deuxième partie. COMMENTAIRE DE DANIEL25

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Pendant la première partie de sa vie, on ne se rend compte de son bonheur qu'après l'avoir perdu. Puis vient un âge, un âge second, où l'on sait déjà, au moment où l'on commence à vivre un bonheur, que l'on va, au bout du compte, le perdre. Lorsque je rencontrai Belle, je compris que je venais d'entrer dans cet âge second. Je compris également que je n'avais pas atteint l'âge tiers, celui de la vieillesse véritable, où l'anticipation de la perte du bonheur empêche même de le vivre.

Pour parler de Belle je dirai simplement, sans exagération ni métaphore, qu'elle m'a rendu la vie. En sa compagnie, j'ai vécu des moments de bonheur intense. Cette phrase si simple, c'était peut-être la première fois que j'avais l'occasion de la prononcer. J'ai vécu des moments de bonheur intense. C'était à l'intérieur d'elle, ou un peu à côté; c'était quand j'étais à l'intérieur d'elle, ou un peu avant, ou un peu après. Le temps, à ce stade, restait encore présent; il y avait de longs moments où plus rien ne bougeait, et puis tout retombait dans un «et puis». Plus tard, quelques semaines après notre rencontre, ces moments heureux ont fusionné, se sont rejoints; et ma vie entière, dans sa présence, sous son regard, est devenue bonheur.

Belle, en réalité, s'appelait Esther. Je ne l'ai jamais appelée Belle – jamais en sa présence.


Ce fut une étrange histoire. Déchirante, si déchirante, ma Belle. Et le plus étrange est sans doute que je n'en aie pas été réellement surpris. Sans doute avais-je eu tendance, dans mes rapports avec les gens (j'ai failli écrire: «dans mes rapports officiels avec les gens»; et c'est un peu cela, en effet), sans doute avais-je eu tendance à surestimer mon état de désespoir. Quelque chose en moi savait donc, avait toujours su que je finirais par rencontrer l'amour – je parle de l'amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement nous conduire à un ordre de perceptions différent, où l'individualité se fissure, où les conditions du monde apparaissent modifiées, et sa continuation légitime. Je n'avais pourtant rien d'un naïf; je savais que la plupart des gens naissent, vieillissent et meurent sans avoir connu l'amour. Peu après l'épidémie dite de la «vache folle», de nouvelles normes furent promulguées dans le domaine de la traçabilité de la viande bovine. Dans les rayons boucherie des supermarchés, dans les établissements de restauration rapide, on put voir apparaître de petites étiquettes, en général ainsi libellées: «Né et élevé en France. Abattu en France.» Une vie simple, en effet.


Si l'on s'en tient aux circonstances, le début de notre histoire fut d'une banalité extrême. J'avais quarante-sept ans au moment de notre rencontre, et elle vingt-deux. J'étais riche, elle était belle. En plus elle était actrice, et les réalisateurs de films couchent avec leurs actrices, c'est connu; certains films, même, ne paraissent pas avoir d'autre motivation essentielle. Pouvait-on, ceci dit, me considérer comme un réalisateur de films? En tant que réalisateur je n'avais que «DEUX MOUCHES PLUS TARD» à mon actif, et je m'apprêtais à renoncer à réaliser «LES ÉCHANGISTES DE L'AUTOROUTE», en fait j'y avais même déjà renoncé au moment où je revins de Paris, quand le taxi s'arrêta devant ma résidence de San José je sentis sans risque d'erreur que je n'avais plus la force, et que je n'allais pas donner suite à ce projet, pas plus qu'à aucun autre. Les choses, cependant, avaient suivi leur cours, et j'étais attendu par une dizaine de fax de producteurs européens qui souhaitaient en savoir un peu plus. Ma note d'intention se limitait à une phrase: «Réunir les avantages commerciaux de la pornographie et de Pultraviolence.» Ce n'était pas une note d'intention, tout au plus un pitch, mais c'était bien, m'avait dit mon agent, beaucoup de jeunes réalisateurs procédaient comme ça aujourd'hui, j'étais sans le vouloir un professionnel moderne. Il y avait aussi trois DVD émanant des principaux agents artistiques espagnols; j'avais commencé à prospecter, en indiquant que le film avait un «éventuel contenu sexuel».

Voilà, c'est ainsi qu'a débuté la plus grande histoire d'amour de ma vie: de manière prévisible, convenue, et même si l'on veut vulgaire. Je me préparai au microondes un plat d'Arroz Très Delicias, introduisis un DVD au hasard dans le lecteur. Pendant que le plat chauffait, j'eus le temps d'éliminer les trois premières filles. Au bout de deux minutes il y eut une sonnerie, je retirai le plat du four, rajoutai de la purée de piments Suzi Weng; en même temps, sur l'écran géant dans le fond du salon, démarrait la bande-annonce d'Esther.

Je passai rapidement sur les deux premières scènes, extraites d'une sitcom quelconque et d'un feuilleton policier sans doute encore plus médiocre; mon attention, cependant, avait été attirée par quelque chose, j'avais le doigt sur la télécommande, et au moment de la seconde transition j'appuyai aussitôt pour repasser en vitesse normale.


Elle était nue, debout, dans une pièce assez peu définissable – sans doute l'atelier de l'artiste. Dans la première image, elle était éclaboussée par un jet de peinture jaune – celui qui projetait la peinture était hors champ. On la retrouvait ensuite allongée au milieu d'une mare éblouissante de peinture jaune. L'artiste -on ne voyait que ses bras – versait sur elle un seau de peinture bleue, puis l'étalait sur son ventre et sur ses seins; elle regardait dans sa direction avec un amusement confiant. Il la guidait en la prenant par la main, elle se retournait sur le ventre, il versait à nouveau de la peinture au creux de ses reins, l'étalait sur son dos et sur ses fesses; ses fesses bougeaient, accompagnaient le mouvement des mains. Il y avait dans son visage, dans chacun de ses gestes une innocence, une grâce sensuelle bouleversantes.

Je connaissais les travaux d'Yves Klein, je m'étais documenté depuis ma rencontre avec Vincent, je savais que cette action n'avait rien d'original ni d'intéressant sur le plan artistique; mais qui songe encore à l'art lorsque le bonheur est possible? J'ai regardé l'extrait dix fois de suite: je bandais, c'est certain, mais je crois que j'ai compris beaucoup de choses, aussi, dès ces premières minutes. J'ai compris que j'allais aimer Esther, que j'allais l'aimer avec violence, sans précaution ni espoir de retour. J'ai compris que cette histoire serait si forte qu'elle pourrait me tuer, qu'elle allait même probablement me tuer dès qu'Esther cesserait de m'aimer parce que quand même il y a certaines limites, chacun d'entre nous a beau avoir une certaine capacité de résistance on finit tous par mourir d'amour, ou plutôt d'absence d'amour, c'est au bout du compte inéluctablement mortel. Oui, bien des choses étaient déjà déterminées dès ces premières minutes, le processus était déjà bien engagé. Je pouvais encore l'interrompre, je pouvais éviter de rencontrer Esther, détruire ce DVD, partir en voyage très loin, mais en pratique j'appelai son agent dès le lendemain. Naturellement il fut ravi, oui c'est possible, je crois qu'elle ne fait rien en ce moment, la conjoncture vous le savez mieux que moi n'est pas simple, nous n'avons jamais travaillé ensemble? dites-moi si je me trompe, ce sera un plaisir un plaisir -«DEUX MOUCHES PLUS TARD» avait décidément eu un certain écho partout ailleurs qu'en France, il parlait un anglais tout à fait correct, et plus généralement l'Espagne se modernisait avec une rapidité surprenante.

Notre premier rendez-vous eut lieu dans un bar de la Calle Obispo de Léon, un bar assez grand, assez typique, avec des boiseries sombres et des tapas -je lui étais plutôt reconnaissant de n'avoir pas choisi un Planet Hollywood. J'arrivai avec dix minutes de retard, et à partir du moment où elle leva les yeux vers moi il ne fut plus question de libre arbitre, nous étions déjà dans l'étant donné. Je m'assis en face d'elle sur la banquette un peu avec la même sensation que j'avais eue quelques années plus tôt lorsque j'avais subi une anesthésie générale: l'impression d'un départ léger, consenti, l'intuition qu'au bout du compte la mort serait une chose très simple. Elle portait un jean serré, taille basse, et un top rosé moulant qui laissait ses épaules à découvert. Au moment où elle se leva pour aller commander j'aperçus son string, rosé également, qui dépassait du jean, et je me mis à bander. Lorsqu'elle revint du comptoir, j'eus beaucoup de mal à détacher mes yeux de son nombril. Elle s'en rendit compte, sourit, s'assit à côté de moi sur la banquette. Avec ses cheveux blond clair et sa peau très blanche, elle ne ressemblait pas vraiment à une Espagnole typique – j'aurais dit, plutôt, à une Russe. Elle avait de jolis yeux bruns, attentifs, et je ne me souviens plus très bien de mes premières paroles mais je crois que j'ai indiqué presque immédiatement que j'allais renoncer à mon projet de film. Elle en parut surprise, plus que réellement déçue. Elle me demanda pourquoi.

Au fond je n'en savais rien, et il me semble alors m'être lancé dans une explication assez longue, qui remontait à l'âge qu'elle avait à présent – son agent m'avait déjà dit qu'elle avait vingt-deux ans. Il en ressortait que j'avais mené une vie plutôt triste, solitaire, marquée par un labeur acharné, entrecoupée par de fréquentes périodes de dépression. Les mots me venaient facilement, je m'exprimais en anglais, de temps en temps elle me faisait répéter une phrase. En somme j'allais renoncer non seulement à ce film mais à peu près à tout, dis-je pour conclure; je ne ressentais en moi plus la moindre ambition, rage de vaincre ni quoi que ce soit de ce genre, il me semblait cette fois que j'étais vraiment fatigué.

Elle me regarda avec perplexité, comme si le mot lui paraissait mal choisi. Pourtant c'était cela, peut-être pas une fatigue physique, dans mon cas c'était plutôt nerveux, mais y a-t-il une différence? «Je n'ai plus la foi…» dis-je finalement.

«Maybe it's better…» dit-elle; puis elle posa une main sur mon sexe. En enfonçant sa tête au creux de mon épaule, elle pressa doucement la bite entre ses doigts.


Dans la chambre d'hôtel, elle m'en dit un peu plus sur sa vie. Certes, on pouvait la qualifier d'actrice, elle avait joué dans des sitcoms, des feuilletons policiers – où en général elle se faisait violer et étrangler par des psychopathes plus ou moins nombreux -, quelques publicités aussi. Elle avait même tenu le rôle principal dans un long métrage espagnol, mais le film n'était pas encore sorti, et de toute façon c'était un mauvais film; le cinéma espagnol, selon elle, était condamné à brève échéance.

Elle pouvait partir à l'étranger, dis-je, en France par exemple on faisait encore des films. Oui, mais elle ne savait pas si elle était une bonne actrice, ni d'ailleurs si elle avait envie d'être actrice. En Espagne elle réussissait à travailler de temps en temps, grâce à son physique atypique; elle était consciente de cette chance, et de son caractère relatif. Au fond elle considérait le métier d'actrice comme un petit boulot, mieux payé que servir des pizzas ou distribuer des flyers pour une soirée en discothèque, mais plus difficile à trouver. Par ailleurs elle étudiait le piano, et la philosophie. Et'elle voulait vivre, surtout.

Un peu le même genre d'études qu'une jeune fille accomplie du XIXe siècle, me dis-je machinalement en déboutonnant son jean. J'ai toujours eu du mal avec les jeans, leurs gros boutons métalliques, elle dut m'aider. Par contre je me suis tout de suite senti bien en elle, je crois que j'avais oublié que c'était si bon. Ou peut-être est-ce que ça n'avait jamais été aussi bon, peut-être est-ce que je n'avais jamais éprouvé autant de plaisir. À quarante-sept ans; la vie est étrange.

Esther vivait seule avec sa sœur, enfin sa sœur avait quarante-deux ans et lui avait plutôt servi de mère; sa véritable mère était à moitié folle. Elle ne connaissait pas son père, même pas de nom, elle n'avait jamais vu de photo, rien.

Sa peau était très douce.

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Au moment où la barrière de protection se refermait, le soleil perça entre deux nuages et l'ensemble de la résidence fut baigné d'une lumière aveuglante. La peinture des murs extérieurs contenait une petite quantité de radium, à la radioactivité atténuée, qui protégeait efficacement des orages magnétiques, mais augmentait l'indice de réflexion des bâtiments; le port de lunettes de protection, dans les premiers jours, était conseillé.

Fox vint vers moi en agitant faiblement la queue. Les compagnons canins survivent rarement à la disparition du néo-humain avec lequel ils ont passé leur vie. Ils reconnaissent bien sûr l'identité génétique du successeur, dont l'odeur corporelle est identique, mais dans la plupart des cas ce n'est pas suffisant, ils cessent de jouer et de s'alimenter et décèdent rapidement, en l'espace de quelques semaines. Je savais ainsi que le début de mon existence effective serait marqué par le deuil; je savais aussi que cette existence se déroulerait dans une région marquée par une forte densité de sauvages, où les consignes de protection devraient être appliquées avec rigueur; j'étais en outre préparé aux principaux éléments d'une vie classique.

Ce que j'ignorais par contre, et que je découvris en pénétrant dans le bureau de mon prédécesseur, c'est que Daniel24 avait pris certaines notes manuscrites sans les reporter à l'adresse IP de son commentaire – ce qui était plutôt inhabituel. La plupart témoignaient d'une curieuse amertume désabusée – comme celle-ci, griffonnée sur une feuille détachée d'un carnet à spirale:

Les insectes se cognent entre les murs,

Limités à leur vol fastidieux

Qui ne porte aucun message

Que la répétition du pire.

D'autres semblaient empreintes d'une lassitude, d'une sensation de vacuité étrangement humaines:

Depuis des mois, déjà, pas la moindre inscription

Et pas la moindre chose méritant d'être inscrite.

Dans les deux cas, il avait procédé en mode non codant. Sans être directement préparé à cette éventualité, je n'en étais pas absolument surpris: je savais que la lignée des Daniel était – et cela, depuis son fondateur – prédisposée à une certaine forme de doute et d'auto-dépréciation. J'eus quand même un choc en découvrant cette ultime note qu'il avait laissée sur sa table de chevet, et qui devait, d'après l'état du papier, être très récente:

Lisant la Bible à la piscine

Dans un hôtel plutôt bas de gamme,

Daniel! Tes prophéties me minent,

Le ciel a la couleur d'un drame.

La légèreté humoristique, l'auto-ironie – ainsi, d'ailleurs, que l'allusion directe à des éléments de vie humains -étaient ici si marquées qu'une telle note aurait pu être attribuée sans difficulté à Daniel1, notre lointain ancêtre, plutôt qu'à l'un de ses successeurs néo-humains. La conclusion s'imposait: à force de se plonger dans la biographie, à la fois ridicule et tragique, de Daniel1, mon prédécesseur s'était peu à peu laissé imprégner par certains aspects de sa personnalité; ce qui était, dans un sens, exactement le but recherché par les Fondateurs; mais, contrairement aux enseignements de la Sœur suprême, il n'avait pas su garder une suffisante distance critique. Le danger existait, il avait été répertorié, je me sentais préparé à y faire face; je savais surtout qu'il n'y avait pas d'autre issue. Si nous voulions préparer l'avènement des Futurs nous devions au préalable suivre l'humanité dans ses faiblesses, ses névroses, ses doutes; nous devions les faire entièrement nôtres, afin de les dépasser. La duplication rigoureuse du code génétique, la méditation sur le récit de vie du prédécesseur, la rédaction du commentaire: tels étaient les trois piliers de notre foi, inchangés depuis l'époque des Fondateurs. Avant de me préparer un repas léger je joignis les mains pour une brève oraison à la Sœur suprême et je me sentis de nouveau lucide, équilibré, actif.

Avant de m'endormir, je survolai le commentaire de Marie22; je savais que je rentrerais bientôt en contact avec Marie23. Fox s'allongea à mes côtés, soupira doucement. Il allait mourir près de moi, et le savait; c'était déjà un vieux chien, maintenant; il s'endormit presque aussitôt.

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C'était un autre monde, séparé du monde ordinaire par quelques centimètres de tissu – indispensable protection sociale, puisque 90% des hommes qu'était appelée à rencontrer Esther seraient saisis de l'immédiat désir de la pénétrer. Le Jean une fois enlevé je jouai quelque temps avec son string rosé, constatant que son sexe devenait rapidement humide; il était cinq heures de l'après-midi. Oui, c'était un autre monde, et j'y demeurai jusqu'au lendemain matin à onze heures -c'était l'ultime limite pour un petit déjeuner, et je commençais à avoir sérieusement besoin de m'alimenter. J'avais probablement dormi, par brèves périodes. Pour le reste, ces quelques heures justifiaient ma vie. Je n'exagérais pas, et j'avais conscience de ne pas exagérer: nous étions à présent dans l'absolue simplicité des choses. La sexualité, ou plus exactement le désir, était bien entendu un thème que j'avais abordé à de multiples reprises dans mes sketches; que beaucoup de choses en ce monde tournent autour de la sexualité, ou plus exactement du désir, j'en étais conscient comme tout autre – et probablement bien plus que beaucoup d'autres. Dans ces conditions, en comique vieillissant, j'avais pu parfois me laisser gagner par une sorte de doute sceptique: la sexualité était peut-être, comme tant d'autres choses et presque tout en ce monde, surfaite; il ne s'agissait peut-être que d'une banale ruse destinée à augmenter la compétition entre les hommes et la rapidité de fonctionnement de l'ensemble. Il n'y avait peut-être rien de plus dans la sexualité que dans un déjeuner chez Taillevent, ou une Bentley Continental GT; rien qui justifie que l'on s'agite à ce point.

Cette nuit devait me montrer que j'avais tort, et me ramener à une vision plus élémentaire des choses. Le lendemain, de retour à San José, je descendis jusqu'à la Playa de Monsul. Observant la mer, et le soleil qui descendait sur la mer, j'écrivis un poème. Le fait était déjà en soi curieux: non seulement je n'avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n'en avais même pratiquement jamais lu, à l'exception de Baudelaire. La poésie d'ailleurs, pour ce que j'en savais, était morte. J'achetais assez régulièrement une revue littéraire trimestrielle, de tendance plutôt ésotérique – sans appartenir vraiment à la littérature, je m'en sentais parfois proche; j'écrivais malgré tout mes sketches, et même si je ne visais à rien d'autre qu'à une parodie approximative de style oral j'étais conscient de la difficulté qu'il y a à aligner des mots, à les organiser en phrases, sans que l'ensemble s'effondre dans l'incohérence ou s'enlise dans l'ennui. Dans cette revue, deux ans auparavant, j'avais lu un long article consacré à la disparition de la poésie – disparition que le signataire jugeait inéluctable. Selon lui la poésie, en tant que langage non contextuel, antérieur à la distinction objets-propriétés, avait définitivement déserté le monde des hommes. Elle se situait dans un en-deçà primitif auquel nous n'aurions plus jamais accès, car il était antérieur à la véritable constitution de l'objet, et de la langue. Inapte à transporter des informations plus précises que de simples sensations corporelles et émotionnelles, intrinsèquement liée à l'état magique de l'esprit humain, elle avait été rendue irrémédiablement désuète par l'apparition de procédures fiables d'attestation objective. Tout cela m'avait convaincu à l'époque, mais je ne m'étais pas lavé ce matin-là, j'étais encore empli de l'odeur d'Esther, et de ses saveurs (jamais entre nous il n'avait été question de préservatifs, le sujet n'avait simplement pas été abordé, et je crois qu'elle n'y avait même pas songé – moi non plus je n'y avais pas songé, et c'était plus surprenant parce que mes premiers ébats s'étaient déroulés au temps du sida, et d'un sida qui était à l'époque inéluctablement mortel, c'était quand même quelque chose qui aurait dû me marquer). Enfin le sida appartenait sans doute au domaine du contextuel, c'était ce qu'on pouvait se dire, en tout cas j'écrivis mon premier poème ce matin-là, alors que j'étais encore baigné de l'odeur d'Esther. Ce poème, le voici:

Au fond j'ai toujours su

Que j'atteindrais l'amour

Et que cela serait

Un peu avant ma mort.

J'ai toujours eu confiance,

Je n'ai pas renoncé

Bien avant ta présence,

Tu m'étais annoncée.

Voilà, ce sera toi,

Ma présence effective

Je serai dans la joie

De ta peau non fictive

Si douce à la caresse,

Si légère et si fine

Entité non divine,

Animal de tendresse.

À l'issue de cette nuit, le soleil était revenu sur Madrid. J'appelai un taxi et j'attendis quelques minutes dans le hall de l'hôtel, en compagnie d'Esther, cependant qu'elle répondait aux multiples messages qui s'étaient accumulés sur son portable. Elle avait déjà téléphoné à de nombreuses reprises au cours de la nuit, elle semblait avoir une vie sociale très riche; la plupart de ses conversations se terminaient par la formule «un besito», ou parfois «un beso». Je ne parlais pas vraiment espagnol, la nuance s'il y en avait une m'échappait, mais je pris conscience au moment où le taxi s'arrêtait devant le hall de l'hôtel qu'elle embrassait en pratique assez peu. C'était assez curieux parce que sinon elle appréciait la pénétration sous toutes ses formes, elle présentait son cul avec beaucoup de grâce (elle avait des petites fesses haut perchées, plutôt un cul de garçon), elle suçait sans hésitation et même avec enthousiasme; mais à chaque fois que mes lèvres s'étaient approchées des siennes elle s'était détournée, un peu gênée.

Je déposai mon sac de voyage dans le coffre; elle me tendit une joue, il y eut deux baisers rapides, puis je montai en voiture. En descendant l'avenue, quelques mètres plus loin, je me retournai pour lui faire au revoir de la main; mais elle était déjà au téléphone, et ne remarqua pas mon signe.


Dès mon arrivée à l'aéroport d'Almeria, je compris ce qu'allait être ma vie au cours des semaines suivantes. Depuis des années déjà, je laissais mon portable à peu près systématiquement éteint: c'était une question de statut, j'étais une star européenne; si l'on voulait me joindre il fallait laisser un message, et attendre que je rappelle. Cela avait parfois été dur, mais je m'étais tenu à cette règle, et j'avais eu gain de cause au fil des années: les producteurs laissaient des messages; les acteurs connus, les directeurs de journaux laissaient des messages; j'étais au sommet de la pyramide et je comptais bien y rester, au moins pendant quelques années, jusqu'à ce que j'officialise ma sortie de scène. Cette fois mon premier geste, dès la descente de l'avion, fut d'allumer mon portable; je fus surpris, et presque effrayé par la violence de la déception qui me saisit lorsque je m'aperçus que je n'avais aucun message d'Esther.

La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu'on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation! Quelle accusation contre l'homme!… Il ne m'était cependant jamais venu à l'esprit de contester cette loi, ni d'envisager de m'y soustraire: l'amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l'autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l'amour. Pendant les deux premiers jours je passai par de grands moments d'hésitation, au sujet de ce téléphone. J'arpentais les pièces, allumant cigarette sur cigarette, de temps en temps je marchais jusqu'à la mer, je rebroussais chemin et je me rendais compte que je n'avais pas vu la mer, que j'aurais été incapable de confirmer sa présence en cette minute -pendant ces promenades je m'obligeais à me séparer de mon téléphone, à le laisser sur ma table de chevet, et plus généralement je m'obligeais à respecter un intervalle de deux heures avant de le rallumer et de constater une fois de plus qu'elle ne m'avait pas laissé de message. Au matin du troisième jour, j'eus l'idée de laisser allumé mon téléphone en permanence et d'essayer d'oublier l'attente de la sonnerie; au milieu de la nuit, en avalant mon cinquième comprimé de Mépronizine, je me rendis compte que ça ne servait à rien, et je commençai à me résigner au fait qu'Esther était la plus forte, et que je n'avais plus aucun pouvoir sur ma propre vie.


Au soir du cinquième jour, je l'appelai. Elle ne parut pas du tout surprise de m'entendre, le temps lui avait paru passer très vite. Elle accepta facilement de venir me rendre visite à San José; elle connaissait la province d'Almeria pour y avoir passé plusieurs fois des vacances, quand elle était petite fille; depuis quelques années elle allait plutôt à Ibiza, ou à Formentera. Elle pouvait passer un week-end, pas le suivant, mais celui dans deux semaines; je respirai profondément pour ne pas montrer ma déception. «Un besito…» dit-elle juste avant de raccrocher. Voilà; j'avais franchi un nouveau cran dans l'engrenage.

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Deux semaines après mon arrivée Fox mourut, peu après le coucher du soleil. J'étais allongé sur le lit lorsqu'il s'approcha, essaya péniblement de monter; il agitait la queue avec nervosité. Depuis le début, il n'avait pas touché une seule fois à sa gamelle; il avait beaucoup maigri. Je l'aidai à s'installer sur moi; pendant quelques secondes il me regarda, avec un curieux mélange d'épuisement et d'excuse; puis, apaisé, il posa sa tête contre ma poitrine. Sa respiration se ralentit, il ferma les yeux. Deux minutes plus tard, il rendait son dernier souffle. Je l'enterrai à l'intérieur de la résidence, à l'extrémité ouest du terrain ceinturé par la barrière de protection, près de ses prédécesseurs. Dans la nuit, un transport rapide venu de la Cité centrale déposa un chien identique; ils connaissaient les codes et le fonctionnement de la barrière, je ne me dérangeai pas pour les accueillir. Un petit bâtard blanc et roux vint vers moi en remuant la queue; je lui fis signe. Il sauta sur le lit, s'allongea à mes côtés.


L'amour est simple à définir, mais il se produit peu – dans la série des êtres. À travers les chiens nous rendons hommage à l'amour, et à sa possibilité. Qu'est-ce qu'un chien, sinon une machine à aimer? On lui présente un être humain, en lui donnant pour mission de l'aimer -et aussi disgracieux, pervers, déformé ou stupide soit-il, le chien l'aime. Cette caractéristique était si surprenante, si frappante pour les humains de l'ancienne race que la plupart – tous les témoignages concordent – en venaient à aimer leur chien en retour. Le chien était donc une machine à aimera effet d'entraînement- dont l'efficacité, cependant, restait limitée aux chiens, et ne s'étendait jamais aux autres hommes.


Aucun sujet n'est davantage abordé que l'amour, dans les récits de vie humains comme dans le corpus littéraire qu'ils nous ont laissé; l'amour homosexuel comme l'amour hétérosexuel sont abordés, sans qu'on ait pu jusqu'à présent déceler de différence significative; aucun sujet non plus n'est aussi discuté, aussi controversé, surtout pendant la période finale de l'histoire humaine, où les oscillations cyclothymiques concernant la croyance en l'amour devinrent constantes et vertigineuses. Aucun sujet en somme ne semble avoir autant préoccupé les hommes; même l'argent, même les satisfactions du combat et de la gloire perdent en comparaison, dans les récits de vie humains, de leur puissance dramatique. L'amour semble avoir été pour les humains de l'ultime période l'acmé et l'impossible, le regret et la grâce, le point focal où pouvaient se concentrer toute souffrance et toute joie. Le récit de vie de Daniel1, heurté, douloureux, aussi souvent sentimental sans retenue que franchement cynique, à tous points de vue contradictoire, est à cet égard caractéristique.

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Je faillis louer une autre voiture pour aller chercher Esther à l'aéroport d'Almeria; j'avais peur qu'elle ne soit défavorablement impressionnée par le coupé Mercedes 600 SL, mais aussi par la piscine, les jacuzzis, plus généralement par l'étalage de luxe qui caractérisait mon mode de vie. Je me trompais: Esther était une réaliste; elle savait que j'avais eu du succès et s'attendait donc, logiquement, à ce que je vive sur un grand pied; elle connaissait des gens de toutes sortes, les uns très riches, les autres très pauvres, et n'y voyait rien à redire; elle acceptait cette inégalité, comme toutes les autres, avec une parfaite simplicité. Ma génération avait encore été marquée par différents débats autour de la question du régime économique souhaitable, débats qui se concluaient toujours par un accord sur la supériorité de l'économie de marché – avec cet argument massif que les populations auxquelles on avait tenté d'imposer un autre mode d'organisation l'avaient rejeté avec empressement, et même avec une certaine pétulance, dès que cela s'était avéré possible. Dans la génération d'Esther, ces débats eux-mêmes avaient disparu; le capitalisme était pour elle un milieu naturel où elle se mouvait avec l'aisance qui la caractérisait dans tous les actes de sa vie; une manifestation contre un plan de licenciements lui aurait paru aussi absurde qu'une manifestation contre le rafraîchissement du temps, ou l'invasion de l'Afrique du Nord par les criquets pèlerins. Toute idée de revendication collective lui était plus généralement étrangère, il lui paraissait évident depuis toujours que sur le plan financier comme pour toutes les questions essentielles de la vie chacun devait se défendre seul, et mener sa propre barque sans compter sur l'aide de personne. Sans doute pour s'endurcir elle s'astreignait à une grande indépendance financière, et bien que sa sœur fût plutôt riche elle tenait depuis l'âge de quinze ans à gagner elle-même son argent de poche, à s'acheter elle-même ses disques et ses fringues, dût-elle pour cela se livrer à des tâches aussi fastidieuses que distribuer des prospectus ou livrer des pizzas. Elle n'alla quand même pas jusqu'à me proposer de payer sa part au restaurant, ni quoi que ce soit de ce genre; mais je sentis dès le début qu'un cadeau trop somptueux l'aurait indisposée, comme une légère menace à l'encontre de son indépendance.


Elle arriva vêtue d'une minijupe plissée turquoise et d'un tee-shirt Betty Boop. Sur le parking de l'aéroport, j'essayai de la prendre dans mes bras; elle se dégagea rapidement, gênée. Au moment où elle mettait sa valise dans le coffre un coup de vent souleva sa jupe, j'eus l'impression qu'elle n'avait pas de culotte. Une fois installé au volant, je lui posai la question. Elle hocha la tête en souriant, se retroussa jusqu'à la taille, écarta légèrement les cuisses: les poils de sa chatte formaient un petit rectangle blond, bien taillé.

Au moment où je démarrais, elle baissa de nouveau sa jupe: je savais maintenant qu'elle n'avait pas de culotte, l'effet était obtenu, c'était suffisant. Arrivés à la résidence, pendant que je sortais sa valise du coffre, elle me précéda sur les quelques marches menant à l'entrée; en apercevant le bas de ses petites fesses j'eus un étourdissement, je faillis éjaculer dans mon pantalon. Je la rejoignis, l'enlaçai en me collant à elle. «Open the door…» dit-elle en frottant distraitement ses fesses contre ma bite. J'obéis, mais à peine dans l'entrée je me collai de nouveau contre elle; elle s'agenouilla sur un petit tapis à proximité, posant ses mains sur le sol. J'ouvris ma braguette et la pénétrai, mais malheureusement le trajet en voiture m'avait tellement excité que je jouis presque tout de suite; elle en parut un peu déçue, mais pas trop. Elle voulut se changer et prendre un bain.

Si la célèbre formule de Stendhal, qu'appréciait tellement Nietzsche, selon laquelle la beauté est une promesse de bonheur, est en général tout à fait fausse, elle s'appliquerait par contre parfaitement à Pérotisme. Esther était ravissante, mais Isabelle aussi, dans sa jeunesse elle était même probablement encore plus belle. Esther par contre était plus erotique, elle était incroyablement, délicieusement erotique, j'en pris conscience une nouvelle fois lorsqu'elle revint de la salle de bains: sitôt après avoir enfilé un pull large elle le baissa légèrement sur ses épaules afin de découvrir les bretelles de son soutien-gorge, puis rajusta son string afin de le faire dépasser de son jean; elle faisait tous ces petits gestes automatiquement, sans même y penser, avec un naturel et une candeur irrésistibles.

Le lendemain, au réveil, je fus traversé par un frisson de joie à l'idée que nous allions descendre à la plage ensemble. Sur la Playa de Monsul, comme sur toutes les plages sauvages, difficiles d'accès, et en général à peu près désertes du parc naturel du Cabo de Gâta, le naturisme est tacitement admis. Bien sûr la nudité n'est pas erotique, enfin c'est ce qu'on dit, pour ma part j'ai toujours trouvé la nudité plutôt erotique – lorsque le corps est beau évidemment -, disons que ce n'est pas ce qu'il y a de plus erotique, j'avais eu des discussions pénibles là-dessus avec des journalistes du temps que j'introduisais des naturistes néo-nazis dans mes sketches. Je savais bien, de toute façon, qu'elle allait trouver quelque chose; je n'eus que quelques minutes à attendre, puis elle apparut vêtue d'un mini-short blanc dont elle avait laissé ouverts les deux premiers boutons, découvrant la naissance de ses poils pubiens; sur ses seins elle avait noué un châle doré, en prenant soin de le remonter un peu pour qu'on puisse apercevoir leur base. La mer était très calme. Une fois installée elle se déshabilla complètement, ouvrit largement ses cuisses, offrant son sexe au soleil. Je versai de l'huile sur son ventre et commençai à la caresser. J'ai toujours été assez doué pour ça, enfin je sais comment m'y prendre avec l'intérieur des cuisses, le périnée, c'est un de mes petits talents. J'étais en pleine action, et je m'apercevais avec satisfaction qu'Esther commençait à éprouver le désir d'être pénétrée, lorsque j'entendis: «Bonjour!» lancé d'une voix forte et joyeuse, quelques mètres derrière moi. Je me retournai: Fadiah avançait dans notre direction. Elle aussi était nue, et portait en bandoulière un sac de plage en toile blanche, orné de l'étoile multicolore aux branches recourbées qui était le signe de reconnaissance des élohimites; elle avait décidément un corps superbe. Je me levai, fis les présentations, une conversation animée s'engagea en anglais. Le petit cul blanc d'Esther était très attirant, mais les fesses rondes et cambrées de Fadiah étaient tentantes également, en tout cas je bandais de plus en plus, mais pour l'instant elles faisaient semblant de ne pas s'en apercevoir: dans les films pornos il y a toujours au moins une scène avec deux femmes, j'étais persuadé qu'Esther n'avait rien contre, et quelque chose me disait que Fadiah serait partante également. En se baissant pour relacer ses sandales, Esther effleura ma bite comme par inadvertance, mais j'étais certain qu'elle l'avait fait exprès, je fis un pas dans sa direction, mon sexe était maintenant dressé à la hauteur de son visage. L'arrivée de Patrick me calma un peu; lui aussi était nu, il était bien bâti mais corpulent, je m'aperçus qu'il commençait à prendre du ventre, les déjeuners d'affaires probablement, enfin c'était un brave mammifère de taille moyenne, je n'avais rien contre un plan à quatre dans le principe mais sur le moment mes velléités sexuelles s'en trouvèrent plutôt refroidies.

