un chauffeur de poids lourds et me faire casser les dents sur un parking, au milieu des vapeurs de gas-oil; c'était la seule possibilité d'aventure qui me soit au fond, dans cet univers, offerte. Je vécus ainsi un peu plus de deux mois, je claquai des milliers d'euros en payant des coupes de Champagne français à des Roumaines abruties qui n'en refuseraient pas moins, dix minutes plus tard, de me sucer sans capote. C'est sur l'Autovia Mediterraneo, précisément à la sortie de Totana Sur, que je décidai de mettre fin à la pénible randonnée. J'avais garé ma voiture sur le dernier emplacement disponible dans le parking de l'hôtel-restaurant Los Camioneros, où j'entrai pour prendre une bière; l'ambiance était exactement similaire à ce que j'avais pu connaître au cours des semaines précédentes, et je demeurai une dizaine de minutes sans vraiment fixer mon attention sur quoi que ce soit, uniquement conscient d'un accablement sourd, général, qui rendait mes mouvements plus incertains et plus las, et d'une certaine pesanteur gastrique. En sortant je me rendis compte qu'une Chevrolet Corvette garée n'importe comment, en travers, m'interdisait toute manœuvre. La perspective de retourner dans le bar, de rechercher le propriétaire suffisait à me plonger dans le découragement; je m'adossai à un parapet de béton, essayant d'envisager la situation dans son ensemble, fumant des cigarettes surtout. Parmi toutes les voitures de sport Disponibles sur le marché, la Chevrolet Corvette, par ses lignes inutilement et agressivement viriles, par son absence de véritable noblesse mécanique jointe à un prix somme toute modéré, est sans doute c elle qui correspond le mieux à la notion de bagnole de frimeur ; sur quel sordide macho andalou allais-je pouvoir tomber? Comme tous les individus de son type l'homme possédait sans doute une solide culture automobile, et était donc parfaitement à même de se rendre compte que ma voiture, plus discrète que la sienne, était trois fois plus chère. À l'affirmation virile qu'il avait posée en se garant de manière à m'interdire le passage s'ajoutait donc, sans doute, un arrière-fond de haine sociale, et j'étais en droit de m'attendre au pire. Il me fallut trois quarts d'heure, et un demi-paquet de Camel, avant de trouver le Courage de revenir vers le bar.

Je repérai immédiatement l'individu, tassé à l'extrémité du comptoir devant une soucoupe de cacahuètes, et qui laissait tiédir sa bière en jetant de temps en temps un regard désespéré sur l'écran de télévision géant où des filles en mini-short faisaient onduler leur bassin au son d'un groove plutôt lent; on avait visiblement affaire à une soirée mousse, les fesses des filles apparaissaient de plus en plus nettement moulées par tes mini-shorts et le désespoir de l'homme augmentait. Il était petit, ventru, chauve, sans doute plus ou moins Quinquagénaire, en costume-cravate, et je me sentis submergé par une vague de compassion attristée; ce n'était certainement pas sa Chevrolet Corvette qui allait lui permettre de lever des gonzesses, elle le ferait passer tout au plus pour un gros ringard, et j'en venais à admirer le courage quotidien qui lui permettait, malgré tout, de rouler en Chevrolet Corvette. Comment une fille suffisamment jeune et sexy aurait-elle pu faire autre chose que pouffer, en voyant ce petit bonhomme sortir de sa Chevrolet Corvette? Il fallait en finir, malgré tout, et je l'entrepris avec toute la souriante mansuétude dont je me sentais capable. Comme je le craignais il se montra d'abord belliqueux, essaya de prendre à témoin la serveuse – qui ne leva même pas les yeux de l'évier où elle lavait ses verres. Puis il me jeta un deuxième regard, et ce qu'il vit dut l'apaiser – je me sentais moi-même si vieux, si las, si malheureux et si médiocre: pour d'obscures raisons, dut-il conclure, le propriétaire de la Mercedes SL était lui aussi un looser, presque un compagnon d'infortune, et il tenta à ce moment d'établir une complicité masculine, m'offrit une bière, puis une seconde, et proposa de finir la soirée au «New Orléans». Pour m'en débarrasser, je prétendis que j'avais encore une longue route à faire – c'est un argument que les hommes, en général, respectent. J'étais en réalité à moins de cinquante kilomètres de chez moi, mais je venais de me rendre compte que je pouvais aussi bien continuer mon road movie à domicile.


Une autoroute passait, en effet, à quelques kilomètres de ma résidence, et il y avait un établissement du même ordre. En sortant du Diamond Nights, je pris l'habitude d'aller sur la plage de Rodalquilar. Mon coupé Mercedes 600 SL roulait sur le sable; j'actionnais la commande d'ouverture du toit: en vingt-deux secondes, il se transformait en cabriolet. C'était une plage splendide, presque toujours déserte, d'une platitude géométrique, au sable immaculé, environnée de falaises aux parois verticales d'un noir éclatant; un homme doté d'un réel tempérament artistique aurait sans doute pu mettre à profit cette solitude, cette beauté. Pour ma part, je me sentais face à l'infini comme une puce sur une toile cirée. Toute cette beauté, ce sublime géologique, je n'en avais en fin de compte rien à foutre, je les trouvais même vaguement menaçants. «Le monde n'est pas un panorama», note sèchement Schopenhauer. J'avais probablement accordé trop d'importance à la sexualité, c'était indiscutable; mais le seul endroit au monde où je m'étais senti bien c'était blotti dans les bras d'une femme, blotti au fond de son vagin; et, à mon âge, je ne voyais aucune raison que ça change. L'existence de la chatte était déjà en soi une bénédiction, me disais-je, le simple fait que je puisse y être, et m'y sentir bien, constituait déjà une raison suffisante pour prolonger ce pénible périple. D'autres n'avaient pas eu cette chance. «La vérité, c'est que rien ne pouvait me convenir sur cette terre» note Kleist dans son journal immédiatement avant de se suicider sur les bords du Wannsee. Je pensais souvent à Kleist, ces temps-ci; quelques-uns de ses vers avaient été gravés sur sa tombe:

Nun

O Unsterblichkeit

Bist du ganz mein.

J'y étais allé en février, j'avais fait le pèlerinage. Il y avait vingt centimètres de neige, des branches se tordaient sous le ciel gris, nues et noires, l'atmosphère était comme remplie de reptations. Chaque jour, un bouquet de fleurs fraîches était déposé sur sa tombe; je n'ai jamais rencontré la personne qui accomplissait cette démarche. Goethe avait croisé Schopenhauer, il avait croisé Kleist, sans vraiment les comprendre: des Prussiens pessimistes, voilà ce qu'il en avait pensé, dans les deux cas. Les poèmes italiens de Goethe m'ont toujours fait gerber. Fallait-il être né sous un ciel uniformément gris, pour comprendre? Je ne le pensais pas; le ciel était d'un bleu éclatant, et nulle végétation ne rampait sur les falaises de Carboneras; cela n'y changeait pas grand-chose. Non, décidément, je ne m'exagérais pas l'importance de la femme. Et puis, l'accouplement… l'évidence géométrique.


J'avais raconté à Harry qu'Isabelle était «en voyage»; ça faisait déjà six mois, mais il n'avait pas l'air de s'en étonner, et semblait même avoir oublié son existence; au fond, je crois qu'il s'intéressait assez peu aux êtres humains. J'assistai à un nouveau débat avec Robert le Belge, à peu près dans les mêmes conditions que le premier; puis à un troisième, mais cette fois les Belges étaient flanqués de leur fils Patrick, qui était venu passer une semaine de vacances, et de sa compagne Fadiah, une négresse super bien roulée. Patrick pouvait avoir quarante-cinq ans et travaillait dans une banque au Luxembourg. Il me fit tout de suite bonne impression, en tout cas il avait l'air moins bête que ses parents -j'appris par la suite qu'il avait des responsabilités importantes, que beaucoup d'argent transitait par lui. Quant à Fadiah, elle ne pouvait pas avoir plus de vingt-cinq ans, et il était difficile de dépasser à son propos le plan du strict jugement erotique; ça n'avait d'ailleurs pas l'air de la préoccuper outre mesure. Un bandeau blanc recouvrait partiellement ses seins, elle portait une mini-jupe moulante, et c'était à peu près tout. J'avais toujours été plutôt favorable à ce genre de choses; cela dit, je ne bandais pas.

Le couple était élohimite, c'est-à-dire qu'ils appartenaient à une secte qui vénérait les Élohim, créatures extraterrestres responsables de la création de l'humanité, et qu'ils attendaient leur retour. Je n'avais jamais entendu parler de ces conneries, aussi écoutai-je, au cours du dîner, avec un peu d'attention. En somme, selon eux, tout reposait sur une erreur de transcription dans la Genèse: le Créateur, Elohim, ne devait pas être pris au singulier, mais au pluriel. Nos créateurs n'avaient rien de divin, ni de surnaturel; ils étaient simplement des êtres matériels, plus avancés que nous dans leur évolution, qui avaient su maîtriser les voyages spatiaux et la création de la vie; ils avaient également vaincu le vieillissement et la mort, et ne demandaient qu'à partager leurs secrets avec les plus méritants d'entre nous. Ah ah, me dis-je; la voilà, la carotte.

Pour que les Élohim reviennent, et nous révèlent comment échapper à la mort, nous (c'est-à-dire l'humanité) devions auparavant leur construire une ambassade. Pas un palais de cristal aux murs d'hyacinthe et de béryl, non non, quelque chose de simple, moderne et sympa – avec le confort tout de même, le prophète croyait savoir qu'ils appréciaient les jacuzzis (car il y avait un prophète, qui venait de Clermont-Ferrand). Pour la construction de l'ambassade il avait d'abord songé, assez classiquement, à Jérusalem; mais il y avait des problèmes, des querelles de voisinage, enfin ça tombait mal en ce moment. Une conversation à bâtons rompus avec un rabbin de la Commission des Messies (un organisme israélien spécialisé qui suivait les cas de ce genre) l'avait lancé sur une nouvelle piste. Les Juifs, de toute évidence, étaient mal situés. Lors de l'établissement d'Israël on avait bien sûr songé à la Palestine, mais aussi à d'autres endroits comme le Texas ou l'Ouganda – un peu dangereux, mais moins; en résumé, conclut avec bonhomie le rabbin, il ne fallait pas se focaliser à l'excès sur les aspects géographiques. Dieu est partout, s'exclama-t-il, sa présence emplit l'Univers (je veux dire, s'excusa-t-il, pour vous les Élohim).

En fait pour le prophète, non, les Élohim étaient situés sur la planète des Élohim, de temps en temps ils voyageaient, c'est tout; mais il s'abstint d'entrer dans une nouvelle controverse géographique, car la conversation l'avait édifié. Si les Élohim s'étaient déplacés jusqu'à Clermont-Ferrand, se dit-il, il devait y avoir à cela une raison, probablement liée au caractère géologique de l'endroit; dans les zones volcaniques ça puise bien, tout le monde sait ça. Voilà pourquoi, me dit Patrick, le prophète avait porté son choix, après une brève enquête, sur l'île de Lanzarote, dans l'archipel des Canaries. Le terrain était déjà acheté, la construction ne demandait qu'à démarrer.

Est-ce qu'il était par hasard en train de me suggérer que c'était le moment d'investir? Non non, me rassurat-il, de ce point de vue-là on est clairs, les cotisations sont minimes, n'importe qui peut venir vérifier les comptes quand il veut. Si tu savais ce que je fais parfois, au Luxembourg, pour d'autres clients… (nous nous étions tutoyés très vite), non vraiment s'il y a un point sur lequel on ne peut pas nous attaquer c'est bien celui-là.


En terminant mon verre de kirsch, je me dis que Patrick avait opté pour une synthèse originale entre les convictions matérialistes de son papa et les lubies astrales de sa maman. Il y eut ensuite la traditionnelle séance harpe-étoiles. «Waaoouh! Grave!…» s'exclama Fadiah en apercevant les anneaux de Saturne, avant de se rallonger sur son transat. Décidément, décidément, le ciel de la région était très pur. Me retournant pour attraper la bouteille de kirsch, je vis qu'elle avait les cuisses écartées, et il me sembla dans l'obscurité qu'elle avait fourré une main sous sa jupe. Un peu plus tard, je l'entendis haleter. Donc, en observant les étoiles, Harry songeait au Christ Oméga; Robert le Belge à je ne sais quoi, peut-être à l'hélium en fusion, ou à ses problèmes intestinaux; Fadiah, elle, se branlait. À chacun selon son charisme.