Nous continuâmes à discuter, nus, tous les quatre, à quelques mètres du bord de la mer. Ni lui ni elle ne semblaient surpris par la présence d'Esther et la disparition d'Isabelle. Les élohimites forment rarement des couples stables, ils peuvent vivre ensemble deux ou trois ans, parfois plus, mais le prophète encourage vivement chacun à garder son autonomie et son indépendance, en particulier financière, nul ne doit consentir à un dessaisissement durable de sa liberté individuelle, que ce soit par un mariage ou un simple PACS, l'amour doit rester ouvert et pouvoir être constamment remis en jeu, tels sont les principes édictés par le prophète. Même si elle profitait des hauts revenus de Patrick et du mode de vie qu'ils permettaient, Fadiah n'avait probablement aucune possession commune avec lui, et ils avaient sans aucun doute des comptes séparés. Je demandai à Patrick des nouvelles de ses parents, il m'apprit alors une triste nouvelle: sa mère était morte. Cela avait été très inattendu, très brutal: une infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Liège où elle était rentrée pour une opération en principe banale de la hanche; elle avait succombé en quelques heures. Lui-même était en déplacement professionnel en Corée et n'avait pas pu la voir sur son lit de mort, à son retour elle était déjà congelée – elle avait fait don de son corps à la science. Robert, son père, supportait très mal le choc, en fait il avait décidé de quitter l'Espagne pour s'installer dans une maison de retraite en Belgique; il lui laissait la propriété.


Le soir, nous dînâmes ensemble dans un restaurant de poissons de San José. Robert le Belge dodelinait de la tête, participait peu à la conversation; il était à peu près complètement abruti par les calmants. Patrick me rappela que le stage d'hiver se déroulait dans quelques mois à Lanzarote, et qu'ils espéraient vivement ma présence, le prophète lui en avait encore parlé la semaine dernière, j'avais fait sur lui une très bonne impression, et cette fois ce serait vraiment grandiose, il y aurait des adhérents venus du monde entier. Esther, naturellement, était la bienvenue. Elle n'avait jamais entendu parler de la secte, aussi écouta-t-elle l'exposé de la doctrine avec curiosité. Patrick, sans doute échauffé par le vin (un Tesoro de Bullas, de la région de Murcie, un vin qui tapait fort), insista particulièrement sur les aspects sexuels. L'amour qu'enseignait le prophète, et qu'il recommandait de pratiquer, était l'amour véritable, non possessif: si l'on aimait véritablement une femme, ne devait-on pas se réjouir de la voir prendre du plaisir avec d'autres hommes? De même qu'elle se réjouissait, sans arrière-pensée, de vous voir éprouver du plaisir avec d'autres femmes? Je connaissais ce genre de baratin, j'avais eu des discussions pénibles là-dessus avec des journalistes du temps que j'introduisais des partouzeuses anorexiques dans mes sketches. Robert le Belge hochait la tête avec une approbation désespérée, lui qui n'avait probablement jamais connu d'autre femme que la sienne, à présent décédée, et qui allait sans doute mourir assez vite dans sa maison de retraite du Brabant, croupissant anonymement dans son urine, encore heureux s'il pouvait éviter d'être molesté par les aides-soignants. Fadiah elle aussi semblait tout à fait d'accord, trempait ses crevettes dans la mayonnaise, se léchait les lèvres avec gourmandise. J'ignorais complètement ce que pouvait en penser Esther, j'imagine qu'elle devait trouver les discussions théoriques à ce sujet assez ringardes, et à vrai dire j'étais un peu dans le même état d'esprit – quoique pour des raisons différentes, plutôt liées à une répulsion générale pour les discussions théoriques, il me devenait de plus en plus difficile d'y participer, ou même de feindre un intérêt quelconque. Dans le fond j'aurais certainement eu des objections à formuler, par exemple que l'amour non possessif ne paraissait concevable que si l'on vivait soi-même dans une atmosphère saturée de délices, d'où toute crainte était absente, en particulier la crainte de l'abandon et de la mort, qu'il impliquait au minimum, et entre autres choses, l'éternité, en bref que ses conditions n'étaient pas réalisées; quelques années plus tôt j'aurais certainement argumenté, mais je ne m'en sentais plus la force, et de toute façon ce n'était pas trop grave, Patrick était un peu ivre, il s'écoutait parler avec satisfaction, le poisson était frais, nous passions ce qu'il est convenu d'appeler une agréable soirée. Je promis de venir à Lanzarote, Patrick m'assura d'un geste large que je bénéficierais d'un traitement VIP tout à fait exceptionnel; Esther ne savait pas, elle aurait peut-être des examens à cette période. En nous quittant je serrai longuement la main de Robert, qui marmonna quelque chose que je ne compris pas du tout; il tremblait un peu, malgré la douceur de la température. Il me faisait de la peine, ce vieux matérialiste, avec ses traits creusés par le chagrin, ses cheveux avaient blanchi d'un seul coup. Il n'en avait plus que pour quelques mois, quelques semaines peut-être. Qui le regretterait? Pas grand monde; probablement Harry, qui allait se retrouver privé d'entretiens plaisants, balisés, contradictoires sans excès. Je pris alors conscience qu'Harry supporterait probablement bien mieux que Robert la disparition de sa femme; il pouvait se représenter Hildegarde jouant de la harpe au milieu des anges du Seigneur, ou, sous une forme plus spirituelle, blottie dans un recoin topologique du point oméga, quelque chose de ce genre; pour Robert le Belge, la situation était sans issue.


«What are you thinking?» demanda Esther au moment où nous franchissions le seuil. «Sad things…» répondis-je pensivement. Elle hocha la tête, me regarda avec sérieux, se rendit compte que j'étais réellement triste. «Don't worry…» dit-elle; puis elle s'agenouilla pour me faire une pipe. Elle avait une technique très au point, certainement inspirée par les films pornos – ça se voyait tout de suite car elle avait ce geste, qu'on apprend si vite dans les films, de rejeter ses cheveux en arrière pour permettre au garçon, à défaut de caméra, de vous regarder en pleine action. La fellation est depuis toujours la figure reine des films pornos, la seule qui puisse servir de modèle utile aux jeunes filles; c'est aussi la seule où l'on retrouve parfois quelque chose de l'émotion réelle de l'acte, parce que c'est la seule où le gros plan soit, également, un gros plan du visage de la femme, où l'on puisse lire sur ses traits cette fierté joyeuse, ce ravissement enfantin qu'elle éprouve à donner du plaisir. De fait, Esther me raconta par la suite qu'elle s'était refusée à cette caresse lors de sa première relation sexuelle, et qu'elle ne s'était décidée à se lancer qu'après avoir vu pas mal de films. Elle s'y prenait à présent remarquablement bien, jouissait de sa propre maîtrise, et jamais plus tard je n'hésitai, même lorsqu'elle me semblait trop fatiguée ou trop indisposée pour baiser, à lui demander une pipe. Immédiatement avant l'éjaculation elle se reculait légèrement pour recevoir le jet de sperme sur le visage ou dans la bouche, mais elle revenait ensuite à la charge pour lécher minutieusement, jusqu'à la dernière goutte. Comme beaucoup de très jolies jeunes filles elle était facilement indisposée, délicate sur le plan nutritionnel, et avait d'abord avalé avec réticence; mais l'expérience lui avait démontré de la manière la plus claire qu'il lui faudrait en prendre son parti, que la dégustation de leur sperme n'était pas pour les hommes un acte indifférent ni optionnel, mais constituait un témoignage personnel irremplaçable; elle s'y prêtait maintenant avec joie, et j'éprouvai un immense bonheur à jouir dans sa petite bouche.

DANIEL25,3

Après quelques semaines de réflexion je pris contact avec Marie23, lui laissant simplement mon adresse IP. Elle me répondit par le message suivant:

J'ai nettement vu Dieu

Dans son inexistence

Dans son néant précieux

Et j'ai saisi ma chance.

12924, 4311, 4358, 212526. L'adresse indiquée était celle d'une surface grise, veloutée, soyeuse, parcourue dans son épaisseur de légers mouvements, comme un rideau de velours agité par le vent, au rythme de lointains accords de cuivres. La composition était à la fois apaisante et légèrement euphorisante, je me perdis quelque temps dans sa contemplation. Avant que j'aie eu le temps de répondre, elle m'adressa un second message:

Après l'événement de la sortie du Vide,

Nous nagerons enfin dans la Vierge liquide.

51922624,4854267. Au milieu d'un paysage détruit composé de carcasses d'immeubles hautes et grises, aux fenêtres béantes, un bulldozer géant charriait de la boue. Je zoomai légèrement sur l'énorme véhicule jaune, aux formes arrondies, aux allures de jouet radiocommandé – il semblait n'y avoir aucun pilote dans la cabine. Au milieu de la boue noirâtre, des squelettes humains étaient éparpillés par la lame du bulldozer au fur et à mesure de son avancée; en zoomant encore un peu je distinguai plus nettement des tibias, des crânes.


«C'est ce que je vois de ma fenêtre…» m'écrivit Marie23, passant sans préavis en mode non codant. J'en fus un peu surpris; elle faisait donc partie de ces rares néo-humaines installées dans les anciennes conurbations. C'était un sujet, j'en pris conscience du même coup, que Marie22 n'avait jamais abordé avec mon prédécesseur; son commentaire du moins n'en portait nulle trace. «Oui, je vis dans les ruines de New York…» répondit Marie23. «En plein milieu de ce que les hommes appelaient Manhattan…» ajouta-t-elle un peu plus tard.

Cela n'avait évidemment pas beaucoup d'importance, puisqu'il était hors de question que les néohumains s'aventurent hors de leurs résidences; mais j'étais content pour ma part de vivre au milieu d'un paysage naturel, lui dis-je. New York n'était pas si désagréable, me répondit-elle; il y avait beaucoup de vent depuis la période du Grand Assèchement, le ciel était constamment changeant, elle vivait à un étage élevé et passait beaucoup de temps à observer le mouvement des nuages. Certaines usines de produits chimiques, probablement situées dans le New Jersey vu la distance, continuaient à fonctionner, au moment du coucher du soleil la pollution donnait au ciel d'étranges teintes rosés et vertes; et l'océan était encore présent, très loin vers l'Est, à moins qu'il ne s'agisse d'une illusion d'optique, mais par grand beau temps on distinguait parfois un léger miroitement.


Je lui demandai si elle avait eu le temps de terminer le récit de vie de Marie1. «Oh oui… me répondit-elle immédiatement. Il est très bref: moins de trois pages. Elle semblait disposer d'étonnantes aptitudes à la synthèse…»

Cela aussi était original, mais possible. À l'opposé, Rebeccal était célèbre pour son récit de vie comportant plus de deux mille pages, et qui ne couvrait cependant qu'une période de trois heures. Il n'y avait, là non plus, aucune consigne.

DANIEL1,15

La vie sexuelle de l'homme se décompose en deux phases: la première où il éjacule trop tôt, la seconde où il n'arrive plus à bander. Durant les premières semaines de ma relation avec Esther, je m'aperçus que j'étais revenu à la première phase – alors que je croyais depuis longtemps avoir abordé la seconde. Par moments, en marchant à ses côtés dans un parc, ou le long de la plage, j'étais envahi par une ivresse extraordinaire, j'avais l'impression d'être un garçon de son âge, et je marchais plus vite, je respirais profondément, je me tenais droit, je parlais fort. À d'autres moments par contre, en croisant nos reflets dans un miroir, j'étais envahi par la nausée et, le souffle coupé, je me recroquevillais entre les couvertures; d'un seul coup je me sentais si vieux, si flasque. Dans l'ensemble pourtant mon corps n'était pas mal conservé, je n'avais pas un poil de graisse, j'avais même quelques muscles; mais mes fesses pendaient, et surtout mes couilles, elles pendaient de plus en plus, et c'était irrémédiable, je n'avais jamais entendu parler d'aucun traitement; pourtant elle léchait ces couilles, et les caressait, sans paraître en ressentir la moindre gêne. Son corps à elle était si frais, si lisse.

Vers la mi-janvier, je dus me rendre à Paris pour quelques jours; une vague de froid intense s'était abattue sur la France, tous les matins on retrouvait des SDF gelés sur les trottoirs. Je comprenais parfaitement qu'ils refusent d'aller dans les centres d'hébergement ouverts pour eux, qu'ils n'aient aucune envie de se mêler à leurs congénères; c'était un monde sauvage, peuplé de gens cruels et stupides, dont la stupidité, par un mélange particulier et répugnant, exacerbait encore la cruauté; c'était un monde où l'on ne rencontrait ni solidarité, ni pitié – les rixes, les viols, les actes de torture y étaient monnaie courante, c'était en fait un monde presque aussi dur que celui des prisons, à ceci près que la surveillance y était inexistante, et le danger constant. Je rendis visite à Vincent, son pavillon était surchauffé. Il m'accueillit en chaussons et en robe de chambre, il clignait des yeux et mit quelques minutes avant de parvenir à s'exprimer normalement; il avait encore maigri. J'avais l'impression d'être son premier visiteur depuis des mois. Il avait beaucoup travaillé dans son sous-sol, me dit-il, est-ce que j'avais envie de voir? Je ne m'en sentis pas le courage et je repartis après un café; il continuait à s'enfermer dans son petit monde merveilleux, onirique, et je me rendais compte que personne n'y aurait plus jamais accès.

Comme j'étais dans un hôtel près de la place de Clichy, j'en profitai pour me rendre dans quelques sex – shops afin d'acheter des dessous sexy à Esther – elle m'avait dit qu'elle aimait bien le latex, qu'elle appréciait aussi d'être cagoulée, menottée, couverte de chaînes. Le vendeur me paraissant inhabituellement compétent, je lui parlai de mon problème d'éjaculation précoce; il me conseilla une crème allemande récemment mise sur le marché, à la composition complexe – il y avait du sulfate de benzo-caïne, de l'hydrochlorite de potassium, du camphre. En l'appliquant sur le gland avant le rapport sexuel, et en massant soigneusement pour faire pénétrer, la sensibilité se trouvait diminuée, la montée du plaisir et l'éjaculation survenaient beaucoup plus lentement. Je l'essayai dès mon retour en Espagne et ce fut d'emblée un succès total, je pouvais la pénétrer pendant des heures, sans autre limite que l'épuisement respiratoire – pour la première fois de ma vie j'eus envie d'arrêter de fumer. Généralement je me réveillais avant elle, mon premier mouvement était de la lécher, très vite sa chatte était humide et elle ouvrait les cuisses pour être prise: nous faisions l'amour dans le lit, sur les divans, à la piscine, à la plage. Peut-être des gens vivent-ils ainsi pendant de longues années, mais moi je n'avais jamais connu un tel bonheur, et je me demandais comment j'avais pu vivre jusque-là. Elle avait d'instinct les mimiques, les petits gestes (s'humecter les lèvres avec gourmandise, serrer ses seins entre les paumes pour vous les tendre) qui évoquent la fille un peu salope, et portent l'excitation de l'homme à son plus haut point. Etre en elle était une source de joies infinies, je sentais chacun des mouvements de sa chatte lorsqu'elle la refermait, doucement ou plus fort, sur mon sexe, pendant des minutes entières je criais et je pleurais en même temps, je ne savais plus du tout où j'en étais, parfois lorsqu'elle se retirait je m'apercevais qu'il y avait eu, très fort, de la musique, et que je n'en avais rien entendu. Nous sortions rarement, parfois nous allions prendre un cocktail dans un lounge bar de San José, mais là aussi très vite elle se rapprochait de moi, posait la tête sur mon épaule, ses doigts pressaient ma bite à travers le tissu mince, et souvent nous allions tout de suite baiser dans les toilettes – j'avais renoncé à porter des sous-vêtements, elle n'avait jamais de culotte. Elle avait vraiment très peu d'inhibitions: parfois, lorsque nous étions seuls dans le bar, elle s'agenouillait entre mes jambes sur la moquette et me suçait tout en terminant son cocktail à petites gorgées. Un jour, en fin d'après-midi, nous fûmes surpris dans cette position par le serveur: elle retira ma bite de sa bouche, mais la garda entre ses mains, releva la tête et lui fit un grand sourire tout en continuant à me branler de deux doigts; il sourit également, encaissa l'addition, et ce fut alors comme si tout était prévu, arrangé de longue date par une autorité supérieure, et que mon bonheur, lui aussi, était inclus dans l'économie du système.

J'étais au paradis, et je n'avais aucune objection à continuer à y vivre pour le restant de mes jours, mais elle dut partir au bout d'une semaine pour reprendre ses leçons de piano. Le matin de son départ, avant son réveil, je massai soigneusement mon gland avec la crème allemande; puis je m'agenouillai au-dessus de son visage, écartai ses longs cheveux blonds et introduisis mon sexe entre ses lèvres; elle commença à téter avant même d'ouvrir les yeux. Plus tard, alors que nous prenions le petit déjeuner, elle me dit que le goût plus prononcé de mon sexe au réveil, mélangé à celui de la crème, lui avait rappelé celui de la cocaïne. Je savais qu'après avoir sniffé beaucoup de gens aimaient à lécher les grains de poudre restants. Elle m'expliqua alors que, dans certaines parties, les filles avaient un jeu consistant à se faire une ligne de coke sur le sexe des garçons présents; enfin elle n'allait plus tellement à ce genre de parties maintenant, c'était plutôt quand elle avait seize, dix-sept ans.

Le choc, pour moi, fut assez douloureux; le rêve de tous les hommes c'est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s'assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu'on l'a déjà fait, parce qu'on a déjà vécu l'expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l'égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s'était nullement assagie, mais je ne pus pourtant pas m'empêcher de l'interroger sur sa vie sexuelle; elle me répondit, comme je m'y attendais, sans détour, et avec beaucoup de simplicité. Elle avait fait l'amour pour la première fois à l'âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors d'un séjour linguistique en Angleterre; mais ce n'était pas très important, me dit-elle, plutôt une expérience isolée. Ensuite, il ne s'était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s'était passé pas mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels. Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles – sa sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie, pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps, et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en pleine forme, cette histoire à trois s'était même prolongée quelque temps, les garçons s'étaient peu à peu spécialisés, elle les branlait et les suçait tous les deux mais l'un la pénétrait plutôt par-devant, l'autre par-derrière, et c'était peut-être ce qu'elle préférait, il réussissait vraiment à l'enculer très fort, surtout lorsqu'elle avait acheté des poppers. Je l'imaginais, frêle petite jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment envie d'une vie libre, débridée, joyeuse; ensuite ils se lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et à la fin ils baisent encore moins qu'à l'époque de morale religieuse forte; mais Esther appartenait encore à cette brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si simplement, si honnêtement sexuelle, elle s'était prêtée de si bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque chose de mal, que je ne parvenais même pas réellement à lui en vouloir. J'avais juste la sensation tenace et lancinante de l'avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard, et d'avoir gâché ma vie; cette sensation, je le savais, ne m'abandonnerait pas, tout simplement parce qu'elle était juste.


Nous nous revîmes très souvent les semaines suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid. J'ignorais complètement si elle couchait avec d'autres garçons en mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours l'amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois vraiment pas ce que j'aurais pu demander de plus. Il ne me venait même pas à l'esprit, ou très rarement, de m'interroger sur ce qu'une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout j'étais drôle, elle riait beaucoup en ma compagnie, c'était peut-être tout simplement la même chose qui me sauvait, aujourd'hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant, au moment où j'avais commencé une vie amoureuse dans l'ensemble peu satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n'était certainement pas mon argent qui l'attirait, ni ma célébrité – en fait, à chaque fois que j'étais reconnu dans la rue en sa présence, elle s'en montrait plutôt gênée. Elle n'aimait pas tellement non plus être reconnue elle-même comme actrice – cela se produisait aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu'elle ne se considérait pas tout à fait comme une comédienne; la plupart des comédiens acceptent sans problème d'être aimés pour leur célébrité, et après tout à juste titre puisqu'elle fait partie d'eux-mêmes, de leur personnalité la plus authentique, de c elle en tout cas qu'ils se sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d'être aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c'est autre chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe S, leurs salles de bains avec appareil d'hydromassage et plus généralement leur argent font partie d'eux-mêmes, de leur personnalité profonde, et n'ont donc aucune objection à soulever l'enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu'un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage – et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s'il arrive fréquemment qu'un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l'en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu'il le soit de ses villas sur la Côte d'Azur, ou de ses Mercedes classe S. Il reste que j'étais un névrosé occidental, et non pas un commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon argent, ou même que pour ma célébrité – car je n'étais nullement certain, au cours d'une carrière pourtant longue et active, d'avoir donné le meilleur de moi-même, d'avoir exploré toutes les facettes de ma personnalité, je n'étais pas un artiste authentique au sens où pouvait l'être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien au fond que la vie n'avait rien de drôle mais j'avais refusé d'en tenir compte, j'avais été un peu une pute quand même, je m'étais adapté aux goûts du public, jamais je n'avais été réellement sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu'il fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n'est rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais bien compte qu'aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l'habileté d'un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par moments, douloureuse; mais je savais que je parviendrais, elle aussi, à la chasser assez vite.


La seule chose que je m'expliquais mal, c'était l'espèce de gêne qu'éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait, et que j'étais avec elle dans une chambre d'hôtel. En y pensant, je pris conscience que si j'avais rencontré certains de ses amis – des homosexuels essentiellement -, je n'avais jamais rencontré sa sœur, avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d'hésitation, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais parlé à sa sœur de notre relation; chaque fois qu'on se voyait elle prétendait être avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi: elle n'avait jamais réellement réfléchi à la question; elle sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n'avait pas cherché à approfondir. Ce n'était certainement pas le contenu de mes productions, shows ou films, qui était en cause; elle était encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé activement à la movida qui s'était ensuivie, et mené une vie passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons hallucinogènes, la marijuana et l'ecstasy. Lorsque Esther avait cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels; tous trois couchaient dans le même lit, et venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu'elle ne s'endorme. Plus tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des soirées assez chaudes dans l'appartement. Esther passait dire bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui s'essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille, menaçant même d'appeler la police. «Entre adultes libres et consentants», telle était la limite, et l'âge adulte commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je voyais très bien le genre de femme que c'était, et en matière artistique elle était certainement partisane d'une liberté d'expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait respecter la thune, dinero, enfin je ne voyais pas ce qu'elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur net je finis par poser directement la question à Esther.

Elle me répondit après quelques minutes de réflexion, d'une voix pensive: «Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux…» Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux. « Elle va trouver ça malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon âge…» poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j'étais un homme vieillissant, j'avais cette dis grâce – pour reprendre le terme employé par Coetzee, il me paraissait parfait, je n'en voyais aucun autre; cette liberté de moeurs si charmante, si fraîche et si séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que l'insistance répugnante d'un vieux cochon qui refuse de passer la main. Ce que penserait sa sœur, à peu près tout le monde l'aurait pensé à sa place, il n'y avait à cela pas d'issue – à moins d'être un commerçant chinois.

J'avais décidé cette fois-là de rester à Madrid toute la semaine, et deux jours plus tard j'eus une petite dispute avec Esther au sujet de Ken Park, le dernier film de Larry Clark, qu'elle avait tenu à aller voir. J'avais détesté Kids, je détestai Ken Park encore davantage, la scène où cette sale petite ordure bat ses grands-parents m'était en particulier insupportable, ce réalisateur me dégoûtait au dernier degré, et c'est sans doute ce dégoût sincère qui fit que je fus incapable de m'empêcher d'en parler alors que je me doutais bien qu'Esther l'aimait par habitude, par conformisme, parce qu'il était cool d'approuver la représentation de la violence dans les arts, qu'elle l'aimait en somme sans vrai discernement, comme elle aimait Michael Haneke par exemple, sans même se rendre compte que le sens des films de Michael Haneke, douloureux et moral, était aux antipodes de celui des films de Larry Clark. Je savais que j'aurais mieux fait de me taire, que l'abandon de mon personnage comique habituel ne pouvait m'attirer que des ennuis, mais je ne pouvais pas, le démon de la perversité était le plus fort; nous étions dans un bar bizarre, très kitsch, avec des miroirs et des dorures, rempli d'homosexuels paroxystiques qui s'enculaient sans retenue dans des backrooms adjacentes, mais cependant ouvert à tous, des groupes de garçons et de filles prenaient tranquillement des Cocas aux tables voisines. Je lui expliquai en vidant rapidement ma tequila glacée que l'ensemble de ma carrière et de ma fortune je l'avais bâti sur l'exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l'Occident pour le cynisme et pour le mal, et que je me sentais donc spécialement bien placé pour affirmer que parmi tous les commerçants du mal Larry Clark était l'un des plus communs, des plus vulgaires, simplement parce qu'il prenait sans retenue le parti des jeunes contre les vieux, que tous ses films n'avaient d'autre objectif que d'inciter les enfants à se comporter envers leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre pitié, et que cela n'avait rien de nouveau ni d'original, c'était la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une cinquantaine d'années, cette tendance prétendument culturelle ne dissimulait en fait que le désir d'un retour à l'état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états d'âme, simplement parce qu'ils étaient trop faibles pour se défendre, elle n'était donc qu'un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute civilisation pouvait se juger au sort qu'elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n'étaient plus ni productifs ni désirables, en somme Larry Clark et son abject complice Harmony Korine n'étaient que deux des spécimens les plus pénibles – et artistiquement les plus misérables – de cette racaille nietzschéenne qui proliférait dans le champ culturel depuis trop longtemps, et ne pouvaient en aucun cas être mis sur le même plan que des gens comme Michael Haneke, ou comme moi-même par exemple – qui m'étais toujours arrangé pour introduire une certaine forme de doute, d'incertitude, de malaise au sein de mes spectacles, même s'ils étaient (j'étais le premier à le reconnaître) globalement répugnants. Elle m'écoutait d'un air désolé mais avec beaucoup d'attention, elle n'avait pas encore touché à son Fanta.

L'avantage de tenir un discours moral, c'est que ce type de propos a été soumis à une censure si forte, et depuis tant d'années, qu'il provoque un effet d'incongruité et attire aussitôt l'attention de l'interlocuteur; l'inconvénient, c'est que celui-ci ne parvient jamais à vous prendre tout à fait au sérieux. L'expression sérieuse et attentive d'Esther me désarçonna un instant, mais je commandai un autre verre de tequila et je continuai tout en prenant conscience que je m'excitais artificiellement, que ma sincérité elle-même avait quelque chose de faux: outre le fait patent que Larry Clark n'était qu'un petit commerçant sans envergure et que le citer dans la même phrase que Nietzsche avait déjà en soi quelque chose de dérisoire, je me sentais au fond à peine plus concerné par ces sujets que par la faim dans le monde, les droits de l'homme ou n'importe quelle connerie du même genre. Je continuai pourtant, avec une acrimonie croissante, emporté par cet étrange mélange de méchanceté et de masochisme dont je souhaitais peut-être qu'il me conduise à ma perte après m'avoir apporté la notoriété et la fortune. Non seulement les vieux n'avaient plus le droit de baiser, poursuivis-je avec férocité, mais ils n'avaient plus le droit de se révolter contre un monde qui pourtant les écrasait sans retenue, en faisait la proie sans défense de la violence des délinquants juvéniles avant de les parquer dans des mouroirs ignobles où ils étaient humiliés et maltraités par des aides-soignants décérébrés, et malgré tout cela la révolte leur était interdite, la révolte elle aussi – comme la sexualité, comme le plaisir, comme l'amour – semblait réservée aux jeunes, et n'avoir aucune justification possible en dehors d'eux, toute cause incapable de mobiliser l'intérêt des jeunes était par avance disqualifiée, en somme les vieillards étaient en tout point traités comme de purs déchets auxquels on n'accordait plus qu'une survie misérable, conditionnelle et de plus en plus étroitement limitée. Dans mon scénario «LE DÉFICIT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE», qui n'avait pas abouti – c'était d'ailleurs le seul de mes projets à n'avoir pas abouti, et ça me paraissait hautement significatif, poursuivis-je presque hors de moi -, j'incitais au contraire les vieux à se révolter contre les jeunes, à les utiliser et à les mater. Pourquoi par exemple les adolescents mâles ou femelles, consommateurs voraces et moutonniers, toujours friands d'argent de poche, ne seraient-ils pas contraints à la prostitution, seul moyen pour eux de rembourser dans une faible mesure les efforts et fatigues immenses consentis pour leur bien-être? Et pourquoi, à une époque où la contraception était au point, et le risque de dégénérescence génétique parfaitement localisé, maintenir cet absurde et humiliant tabou de l'inceste? Voilà des vraies questions, des problèmes moraux authentiques! m'exclamai-je avec emportement; ça, ce n'était plus du Larry Clark.

Si j'étais acrimonieux, elle était douce; et si je prenais, sans la moindre retenue, le parti des vieux, elle ne prenait pas, dans la même mesure, le parti des jeunes. Une longue conversation s'ensuivit, de plus en plus émouvante et tendre, dans ce bar d'abord, puis au restaurant, puis dans un autre bar, dans la chambre d'hôtel enfin; nous en oubliâmes même, pour un soir, de faire l'amour. C'était notre première vraie conversation, et c'était d'ailleurs me semblait-il la première vraie conversation que j'aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n'avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu'un d'autre qu'une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l'échange d'idées avec quelqu'un qui ne connaît pas votre corps, n'est pas en mesure d'en faire le malheur ou au contraire de lui apporter la joie, soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l'état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales. J'appris ainsi qu'Esther avait eu une maladie de reins très grave, à l'âge de treize ans, qui avait nécessité une longue opération, et que l'un de ses reins était resté définitivement atrophié, ce qui l'obligeait à boire au moins deux litres d'eau par jour, alors que le deuxième, pour l'instant sauvé, pouvait à tout moment donner des signes de faiblesse; il me paraissait évident que c'était un détail capital, que c'était même sans doute pour cela qu'elle ne s'était pas assagie sur le plan sexuel: elle connaissait le prix de la vie, et sa durée si brève. J'appris aussi, et cela me parut encore plus important, qu'elle avait eu un chien, recueilli dans les rues de Madrid, et qu'elle s'en était occupée depuis l'âge de dix ans; il était mort l'année précédente. Une très jolie jeune fille, traitée avec des égards constants et des attentions démesurées par l'ensemble de la population masculine, y compris par ceux – l'immense majorité – qui n'ont plus aucun espoir d'en obtenir une faveur d'ordre sexuel, et même à vrai dire tout particulièrement par eux, avec une émulation abjecte confinant chez certains quinquagénaires au gâtisme pur et simple, une très jolie jeune fille devant qui tous les visages s'ouvrent, toutes les difficultés s'aplanissent, accueillie partout comme si elle était la reine du monde, devient naturellement une espèce de monstre d'égoïsme et de vanité autosatisfaite. La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l'Ancien Régime, et la brève conscience qu'elles pourraient prendre à l'adolescence de l'origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité innée, naturelle, instinctive, qui les place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l'humanité. Chacun autour d'elle n'ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c ‘est tout uniment qu'une très jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d'autant de serviteurs, elle-même n'ayant pour seule tâche que d'entretenir sa propre valeur erotique -dans l'attente de rencontrer un garçon digne d'en recevoir l'hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c'est d'avoir la responsabilité concrète d'un être plus faible, d'être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe.

Esther n'était certainement pas bien éduquée au sens habituel du terme, jamais l'idée ne lui serait venue de vider un cendrier ou de débarrasser le relief de ses repas, et c'est sans la moindre gêne qu'elle laissait la lumière allumée derrière elle dans les pièces qu'elle venait de quitter (il m'est arrivé, suivant pas à pas son parcours dans ma résidence de San José, d'avoir à actionner dix-sept commutateurs); il n'était pas davantage question de lui demander de penser à faire un achat, de ramener d'un magasin où elle se rendait une course non destinée à son propre usage, ou plus généralement de rendre un service quelconque. Comme toutes les très jolies jeunes filles elle n'était au fond bonne qu'à baiser, et il aurait été stupide de l'employer à autre chose, de la voir autrement que comme un animal de luxe, en tout choyé et gâté, protégé de tout souci comme de toute tâche ennuyeuse ou pénible afin de mieux pouvoir se consacrer à son service exclusivement sexuel. Elle n'en était pas moins très loin d'être ce monstre d'arrogance, d'égoïsme absolu et froid, ou, pour parler en termes plus baudelairiens, cette infernale petite salope que sont la plupart des très jolies jeunes filles; il y avait en elle la conscience de la maladie, de la faiblesse et de la mort. Quoique belle, très belle, infiniment erotique et désirable, Esther n'en était pas moins sensible aux infirmités animales, parce qu'elle les connaissait; c'est ce soir-là que j'en pris conscience, et que je mis véritablement à l'aimer. Le désir physique, si violent soit-il, n'avait jamais suffi chez moi à conduire à l'amour, il n'avait pu atteindre ce stade ultime que lorsqu'il s'accompagnait, par une juxtaposition étrange, d'une compassion pour l'être désiré; tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu'il est en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans nombre, mais face à un être jeune et en pleine santé c'est une considération qui paraît bien théorique. Par sa maladie de reins, par sa faiblesse physique insoupçonnable mais réelle, Esther pouvait susciter en moi une compassion non feinte, chaque fois que l'envie me prendrait d'éprouver ce sentiment à son égard. Étant elle -même compatissante, ayant même des aspirations occasionnelles à la bonté, elle pouvait également susciter en moi l'estime, ce qui parachevait l'édifice, car je n'étais pas un être de passion, pas essentiellement, et si je pouvais désirer quelqu'un de parfaitement méprisable, s'il m'était arrivé à plusieurs reprises de baiser des filles dans l'unique but d'assurer mon emprise sur elles et au fond de les dominer; si j'étais même allé jusqu'à utiliser ce peu louable sentiment dans des sketches, jusqu'à manifester une compréhension troublante pour ces violeurs qui sacrifient leur victime immédiatement après avoir disposé de son corps, j'avais par contre toujours eu besoin d'estimer pour aimer, jamais au fond je ne m'étais senti parfaitement à l'aise dans une relation sexuelle basée sur la pure attirance erotique et l'indifférence à l'autre, j'avais toujours eu besoin, pour me sentir sexuellement heureux, d'un minimum – à défaut d'amour – de sympathie, d'estime, de compréhension mutuelle; l'humanité, non, je n'y avais pas renoncé.


Non seulement Esther était compatissante et douce, mais elle était suffisamment intelligente et fine pour se mettre en l'occurrence à ma place. À l'issue de cette discussion où j'avais défendu avec une impétuosité pénible – et stupide au demeurant, puisqu'elle ne songeait nullement à me ranger dans cette catégorie – le droit au bonheur pour les personnes vieillissantes, elle conclut qu'elle parlerait de moi à sa sœur, et qu'elle procéderait aux présentations dans un délai assez bref.

Pendant cette semaine à Madrid, où je fus presque tout le temps avec Esther, et qui reste une des périodes les plus heureuses de ma vie, je me rendis compte aussi que si elle avait d'autres amants leur présence était singulièrement discrète, et qu'à défaut d'être le seul -ce qui était, après tout, également possible -j'étais sans nul doute le préféré. Pour la première fois de ma vie je me sentais, sans restrictions, heureux d'être un homme, je veux dire un être humain de sexe masculin, parce que pour la première fois j'avais trouvé une femme qui s'ouvrait complètement à moi, qui me donnait totalement, sans restrictions, ce qu'une femme peut donner à un homme. Pour la première fois aussi je me sentais animé à l'égard d'autrui d'intentions charitables et amicales, j'aurais aimé que tout le monde soit heureux, comme je l'étais moi-même. Je n'étais plus du tout un bouffon alors, j'avais laissé loin de moi l'attitude humoristique; je revivais en somme, même si je savais que c'était pour la dernière fois. Toute énergie est d'ordre sexuel, non pas principalement mais exclusivement, et lorsque l'animal n'est plus bon à se reproduire il n'est absolument plus bon à rien. Il en va de même pour les hommes; lorsque l'instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé; ainsi, note-t-il dans une métaphore d'une terrifiante violence, «l'existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes». Je ne voulais pas devenir un automate, et c'était cela, cette présence réelle, cette saveur de la vie vivante, comme aurait dit Dostoïevski, qu'Esther m'avait rendue. A quoi bon maintenir en état de marche un corps qui n'est touché par personne? Et pourquoi choisir une jolie chambre d'hôtel si l'on doit y dormir seul? Je ne pouvais, après tant d'autres finalement vaincus malgré leurs ricanements et leurs grimaces, que m'incliner: immense et admirable, décidément, était la puissance de l'amour.