DANIEL24,9

Une espèce de joie descend du monde sensible. Je suis rattaché à la Terre.

Les falaises, d'une noirceur intégrale, plongent aujourd'hui par paliers verticaux jusqu'à une profondeur de trois mille mètres. Cette vision, qui effraie les sauvages, ne m'inspire aucune terreur. Je sais qu'il n'y a pas de monstre dissimulé au fond de l'abîme; il n'y a que le feu, le feu originel.

La fonte des glaces intervint au terme de la Première Diminution, et fit passer la population de la planète de quatorze milliards à sept cent millions d'hommes.

La Seconde Diminution fut plus graduelle; elle se produisit tout au long du Grand Assèchement, et continue de nos jours.

La Troisième Diminution sera définitive; elle reste à venir.


Nul ne connaît la cause du Grand Assèchement, du moins sa cause efficiente. On a bien entendu démontré qu'il venait de la modification de l'axe de rotation de la Terre sur le plan de son orbite; mais l'événement est jugé très peu probable, en termes quantiques.

Le Grand Assèchement était une parabole nécessaire, enseigne la Sœur suprême; une condition théologique au Retour de l'Humide.

La durée du Grand Assèchement sera longue, enseigne également la Sœur suprême.

Le Retour de l'Humide sera le signe de l'avènement des Futurs.

DANIEL1,10

Dieu existe,] 'ai marché dedans.»

Anonyme


De mon premier séjour chez les Très Sains, je garde d'abord le souvenir d'un téléski dans la brunie. Le stage d'été se déroulait en Herzégovine, ou dans une région de ce genre, surtout connue pour les conflits qui l'ensanglantèrent. C'était pourtant tout mignon, les chalets, l'auberge en bois sombre avec des rideaux aux carreaux blancs et rouges, des têtes de sangliers et de cerfs qui décoraient les murs, un kitsch Europe Centrale qui m'a toujours bien plu. «Ach, la guerre, folie des hommes, Gross Malheur…» me répétais-je en imitant involontairement l'intonation de Francis Blanche. J'étais depuis longtemps victime d'une sorte d'écholalie mentale, qui ne s'appliquait pas chez moi aux airs de chansons célèbres, mais aux intonations employées par les classiques du comique: lorsque je commençais par exemple à entendre Francis Blanche répéter: «KOL-LOS-SAL FU-SIL-LADE!» comme il le fait dans Babette s'en va- t-en en guerre j'avais beaucoup de mal à retirer ça de ma tête, il fallait que je fasse un effort énorme. Avec de Funès, c'était encore pire: ses ruptures vocales, ses mimiques, ses gestes, j'en avais pour des heures entières, j'étais comme possédé.

Au fond j'avais beaucoup travaillé, me dis-je, j'avais passé ma vie à travailler sans relâche. Les acteurs que je connaissais à l'âge de vingt ans n'avaient eu aucun succès, c'est vrai, la plupart avaient même complètement renoncé au métier, mais il faut dire aussi qu'ils ne foutaient pas grand-chose, ils passaient leur temps à boire des pots dans des bars ou des boîtes branchées. Pendant ce temps je répétais, seul dans ma chambre, je passais des heures sur chaque intonation, sur chaque geste; et j'écrivais mes sketches, aussi, je les écrivais réellement, il m'a fallu des années avant que ça ne me devienne facile. Si je travaillais autant, c'était probablement parce que je n'aurais pas été tout à fait capable de me distraire; que je n'aurais pas été très à l'aise dans les bars et les boîtes branchées, dans les soirées organisées par les couturiers, dans les défilés VIP: avec mon physique ordinaire et mon tempérament introverti, j'avais très peu de chances d'être, d'entrée de jeu, le roi de la fête. Je travaillais, donc, à défaut d'autre chose; et ma revanche, je l'avais eue. Dans ma jeunesse, au fond, j'étais dans le même état d'esprit qu'Ophélie Winter lorsqu'elle ruminait en pensant à son entourage: «Rigolez, mes petits cons. Plus tard c'est moi qui serai sur le podium, et je vous mettrai tous des doigts.» Elle avait déclaré ça dans une interview à 20 Ans.

Il fallait que j'arrête de penser à 20 Ans, aussi, il fallait que j'arrête de penser à Isabelle; il fallait que j'arrête de penser à peu près à tout. Je fixai mon regard sur les pentes vertes, humides, j'essayai de ne plus voir que la brume – la brume m'avait toujours aidé. Les téléskis, dans la brume. Ainsi, entre deux guerres ethniques, ils trouvaient le moyen de faire du ski – il faut bien travailler ses abducteurs, me dis-je, et je jetai les bases d'un sketch mettant en scène deux tortionnaires échangeant leurs astuces de remise en forme dans une salle de musculation de Zagreb. C'était trop, je ne pouvais pas m'en empêcher: j'étais un bouffon, je resterais un bouffon, je crèverais comme un bouffon – avec de la haine, et des soubresauts.


Si j'appelais en moi-même les élohimites les Très Sains, c'est qu'ils étaient, en effet, extrêmement sains. Ils ne souhaitaient pas vieillir; dans ce but ils s'interdisaient de fumer, ils prenaient des anti-radicaux libres et d'autres choses, qu'on trouve en général dans les boutiques de parapharmacie. Les drogues étaient plutôt mal vues. L'alcool était permis, sous forme de vin rouge – à raison de deux verres par jour. Ils étaient un peu régime créton, si l'on veut. Ces instructions n'avaient, insistait le prophète, aucune portée morale. La santé, voilà l'objectif. Tout ce qui était sain, et donc en particulier tout ce qui était sexuel, était permis. On visualisait tout de suite, que ce soit sur le site Internet ou dans les brochures: un kitsch erotique plaisant, un peu fadasse, préraphaélite option gros seins, à la Walter Girotto. L'homosexualité masculine ou féminine était également présente, à doses plus restreintes, dans les illustrations: strictement hétérosexuel lui-même, le prophète n'avait rien d'un homophobe. Le cul, le con, chez le prophète tout était bon. Il m'accueillit lui-même, main tendue, vêtu de blanc, à l'aéroport de Zwork. J'étais leur premier vrai VIP, il avait tenu à faire un effort. Ils n'avaient qu'un tout petit VIP jusqu'à présent, un Français d'ailleurs, un artiste appelé Vincent Greilsamer. Il avait quand même exposé une fois à Beaubourg – il est vrai que même Bernard Branxène a exposé à Beaubourg. Enfin c'était un petit quart de VIP, un VIP Arts Plastiques. Gentil garçon, du reste. Et, j'en fus tout de suite persuadé en le voyant, probablement bon artiste. Il avait un visage aigu, intelligent, un regard étrangement intense, presque mystique; cela dit il s'exprimait normalement, avec intelligence, en pesant ses mots. Je ne savais pas du tout ce qu'il faisait, si c'était de la vidéo, des installations ou quoi, mais on sentait que ce type travaillait vraiment. Nous étions les deux seuls fumeurs déclarés – ce qui, outre notre statut de VIP, nous rapprocha. Nous n'allions quand même pas jusqu'à fumer en présence du prophète; mais de temps en temps au cours des conférences on sortait ensemble s'en griller une, ce fut assez vite tacitement admis. Ah, VIPitude.


J'eus à peine le temps de m'installer, de me préparer un café soluble avant que ne démarre la première conférence. Pour assister aux «enseignements» il convenait de revêtir, par-dessus ses vêtements habituels, une longue tunique blanche. J'eus évidemment une légère sensation de ridicule en enfilant la chose, mais l'intérêt de l'accoutrement ne tarda pas à m'apparaître. Le plan de l'hôtel était très complexe, avec des passages vitrés réunissant les bâtiments, des demi-niveaux, des galeries souterraines, le tout avec des indications rédigées dans une langue bizarre qui évoquait vaguement le gallois, à laquelle de toute façon je ne comprenais rien, si bien qu'il me fallut une demi-heure pour retrouver mon chemin. Durant ce laps de temps je croisai une vingtaine de personnes qui cheminaient comme moi dans les couloirs déserts, et qui portaient comme moi de longues tuniques blanches. En arrivant dans la salle de conférences, j'avais l'impression d'être engagé dans une démarche spirituelle – alors que ce mot n'avait jamais eu le moindre sens pour moi, et n'en avait d'ailleurs toujours aucun. Cela n'avait pas de sens, mais j'y étais. L'habit fait le moine.

L'orateur du jour était un type très grand, très maigre, chauve, d'un sérieux impressionnant – lorsqu'il tentait de placer un effet comique, ça faisait un peu peur. En moi-même je l'appelai Savant, et en effet il était professeur de neurologie dans une université canadienne. À ma grande surprise ce qu'il avait à dire était intéressant, et même passionnant par endroits. L'esprit humain se développait, expliqua-t-il, par création et renforcement chimique progressif de circuits neuronaux de longueur variable – pouvant aller de deux à cinquante neurones, voire plus. Un cerveau humain comportant plusieurs milliards de neurones, le nombre de combinaisons, et donc de circuits possibles, était inouï- il dépassait largement, par exemple, le nombre de molécules de l'univers.

Le nombre de circuits utilisés était très variable d'un individu à l'autre, ce qui suffisait selon lui à expliquer les innombrables gradations entre l'imbécillité et le génie. Mais, chose encore plus remarquable, un circuit neuronal fréquemment emprunté devenait, par suite d'accumulations ioniques, de plus en plus facile à emprunter – il y avait en somme auto-renforcement progressif, et cela valait pour tout, les idées, les addictions, les humeurs. Le phénomène se vérifiait pour les réactions psychologiques individuelles comme pour les relations sociales: conscientiser ses blocages les renforçait; mettre à plat les conflits entre deux personnes les rendait en général insolubles. Savant enchaîna alors sur une attaque impitoyable de la théorie freudienne, qui non seulement ne reposait sur aucune base physiologique consistante mais conduisait à des résultats dramatiques, directement contraires au but recherché. Sur l'écran derrière lui, la succession de schémas qui ponctuait son discours s'interrompit pour laisser la place à un bref et poignant documentaire consacré aux souffrances morales – parfois insoutenables – des vétérans du Vietnam. Ils n'arrivaient pas à oublier, faisaient des cauchemars toutes les nuits, ne pouvaient même plus conduire, traverser une rue sans aide, ils vivaient constamment dans la peur et il paraissait impossible de les réadapter à une vie sociale normale. On s'arrêta alors sur le cas d'un homme voûté, ridé, qui n'avait plus qu'une mince couronne de cheveux roux en désordre et qui semblait vraiment réduit à l'état de loque: il tremblait sans arrêt, ne parvenait plus à sortir de chez lui, il avait besoin d'une assistance médicale permanente; et il souffrait, il souffrait sans discontinuer. Dans l'armoire de sa salle à manger il conservait un petit flacon rempli de terre du Vietnam; chaque fois qu'il ouvrait l'armoire et ressortait le flacon, il fondait en larmes.

«Stop» dit Savant. «Stop.» L'image s'immobilisa sur le gros plan du vieillard en larmes. «Stupidité» continua Savant. «Entière et complète stupidité. La première chose que cet homme devrait faire, c ‘est prendre son flacon de terre du Vietnam et le balancer par la fenêtre. Chaque fois qu'il ouvre l'armoire, qu'il sort son flacon – et il le fait parfois jusqu'à cinquante fois par jour -, il renforce le circuit neuronal, et se condamne à souffrir un peu plus. De la même manière, chaque fois que nous ressassons notre passé, que nous revenons sur un épisode douloureux – et c'est à peu près à cela que se résume la psychanalyse -, nous augmentons les chances de le reproduire. Au lieu d'avancer, nous nous enterrons. Quand nous traversons un chagrin, une déception, quelque chose qui nous empêche de vivre, nous devons commencer par déménager, brûler les photos, éviter d'en parler à quiconque. Les souvenirs refoulés s'effacent; cela peut prendre du temps, mais ils s'effacent bel et bien. Le circuit se désactive.»

«Des questions?» Non, il n'y avait pas de questions. Son exposé, qui avait duré plus de deux heures, avait été remarquablement clair. En entrant dans la salle des déjeuners j'aperçus Patrick qui se dirigeait vers moi, tout sourire, la main tendue. Est-ce que j'avais fait bon voyage, est-ce que j'étais bien installé, etc.? Alors que nous devisions plaisamment une femme m'enlaça par-derrière, frottant son pubis contre mes fesses, posant ses mains à hauteur de mon bas-ventre. Je me retournai: Fadiah avait enlevé sa tunique blanche pour revêtir une sorte de body en vinyle léopard; elle avait l'air en pleine forme. Tout en continuant à frotter son pubis contre moi elle s'enquit, elle aussi, de mes premières impressions. Patrick considérait la scène avec bonhomie. «Oh, elle fait ça avec tout le monde…» me dit-il alors que nous nous dirigions vers une table où se trouvait déjà assis un homme d'une cinquantaine d'années, de forte carrure, aux cheveux drus et gris coupés en brosse. Il se leva pour m'accueillir, me serra la main en m'observant avec attention. Pendant le repas il ne dit pas grand-chose, se contentant de temps à autre d'aj outer un point de détail sur la logistique du stage, mais je sentais qu'il m'étudiait. Il s'appelait Jérôme Prieur, mais en moi-même je le baptisai immédiatement Flic. Il était en fait le bras droit du prophète, le numéro 2 de l'organisation (enfin ils appelaient ça autrement, il y avait tout un tas de titres du genre «archi-évêque du septième rang», mais c'était le sens). On progressait à l'ancienneté et au mérite, comme dans toutes les organisations, me dit-il sans sourire; à l'ancienneté et au mérite. Savant par exemple, bien qu'il ne soit élohimite que depuis cinq ans, était numéro 3. Quant au numéro 4, il fallait absolument qu'il me le présente, insista Patrick, il appréciait beaucoup ce que je faisais, il avait lui-même beaucoup d'humour. «Oh, l'humour…» me retins-je de répondre.


La conférence de l'après-midi était assurée par Odile, une femme d'une cinquantaine d'années qui avait eu le même genre de vie sexuelle que Catherine Millet, et qui d'ailleurs lui ressemblait un peu. Elle avait l'air d'une femme sympa, sans problèmes – toujours comme Catherine Millet – mais son exposé était un peu mou. Je savais qu'il y avait des femmes comme Catherine Millet, qui partageaient le même genre de goûts -j'estimais le pourcentage à environ une sur cent mille, il me paraissait invariant dans l'histoire, et peu appelé à évoluer. Odile s'anima vaguement en évoquant les probabilités de contamination par le virus du sida en fonction de l'orifice concerné – c'était visiblement son dada, elle avait réuni tout un tas de chiffres. Elle était en fait vice-présidente de l'association «Couples contre le sida», qui s'efforçait de mener à ce sujet une information intelligente – c'est-à-dire permettant aux gens de n'utiliser un préservatif que quand c'était absolument indispensable. Je n'avais pour ma part jamais utilisé de préservatif, et ce n'est pas à mon âge, et avec l'évolution des tri-thérapies, que j'allais m'y mettre – à supposer que j'aie de nouveau l'occasion de baiser; au point où j'en étais, même, la perspective de baiser, et de baiser avec plaisir, me paraissait une motivation largement suffisante pour envisager de terminer l'affaire.

L'objectif principal de la conférence était d'énumérer les restrictions et les contraintes que les élohimites faisaient peser sur la sexualité. C'était assez simple: il n'y en avait aucune – entre adultes consentants, comme on dit.

Cette fois, il y eut des questions. La plupart portaient sur la pédophilie, sujet sur lequel les élohimites avaient eu des procès – enfin, qui n'a pas eu de procès sur la pédophilie de nos jours? La position du prophète, qu'Odile pouvait ici rappeler, était extrêmement claire: il existe un moment dans la vie humaine qui s'appelle la puberté, où apparaît le désir sexuel – l'âge, variant selon les individus et les contrées, s'échelonnant entre onze et quatorze ans. Faire l'amour avec quelqu'un qui ne le souhaite pas, ou qui n'est pas en mesure de formuler un consentement éclairé, ergo un prépubère, est mal; quant à ce qui pouvait se passer après la puberté, cela se situait évidemment en dehors de tout jugement moral, et il n'y avait à peu près rien d'autre à en dire. La fin d'après-midi s'enlisait dans le bon sens, et je commençais à avoir besoin d'un apéritif; ils étaient quand même un peu chiants, pour ç a. Heureusement j'avais des réserves dans ma valise, et en tant que VIP on m'avait alloué une single, bien sûr. Sombrant après le repas dans une ivresse légère, seul dans mon lit king size aux draps immaculés, je fis une sorte de bilan de cette première journée. Beaucoup d'adhérents, c'était une surprise, avaient oublié d'être cons; et beaucoup de femmes, chose encore plus surprenante, avaient oublié d'être moches. Il est vrai, aussi, qu'elles ne reculaient devant aucun moyen pour se mettre en valeur. Les enseignements du prophète à ce sujet étaient constants: si l'homme devait faire un effort pour réprimer sa part de masculinité (le machisme n'avait que trop ensanglanté le monde, s'exclamait-il avec émotion dans les différentes interviews que j'avais visionnées sur son site Internet), la femme pouvait au contraire faire exploser sa féminité, et l'exhibitionnisme qui lui est consubstantiel, à travers toutes les tenues scintillantes, transparentes ou moulantes que l'imagination des couturiers et créateurs divers avait mises à sa disposition: rien ne pouvait être plus agréable et excellent, aux yeux des Élohim.

C'est ce qu'elles faisaient, donc, et au repas du soir il y avait déjà une certaine tension erotique, légère mais constante. Je sentais que ça n'allait pas cesser de s'aggraver, tout au long de la semaine; je sentais aussi que je n'allais pas réellement en souffrir, et que je me contenterais de me biturer paisiblement en regardant les bancs de brume dériver dans le clair de lune. La fraîcheur des pâturages, les vaches Milka, la neige sur les sommets: un bien bel endroit pour oublier, ou pour mourir.


Le lendemain matin, le prophète lui-même fit son apparition pour la première conférence: tout de blanc vêtu il bondit sur scène, sous la lumière des projecteurs, au milieu d'applaudissements énormes, d'entrée de jeu c'était la standing ovation. Vu de loin, je me suis dit qu'il ressemblait un peu à un singe – sans doute le rapport entre la longueur des membres antérieurs et postérieurs, ou la posture générale, je ne sais pas, ce fut très fugitif. Il n'avait pas l'air, cela dit, d'un mauvais singe: singe crâne aplati, jouisseur, sans plus.

Il ressemblait aussi, indiscutablement, à un Français: le regard ironique, pétillant de malice et de goguenardise, on l'aurait parfaitement imaginé dans un Feydeau.

Il ne faisait pas du tout ses soixante-cinq ans.


«Quel sera le nombre des élus? attaqua d'entrée de jeu le prophète. Sera-t-il de 1 729, plus petit nombre décomposable de deux manières différentes en somme de deux cubes? Sera-t-il de 9 240, qui possède 64 diviseurs? Sera-t-il de 40 755, simultanément triangulaire, pentagonal et hexagonal? Sera-t-il de 144 000, comme le veulent nos amis les Témoins de Jéhovah – une vraie secte dangereuse, elle, soit dit en passant?»

En tant que professionnel, je dois le reconnaître: sur scène, il était très bon. J'étais pourtant mal réveillé, le café de l'hôtel était infect; mais il m'avait capté.

«Sera-t-il de 698 896, carré palindrome? poursuivit-il. Sera-t-il de 12 960 000, second nombre géométrique de Platon? Sera-t-il de 33 550 336, le cinquième nombre parfait, figurant sous la plume d'un anonyme dans un manuscrit médiéval?»

Il s'immobilisa exactement au centre des rayons des projecteurs, marqua une longue pause avant de reprendre: «Sera élu quiconque l'aura souhaité dans son cœur -pause plus légère – et se sera comporté en conséquence.»

Il enchaîna ensuite, assez logiquement, sur les conditions de l'élection, avant de passer à l'édification de l'ambassade – le sujet, visiblement, lui tenait à cœur. La conférence dura un peu plus de deux heures, et franchement c'était bien mis en place, du bon boulot, je ne fus pas le dernier à applaudir. J'étais assis à côté de Patrick, qui me souffla à l'oreille: «Il est vraiment très en forme, cette année…»


Alors que nous quittions la salle de conférences pour aller déjeuner, nous fûmes interceptés par Flic. «Tu es invité à la table du prophète…» me dit-il avec gravité. «Toi aussi, Patrick…» ajouta-t-il; celui-ci rougit de plaisir, cependant que je faisais un peu d'hyperventilation pour me détendre. Flic avait beau faire, même lorsqu'il vous annonçait une bonne nouvelle, il s'y prenait de telle sorte qu'il vous foutait les jetons.

Un pavillon entier de l'hôtel était réservé au prophète; il y jouissait de sa propre salle à manger. En patientant devant l'entrée où une jeune fille échangeait des messages dans son talkie-walkie, nous fûmes rej oints par Vincent, le VIP Arts Plastiques, conduit par un subordonné de Flic.

Le prophète peignait, et l'ensemble du pavillon était décoré de ses oeuvres, qu'il avait fait venir de Californie pour la durée du stage. Elles représentaient uniquement des femmes nues, ou vêtues de tenues suggestives, au milieu de paysages variés allant du Tyrol aux Bahamas; je compris alors d'où venaient les illustrations des brochures et du site Internet. En traversant le couloir je remarquai que Vincent détournait son regard des toiles, et avait du mal à réprimer un rictus de dégoût. Je m'approchai à mon tour avant de reculer, écœuré: le mot de «kitsch», pour qualifier ces productions, aurait été bien faible; de près, je crois que je n'avais jamais rien vu d'aussi laid.

Le clou de l'exposition était situé dans la salle à manger, une pièce immense éclairée de baies vitrées donnant sur les montagnes: derrière la place du prophète, un tableau de huit mètres sur quatre le représentait entouré de douze jeunes femmes vêtues de tuniques translucides qui tendaient les bras vers lui, certaines avec une expression d'adoration, d'autres avec des mimiques nettement plus suggestives. Il y avait des Blanches, des Noires, une Asiatique et deux Indiennes; au moins, le prophète n'était pas raciste. Il était par contre visiblement obsédé par les gros seins, et aimait les toisons pubiennes passablement fournies; en somme, cet homme avait des goûts simples.

En attendant le prophète Patrick me présenta Gérard, l'humoriste, et numéro 4 de l'organisation. Il devait ce privilège au fait d'être l'un des premiers compagnons du prophète. Il était déjà à ses côtés lors de la création de la secte, trente-sept ans auparavant, et lui était resté fidèle malgré ses volte-face parfois surprenantes. Parmi les quatre «compagnons de la première heure» l'un était décédé, l'autre adventiste, et le troisième était parti quelques années auparavant lorsque le prophète avait appelé à voter pour Jean-Marie Le Pen contre Jacques Chirac au second tour de l'élection présidentielle, dans le but d'«accélérer la décomposition de la pseudo-démocratie française» – un peu comme les maoïstes, dans leurs heures de gloire, avaient appelé à voter Giscard contre Mitterrand afin d'aggraver les contradictions du capitalisme. Il ne demeurait donc que Gérard, et cette ancienneté lui valait certains privilèges, comme celui de déjeuner tous les jours à la table du prophète – ce qui n'était pas le cas de Savant, ni même de Flic – ou d'ironiser parfois sur ses caractéristiques physiques – de parler par exemple de son «gros cul», ou de ses «yeux en trou de pine». Il apparut dans la conversation que Gérard me connaissait bien, qu' il avait vu tous mes spectacles, qu'il me suivait en fait depuis le début de ma carrière. Vivant en Californie, parfaitement indifférent d'ailleurs à toute production d'ordre culturel (les seuls acteurs qu'il connaissait de nom étaient Tom Cruise et Bruce Willis), le prophète n'avait jamais entendu parler de moi; c'était à Gérard, et à Gérard uniquement, que je devais mon statut de VIP. C'était lui, également, qui s'occupait de la presse, et des relations avec les médias.


Enfin le prophète apparut, tout sautillant, douché de frais, vêtu d'un jean et d'un tee-shirt «Lick my balls», une besace à l'épaule. Tous se levèrent; je les imitai. Il vint vers moi, main tendue, tout sourire: «Alors? Tu m'as trouvé comment?» Je restai quelques secondes interloqué avant de me rendre compte que sa question ne dissimulait aucun piège: il me parlait exactement comme à un confrère. «Euh… bien. Franchement, très bien… répondis-je. J'ai beaucoup apprécié l'entrée en matière sur le nombre des élus, avec tous les chiffres.-Ah, ha ha ha!…», il sortit un livre de sa besace, Mathématiques amusantes, de Jostein Gaardner: «C'est là, tout est là!» Il s'assit en se frottant les mains, attaqua aussitôt ses carottes râpées; nous l'imitâmes.