DANIEL25,4

La nuit qui suivit mon premier contact avec Marie23, je fis un rêve étrange. J'étais au milieu d'un paysage de montagnes, l'air était si limpide qu'on distinguait le moindre détail des rochers, des cristaux de glace; la vue s'étendait loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu'à une ligne de sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille, vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d'un trappeur kalmouk, creusait patiemment autour d'un piquet, dans la neige; puis, toujours armé de son modeste couteau, il entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme était avisé et cruel. Je savais qu'il allait réussir, car il avait le temps pour lui, et que les fondations du monde allaient s'écrouler; il n'était animé d'aucune motivation précise, mais d'une obstination animale; je lui attribuais la connaissance intuitive, et les pouvoirs d'un chaman.

Comme ceux des humains, nos rêves sont presque toujours des recombinaisons à partir d'éléments de réalité hétéroclites survenus à l'état de veille; cela a conduit certains à y voir une preuve de la non-unicité du réel. D'après eux, nos rêves seraient des aperçus sur d'autres branches d'univers existantes au sens d'Everett-de Witt, c'est-à-dire d'autres bifurcations d'observables apparues à l'occasion de certains événements de la journée; ils ne seraient ainsi nullement l'expression d'un désir ni d'une crainte, mais la projection mentale de séquences d'événements consistantes, compatibles avec l'évolution globale de la fonction d'onde de l'Univers, mais non directement attestables. Rien n'indiquait dans cette hypothèse ce qui permettait aux rêves d'échapper aux limitations usuelles de la fonction cognitive, interdisant à un observateur donné tout accès aux séquences d'événements non attestables dans sa propre branche d'univers; par ailleurs, je ne voyais nullement ce qui, dans mon existence, aurait pu donner naissance à une branche d'univers aussi divergente.

D'après d'autres interprétations, certains de nos songes sont d'un autre ordre que ceux qu'ont pu connaître les hommes; d'origine artificielle, ils sont les productions spontanées de demi-formes mentales engendrées par l'entrelacement modifiable des éléments électroniques du réseau. Un organisme gigantesque demanderait à naître, à former une conscience électronique commune, mais ne pourrait pour l'instant se manifester que par la production de trains d'ondes oniriques générés par des sous-ensembles évolutifs du réseau et contraints de se propager à travers les canaux de transmission ouverts par les néo-humains; il chercherait par conséquent à exercer un contrôle sur l'ouverture de ces canaux. Nous étions nous-mêmes des êtres incomplets, des êtres de transition, dont la destinée était de préparer l'avènement d'un futur numérique. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse paranoïde, il est certain qu'une mutation logicielle s'était produite, probablement dès le début de la Seconde Diminution, et que, s'attaquant tout d'abord au système de cryptage, elle s'était peu à peu étendue à l'ensemble des couches logicielles du réseau; nul ne connaissait exactement son ampleur, mais elle devait être grande, et la fiabilité de notre système de transmission était, dans le meilleur des cas, devenue très aléatoire.

Le danger de surproduction onirique était répertorié depuis l'époque des Fondateurs, et pouvait aussi, plus simplement, s'expliquer par les conditions d'isolement physique absolu dans lesquelles nous étions appelés à vivre. Aucun traitement véritable n'était connu. La seule parade consistait à éviter l'envoi et la réception de messages, à couper tout contact avec la communauté néo-humaine, à se recentrer sur les éléments de physiologie individuelle. Je m'y astreignis, mis en place les principaux dispositifs de surveillance biochimique: il fallut plusieurs semaines pour que ma production onirique revienne à son niveau normal et que je puisse à nouveau me concentrer sur le récit de vie de Daniel1, et sur mon commentaire.

DANIEL1,16

«Pour pouvoir détourner netstat, il faut

y être injecté; pour cela, on n'a d'autre choix que de détourner tout l'userland.»

kdm.fr.st


J'avais un peu oublié l'existence des élohimites lorsque je reçus un coup de téléphone de Patrick me rappelant que le stage d'hiver commençait deux semaines plus tard, et me demandant si j'avais toujours l'intention d'y participer. J'avais reçu un courrier d'invitation, un courrier VIP, précisa-t-il. Je le retrouvai facilement dans ma pile: le papier était orné, en filigrane, de jeunes filles nues dansant parmi les fleurs. Sa Sainteté le prophète me conviait, avec d'autres éminentes personnalités amies, à assister comme chaque année à la célébration de l'anniversaire delà «merveilleuse rencontre»-celle avec les Élohim, j'imagine. Ce serait une célébration particulière, où seraient dévoilés des détails inédits concernant l'édification de l'ambassade, en présence de fidèles du monde entier guidés par leurs neuf archevêques et leurs quarante-neuf évêques – ces distinctions honorifiques n'avaient rien à voir avec l'organigramme réel; elles avaient été mises en place par Flic, qui les jugeait indispensables à la bonne gestion d'une organisation humaine. «On va s'éclater comme des malades!» avait ajouté le prophète, à mon attention, de sa main.

Esther, comme prévu, avait des examens à cette période, et ne pourrait pas m'accompagner. Comme elle n'aurait, non plus, pas tellement le temps de me voir, j'acceptai sans hésiter – après tout j'étais à la retraite maintenant, je pouvais faire un peu de tourisme, dès excursions sociologiques, essayer de vivre des moments pittoresques ou drôles. Je n'avais jamais mis en scène de secte dans mes sketches alors qu'il s'agissait d'un phénomène authentiquement moderne, qu'elles proliféraient malgré toutes les campagnes rationalistes et les mises en garde, que rien ne semblait pouvoir les arrêter. Je jouai quelque temps, assez vainement, avec l'idée d'un sketch élohimite, puis je pris mon billet d'avion.


Le vol faisait escale à la Grande Canarie, et pendant que nous tournions en attendant un couloir d'atterrissage j'observai avec curiosité les dunes de Maspalomas. Les gigantesques formations sableuses plongeaient dans l'océan d'un bleu éclatant; nous volions à basse altitude et je pouvais distinguer les figures qui se formaient sur le sable, engendrées par le mouvement du vent, évoquant parfois des lettres, parfois des formes d'animaux ou des visages humains; on ne pouvait s'empêcher d'y voir des signes, de leur donner une interprétation divinatoire, et je commençai à me sentir oppressé, malgré ou à cause de l'uniformité de l'azur.

L'avion se vida presque entièrement à l'aéroport de Las Palmas; puis quelques passagers montèrent, qui faisaient la navette entre les îles. La plupart semblaient des voyageurs au long cours, du style backpackers australiens armés d'un guide Let's go Europe et d'un plan de localisation des McDonald's. Ils se comportaient tranquillement, regardaient eux aussi le paysage, échangeaient à mi-voix des remarques intelligentes ou poétiques. Peu avant l'atterrissage nous survolâmes une zone volcanique aux roches torturées, d'un rouge sombre. " Patrick m'attendait dans le hall d'accueil de l'aéroport d'Arrecife, vêtu d'un pantalon et d'une tunique blanche brodée de l'étoile multicolore de la secte, un large sourire aux lèvres – j'avais l'impression qu'il avait commencé à sourire cinq minutes avant mon arrivée, et de fait il continua, sans raison apparente, pendant que nous traversions le parking. Il me désigna un minibus Toyota blanc, lui aussi orné de l'étoile multicolore. Je m'installai sur le siège avant: le visage de Patrick était toujours illuminé par un sourire sans objet; en attendant dans la file pour introduire son ticket de sortie il commença à tambouriner de quelques doigts sur le volant en agitant la tête, comme habité par une mélodie intérieure.

Nous roulions dans une plaine d'un noir intense, presque bleuté, formée de rocs anguleux, grossiers, à peine modelés par l'érosion, lorsqu'il reprit la parole: «Tu vas voir, ce stage est superbe…» dit-il à mi-voix, comme pour lui-même, ou comme s'il me confiait un secret. «Il y a des vibrations spéciales… C ‘est très spirituel, vraiment.» J'acquiesçai poliment. La remarque ne me surprenait qu'à moitié: dans les ouvrages New Age il est classiquement admis que les régions volcaniques sont parcourues de courants telluriques auxquels la plupart des mammifères – et en particulier les hommes – sont sensibles; ils sont censés, entre autres, inciter à la promiscuité sexuelle. «C'est cela, c'est cela…» fit Patrick, toujours avec extase, «nous sommes des fils du feu». Je m'abstins de relever.

Peu avant d'arriver nous longeâmes une plage de sable noir, parsemée de petits cailloux blancs; je dois reconnaître que c'était étrange, et même perturbant. Je regardai d'abord avec attention, puis détournai la tête; je me sentais un peu choqué par cette brutale inversion des valeurs. Si la mer avait été rouge, j'aurais sans doute pu l'admettre; mais elle était toujours aussi bleue, désespérément.


La route bifurqua brusquement vers l'intérieur des terres et cinq cents mètres plus loin nous nous arrêtâmes devant une barrière métallique solide, de trois mètres de haut, flanquée de barbelés, qui s'étendait à perte de vue. Deux gardes armés de mitraillettes patrouillaient derrière le portail, qui était apparemment la seule issue. Patrick leur fit signe, ils déverrouillèrent le portail, s'approchèrent, me dévisagèrent soigneusement avant de nous laisser passer. «C'est nécessaire… me dit Patrick d'une voix toujours aussi éthérée. Les journalistes…»

La piste, assez bien entretenue, traversait une zone plate et poussiéreuse, au sol de petits cailloux rouges. Au moment où j'apercevais, dans le lointain, comme un village de tentes blanches, Patrick tourna sur la gauche en direction d'un escarpement rocheux très pentu, érodé sur l'un de ses côtés, fait de cette même roche noire, probablement volcanique, que j'avais remarquée un peu plus tôt. Après deux ou trois lacets, il arrêta le véhicule sur un terre-plein et nous dûmes continuer à pied. Malgré mes protestations il insista pour prendre ma valise, qui était assez lourde. «Non non, je t'en prie… Tu es un invité VIP…» Il avait adopté le ton de la plaisanterie, mais quelque chose me disait que c'était en fait bien plus sérieux. Nous passâmes devant une dizaine de grottes creusées à flanc de rocher avant d'aboutir sur un nouveau terre-plein, presque au sommet du monticule. Une ouverture large de trois mètres, haute de deux, conduisait à une grotte beaucoup plus vaste que les autres; deux gardes armés, là aussi, étaient postés à l'entrée.

Nous pénétrâmes dans une première salle carrée d'à peu près dix mètres de côté, aux murs nus, uniquement meublée de quelques chaises pliantes disposées le long des murs; puis, précédés par un garde, nous traversâmes un couloir éclairé par de hauts lampadaires en forme de colonnes, assez similaires à ceux en vogue dans les années 1970: à l'intérieur d'un liquide luminescent et visqueux de couleur jaune, turquoise, orange ou mauve, de gros globules se formaient, remontaient lentement le long de la colonne lumineuse avant de disparaître.

Les appartements du prophète étaient meublés dans le même style années 1970. Une épaisse moquette orange, zébrée d'éclairs violets, recouvrait le sol. Des divans bas, couverts de fourrure, étaient irrégulièrement disposés dans la pièce. Dans le fond, des gradins menaient à un fauteuil relax tournant en cuir rosé, avec repose-pieds intégré; le fauteuil était vide. Derrière, je reconnus le tableau qui était dans la salle à manger du prophète à Zwork – au milieu d'un jardin supposément édénique, douze jeunes filles vêtues de tuniques transparentes le contemplaient avec adoration et désir. C'était ridicule, si l'on veut, mais uniquement dans la mesure – au fond assez faible – où une chose purement sexuelle peut l'être; l'humour et le sentiment du ridicule (j'étais payé, et même bien payé, pour le savoir) ne peuvent remporter une pleine victoire que lorsqu'ils s'attaquent à des cibles déjà désarmées telles que la religiosité, le sentimentalisme, le dévouement, le sens de l'honneur, etc.; ils se montrent au contraire impuissants à nuire sérieusement aux déterminants profonds, égoïstes, animaux de la conduite humaine. Ce tableau quoi qu'il en soit était si mal peint qu'il me fallut un certain temps pour reconnaître les modèles dans la personne des jeunes filles réelles, assises sur les gradins, qui tentaient plus ou moins de redoubler les positions picturales – elles avaient dû être mises au courant de notre arrivée – mais n'offraient cependant qu'une reproduction approximative de la toile: si certaines avaient les mêmes tuniques transparentes, vaguement grecques, relevées jusqu'à la taille, d'autres avaient opté pour des bustiers et des porte-jarretelles de latex noir; toutes en tout cas avaient le sexe à découvert. «Ce sont les fiancées du prophète…» me dit Patrick avec respect. Il m'apprit alors que ces élues avaient le privilège de vivre dans la présence permanente du prophète; toutes disposaient de chambres dans sa résidence californienne. Elles représentaient toutes les races de la Terre, et avaient été destinées par leur beauté au service exclusif des Élohim: elles ne pouvaient donc avoir de rapports sexuels qu'avec eux – une fois bien sûr qu'ils auraient honoré la Terre de leur visite – et avec le prophète; elles pouvaient aussi, lorsque celui-ci en exprimait le désir, avoir des rapports sexuels entre elles. Je méditai quelque temps sur cette perspective tout en essayant de les recompter: décidément, il n'y en avait que dix. J'entendis à ce moment un clapotis venant de la droite. Des halogènes situés dans le plafond s'allumèrent, découvrant une piscine creusée dans le roc, entourée d'une végétation luxuriante; le prophète s'y baignait nu. Les deux jeunes filles manquantes attendaient respectueusement près de l'échelle d'accès, tenant un peignoir et une serviette blancs ornés de l'étoile multicolore. Le prophète prenait son temps, roulait sur lui-même dans l'eau, dérivait paresseusement en faisant la planche. Patrick se tut, baissa la tête; on n'entendit plus que le léger clapotis de la baignade.

Il sortit enfin, fut aussitôt enveloppé dans le peignoir, cependant que la seconde jeune fille s'agenouillait pour lui frictionner les pieds; je m'aperçus alors qu'il était plus grand, et surtout plus costaud, que dans mon souvenir; il devait certainement faire de la musculation, s'entretenir. Il vint vers moi les bras largement ouverts, me donna l'accolade. «Je suis content… dit-il d'une voix profonde, je suis content de te voir…» Je m'étais plusieurs fois demandé pendant le voyage ce qu'il attendait de moi au juste; peut-être s'exagérait-il ma notoriété. La Scientologie, par exemple, bénéficiait sans nul doute de la présence parmi ses adhérents de John Travolta ou de Tom Cruise; mais j'étais loin d'en être au même niveau. Il était dans le même cas à vrai dire, et c'était peut-être simplement l'explication: il prenait ce qu'il avait sous la main.


Le prophète s'assit dans son fauteuil relax; nous nous installâmes sur des poufs en contrebas. Sur un signe de sa main les jeunes filles s'égaillèrent et revinrent, portant des coupelles en grès remplies d'amandes et de fruits secs; d'autres portaient des amphores emplies de ce qui s'avéra être du jus d'ananas. Il restait, donc, dans la note grecque; la mise en scène, quand même, n'était pas tout à fait au point, c'était un peu gênant d'apercevoir, sur une desserte, les emballages du mélange télévision Benenuts. «Susan…» dit doucement le prophète à une jeune fille très blonde, aux yeux bleus, au visage ravissant et candide, qui était restée assise à ses pieds. Obéissant sans un mot, elle s'agenouilla entre ses cuisses, écarta le peignoir et commença à le sucer; son sexe était court, épais. Il souhaitait apparemment établir d'entrée de jeu une position de dominance claire; je me demandai fugitivement s'il le faisait uniquement par plaisir, ou si ça faisait partie d'un plan destiné à m'impressionner. Je n'étais en fait nullement impressionné, je remarquai par contre que Patrick semblait gêné, regardait ses pieds avec embarras, rougissait un peu – alors que tout cela était, dans le principe, absolument conforme aux théories qu'il professait. La conversation roula d'abord sur la situation internationale – caractérisée, selon le prophète, par de graves menaces pesant sur la démocratie; le danger représenté par l'intégrisme musulman n'était selon lui nullement exagéré, il disposait d'informations inquiétantes en provenance de ses adeptes africains. Je n'avais pas grand-chose à dire sur la question, ce qui n'était pas plus mal, ça me permit de conserver à mon visage une expression d'intérêt respectueux. De temps en temps il posait la main sur la tête de la fille, qui interrompait son mouvement; puis, sur un nouveau signe, elle recommençait à le pomper. Après avoir monologué quelques minutes, le prophète voulut savoir si je souhaitais me reposer avant le repas, qui serait pris en compagnie des principaux dirigeants; j'avais l'impression que la bonne réponse était: «Oui.»

«Ça s'est bien passé! Ça s'est très bien passé!…» me glissa Patrick, tout frétillant d'excitation, alors que nous reprenions le couloir en sens inverse. Sa soumission affichée me rendait un peu perplexe: j'essayais de passer en revue ce que je savais sur les tribus primitives, les rituels hiérarchiques, mais j'avais du mal à me souvenir, c'étaient vraiment des lectures de jeunesse, datant de l'époque où je prenais mes cours d'acteur; je m'étais alors persuadé que les mêmes mécanismes se retrouvaient, à peine modifiés, dans les sociétés modernes, et que leur connaissance pourrait me servir à l'écriture de mes sketches – l'hypothèse s'était d'ailleurs révélée en gros exacte, Lévi-Strauss en particulier m'avait beaucoup aidé. En débouchant sur le terre-plein je m'arrêtai, frappé par la vision du camp de toile où logeaient les adeptes une cinquantaine de mètres en contrebas: il devait y avoir un bon millier de tentes igloo, très serrées, toutes identiques, d'un blanc immaculé, et disposées de manière à former cette étoile aux pointes recourbées qui était l'emblème de la secte. On ne pouvait apercevoir le dessin que d'en haut – ou du ciel, me suggéra Patrick. L'ambassade, une fois construite, affecterait la même forme, le prophète en avait lui-même dessiné les plans, il souhaiterait certainement me les montrer.

Je m'attendais plus ou moins à un repas somptueux, ponctué de délices sybaritiques; je dus rapidement déchanter. En matière d'alimentation, le prophète en tenait pour la plus grande frugalité: tomates, fèves, olives, semoule de blé dur – le tout servi en petites quantités; un peu de fromage de brebis, accompagné d'un verre de vin rouge. Non seulement il était régime Cretois hard-core, mais il faisait une heure de gymnastique par jour, selon des mouvements précisément conçus pour tonifier l'appareil cardiovasculaire, prenait des comprimés de Pantestone et de MDMA, ainsi que d'autres médicaments disponibles uniquement aux USA. Il était littéralement obsédé par le vieillissement physique, et la conversation roula presque uniquement sur la prolifération des radicaux libres, le pontage du collagène, la fragmentation de l'élastine, l'accumulation de lipofuscine à l'intérieur des cellules du foie. Il avait l'air de connaître le sujet à fond, Savant intervenait juste de temps à autre pour préciser un point de détail. Les autres convives étaient Humoriste, Flic et Vincent – que je voyais pour la première fois depuis mon arrivée, et qui me parut encore plus largué que d'habitude: il n'écoutait pas du tout, semblait songer à des choses personnelles et informulables, son visage était parcouru de tressaillements nerveux, en particulier à chaque fois qu'apparaissait Susan – le service était assuré par les fiancées du prophète, qui avaient revêtu pour l'occasion de longues tuniques blanches fendues sur le côté.

Le prophète ne prenait pas de café, et le repas se conclut par une sorte d'infusion de couleur verte, particulièrement amère-mais qui était, selon lui, souveraine contre les accumulations de lipofuscine. Savant confirma l'information. Nous nous séparâmes tôt, le prophète insistait sur la nécessité d'un sommeil long et réparateur. Vincent me suivit précipitamment dans le couloir de sortie, j'eus l'impression qu'il s'accrochait à moi, qu'il souhaitait me parler. La grotte qui m'avait été allouée était légèrement plus vaste que la sienne, elle comportait une terrasse qui dominait le camp de toile. Il n'était que onze heures du soir mais tout était parfaitement calme, on n'entendait aucune musique, on distinguait peu d'allées et venues entre les tentes. Je servis à Vincent un verre du Glenfiddich que j'avais acheté au duty-free de l'aéroport de Madrid.

Je m'attendais plus ou moins à ce qu'il engage la conversation mais il n'en fit rien, il se contenta de se resservir et de faire tourner le liquide dans son verre. À mes questions sur son travail, il ne répondit que par des monosyllabes découragés; il avait encore maigri. En désespoir de cause je finis par parler de moi, c'est-à-dire d'Esther, c'était à peu près la seule chose qui me paraissait digne d'être signalée dans ma vie dernièrement; j'avais acheté un nouveau système d'arrosage automatique, aussi, mais je ne me sentais pas capable de tenir très longtemps sur le sujet. Il me demanda de lui parler encore d'Esther, ce que je fis avec un réel plaisir; son visage s'éclairait peu à peu, il me dit qu'il était content pour moi, et je le sentais sincère. C'est difficile, l'affection entre hommes, parce que ça ne peut se concrétiser en rien, c'est quelque chose d'irréel et de doux, mais toujours d'un peu douloureux, aussi; il partit dix minutes plus tard sans m'avoir révélé quoi que ce soit sur sa vie. Je m'allongeai dans l'obscurité et méditai sur la stratégie psychologique du prophète, qui me paraissait obscure. Allait-il me faire l'offrande d'une adepte destinée à me divertir sur le plan sexuel? Il hésitait probablement, il ne devait pas avoir une grosse expérience dans le traitement des VIP. J'envisageais la perspective avec calme: j'avais fait l'amour avec Esther le matin même, cela avait été encore plus long et plus délicieux qu'à l'habitude; je n'avais aucune envie d'une autre femme, je n'étais même pas certain le cas échéant de parvenir à m'y intéresser. On considère en général les hommes comme des bites sur pattes, capables de baiser n'importe quelle nana à condition qu'elle soit suffisamment excitante sans qu'aucune considération de sentiments entre en ligne de compte; le portrait est à peu près juste, mais quand même un peu forcé. Susan était ravissante, certes, mais en la voyant sucer la queue du prophète je n'avais ressenti aucune montée d'adrénaline, aucune poussée de rivalité simiesque, en ce qui me concerne l'effet avait été manqué, et je me sentais en général inhabituellement calme.


Je me réveillai vers cinq heures du matin, peu avant l'aube, et fis une toilette énergique que je terminai par une douche glacée; j'avais l'impression, assez difficile à justifier, et qui devait d'ailleurs se révéler fausse, que je m'apprêtais à vivre une journée décisive. Je me préparai un café noir, que je bus sur la terrasse en observant le camp de toile qui commençait à s'éveiller; quelques adeptes se dirigeaient vers les sanitaires collectifs. Dans le jour naissant, la plaine caillouteuse paraissait d'un rouge sombre. Loin vers l'Est on apercevait les barrières de protection métallique, le terrain délimité par la secte devait faire au moins une dizaine de kilomètres carrés. Descendant le chemin en lacets, quelques mètres plus bas, j'aperçus soudain Vincent en compagnie de Susan. Ils s'arrêtèrent sur le terre-plein où nous avions laissé le minibus la veille. Vincent agitait les mains, semblait plaider sa cause, mais parlait à voix basse, j'étais trop loin pour le comprendre; elle le regardait avec calme, mais son expression demeurait inflexible. Tournant la tête elle me vit qui les regardais, posa une main sur le bras de Vincent pour le faire taire; je regagnai l'intérieur de ma grotte, pensif. Vincent me paraissait bien mal parti: avec son regard limpide que rien ne semblait pouvoir troubler, son corps athlétique et sain de jeune sportive protestante, cette fille avait tout de la fanatique de base: on aurait aussi bien pu l'imaginer dans un mouvement évangéliste radical, ou un groupuscule de deep ecology; en l'occurrence elle devait être dévouée corps et âme au prophète, et rien ne pourrait la convaincre de rompre son vœu de service sexuel exclusif. Je compris alors pourquoi je n'avais jamais introduit de sectes dans mes sketches: il est facile d'ironiser sur les êtres humains, de les considérer comme des mécaniques burlesques lorsqu'ils sont, banalement, mus par la cupidité ou le désir; lorsqu'ils donnent par contre l'impression d'être animés par une foi profonde, par quelque chose qui outrepasse l'instinct de survie, le mécanisme grippe, le rire est arrêté dans son principe.


Un à un les adeptes sortaient de leur tente, revêtus d'une tunique blanche, et se dirigeaient vers l'ouverture creusée à la base du piton rocheux, conduisant à une immense grotte naturelle dans laquelle se déroulaient les enseignements. Beaucoup de tentes me paraissaient vides; de fait je devais apprendre, lors d'une conversation que j'eus quelques minutes plus tard avec Flic, que le stage d'hiver n'avait attiré cette année que trois cents personnes; pour un mouvement qui revendiquait quatre-vingt mille adeptes à travers le monde, c'était peu. Il imputait cet insuccès au niveau trop élevé des conférences de Miskiewicz. «Ça passe complètement au-dessus de la tête des gens… Dans un stage destiné à tous, il vaudrait mieux mettre l'accent sur des émotions plus simples, plus fédératrices. Mais le prophète est complètement fasciné par les sciences…» conclut-il avec amertume. J'étais surpris qu'il s'adresse à moi avec autant de franchise; la méfiance qu'il éprouvait à mon égard lors du stage de Zwork semblait s'être évanouie. À moins qu'il ne cherche en moi un allié: il devait s'être renseigné, a voir appris que j'étais un VIP de première importance, peut-être appelé à jouer un rôle dans l'organisation, voire à influencer les décisions du prophète. Ses relations avec Savant n'étaient pas bonnes, c'était une évidence: l'autre le considérait comme une sorte de sous-officier, tout juste bon à organiser le service d'ordre ou à mettre en place l'intendance des repas. Lors de leurs échanges parfois acerbes Humoriste éludait, ironisait, évitait de prendre parti, se reposant entièrement sur sa relation personnelle avec le prophète.

La première conférence de la journée démarrait à huit heures, et c'était, justement, une conférence de Miskiewicz, intitulée «L'être humain: matière et information». En le voyant monter sur l'estrade, émacié, sérieux, une liasse de notes à la main, je me dis qu'il aurait été, en effet, parfaitement à sa place dans un séminaire d'étudiants de troisième cycle, mais qu'ici c'était moins évident. Il salua rapidement l'assistance avant de commencer son exposé: pas de clin d'œil au public ni de trait d'humour, pas non plus la moindre tentative de produire une émotion collective, sentimentale ou religieuse; rien que le savoir à l'état brut.

Après une demi-heure consacrée au code génétique – très bien exploré à l'heure actuelle – et aux modalités – encore mal connues – de son expression dans la synthèse des protéines, il y eut, cependant, un petit effet de mise en scène. Deux assistants apportèrent sur la table devant lui, en peinant un peu, un container d'à peu près la taille d'un sac de ciment, constitué de poches plastiques transparentes, juxtaposées, de taille inégale, contenant des produits chimiques variés – la plus grande, de loin, était remplie d'eau.

«Ceci est un être humain!…» s'exclama Savant, presque avec emphase – j'appris par la suite que le prophète, tenant compte des remarques de Flic, lui avait demandé de dramatiser un petit peu son exposé, l'avait même inscrit à une formation accélérée de communication orale, avec training vidéo et participation de comédiens professionnels. «Le container posé sur cette table, reprit-il, a exactement la même composition chimique qu'un être humain adulte de soixante-dix kilos. Comme vous le constaterez, nous sommes surtout composés d'eau…» Il saisit un stylet, perça la poche transparente; un petit jet se forma.

«Naturellement, il y a de grandes différences…» Le spectacle était terminé, il reprenait peu à peu son sérieux; la poche d'eau devenait flasque, s'aplatissait lentement. «Ces différences, aussi importantes soient-elles, peuvent se résumer en un mot: l'information. L'être humain, c'est de la matière plus de l'information. La composition de cette matière nous est aujourd'hui connue, au gramme près: il s'agit d'éléments chimiques simples, déjà largement présents dans la nature inanimée. L'information elle aussi nous est connue, au moins dans son principe: elle repose entièrement sur l'ADN, celui du noyau et celui des mitochondries. Cet ADN contient non seulement l'information nécessaire à la construction de l'ensemble, à l'embryogenèse, mais aussi celle qui pilote et commande par la suite le fonctionnement de l'organisme. Dès lors, pourquoi devrions-nous nous astreindre à passer par l'embryogenèse? Pourquoi ne pas fabriquer directement un être humain adulte à partir des éléments chimiques nécessaires et du schéma fourni par l'ADN? Telle est, très évidemment, la voie de recherches vers laquelle nous nous dirigerons dans le futur. Les hommes du futur naîtront directement dans un corps adulte, un corps de dix-huit ans, et c'est ce modèle qui sera reproduit par la suite, c'est sous cette forme idéale qu'ils atteindront, que vous et moi nous atteindrons, si mes recherches avancent aussi rapidement que je l'espère, à l'immortalité. Le clonage n'est qu'une méthode primitive, directement calquée sur le mode de reproduction naturel; le développement de l'embryon n'apporte rien, si ce n'est une possibilité de malformations et d'erreurs; dès lors que nous disposons du plan de construction et des matériaux nécessaires, il devient une étape inutile.

«Il n'en est pas de même, poursuivit-il, et c'est un point sur lequel j'attire votre attention, pour le cerveau humain. Il y a, effectivement, certains précâblages grossiers; quelques éléments de base parmi les aptitudes et les traits de caractère sont déjà inscrits dans le code génétique; mais pour l'essentiel la personnalité humaine, ce qui constitue notre individualité et notre mémoire, se forme peu à peu, tout au long de notre vie, par activation et renforcement chimique de sous-réseaux neuronaux et de synapses dédiées; l'histoire individuelle, en un mot, crée l'individu.»


Après un repas aussi frugal que le précédent, je pris place aux côtés du prophète dans sa Range Rover. Miskiewicz monta à l'avant, l'un des gardes prit le volant. La piste continuait après le village de toile, creusée dans le roc; un nuage de poussière rouge nous enveloppa rapidement. Au bout d'un quart d'heure la voiture stoppa devant un parallélépipède de section carrée, d'un blanc immaculé, dépourvu d'ouvertures, qui pouvait faire vingt mètres de côté et dix mètres de hauteur. Miskiewicz actionna une télécommande: une porte massive, aux jointures invisibles, pivota dans la paroi.

À l'intérieur régnaient jour et nuit, tout au long de l'année, une température et une luminosité uniformes et constantes, m'expliqua-t-il. Un escalier nous conduisit à une large coursive en hauteur qui faisait le tour du bâtiment, desservant une succession de bureaux. Les armoires métalliques encastrées dans les murs étaient remplies de DVD de données étiquetés avec soin. L'étage inférieur ne contenait rien d'autre qu'un hémisphère aux parois de plastique transparent, irrigué par des centaines de tuyaux également transparents conduisant à des containers d'acier poli.

«Ces tuyaux contiennent les substances chimiques nécessaires à la fabrication d'un être vivant, poursuivit Miskiewicz: carbone, hydrogène, oxygène, azote, et les différents oligo-éléments…

– C'est dans cette bulle transparente, ajouta le prophète d'une voix vibrante, que naîtra le premier humain conçu de manière entièrement artificielle; le premier véritable cyborg!»


Je jetai un regard attentif aux deux hommes: pour la première fois depuis que je l'avais rencontré le prophète était d'un sérieux total, il semblait lui-même impressionné, et presque intimidé, par les perspectives qui s'ouvraient dans le futur. Miskiewicz de son côté avait l'air tout à fait sûr de lui, et désireux de poursuivre ses explications: à l'intérieur de cette salle c'était lui le véritable patron, le prophète n'avait plus son mot à dire. Je pris alors conscience que l'aménagement du laboratoire avait dû coûter cher, et même très cher, que c'est probablement là que passait l'essentiel des cotisations et des bénéfices, que cette salle en somme était la véritable raison d'être de la secte. En réponse à mes questions, Miskiewicz précisa qu'ils étaient dès à présent en mesure de réaliser la synthèse de l'ensemble des protéines et des phospholipides complexes impliqués dans le fonctionnement cellulaire; qu'ils avaient pu également reproduire l'ensemble des organites, à l'exception, qu'il supposait très temporaire, de l'appareil de Golgi; mais qu'ils se heurtaient à des difficultés imprévues dans la synthèse de la membrane plasmique, et qu'ils n'étaient donc pas encore capables de produire une cellule vivante entièrement fonctionnelle. À ma question de savoir s'ils avaient de l'avance sur les autres équipes de recherche, il fronça les sourcils; je n'avais, apparemment, pas tout à fait compris: ce n'est pas simplement qu'ils avaient de l'avance, c'est qu'ils étaient la seule équipe au monde à travailler sur une synthèse artificielle, où l'ADN ne servait plus au développement des feuillets embryonnaires, mais était uniquement utilisé pour l'information permettant le pilotage des fonctions de l'organisme achevé. C'était cela, justement, qui devait permettre de contourner le stade de l'embryogenèse et de fabriquer directement des individus adultes. Tant qu'on resterait tributaire du développement biologique normal, il faudrait à peu près dix-huit ans pour construire un nouvel être humain; lorsque l'ensemble des processus seraient maîtrisés, il pensait pouvoir ramener ce délai à moins d'une heure.

DANIEL25,5

Ilfallut en réalité trois siècles de travaux pour atteindre l'objectif que Miskiewicz avait posé dès les premières années du XXIe siècle, et les premières générations néohumaines furent engendrées par le moyen du clonage, dont il avait pensé beaucoup plus rapidement pouvoir s'affranchir. Il reste que ses intuitions embryologiques s'avérèrent, sur le long terme, d'une extraordinaire fécondité, ce qui devait malheureusement conduire à accorder le même crédit à ses idées sur la modélisation du fonctionnement cérébral. La métaphore du cerveau humain comme machine de Turing à câblage flou devait se révéler en fin de compte parfaitement stérile; il existait bel et bien dans l'esprit humain des processus non algorithmiques, comme en réalité l'indiquait déjà l'existence, établie par Gôdel dès les années 1930, de propositions non démontrables pouvant cependant, sans ambiguïté, être reconnues comme vraies. Il fallut pourtant, là aussi, presque trois siècles pour abandonner cette direction de recherches, et pour se résigner à utiliser les anciens mécanismes du conditionnement et de l'apprentissage -améliorés cependant, et rendus plus rapides et plus fiables par injection dans le nouvel organisme des protéines extraites de l'hippocampe de l'organisme ancien. Cette méthode hybride entre le biochimique et le prépositionnel correspond mal au vœu de rigueur exprimé par Miskiewicz et ses premiers successeurs; elle n'a pour ambition que de représenter, selon la formule opérationnaliste et un brin insolente de Pierce, «ce que nous pouvons faire de mieux, dans le monde réel, compte tenu de l'état effectif de nos connaissances».