Probablement en mon honneur, la conversation roula ensuite sur les comiques. Humoriste en savait beaucoup sur la question, mais le prophète avait lui aussi quelques notions, il avait même connu Coluche à ses débuts. «Nous avons été à l'affiche du même spectacle, un soir, à Clermont-Ferrand…» me dit-il avec nostalgie. En effet, à l'époque où les maisons de disques, traumatisées par l'arrivée du rock en France, enregistraient un peu n'importe quoi, le prophète (qui n'était pas encore prophète) avait commis un 45 tours sous le nom de scène de Travis Davis; il avait tourné un peu dans la région Centre, et les choses en étaient restées là. Plus tard, il avait tenté de percer dans la course automobile – sans grand succès, là non plus. En somme, il s'était un peu cherché; la rencontre avec les Elohim arrivait à point nommé: sans elle, on aurait peut-être eu affaire à un deuxième Bernard Tapie. Aujourd'hui il ne chantait plus guère, mais il avait gardé un vrai goût pour les voitures rapides, ce qui avait permis aux médias d'affirmer qu'il entretenait, dans sa propriété de Beverly Hills, une véritable écurie de course aux frais de ses adeptes. C'était entièrement faux, m'affirma-t-il. D'abord il ne vivait pas à Beverly Hills, mais à Santa Monica; ensuite il ne possédait qu'une Ferrari Modena Stradale (version légèrement surmotorisée de la Modena ordinaire, et allégée par l'emploi de carbone, de titane et d'aluminium) et une Porsche 911 GT2; en somme, plutôt moins qu'un acteur hollywoodien moyen. Il est vrai qu'il envisageait de remplacer sa Stradale par une Enzo, et sa 911 GT2 par une Carrera GT; mais il n'était pas certain d'en avoir les moyens.

J'étais assez tenté de le croire: il me donnait l'impression d'un homme à femmes beaucoup plus que d'un homme d'argent, et les deux ne sont compatibles que jusqu'à un certain point – à partir d'un certain âge, deux passions, c'est trop; heureux, déjà, ceux qui parviennent à en conserver une; j'avais vingt ans de moins que lui, et à l'évidence j'étais déjà proche de zéro. Pour alimenter j'évoquai ma Bentley Continental GT, que je venais de troquer pour une Mercedes 600 SL – ce qui, j'en étais conscient, pouvait apparaître comme un embourgeoisement. S'il n'y avait pas de voitures, on se demande vraiment de quoi les hommes pourraient parler.


Pas un mot ne fut prononcé, au cours de ce déjeuner, au sujet des Élohim, et au fil de la semaine je commençai à me poser la question: y croyaient-ils vraiment? Il n'y a rien de plus difficile à détecter qu'une schizophrénie cognitive légère, et pour la plupart des adeptes je fus incapable de me prononcer. Patrick, manifestement, y croyait, ce qui était d'ailleurs un peu inquiétant: voilà un homme qui occupait un poste important dans sa banque luxembourgeoise, par lequel transitaient des sommes dépassant parfois le milliard d'euros, et qui croyait à des fictions directement contraires aux thèses darwiniennes les plus élémentaires.

Un cas qui m'intriguait encore plus était celui de Savant, et je finis par lui poser directement la question – avec un homme d'une telle intelligence, je me sentais incapable de finasser. Sa réponse, comme je m'y attendais, fut d'une clarté parfaite. Un, il était tout à fait possible, et même probable, que des espèces vivantes, dont certaines suffisamment intelligentes pour créer ou manipuler la vie, soient apparues quelque part dans l'Univers. Deux, l'homme était bel et bien apparu par voie évolutive, et sa création par les Élohim ne devait donc être prise que comme une métaphore – il me mit cependant en garde contre une croyance trop aveugle dans la vulgate darwinienne, de plus en plus abandonnée par les chercheurs sérieux; l'évolution des espèces devait en réalité bien moins à la sélection naturelle qu'à la dérive génétique, c'est-à-dire au hasard pur, et à l'apparition d'isolats géographiques ou de biotopes séparés. Trois, il était tout à fait possible que le prophète ait rencontré, non un extraterrestre, mais un homme du futur; certaines interprétations de la mécanique quantique n'excluaient nullement la possibilité de remontée d'informations, voire d'entités matérielles, dans le sens inverse de la flèche du temps – il me promit de me fournir une documentation sur le sujet, ce qu'il fit peu après la fin du stage.

Enhardi, je l'entrepris alors sur un sujet qui, depuis le début, me préoccupait: la promesse d'immortalité faite aux élohimites. Je savais que, sur chaque adepte, quelques cellules de peau étaient prélevées, et que la technologie moderne permettait une conservation illimitée; je n'avais aucun doute sur le fait que les difficultés mineures empêchant actuellement le clonage humain seraient tôt ou tard levées; mais la personnalité? Comment le nouveau clone aurait-il, si peu que ce soit, le souvenir du passé de son ancêtre? Et en quoi, si la mémoire n'était pas conservée, aurait-il le sentiment d'être le même être, réincarné?

Pour la première fois je sentis dans son regard autre chose que la froide compétence d'un esprit habitué aux notions claires, pour la première fois j'eus l'impression d'une excitation, d'un enthousiasme. C'était son sujet, celui auquel il avait consacré sa vie. Il m'invita à l'accompagner au bar, commanda pour lui un chocolat bien crémeux, je pris un whisky – il ne parut même pas s'apercevoir de cette entorse aux règles de la secte. Des vaches s'approchèrent derrière la baie vitrée et s'immobilisèrent comme pour nous observer.

«Des résultats intéressants ont été obtenus chez certains némathelminthes, commença-t-il, par simple centrifugation des neurones impliqués et injection de l'isolât protéique dans le cerveau du nouveau sujet: on obtient une reconduction des réactions d'évitement, en particulier celles liées aux chocs électriques, et même du trajet dans certains labyrinthes simples.»

J'eus l'impression, à ce moment, que les vaches hochaient la tête; mais il ne remarquait pas, non plus, les vaches.

«Ces résultats, évidemment, ne sont pas transposables aux vertébrés, et encore moins aux primates évolués tel que l'homme. Je suppose que vous vous rappelez ce que j'ai dit le premier jour du stage concernant les circuits de neurones… Eh bien la reproduction d'un tel dispositif est envisageable, non pas dans les ordinateurs tels que nous les connaissons, mais dans un certain type de machine de Turing, qu'on pourrait appeler les automates à câblage flou, sur lesquels je travaille en ce moment. Contrairement aux calculateurs classiques, les automates à câblage flou sont capables d'établir des connexions variables, évolutives, entre unités de calcul adjacentes; ils sont donc capables de mémorisation et d'apprentissage. Il n'y a pas de limite a priori au nombre d'unités de calcul pouvant être mises en relation, et donc à la complexité des circuits envisageables. La difficulté à ce stade, et elle est considérable, consiste à établir une relation bijective entre les neurones d'un cerveau humain, pris dans les quelques minutes suivant son décès, et la mémoire d'un automate non programmé. La durée de vie de ce dernier étant à peu près illimitée, l'étape suivante consiste à réinjecter l'information dans le sens inverse, vers le cerveau du nouveau clone; c'est la phase du down-loading, qui, j'en suis persuadé, ne présentera aucune difficulté particulière une fois que l'uploading aura été mis au point.»

La nuit tombait; les vaches se détournèrent peu à peu, regagnant leurs pâturages, et je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elles se désolidarisaient de son optimisme. Avant de nous quitter, il me remit sa carte: professeur Slotan Miskiewicz, de l'université de Toronto. Cela avait été un plaisir de converser avec moi, me dit-il, un vrai plaisir; si je souhaitais des informations complémentaires, que je n'hésite surtout pas à lui envoyer un mail. Ses recherches avançaient bien en ce moment, il avait bon espoir de réaliser des progrès significatifs dans l'année à venir, répéta-t-il avec une conviction qui me parut un peu forcée.


Ce fut une véritable délégation qui m'accompagna le jour de mon départ à l'aéroport de Zwork: en plus du prophète il y avait Flic, Savant, Humoriste et d'autres adhérents moins considérables parmi lesquels Patrick, Fadiah et Vincent, le VIP Arts Plastiques, avec lequel j'avais décidément sympathisé – nous échangeâmes nos coordonnées, et il m'invita à venir le voir quand je passerais à Paris. Naturellement j'étais invité au stage d'hiver, qui se déroulerait en mars à Lanzarote et qui aurait, m'avertit le prophète, une ampleur extraordinaire: cette fois les adhérents du monde entier seraient conviés.

Je ne m'étais décidément fait que des amis durant cette semaine, songeai-je en passant sous le portique de détection d'objets métalliques. Aucune nana, par contre; il est vrai que je n'avais pas exactement la tête à ça. Je n'avais pas non plus, cela va de soi, l'intention d'adhérer à leur mouvement; ce qui m'avait attiré au fond c'était surtout la curiosité, cette vieille curiosité qui était la mienne depuis mes années d'enfance et qui, apparemment, survivait au désir.

L'appareil était un bimoteur à hélices, et donnait l'impression de pouvoir exploser à chaque instant du vol. En survolant les pâturages je pris conscience qu'au cours de ce stage, sans même parler de moi, les gens n'avaient pas baisé tant que ça – pour autant que je puisse le savoir, et je crois que je pouvais le savoir, j'étais rodé à ce type d'observation. Les couples restaient en couple – je n'avais eu vent ni d'une partouze, ni même d'un banal trio; et ceux qui venaient seuls (la grande majorité) restaient seuls. En théorie c'était extrêmement open, toutes les formes de sexualité étaient permises, voire encouragées par le prophète; en pratique les femmes portaient des tenues erotiques, il y avait pas mal de frottements, mais les choses en restaient là. Voilà qui est curieux, et serait intéressant à approfondir, me dis-je avant de m'endormir sur mon plateau-repas.

Après trois changements et un parcours dans l'ensemble extrêmement pénible, j'atterris à l'aéroport d'Almeria. Il faisait à peu près 45°C, soit trente degrés de plus qu'à Zwork. C'était bien, mais encore insuffisant pour enrayer la montée de l'angoisse. Traversant les couloirs dallés de ma résidence, j'éteignis un à un les climatiseurs que la gardienne avait allumés la veille pour mon retour – c'était une Roumaine, vieille et laide, ses dents en particulier étaient très avariées, mais elle parlait un excellent français; je lui faisais, comme on dit, toute confiance, même si j'avais cessé de lui donner le ménage à faire, parce que je ne supportais plus qu'un être humain voie mes objets personnels. C'était assez cocasse, me disais-je parfois en passant la serpillière, de faire le ménage moi-même, avec mes quarante millions d'euros; mais c'était ainsi, je n'y pouvais rien, l'idée qu'un être humain, si insignifiant soit – il, puisse contempler le détail de mon existence, et son vide, m'était devenue insupportable. En passant devant le miroir du grand salon (un miroir immense, qui recouvrait tout un pan de mur; nous aurions pu, avec une femme aimée, nous y ébattre en contemplant nos reflets, etc.), j'eus un choc en apercevant mon image: j'avais tellement maigri que j'en paraissais presque translucide. Un fantôme, voilà ce que j'étais en train de devenir, un fantôme des pays solaires. Savant avait raison: il fallait déménager, brûler les photos, tout le reste.


Financièrement, déménager aurait été une opération intéressante: le prix des terrains avait presque triplé depuis mon arrivée. Restait à trouver un acquéreur; mais des riches, il y en avait, et Marbella commençait à être un peu saturée – les riches aiment la compagnie des riches, c'est certain, disons qu'elle les apaise, il leur est doux de rencontrer des êtres soumis aux mêmes tourments, et qui semblent pouvoir entretenir avec eux une relation non totalement intéressée; il leur est doux de se persuader que l'espèce humaine n'est pas uniquement constituée de prédateurs et de parasites; à partir d'une certaine densité, quand même, il y a saturation. Pour l'instant, la densité de riches dans la province d'Almeria était plutôt trop faible; il fallait trouver un riche un peu jeune, un peu pionnier, un intellectuel, avec des sympathies écologistes peut-être, un riche qui pourrait prendre plaisir à observer les cailloux, quelqu'un qui avait fait fortune dans l'informatique par exemple. Dans le pire des cas Marbella n'était qu'à cent cinquante kilomètres, et le projet d'autoroute était déjà bien avancé. Personne en tout cas ne me regretterait par ici. Mais aller où? Et pour faire quoi? La vérité est que j'avais honte – honte d'avouer à l'agent immobilier que mon couple s'était désuni, que je n'avais pas de maîtresses non plus, qui auraient pu mettre un peu de vie dans cette immense maison, honte enfin d'avouer que j'étais seul.