DANIEL1,17

«Une fois injecté dans l'espace mémoire de

l'application, il est possible de modifier son

comportement.»

kdm.fr.st


Les deux premières journées furent principalement occupées par l'enseignement de Miskiewicz; l'aspect spirituel ou émotionnel était très peu présent, et je commençais à comprendre les objections de Flic: jamais, à aucun moment de l'histoire humaine, une religion n'avait pu prendre d'ascendant sur les masses en s'adressant uniquement à la raison. Le prophète lui-même était un peu en retrait, je le croisais surtout aux repas, il restait la plupart du temps dans sa grotte, et j'imagine que les fidèles devaient être un peu déçus.

Tout changea au matin du troisième jour, qui devait se dérouler dans le jeûne, et être consacré à la méditation. Vers sept heures, je fus tiré du sommeil par le son mélancolique et grave de trompes tibétaines qui jouaient une mélodie simple, sur trois notes indéfiniment tenues. Je sortis sur ma terrasse; le jour se levait au-dessus de la plaine caillouteuse. Un à un les élohimites sortaient de leur tente, déroulaient une natte sur le sol et s'allongeaient, se plaçant autour d'une estrade où les deux sonneurs de trompe entouraient le prophète assis en position du lotus. Comme les adeptes, il était vêtu d'une longue tunique blanche; mais alors que la leur était faite d'une cotonnade ordinaire, la sienne était taillée dans un satin blanc, brillant, qui jetait des éclats dans la lumière naissante. Au bout d'une à deux minutes il se mit à parler d'une voix lente, profonde, qui, largement amplifiée, se fit aisément entendre par-dessus le son des trompes. En termes simples, il incita les adeptes à prendre conscience de la terre sur laquelle s'appuyaient leurs corps, à imaginer l'énergie volcanique qui émanait de la terre, cette énergie incroyable, supérieure à celle des bombes atomiques les plus puissantes; à faire leur cette énergie, à l'incorporer à leurs corps, leurs corps destinés à l'immortalité.

Plus tard, il leur demanda de se dépouiller de leurs tuniques, de présenter leurs corps nus au soleil; d'imaginer, là aussi, cette énergie colossale, faite de millions de réactions thermonucléaires simultanées, cette énergie qui était celle du soleil, comme de toutes les étoiles.

Il leur demanda encore d'aller plus profond que leurs corps, plus profond que leurs peaux, d'essayer par la méditation de visualiser leurs cellules, et plus profondément encore le noyau de leurs cellules, qui contenait cet ADN dépositaire de leur information génétique. Il leur demanda de prendre conscience de leur propre ADN, de se pénétrer de l'idée qu'il contenait leur schéma, le schéma de construction de leur corps, et que cette information, contrairement à la matière, était immortelle. Il leur demanda d'imaginer cette information traversant les siècles dans l'attente des Élohim, qui auraient le pouvoir de reconstituer leurs corps grâce à la technologie qu'ils avaient développée et à l'information contenue dans l'ADN. Il leur demanda d'imaginer le moment du retour des Elohim, et le moment où eux-mêmes, après une période d'attente semblable à un long sommeil, reviendraient à la vie.

J'attendis la fin de la séance de méditation pour me joindre à la foule qui se dirigeait vers la grotte où avaient eu lieu les conférences de Miskiewicz; je fus surpris par la gaieté effervescente, un peu anormale, qui semblait s'être emparée des participants: beaucoup s'interpellaient à voix haute et s'arrêtaient pour se tenir embrassés quelques secondes, d'autres avançaient avec des sautillements et des entrechats, certains entonnaient en marchant une mélopée joyeuse. Devant la grotte avait été tendue une banderole où était inscrit «PRÉSENTATION DE L'AMBASSADE» en lettres multicolores. Près de l'entrée je tombai sur Vincent, qui semblait bien loin de la ferveur ambiante; en tant que VIPs, nous étions sans doute dispensés des émotions religieuses ordinaires. Nous nous installâmes au milieu des autres, et les éclats de voix se turent cependant qu'un écran géant, de trente mètres de base, se déroulait le long de la paroi du fond; puis l'obscurité se fit.


Les plans de l'ambassade avaient été conçus à l'aide de logiciels de création 3D, probablement AutoCad et Freehand; j'appris par la suite avec surprise que le prophète avait tout fait lui-même. Quoique parfaitement ignorant dans à peu près tous les domaines, il se passionnait pour l'informatique, et pas seulement pour les jeux vidéo, il avait acquis une bonne maîtrise des outils de création graphique les plus élaborés, et avait par exemple réalisé lui-même l'ensemble du site de la secte à l'aide de Dream-weaver MX, allant jusqu'à écrire une centaine de pages de code HTML. Dans le plan de l'ambassade comme dans la conception du site, il avait en tout cas donné libre cours à son goût naturel pour la laideur; à mes côtés Vincent poussa un gémissement douloureux, puis baissa la tête et garda obstinément le regard fixé sur ses genoux pendant toute la durée de la projection – soit, quand même, un peu plus d'une demi-heure. Les slides succédaient aux slides, généralement reliés par des transitions en forme d'explosion et de recomposition de l'image, le tout sur fond d'ouvertures de Wagner samplées avec de la techno à fort volume. La plupart des salles de l'ambassade affectaient la forme de solides parfaits allant du dodécaèdre à l'icosaèdre; la pesanteur, sans doute par convention d'artiste, y était abolie, et le regard du visiteur virtuel flottait librement du haut en bas des pièces séparées par des jacuzzis surchargés de pierreries, aux parois ornées de gravures pornographiques d'un réalisme écœurant. Certaines salles comportaient des baies vitrées ouvrant sur un paysage de prairies fournies, piquetées de fleurs multicolores, et je me demandais un peu comment le prophète comptait s'y prendre, au milieu du paysage radicalement aride de Lanzarote, pour obtenir un tel résultat; vu le rendu hyperréaliste des fleurs et des brins d'herbe, je finis par me rendre compte que ce n'était pas le genre de détail qui pourrait l'arrêter, et qu'il utiliserait probablement des prairies artificielles.

Suivit un finale où l'on s'élevait dans les airs, découvrant la structure globale de l'ambassade – une étoile à six branches, aux pointes recourbées – puis, dans un travelling arrière vertigineux, les îles canariennes, l'ensemble de la surface du globe, alors qu'éclataient les premières mesures d'Ainsi parlait Zarathoustra. Le silence se fit ensuite, cependant que sur l'écran se succédaient de confuses images d'amas galactiques. Ces images disparurent à leur tour et un rond de lumière tomba sur scène pour accompagner l'apparition du prophète, bondissant et resplendissant dans son costume de cérémonie de satin blanc, avec des empiècements qui jetaient des éclats adamantins. Une immense ovation parcourut la salle, tout le monde se leva en applaudissant et en criant: «Bravo!» Avec Vincent je me sentis plus ou moins obligé de me lever aussi, et d'applaudir. Cela dura au moins vingt minutes: parfois les applaudissements faiblissaient, semblaient s'éteindre; puis une nouvelle vague reprenait, encore plus forte, surtout venue d'un petit groupe réuni aux premiers rangs autour de Flic, et gagnait l'ensemble de la salle. Il y eut ainsi cinq diminutions, puis cinq reprises, avant que le prophète, sentant probablement que le phénomène allait finir par s'amortir, n'écarte largement les bras. Le silence se fit aussitôt. D'une voix profonde, je dois dire assez impressionnante (mais la sono forçait pas mal sur l'écho et sur les graves), il entonna les premières mesures du chant d'accueil aux Élohim. Plusieurs, autour de moi, reprirent les paroles à mi-voix. «Nous re-bâ-ti-rons l'am-bas-sade…»: la voix du prophète entama une montée vers les notes hautes. «Avec l'ai-de de ceux qui vous aiment»: de plus en plus chantaient autour de moi. «Ses pi-liers et ses co-lon-nades»: le rythme se fit plus indécis et plus lent avant que le prophète ne reprenne, d'une voix triomphale, puissamment amplifiée, qui résonna dans tout l'espace de la grotte: «La nou-vel-le Jé-ru-sa-lem!…» Le même mythe, le même rêve, toujours aussi puissant après trois millénaires. «Et il essuiera toute larme de leurs yeux…» Un mouvement d'émotion parcourut la foule et tous reprirent à la suite du prophète, sur trois notes, le refrain, qui consistait en un mot unique, indéfiniment répété: «Eééé-looo-him!… Éééé-looo-him!…» Flic, les bras tendus vers le ciel, chantait d'une voix de stentor. À quelques mètres de moi j'aperçus Patrick, les yeux clos derrière ses lunettes, les mains écartées dans une attitude presque extatique, tandis que Fadiah à ses côtés, retrouvant probablement les réflexes de ses ancêtres pentecôtistes, se tordait sur place en psalmodiant des paroles incompréhensibles.


Une nouvelle méditation eut lieu, cette fois dans le silence et l'obscurité de la grotte, avant que le prophète ne reprenne la parole. Tout le monde l'écoutait non seulement avec recueillement mais avec une joie muette, adorative, qui confinait au ravissement pur. C'était surtout dû je pense au ton de sa voix, souple et lyrique, marquant tantôt des pauses tendres et méditatives, tantôt des crescendos d'enthousiasme. Son discours lui-même me parut d'abord un peu décousu, partant de la diversité des formes et des couleurs dans la nature animale (il nous invita à méditer sur les papillons, qui semblaient n'avoir d'autre raison d'être que de nous émerveiller par leur vol chatoyant) pour arriver aux coutumes reproductives burlesques en vigueur chez différentes espèces animales (il s'étendit par exemple sur cette espèce d'insectes où le mâle, cinquante fois plus petit que la femelle, passait sa vie comme parasite dans l'abdomen de cette dernière avant d'en sortir pour la féconder et trépasser ensuite; il devait avoir dans sa bibliothèque un livre du genre Biologie amusante, je suppose que le titre existait pour toutes les disciplines). Cette accumulation désordonnée conduisait cependant à une idée forte, qu'il nous exposa tout de suite après: les Élohim qui nous avaient créés, nous et l'ensemble de la vie sur cette planète, étaient sans nul doute des scientifiques de très haut niveau, et nous devions à leur exemple révérer la science, base de toute réalisation pratique, nous devions la respecter et lui donner les moyens nécessaires à son développement, et nous devions plus spécifiquement nous féliciter d'avoir parmi nous un des scientifiques mondiaux les plus éminents (il désigna Miskiewicz, qui se leva et salua la foule avec raideur, sous un tonnerre d'applaudissements); mais, si les Élohim avaient la science en grande estime, ils n'en étaient pas moins, et avant tout, des artistes: la science n'était que le moyen nécessaire à la réalisation de cette fabuleuse diversité vitale, qui ne pouvait être considérée autrement que comme une œuvre d'art, la plus grandiose de toutes. Seuls d'immenses artistes avaient pu concevoir une telle luxuriance, une telle beauté, une diversité et une fantaisie esthétique aussi admirables. «C'est donc également pour nous un immense honneur, continua-t-il, que d'avoir à nos côtés pendant ce stage deux artistes de très grand talent, reconnus au niveau mondial…» Il fit un signe dans notre direction. Vincent se leva avec hésitation; je l'imitai. Après un moment de flottement, les gens autour de nous s'écartèrent et firent cercle pour nous applaudir, avec de larges sourires. Je distinguai Patrick à quelques mètres; il m'applaudissait avec chaleur, et paraissait de plus en plus ému.

«La science, l'art, la création, la beauté, l'amour… Le jeu, la tendresse, les rires… Que la vie, mes chers amis, est belle! Qu'elle est merveilleuse, et que nous souhaiterions la voir durer éternellement!… Cela, mes chers amis, sera possible, sera très bientôt possible… La promesse a été faite, et elle sera tenue.»

Sur ces derniers mots d'une tendresse anagogique il se tut, marqua un temps de silence avant d'entonner à nouveau le chant d'accueil aux Élohim. Cette fois l'assistance entière reprit avec force, en frappant lentement dans ses mains; Vincent, à mes côtés, chantait à tue-tête, et j'étais moi-même à deux doigts de ressentir une authentique émotion collective.


Le jeûne prenait fin à vingt-deux heures, de grandes tables avaient été dressées sous les étoiles. Nous étions invités à nous placer au hasard, sans tenir compte de nos relations et amitiés habituelles, chose d'autant plus facile que l'obscurité était quasi totale. Le prophète s'installa à une table en hauteur, sur une estrade, et tous baissèrent la tête cependant qu'il prononçait quelques paroles sur la diversité des goûts et des saveurs, sur cette autre source de plaisirs que la journée de jeûne allait nous permettre d'apprécier encore davantage; il mentionna aussi la nécessité de mâcher lentement. Puis, changeant de sujet, il nous invita à nous concentrer sur la merveilleuse personne humaine que nous allions trouver en face de nous, sur toutes ces merveilleuses personnes humaines, dans la splendeur de leurs individualités magnifiquement développées, dont la diversité, là aussi, nous promettait une variété inouïe de rencontres, de joies et de plaisirs.

Avec un léger sifflement, un léger retard, des lampes à gaz placées au coin des tables s'allumèrent. Je relevai les yeux: dans mon assiette, il y avait deux tomates; devant moi, il y avait une jeune fille d'une vingtaine d'années, à la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait Botticelli; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en frisottant jusqu'à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques minutes, me sourit, me parla, essaya d'en savoir plus sur la merveilleuse personne humaine que je pouvais être; elle-même s'appelait Francesca, elle était italienne, plus précisément elle venait de l'Ombrie, mais faisait ses études à Milan; elle connaissait l'enseignement élohimite depuis deux ans. Assez vite cependant, son petit ami, qui était assis à sa droite, intervint dans la conversation; lui-même s'appelait Gianpaolo, il était acteur – enfin il jouait dans des publicités, parfois dans quelques téléfilms, il en était en somme à peu près au même stade qu'Esther. Lui aussi était très beau: des cheveux mi-longs, châtains avec des reflets dorés, et un visage qu'on devait certainement rencontrer chez des primitifs italiens dont le nom m'échappait pour le moment; il était également assez costaud, ses biceps et ses pectoraux bronzés se dessinaient nettement sous son tee-shirt. À titre personnel il était bouddhiste, et n'était venu à ce stage que par curiosité – sa première impression, d'ailleurs, était bonne. Assez vite, ils se désintéressèrent de moi et entamèrent une conversation animée en italien. Non seulement ils formaient un couple splendide, mais ils semblaient sincèrement épris. Ils étaient encore au milieu de ce moment enchanteur où l'on découvre l'univers de l'autre, où l'on a besoin de pouvoir s'émerveiller de ce qui l'émerveille, s'amuser de ce qui l'amuse, partager ce qui le distrait, le réjouit, l'indigne. Elle le regardait avec ce tendre ravissement de celle qui se sait choisie par un homme, qui en éprouve de la joie, qui ne s'est pas encore tout à fait habituée à l'idée d'avoir un compagnon à ses côtés, un homme à son usage exclusif, et qui se dit que la vie va être bien douce.

Le repas fut aussi frugal que d'habitude: deux tomates, du taboulé, un morceau de fromage de chèvre; mais une fois les tables desservies les douze fiancées s'avancèrent dans les allées, vêtues de longues tuniques blanches, porteuses d'amphores qui contenaient une liqueur sucrée à base de pomme. Une euphorie communicative, faite de multiples conversations entrecoupées, légères, gagnait les convives; plusieurs chantonnaient à mi-voix. Patrick vint vers moi et s'accroupit à mes côtés, promit qu'on se reverrait souvent en Espagne, que nous allions devenir véritablement des amis, que je pourrais lui rendre visite au Luxembourg. Lorsque le prophète se leva pour prendre à nouveau la parole, il y eut dix minutes d'applaudissements enthousiastes; sa silhouette argentée, sous les projecteurs, était nimbée d'un halo scintillant. Il nous invita à méditer sur la pluralité des mondes, à tourner nos pensées vers ces étoiles que nous pouvions voir, chacune entourée de planètes, à imaginer la diversité des formes de vie qui peuplaient ces planètes, les végétations étranges, les espèces animales dont nous ignorions tout, et les civilisations intelligentes, dont certaines, comme celle des Élohim, étaient beaucoup plus avancées que la nôtre et ne demandaient qu'à nous faire partager leur savoir, à nous admettre parmi elles afin d'habiter l'univers en leur compagnie dans le plaisir, dans le renouvellement permanent et dans la joie. La vie, conclut-il, était en tous points merveilleuse, et il n'appartenait qu'à nous de faire en sorte que chaque instant soit digne d'être vécu.

Lorsqu'il fut descendu de l'estrade tous se levèrent, une haie de disciples se forma sur son passage, agitant les bras vers le ciel en reprenant: «Eééé-looo-hiiiim!…» en cadence; certains riaient sans pouvoir s'arrêter, d'autres éclataient en sanglots. Arrivé à la hauteur de Fadiah le prophète s'arrêta, effleura légèrement ses seins. Elle eut un sursaut joyeux, poussa une espèce de: «Yeeep!…» Ils repartirent ensemble, fendant la foule des disciples qui chantaient et applaudissaient à tout rompre. «C'est la troisième fois! La troisième fois qu'elle est distinguée!…» me souffla Patrick avec fierté. Il m'apprit alors qu'en plus de ses douze fiancées, il arrivait que le prophète accorde à une disciple ordinaire l'honneur de passer une nuit en sa compagnie. L'excitation se calmait peu à peu, les adeptes revenaient vers leurs tentes. Patrick essuya les verres de ses lunettes, qui étaient embués de larmes, puis m'entoura les épaules d'un bras, tournant son regard vers le ciel. C'était une nuit exceptionnelle, me dit-il; il sentait encore mieux que d'habitude les ondes venues des étoiles, les ondes pleines de l'amour que nous portaient les Élohim; c'était par une nuit semblable, il en était convaincu, qu'ils reviendraient parmi nous. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Non seulement je n'avais jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n'en avais même jamais envisagé la possibilité. Pour moi, les choses étaient exactement ce qu'elles paraissaient être: l'homme était une espèce animale, issue d'autres espèces animales par un processus d'évolution tortueux et pénible; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples; il ne subsistait plus aucune trace d'activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou à une âme. Mon athéisme était si monolithique, si radical que je n'avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement au sérieux. Durant mes années de lycée, lorsque je discutais avec un chrétien, un musulman ou un juif, j'avais toujours eu la sensation que leur croyance était à prendre en quelque sorte au second degré; qu'ils ne croyaient évidemment pas, directement et au sens propre, à la réalité des dogmes proposés, mais qu'il s'agissait d'un signe de reconnaissance, d'une sorte de mot de passe leur permettant l'accès à la communauté des croyants – un peu comme aurait pu le faire la grunge music, ou Doom Generation pour les amateurs de ce jeu. Le sérieux pesant qu'ils apportaient parfois à débattre entre des positions théologiques également absurdes semblait aller à l'encontre de cette hypothèse; mais il en allait de même, au fond, pour les véritables amateurs d'un jeu: pour un joueur d'échecs, ou un participant réellement immergé dans un jeu de rôles, l'espace fictif du jeu est une chose en tous points sérieuse et réelle, on peut même dire que rien d'autre n'existe pour lui, pendant la durée du jeu tout du moins.

Cette agaçante énigme représentée par les croyants se reposait donc à moi, pratiquement dans les mêmes termes, pour les élohimites. Le dilemme était bien sûr dans certains cas facile à trancher. Savant, par exemple, ne pouvait évidemment pas prendre au sérieux ces fariboles, et il avait de très bonnes raisons de rester dans la secte: compte tenu du caractère hétérodoxe de ses recherches, jamais il n'aurait pu obtenir ailleurs des crédits aussi importants, un laboratoire aux équipements aussi modernes. Les autres dirigeants – Flic, Humoriste, et bien entendu le prophète – tiraient eux aussi un bénéfice matériel de leur appartenance. Le cas de Patrick était plus curieux. Certes, la secte élohimite lui avait permis de trouver une amante à l'érotisme explosif, et probablement aussi chaude qu'elle paraissait l'être – ce qui n'aurait rien eu d'évident en dehors: la vie sexuelle des banquiers et des dirigeants d'entreprise, malgré tout leur argent, est en général absolument misérable, ils doivent se contenter de brefs rendez-vous payés à prix d'or avec des escort girls qui les méprisent et ne manquent jamais de leur faire sentir le dégoût physique qu'ils leur inspirent. Il reste que Patrick semblait manifester une foi réelle, une espérance non feinte dans l'éternité de délices que laissait entrevoir le prophète; chez un homme au comportement empreint par ailleurs d'une si grande rationalité bourgeoise, c'était troublant.

Avant de m'endormir je repensai longuement au cas de Patrick, et à celui de Vincent. Depuis le premier soir, celui-ci ne m'avait plus adressé la parole. Me réveillant tôt le lendemain matin, je le vis à nouveau descendre le chemin qui serpentait le long de la colline en compagnie de Susan; ils semblaient cette fois encore plongés dans un entretien intense et sans issue. Ils se séparèrent à la hauteur du premier terre-plein, sur un signe de tête, et Vincent rebroussa chemin en direction de sa chambre. Je l'attendais près de l'entrée; il sursauta en m'apercevant. Je l'invitai à prendre un café chez moi; pris de court, il accepta. Pendant que l'eau chauffait, je disposai les tasses et les couverts sur la petite table de jardin de la terrasse. Le soleil émergeait péniblement entre des nuages épais et bosselés, d'un gris sombre; un mince rai violet courait juste au-dessus de la ligne d'horizon. Je lui versai un café; il ajou ta une sucrette, tourna pensivement le mélange dans sa tasse. Je m'assis en face de lui; il gardait le silence, baissait les yeux, porta la tasse à ses lèvres. «Tu es amoureux de Susan?» lui demandai-je. Il leva vers moi un regard anxieux. «Ça se voit tant que ça?» répondit-il après un long silence. Je hochai la tête pour acquiescer. «Tu devrais prendre du recul…» poursuivis-je, et mon ton posé semblait indiquer une réflexion préalable approfondie, alors que je venais à peine d'y songer pour la première fois, mais je continuai sur ma lancée:

«On pourrait faire une excursion dans l'île…

– Tu veux dire… sortir du camp?

– C'est interdit?

– Non… Non, je ne pense pas. Il faudrait demander à Jérôme comment faire…» La perspective avait quand même l'air de l'inquiéter un peu.


«Bien sûr que oui! Bien sûr que oui! s'exclama Flic avec bonne humeur. Nous ne sommes pas en prison, ici! Je vais demander à quelqu'un de vous conduire à Arrecife; ou peut-être à l'aéroport, ça sera plus pratique pour louer une voiture.

«Vous rentrez ce soir quand même? demanda-t-il au moment où nous montions dans le minibus. C'est juste pour savoir…»

Je n'avais aucun projet précis, sinon ramener Vincent pour une journée dans le monde normal, c'est-à-dire à peu près n'importe où; c'est-à-dire, compte tenu de l'endroit où nous nous trouvions, assez vraisemblablement à la plage. Il manifestait une docilité et une absence d'initiative surprenantes; le loueur de voitures nous avait fourni une carte de l'île. «On pourrait aller à la plage de Teguise… dis-je, c'est le plus simple.» Il ne se donna même pas la peine de me répondre.

Il avait pris un maillot de bain, une serviette, et s'assit sans protester entre deux dunes; il semblait même prêt à y passer la journée s'il le fallait. «Il y a beaucoup d'autres femmes…» dis-je à tout hasard, pour amorcer une conversation, avant de me rendre compte que ça n'avait rien d'évident. Nous étions hors saison, il pouvait y avoir une cinquantaine de personnes dans notre champ de vision: des adolescentes au corps attirant, flanquées par des garçons ; et des mères de famille au corps déjà moins attirant, accompagnées d'enfants jeunes. Notre appartenance à un espace commun était destinée à rester purement théorique; aucune de ces personnes n'évoluait dans un champ de réalité avec lequel nous pouvions, d'une manière ou d'une autre, interagir; elles n'avaient pas plus d'existence à nos yeux que si elles avaient été des images sur un écran de cinéma, plutôt moins je dirais. Je commençais à sentir que cette excursion dans le monde normal était vouée à l'échec lorsque je me rendis compte qu'elle risquait, de surcroît, de se terminer de manière assez déplaisante.

Je ne l'avais pas fait exprès, mais nous nous étions installés sur la portion de plage dévolue à un club Thomson Holidays. En revenant de la mer, un peu fraîche, où je n'avais pas réussi à entrer, je m'aperçus qu'une centaine de personnes étaient massées autour d'un podium sur lequel on avait installé une sono mobile. Vincent n'avait pas bougé; assis au milieu de la foule, il considérait l'agitation ambiante avec une parfaite indifférence; en le rejoignant, je lus «Miss Bikini Contest» inscrit sur une banderole. De fait, une dizaine de pétasses âgées de treize à quinze ans attendaient en se trémoussant et en poussant des petits cris près d'un des escaliers conduisant au podium. Après un gimmick musical spectaculaire, un grand Noir vêtu comme un ouistiti de cirque bondit sur le podium et invita les filles à monter à leur tour. «Ladies and Gentlemen, boys and girls, vociféra-t-il dans son micro HF, welcome to the "Miss Bikini" contest! Have we got some sexy girls for you today!…» Il se tourna vers la première fille, une adolescente longiligne, vêtue d'un bikini blanc minimal, aux longs cheveux roux. «What's your name?» lui demanda-t-il. «Ilona» répondit la fille. «A beautiful name for a beautiful girl!» lança-t-il avec entrain. «And where are you from, Ilona?» Elle venait de Budapest. «Budaaaa-pest! That city's hoooot!…» hurla-t-il en rugissant d'enthousiasme; la fille éclata de rire avec nervosité. Il continua avec la suivante, une Russe blond platine, très bien roulée malgré ses quatorze ans, et qui avait l'air d'une vraie salope, puis posa deux ou trois questions à toutes les autres, bondissant et se rengorgeant dans son smoking lamé argent, multipliant les astuces plus ou moins obscènes. Je jetai un regard désespéré à Vincent: il était à peu près autant à sa place dans cette animation de plage que Samuel Beckett dans un clip de rap. Ayant fait le tour des filles, le Noir se tourna vers quatre sexagénaires bedonnants, assis derrière une petite table, un carnet à souches devant eux, et les désigna au public avec emphase: «And judging theeem… is our international jury!… The four members of our panel have been around the'world a few times – that's the least you can say! They know what sexy boys and girls look like! Ladies and Gentlemen, a special hand for our experts!…» Il y eut quelques applaudissements mous, cependant que les seniors ainsi ridiculisés faisaient signe à leur famille dans le public, puis le concours en lui-même commença: l'une après l'autre, les filles s'avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte de danse erotique: elles tortillaient des fesses, s'enduisaient d'huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur soutien-gorge, etc. La musique était de la house à fort volume. Voilà, ça y était: nous étions dans le monde normal. Je repensai à ce qu'Isabelle m'avait dit le soir de notre première rencontre: un monde de kids définitifs. Le Noir était un kid adulte, les membres du jury des kids vieillissants; il n'y avait rien là qui pût réellement inciter Vincent à reprendre sa place dans la société. Je lui proposai de partir au moment où la Russe fourrait une main dans la culotte de son bikini; il accepta avec indifférence.


Sur une carte au 1/200 000e, en particulier sur une carte Michelin, tout le monde a l'air heureux; les choses se gâtent sur une carte à plus grande échelle, comme celle que j'avais de Lanzarote: on commence à distinguer les résidences hôtelières, les infrastructures de loisirs. À l'échelle 1 on se retrouve dans le monde normal, ce qui n'a rien de réjouissant; mais si l'on agrandit encore on plonge dans le cauchemar: on commence à distinguer les acariens, les mycoses, les parasites qui rongent les chairs. Vers deux heures, nous étions de retour au centre.

Ça tombait bien, ça tombait bien, Flic nous accueillit en tressautant d'enthousiasme; le prophète avait justement décidé, impromptu, d'organiser ce soir un petit dîner regroupant les personnalités présentes – c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient, d'une manière ou d'une autre, être en contact avec les médias ou avec le public. Humoriste, à ses côtés, hochait vigoureusement la tête tout en me faisant de petits clins d'oeil comme pour suggérer qu'il ne fallait pas prendre ça tout à fait au sérieux. En réalité il comptait pas mal sur moi, je pense, pour redresser la situation: en tant que responsable des relations presse, il n'avait jusqu'à présent connu que des échecs; la secte était présentée dans le meilleur des cas comme un regroupement d'hurluberlus et de soucou-pistes, dans le pire comme une organisation dangereuse qui propageait des thèses flirtant avec l'eugénisme, voire avec le nazisme; quant au prophète, il était régulièrement tourné en ridicule pour ses échecs successifs dans ses carrières précédentes (pilote de course, chanteur de variétés…) Bref, un VIP un peu consistant tel que moi était pour eux une aubaine inespérée, un ballon d'oxygène.

Une dizaine de personnes étaient réunies dans la salle à manger; je reconnus Gianpaolo, accompagné de Francesca. Il devait probablement cette invitation à sa carrière d'acteur, aussi modeste soit-elle; manifestement, il fallait prendre personnalités au sens large. Je reconnus également une femme d'une cinquantaine d'années, blond platine, assez enveloppée, qui avait interprété le chant d'accueil aux Élohim avec une intensité sonore à peine soutenable; elle se présenta à moi comme une chanteuse d'opéra, ou plus exactement une choriste. J'avais la place d'honneur, juste en face du prophète; il m'accueillit avec cordialité mais semblait tendu, anxieux, jetait des regards affairés dans toutes les directions; il se calma un peu lorsque Humoriste prit place à ses côtés. Vincent s'assit à ma droite, jeta un regard aigu au prophète qui faisait des boulettes avec de la mie de pain, les roulait machinalement sur la table; à présent il semblait fatigué, absent, pour une fois il faisait vraiment ses soixante-cinq ans. «Les médias nous détestent… dit-il avec amertume. Si je devais disparaître maintenant, je ne sais pas ce qu'il resterait de mon œuvre. Ça serait la curée…» Humoriste, qui s'apprêtait à placer une saillie quelconque, se retourna vers lui, s'aperçut au ton de sa voix qu'il parlait sérieusement, en resta bouche bée. Son visage aplati comme par un fer à repasser, son petit nez, ses cheveux rares et raides: tout le prédisposait à interpréter le rôle du bouffon, il faisait partie de ces êtres disgraciés dont même le désespoir ne peut pas être pris totalement au sérieux; il n'empêche que dans le cas d'un effondrement subit de la secte son sort n'aurait rien eu de très enviable, je n'étais même pas sûr qu'il dispose d'une autre source de revenus. Il vivait avec le prophète à Santa Monica, dans la même maison qu'occupaient ses douze fiancées. Lui-même n'avait pas de vie sexuelle, et plus généralement ne faisait pas grand-chose de ses journées, sa seule excentricité consistait à se faire livrer de France son saucisson à l'ail, les boutiques de Delikatessen californiennes lui paraissant insuffisantes; il poursuivait, aussi, une collection d'hameçons, et apparaissait au total comme une assez misérable marionnette, vidée de tout désir personnel comme de toute substance vivante, que le prophète conservait à ses côtés plus ou moins par charité, plus ou moins pour lui servir de repoussoir et de souffre-douleur à l'occasion.

Les fiancées du prophète firent leur apparition, portant des plats de hors-d'œuvre; sans doute pour rendre hommage au caractère artistique de l'assemblée, elles avaient troqué leurs tuniques pour des tenues de fées Mélusine délurées, avec des chapeaux coniques recouverts d'étoiles et des robes moulantes en paillettes argentées qui laissaient leurs fesses à découvert. Un effort avait été fait pour la cuisine, il y avait des petits pâtés à la viande et des zakouski variés. Machinalement, le prophète caressa les fesses de la brune qui lui servait ses zakouski, mais ça n'eut pas l'air de suffire à lui remonter le moral; il commanda nerveusement qu'on serve le vin tout de suite, engloutit deux verres coup sur coup, puis se radossa au fond de son siège en promenant sur l'assistance un long regard.

«Il faut qu'on fasse quelque chose au niveau des médias… dit-il finalement à Humoriste. Je viens de lire Le Nouvel Observateur de cette semaine, cette campagne de dénigrement systématique, ce n'est vraiment plus possible…» L'autre fronça les sourcils, puis après au moins une minute de réflexion, comme s'il prononçait une vérité tout à fait remarquable, émit: «C'est difficile…» d'un ton dubitatif. Je trouvais qu'il prenait la chose avec un détachement un peu surprenant, parce qu'après tout il était officiellement le seul responsable – et c'était d'autant plus visible que ni Savant, ni Flic n'étaient présents à ce dîner. Il était sans doute parfaitement incompétent dans ce domaine, comme dans tous les autres, s'était habitué à obtenir de mauvais résultats et pensait qu'il en serait toujours ainsi, que tout le monde autour de lui s'était habitué à ce que les résultats soient mauvais; lui aussi devait approcher les soixante-cinq ans, et ne plus attendre grand-chose de la vie. Sa bouche s'ouvrait et se refermait silencieusement, il cherchait apparemment quelque chose de drôle à dire, un moyen de ramener la bonne humeur, mais il ne trouvait pas, il était victime d'une panne de comique temporaire. Il finit par renoncer: le prophète, devait-il songer, était mal luné ce soir, mais ça lui passerait; rasséréné, il attaqua tranquillement son pâté à la viande.

«À ton avis…» Le prophète s'adressa directement à moi, en me regardant droit dans les yeux. «Est-ce que l'hostilité de la presse est vraiment un problème à long terme?

– Globalement, oui. En se posant en martyr, en se plaignant d'être en butte à un ostracisme injustifié, on peut très bien attirer quelques déviants; Le Pen avait réussi à le faire en son temps. Mais, au bout du compte, on y perd – surtout dès qu'on veut tenir un discours un peu fédérateur, c'est-à-dire dès qu'on veut dépasser une certaine audience.

– Voilà! Voilà!… Écoutez ce que vient de me dire Daniel!…» Il se redressa sur sa chaise, prenant toute la table à témoin: «Les médias nous accusent d'être une secte alors que ce sont eux qui nous interdisent de devenir une religion en déformant systématiquement nos thèses, en nous interdisant l'accès au plus grand nombre, alors que les solutions que nous proposons valent pour tout homme, quelles que soient sa nationalité, sa race, ses croyances antérieures!…»

Les convives s'arrêtèrent de manger; certains hochèrent la tête, mais personne ne trouva la moindre remarque à formuler. Le prophète se rassit, découragé, fit un signe de tête à la brune, qui lui resservit un verre de vin. Après un temps de silence, les conversations autour de la table redémarrèrent: la plupart tournaient autour de rôles, de scénarios, de projets cinématographiques divers. Beaucoup de convives semblaient être acteurs, débutants ou de second plan; en raison probablement du rôle déterminant que le hasard peut jouer dans leurs vies, les acteurs sont souvent, je l'avais déjà remarqué, des proies faciles pour toutes les sectes, croyances et disciplines spirituelles bizarres. Curieusement aucun d'entre eux ne m'avait reconnu, ce qui était plutôt une bonne chose.