Brûler les photos, par contre, c'était faisable; je consacrai toute une journée à les réunir, il y avait des milliers de clichés, j'avais toujours été un maniaque de la photo souvenir; je ne fis qu'un tri sommaire, il se peut que des maîtresses annexes aient disparu par la même occasion. Au coucher du soleil je brouettai le tout jusqu'à une aire sablonneuse sur le côté de la terrasse, je versai un jerrican d'essence et je craquai une allumette. C'était un feu splendide, de plusieurs mètres de haut, on devait l'apercevoir à des kilomètres, peut-être même depuis la côte algérienne. Le plaisir fut vif, mais extrêmement fugace: vers quatre heures du matin je me réveillai à nouveau, avec l'impression que des milliers de vers couraient sous ma peau, et l'envie presque irrésistible de me déchirer jusqu'au sang. Je téléphonai à Isabelle, qui décrocha à la deuxième sonnerie – elle ne dormait donc pas, elle non plus. Nous convînmes que je passerais prendre Fox dans les jours suivants et qu'il resterait avec moi jusqu'à la fin du mois de septembre.


Comme pour toutes les Mercedes à partir d'une certaine puissance, à l'exception de la SLR Mac Laren, la vitesse de la 600 SL est limitée électroniquement à 250 km/h. Je ne crois pas être tellement descendu en dessous de cette vitesse entre Murcie et Albacete. Il y avait quelques longues courbes, très ouvertes; j'avais une sensation de puissance abstraite, celle sans doute de l'homme que la mort indiffère. Une trajectoire reste parfaite, même lorsqu'elle se conclut par la mort: il peut y avoir un camion, une voiture retournée, un impondérable; cela n'enlève rien à la beauté de la trajectoire. Un peu après Tarancon je ralentis légèrement pour aborder la R3, puis la M45, sans réellement descendre en dessous de 180 km/h. Je repassai à la vitesse maximum sur la R2, absolument déserte, qui contournait Madrid à une distance d'une trentaine de kilomètres. Je traversai la Castille par la N1 et je me maintins à 220 km/h jusqu'à Vitoria-Gasteiz, avant d'aborder les routes plus sinueuses du pays Basque. J'arrivai à Biarritz à onze heures du soir, pris une chambre au Sofitel Miramar. J'avais rendez-vous avec Isabelle le lendemain à dix heures au «Surfeur d'Argent». À ma grande surprise elle avait maigri, j'eus même l'impression qu'elle avait reperdu tous ses kilos. Son visage était mince, un peu ridé, ravagé par le chagrin aussi, mais elle était redevenue élégante, et belle.

«Comment tu as fait pour t'arrêter de boire? lui demandai-je.

– Morphine.

– Tu n'as pas de problèmes d'approvisionnement?

– Non non, au contraire c'est très facile ici; dans tous les salons de the, il y a une filière.»

Ainsi, les rombières de Biarritz se shootaient dorénavant à la morphine; c'était un scoop.

«Une question de génération… me dit-elle. Maintenant, c'est des rombières BCBG rock and roll; forcément, elles ont d'autres besoins. Cela dit, ajouta-t-elle, ne te fais pas d'illusions: mon visage est redevenu à peu près normal mais le corps s'est complètement affaissé, je n'ose même pas te montrer ce qu'il y a en dessous du jogging – elle désigna son survêtement marine à bandes blanches, choisi trois tailles au-dessus. Je ne fais plus de danse, plus de sport, plus rien; je ne vais même plus nager. Je me fais une piqûre le matin, une piqûre le soir, entre les deux je regarde la mer, et c'est tout. Tu ne me manques même pas, enfin pas souvent. Rien ne me manque. Fox joue beaucoup, il est très heureux ici…» Je hochai la tête, finis mon chocolat, partis régler ma note d'hôtel. Une heure plus tard, j'étais à la hauteur de Bilbao.


Un mois de vacances avec mon chien: lancer la balle dans les escaliers, courir ensemble sur la plage. Vivre.


Le 30 septembre à dix-sept heures, Isabelle se gara devant l'entrée de la résidence. Elle avait choisi une Mitsubishi Space Star, véhicule classé par L'Auto-Journal dans la catégorie des «ludospaces». Sur les conseils de sa mère, elle avait opté pour la finition Box Office. Elle resta à peu près quarante minutes avant de reprendre la route pour Biarritz. «Eh oui, je suis en train de devenir une petite vieille… dit-elle en installant Fox à l'arrière. Une gentille petite vieille dans sa Mitsubishi Box Office.»

DANIEL24,10

Depuis quelques semaines déjà, Vincent27 cherche à établir le contact. Je n'avais eu que des relations épisodiques avec Vincent26; il ne m'avait pas informé de la proximité de son décès, ni de son passage au stade intermédiaire. Entre néo-humains, les phases d'intermédiation sont souvent brèves. Chacun peut à son gré changer d'adresse numérique, et se rendre indétectable; j'ai pour ma part développé si peu de contacts que je ne l'ai jamais estimé nécessaire. Il m'arrive de rester des semaines entières sans me connecter, ce qui exaspère Marie22, mon interlocutrice la plus assidue. Ainsi que l'admettait déjà Smith, la séparation sujet-objet est déclenchée, au cours des processus cognitifs, par un faisceau convergent d'échecs. Nagel note qu'il en est de même pour la séparation entre sujets (à ceci près que l'échec n'est pas cette fois d'ordre empirique, mais affectif). C'est dans l'échec, et par l'échec, que se constitue le sujet, et le passage des humains aux néo-humains, avec la disparition de tout contact physique qui en fut corrélative, n'a en rien modifié cette donnée ontologique de base. Pas plus que les humains nous ne sommes délivrés du statut d'individu, et de la sourde déréliction qui l'accompagne; mais contrairement à eux nous savons que ce statut n'est que la conséquence d'un échec perceptif, l'autre nom du néant, l'absence de la Parole. Pénétrés par la mort et formatés par elle, nous n'avons plus la force d'entrer dans la Présence. La solitude a pu pour certains êtres humains avoir le sens joyeux d'une évasion du groupe; mais il s'agissait alors chez ces solitaires de quitter son appartenance originelle afin de découvrir d'autres lois, un autre groupe. Aujourd'hui que tout groupe est éteint, toute tribu dispersée, nous nous connaissons isolés mais semblables, et nous avons perdu l'envie de nous unir.


Pendant trois jours consécutifs, Marie22 ne m'adressa aucun message; c'était inhabituel. Après avoir tergiversé, je lui transmis une séquence codante qui conduisait à la caméra de vidéosurveillance de l'unité Proyecciones XXI, 13; elle répondit dans la minute, par le message suivant:

Sous le soleil de l'oiseau mort

Étale infiniment, la plaine;

Il n'y a pas de mort sereine:

Montre-moi un peu de ton corps.

4262164, 51026, 21113247, 6323235. À l'adresse indiquée il n'y avait rien, pas même de message d'échec; un écran entièrement blanc. Ainsi, elle souhaitait passer en mode non codant. J'hésitai pendant que très lentement, sur l'écran blanc, le message suivant venait se former: «Comme tu l'as probablement deviné, je suis une intermédiaire.» Les lettres s'effacèrent, un nouveau message apparut: «Je vais mourir demain.»

Avec un soupir je branchai le dispositif vidéo, zoomai sur mon corps dénudé. «Plus bas, s'il te plaît» écrivit-elle. Je lui proposai de passer en mode vocal. Après une minute, elle me répondit: «Je suis une vieille intermédiaire, toute proche de la fin; je ne sais pas si ma voix sera bien agréable. Enfin, si tu préfères, oui…» Je compris alors qu'elle ne souhaiterait me montrer aucune partie de son anatomie; la dégradation, au stade intermédiaire, est souvent très brusque.

Effectivement, sa voix était presque entièrement synthétique; il subsistait cependant des intonations néo-humaines, dans les voyelles surtout, d'étranges glissements vers la douceur. J'effectuai un lent panoramique jusqu'à mon ventre. «Plus bas encore…» dit-elle d'une voix presque inaudible. «Montre-moi ton sexe; s'il te plaît.» J'obéis; je masturbai mon membre viril, suivant les règles enseignées par la Sœur suprême; certaines intermédiaires éprouvent sur la fin de leurs jours une nostalgie du membre viril, et aiment à le contempler durant leurs dernières minutes de vie effective; Marie22 en faisait apparemment partie – cela ne me surprenait pas réellement, compte tenu des échanges que nous avions eus par le passé.


L'espace de trois minutes, il ne se passa rien; puis je reçus un dernier message – elle était repassée en mode non vocal: «Merci, Daniel. Je vais maintenant me déconnecter, mettre en ordre les dernières pages de mon commentaire, et me préparer à la fin. Dans quelques jours, Marie23 s'installera entre ces murs. Elle recevra de moi ton adresse IP, et une invitation à garder le contact. Des choses sont advenues, par l'intermédiaire de nos incarnations partielles, dans la période consécutive à la Seconde Diminution; d'autres choses surviendront, par l'intermédiaire de nos incarnations futures. Notre séparation n'a pas le caractère d'un adieu; je pressens cela.»

DANIEL1,11

«On est comme tous les artistes, on croît à notre produit.»

groupe Début de soirée


Dans les premiers jours d'octobre, sous l'effet d'un accès de tristesse résignée, je me remis au travail-puisque, décidément, je n'étais bon qu'à cela. Enfin, le mot travail est peut-être un peu fort pour qualifier mon projet – un disque de rap intitulé «NIQUE LES BÉDOUINS», avec, en sous-titre, «Tribute to Ariel Sharon». Joli succès critique (je fis une nouvelle fois la couverture de Radikal Hip-Hop, sans ma voiture cette fois), mais ventes moyennes. Une fois de plus, dans la presse, je me retrouvais dans la position d'un paladin paradoxal du monde libre; mais le scandale fut quand même moins vif qu'à l'époque d'«ON PRÉFÈRE LES PARTOUZEUSES PALESTINIENNES» – cette fois, me dis-je avec une vague nostalgie, les islamistes radicaux étaient vraiment dans le coltar.

L'insuccès relatif en termes de ventes fut sans doute imputable à la médiocrité de la musique; c'était à peine du rap, je m'étais contenté de sampler mes sketches sur de la drum and bass, avec quelques vocaux ça et là – Jamel Debbouze participait à l'un des chorus. J'avais quand même écrit un titre original, «Défonçons l'anus des nègres», dont j'étais assez satisfait: nègre rimait tantôt avec pègre, tantôt avec intègre; anus avec lapsus, ou bien cunnilingus; de bien jolis lyrics, lisibles à plein de niveaux – le journaliste de Radikal Hip-Hop, qui rappait lui-même dans le privé, sans oser en parler à sa rédaction, était visiblement impressionné, dans son article il me compara même à Maurice Scève. Enfin potentiellement je tenais un hit, et en plus j'avais un bon buzz; dommage, décidément, que la musique n'ait pas suivi. On m'avait dit le plus grand bien d'une sorte de producteur indépendant, Bertrand Batasuna, qui bidouillait des disques cultes, parce qu'introuvables, dans un label obscur; je fus amèrement déçu. Non seulement ce type était d'une stérilité créatrice totale – il se contentait, pendant les sessions, de ronfler sur la moquette en pétant tous les quarts d'heure -, mais il était, dans le privé, très désagréable, un vrai nazi -j'appris par la suite qu'il avait effectivement fait partie des FANE. Dieu merci, il n'était pas très bien payé; mais si c'était tout ce que Virgin pouvait me sortir comme «nouveaux talents français», ils méritaient décidément de se faire bouffer par BMG. «Si on avait pris Goldman ou Obispo, comme tout le monde, on n'en serait pas là…» finis – je par dire au directeur artistique de Virgin, qui soupira longuement; au fond il était d'accord, son précédent projet avec Batasuna, une polyphonie de brebis pyrénéennes samplées sur de la techno hardcore, s'était d'ailleurs soldé par un échec commercial cuisant. Seulement voilà il avait son enveloppe budgétaire, il ne pouvait pas prendre la responsabilité d'un dépassement, il fallait en référer au siège du groupe dans le New Jersey, bref j'ai laissé tomber. On n'est pas secondé.

Mon séjour à Paris pendant la période de l'enregistrement fut cela dit presque agréable. J'étais logé au Lutetia, ce qui me rappelait Francis Blanche, la Kommandantur, enfin mes belles années, celles où j'étais ardent, haineux, plein d'avenir. Tous les soirs, pour m'endormir, je relisais Agatha Christie, surtout les œuvres du début, j'étais trop bouleversé par ses derniers livres. Sans même parler d'Endless Night, qui me plongeait dans des transes de tristesse, je n'avais jamais pu m'empêcher de pleurer, à la fin de Curtain: Poirot's Last Case, en lisant les dernières phrases de la lettre d'adieux de Poirot à Hastings:


«Mais, maintenant, je suis très humble et, comme un petit enfant, je dis: "Je ne sais pas…"

«Au revoir, mon très cher. J'ai écarté les ampoules d'amylnitrine qui étaient à mon chevet. Je préfère m'abandonner aux mains du Bon Dieu. Que sa punition, ou sa grâce, vienne vite!

«Nous ne chasserons plus jamais ensemble, mon bon ami. Notre première chasse, c'est ici, à Styles, qu'elle avait eu lieu. Et c'est encore à Styles qu'aura été menée notre dernière chasse.

«Ce furent d'heureux jours que nous avons ainsi coulés.

«Oui, ce furent de bien heureux jours…»


À part le Kyrie Eleison de la Messe en si, et peut-être l'adagio de Barber, je ne voyais pas grand-chose qui puisse me mettre dans un tel état. L'infirmité, la maladie, l'oubli, c'était bien: c'était réel. Nul avant Agatha Christie n'avait su peindre de manière aussi déchirante la tristesse de la décrépitude physique, de la perte progressive de tout ce qui donne sens et joie à la vie; et nul, depuis lors, n'était parvenu à l'égaler. Sur le moment, pendant quelques jours, j'eus presque envie de reprendre une vraie carrière; de faire des choses sérieuses. C'est dans cet état d'esprit que je téléphonai à Vincent Greilsamer, l'artiste élohimite; il parut content de m'entendre, et nous convînmes de prendre un verre le soir même.

J'arrivai avec dix minutes de retard dans la brasserie de la porte de Versailles où nous nous étions donné rendez-vous. Il se leva, me fit un signe de la main. Les associations anti-sectes invitent à se défier de l'impression favorable ressentie à l'issue d'un premier contact ou d'un stage d'initiation, pendant lesquels ont fort bien pu être passés sous silence les aspects malfaisants de la doctrine. De fait, jusqu'à présent, je ne voyais pas où pouvait se situer le piège; ce type, par exemple, avait l'air normal. Un peu introverti, certes, sans doute assez isolé, mais pas plus que moi. Il s'exprimait directement, avec simplicité.


«Je ne connais pas grand-chose à l'art contemporain, m'excusai-je. J'ai entendu parler de Marcel Duchamp, c'est tout.

– C‘st certainement lui qui a eu la plus grande influence sur l'art du vingtième siècle, oui. On pense plus rarement à Yves Klein; pourtant, tous les gens qui font des performances, des happenings, qui travaillent sur leur propre corps, se réfèrent plus ou moins consciemment à lui.»

Il se tut. Voyant que je ne répondais rien et que je n'avais même pas l'air de voir de quoi il voulait parler, il reprit:

«Schématiquement, tu as trois grandes tendances. La première, la plus importante, celle qui draine 80% des subventions et dont les pièces se vendent le plus cher, c'est le gore en général: amputations, cannibalisme, énucléations, etc. Tout le travail en collaboration avec les sériai killers, par exemple. La deuxième, c'est celle qui utilise l'humour: tu as l'ironie directe sur le marché de l'art, à la Ben; ou bien des choses plus fines, à la Broodthaers, où il s'agit de provoquer le malaise et la honte chez le spectateur, l'artiste ou les deux en présentant un spectacle piteux, médiocre, dont on puisse constamment douter qu'il ait la moindre valeur artistique; tu as aussi tout un travail sur le kitsch, dont on se rapproche, qu'on frôle, qu'on peut parfois brièvement atteindre à condition de signaler par une métanarration qu'on n'en est pas dupe. Enfin tu as une troisième tendance, c'est le virtuel: c'est souvent des jeunes, très influencés par les mangas et l'heroic fantasy; beaucoup commencent comme ça, puis se replient sur la première tendance une fois qu'ils se sont rendu compte qu'on ne peut pas gagner sa vie sur Internet.

– Je suppose que tu ne te situes dans aucune de ces trois tendances.

– J'aime bien le kitsch, parfois, je n'ai pas forcément envie de m'en moquer.

– Les élohimites vont un peu loin dans ce sens, non?»

Il sourit. «Mais le prophète fait ça tout à fait innocemment, il n'y a aucune ironie chez lui, c'est beaucoup plus sain…» Je remarquai au passage qu'il avait dit «le prophète» tout naturellement, sans inflexion de voix particulière. Croyait-il vraiment aux Élohim? Son dé goût pour les productions picturales du prophète devait parfois l'embarrasser, quand même; il y avait quelque chose chez ce garçon qui m'échappait, il fallait que je fasse très attention si je ne voulais pas le braquer; je commandai une autre bière.

«Au fond, c'est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l'on veut. La musique dans son ensemble est kitsch; l'art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c'est le néant.»


Il me laissa méditer quelque temps sur ces paroles avant de reprendre: «Ça t'intéresserait de voir ce que je fais?»

Évidemment, j'acceptai. J'arrivai chez lui le dimanche suivant, en début d'après-midi. Il habitait un pavillon à Chevilly-Larue, au milieu d'une zone en pleine phase de «destruction créatrice», comme aurait dit Schumpeter: des terrains vagues boueux, à perte de vue, hérissés de grues et de palissades; quelques carcasses d'immeubles, à des stades d'achèvement variés. Son pavillon de meulière, qui devait dater des années 1930, était le seul survivant de cette époque. Il sortit sur le pas de la porte pour m'accueillir. «C'était le pavillon de mes grands-parents… me dit-il. Ma grand-mère est morte il y a cinq ans; mon grand-père l'a suivie trois mois plus tard. Il est mort de chagrin, je pense – ça m'a même surpris qu'il tienne trois mois.»

En pénétrant dans la salle à manger, j'eus une espèce de choc. Je n'étais pas vraiment issu des classes populaires, contrairement à ce que je me plaisais à répéter à longueur d'interviews; mon père avait déjà accompli la première moitié, la plus difficile, de l'ascension sociale – il était devenu cadre. Il n'empêche que je connaissais les classes populaires, j'avais eu l'occasion pendant toute mon enfance, chez mes oncles et tantes, d'y être immergé: je connaissais leur sens de la famille, leur sentimentalité niaise, leur goût pour les chromos alpestres et les collections de grands auteurs reliés en skaï. Tout y était, dans le pavillon de Vincent, jusqu'aux photos dans leurs cadres, jusqu'au cache-téléphone en velours vert: il n'avait visiblement rien changé depuis la mort de ses grands-parents.

Un peu mal à l'aise, je me laissai conduire jusqu'à un fauteuil avant de remarquer, accroché au mur, le seul élément de décoration qui ne datait peut-être pas du siècle précédent: une photo de Vincent, assis à côté d'un grand téléviseur. Devant lui, sur une table basse, étaient posées deux sculptures assez grossières, presque enfantines, représentant une miche de pain et un poisson. Sur l'écran du téléviseur, en lettres géantes, s'affichait le message: «NOURRISSEZ LES GENS. ORGANISEZ-LES.»

«C'est ma première pièce qui ait vraiment eu du succès… commenta-t-il. À mes débuts j'étais très influencé par Joseph Beuys, en particulier par l'action "ICH FUHRE BAADER-MEINHOF DURCH DOKUMENTA." C'était en plein milieu des années 1970, à l'époque où les terroristes de la Rote Armée Fraktion étaient recherchés dans toute l'Allemagne. La Dokumenta de Kassel était alors la plus importante exposition d'art contemporain mondiale; Beuys avait affiché ce message à l'entrée pour indiquer qu'il se proposait de faire visiter l'exposition à Baader ou Meinhof le jour de leur choix afin de transmuer leur énergie révolutionnaire en force positive, utilisable par l'ensemble de la société. Il était absolument sincère, c'est en cela que réside la beauté de la chose. Naturellement, ni Baader ni Meinhof ne sont venus: d'une part ils considéraient l'art contemporain comme l'une des formes de la décomposition bourgeoise, d'autre part ils craignaient un piège de la police – ce qui était d'ailleurs tout à fait possible, la Dokumenta ne jouissait d'aucun statut particulier; mais Beuys, dans l'état de délire mégalomane où il était alors, n'avait probablement même pas songé à l'existence de la police.

– Je me souviens de quelque chose au sujet de Duchamp… Un groupe, une banderole avec une phrase du genre: "LE SILENCE DE MARCEL DUCHAMP EST SURESTIMÉ."

– Tout à fait; sauf que la phrase originale était en allemand. Mais c'est le principe même de l'art d'intervention: créer une parabole efficace, qui est reprise et narrée de manière plus ou moins déformée par des tiers, afin de modifier par contrecoup l'ensemble de la société.»

J'étais naturellement un homme qui connaissait la vie, la société et les choses; j'en connaissais une version usuelle, limitée aux motivations les plus courantes qui agitent la machine humaine; ma vision était c elle d'un observateur acerbe des faits de société, d'un balzacien medium light ; c'était une vision du monde dans laquelle Vincent n'avait aucune place assignable, et pour la première fois depuis des années, pour la première fois en réalité depuis ma rencontre avec Isabelle, je commençais à me sentir légèrement déstabilisé. Sa narration m'avait fait penser au matériel promotionnel de «DEUX MOUCHES PLUS TARD», en particulier aux tee-shirts. Sur chacun d'entre eux était imprimé une citation du «Manuel de civilité pour petites filles à l'usage des maisons d'éducation», de Pierre Louÿs, la lecture de chevet du héros du film. Il y avait une douzaine de citations différentes; les tee-shirts étaient fabriqués dans une fibre nouvelle, scintillante et un peu transparente, très légère, ce qui avait permis d'en intégrer un sous blister dans le numéro de Lolita précédant la sortie du film. J'avais à cette occasion rencontré la successeuse d'Isabelle, une groovasse incompétente à peine capable de se souvenir du mot de passe de son ordinateur; ça n'empêchait pas le journal de tourner. La citation que j'avais choisie pour Lolita était: «Donner dix sous à un pauvre parce qu'il n'a pas de pain, c'est parfait; mais lui sucer la queue parce qu'il n'a pas de maîtresse, ce serait trop: on n'y est pas obligée.»

En somme, dis-je à Vincent, j'avais fait de l'art d'intervention sans le savoir. «Oui, oui…» répondit-il avec malaise; je m'aperçus alors, non sans gêne, qu'il rougissait; c'était attendrissant, et un peu malsain. Je pris conscience en même temps qu'aucune femme n'avait probablement jamais mis les pieds dans ce pavillon; le premier geste d'une femme aurait été de modifier la décoration, de ranger au moins quelques-uns de ces objets qui créaient une ambiance non seulement ringarde, mais à vrai dire assez funéraire.

«Ce n'est plus tellement facile d'avoir des relations, à partir d'un certain âge, je trouve…» dit-il comme s'il avait deviné mes pensées. «On n'a plus tellement l'occasion de sortir, ni le goût. Et puis il y a beaucoup de choses à faire, les formalités, les démarches… les courses, le linge. On a besoin de plus de temps pour s'occuper de sa santé, aussi, simplement pour maintenir le corps à peu près en état de marche. À partir d'un certain âge, la vie devient administrative – surtout.»