«Harley de Dude was right… dit pensivement le prophète. Life is basically a conservative option… » Je me demandai quelque temps à qui il s'adressait, avant de me rendre compte que c'était à moi. Il se reprit, continua en français: «Tu vois, Daniel, me dit-il avec une tristesse non feinte, surprenante chez lui, le seul projet de l'humanité c'est de se reproduire, de continuer l'espèce. Cet objectif a beau être de toute évidence insignifiant, elle le poursuit avec un acharnement effroyable. Les hommes ont beau être malheureux, atrocement malheureux, ils s'opposent de toutes leurs forces à ce qui pourrait changer leur sort; ils veulent des enfants, et des enfants semblables à eux, afin de creuser leur propre tombe et de perpétuer les conditions du malheur. Lorsqu'on leur propose d'accomplir une mutation, d'avancer sur un autre chemin, il faut s'attendre à des réactions de rejet féroces. Je n'ai aucune illusion sur les années à venir: au fur et à mesure que nous nous approcherons des conditions de réalisation technique du projet, les oppositions se feront de plus en plus vives; et l'ensemble du pouvoir intellectuel est détenu par les partisans du statu quo. Le combat sera difficile, extrêmement difficile…» Il soupira, finit son verre de vin, sembla plonger dans une méditation personnelle, à moins simplement qu'il ne lutte contre l'apathie; Vincent le fixait avec une attention démesurée en cet instant où son humeur oscillait entre le découragement et l'insouciance, entre un tropisme de mort et les soubresauts de la vie; il ressemblait de plus en plus à un vieux singe fatigué. Au bout de deux à trois minutes il se redressa sur son siège, promena sur l'assistance un regard plus vif; ce fut seulement à cet instant, je pense, qu'il remarqua la beauté de Francesca. Il fit signe à l'une des filles qui servaient, la Japonaise, lui dit quelques mots à l'oreille; celle-ci s'approcha de l'Italienne, lui transmit le message. Francesca se leva d'un bond, ravie, sans même consulter son compagnon du regard, et vint s'asseoir à la gauche du prophète.

Gianpaolo se redressa, le visage parfaitement immobile; je détournai la tête, aperçus malgré moi le prophète qui passait une main dans les cheveux de la jeune fille; son visage était plein d'un ravissement enfantin, sénile, émouvant si l'on veut. Je baissai les yeux sur mon assiette, mais au bout de trente secondes je me lassai de la contemplation de mes morceaux de fromage et risquai un coup d'oeil sur le côté: Vincent continuait à fixer le prophète sans vergogne, avec même une certaine jubilation me semblait-il; celui-ci tenait maintenant la jeune fille par le cou, elle avait posé la tête sur son épaule. Au moment où il introduisait une main dans son corsage, je jetai malgré moi un regard à Gianpaolo: il s'était redressé un peu plus sur son siège, je pouvais voir la fureur briller sur son visage, et je n'étais pas le seul, toutes les conversations s'étaient tues; puis, vaincu, il se rassit lentement, se tassa sur lui-même, baissa la tête. Peu à peu les conversations reprirent, d'abord à voix basse puis normalement. Le prophète quitta la table en compagnie de Francesca avant même l'arrivée des desserts.

Le lendemain je croisai la jeune fille à la sortie de la conférence du matin, elle était en train de parler à une amie italienne. Je ralentis en arrivant à sa hauteur, je l'entendis dire: «Communicare…» Son visage était épanoui, serein, elle avait l'air heureuse. Le stage en lui-même avait pris son rythme de croisière: j'avais décidé d'assister aux conférences du matin, mais de me dispenser des ateliers de l'après-midi. Je rejoignis les autres pour la méditation du soir, immédiatement avant le repas. Je remarquai que Francesca était de nouveau aux côtés du prophète, et qu'ils repartaient ensemble après le dîner; par contre, je n'avais pas vu Gianpaolo de la journée.

Une sorte de bar à infusions avait été installé à l'entrée de l'une des grottes. Je croisai Flic et Humoriste attablés devant un tilleul. Flic parlait avec animation, scandant son discours de gestes énergiques, il abordait un sujet qui lui tenait visiblement à cœur. Humoriste ne répondait rien; l'air soucieux, il dodelinait de la tête en attendant que la virulence de l'autre s'estompe. Je me dirigeai vers l'élohimite préposé aux bouilloires; je ne savais pas quoi prendre, j'ai toujours détesté les infusions. En désespoir de cause j'optai pour un chocolat chaud: le prophète tolérait le cacao, à condition qu'il soit fortement dégraissé -probablement en hommage à Nietzsche, dont il admirait la pensée. Lorsque je repassai près de leur table, les deux dirigeants se taisaient; Flic jetait un regard sévère sur la salle. Il me fit un signe vif pour m'inviter à les rejoindre, apparemment redynamisé par la perspective d'un nouvel interlocuteur.

«Ce que je disais à Gérard, reprit-il (hé oui, même ce pauvre être déshérité avait un prénom, il avait certainement eu une famille, peut-être des parents aimants qui le faisaient sauter sur leurs genoux, c'était trop difficile la vie vraiment, si je continuais à penser à ce genre de choses je finirais par me flinguer ça ne faisait aucun doute), ce que je disais à Gérard c'est qu'à mon avis nous communiquons beaucoup trop sur l'aspect scientifique de nos enseignements. Il y a tout un courant New Age, écologiste, qui est effrayé par les technologies intrusives parce qu'il voit d'un mauvais œil la domination de l'homme sur la nature. Ce sont des gens qui rejettent avec force la tradition chrétienne, qui sont souvent proches du paganisme ou du bouddhisme; nous pourrions y avoir des sympathisants potentiels.

– D'un autre côté, fit astucieusement Gérard, on récupère les techno-freaks.

– Oui… répondit Flic, dubitatif. Il y en a surtout en Californie, je t'assure qu'en Europe je n'en vois pas beaucoup.» Il se tourna de nouveau vers moi: «Qu'est-ce que tu en penses?»

Je n'avais pas vraiment d'opinion, il me semblait qu'à long terme les partisans de la technologie génétique deviendraient plus nombreux que ses opposants; j'étais surpris, surtout, qu'ils me prennent une fois de plus à témoin de leurs contradictions internes. Je ne m'en étais pas encore rendu compte, mais en tant qu'homme de spectacle ils me créditaient d'une sorte de compréhension intuitive des courants de pensée, des mouvements qui traversent l'opinion publique; je ne voyais aucune raison de les détromper, et après avoir prononcé quelques banalités qu'ils écoutèrent avec respect je quittai la table avec un sourire, prétextant un état de fatigue je me glissai souplement hors de la grotte et marchai en direction du village de tentes: j'avais envie de voir les adeptes de base d'un peu plus près.

Il était encore tôt, personne n'était couché; la plupart étaient assis en tailleur, généralement seuls, plus rarement en couple, devant leurs tentes. Beaucoup étaient nus (sans être obligatoire, le naturisme était largement pratiqué chez les élohimites; nos créateurs les Élohim, qui avaient acquis une maîtrise parfaite du climat sur leur planète d'origine, allaient du reste nus, comme il convient à tout être libre et fier, ayant rejeté la culpabilité et la honte; ainsi que l'enseignait le prophète, les traces du péché d'Adam avaient disparu, nous vivions maintenant sous la loi nouvelle du véritable amour). Dans l'ensemble ils ne faisaient rien, ou peut-être est-ce qu'ils méditaient à leur manière – beaucoup avaient les paumes ouvertes, et le regard tourné vers les étoiles. Les tentes, fournies par l'organisation, affectaient la forme d'un tipi, mais la toile, blanche et légèrement brillante, était très moderne, du genre «nouveaux matériaux issus de la recherche spatiale». Enfin c'était une espèce de tribu, de tribu indienne high-tech, je crois qu'ils avaient tous Internet, le prophète insistait beaucoup là-dessus, c'était indispensable pour qu'il puisse leur communiquer instantanément ses directives. Ils devaient avoir je suppose d'intenses relations sociales par Internet interposé, mais ce qui était frappant à les voir réunis c'était plutôt l'isolement et le silence; chacun restait devant sa tente, sans parler, sans aller vers ses voisins, ils étaient à quelques mètres les uns des autres mais semblaient ignorer jusqu'à leur existence respective. Je savais que la plupart n'avaient pas d'enfants, ni d'animaux domestiques (ce n'était pas interdit, mais quand même fortement déconseillé; il s'agissait avant tout de créer une nouvelle espèce, et la reproduction des espèces existantes était considérée comme une option désuète, conservatrice, preuve d'un tempérament frileux, qui n'indiquait pas en tout cas une foi très grande; il paraissait peu vraisemblable qu'un père de famille s'élevât très haut dans l'organisation). Je traversai toutes les allées, passai devant plusieurs centaines de tentes sans que personne m'adresse la parole; ils se contentaient d'un signe de tête, d'un sourire discret. Je me dis d'abord qu'ils étaient peut-être un peu intimidés: j'étais un VIP, j'avais le privilège d'un accès direct à la conversation du prophète; mais je me rendis très vite compte que lorsqu'ils se croisaient dans une allée leur comportement était exactement identique: un sourire, un signe de tête, pas plus. Je continuai après la sortie du village, marchai pendant quelques centaines de mètres sur la piste caillouteuse avant de m'arrêter. C'était une nuit de pleine lune, on distinguait parfaitement les graviers, les blocs de lave; loin vers l'Est, j'apercevais la faible luminosité des barrières métalliques qui ceinturaient le domaine; j'étais au milieu de rien, la température était douce et j'aurais aimé parvenir à une conclusion quelconque.


Je dus rester ainsi longtemps, dans un état de grand vide mental, parce qu'à mon retour le campement était silencieux; tout le monde, apparemment, dormait. Je consultai ma montre: il était un peu plus de trois heures. La cellule de Savant était encore éclairée; il était à sa table de travail, mais entendit mon pas et me fit signe d'entrer. L'aménagement intérieur était moins austère que je ne l'aurais imaginé: il y avait un divan avec d'assez jolis coussins de soie, des tapis aux motifs abstraits recouvraient le sol rocheux; il me proposa un verre de the.

«Tu as dû te rendre compte qu'il y avait certaines tensions au sein de l'équipe dirigeante…» dit-il avant de marquer un temps de silence. Décidément, à leurs yeux, j'étais un pion lourd; je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'ils s'exagéraient mon importance. Il est vrai que je pouvais raconter n'importe quoi, il y aurait toujours des médias pour recueillir mes propos; mais de là à ce que les gens m'écoutent, et modifient leur point de vue, il y avait une marge: tout le monde s'était habitué à ce que les personnalités s'expriment dans les médias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en général prévisibles, et plus personne n'y prêtait une réelle attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant, s'était depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. Je ne fis rien pour le détromper, pourtant; j'acquiesçai avec cette attitude de neutralité bienveillante qui m'avait déjà tant servi dans la vie, qui m'avait permis de recueillir tant de confidences intimes, dans tant de milieux, que je réutilisais ensuite, grossièrement déformées, méconnaissables, dans mes sketches.

«Je ne suis pas réellement inquiet, le prophète me fait confiance… poursuivit-il. Mais notre image dans les médias est catastrophique. Nous passons pour des hurluberlus, alors qu'aucun laboratoire dans le monde, à l'heure actuelle, ne serait en mesure de produire des résultats équivalents aux nôtres…» Il balaya la pièce d'un geste de la main comme si tous les objets présents, les ouvrages de biochimie en anglais d'Elzevier Publications, les DVD de données alignés au-dessus de son bureau, l'écran d'ordinateur allumé étaient là pour témoigner du sérieux de ses recherches. «J'ai brisé ma carrière en venant ici, poursuivit-il avec amertume, je n'ai plus accès aux publications de référence…» La société est un feuilletage, et je n'avais jamais introduit de scientifiques dans mes sketches; il s'agissait à mon avis d'un feuillet spécifique, mû par des ambitions et des critères d'évaluation intransposables au commun des mortels, ils n'avaient en résumé rien d'un sujet grand public; j'écoutai cependant, comme j'écoutais tout le monde, mû par une ancienne habitude – j'étais une sorte de vieil espion de l'humanité, un espion à la retraite, mais ça pouvait aller, j'avais encore de bons réflexes, il me semble même que je hochai la tête pour l'inciter à poursuivre, mais j'écoutai en quelque sorte sans entendre, ses paroles s'échappaient au fur et à mesure de mon cerveau, j'avais établi involontairement comme une fonction de filtre. J'étais pourtant conscient que Miskiewicz était un homme important, peut-être un des hommes les plus importants de l'histoire humaine, il allait modifier son destin au niveau biologique le plus profond, il disposait du savoir-faire et des procédures, mais peut-être est-ce que c'est moi qui ne m'intéressais plus beaucoup à l'histoire humaine, j'étais moi aussi un vieil homme fatigué, et là, au moment où il parlait et me louait la rigueur de ses protocoles expérimentaux, le sérieux qu'il apportait à l'établissement et à la validation de ses propositions contrafactuelles, je fus soudain saisi par l'envie d'Esther, de son joli vagin souple, je repensai aux petits mouvements de son vagin se refermant sur ma queue, je prétendis avoir sommeil et à peine sorti de la caverne de Savant je composai le numéro de son portable mais il n'y avait personne, rien que son répondeur, et je n'avais pas tellement envie de me branler, la production des spermatozoïdes se faisait plus lentement à mon âge, le temps de latence s'allongeait, les propositions de la vie se feraient de plus en plus rares avant de disparaître tout à fait; bien entendu j'étais partisan de l'immortalité, bien entendu les recherches de Miskiewicz constituaient un espoir, le seul espoir en fait, mais ce ne serait pas pour moi, ni pour personne de ma génération, à ce propos je ne nourrissais aucune illusion; l'optimisme qu'il affichait en parlant d'un succès proche n'était d'ailleurs probablement pas un mensonge mais une fiction nécessaire, nécessaire non seulement aux élohimites qui finançaient ses projets mais surtout à lui-même, aucun projet humain n'apu être élaboré sans l'espoir d'un accomplissement dans un délai raisonnable, et plus précisément dans un délai maximal constitué par la durée de vie prévisible du concepteur du projet, jamais l'humanité n'a fonctionné dans un esprit d'équipe étendu à l'ensemble des générations, alors que c'est pourtant ça qui se produit au bout du compte: on travaille on meurt et les générations futures en profitent à moins qu'elles ne préfèrent détruire votre œuvre, mais cette pensée n'a jamais été formulée par aucun de ceux qui se sont attachés à un projet quelconque, ils ont préféré l'ignorer car sinon ils auraient simplement cessé d'agir, ils se seraient simplement couchés pour attendre la mort. C'est ainsi que Savant, si moderne soit-il sur le plan intellectuel, était encore un romantique à mes yeux, sa vie était guidée par d'anciennes illusions, et maintenant je me demandais ce que pouvait faire Esther, si son petit vagin souple se contractait sur d'autres queues, et je commençais à avoir sérieusement envie de m'arracher un ou deux organes, heureusement j'avais pris une dizaine de boîtes de Rohypnol, j'avais prévu large et je dormis un peu plus de quinze heures.

À mon réveil le soleil était bas dans le ciel, et j'eus tout de suite la sensation qu'il se passait quelque chose d'étrange. Le temps était à l'orage mais je savais qu'il n'éclaterait pas, il n'éclatait jamais, la pluviosité dans l'île était pratiquement nulle. Une lumière faible et jaune baignait le village des adeptes; l'ouverture de quelques tentes était faiblement agitée par le vent, mais à part ça le campement était désert, personne ne circulait dans les allées. En l'absence d'activité humaine, le silence était total. En gravissant la colline je passai devant les chambres de Vincent, de Savant et de Flic, toujours sans rencontrer personne. La résidence du prophète était grande ouverte, c'était la première fois depuis mon arrivée qu'il n'y avait pas de gardes à l'entrée. Malgré moi, en entrant dans la première salle, j'étouffai le bruit de mes pas. En traversant le couloir qui menait à ses appartements privés j'entendis des voix étouffées, le bruit d'un meuble qu'on traînait sur le sol, et quelque chose qui ressemblait à un sanglot.

Toutes les lumières étaient allumées dans la grande salle où le prophète m'avait reçu le jour de mon arrivée, mais là non plus il n'y avait personne. Je fis le tour, poussai une porte qui conduisait à l'office, rebroussai chemin. Sur le côté droit, près de la piscine, une porte ouvrait sur un couloir; les sons de voix me paraissaient venir de cette direction. J'avançai avec précaution et au détour d'un second couloir je tombai sur Gérard, debout dans l'encadrement de la porte donnant dans la chambre du prophète. L'humoriste était dans un triste état: son visage était encore plus blafard que d'habitude, creusé de cernes profonds, il donnait l'impression de n'avoir pas dormi de la nuit. «Il s'est passé… il s'est passé…» Sa voix était faible et tremblante, presque inaudible. «Il s'est passé une chose terrible…» finit-il par articuler. Flic le rejoignit et se campa devant moi, le visage furieux, me jaugeant du regard. L'humoriste émit une sorte de bêlement plaintif. «Bon, au point où on en est, il n'y a qu'à le laisser entrer…» grogna Flic.


L'intérieur de la chambre du prophète était occupé par un immense lit rond, de trois mètres de diamètre, recouvert de satin rosé; des poufs de satin rosé étaient disposés ça et là dans la pièce, dont les murs étaient recouverts de miroirs sur trois côtés; le quatrième était constitué par une grande baie vitrée qui donnait sur la plaine caillouteuse et au-delà sur les premiers volcans, légèrement menaçants dans la lumière d'orage. La baie vitrée avait volé en éclats et le cadavre du prophète reposait au milieu du lit, nu, la gorge tranchée. Il avait perdu énormément de sang, la carotide avait été proprement sectionnée. Savant faisait nerveusement les cent pas d'un bout à l'autre de la pièce. Vincent, assis sur un pouf, paraissait un peu absent, c'est à peine s'il leva la tête en m'entendant approcher. Une jeune fille aux longs cheveux noirs, dans laquelle je reconnus Francesca, était prostrée dans un coin de la pièce, vêtue d'une chemise de nuit blanche maculée de sang.

«C'est l'Italien…» dit sèchement Flic.

C'était la première fois que j'avais l'occasion de voir un cadavre, et je n'étais pas tellement impressionné; je n'étais pas tellement surpris non plus. Lors du dîner de l'avant-veille, où le prophète avait jeté son dévolu sur l'Italienne, j'avais eu l'impression l'espace de quelques secondes, en voyant l'expression de son compagnon, que cette fois il allait trop loin, que ça n'allait pas se passer aussi facilement que d'habitude; et puis finalement Gianpaolo avait paru se soumettre, je m'étais dit qu'il allait s'écraser, comme les autres; manifestement, je m'étais trompé. Je m'approchai avec curiosité de la baie vitrée: la pente était très raide, presque à pic; on distinguait ça et là quelques prises, et la roche était bonne, pas du tout délitée ni friable, mais c'était quand même une escalade impressionnante. «Oui… commenta sombrement Flic en s'approchant de moi, il devait en avoir gros sur le cœur…» Puis il continua à arpenter la pièce en prenant soin de rester à distance de Savant, qui marchait de l'autre côté du lit. Humoriste restait figé près de la porte, ouvrant et refermant machinalement les mains, l'air totalement hagard, au bord de la panique. Je pris alors conscience pour la première fois que malgré le parti pris hédoniste et libertin affiché par la secte aucun des proches compagnons du prophète n'avait de vie sexuelle: dans le cas d'Humoriste et de Savant, c'était évident – l'un par incapacité, l'autre par absence de motivation. Flic, de son côté, était marié avec une femme de son âge, la cinquantaine bien avancée, autant dire que ça ne devait pas être la frénésie des sens tous les jours; et il ne profitait nullement de sa position élevée dans l'organisation pour séduire déjeunes adeptes. Les adeptes eux-mêmes, comme je l'avais remarqué avec une surprise croissante, étaient au mieux monogames, et dans la plupart des cas zérogames – à l'exception des jeunes et jolies adeptes lorsque le prophète les invitait à partager son intimité pour une nuit. En somme, le prophète s'était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle dominant absolu, et il avait réussi à briser toute virilité chez ses compagnons: non seulement ceux-ci n'avaient plus de vie sexuelle, mais ils ne cherchaient même plus à en avoir, ils s'interdisaient tout comportement d'approche des femelles et avaient intégré l'idée que la sexualité était une prérogative du prophète; je compris alors pourquoi celui-ci se livrait, dans ses conférences, à un éloge redondant des valeurs féminines et à des charges impitoyables contre le machisme: son objectif était, tout simplement, de castrer ses auditeurs. De fait, chez la plupart des singes, la production de testostérone des mâles dominés diminue et finit par se tarir.


Le ciel s'éclaircissait peu à peu, les nuages se dispersaient; une clarté sans espoir allait bientôt illuminer la plaine avant la tombée de la nuit. Nous étions àproximité immédiate du tropique du Cancer – nous y étions grosso merdo, comme l'aurait dit Humoriste lorsqu'il était encore en état de produire ses saillies. «Ça n'a au-trou- du-cune importance, j'ai l'ha-bite-rude de prendre des céréales au petit déjeuner…», voilà les bons mots par lesquels il s'essayait d'ordinaire à égayer notre quotidien. Qu'est-ce qu'il allait devenir, ce pauvre petit bonhomme, maintenant que Singe numéro 1 n'était plus? Il jetait des regards effarés sur Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant est mis hors d'état d'exercer son pouvoir, la sécrétion de testostérone reprend, chez la plupart des singes. Flic pouvait compter sur la fidélité de la fraction militaire de l'organisation -c'est lui qui avait recruté l'ensemble des gardes, qui les avait formés, ils n'obéissaient qu'à ses ordres, de son vivant le prophète se reposait entièrement sur lui pour ces questions. D'un autre côté, les laborantins et l'ensemble des techniciens responsables du projet génétique n'avaient affaire qu'à Savant, et à lui seul. On avait somme toute affaire à un conflit classique entre la force brute et l'intelligence, entre une manifestation basique de la testostérone et une autre plus intellectualisée. Je sentis de toute façon que ça n'allait pas être bref, et je m'assis sur un pouf à proximité de Vincent. Celui-ci parut reprendre conscience de ma présence, émit un vague sourire et replongea dans sa rêverie.

Il s'ensuivit à peu près quinze minutes de silence; Savant et Flic continuaient à arpenter la pièce, la moquette étouffait le bruit de leurs pas. Je me sentais, compte tenu des circonstances, assez calme; j'étais conscient que ni moi ni Vincent n'avions, dans l'immédiat, de rôle à jouer. Nous étions dans l'histoire des singes secondaires, des singes honorifiques; la nuit tombait, le vent s'infiltrait dans la pièce – l'Italien avait littéralement explosé la baie vitrée.

Tout à coup Humoriste sortit de la poche de son blouson de toile un appareil photo numérique – un Sony DSCF-101 à trois millions de pixels, je reconnaissais le modèle, j'avais eu le même avant d'opter pour un Minolta Dimage A2, qui disposait de huit millions de pixels, d'une visée bridge semi-reflex, et se montrait plus sensible dans les basses lumières. Flic et Savant s'immobilisèrent, bouche bée, en considérant le pauvre pantin qui zigzaguait dans la pièce en prenant cliché sur cliché. «Ça va, Gérard?» demanda Flic. À mon avis non, ça n'avait pas l'air d'aller, il déclenchait machinalement, sans même viser, et au moment où il s'approchait de la fenêtre j'eus nettement l'impression qu'il allait sauter. «Ça suffit!» hurla Flic. L'humoriste s'immobilisa, ses mains tremblaient tellement qu'il laissa tomber son appareil. Toujours prostrée dans son coin, Francesca émit un reniflement bref. Savant s'immobilisa à son tour, fit face à Flic, le regarda droit dans les yeux.

«Maintenant, il faut prendre une décision… dit-il d'un ton neutre.

– On vaprévenir la police, c ‘est la seuledécisionàprendre.

– Si on prévient la police, c'est la fin de l'organisation. On ne pourra pas survivre au scandale, et tu le sais.

– Tu as une autre idée?»


Un nouveau temps de silence s'ensuivit, nettement plus tendu: l'affrontement s'était déclenché, et je sentais cette fois qu'il irait à son terme; j'avais même l'intuition assez nette que j'allais assister à une seconde mort violente. La disparition du leader charismatique est toujours un moment extrêmement difficile à gérer, dans un mouvement de type religieux; lorsque celui-ci n'a pas pris la peine de désigner sans ambiguïté son successeur, on aboutit presque inévitablement à un schisme.

«Il pensait à la mort… intervint Gérard d'une petite voix tremblante, presque enfantine. Il m'en parlait de plus en plus souvent; il n'aurait pas voulu que l'organisation disparaisse, ça l'inquiétait beaucoup que tout se disperse après lui. Nous devons faire quelque chose, nous devons réussir à nous entendre…»

Flic fronça les sourcils en tournant vaguement la tête vers lui, comme on réagit à un bruit importun; rendu à la conscience de sa parfaite insignifiance, Gérard se rassit sur un pouf à côté de nous, baissa la tête et posa calmement les mains sur ses genoux.

«Je te rappelle, reprit calmement Savant en regardant Flic droit dans les yeux, que pour nous la mort n'est pas définitive, c'est même le premier de nos dogmes. Nous disposons du code génétique du prophète, il suffit d'attendre que le procédé soit au point…

– Tu crois qu'on va attendre vingt ans que ton truc marche?…» rétorqua Flic avec violence, sans même plus chercher à dissimuler son hostilité.

Savant frémit sous l'outrage, mais répondit calmement:

«Ça fait deux mille ans que les chrétiens attendent…

– Peut-être, mais entre temps il a fallu organiser l'Église, et ça, c'est moi qui suis le mieux à même de le faire. Lorsqu'il a fallu désigner un disciple pour lui succéder, c'est Pierre que le Christ a choisi: ce n'était pas le plus brillant, le plus intellectuel ni le plus mystique, mais c'était le meilleur organisateur.

– Si je quitte le projet, tu n'auras personne à mettre à ma place; et, dans ce cas, tout espoir de résurrection s'évanouit. Je ne pense pas que tu puisses tenir très longtemps dans ces conditions…»

Le silence se fit à nouveau, de plus en plus pesant; je n'avais pas l'impression qu'ils parviendraient à s'entendre, les choses étaient allées trop loin entre eux, depuis trop longtemps; dans l'obscurité quasi totale, je vis Flic serrer les poings. C'est à ce moment que Vincent intervint. «Je peux prendre la place du prophète…» dit-il d'une voix légère, presque joyeuse. Les deux autres sursautèrent, Flic bondit vers le commutateur pour allumer et se précipita sur Vincent pour le secouer: «Qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce que tu racontes?…» lui hurlait-il en plein visage. Vincent se laissa faire, attendit que l'autre le lâche avant d'ajouter, d'une voix toujours aussi enjouée: «Après tout, je suis son fils…»

Le premier moment de stupéfaction passé, ce fut Gérard qui intervint, d'une voix plaintive:

«C'est possible… C'est tout à fait possible… Je sais que le prophète a eu un fils, il y a trente-cinq ans, tout de suite après les débuts de l'Église, et qu'il lui rendait visite de temps à autre – mais il n'en parlait jamais, même à moi. Il l'a eu avec une des premières adeptes, mais elle s'est suicidée peu de temps après la naissance.

– C'est vrai… dit calmement Vincent, et il n'y avait dans sa voix que l'écho d'une tristesse très lointaine. Ma mère n'a pas supporté ses infidélités continuelles, ni les jeux sexuels à plusieurs qu'il lui imposait. Elle avait coupé les ponts avec ses parents – c'étaient des bourgeois protestants, alsaciens, d'une famille très stricte, ils ne lui avaient jamais pardonné d'être devenue élohimite, à la fin elle n'avait vraiment plus de contact avec personne. J'ai été élevé par mes grands-parents paternels, les parents du prophète; pendant les premières années je ne l'ai pratiquement pas vu, il ne s'intéressait pas aux enfants jeunes. Et puis, après que j'ai eu quinze ans, il m'a rendu des visites de plus en plus fréquentes: il discutait avec moi, voulait savoir ce que je comptais faire dans la vie, finalement il m'a invité à rentrer dans la secte. Il m'a fallu une quinzaine d'années pour m'y décider. Ces derniers temps, nous avions des rapports, disons… un peu plus calmes.»

Je pris alors conscience d'un fait qui aurait dû me frapper dès le début, c'est que Vincent ressemblait énormément au prophète; l'expression de leur regard était bien différente et même opposée, c'est sans doute ce qui m'avait empêché de m'en apercevoir, mais les principaux traits de leur physionomie – la forme du visage, la couleur des yeux, l'implantation des sourcils – étaient d'une identité frappante; ils avaient de surcroît à peu près la même taille et la même corpulence. De son côté Savant regardait Vincent avec beaucoup d'attention, il semblait parvenir à la même conclusion, et ce fut lui, finalement, qui rompit le silence:

«Personne n'est exactement au courant de l'état d'avancement de mes recherches, nous avons maintenu un secret total. Nous pouvons parfaitement annoncer que le prophète a décidé d'abandonner son corps vieillissant pour transférer son code génétique dans un nouvel organisme.

– Personne ne va y croire! objecta aussitôt Flic avec violence.

– Très peu de gens, en effet; nous n'avons plus rien à attendre des grands médias, ils sont tous contre nous. Il y aura certainement une couverture médiatique énorme, et un scepticisme général; mais personne ne pourra rien prouver, nous sommes les seuls à disposer de l'ADN du prophète, il n'en existe aucune copie, nulle part. Et le plus important c'est que les adeptes, eux, vont y croire; ça fait des années que nous les y préparons. Lorsque le Christ est ressuscité le troisième jour personne n'y a cru, à l'exception des premiers chrétiens; c'est même exactement comme ça qu'ils se sont définis: ceux qui croyaient à la résurrection du Christ.

– Qu'est-ce qu'on va faire du corps?

– Ça ne pose aucun problème qu'on retrouve le corps, il suffit que la blessure à la gorge soit indétectable. On pourrait par exemple utiliser une fissure volcanique, et le précipiter dans la lave en fusion.

– Et Vincent? Comment expliquer la disparition de Vincent? Flic était visiblement ébranlé, ses objections se faisaient plus hésitantes.

– Oh, je ne connais pas grand monde… intervint Vincent avec légèreté; en plus on me considère comme un type plutôt suicidaire, ma disparition n'étonnera personne… La fissure volcanique je trouve que c'est une bonne idée, ça permettra d'évoquer la mort d'Empédocle.» Il récita de mémoire, d'une voix étrangement fluide: «Je te dirai encore, prudent Pausanias, qu'il n'y a de naissance pour aucune des choses mortelles; il n'y a pas de fin par la mort funeste; il n'y a que mélange et dissociation des composants du mélange.»


Flic réfléchit silencieusement une à deux minutes, puis lâcha: «Il va falloir s'occuper aussi de l'Italien…» Je sus alors que Savant avait gagné la partie. Immédiatement après Flic appela trois gardes, leur ordonna de patrouiller dans le domaine et s'ils trouvaient le corps de le ramener discrètement, enveloppé dans une couverture à l'arrière du 4x4. Il ne leur fallut qu'un quart d'heure: le malheureux était dans un tel état de confusion qu'il avait tenté de franchir les barrières électrifiées; bien entendu, il avait été foudroyé sur-le-champ. Ils posèrent le cadavre sur le sol, au pied du lit du prophète. À ce moment Francesca sortit de son hébétude, aperçut le corps de son compagnon et se mit à pousser de longs hurlements inarticulés, presque animaux. Savant s'approcha d'elle et la gifla, calmement mais avec force, à plusieurs reprises; ses hurlements se transformèrent en une nouvelle crise de sanglots.

«Il va falloir s'occuper d'elle aussi… remarqua sombrement Flic.

– Je crois qu'on n'a pas le choix.

– Qu'est-ce que tu veux dire?»

Vincent s'était retourné vers Savant, dégrisé d'un coup.

«Je crois qu'on peut difficilement compter sur son silence. Si on jette les deux corps par la fenêtre, après une chute de trois cents mètres, ils seront en bouillie; ça m'étonnerait que la police veuille procéder à une autopsie.

– Ça peut marcher… dit Flic après un temps de réflexion; je connais assez bien le chef de la police locale. Si je lui raconte que je les avais surpris à escalader la paroi les jours précédents, que j'avais tenté de les avertir du danger, mais qu'ils m'avaient ri au nez… D'ailleurs c'est très plausible, le type était amateur de sports extrêmes, je crois qu'il faisait de l'escalade à mains nues le week-end dans les Dolomites.

– Bien…» dit simplement Savant. Il fit un petit signe de tête à Flic, les deux hommes soulevèrent le corps de l'Italien, l'un par les pieds, l'autre par les épaules, ils firent quelques pas et le précipitèrent dans le vide; ils avaient procédé si vite que ni moi ni Vincent n'avions eu le temps de réagir. Avec une énergie terrassante Savant revint vers Francesca, la souleva par les épaules et la traîna sur la moquette; elle était retombée dans son apathie, et ne réagissait pas plus qu'un colis. Au moment où Flic l'attrapait par les pieds, Vincent hurla:«Hééé!…» Savant reposa l'Italienne et se retourna, agacé.

«Qu'est-ce qu'il y a encore?

– Tu ne peux pas faire ça, tout de même!

– Et pourquoi pas?

– C'est un meurtre…»

Savant ne répondit rien, toisa Vincent en croisant calmement les bras. «Évidemment, c'est regrettable… dit-il finalement. Je crois cependant que c'est nécessaire», ajouta-t-il quelques secondes plus tard.

Les longs cheveux noirs de la jeune fille encadraient son visage pâle; ses yeux bruns se posaient tour à tour sur chacun de nous, j'avais l'impression qu'elle n'était plus du tout en état de comprendre la situation.

«Elle est si jeune, si belle… murmura Vincent d'un ton de supplique.

– J'imagine que, dans le cas d'une femme laide et âgée, l'élimination te paraîtrait plus excusable…

– Non… non, protesta Vincent, gêné, ce n'est pas exactement ce que je voulais dire.

– Si, répliqua Savant, impitoyable, c'est exactement ce que tu voulais dire; mais passons. Dis-toi que c ‘est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous jusqu'à présent: un arrangement temporaire de molécules. Disons qu'en l'occurrence nous avons affaire à un joli arrangement; mais elle n'a pas plus de consistance qu'un motif formé par le givre, qu'un simple redoux suffit à anéantir; et, malheureusement pour elle, sa disparition est devenue nécessaire pour que l'humanité puisse poursuivre son chemin. Je te promets, cependant, qu'elle n'aura pas à souffrir.»

Il sortit un émetteur HF de sa poche, prononça quelques mots à mi-voix. Une minute plus tard deux gardes apparurent, portant une mallette de cuir souple; il l'ouvrit, en sortit une petite bouteille de verre et une seringue hypodermique. Sur un signe de Flic, les deux gardes se retirèrent.