Je n'étais plus tellement habitué depuis le départ d'Isabelle à parler à des gens plus intelligents que moi, capables de deviner le cours de mes pensées; ce qu'il venait de dire, surtout, était d'une véracité écrasante, et il y eut un moment de gêne – les sujets sexuels c'est toujours un peu lourd, je crus bon de parler politique pour badiner un peu, et toujours sur ce thème de l'art d'intervention je lui racontai comment Lutte ouvrière, quelques jours après la chute du mur de Berlin, avait placardé à Paris des dizaines d'affiches proclamant: «LE COMMUNISME EST TOUJOURS L'AVENIR DU MONDE.» Il m'écouta avec cette attention, cette gravité enfantine qui commençaient à me serrer le cœur avant de conclure que si l'action était dotée d'une vraie puissance elle n'avait pourtant aucune dimension poétique ni artistique, dans la mesure où Lutte ouvrière était avant tout un parti, une machine idéologique, et que l'art était toujours cosa individuelle ; même lorsqu'il était protestation, il n'avait de valeur que s'il était protestation solitaire. Il s'excusa de son dogmatisme, sourit tristement, me proposa:«On va voir ce que je fais? C'est en bas… Je crois que ce sera plus concret après.» Je me levai du fauteuil, le suivis jusqu'à l'escalier qui ouvrait dans le couloir de l'entrée. «En abattant les cloisons, ça m'a donné un sous-sol de vingt mètres de côté; quatre cents mètres carrés, c'est bien pour ce que je fais en ce moment…» poursuivit-il d'une voix incertaine. Je me sentais de plus en plus mal à l'aise: on m'avait souvent parlé show-business, plan médias, microsociologie aussi; mais art, jamais, et j'étais gagné par le pressentiment d'une chose nouvelle, dangereuse, mortelle probablement; d'un domaine où il n'y avait – un peu comme dans l'amour – à peu près rien à gagner, et presque tout à perdre.


Je posai le pied sur un sol plan, après la dernière marche, lâchai la rampe de l'escalier. L'obscurité était totale. Derrière moi, Vincent actionna un commutateur.

Des formes apparurent d'abord, clignotantes, indécises, comme une procession de mini-fantômes; puis une zone s'éclaira à quelques mètres sur ma gauche. Je ne comprenais absolument pas la direction de l'éclairage; la lumière semblait venir de l'espace lui-même. «L'ÉCLAIRAGE EST UNE MÉTAPHYSIQUE…»: la phrase tourna quelques secondes dans ma tête, puis disparut. Je m'approchai des objets. Un train entrait en gare dans une station d'eaux de l'Europe centrale. Les montagnes enneigées, dans le lointain, étaient baignées par le soleil; des lacs scintillaient, des alpages. Les demoiselles étaient ravissantes, elles portaient des robes longues et des voilettes. Les messieurs souriaient en les saluant, soulevaient leur chapeau haut de forme. Tous avaient l'air heureux. «LE MEILLEUR DU MONDE…»: la phrase scintilla quelques instants, puis disparut. La locomotive fumait doucement, comme un gros animal gentil. Tout avait l'air équilibré, à sa place. L'éclairage baissa doucement. Les verrières du casino reflétaient le soleil couchant, et tout plaisir était empreint d'une honnêteté allemande. Puis l'obscurité se fit tout à fait, et une ligne sinueuse apparut dans l'espace, formée de cœurs translucides en plastique rouge, à demi remplis d'un liquide qui venait battre leurs parois. Je suivis la ligne des cœurs, et une nouvelle scène apparut: il s'agissait cette fois d'un mariage asiatique, célébré peut-être à Taïwan ou en Corée, dans un pays de toute façon qui connaissait depuis peu la richesse. Des Mercedes rosé pâle déposaient les invités sur le parvis d'une cathédrale néo-gothique; le mari, vêtu d'un smoking blanc, avançait dans les airs, à un mètre au-dessus du sol, son petit doigt entre la cé avec celui de sa promise. Des bouddhas chinois ventrus, entourés d'ampoules électriques multicolores, tressaillaient d'allégresse. Une musique souple et bizarre augmentait lentement, cependant que les mariés s'élevaient dans les airs avant de surplomber l'assistance – ils étaient à présent à la hauteur de la rosace de la cathédrale. Ils échangèrent un long baiser, à la fois virginal et labial, sous les applaudissements de l'assistance – je voyais s'agiter les petites mains. Dans le fond des traiteurs soulevaient les couvercles de plats fumants, à la surface du riz les légumes formaient de petites taches de couleur. Des pétards éclatèrent, il y eut un appel de trompettes.

L'obscurité se fit à nouveau et je suivis un chemin plus flou, comme tracé dans les bois, j'étais entouré de frôlements dorés et verts. Des chiens s'ébattaient dans la clairière des anges, ils se roulaient dans le soleil. Plus tard les chiens étaient avec leurs maîtres, les protégeant de leur regard d'amour, et plus tard ils étaient morts, de petites stèles s'élevaient dans la clairière pour commémorer l'amour, les promenades dans le soleil, et la joie partagée. Aucun chien n'était oublié: leur photo en relief décorait les stèles au pied desquelles les maîtres avaient déposé leurs jouets favoris. C'était un monument joyeux, dont toute larme était absente.

Dans la distance se formaient, comme suspendus à des rideaux tremblants, des mots en lettres dorées. Il y avait le mot «AMOUR», le mot «BONTÉ», le mot «TENDRESSE», le mot «FIDÉLITÉ», le mot «BONHEUR». Partis du noir total ils évoluaient, à travers des nuances d'or mat, jusqu'à une luminosité aveuglante; puis ils retombaient alternativement dans la nuit, mais en se succédant dans leur montée vers la lumière, de sorte qu'ils semblaient s'engendrer l'un l'autre. Je poursuivis mon chemin à travers le sous-sol, guidé par l'éclairage qui illuminait successivement tous les coins de la pièce. Il y eut d'autres scènes, d'autres visions, si bien que je perdis peu à peu la notion du temps et que je n'en retrouvai la pleine conscience qu'une fois remonté, assis sur un banc de jardin en osier dans ce qui avait pu être une terrasse ou un jardin d'hiver. La nuit tombait sur le paysage de terrains vagues; Vincent avait allumé une grosse lampe à abat-jour. J'étais visiblement secoué, il me servit sans que j'aie besoin de lui demander un verre de cognac.

«Le problème… dit-il, c'est que je ne peux plus vraiment exposer, il y a trop de réglages, c'est presque impossible à transporter. Quelqu'un est venu de la Délégation des arts plastiques; ils envisagent d'acheter le pavillon, peut-être de réaliser des vidéos et de les vendre.»

Je compris qu'il abordait l'aspect pratique ou financier des choses par pure politesse, afin de permettre à la conversation de reprendre un cours normal – il est bien évident que dans sa situation, à la limite émotionnelle de la survie, les questions matérielles ne pouvaient plus avoir qu'un poids limité. J'échouai à lui répondre, dodelinai de la tête, me resservis un verre de cognac; sa maîtrise de soi à ce moment me parut effrayante. Il reprit la parole:

«Il y a une phrase célèbre qui divise les artistes en deux catégories: les révolutionnaires et les décorateurs. Disons que j'ai choisi le camp des décorateurs. Enfin je n'ai pas tellement eu le choix, c'est le monde qui a décidé pour moi. Je me souviens de ma première exposition à New York, à la galerie Saatchi, pour l'action "FEED THE PEOPLE. ORGANIZE THEM" – ils avaient traduit le titre. J'étais assez impressionné, c'était la première fois depuis longtemps qu'un artiste français exposait dans une galerie new-yorkaise importante. En même temps j'étais un révolutionnaire à l'époque, et j'étais persuadé de la valeur révolutionnaire de mon travail. C'était un hiver très froid à New York, tous les matins on retrouvait dans les rues des vagabonds morts, gelés; j'étais persuadé que les gens allaient changer d'attitude aussitôt après avoir vu mon travail: qu'ils allaient sortir dans la rue et suivre très exactement la consigne inscrite sur le téléviseur. Bien entendu, rien de tout ça ne s'est produit: les gens venaient, hochaient la tête, échangeaient des propos intelligents, puis repartaient.

«Je suppose que les révolutionnaires sont ceux qui sont capables d'assumer la brutalité du monde, et de lui répondre avec une brutalité accrue. Je n'avais simplement pas ce type de courage. J'étais ambitieux, pourtant, et il est possible que les décorateurs soient au fond plus ambitieux que les révolutionnaires. Avant Duchamp, l'artiste avait pour but ultime de proposer une vision du monde à la fois personnelle et exacte, c'est-à-dire émouvante; c'était déjàune ambition énorme. Depuis Duchamp, l'artiste ne se contente plus de proposer une vision du monde, il cherche à créer son propre monde; il est très exactement le rival de Dieu. Je suis Dieu dans mon sous-sol. J'ai choisi de créer un petit monde, facile, où l'on ne rencontre que le bonheur. Je suis parfaitement conscient de l'aspect régressif de mon travail; je sais qu'on peut le comparer à l'attitude de ces adolescents qui au lieu d'affronter les problèmes de l'adolescence se plongent dans leur collection de timbres, dans leur herbier ou dans n'importe quel petit monde chatoyant et limité, aux couleurs vives. Personne n'osera me le dire en face, j'ai de bonnes critiques dans Art Press, comme dans la plupart des médias européens; mais j'ai lu le mépris dans le regard de la fille qui est venue de la Délégation des arts plastiques. Elle était maigre, vêtue de cuir blanc, le teint presque bistre, très sexuelle; j'ai tout de suite compris qu'elle me considérait comme un petit enfant infirme, et très malade. Elle avait raison: je suis un tout petit enfant infirme, très malade, et qui ne peut pas vivre. Je ne peux pas assumer la brutalité du monde; je n'y arrive tout simplement pas.»


De retour au Lutetia, j'eus quelques difficultés à trouver le sommeil. De toute évidence, Vincent avait oublié quelqu'un dans ses catégories. Comme le révolutionnaire l'humoriste assumait la brutalité du monde, et lui répondait avec une brutalité accrue. Le résultat de son action n'était cependant pas de transformer le monde, mais de le rendre acceptable en transmuant la violence, nécessaire à toute action révolutionnaire, en rire – accessoirement, aussi, de se faire pas mal de thune. En somme, comme tous les bouffons depuis l'origine, j'étais une sorte de collabo. J'évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles – puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d'aucune transformation sociale imaginable; j'établissais la clarté, j'interdisais l'action, j'éradiquais l'espérance; mon bilan était mitigé.


En quelques minutes je passai en revue l'ensemble de ma carrière, cinématographique surtout. Racisme, pédophilie, cannibalisme, parricide, actes de torture et de barbarie: en moins d'une décennie, j'avais écrémé la quasi-totalité des créneaux porteurs. Il était quand même curieux, me dis-je une fois de plus, que l'alliance de la méchanceté et du rire ait été considérée comme si novatrice par les milieux du cinéma; ils ne devaient pas souvent lire Baudelaire, dans la profession.

Restait la pornographie, sur laquelle tout le monde s'était cassé les dents. La chose semblait jusqu'à présent résister à toute tentative de sophistication. Ni la virtuosité des mouvements de caméra, ni le raffinement des éclairages n'apportaient le moindre atout: ils semblaient au contraire constituer des handicaps. Une tentative plus «Dogma», avec des caméras DV et des images de vidéo-surveillance, n'obtint pas davantage de succès: les gens voulaient des images nettes. Laides, mais nettes. Non seulement les tentatives pour une «pornographie de qualité» avaient sombré dans le ridicule, mais elles s'étaient soldées par d'unanimes fiascos commerciaux. En somme, le vieil adage des directeurs de marketing: «Ce n'est pas parce que les gens préfèrent les produits de base qu'ils n'achèteront pas nos produits de luxe» semblait cette fois battu en brèche, et le secteur, pourtant un des plus lucratifs de la profession, restait aux mains d'obscurs tâcherons hongrois, voire lettons. À l'époque où je réalisais «BROUTE-MOI LA BANDE DE GAZA», j'avais passé pour me documenter un après-midi sur le tournage d'un des derniers réalisateurs français en activité, un certain Ferdinand Cabarel. Cela n'avait pas été un après-midi inutile – sur le plan humain s'entend. Malgré son patronyme très Sud-Ouest, Ferdinand Cabarel ressemblait à un ancien roadie d'AC/DC: une peau blanchâtre, des cheveux gras et sales, un tee-shirt «Fuck your cunts», des bagues à tête de mort. Je me suis tout de suite dit que j'avais rarement vu un con pareil. Il parvenait uniquement à survivre grâce aux cadences ridicules qu'il imposait à ses équipes – il mettait en boîte à peu près quarante minutes utilisables par jour, tout en assurant les photos de promotion pour Hot Video, et passait de surcroît pour un intello dans la profession, affirmant ainsi travailler dans l'urgence. Je passe sur les dialogues («Je t'excite, hein, ma salope. – Tu m'excites, oui, mon salaud»), je passe aussi sur la modicité des indications scéniques («Maintenant, c'est une double» indiquait évidemment, à tout le monde, que l'actrice allait se prêter à une double pénétration), ce qui m'avait surtout frappé est l'incroyable mépris avec lequel il traitait ses acteurs, en particulier de sexe mâle. C'est sans la moindre ironie, sans le moindre second degré que Cabarel gueulait à l'adresse de son personnel, dans son mégaphone, des choses comme: «Si vous bandez pas, les mecs, vous serez pas payés!» ou: «S'il éjacule, l'autre, il dégage…» L'actrice disposait au moins d'un manteau de fausse fourrure pour recouvrir sa nudité entre deux prises; les acteurs, eux, s'ils voulaient se réchauffer, devaient amener leurs couvertures. Après tout c'était l'actrice que les spectateurs mâles iraient voir, c'était elle qui ferait peut-être un jour la couverture de Hot Video; les acteurs, eux, étaient simplement traités comme des bites sur pattes. J'appris de surcroît (avec certaines difficultés – les Français, on le sait, n'aiment pas parler de leur salaire) que si l'actrice était payée cinq cents euros par jour de tournage, eux devaient se contenter de cent cinquante. Ils ne faisaient même pas ce métier pour l'argent: aussi incroyable, aussi pathétique que cela puisse paraître, ils faisaient ce métier pour baiser des nanas. Je me souvenais en particulier de la scène dans le parking souterrain: on grelottait, et en considérant ces deux types, Fred et Benjamin (l'un était lieutenant de sapeurs-pompiers, l'autre agent administratif), qui s'astiquaient mélancoliquement pour être en forme au moment de la double, je m'étais dit que les hommes étaient vraiment de braves bêtes, parfois, dès qu'il était question de la chatte.