«Attends, attends, attends… intervins-je, je n'ai pas l'intention, moi non plus, de me rendre complice d'un meurtre. Et en plus je n'ai aucune raison de le faire.

– Si, riposta sèchement Savant, tu as une très bonne raison: je peux rappeler les gardes. Toi aussi, tu es un témoin gênant; comme tu es quelqu'un de connu, ta disparition poserait sans doute plus de problèmes; mais les gens connu s meurent aussi, et de toute façon nous n'avons plus le choix.» Il parlait calmement en me regardant droit dans les yeux, j'étais certain qu'il ne plaisantait pas. «Elle ne souffrira pas…» répéta-t-il d'une voix douce, et très vite il se pencha sur la jeune fille, trouva la veine, injecta la solution. J'étais comme tous les autres persuadé qu'il s'agissait d'un somnifère, mais en quelques secondes elle se raidit, sa peau devint cyanosée, puis sa respiration s'arrêta net. Derrière moi j'entendais Humoriste pousser des gémissements bestiaux, plaintifs. Je me retournai: il tremblait de tout son corps, parvint à articuler: «Ha! Ha! Ha…» Une tache se formait sur le devant de son pantalon, je compris qu'il avait pissé dans son froc. Excédé Flic sortit à son tour un émetteur de sa poche, donna un ordre bref: quelques secondes plus tard cinq gardes apparurent, armés de mitraillettes, et nous encerclèrent. Sur un ordre de Flic ils nous conduisirent dans une pièce attenante, meublée d'une table à tréteaux et de classeurs métalliques, puis refermèrent à clef derrière nous.

Je n'arrivais pas tout à fait à me persuader que tout cela était réel; je jetais des regards incrédules à Vincent, qui me paraissait dans le même état d'esprit; nous ne parlions ni l'un ni l'autre, le silence n'était troublé que par les gémissements de Gérard. Dix minutes plus tard, Savant revint dans la pièce et je pris conscience que tout était vrai, que j'avais devant moi un meurtrier, qu'il avait franchi la frontière. Je le considérai avec une horreur irrationnelle, instinctive, mais lui semblait très calme, à ses yeux il n'avait visiblement accompli qu'un geste technique.

«Je l'aurais épargnée si je l'avais pu, dit-il sans s'adresser à aucun d'entre nous en particulier. Mais, je vous le répète, il s'agissait d'une mortelle; et je ne crois pas que la morale ait vraiment de sens si le sujet est mortel. L'immortalité, nous allons y parvenir; et vous ferez partie des premiers êtres auxquels elle sera accordée; ce sera, en quelque sorte, le prix de votre silence. La police sera là demain; vous avez toute la nuit pour y réfléchir.»


Les jours qui suivirent me laissent un souvenir étrange, comme si nous étions entrés dans un espace différent, où les lois ordinaires étaient abolies, où tout – le meilleur comme le pire – pouvait arriver à chaque instant. Rétrospectivement je dois cependant reconnaître qu'il y avait une certaine logique à tout cela, la logique voulue par Miskiewicz, et que son plan s'accomplit point par point, dans le moindre détail. D'abord, le chef de la police n'eut aucun doute sur l'origine accidentelle de la mort des deux jeunes gens. Devant leurs corps désarticulés, aux os en miettes, pratiquement réduits à l'état de plaques sanglantes étalées sur le rocher, il était en effet difficile de garder son sang-froid et de soupçonner que leur mort aurait pu avoir une autre cause que la chute. Surtout, cette affaire banale fut rapidement éclipsée par celle de la disparition du prophète. Juste avant l'aube, Flic et Savant avaient traîné son corps jusqu'à une ouverture qui donnait sur un petit cratère volcanique en activité; la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le désincarcérer, et évidemment toute autopsie était impensable. Cette même nuit ils avaient brûlé les draps tachés de sang, fait réparer la baie vitrée par un artisan qui s'occupait des travaux d'entretien sur le domaine, enfin ils avaient déployé une activité assez impressionnante. Lorsque l'inspecteur de la Guardia Civil comprit qu'il s'agissait d'un suicide, et que le prophète avait l'intention de se réincarner trois jours plus tard dans un corps rajeuni, il se frotta pensivement le menton – il était un peu au courant des activités de la secte, enfin il croyait savoir qu'il avait affaire à un groupement de cinglés qui adoraient les soucoupes volantes, ses informations s'arrêtaient là – et conclut qu'il valait mieux en référer à ses supérieurs. C'est exactement ce qu'attendait Savant.

Dès le lendemain, l'affaire faisait les gros titres des journaux – non seulement en Espagne mais aussi en Europe, et bientôt dans le reste du mo nde. «L'homme qui croyait être éternel», «Le pari fou de l'homme-Dieu», tels étaient à peu près les titres. Trois jours plus tard, sept cents journalistes stationnaient derrière les barrières de protection; la BBC et CNN avaient envoyé des hélicoptères pour prendre des images du campement. Miskiewicz sélectionna cinq journalistes appartenant à des magazines scientifiques anglo-saxons et tint une brève conférence de presse. Il exclut d'entrée de jeu toute visite du laboratoire: la science officielle l'avait rejeté, dit-il, et contraint à travailler en marge; il en prenait acte, et ne communiquerait ses résultats qu'au moment où il le jugerait opportun. Sur le plan juridique, sa position était difficilement attaquable: il s'agissait d'un laboratoire privé, fonctionnant sur fonds privés, il était parfaitement en droit d'en interdire l'accès à quiconque; le domaine lui-même était d'ailleurs privé, précisa-t-il, les survols et les prises de vues par hélicoptère lui paraissaient une pratique légalement tout à fait douteuse. De plus il ne travaillait ni sur des organismes vivants, ni même sur des embryons, mais sur de simples molécules d'ADN, et ce avec l'accord écrit du donneur. Le clonage reproductif était certes prohibé ou restreint dans de nombreux pays; mais en l'occurrence il ne s'agissait pas de clonage, et aucune loi n'interdisait la création artificielle de la vie; c'est une direction de recherches à laquelle le législateur n'avait simplement pas songé.

Bien entendu les journalistes au début n'y croyaient pas, tout dans leur formation les prédisposait à tourner l'hypothèse en ridicule; mais je me rendais compte qu'ils étaient malgré eux impressionnés par la personnalité de Miskiewicz, par la précision et la rigueur de ses réponses; à la fin de l'entretien, j'en suis persuadé, au moins deux d'entre eux avaient des doutes: c'était largement suffisant pour que ces doutes se répandent, amplifiés, dans les magazines d'information générale.

Ce qui me stupéfia par contre ce fut la croyance immédiate, sans réserve, des adeptes. Dès le lendemain de la mort du prophète, Flic avait convoqué aux premières heures une réunion générale. Lui et Savant prirent la parole pour annoncer que le prophète avait décidé, en un geste d'oblation et d'espérance, d'accomplir le premier la promesse. Il s'était donc jeté dans un volcan, livrant au feu son corps physique vieillissant afin de renaître, au troisième jour, dans un corps rénové. Ses ultimes paroles dans sa présente incarnation, qu'ils avaient mission de communiquer aux disciples, étaient les suivantes: «Là où je passe, vous passerez bientôt à ma suite.» Je m'attendais à des mouvements de foule, des réactions variées, peut-être des gestes de désespoir; il n'en fut rien. En ressortant tous étaient concentrés, silencieux, mais leur regard brillait d'espérance, comme si cette nouvelle était celle qu'ils avaient toujours attendue. Je croyais pourtant avoir des êtres humains une bonne connaissance générale, mais elle n'était basée que sur ses motivations les plus usuelles: eux avaient la foi, c'était nouveau pour moi, et cela changeait tout.

Ils se réunirent spontanément autour du laboratoire, deux jours plus tard, quittant leurs tentes dès le milieu de la nuit, et attendirent sans prononcer une parole. Au milieu d'eux il y avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant, appartenant à deux agences de presse – l'AFP et Reuters – et à trois networks qui étaient CNN, la BBC, et il me semble Sky News. Il y avait aussi deux policiers espagnols venus de Madrid, qui souhaitaient recueillir une déclaration de l'être qui allait émerger du laboratoire – à proprement parler on n'avait rien à lui reprocher, mais sa position était sans précédent: il prétendait être le prophète, qui était officiellement mort, sans l'être exactement; il prétendait naître sans avoir de père ni de mère biologique. Les juristes du gouvernement espagnol s'étaient penchés sur la question, sans évidemment trouver quoi que ce soit qui s'applique, même de loin, au cas présent; ils avaient donc décidé de se contenter d'une déclaration formelle où Vincent confirmerait par écrit ses prétentions, et de lui accorder temporairement le statut d'enfant trouvé.

Au moment où les portes du laboratoire s'ouvrirent, tournant sur leurs jointures invisibles, tous se levèrent, et j'eus l'impression qu'un halètement animal parcourait la foule, causé par des centaines de respirations s'accélérant d'un seul coup. Dans le jour naissant le visage de Savant apparaissait tendu, épuisé, fermé. Il annonça que la fin de l'opération de résurrection se heurtait à des difficultés inattendues; après en avoir conféré avec ses assistants, il avait décidé de se donner un délai de trois jours supplémentaires; il invitait donc les adeptes à rentrer dans leurs tentes, à y demeurer autant que possible, à concentrer leurs pensées sur la transformation en cours, dont dépendait le salut du reste de l'humanité. Il leur donnait rendez-vous dans trois jours, au coucher du soleil, à la base de la montagne: si tout allait bien le prophète aurait regagné ses appartements, et serait en mesure de faire sa première apparition publique.

La voix de Miskiewicz était grave, reflétant la dose appropriée d'inquiétude, et cette fois je perçus une agitation, la foule fut parcourue de chuchotements. J'étais surpris qu'il manifeste une si bonne compréhension de la psychologie collective. Le stage était initialement prévu pour se terminer le lendemain, mais personne je pense ne songea sérieusement à repartir: sur trois cent douze vols retours, il y eut trois cent douze défections. Moi-même, il me fallut plusieurs heures avant d'avoir l'idée de prévenir Esther. Une fois de plus je tombai sur son répondeur, une fois de plus je laissai un message; j'étais assez surpris qu'elle ne rappelle pas, elle devait être au courant de ce qui se passait dans l'île, les médias du monde entier en parlaient maintenant.

Le délai supplémentaire accrut naturellement l'incrédulité des médias, mais la curiosité ne retombait pas, elle augmentait au contraire d'heure en heure, et c'est tout ce que cherchait Miskiewicz: il fit deux brèves déclarations, une chaque jour, s'adressant cette fois uniquement aux cinq journalistes scientifiques qu'il avait choisis comme interlocuteurs, afin d'évoquer les difficultés de dernière minute auxquelles il prétendait se heurter. Il maîtrisait parfaitement son sujet, et j'avais l'impression que les autres commençaient de plus en plus à se laisser convaincre.

J'étais surpris, aussi, par l'attitude de Vincent, qui entrait de plus en plus dans la peau du rôle. Sur le plan de la ressemblance physique, le projet m'avait au départ inspiré quelques doutes. Vincent s'était toujours montré très discret, il avait toujours refusé de parler en public, d'évoquer par exemple son travail artistique, comme le prophète l'y avait invité à de nombreuses reprises; malgré tout la plupart des adeptes avaient eu l'occasion de le croiser, au cours des dernières années. En quelques jours, mes doutes se dissipèrent: je me rendis compte avec surprise que Vincent se transformait physiquement. Il avait d'abord décidé de se raser le crâne, et la ressemblance avec le prophète s'en trouvait accentuée; mais le plus étonnant c'est que l'expression de son regard changeait peu à peu, et le ton de sa voix. Il y avait maintenant dans ses yeux une lueur vive, souple, malicieuse, que je ne lui avais jamais connue; et sa voix prenait des tonalités chaudes et séductrices qui me surprenaient de plus en plus. Il y avait toujours en lui une gravité, une profondeur que le prophète n'avait jamais eues, mais cela aussi pouvait cadrer: l'être qui allait renaître était censé avoir traversé les frontières de la mort, on pouvait s'attendre à ce qu'il ressorte de l'expérience quelqu'un de plus lointain, de plus étrange. Flic et Savant étaient en tout cas ravis des mutations qui s'opéraient en lui, je crois qu'ils n'avaient pas espéré obtenir un résultat aussi convaincant. Le seul qui réagissait mal était Gérard, que je pouvais difficilement continuer à appeler Humoriste: il passait ses journées à errer dans les galeries souterraines, comme s'il espérait encore y rencontrer le prophète, il avait cessé de se laver et commençait à puer. À Vincent il jetait des regards méfiants, hostiles, exactement comme un chien qui ne reconnaît pas son maître. Vincent lui-même parlait peu, mais son regard était lumineux, bienveillant, il donnait l'impression de se préparer à une ordalie, et d'avoir banni toute crainte; il me confia plus tard qu'en ces journées il pensait déjà à la construction de l'ambassade, à sa décoration, il ne comptait rien garder des plans du prophète. Il avait manifestement oublié l'Italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser des problèmes de conscience si douloureux; et j'avoue que, moi aussi, je l'avais un peu oubliée. Miskiewicz, au fond, avait peut-être raison: une constellation de givre, une jolie formation temporaire… Mes années de carrière dans le show-business avaient quelque peu atténué mon sens moral; il me restait pourtant quelques convictions, croyais-je. L'humanité, comme toutes les espèces sociales, s'était bâtie sur la prohibition du meurtre à l'intérieur du groupe, et plus généralement sur la limitation du niveau de violence acceptable dans la résolution des conflits inter-individuels; la civilisation, même, n'avait pas d'autre contenu véritable. Cette idée valait pour toutes les civilisations envisageables, pour tous les «êtres raisonnables», comme aurait dit Kant, que ces êtres soient mortels ou immortels, c'était là une certitude indépassable. Après quelques minutes de réflexion je me rendis compte que, du point de vue de Miskiewicz, Francesca n'appartenait pas au groupe: ce qu'il essayait de faire c'était de créer une nouvelle espèce, et celle-ci n'aurait pas davantage d'obligation morale à l'égard des humains que ceux-ci n'en avaient à l'égard des lézards, ou des méduses; je me rendis compte, surtout, que je n'aurais aucun scrupule à appartenir à cette nouvelle espèce, que mon dégoût du meurtre était d'ordre sentimental ou affectif, bien plus que rationnel; pensant à Fox je pris conscience que l'assassinat d'un chien m'aurait choqué autant que celui d'un homme, et peut-être davantage; puis, comme je l'avais fait dans toutes les circonstances un peu difficiles de ma vie, je cessai simplement de penser.

Les fiancées du prophète étaient restées cantonnées dans leurs chambres, et tenues au courant des événements exactement au même degré que les autres adeptes; elles avaient accueilli la nouvelle avec la même foi, et attendaient avec confiance de retrouver un amant rajeuni. Je me dis un moment qu'il y aurait peut-être, quand même, des difficultés avec Susan: elle avait connu personnellement Vincent, lui avait parlé; puis je compris que non, qu'elle avait la foi elle aussi, et sans doute encore plus que toutes les autres, que sa nature même excluait jusqu'à la possibilité du doute. Dans ce sens, me dis-je, elle était très différente d'Esther, jamais je n'aurais imaginé Esther souscrire à des dogmes si peu réalistes; je me rendis compte aussi que depuis le début de ce séjour je pensais un peu moins à elle, heureusement d'ailleurs car elle ne répondait toujours pas âmes messages, j'en avais peut-être laissé une dizaine sur son répondeur, sans succès, mais je n'en souffrais pas trop, j'étais en quelque sorte ailleurs, dans un espace encore humain mais extrêmement différent de tout ce que j'avais pu connaître; même certains journalistes, je m'en aperçus plus tard en lisant leurs comptes rendus, avaient été sensibles à cette ambiance particulière, cette sensation d'attente pré-apocalyptique.

Le jour de la résurrection, les fidèles se rassemblèrent dès les premières heures au pied de la montagne, alors que l'apparition de Vincent n'était prévue qu'au coucher du soleil. Deux heures plus tard, les hélicoptères des networks commencèrent à bourdonner au-dessus de la zone – Savant leur avait finalement donné l'autorisation de survol, mais il avait interdit à tout journaliste l'accès au domaine. Pour l'instant, les cameramen n'avaient pas grand-chose à grappiller- quelques images d'une petite foule paisible qui attendait en silence, sans un mot et pratiquement sans un geste, que le miracle se manifestât. L'ambiance lorsque les hélicoptères revenaient se faisait un peu plus tendue – les adeptes détestaient les médias, ce qui était assez normal compte tenu du traitement dont ils avaient été jusqu'à présent l'objet; mais il n'y avait pas de réactions hostiles, de gestes menaçants ni de cris.

Vers cinq heures de l'après-midi, un bruissement de voix parcourut la foule; quelques chants naquirent, furent repris en sourdine, puis le silence se fit à nouveau. Vincent, assis en tailleur dans la grotte principale, semblait non seulement concentré, mais en quelque sorte hors du temps. Vers sept heures, Miskiewicz se présenta à l'entrée de la grotte. «Tu te sens prêt?» lui demanda-t-il. Vincent acquiesça sans mot dire, se leva souplement; sa longue robe blanche flottait sur son corps amaigri.


Miskiewicz sortit le premier, avança sur le terre-plein qui dominait la foule des fidèles; tous se levèrent d'un bond. Le silence n'était troublé que par le vrombissement régulier des hélicoptères immobilisés envol stationnaire.

«La porte a été franchie», dit-il. Sa voix était parfaitement amplifiée, sans distorsion ni écho, j'étais sûr qu'avec un bon micro directionnel les journalistes parviendraient à réaliser un enregistrement correct. «La porte a été franchie dans un sens, puis dans l'autre, poursuivit-il. La barrière de la mort n'est plus; ce qui avait été annoncé vient d'être accompli. Le prophète a vaincu la mort; il est de nouveau parmi nous.» Sur ces mots il s'écarta de quelques pas, baissa la tête avec respect. Il y eut une attente d'environ une minute mais qui me parut interminable, plus personne ne parlait ni ne bougeait, tous les regards étaient tournés vers l'ouverture de la grotte, qui était orientée plein Ouest. Au moment où un rayon de soleil couchant, traversant les nuages, illumina l'ouverture, Vincent sortit et s'avança sur le terre-plein: c'est cette image, captée par un cameraman de la BBC, qui devait passer en boucle sur toutes les télévisions du monde. Une expression d'adoration emplit les visages, certains levèrent vers le ciel leurs bras écartés; mais il n'y eut pas un cri, pas un murmure. Vincent ouvrit les mains, et après quelques secondes où il se contenta de respirer dans le micro qui captait chacun de ses souffles, il prit la parole: «Je respire, comme chacun d'entre vous… dit-il doucement. Pourtant, je n'appartiens plus à la même espèce. Je vous annonce une humanité nouvelle… poursuivit-il. Depuis son origine l'univers attend la naissance d'un être éternel, coexistant à lui, pour s'y refléter comme dans un miroir pur, inentamé par les souillures du temps. Cet être est né aujourd'hui, un peu après dix-sept heures. Je suis le Paraclet, et la réalisation de la promesse. Je suis pour l'instant solitaire, mais ma solitude ne durera pas, car vous viendrez bientôt me rejoindre. Vous êtes mes premiers compagnons, au nombre de trois cent douze; vous êtes la première génération de la nouvelle espèce appelée à remplacer l'homme; vous êtes les premiers néo-humains. Je suis l'instant zéro, vous êtes la première vague. Aujourd'hui nous entrons dans une ère différente, où le passage du temps n'a plus le même sens. Aujourd'hui, nous entrons dans la vie éternelle. Il sera gardé mémoire de ce moment.»

DANIEL25,6

Ces journées cruciales n'ont eu, en dehors de Daniel1, que trois témoins directs; les récits de vie de Slotan1 – qu'il appelait «Savant»- et de Jérôme1 – qu'il avait baptisé du nom de «Flic» – convergent pour l'essentiel avec le sien: l'adhésion immédiate des adeptes, leur croyance sans réserve à la résurrection du prophète… Le plan semble avoir fonctionné d'emblée, pour autant d'ailleurs qu'on puisse parler de «plan»; Slotanl, son récit de vie en témoigne, n'avait nullement l'impression de se livrer à une supercherie, persuadé qu'il était d'obtenir des résultats effectifs dans un délai de quelques années; il ne s'agissait, dans son esprit, que d'une annonce légèrement anticipée.

D'une tonalité très différente, et d'une brièveté elliptique qui a déconcerté ses commentateurs, le récit de vie de Vincentl n'en confirme pas moins exactement le déroulement des faits, jusqu'au pathétique épisode du suicide de Gérard, celui que Daniel1 avait baptisé du surnom d'«Humoriste», retrouvé pendu dans sa cellule après s'être traîné misérablement pendant plusieurs semaines, et alors que Slotanl etjérômel commençaient à songer de leur côté à l'éliminer. S'adonnant de plus en plus à l'alcool, Gérard se laissait aller à l'évocation larmoyante de ses années de jeunesse avec le prophète et des «bons coups» qu'ils avaient montés ensemble. Ni l'un ni l'autre, semblait-il, n'avait cru une seconde à l'existence des Élohim. «C'était juste une blague… répétait-il, une bonne blague de camés. On avait pris des champignons, on est partis faire une balade sur les volcans, et on s'est mis à délirer tout le truc. Jamais j'aurais pensé que ça serait allé si loin…» Ses bavardages commençaient à devenir gênants, car le culte des Élohim ne fut jamais officiellement abandonné, bien qu'il fût assez vite tombé en déshérence. Ni Vincentl ni Slotan1 n'accordaient au fond une grande importance à cette hypothèse d'une race de créateurs extraterrestres, mais tous deux partageaient l'idée que l'être humain allait disparaître, et qu'il s'agissait de préparer l'avènement de son successeur. Dans l'esprit de Vincentl, même s'il était possible que l'homme eût été créé par les Élohim, les événements récents prouvaient de toute façon qu'il était entré dans un processus d'élohimisation, en ce sens qu'il était désormais, à son tour, maître et créateur de la vie. L'ambassade devenait dans cette perspective une sorte de mémorial de l'humanité, destiné à témoigner de ses aspirations et de ses valeurs aux yeux de la race future; ce qui s'inscrivait d'ailleurs parfaitement dans la tradition classique de l'art. Quant à Jérôme1, la question des Élohim lui était tout aussi indifférente, du moment qu'il pouvait se consacrer à sa vraie passion: la création et l'organisation de structures de pouvoir.

Cette grande diversité des points de vue au sein du triumvirat des fondateurs fut certainement pour beaucoup, on l'a déjà souligné, dans la complémentarité de fonctionnement qu'ils surent mettre en place, et dans le succès foudroyant de l'élohimisme dans les quelques années qui suivirent la «résurrection» de Vincent. Elle rend, par ailleurs, d'autant plus frappante la concordance de leurs témoignages.

DANIEL1,18

La complication du monde n'est pas justifiée.»

Yves Roissy – Réponse à Marcel Fréthrez


Après l'extrême tension des journées qui précédèrent la résurrection du prophète sous les traits de Vincent, après l'acmé de son apparition médiatique à l'entrée de la grotte, sous les rayons du soleil couchant, les journées qui suivirent me laissent le souvenir d'une détente floue, presque joyeuse. Flic et Savant avaient rapidement défini les limites de leurs attributions respectives; je me rendis tout de suite compte qu'ils s'y tiendraient, et que, si aucune sympathie ne pouvait naître entre eux, ils fonctionneraient cependant en tandem efficace, car ils avaient besoin l'un de l'autre, le savaient, et partageaient le même goût pour une organisation sans faille.

Après le premier soir, Savant avait définitivement interdit aux journalistes l'accès au domaine, et il avait, au nom de Vincent, refusé toutes les interviews; il avait même demandé une interdiction de survol – qui lui fut aussitôt accordée par le chef de la police, dont le but était d'essayer de calmer, autant que possible, l'agitation ambiante. En procédant ainsi il n'avait aucune intention particulière, si ce n'est de faire savoir aux médias mondiaux qu'il était le maître de l'information, qu'il était à sa source, et que rien ne pourrait passer sans avoir été autorisé par lui. Après avoir campé sans succès devant l'entrée du domaine les journalistes repartirent donc, en groupes de plus en plus serrés, et au bout d'une semaine nous nous retrouvâmes seuls. Vincent semblait définitivement être passé dans une autre réalité, et nous n'avions plus aucun contact; une fois cependant, en me croisant sur le raidillon rocheux qui menait à nos anciennes cellules, il m'invita à venir voir l'état d'avancement des plans de l'ambassade. Je le suivis dans une salle souterraine aux murs blancs, tapissée de haut-parleurs et de vidéo-projecteurs, puis il mit en route la fonction «Présentation» du logiciel. Ce n'était pas une ambassade, et ce n'étaient même pas véritablement des plans. J'avais l'impression de traverser d'immenses rideaux de lumière qui naissaient, se formaient et s'évanouissaient tout autour de moi. Parfois j'étais au milieu d'objets petits, scintillants et jolis, qui m'entouraient de leur présence amicale; puis une immense marée de lumière engloutissait l'ensemble, donnait naissance à un nouveau décor. Nous étions entièrement dans les blancs, du cristallin au laiteux, du mat à l'éblouissant; cela n'avait aucun rapport avec une réalité possible, mais c'était beau. Je me dis que c'était peut-être la vraie nature de l'art que de donner à voir des mondes rêvés, des mondes impossibles, et que c'était une chose dont je ne m'étais jamais approché, dont je ne m'étais même jamais senti capable; je compris également que l'ironie, le comique, l'humour devaient mourir, car le monde à venir était le monde du bonheur, et ils n'y auraient plus aucune place.

Vincent n'avait rien d'un mâle dominant, il n'avait aucun goût pour les harems, et peu de jours après la mort du prophète il avait eu un long entretien avec Susan, à la suite de quoi il avait rendu leur liberté aux autres filles. J'ignore ce qu'ils avaient pu se dire, j'ignore ce qu'elle croyait, si elle voyait en lui une réincarnation du prophète, si elle l'avait reconnu comme étant que Vincent, s'il lui avait avoué qu'il était son fils, ou si elle s'était fabriqué une conception intermédiaire; mais je pense que pour elle tout cela n'avait pas beaucoup d'importance. Incapable de tout relativisme, assez indifférente au fond à la question de la vérité, Susan ne pouvait vivre qu'en étant, et en étant entièrement, dans l'amour. Ayant trouvé un nouvel être à aimer, l'aimant peut-être depuis déjà longtemps, elle avait trouvé une nouvelle raison de vivre, et je savais sans risque d'erreur qu'ils resteraient ensemble jusqu'au dernier jour, jusqu'à ce que la mort les sépare comme on dit, sauf que peut-être cette fois la mort n'aurait pas lieu, Miskiewicz parviendrait à réaliser ses objectifs, ils renaîtraient ensemble dans des corps rénovés, et pour la première fois dans l'histoire du monde ils vivraient, effectivement, un amour qui n'aurait pas de fin. Ce n'est pas la lassitude qui met fin à l'amour, ou plutôt cette lassitude naît de l'impatience, de l'impatience des corps qui se savent condamnés et qui voudraient vivre, qui voudraient, dans le laps de temps qui leur est imparti, ne laisser passer aucune chance, ne laisser échapper aucune possibilité, qui voudraient utiliser au maximum ce temps de vie limité, déclinant, médiocre qui est le leur, et qui partant ne peuvent aimer qui que ce soit car tous les autres leur paraissent limités, déclinants, médiocres.

Malgré cette nouvelle orientation vers la monogamie – orientation implicite d'ailleurs, Vincent n'avait fait aucune déclaration dans ce sens, n'avait donné aucune directive, l'élection unique qu'il avait faite de Susan avait tout du choix purement individuel -, la semaine qui suivit la «résurrection» fut marquée par une activité sexuelle renforcée, plus libre, plus diverse, j'entendis même parler de véritables orgies collectives. Les couples présents dans le centre ne semblaient pourtant nullement en souffrir, on n'observait aucune rupture des relations conjugales, ni même aucune dispute. Peut-être la perspective plus proche de l'immortalité donnait-elle déjà quelque consistance à cette notion d'amour non-possessif que le prophète avait prêchée tout au long de sa vie sans jamais vraiment réussir à convaincre personne; je crois surtout que la disparition de son écrasante présence masculine avait libéré les adeptes, leur avait donné envie de vivre des moments plus légers et plus ludiques.

Ce qui m'attendait dans ma propre vie avait peu de chances d'être aussi drôle, j'en avais de plus en plus nettement le pressentiment. Ce ne fut que la veille de mon départ que je parvins, enfin, à joindre Esther: elle m'expliqua qu'elle avait été très occupée, elle avait interprété le rôle principal dans un court métrage, c'était un coup de chance, elle avait été prise au dernier moment, et le tournage avait démarré juste après ses examens -qu'elle avait, par ailleurs, brillamment réussis; en résumé, elle ne me parla que d'elle. Elle était au courant, pourtant, des événements survenus à Lanzarote, et savait que j'en avais été le témoin direct. «Que fuerte!» s'exclama-t-elle, ce qui me parut un commentaire un peu mince; je me rendis compte alors qu'avec elle aussi je garderais le silence, que je m'en tiendrais à la version usuelle d'une supercherie probable, sans jamais indiquer que j'avais été à ce point mêlé aux événements, et que Vincent était peut-être la seule personne au monde avec qui j'aurais la possibilité, un jour, d'en parler. Je compris alors pourquoi les éminences grises, et même les simples témoins d'un événement historique dont les déterminants profonds sont restés ignorés du grand public, éprouvent à un moment ou à un autre le besoin de libérer leur conscience, de coucher ce qu'ils savent sur le papier.

Vincent m'accompagna le lendemain à l'aéroport d'Arrecife, il conduisait lui-même le 4x4. Au moment où nous longions de nouveau cette plage étrange, au sable noir parsemé de petits cailloux blancs, je tentai de lui expliquer ce besoin que j'éprouvais d'une confession écrite. Il m'écouta avec attention et après que nous nous fûmes garé sur le parking, juste devant le hall des départs, il me dit qu'il comprenait, et me donna l'autorisation d'écrire ce que j'avais vu. Il fallait simplement que le récit ne soit publié qu'après ma mort, ou du moins que j'attende pour le publier, ou d'ailleurs pour le faire lire à qui que ce soit, une autorisation formelle du conseil directeur de l'Église – à savoir le triumvirat qu'il formait avec Savant et Flic. Au-delà de ces conditions que j'acceptai facilement – et je savais qu'il me faisait confiance – je le sentais pensif, comme si ma demande venait de l'entraîner dans des réflexions floues, qu'il avait encore du mal à démêler.

Nous attendîmes l'heure de mon embarquement dans une salle aux immenses baies vitrées qui surplombait les pistes. Les volcans se découpaient dans le lointain, présences familières, presque rassurantes sous le ciel d'un bleu sombre. Je sentais que Vincent aurait souhaité donner à ces adieux un tour plus chaleureux, de temps en temps il me pressait le bras, ou me prenait par les épaules; mais il ne trouvait pas réellement les mots, et ne savait pas réellement faire les gestes. Le matin même j'avais subi le prélèvement d'ADN, et faisais donc officiellement partie de l'Église. Au moment où une hôtesse annonçait l'embarquement du vol pour Madrid, je me dis que cette île au climat tempéré, égal, où l'ensoleillement et la température ne connaissaient tout au long de l'année que des variations minimes, était bien l'endroit idéal pour accéder à la vie éternelle.

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En effet, Vincentl nous apprend que c'est à la suite de cette conversation avec Daniel1 sur le parking de l'aéroport d'Arrecife qu'il eut pour la première fois l'idée du récit de vie, d'abord introduit comme une annexe, un simple palliatif en attendant que progressent les travaux de Slotanl sur le câblage des réseaux mémoriels, mais qui devait prendre une si grande importance à la suite des conceptualisations logiques de Pierce.

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J'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid avant l'embarquement du vol pour Almeria; ces deux heures suffirent à balayer l'état d'étrangeté abstraite dans lequel m'avait laissé le séjour chez les élohimites et à me replonger intégralement dans la souffrance, comme on entre, pas à pas, dans une eau glacée; en remontant dans l'avion, malgré la chaleur ambiante, je tremblais déjà littéralement d'angoisse. Esther savait que je repartais le jour même, et il m'avait fallu un effort énorme pour ne pas lui avouer que j'avais deux heures d'attente à l'aéroport de Madrid, la perspective de l'entendre me dire que c'était trop court pour deux heures, le trajet en taxi, etc., m'étant à peu près insupportable. Il n'empêche que pendant ces deux heures, errant entre les magasins de CD qui faisaient une promotion éhontée du dernier disque de David Bisbal (elle avait figuré, assez dénudée, dans un des clips récents du chanteur), les Punta de Fumadores et les boutiques de fringues Jennyfer, j'avais la sensation de plus en plus insoutenable de percevoir son jeune corps, érotisé dans une robe d'été, traverser les rues de la ville, à quelques kilomètres de là, sous le regard admiratif des garçons. Je m'arrêtai à «Tap Tap Tapas» et commandai des saucisses écœurantes baignant dans une sauce très grasse, que j'accompagnai de plusieurs bières; je sentais mon estomac se gonfler, se remplir de merde, et l'idée me traversa d'accélérer consciemment le processus de destruction, de devenir vieux, répugnant et obèse pour mieux me sentir définitivement indigne du corps d'Esther. Au moment où j'entamais ma quatrième Mahou la radio du bar diffusa une chanson, je ne connaissais pas l'interprète mais ce n'était pas David Bisbal, plutôt un latino traditionnel, avec ces tentatives de vocalises que les jeunes Espagnols trouvaient à présent ridicules, un chanteur pour ménagères plutôt qu'un chanteur pour minettes en somme, toujours est-il que le refrain était: «Mujer es fatal », et je me rendis compte que cette chose si simple, si niaise, je ne l'avais jamais entendu exprimer aussi exactement, et que la poésie lorsqu'elle parvenait à la simplicité était une grande chose, the big thing décidément, le mot fatal en espagnol convenait à merveille, je n'en voyais aucun autre qui corresponde mieux à ma situation, c'était un enfer, un enfer authentique, j'étais moi-même rentré dans le piège, j'avais souhaité y rentrer mais je ne connaissais pas la sortie et je n'étais même pas certain de vouloir sortir, c'était de plus en plus confus dans mon esprit si tant est que j'en eusse un, j'avais en tout cas un corps, un corps souffrant et ravagé par le désir.