Ce peu reluisant souvenir me conduisit vers la fin de la nuit, à l'issue d'une insomnie quasi-totale, à jeter les bases d'un scénario que j'intitulai provisoirement «LES ÉCHANGISTES DE L'AUTOROUTE», et qui devait me permettre de combiner astucieusement les avantages commerciaux de la pornographie et ceux de l'ultraviolence. Dans la matinée, tout en dévorant des brownies au bar du Lutetia, j'écrivis la séquence prégénérique.

Une énorme limousine noire (peut-être une Packard des années 1960) roulait à faible allure le long d'une route de campagne, au milieu de prairies et de buissons de genêts d'un jaune vif (je pensais tourner en Espagne, probablement dans la région des Hurdes, très jolie au mois de mai); elle émettait en roulant un grondement sourd (genre: bombardier qui rentre à sa base).

Au milieu d'une prairie, un couple faisait l'amour en pleine nature (c'était une prairie très fleurie, à l'herbe haute, avec des coquelicots, des bleuets et des fleurs jaunes dont le nom m'échappait sur le moment, mais je notai en marge: «Forcer sur les fleurs jaunes»). La jupe de la fille était retroussée, son tee-shirt relevé au-dessus de ses seins, en résumé elle avait l'air d'une belle salope. Ayant dégrafé le pantalon de l'homme, elle le gratifiait d'une fellation. Un tracteur qui tournait au ralenti dans le fond du cadre laissait accroire qu'on avait affaire à un couple d'agriculteurs. Une petite pipe entre deux labours, le Sacre du Printemps, etc. Un travelling arrière nous informait cependant bien vite que les deux tourtereaux s'ébattaient dans le champ d'une caméra, et qu'on avait en réalité affaire au tournage d'un film pornographique – probablement d'assez haut de gamme, puisqu'il y avait une équipe complète.

La limousine Packard s'arrêtait, surplombant la prairie, et deux exécuteurs en sortaient, vêtus de costumes croisés noirs. Sans pitié, ils mitraillaient le jeune couple et l'équipe. J'hésitai, puis barrai «mitraillaient»: il valait mieux un dispositif plus original, par exemple un lanceur de disques d'acier acérés qui tourbillonneraient dans l'atmosphère pour sectionner les chairs, en particulier celles des deux amants. Il ne fallait pas lésiner, avoir la bite tranchée net dans la gorge de la fille, etc.; enfin, il fallait ce que mon directeur de production sur «DIOGÈNE LE CYNIQUE» aurait appelé des images un peu sympa. Je notai en marge: «prévoir un dispositif arrache-couilles».

À la fin de la séquence, un homme gras, aux cheveux très noirs, au visage luisant et troué de petite vérole, également vêtu d'un costume croisé noir, sortait de l'arrière de la voiture en compagnie d'un vieillard squelettique et sinistre, à la William Burroughs, dont le corps flottait dans un pardessus gris. Celui-ci contemplait le carnage (lambeaux de chair rouges dans la prairie, fleurs jaunes, hommes en costume noir), soupirait légèrement et se tournait pour dire à son compagnon: «A moral duty, John.»

À la suite de différents massacres perpétrés le plus souvent sur des couples jeunes, voire adolescents, il s'avérait que ces peu recommandables drilles étaient membres d'une association de catholiques intégristes, peut-être affiliée à l'Opus Dei; cette pointe contre le retour de l'ordre moral devait, dans mon esprit, me valoir la sympathie de la critique de gauche. Un peu plus tard, il apparaissait cependant que les tueurs étaient eux-mêmes filmés par une seconde équipe, et que le véritable but de l'affaire était la commercialisation non pas de films pornos, mais d'images d'ultraviolence. Récit dans le récit, film dans le film, etc. Un projet béton.

En somme, comme je le dis à mon agent le soir même, j'avançais, je travaillais, enfin j'étais en train de retrouver mon rythme; il s'en déclara heureux, m'avoua qu'il s'était inquiété. Jusqu'à un certain point, j'étais sincère. Ce n'est que deux jours plus tard, en reprenant l'avion pour l'Espagne, que je me rendis compte que je ne terminerais jamais ce scénario – sans même parler de le réaliser. Il y a une certaine agitation sociale, à Paris, qui vous donne l'illusion d'avoir des projets; de retour à San José, je le savais, j'allais me pétrifier complètement. J'avais beau faire l'élégant, j'étais en train de me recroqueviller comme un vieux singe; je me sentais amenuisé, amoindri au-delà du possible; mes marmottements et mes murmures étaient déjà ceux d'un vieillard. J'avais quarante-sept ans maintenant, cela faisait trente ans que j'avais entrepris de faire rire mes semblables; à présent j'étais fini, lessivé, inerte. Le pétillement de curiosité qui subsistait encore dans le regard que je portais sur le monde allait bientôt s'éteindre, et je serais comme les pierres, une vague souffrance en plus. Ma carrière n'avait pas été un échec, commercialement tout du moins: si l'on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric; mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie.

DANIEL24,11

Comme probablement Marie22 au même âge, Marie23 est une néo-humaine enjouée, gracieuse. Même si le vieillissement n'a pas pour nous le caractère tragique qu'il avait pour les humains de la dernière période, il n'est pas exempt de certaines souffrances. Celles-ci sont modérées, comme le sont nos joies; encore subsiste-t-il des variations individuelles. Marie22, par exemple, semble avoir été par moments étrangement proche de l'humanité, comme en témoigne ce message, pas du tout dans le ton néo-humain, qu'elle ne m'a finalement pas adressé (c'est Marie23 qui l'a retrouvé hier en consultant ses archives):

Une vieille femme désespérée,

Au nez crochu

Dans son manteau de pluie

Traverse la place Saint-Pierre.

37510,236,43725,82556. Des êtres humains chauves, vieux, raisonnables, vêtus de gris, se croisent à quelques mètres de distance dans leurs fauteuils roulants. Ils circulent dans un espace immense, gris et nu – il n'y a pas de ciel, pas d'horizon, rien; il n'y a que du gris. Chacun marmotte en lui-même, la tête rentrée dans les épaules, sans remarquer les autres, sans même prêter attention à l'espace. Un examen plus attentif révèle que le plan sur lequel ils progressent est faiblement incliné; de légères dénivellations forment un réseau de courbes de niveau qui guide la progression des fauteuils, et doit normalement empêcher toute possibilité de rencontre.

J'ai l'impression que Marie22 a souhaité, en réalisant cette image, exprimer ce que ressentiraient les humains de l'ancienne race s'ils se trouvaient confrontés à la réalité objective de nos vies – ce qui n'est pas le cas des sauvages: même s'ils circulent entre nos résidences, s'ils apprennent vite à s'en tenir éloignés, rien ne leur permet d'imaginer les conditions réelles, technologiques, de nos existences.

Son commentaire en témoigne, Marie22 semble même en être venue, sur la fin, à éprouver une certaine commisération pour les sauvages. Cela pourrait la rapprocher de Paul24, avec lequel elle a par ailleurs entretenu une correspondance soutenue; mais alors que Paul24 trouve des accents schopenhaueriens pour évoquer l'absurdité de l'existence des sauvages, entièrement vouée à la souffrance, et pour appeler sur eux la bénédiction d'une mort rapide, Marie22 va jusqu'à envisager que leur destin aurait pu être différent, et qu'ils auraient pu, dans certaines circonstances, connaître une fin moins tragique. Il a pourtant été maintes fois démontré que la douleur physique qui accompagnait l'existence des humains leur était consubstantielle, qu'elle était la conséquence directe d'une organisation inadéquate de leur système nerveux, de même que leur incapacité à établir des relations interindividuelles sur un autre mode que celui de l'affrontement résultait d'une insuffisance relative de leurs instincts sociaux par rapport à la complexité des sociétés que leurs moyens intellectuels leur permettaient de fonder – c'était déjà patent dans le cas d'une tribu de taille moyenne, sans parler de ces conglomérats géants qui devaient rester associés aux premières étapes de la disparition effective.

L'intelligence permet la domination du monde; elle ne pouvait apparaître qu'à l'intérieur d'une espèce sociale, et par l'intermédiaire du langage. Cette même sociabilité qui avait permis l'apparition de l'intelligence devait plus tard entraver son développement – une fois que furent mises au point les technologies de la transmission artificielle. La disparition de la vie sociale était la voie, enseigne la Sœur suprême. Il n'en reste pas moins que la disparition de tout contact physique entre néo-humains a pu avoir, a encore parfois le caractère d'une ascèse; c'est d'ailleurs le terme même qu'emploie la Sœur suprême dans ses messages, selon leur formulation intermédiaire tout du moins. Dans les messages que j'ai moi-même adressés à Marie22, il en est certains qui relèvent de l'affectif bien plus que du cognitif, ou du propositionnel. Sans aller jusqu'à éprouver pour elle ce que les humains qualifiaient du nom de désir, j'ai pu parfois me laisser brièvement entraîner sur la pente du sentiment.

La peau fragile, glabre, mal irriguée des humains ressentait affreusement le vide des caresses. Une meilleure circulation des vaisseaux sanguins cutanés, une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses de type L ont permis, dès les premières générations néohumaines, de diminuer les souffrances liées à l'absence de contact. Il reste que j'envisagerais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant. Cette nécessité ne diminue pas à mesure que mes forces déclinent, j'ai même l'impression qu'elle se fait plus pressante. Fox le sent, demande moins à jouer, se blottit contre moi, pose sa tête sur mes genoux; nous demeurons des nuits entières dans cette position – rien n'égale la douceur du sommeil lorsqu'il se produit en présence de l'être aimé. Puis le jour revient, monte sur la résidence; je prépare la gamelle de Fox, je me fais du café. Je sais à présent que je n'achèverai pas mon commentaire. Je quitterai sans vrai regret une existence qui ne m'apportait aucune joie effective. Considérant le trépas, nous avons atteint à l'état d'esprit qui était, selon les textes des moines de Ceylan, celui que recherchaient les bouddhistes du Petit Véhicule; notre vie au moment de sa disparition «a le caractère d'une bougie qu'on souffle». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent «comme les pages d'un livre qu'on feuillette».


Marie23 m'adresse plusieurs messages, que je laisse sans réponse. Ce sera le rôle de Daniel25 de prolonger, s'il le souhaite, le contact. Un froid léger envahit mes extrémités; c'est le signe que j'entre dans les dernières heures. Fox le sent, pousse de petits gémissements, lèche mes orteils. Plusieurs fois déjà j'ai vu Fox mourir, avant d'être remplacé par son semblable; j'ai connu les yeux qui se ferment, le rythme cardiaque qui s'interrompt sans altérer la paix profonde, animale, du beau regard brun. Je ne peux entrer dans cette sagesse, aucun néo-humain ne pourra réellement y parvenir; je ne peux que m'en approcher, ralentir volontairement le rythme de ma respiration et de mes projections mentales.

Le soleil monte encore, atteint son zénith; le froid, pourtant, se fait de plus en plus vif. Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s'effacent. Je sais que mon ascèse n'aura pas été inutile; je sais que je participerai à l'essence des Futurs.

Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d'autre qu'une très légère tristesse.

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