De retour à San José je me couchai immédiatement, après avoir absorbé une dose de somnifères massive. Les jours suivants, je ne fis qu'errer de pièce en pièce dans la résidence; j'étais immortel, certes, mais pour l'instant ça ne changeait pas grand-chose, Esther n'appelait toujours pas, et c'était la seule chose qui paraissait avoir de l'importance. Ecoutant par hasard une émission culturelle à la télévision espagnole (c'était plus qu'un hasard d'ailleurs c'était un miracle, car les émissions culturelles sont rares à la télévision espagnole, les Espagnols n'aiment pas du tout les émissions culturelles, ni la culture en général, c'est un domaine qui leur est profondément hostile, on a parfois l'impression en parlant de culture qu'on leur fait une sorte d'offense personnelle), j'appris que les dernières paroles d'Emmanuel Kant, sur son lit de mort, avaient été:«C'est suffisant.» Immédiatement je fus saisi d'une crise de rire douloureux, accompagnée de maux d'estomac, qui se prolongèrent pendant trois jours, au bout desquels je me mis à vomir de la bile. J'appelai un médecin qui diagnostiqua un empoisonnement, m'interrogea sur mon alimentation des derniers jours et me recommanda d'acheter des laitages. J'achetai des laitages, et le soir même je retournai au Diamond Nights, qui m'avait laissé le souvenir d'un établissement honnête, où l'on ne vous poussait pas exagérément à la consommation. Il y avait une trentaine de filles autour du bar, mais seulement deux clients. J'optai pour une Marocaine qui ne pouvait guère avoir plus de dix-sept ans; ses gros seins étaient bien mis en valeur par le décolleté, et j'ai vraiment cru que ça allait marcher, mais une fois dans la chambre j'ai dû me rendre à l'évidence: je ne bandais même pas assez pour qu'elle puisse me mettre un préservatif; dans ces conditions elle refusa de me sucer, et alors quoi? Elle finit par me branler, son regard obstinément fixé sur un coin de la pièce, elle y allait trop fort, ça faisait mal. Au bout d'une minute il y eut un petit jet translucide, elle lâcha ma bite aussitôt; je me rajustai avant d'aller pisser.

Le lendemain matin, je reçus un fax du réalisateur de «DIOGÈNE LE CYNIQUE». Il avait entendu dire que je renonçais au projet «LES ÉCHANGISTES DE L'AUTO-ROUTE», il trouvait ça vraiment dommage; lui-même se sentait prêt à assumer la réalisation si j'acceptais d'écrire le scénario. Il devait passer à Madrid la semaine suivante, il me proposait de se voir pour en parler.

Je n'étais pas vraiment en contact régulier avec ce type, en fait ça faisait plus de cinq ans que je ne l'avais pas vu. En entrant dans le café, je m'aperçus que j'avais complètement oublié à quoi il pouvait ressembler; je m'assis à la première table venue et commandai une bière. Deux minutes plus tard, un homme d'une quarantaine d'années, petit, rondouillard, aux cheveux frisés, vêtu d'un étonnant blouson de chasse kaki à poches multiples, s'arrêta devant ma table, tout sourire, son verre à la main. Il était mal rasé, son visage respirait la roublardise et je ne le reconnaissais toujours pas; je l'invitai malgré tout à s'asseoir. Mon agent lui avait fait lire ma note d'intentions et la séquence prégénérique que j'avais développée, dit-il; il trouvait le projet d'un intérêt tout à fait exceptionnel. J'acquiesçai machinalement en jetant un regard en coin à mon portable; en arrivant à l'aéroport j'avais laissé un message à Esther pour la prévenir que j'étais à Madrid. Elle rappela au moment opportun, alors que je commençais à m'enferrer dans mes contradictions, et promit de passer dans une dizaine de minutes. Je relevai les yeux vers le réalisateur, je n'arrivais toujours pas à me souvenir de son nom mais je me rendis compte que je ne l'aimais pas, je n'aimais pas non plus sa vision de l'humanité, et plus généralement je n'avais rien à faire avec ce type. Il me proposait maintenant de travailler en collaboration sur le scénario; je sursautai à cette idée. Il s'en aperçut, fit machine arrière, m'assura que je pouvais parfaitement travailler seul si je préférais, qu'il me faisait toute confiance. Je n'avais aucune envie de me lancer dans ce scénario à la con, je voulais juste vivre, vivre encore un petit peu, si la chose était possible, mais je ne pouvais pas lui en parler ouvertement, ce type avait tout de la langue de vipère, la nouvelle ne tarderait pas à faire le tour de la profession, et pour d'obscures raisons – peut-être simplement par fatigue – il me paraissait encore nécessaire de donner le change quelques mois. Afin d'alimenter la conversation je lui racontai l'histoire de cet Allemand qui en avait dévoré un autre, rencontré par Internet. D'abord il lui avait sectionné le pénis, puis l'avait fait frire, avec des oignons, et ils l'avaient dégusté ensemble. Il l'avait ensuite tué avant de le couper en morceaux, qu'il avait stockés dans son congélateur. De temps en temps il sortait un morceau, le décongelait et le faisait cuire, il utilisait à chaque fois une recette différente. Le moment de la manducation commune du pénis avait été une expérience religieuse intense, de réelle communion entre lui et sa victime, avait-il déclaré aux enquêteurs. Le réalisateur m'écoutait avec un sourire à la fois benêt et cruel, s'imaginant probablement que je comptais intégrer ces éléments dans mon travail en cours, se réjouissant déjà des images répugnantes qu'il allait pouvoir en tirer. Heureusement Esther arriva, souriante, sa jupe d'été plissée tourbillonnant autour de ses cuisses, et se jeta dans mes bras avec un abandon qui me fit tout oublier. Elle s'assit et commanda un diabolo menthe, attendant sagement que notre conversation s'achève. Le réalisateur lui jetait de temps à autre des regards appréciateurs – elle avait posé les pieds sur la chaise en face d'elle, écarté les jambes, elle ne portait pas de culotte et tout cela semblait naturel et logique, une simple conséquence de la température ambiante, je m'attendais d'un instant à l'autre à ce qu'elle s'essuie la chatte avec une des serviettes en papier du bar. Enfin il prit congé, nous nous promîmes de garder le contact. Dix minutes plus tard j'étais en elle, et j'étais bien. Le miracle se reproduisait, aussi fort qu'au premier jour, et je crus encore, pour la dernière fois, qu'il allait durer éternellement.


L'amour non partagé est une hémorragie. Pendant les mois qui suivirent, alors que l'Espagne s'installait dans l'été, j'aurais encore pu me prétendre à moi-même que tout allait bien, que nous étions à égalité dans l'amour; mais je n'avais malheureusement jamais été très doué pour me mentir. Deux semaines plus tard elle vint me rendre visite à San José, et si elle me prêtait toujours son corps avec autant d'abandon, aussi peu de retenue, je remarquai également que, de plus en plus fréquemment, elle s'éloignait de quelques mètres pour parler dans son portable. Elle riait beaucoup dans ces conversations, plus souvent qu'avec moi, elle promettait d'être bientôt de retour, et l'idée que j'avais eue de lui proposer de passer l'été en ma compagnie apparaissait de plus en plus nettement dénuée de sens; c'est presque avec soulagement que je la reconduisis à l'aéroport. J'avais évité la rupture, nous étions encore ensemble, comme on dit, et la semaine suivante c'est moi qui me déplaçai à Madrid.

Elle sortait encore souvent, je le savais, dans des boîtes, et passait parfois la nuit entière à danser; mais jamais elle ne me proposa de l'accompagner. Je l'imaginais répondant à ses amis qui lui offraient de sortir: «Non, pas ce soir, je suis avec Daniel…» Je connaissais maintenant la plupart d'entre eux, beaucoup étaient étudiants ou acteurs; souvent dans le genre groove, cheveux mi-longs et vêtements confortables; certains au contraire surjouaient sur un mode humoristique le style macho et latin lover, mais tous étaient, évidemment, jeunes, comment aurait-il pu en être autrement? Combien d'entre eux, me demandais-je parfois, avaient-ils pu être ses amants? Elle ne faisait jamais rien qui puisse me mettre mal à l'aise; mais je n'ai jamais eu, non plus, le sentiment de faire véritablement partie de son groupe. Je me souviens d'un soir, il pouvait être vingt-deux heures, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec animation des mérites de différentes boîtes, les unes plus house, d'autres plus trance. Depuis dix minutes j'avais horriblement envie de leur dire que je voulais, moi aussi, entrer dans ce monde, m'amuser avec eux, aller jusqu'au bout de la nuit; j'étais prêt à les implorer de m'emmener. Puis, accidentellement, j'aperçus mon visage se reflétant dans une glace, et je compris. J'avais la quarantaine bien sonnée; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l'expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins; je n'avais pas le moins du monde la tête de quelqu'un avec qui on aurait pu envisager de s'amuser; j'étais condamné.


Pendant la nuit, après avoir fait l'amour avec Esther (et c'était la seule chose qui marchait encore vraiment bien, c'était sans doute la seule part juvénile, inentamée de moi-même), contemplant son corps blanc et lisse qui reposait dans la clarté lunaire, je repensai avec douleur à Gros Cul. Si je devais, suivant la parole de l'Évangile, être mesuré avec la mesure dont je m'étais servi, alors j'étais bien mal parti, car il ne faisait aucun doute que je m'étais comporté avec Gros Cul de manière impitoyable. Non que la pitié, d'ailleurs, aurait pu servir à quoi que ce soit: il y a beaucoup de choses qu'on peut faire par compassion, mais bander, non, cela n'est pas possible.

À l'époque où je rencontrai Gros Cul, je pouvais avoir trente ans et je commençais à avoir un certain succès -pas encore véritablement grand public, mais enfin, quand même, un succès d'estime. Je remarquai vite cette grosse femme blafarde qui venait à tous mes spectacles, s'asseyait au premier rang, me tendait à chaque fois son carnet d'autographes à signer. Il lui fallut à peu près six mois pour se décider à m'adresser la parole – encore que non, je crois que finalement c'est moi qui pris l'initiative. C'était une femme cultivée, elle enseignait la philosophie dans une université parisienne, et réellement je ne me suis pas méfié du tout. Elle me demanda l'autorisation de publier une retranscription commentée de mes sketches dans le Cahier d'études phénoménologiques; naturellement, j'acceptai. J'étais un peu flatté, je l'admets, après tout je n'avais pas dépassé le bac et elle me comparait à Kierkegaard. Nous avons échangé une correspondance Internet pendant quelques mois, progressivement les choses ont commencé à dégénérer, j'ai accepté une invitation à dîner chez elle, j'aurais dû me méfier tout de suite quand j'ai vu sa robe d'intérieur, j'ai quand même réussi à partir sans lui infliger d'humiliation trop lourde, enfin c'est ce que j'avais espéré, mais dès le lendemain commencèrent les premiers e-mails pornographiques. «Ah, te sentir enfin en moi, sentir ta tige de chair écarter ma fleur…», c'était affreux, elle écrivait comme Gérard de Villiers. Elle n'était vraiment pas bien conservée, elle faisait plus, mais en réalité elle n'avait que quarante-sept ans au moment où je l'avais rencontrée -exactement le même âge que moi au moment où j'avais rencontré Esther, je sautai du lit à la seconde où j'en pris conscience, haletant d'angoisse, et je me mis à marcher de long en large dans la chambre: Esther dormait paisiblement, elle avait écarté les couvertures, mon Dieu qu'elle était belle.

Je m'imaginais alors – et quinze ans plus tard j'y repensais encore avec honte, avec dégoût – je m'imaginais qu'à partir d'un certain âge le désir sexuel disparaît, qu'il vous laisse du moins relativement tranquille. Comment avais-je pu, moi qui me prétendais un esprit acéré, caustique, comment avais-je pu former en moi une illusion aussi ridicule? Je connaissais la vie, en principe, j'avais même lu des livres; et s'il y avait un sujet simple, un sujet sur lequel, comme on dit, tous les témoignages concordent, c'était bien celui-là. Non seulement le désir sexuel ne disparaît pas, mais il devient avec l'âge de plus en plus cruel, de plus en plus déchirant et insatiable – et même chez les hommes, au demeurant assez rares, chez lesquels disparaissent les sécrétions hormonales, l'érection et tous les phénomènes associés, l'attraction pour les jeunes corps féminins ne diminue pas, elle devient, et c'est peut-être encore pire, cosa mentale, et désir du désir. Voilà la vérité, voilà l'évidence, voilà ce qu'avaient, inlassablement, répété tous les auteurs sérieux.

J'aurais pu, à l'extrême limite, opérer un cunnilingus sur la personne de Gros Cul – j'imaginais mon visage s'aventurant entre ses cuisses flasques, ses bourrelets blafards, essayant de ranimer son clitoris pendant. Mais même cela, j'en avais la certitude, n'aurait pas pu suffire – et n'aurait peut-être même fait qu'aggraver ses souffrances. Elle voulait, comme tant d'autres femmes, elle voulait être pénétrée, elle ne se satisferait pas à moins, ce n'était pas négociable.

Je pris la fuite; comme tous les hommes placés dans les mêmes circonstances, je pris la fuite: je cessai de répondre à ses mails, je lui interdis l'accès de ma loge. elle insista pendant des années, cinq, peut-être sept, elle insista pendant un nombre d'années effroyable; je crois qu'elle insista jusqu'au lendemain de ma rencontre avec Isabelle. Je ne lui avais évidemment rien dit, je n'avais plus aucun contact; peut-être est-ce qu'au bout du compte l'intuition existe, l'intuition féminine comme on dit, c'est en tout cas le moment qu'elle choisit pour s'éclipser, pour sortir de ma vie et peut-être de la vie tout court, comme elle m'en avait, à de nombreuses reprises, menacé.


Au lendemain de cette nuit pénible, je pris le premier vol pour Paris. Esther s'en montra légèrement surprise, elle pensait que jepasserais toute la semaine à Madrid, etmoi aussi d'ailleurs c'est ce que j'avais prévu, je ne comprenais pas très bien la raison de ce départ subit, peut-être est-ce que je voulais faire le malin, montrer que j'avais moi aussi ma vie, mes activités, mon indépendance – auquel cas c'était raté, elle ne se montra pas le moins du monde émue ni déstabilisée par la nouvelle, elle dit: «Bueno… » et ce fut tout. Je crois surtout que mes actes n'avaient plus réellement de sens, que je commençais à me comporter comme un vieil animal blessé à mort qui charge dans toutes les directions, se heurte à tous les obstacles, tombe et se redresse, de plus en plus furieux, de plus en plus affaibli, affolé et enivré par l'odeur de son propre sang.

J'avais pris pour prétexte l'envie de revoir Vincent, c‘est ce que j'avais expliqué à Esther, mais ce n'est qu'en atterrissant à Roissy que je me rendis compte que j'avais réellement envie de le revoir, là non plus je ne sais pas pourquoi, peut-être simplement pour vérifier que le bonheur est possible. Il s'était réinstallé avec Susan dans le pavillon de ses grands-parents – dans le pavillon où il avait, finalement, vécu toute sa vie. Nous étions début juin mais le temps était gris, et le décor de briques rouges, quand même, sinistre; je fus surpris par les noms sur l'étiquette de la boîte à lettres: «Susan Longfellow» d'accord, mais «Vincent Macaury»? Eh oui, le prophète s'appelait Macaury, Robert Macaury, et Vincent n'avait plus le droit de reprendre le nom de sa mère; le nom de Macaury lui avait été attribué par circulaire, parce qu'il en fallait un en attendant une décision de justice. «Je suis une erreur…» m'avait ditune fois Vincent en faisant allusion à sa filiation avec le prophète. Peut-être; mais ses grands-parents l'avaient accueilli et chéri comme une victime, ils avaient été amèrement déçus par Pégoï'sme jouisseur et irresponsable de leur fils – c'était du reste celui de toute une génération avant que les choses tournent mal et que Pégoï'sme seul demeure, la jouissance une fois envolée; ils l'avaient accueilli en tout cas, ils lui avaient ouvert les portes de leur foyer, et c'était une chose par exemple que je n'aurais jamais faite pour mon propre fils, la pensée même de vivre sous le même toit que ce petit trou du cul m'aurait été insupportable, nous étions simplement, lui comme moi, des gens qui n'auraient pas dû être, au contraire par exemple de Susan qui vivait maintenant dans ce décor ancien, chargé, lugubre, si loin de sa Californie natale, et qui s'y était tout de suite sentie bien, elle n'avait rien jeté, je reconnaissais les photos de famille dans leurs cadres, les médailles du travail du grand-père et les taureaux articulés souvenirs d'un séjour sur la Costa Brava; elle avait peut-être aéré, acheté des fleurs, je ne sais pas je n'y connais rien j'ai toujours pour ma part vécu comme à l'hôtel, je n'ai pas l'instinct du foyer, en l'absence de femme je crois que c'est une chose à laquelle je n'aurais même jamais songé, en tout cas c'était une maison maintenant où l'on avait l'impression que les gens pouvaient être heureux, elle avait le pouvoir de faire cela. Elle aimait Vincent, je m'en rendis compte tout de suite, c'était une évidence, mais surtout elle aimait. Sa nature était d'aimer, comme la vache de paître (ou l'oiseau, de chanter; ou le rat, de renifler). Ayant perdu son ancien maître, elle s'en était presque instantanément trouvé un nouveau, et le monde autour d'elle s'était de nouveau chargé d'une évidence positive. Je dînai avec eux, et ce fut une soirée agréable, harmonieuse, avec très peu de souffrance; je n'eus pas le courage, cependant, de rester dormir, et je repartis vers onze heures après avoir retenu une chambre au Lutetia.

A la station Montparnasse-Bienvenue je repensai à la poésie, probablement parce que je venais de revoir Vincent, et que ça me ramenait toujours à une plus claire conscience de mes limites: limitations créatrices, d'une part, mais aussi limitations dans l'amour. Il faut dire que je passais à ce moment devant une affiche «poésie RATP», plus précisément devant celle qui reproduisait L'Amour libre, d'André Breton, et que quel que soit le dégoût que puisse inspirer la personnalité d'André Breton, quelle que soit la sottise du titre, piteuse antinomie qui ne témoignait, outre d'un certain ramollissement cérébral, que de l'instinct publicitaire qui caractérise et finalement résume le surréalisme, il fallait le reconnaître: l'imbécile, en l'occurrence, avait écrit un très beau poème. Je n'étais pas le seul, pourtant, à éprouver certaines réserves, et le surlendemain, en repassant devant la même affiche, je m'aperçus qu'elle était maculée d'un graffiti qui disait: «Au lieu de vos poésies à la con, vous feriez mieux de nous mettre des rames aux heures de pointe», ce qui suffit à me plonger dans la bonne humeur pendant toute l'après-midi, et même à me redonner un peu de confiance en moi: je n'étais qu'un comique, certes, mais j'étais quand même un comique.

Le lendemain de mon dîner chez Vincent, j'avais averti la réception du Lutetia que je gardais la chambre, probablement pour plusieurs jours. Ils avaient accueilli la nouvelle avec une courtoisie complice. Après tout, c'est vrai, j'étais une célébrité ; je pouvais parfaitement claquer mon pognon en prenant des alexandras au bar avec Philippe Sollers, ou Philippe Bouvard – peut-être pas Philippe Léotard, il était mort; mais enfin, compte tenu de ma notoriété, j'aurais eu accès à ces trois catégories de Philippes. Je pouvais passer la nuit avec une pute slovène transsexuelle; enfin je pouvais mener une vie mondaine brillante, c'était même probablement ce qu'on attendait de moi, les gens se font connaître par une ou deux productions talentueuses, pas plus, c'est déjà suffisamment surprenant qu'un être humain ait une ou deux choses à dire, ensuite ils gèrent leur déclin plus ou moins paisiblement, plus ou moins douloureusement, c'est selon.

Je ne fis rien de tout cela, pourtant, dans les jours qui suivirent; par contre, dès le lendemain, je retéléphonai à Vincent. Il avait vite compris que le spectacle de son bonheur conjugal risquait de m'être pénible, et proposa de me retrouver au bar du Lutetia. Il ne me parla à vrai dire que de son projet d'ambassade, devenue une installation dont le public serait composé des hommes du futur. Il avait commandé une limonade, mais ne toucha pas à son verre; de temps en temps un people traversait le bar, m'apercevait, me faisait un signe de connivence; Vincent n'y prêtait aucune attention. Il parlait sans me regarder, sans même vérifier que je l'écoutais, d'une voix à la fois réfléchie et absente, un peu comme s'il parlait à un magnétophone, ou qu'il témoignait devant une commission d'enquête. Au fur et à mesure qu'il m'expliquait son idée, je prenais conscience qu'il s'écartait peu à peu de son dessein initial, que le projet gagnait de plus en plus en ambition, et qu'il visait maintenant à tout autre chose qu'à témoigner sur ce qu'un auteur pompier du XXe siècle avait cru bon d'appeler la «condition humaine». Sur l'humanité il y avait déjà, me fit-il remarquer, de nombreux témoignages, qui concordaient dans leur constat lamentable: le sujet, en somme, était connu. Calmement, mais sans retour possible, il quittait les rivages humains pour voguer vers l'ailleurs absolu, où je ne me sentais pas capable de le suivre, et sans doute était-ce le seul espace où lui-même pouvait respirer, sans doute sa vie n'avait-elle jamais eu d'autre objectif, mais alors c'était un objectif qu'il devrait poursuivre seul; seul, cela dit, il l'avait toujours été.

Nous n'étions plus les mêmes, insista-t-il d'une voix douce, nous étions devenus éternels; certes il nous faudrait du temps pour apprivoiser l'idée, pour nous la rendre familière; il n'empêche que fondamentalement, et dès maintenant, les choses avaient changé. Savant était resté à Lanzarote après le départ de l'ensemble des adeptes, avec quelques techniciens, et poursuivait ses recherches; il finirait, cela ne faisait aucun doute, par aboutir. L'homme avait un cerveau de grande taille, un cerveau disproportionné par rapport aux exigences primitives engendrées par le maintien de la survie, par la quête élémentaire de la nourriture et du sexe; nous allions enfin pouvoir commencer à l'utiliser. Aucune culture de l'esprit, me rappela-t-il, n'avait jamais pu se développer dans les sociétés à délinquance forte, simplement parce que la sécurité physique est la condition de la pensée libre, qu'aucune réflexion, aucune poésie, aucune pensée un tant soi peu créative n'a jamais pu naître chez un individu qui doit se préoccuper de sa survie, qui doit être constamment sur ses gardes. La conservation de notre ADN une fois assurée, devenus potentiellement immortels, nous allions, poursuivit-il, nous trouver dans des conditions d'absolue sécurité physique, dans des conditions de sécurité physique qu'aucun être humain n'avait jamais connues; nul ne pouvait prévoir ce qui allait en résulter, du point de vue de l'esprit.

Cette conversation paisible, et comme désengagée, me fit un bien immense, et pour la première fois je me mis à penser à ma propre immortalité, à envisager les choses d'une manière un peu plus ouverte; mais de retour dans ma chambre je trouvai sur mon portable un message d'Esther, qui disait simplement: «I miss you», et je sentis de nouveau, incrusté dans ma chair, le besoin d'elle. La joie est si rare. Le lendemain, je repris l'avion pour Madrid.

DANIEL25,8

L'importance incroyable que prenaient les enjeux sexuels chez les humains a de tout temps plongé leurs commentateurs néo-humains dans une stupéfaction horrifiée. Il était pénible quoi qu'il en soit de voir Daniel1 approcher peu à peu du Secret mauvais, ainsi que le désigne la Sœur suprême; il était pénible de le sentir progressivement gagné par la conscience d'une vérité qui ne pourrait, une fois mise au jour, que l'anéantir. Au long des périodes historiques la plupart des hommes avaient estimé correct, l'âge venant, de faire allusion aux problèmes du sexe comme n'étant que des gamineries inessentielles et de considérer que les vrais sujets, les sujets dignes de l'attention d'un homme fait, étaient la politique, les affaires, la guerre, etc. La vérité, à l'époque de Daniel1, commençait à se faire jour; il apparaissait de plus en plus nettement, et il devenait de plus en plus difficile à dissimuler que les véritables buts des hommes, les seuls qu'ils auraient poursuivis spontanément s'ils en avaient conservé la possibilité, étaient exclusivement d'ordre sexuel. Pour nous, néo-humains, c'est là un véritable point d'achoppement. Nous ne pourrons jamais, nous avertit la Sœur suprême, nous faire du phénomène une idée suffisante; nous ne pourrons approcher de sa compréhension qu'en gardant constamment présentes à l'esprit certaines idées régulatrices dont la plus importante est que dans l'espèce humaine, comme dans toutes les espèces animales qui l'avaient précédée, la survie individuelle ne comptait absolument pas. La fiction darwinienne de la «lutte pour la vie» avait longtemps dissimulé ce fait élémentaire que la valeur génétique d'un individu, son pouvoir de transmettre à ses descendants ses caractéristiques, pouvait se résumer, très brutalement, à un seul paramètre: le nombre de descendants qu'il était au bout du compte en mesure de procréer. Aussi ne fallait-il nullement s'étonner qu'un animal, n'importe quel animal, ait été prêt à sacrifier son bonheur, son bien-être physique et même sa vie dans l'espoir d'un simple rapport sexuel: la volonté de l'espèce (pour parler en termes finalistes), un système hormonal aux régulations puissantes (si l'on s'en tenait à une approche déterministe) devaient le conduire presque inéluctablement à ce choix. Les parures et plumages chatoyants, les parades amoureuses bruyantes et spectaculaires pouvaient bien faire repérer et dévorer les animaux mâles par leurs prédateurs; une telle solution n'en était pas moins systématiquement favorisée, en termes génétiques, dès lors qu'elle permettait une reproduction plus efficace. Cette subordination de l'individu à l'espèce, basée sur des mécanismes biochimiques inchangés, était tout aussi forte chez l'animal humain, à cette aggravation près que les pulsions sexuelles, non limitées aux périodes de rut, pouvaient s'y exercer en permanence – les récits de vie humains nous montrent par exemple avec évidence que le maintien d'une apparence physique susceptible de séduire les représentants de l'autre sexe était la seule véritable raison d'être de la santé, et que l'entretien minutieux de leur corps, auquel les contemporains de Daniel1 consacraient une part croissante de leur temps libre, n'avait pas d'autre objectif.

La biochimie sexuelle des néo-humains – et c'était sans doute la vraie raison de la sensation d'étouffement et de malaise qui me gagnait à mesure que j'avançais dans le récit de Daniel1, que je parcourais à sa suite les étapes de son calvaire – était demeurée presque identique.

DANIEL1,20

«Le néant néantise.»

Martin Heidegger


Une zone de hautes pressions s'était installée, depuis le début du mois d'août, sur la plaine centrale, et dès mon arrivée à l'aéroport de Barajas je sentis que les choses allaient tourner mal. La chaleur était à peine soutenable et Esther était en retard; elle arriva une demi-heure plus tard, nue sous sa robe d'été.

J'avais oublié ma crème retardante au Lutetia, et ce fut ma première erreur; je jouis beaucoup trop vite, et pour la première fois je la sentis un peu déçue. Elle continua à bouger, un petit peu, sur mon sexe qui devenait irrémédiablement flasque, puis s'écarta avec une moue résignée. J'aurais donné beaucoup pour bander encore; les hommes vivent de naissance dans un monde difficile, un monde aux enjeux simplistes et impitoyables, et sans la compréhension des femmes il en est bien peu qui parviendraient à survivre. Il me semble avoir compris, dès ce moment, qu'elle avait couché avec quelqu'un d'autre en mon absence.

Nous prîmes le métro pour aller boire un verre avec deux de ses amis; la transpiration collait le tissu contre son corps, on distinguait parfaitement les aréoles de ses seins, la raie de ses fesses; tous les garçons dans la rame, évidemment, la fixaient; certains, même, lui souriaient.

J'eus beaucoup de mal à prendre part à la conversation, de temps en temps je réussissais à attraper une phrase, à échanger quelques répliques, mais très vite je perdis pied, et de toute façon je pensais à autre chose, je me sentais sur une pente glissante, extrêmement glissante. Dès notre retour à l'hôtel, je lui posai la question; elle le reconnut sans faire d'histoires. «It was an ex boyfriend…» dit-elle pour exprimer que ça n'avait pas beaucoup d'importance. «And a friend of him» ajouta-t-elle après quelques secondes d'hésitation.

Deux garçons, donc; eh bien oui, deux garçons, après tout ce n'était pas la première fois. Elle avait rencontré son ex par hasard dans un bar, il était avec un de ses amis, une chose en entraîne une autre, enfin bref ils s'étaient retrouvés tous les trois dans le même lit. Je lui demandai comment ça s'était passé, je ne pouvais pas m'en empêcher. «Good… good… » me dit-elle, un peu préoccupée par le tour que prenait la conversation. «It was… comfor-table» précisa-t-elle sans pouvoir retenir un sourire. Confortable, oui; je pouvais imaginer. Je fis un effort atroce pour me retenir de lui demander si elle l'avait sucé, lui, son ami, les deux, si elle s'était fait sodomiser; je sentais les images affluer et creuser des trous dans ma cervelle, ça devait se voir parce qu'elle se tut, et que son front devint de plus en plus soucieux. Elle prit très vite la seule décision possible, s'occuper de mon sexe, et elle le fit avec une telle tendresse, une telle habileté de ses doigts et de sa bouche que contre toute attente je me remis à bander, et une minute plus tard j'étais en elle, et ça allait, ça allait de nouveau, j'étais entièrement présent à la situation et elle aussi, je crois même que ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas joui aussi fort – avec moi tout du moins, me dis-je deux minutes plus tard, mais cette fois je parvins à chasser la pensée de mon esprit, je la serrai dans mes bras très tendrement, avec toute la tendresse dont j'étais capable, et je me concentrai de toutes mes forces sur son corps, sur la présence actuelle, chaude et vivante, de son corps.

Cette petite scène si douce, si discrète, implicite, eut je le pense maintenant une influence décisive sur Esther, et son comportement au cours des semaines suivantes ne fut guidé que par une seule pensée: éviter de me faire de la peine; essayer même, dans toute la mesure de ses moyens, de me rendre heureux. Ses moyens pour rendre un homme heureux étaient considérables, et j'ai le souvenir d'une période d'immense joie, irradiée d'une félicité charnelle de chaque instant, d'une félicité que je n'aurais pas cru soutenable, à laquelle je n'aurais pas cru pouvoir survivre. J'ai le souvenir aussi de sa gentillesse, de son intelligence, de sa pénétration compatissante et de sa grâce, mais au fond je n'ai même pas vraiment de souvenir, aucune image ne se détache, je sais que j'ai vécu quelques jours et sans doute quelques semaines dans un certain état, un état de perfection suffisante et complète, humaine cependant, dont certains hommes ont parfois senti la possibilité, bien qu'aucun n'ait réussi jusqu'à présent à en fournir de description plausible.


Elle avait prévu depuis longtemps déjà d'organiser une party pour son anniversaire, le 17 août, et commença dans les jours qui suivirent à s'occuper des préparatifs. Elle voulait inviter pas mal de monde, une centaine de personnes, et se résolut à faire appel à un ami qui habitait Galle San Isidor. Il avait un grand loft au dernier étage, avec une terrasse et une piscine; il nous invita à prendre un verre pour en parler. C'était un grand type appelé Pablo, aux longs cheveux frisés et noirs, plutôt cool; il avait enfilé un léger peignoir pour nous ouvrir, mais l'ôta une fois sur la terrasse; son corps nu était musclé, bronzé. Il nous proposa un jus d'orange. Avait-il couché avec Esther? Et est-ce que j'allais me poser la question, désormais, pour tous les hommes que nous serions appelé sà croiser? Elle était attentive, sur ses gardes depuis le soir de mon retour; surprenant probablement une lueur d'inquiétude dans mon regard, elle déclina la proposition de prendre un moment le soleil au bord de la piscine et s'attacha à limiter la conversation aux préparatifs de la fête. Il était hors de question d'acheter suffisamment de cocaïne et d'ecstasy pour tout le monde; elle proposa de prendre en charge l'achat d'une première dose pour lancer la soirée, et de demander à deux ou trois dealers de passer ensuite. Pablo pouvait s'en charger, il avait d'excellents fournisseurs en ce moment; il proposa même, dans un élan de générosité, de prendre à sa charge l'achat de quelques poppers.


Le 15 août, jour de la Vierge, Esther me fit l'amour avec encore plus de lascivité que d'habitude. Nous étions à l'hôtel Sanz, le lit faisait face à un grand miroir et il faisait si chaud que chaque mouvement nous arrachait une coulée de transpiration; j'avais les bras et les jambes en croix, je ne me sentais plus la force de bouger, toute ma sensibilité s'était concentrée dans mon sexe. Pendant plus d'une heure elle me chevaucha, montant et descendant le long de ma bite sur laquelle elle contractait et détendait sa petite chatte qu'elle venait d'épiler. Pendant tout ce temps elle caressa d'une main ses seins luisants de sueur tout en me regardant dans les yeux, souriante et concentrée, attentive à toutes les variations de mon plaisir. Sa main libre était refermée sur mes couilles qu'elle pressait tantôt doucement, tantôt plus fort, au rythme des mouvements de sa chatte. Lorsqu'elle me sentait venir elle s'arrêtait d'un coup, pressait vivement de deux doigts pour arrêter l'éjaculation à sa source; puis, lorsque le danger était passé, elle recommençait à aller et venir. Je passai ainsi une heure, peut-être deux, à la limite de la déflagration, au cœur de la plus grande joie qu'un homme puisse connaître, et ce fut finalement moi qui lui demandai grâce, qui souhaitai jouir dans sa bouche. Elle se redressa, plaça un oreiller sous mes fesses, me demanda si je voyais bien dans le miroir; non, c'était mieux de se déplacer un peu. Je m'approchai du bord du lit. Elle s'agenouilla entre mes cuisses, le visage à la hauteur de ma bite qu'elle commença à lécher méthodiquement, centimètre par centimètre, avant de refermer ses lèvres sur mon gland; puis ses mains entrèrent en action et elle me branla lentement, avec force, comme pour extraire chaque goutte de sperme des profondeurs de moi-même, cependant que sa langue effectuait de rapides mouvements de va-et-vient. La vue brouillée par la sueur, ayant perdu toute notion claire de l'espace et du temps, je parvins cependant à prolonger encore un peu ce moment, et sa langue eut le temps d'effectuer trois rotations complètes avant que je ne jouisse, et ce fut alors comme si tout mon corps irradié par le plaisir s'évanouissait, aspiré par le néant, dans un déferlement d'énergie bienheureuse. Elle me garda dans sa bouche, presque immobile, tétant mon sexe au ralenti, fermant les yeux comme pour mieux entendre les hurlements de mon bonheur.

Elle se coucha ensuite, se blottit dans mes bras pendant que la nuit tombait rapidement sur Madrid, et ce ne fut qu'après une demi-heure de tendre immobilité qu'elle me dit ce qu'elle avait, depuis quelques semaines, à me dire – personne n'était au courant jusqu'ici à l'exception de sa sœur, elle comptait l'annoncer à ses amis lors de sa fête d'anniversaire. Elle avait été acceptée dans une académie de piano prestigieuse, à New York, et avait l'intention d'y passer au moins une année scolaire. En même temps, elle avait été retenue pour un petit rôle dans une grosse production hollywoodienne sur la mort de Socrate; elle y incarnerait une servante d'Aphrodite, le rôle de Socrate serait tenu par Robert De Niro. Ce n'était qu'un petit rôle, une semaine de tournage tout au plus, mais c'était Hollywood, et le cachet était suffisant pour payer son année d'études et de séjour. Elle partirait début septembre.

Je gardai il me semble un silence total. J'étais pétrifié, dans l'incapacité de réagir, il me semblait que si je prononçais une parole j'allais éclater en sanglots. «Bueno… It's a big chance in my life…» finit-elle par dire d'un ton plaintif en enfonçant sa tête au creux de mon épaule. Je faillis lui proposer de partir aux États-Unis, de m'ins-taller là-bas avec elle, mais les mots moururent en moi avant d'être prononcés, je me rendais bien compte qu'elle n'avait même pas envisagé la possibilité. Elle ne me proposa pas, non plus, de venir lui rendre visite: c'était une nouvelle période dans sa vie, un nouveau départ. T'allumai la lampe de chevet, la scrutai attentivement pour voir si j'apercevais en elle une trace de fascination pour l'Amérique, pour Hollywood; non, il n'y en avait pas, elle paraissait lucide et calme, elle prenait simplement la meilleure décision, la plus rationnelle compte tenu des circonstances. Surprise par mon silence prolongé elle tourna la tête pour me regarder, ses longs cheveux blonds retombèrent de chaque côté de son visage, mon regard se posa involontairement sur ses seins, je me rallongeai, éteignis la lampe, respirai profondément; je ne voulais pas rendre les choses plus difficiles, je ne voulais pas qu'elle me voie pleurer.

Elle consacra la journée du lendemain à se préparer pour la fête; dans un institut de beauté proche elle se fit un masque à l'argile, un gommage de peau; j'attendis en fumant des cigarettes dans la chambre d'hôtel. Le lendemain ce fut à peu près la même chose, après son rendez-vous chez le coiffeur elle s'arrêta dans quelques magasins, acheta des boucles d'oreilles et une nouvelle ceinture. Je me sentais l'esprit singulièrement vide, comme je pense les condamnés à mort dans l'attente de l'exécution de la sentence: à part peut-être ceux qui croient en Dieu, je n'ai jamais cru qu'ils passent leurs dernières heures à revenir sur leur vie passée, à faire un bilan; je croîs simplement qu'ils essaient de passer le temps de la manière la plus neutre possible; les plus chanceux dorment, mais je n'étais pas dans ce cas, je ne crois pas avoir fermé l'œil durant ces deux jours.

Lorsqu'elle frappa à la porte de ma chambre, le dix-sept août vers vingt heures, et qu'elle apparut dans l'embrasure, je compris que je ne survivrais pas à son départ. Elle portait un petit haut transparent, noué sous ses seins, qui en laissait deviner la courbe; ses bas dorés, maintenus par des jarretières, s'arrêtaient à un centimètre de sa jupe – une minijupe ultra-courte, presque une ceinture, en vinyle doré. Elle ne portait pas de sous-vêtements, et lorsqu'elle se pencha pour relacer ses bottes montantes le mouvement découvrit largement ses fesses; malgré moi, j'avançai la main pour les caresser. Elle se retourna, me prit dans ses bras et me jeta un regard si compatissant, si tendre que je crus un instant qu'elle allait me dire qu'elle renonçait, qu'elle restait avec moi, maintenant et pour toujours, mais ceci ne se produisit pas, et nous prîmes un taxi pour nous rendre au loft de Pablo. Les premiers invités arrivèrent vers vingt-trois heures, mais la fête ne débuta véritablement qu'après trois heures du matin. Au début je me comportai assez correctement, circulant de manière semi-nonchalante parmi les invités, mon verre à la main; beaucoup me connaissaient ou m'avaient vu au cinéma, ce qui donna lieu à quelques conversations simples, de toute façon la musique était trop forte et assez rapidement je me contentai de hocher la tête. Il y avait à peu près deux cents personnes et j'étais sans doute le seul à avoir dépassé vingt-cinq ans, mais même cela ne parvenait pas à me déstabiliser, j'étais dans un état de calme étrange; il est vrai que, dans un sens, la catastrophe avait déjà eu lieu. Esther était resplendissante, saluait les nouveaux arrivants en les embrassant avec effusion. Tout le monde était au courant maintenant qu'elle partait dans deux semaines pour New York, et j'avais eu peur au début d'éprouver une sensation de ridicule, après tout j'étais dans la position du mec qui se fait larguer, mais personne ne me le fit sentir, les gens me parlaient comme si je me trouvais dans une situation normale.

Vers dix heures du matin la house céda la place à la trance, j'avais vidé et rempli régulièrement mon verre de punch, je commençais à être un peu fatigué, ce serait merveilleux si je pouvais dormir me disais-je, mais je n'y croyais pas vraiment, l'alcool m'avait aidé à enrayer la montée de l'angoisse mais je la sentais toujours là, vivante au fond de moi, et prête à me dévorer au moindre signe de faiblesse. Des couples avaient commencé à se former un peu plus tôt, j'avais observé des mouvements en direction des chambres. Je pris un couloir au hasard, ouvris une porte décorée d'un poster représentant des spermatozoïdes en gros plan. J'eus l'impression d'arriver après la fin d'une mini-orgie; des garçons et des filles à demi dévêtus étaient affalés en travers du lit. Dans le coin, une adolescente blonde, au tee-shirt relevé sur les seins, faisait des pipes; je m'approchai d'elle à tout hasard mais elle me fit signe de m'éloigner. Je m'assis contre le lit non loin d'une brune à la peau mate, aux seins magnifiques, dont la jupe était relevée jusqu'à la taille. Elle paraissait profondément endormie, et ne réagit pas quand j'écartai ses cuisses, mais lorsque j'introduisis un doigt dans sa chatte elle repoussa ma main machinalement, sans vraiment se réveiller. Résigné, je me rassis au pied du lit et j'étais plongé depuis peut-être une demi-heure dans un abrutissement morose lorsque je vis entrer Esther. Elle était vive, en pleine forme, accompagnée d'un ami – un petit homosexuel très blond, tout mignon, aux cheveux courts, que je connaissais de vue. Elle avait acheté deux doses de coke et s'accroupit pour préparer les lignes, puis posa à terre le bout de carton qu'elle avait utilisé; elle n'avait pas remarqué ma présence. Son ami prit la première dose. Lorsqu'elle s'agenouilla à son tour sur le sol, sa jupe remonta très haut sur son cul. Elle introduisit le tube de carton dans sa narine et au moment où elle sniffa rapidement, d'un geste habile et précis, la poudre blanche, je sus que je garderais gravée dans ma mémoire l'image de ce petit animal innocent, amoral, ni bon ni mauvais, simplement en quête de sa ration d'excitation et de plaisir. Je repensai soudain à la manière dont Savant décrivait l'Italienne: un joli arrangement de particules, une surface lisse, sans individualité, dont la disparition n'aurait aucune importance… et c'était cela dont j'avais été amoureux, qui avait constitué mon unique raison de vivre – et qui, c'était bien le pire, la constituait encore. Elle se redressa d'un bond, ouvrit la porte – la musique nous parvint, beaucoup plus forte – et repartit en direction de la fête. Je me relevai sans le vouloir pour la suivre; lorsque j'atteignis la pièce principale, elle était déjà au milieu des danseurs. Je me mis à danser près d'elle mais elle ne paraissait pas me voir, ses cheveux tourbillonnaient autour de son visage, son chemisier était complètement trempé de sueur, les bouts de ses seins pointaient sous le tissu, le beat était de plus en plus rapide – au moins 160 BPM – et j'avais de plus en plus de mal à suivre, nous fûmes brièvement séparés par un groupe de trois garçons puis nous nous retrouvâmes dos à dos, je collai mes fesses contre les siennes, elle se mit à bouger en réponse, nos culs se frottèrent de plus en plus fort, puis elle se retourna et me reconnut. «Ola, Daniel…» me dit-elle en souriant avant de se remettre à danser, puis nous fûmes séparés par un autre groupe de garçons et je me sentis d'un seul coup extrêmement fatigué, prêt à tomber, je m'assis sur un sofa avant de me servir un whisky mais ce n'était pas une bonne idée, je fus aussitôt envahi par une nausée atroce, la porte de la salle de bains était verrouillée et je tapai plusieurs fois en répétant: «l'm sick! l'm sick!» avant qu'une fille vienne m'ouvrir, elle avait passé une serviette autour de sa taille et referma derrière moi avant de retourner dans la baignoire où deux mecs l'attendaient, elle s'agenouilla et l'un d'entre eux l'enfila aussitôt pendant que l'autre se mettait en position pour se faire sucer, je me précipitai sur la cuvette des toilettes et m'enfonçai la main dans la gorge, je vomis longuement, douloureusement avant de commencer à me sentir un peu mieux, puis je repartis m'allonger dans la chambre, il n'y avait plus personne à l'exception de la brune qui m'avait repoussé tout à l'heure, elle dormait toujours paisiblement, la jupe retroussée jusqu'à la taille, et malgré moi je commençai à me sentir affreusement triste alors je me relevai, je me mis en quête d'Esther et je m'accrochai à elle, littéralement et sans pudeur, je la pris par la taille et l'implorai de me parler, de me parler encore, de rester à mes côtés, de ne pas me laisser seul; elle se dégageait avec une impatience croissante pour aller vers ses amis mais je revenais à la charge, la prenais dans mes bras, elle me repoussait de nouveau et je voyais leurs visages se fermer autour de moi, sans doute me parlaient-ils également mais je ne comprenais rien, le vacarme des basses recouvrait tout. Je l'entendis enfin qui répétait: «Please, Daniel, please… It's a party!» d'une voix pressante mais rien n'y fit, le sentiment d'abandon continuait à monter en moi, à me submerger, je posai à nouveau la tête sur son épaule, alors elle me repoussa violemment de ses deux bras en criant: «Stop that!», elle avait l'air vraiment furieuse maintenant, plusieurs personnes autour de nous s'étaient arrêtées de danser, je me retournai et je repartis dans la chambre, je me recroquevillai sur le sol, je pris ma tête dans mes mains et, pour la première fois depuis au moins vingt ans, je me mis à pleurer.

La fête continua encore toute la journée, vers cinq heures de l'après-midi Pablo revint avec des pains au chocolat et des croissants, j'acceptai un croissant que je trempai dans un bol de café au lait, la musique était plus calme, c'était une espèce de chill out mélodieux et serein, plusieurs filles dansaient en bougeant lentement leurs bras, comme de grandes ailes. Esther était à quelques mètres mais ne prêta aucune attention à moi au moment où je m'assis, elle continua à bavarder avec ses amis, à évoquer des souvenirs d'autres soirées, et c'est à ce moment-là que je compris. Elle partait aux États-Unis pour un an, peut-être pour toujours; là-bas elle se ferait de nouveaux amis, et bien entendu elle trouverait un nouveau boyfriend. J'étais abandonné, certes, mais exactement au même titre qu'eux, mon statut n'avait rien de spécial. Ce sentiment d'attachement exclusif que je sentais en moi, qui allait me torturer de plus en plus jusqu'à m'anéantir, ne correspondait absolument à rien pour elle, n'avait aucune justification, aucune raison d'être: nos chairs étaient distinctes, nous ne pouvions ressentir ni les mêmes souffrances ni les mêmes joies, nous étions de toute évidence des êtres séparés. Isabelle n'aimait pas la jouissance, mais Esther n'aimait pas l'amour, elle ne voulait pas être amoureuse, elle refusait ce sentiment d'exclusivité, de dépendance, et c'est toute sa génération qui le refusait avec elle. J'errais parmi eux comme une sorte de monstre préhistorique avec mes niaiseries romantiques, mes attachements, mes chaînes. Pour Esther, comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n'était qu'un divertissement plaisant, guidé par la séduction et l'érotisme, qui n'impliquait aucun engagement sentimental particulier; sans doute l'amour n'avait-il jamais été, comme la pitié selon Nietzsche, qu'une fiction inventée par les faibles pour culpabiliser les forts, pour introduire des limites à leur liberté et à leur férocité naturelles. Les femmes avaient été faibles, en particulier au moment de leurs couches, elles avaient eu besoin à leurs débuts de vivre sous la tutelle d'un protecteur puissant, et à cet effet elles avaient inventé l'amour, mais à présent elles étaient devenues fortes, elles étaient indépendantes et libres, et elles avaient renoncé à inspirer comme à éprouver un sentiment qui n'avait plus aucune justification concrète. Le projet millénaire masculin, parfaitement exprimé de nos jours par les films pornographiques, consistant à ôter à la sexualité toute connotation affective pour la ramener dans le champ du divertissement pur, avait enfin, dans cette génération, trouvé à s'accomplir. Ce que je ressentais, ces jeunes gens ne pouvaient ni le ressentir, ni même exactement le comprendre, et s'ils 1 avaient pu ils en auraient éprouvé une espèce de gêne, comme devant quelque chose de ridicule et d'un peu honteux, comme devant un stigmate de temps plus anciens. Ils avaient réussi, après des décennies de conditionnement et d'efforts ils avaient finalement réussi à extirper de leur cœur un des plus vieux sentiments humains, et maintenant c'était fait, ce qui avait été détruit ne pourrait se reformer, pas davantage que les morceaux d'une tasse brisée ne pourraient se réassembler d'eux-mêmes, ils avaient atteint leur objectif: à aucun moment de leur vie, ils ne connaîtraient l'amour. Ils étaient libres.


Vers minuit quelqu'un remit de la techno, et les gens recommencèrent à danser; les dealers étaient repartis, mais il restait encore pas mal d'ecstasy et des poppers. J'errais dans des zones intérieures pénibles, confinées, comme une succession de pièces sombres. Sans raison précise je repensai à Gérard, l'humoriste élohimite. «Ça n'a au-trou-du-cune importance…» dis-je à un moment donné à une fille, une Suédoise abrutie qui de toute façon ne parlait que l'anglais; elle me regarda bizarrement, je m'aperçus alors que plusieurs personnes me regardaient bizarrement, et que je parlais tout seul, apparemment depuis quelques minutes. Je hochai la tête, jetai un coup d'œil à ma montre, m'assis sur un transat au bord de la piscine; il était déjà deux heures du matin, mais la chaleur restait suffocante.

Plus tard je me rendis compte que ça faisait déjà longtemps que je n'avais pas vu Esther, et je partis plus ou moins à sa recherche. Il n'y avait plus grand monde dans la pièce principale; j'enjambai plusieurs personnes dans le couloir et je finis par la découvrir dans l'une des chambres du fond, allongée au milieu d'un groupe; elle n'avait plus que sa minijupe dorée, retroussée jusqu'à la taille. Un garçon allongé derrière elle, un grand brun aux longs cheveux frisés, qui pouvait être Pablo, lui caressait les fesses et s'apprêtait à la pénétrer. Elle parlait à un autre garçon, brun lui aussi, très musclé, que je ne connaissais pas; en même temps elle jouait avec son sex e, le tapotait en souriant contre son nez, contre ses joues. Te refermai la porte discrètement; je l'ignorais encore, mais ce serait la dernière image que je garderais d'elle.

Plus tard encore, alors que le jour se levait sur Madrid, je me masturbai rapidement près de la piscine. À quelques mètres de moi il y avait une fille vêtue de noir, au regard vide; je pensais qu'elle ne remarquait même pas ma présence, mais elle cracha de côté au moment où j'éjaculais.

Je finis par m'endormir, et je dormis probablement longtemps, parce qu'à mon réveil il n'y avait plus personne; même Pablo était sorti. Il y avait du sperme séché sur mon pantalon, et j'avais dû renverser du whisky sur ma chemise, ça empestait. Je me levai avec difficulté, traversai la terrasse au milieu des reliefs de nourriture et des bouteilles vides. Je m'accoudai au balcon, observai la rue en contrebas. Le soleil avait déjà entamé sa descente dans le ciel, la nuit n'allait pas tarder à tomber, et je savais à peu près ce qui m'attendait. J'étais manifestement rentré dans la dernière ligne droite.

DANIEL25,9

Des sphères de métal brillant lévitaient dans l'atmosphère; elles tournaient lentement sur elles-mêmes en émettant un chant légèrement vibrant. La population locale avait à leur égard un comportement étrange, fait de vénération et de sarcasme. Cette population était indiscutablement composée de primates sociaux – avait-on cela dit affaire à des sauvages, à des néo-humains, ou à une troisième espèce? Leur habillement, composé de grandes capes noires, de cagoules noires avec des trous percés pour les yeux, ne permettait pas de le déterminer. Le décor effondré comportait vraisemblablement des références à des paysages réels – certaines vues pouvaient rappeler la description que Daniel1 donne de Lanzarote; je ne comprenais pas tout à fait où Marie23 voulait en venir, avec cette reconstitution iconographique.

Nous rendons témoignage

Au centre aperceptif,

À l'IGUS émotif

Survivant du naufrage.

Même si Marie23, même si l'ensemble des néo-humains et moi-même n'étions, comme il m'arrivait de le soupçonner, que des fictions logicielles, la prégnance même de ces fictions démontrait l'existence d'un ou plusieurs IGUS, que leur nature soit biologique, numérique ou intermédiaire. L'existence en elle-même d'IGUS suffisait à établir qu'une décrue s'était produite, à un moment de la durée, au sein du champ des potentialités innombrables; cette décrue était la condition du paradigme de l'existence. Les Futurs eux-mêmes, s'ils venaient à être, devraient conformer leur statut ontologique aux conditions générales de fonctionnement des IGUS. Hartle et Gell-Mann établissent déjà que la fonction cognitive des IGUS (Information Gathering and Utilizing Systems) présuppose des conditions de stabilité et d'exclusion mutuelle des séquences d'événements. Pour un IGUS observateur, qu'il soit naturel ou artificiel, une seule branche d'univers peut être dotée d'une existence réelle; si cette conclusion n'exclut nullement la possibilité d'autres branches d'univers, elle en interdit tout accès à un observateur donné; pour reprendre la formule, assez mystérieuse mais synthétique, de Gell-Mann, «sur chaque branche, seule cette branche est préservée». La présence même d'une communauté d'observateurs, fût-elle réduite à deux IGUS, apportait ainsi la preuve de l'existence d'une réalité.

Pour s'en tenir à l'hypothèse courante, celle d'une évolution sans solution de continuité au sein d'une lignée «biologie du carbone», il n'y avait aucune raison de Penser que l'évolution des sauvages ait été interrompue par le Grand Assèchement; rien n'indiquait cependant qu'ils aient pu, comme le supposait Marie23, accéder de nouveau au langage, ni que des communautés intelligentes se soient formées, reconstruisant des sociétés nouvelles sur des bases opposées à celles instaurées jadis par les Fondateurs.

Ce thème des sociétés de sauvages, pourtant, obsède Marie23, et elle y revient de plus en plus souvent au cours de nos échanges, qui se font de plus en plus animés. Je ressens en elle une sorte d'ébullition intellectuelle, d'impatience qui déteint peu à peu sur moi alors que rien, dans les circonstances extérieures, ne justifie la sortie de notre état de stase, et je sors souvent ébranlé, et comme affaibli, de nos séquences d'intermédiation. La présence de Fox, heureusement, ne tarde pas à m'apaiser, et je m'installe dans mon fauteuil préféré, à l'extrémité Nord de la pièce principale, pour attendre, les yeux clos, tranquillement assis dans la lumière, notre prochain contact.

DANIEL1,21

Je pris le train pour Biarritz le jour même; il y avait un changement à Hendaye, des jeunes filles en jupe courte et une atmosphère générale de vacances – qui me concernait évidemment assez peu, mais j'étais encore capable d'en prendre note, j'étais encore humain, il n'y avait pas d'illusions à se faire, je n'étais pas totalement blindé, la délivrance ne serait jamais complète, jamais avant ma mort effective. Sur place je m'installai à la Villa Eugénie, une ancienne résidence de villégiature offerte par Napoléon III à l'impératrice, devenue un hôtel de luxe au XXe siècle. Le restaurant s'appelait, lui aussi, la Villa Eugénie, et il avait une étoile au Guide Michelin. Je pris des chipirons et du riz crémeux avec une sauce à l'encre; c'était bon. J'avais l'impression que je pourrais prendre la même chose tous les jours, et plus généralement que je pourrais rester ici très longtemps, quelques mois, toute ma vie peut-être. Le lendemain matin, j'achetai un micro-ordinateur Samsung X10 et une imprimante Canon 180. J'avais plus ou moins l'intention d'entamer le projet dont j'avais parlé à Vincent: retracer, à l'intention d'un public encore indéterminé, les événements dont j'avais été le témoin à Lanzarote. Ce n'est que bien plus tard, à l'issue de plusieurs conversations avec lui, après que je lui eusse longtemps expliqué l'apaisement réel mais faible, la sensation de lucidité partielle que m'apportait cette narration, qu'il eut l'idée de demander à tous les aspirants à l'immortalité de se livrer à l'exercice du récit de vie, et de le faire de manière aussi exhaustive que possible; mon propre projet, par contrecoup, en subit l'empreinte, et en devint nettement plus autobiographique.

J'avais bien sûr eu l'intention, en venant à Biarritz, de revoir Isabelle, mais après mon installation à l'hôtel j'eus l'impression que ce n'était, au fond, pas si pressé – chose assez étrange d'ailleurs, parce qu'il était déjà évident pour moi que je ne disposais plus que d'un temps de vie limité. Tous les jours je faisais une promenade sur la plage, d'un quart d'heure environ, je me disais que j'avais une chance de la rencontrer en compagnie de Fox; mais cela ne se produisit pas, et au bout de deux semaines je me décidai à lui téléphoner. Après tout elle avait peut-être quitté la ville, cela faisait déjà plus d'un an que nous n'avions plus aucun contact.

Elle n'avait pas quitté la ville, mais m'informa qu'elle allait le faire dès que sa mère serait morte – ce qui se produirait dans une à deux semaines, un mois au grand maximum. Elle n'avait pas l'air spécialement heureuse de m'entendre, et ce fut moi qui dus lui proposer une rencontre. Je l'invitai à déjeuner au restaurant de mon hôtel; ce n'était pas possible, me dit-elle, les chiens n'y étaient pas admis. Nous convînmes finalement de nous retrouver comme d'habitude au Surfeur d'Argent, mais je sentis tout de suite que quelque chose avait changé. C'était curieux, assez peu explicable, mais pour la première fois j'eus l'impression qu'elle m'en voulait; je me rendis compte aussi que je ne lui avais jamais parlé d'Esther, pas un seul mot, et j'avais du mal à le comprendre parce que nous étions je le répète des gens civilisés, modernes ; notre séparation n'avait été marquée par aucune mesquinerie, en particulier financière, on pouvait dire que nous nous étions quittés bons amis.

Fox avait un peu vieilli et grossi, mais il était toujours aussi câlin, et enjoué; il fallait un peu l'aider pour monter sur les genoux, c'est tout. Nous parlâmes de lui pendant une dizaine de minutes: il faisait le ravissement des rombières rock and roll de Biarritz, probablement parce que la reine d'Angleterre avait le même chien – et Mick Jagger aussi, depuis son anoblissement. Ce n'était pas du tout un bâtard, m'apprit-elle, mais un Welsh Corgi Pem-broke, le chien attitré de la famille royale; les raisons pour lesquelles cette petite créature de noble extraction s'était retrouvée, âgée de trois mois, agrégée à une meute de chiens errants sur le bord d'une autoroute espagnole, resteraient à jamais un mystère.

Le sujet nous retint à peu près un quart d'heure, puis inéluctablement, comme par l'effet d'une loi naturelle, nous en vînmes au cœur du problème, et je parlai à Isabelle de mon histoire avec Esther. Je lui racontai tout, depuis le début, je parlai pendant un peu plus de deux heures, et je terminai par le récit de la party d'anniversaire à Madrid. Elle m'écouta attentivement, sans m'interrompre, sans marquer de réelle surprise. «Oui, tu as toujours aimé le sexe…» dit-elle juste brièvement, à mi-voix, au moment où je me livrais à quelques considérations erotiques. Ça faisait longtemps qu'elle avait deviné Quelque chose, me dit-elle une fois que j'eus terminé; était contente que je me décide à lui en parler.

«Au fond, j'aurai eu deux femmes importantes dans ma vie, conclus-je: la première – toi – qui n'aimait pas suffisamment le sexe; et la deuxième – Esther – qui n'aimait pas suffisamment l'amour.» Cette fois, elle sourit franchement. «C'est vrai… me dit – elle d'une voix changée, curieusement malicieuse et juvénile, tu n'as pas eu de chance…»

Elle réfléchit, puis ajouta: «Finalement, les hommes ne sont jamais contents de leurs femmes…

– Rarement, oui.

– Ils veulent des choses contradictoires, sans doute. Enfin les femmes aussi maintenant, mais c'est plus récent. Au fond, la polygamie était peut-être une bonne solution…»

C'est triste, le naufrage d'une civilisation, c'est triste de voir sombrer ses plus belles intelligences – on commence par se sentir légèrement mal à l'aise dans sa vie, et on finit par aspirer à l'établissement d'une république islamique. Enfin, disons que c'est un peu triste; il y a des choses plus tristes, à l'évidence. Isabelle avait toujours aimé les discussions théoriques, c'est en partie ce qui m'avait attiré en elle; autant l'exercice est stérile, et peut s'avérer funeste lorsqu'il est pratiqué pour lui-même, autant il est profond, créatif et tendre immédiatement après l'amour – immédiatement après la vraie vie. Nous nous regardions droit dans les yeux et je savais, je sentais que quelque chose allait se produire, les bruits du café semblaient s'être estompés, c'était comme si nous étions entrés dans une zone de silence, provisoire ou définitive, je ne pouvais pas encore me prononcer là-dessus, et finalement, toujours en me regardant dans les yeux, d'une voix nette et irréfutable, elle me dit: «Je t'aime encore».

Te dormis chez elle la nuit même, et aussi les nuits suivantes – sans, toutefois, abandonner ma chambre d'hôtel. Comme je m'y attendais, son appartement était décoré avec goût; il était situé dans une petite résidence au milieu d'un parc, à une centaine de mètres de l'océan. C'est avec plaisir que je préparais la gamelle de Fox, que je lui faisais faire sa promenade; il marchait moins vite, maintenant, et s'intéressait moins aux autres chiens.

Tous les matins, Isabelle prenait sa voiture pour se rendre à l'hôpital; elle passait la plus grande partie de sa journée dans la chambre de sa mère; celle-ci était bien soignée, me dit-elle, ce qui était devenu exceptionnel. Comme chaque année maintenant l'été était caniculaire en France, et comme chaque année les vieux mouraient en masse, faute de soins, dans leurs hôpitaux et leurs maisons de retraite; mais cela faisait déjà longtemps que l'on avait cessé de s'en indigner, c'était en quelque sorte passé dans les mœurs, comme un moyen somme toute naturel de résorber une situation statistique de très grande vieillesse forcément préjudiciable à l'équilibre économique du pays. Isabelle était différente, et je reprenais en vivant avec elle conscience de sa supériorité morale par rapport aux hommes et aux femmes de sa génération: elle était plus généreuse, plus attentive, plus aimante. Sur le plan sexuel, cela dit, il ne se passa rien entre nous; nous dormions dans le même lit sans même en être gênés, sans pouvoir accéder à la résignation pourtant. J'étais fatigué à vrai dire, la chaleur m'accablait moi aussi, je me sentais à peu près autant d'énergie qu'une huître morte, et cette torpeur s'étendait à tout: pendant la journée je m installais pour écrire à une petite table qui donnait sur le jardin mais rien ne me venait, rien ne me paraissait important ni significatif, j'avais eu une vie qui était sur le point de s'achever et voilà tout, j'étais comme tous les autres, ma carrière de showman me paraissait bien loin maintenant, de tout cela il ne resterait nulle trace.

Parfois, pourtant, je reprenais conscience que ma narration avait à l'origine un autre objectif; je me rendais bien compte que j'avais assisté à Lanzarote à une des étapes les plus importantes, peut-être à l'étape décisive de l'évolution du genre humain. Un matin où je me sentais un peu plus d'énergie, je téléphonai à Vincent: ils étaient en plein déménagement, me dit-il, ils avaient décidé de revendre la propriété du prophète à Santa Monica pour transférer le siège social de l'Eglise à Chevilly-Larue. Savant était resté à Lanzarote, près du laboratoire, mais Flic était là avec sa femme, ils avaient acheté un pavillon proche du sien et ils construisaient de nouveaux locaux, ils embauchaient du personnel, ils songeaient à acheter des parts d'antenne dans un canal de télévision dédié aux nouveaux cultes. Manifestement lui-même faisait des choses importantes et significatives, à ses propres yeux tout du moins. Je ne parvenais pourtant pas à l'envier: pendant toute ma vie je ne m'étais intéressé qu'à ma bite ou à rien, maintenant ma bite était morte et j'étais en train de la suivre dans son funeste déclin, je n'avais que ce que je méritais me répétais-je en feignant d'en éprouver une délectation morose alors que mon état mental évoluait de plus en plus vers l'horreur pure et simple, une horreur encore accrue par la chaleur stable et brutale, par l'éclat intransformé de l'azur.

Isabelle sentait tout cela, je pense, et me regardait en soupirant, au bout de deux semaines il commença à devenir évident que les choses allaient tourner mal, il valait mieux que je reparte encore une fois, et pour la dernière fois à vrai dire, cette fois nous étions vraiment trop vieux, trop usés, trop amers, nous ne pouvions plus que nous faire du mal, nous reprocher l'un à l'autre l'impossibilité générale des choses. Lors de notre dernier repas (le soir apportait un peu de fraîcheur, nous avions tiré la table dans le jardin, et Isabelle avait fait un effort pour la cuisine), je lui parlai de l'Église élohimite, et de la promesse d'immortalité qui avait été faite à Lanzarote. Bien entendu elle avait un peu suivi les informations, mais elle pensait comme la plupart des gens que tout ça était complètement bidon, et elle ignorait que j'avais été sur place. Je pris alors conscience qu'elle n'avait jamais rencontré Patrick, même si elle se souvenait de Robert le Belge, et qu'au fond il s'était passé beaucoup de choses dans ma vie depuis son départ, c'était même surprenant que je ne lui en aie pas parlé plus tôt. Sans doute l'idée était-elle trop neuve, à vrai dire j'oubliais moi-même la plupart du temps que j'étais devenu immortel, il me fallait faire un effort pour m'en souvenir. Je lui expliquai pourtant, en reprenant l'histoire depuis le début, avec toutes les précisions requises, j'insistai sur la personnalité de Savant, sur l'impression générale de compétence qu'il m'avait faite. Son intelligence, à elle aussi, fonctionnait encore très bien, je crois qu'elle ne connaissait rien à la génétique, elle n'avait jamais pris le temps des y intéresser, pourtant elle suivit sans difficulté mes explications, et en tira aussitôt les conséquences.

«L'immortalité, donc… dit-elle. Ce serait comme une deuxième chance.

– Ou une troisième chance; ou des chances multiples, à l'infini. L'immortalité, vraiment.

– D'accord; je suis d'accord pour leur laisser mon ADN, pour leur léguer mes biens. Tu vas me donner leurs coordonnées. Je le ferai pour Fox également. Pour ma mère…» Elle hésita, s'assombrit. «Je pense que c'est trop tard pour elle; elle ne comprendrait pas. Elle souffre, en ce moment; je crois qu'elle veut vraiment mourir. Elle veut le néant.»

La rapidité de sa réaction me surprit, et c'est à partir de ce moment, je pense, que j'eus l'intuition qu'un phénomène nouveau allait se produire. Qu'une religion nouvelle puisse naître en Occident était déjà en soi une surprise, tant l'histoire européenne des trente dernières années avait été marquée par l'effondrement massif, d'une rapidité stupéfiante, des croyances religieuses traditionnelles. Dans des pays comme l'Espagne, la Pologne, l'Irlande, une foi catholique profonde, unanime, massive structurait la vie sociale et l'ensemble des comportements depuis des siècles, elle déterminait la morale comme les relations familiales, conditionnait l'ensemble des productions culturelles et artistiques, des hiérarchies sociales, des conventions, des règles de vie. En l'espace de quelques années, en moins d'une génération, en un temps incroyablement bref, tout cela avait disparu, s'était évaporé dans le néant. Dans ces pays aujourd'hui plus personne ne croyait en Dieu, n'en tenait le moindre compte, ne se souvenait même d'avoir cru; et cela s'était fait sans difficulté, sans conflit, sans violence ni protestation d'aucune sorte, sans même une discussion véritable, aussi aisément qu'un objet lourd, un temps maintenu par une entrave extérieure, revient dès qu'on le lâche à sa position d'équilibre. Les croyances spirituelles humaines étaient peut-être loin d'être ce bloc massif, solide, irréfutable qu'on se représente habituellement; elles étaient peut-être au contraire ce qu'il y avait en l'homme de plus fugace, de plus fragile, de plus prompt à naître et à mourir.

DANIEL25,10

La plupart des témoignages nous le confirment: c'est en effet à partir de cette époque que l'Église élohimite allait faire de plus en plus d'adeptes et se répandre sans résistance sur l'ensemble du monde occidental. Après avoir réalisé, en moins de deux ans, une OPA ultrarapide sur les courants bouddhistes occidentaux, le mouvement élohimite absorba avec la même facilité les ultimes résidus de la chute du christianisme avant de se tourner vers l'Asie dont la conquête, opérée à partir du Japon, fut là aussi d'une rapidité surprenante, surtout si l'on considère que ce continent avait, des siècles durant, résisté victorieusement à toutes les tentatives missionnaires chrétiennes. Il est vrai que les temps avaient changé, et que Pélohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation – qui, faisant de la jeunesse la valeur suprêmement désirable, avait peu à peu détruit le respect de la tradition et le culte des ancêtres – dans la mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui lui étaient associés.

L'islam, curieusement, fut un bastion de résistance plus durable. S'appuyant sur une immigration massive et incessante, la religion musulmane se renforça dans les pays occidentaux pratiquement au même rythme que l'élohimisme; s'adressant en priorité aux populations venues du Maghreb et d'Afrique noire, elle n'en connaissait pas moins un succès croissant auprès des Européens «de souche», succès uniquement imputable à son machisme. Si l'abandon du machisme avait en effet rendu les hommes malheureux, il n'avait nullement rendu les femmes heureuses. De plus en plus nombreux étaient ceux, et surtout celles, qui rêvaient d'un retour à un système où les femmes étaient pudiques et soumises, et leur virginité préservée. Bien entendu, en même temps, la pression erotique sur le corps des jeunes filles ne cessait de s'accroître, et l'expansion de l'islam ne fut rendue possible que grâce à l'introduction d'une série d'accommodements, sous l'influence d'une nouvelle génération d'imams qui, s'inspirant à la fois de la tradition catholique, des reality-shows et du sens du spectacle des télé-évangé-listes américains, mirent au point à destination du public musulman un scénario de vie édifiant basé sur la conversion et le pardon des péchés, deux notions pourtant relativement étrangères à la tradition islamique. Dans le schéma type, qui se trouve reproduit à l'identique dans des douzaines de telenovelas le plus souvent tournées en Turquie ou en Afrique du Nord, la jeune fille, à la consternation de ses parents, mène d'abord une vie dissolue Marquée par l'alcool, la consommation de drogues et la liberté sexuelle la plus effrénée. Puis, marquée par un événement qui provoque en elle un choc salutaire (un fortement douloureux; la rencontre avec un jeune musulman intègre et pieux poursuivant des études d'ingénieur), elle laisse loin d'elle les tentations du monde et devient une épouse soumise, chaste et voilée. Le même schéma existait sous forme masculine, mettant cette fois en scène généralement des rappeurs, et insistant davantage sur la délinquance et la consommation de drogues dures. Ce scénario hypocrite devait connaître un succès d'autant plus vif que l'âge choisi pour la conversion (entre vingt-deux et vingt-cinq ans) correspondait assez bien à celui où les jeunes Maghrébines, d'une beauté spectaculaire pendant leurs années d'adolescence, commençaient à grossir et à éprouver le besoin de vêtements plus couvrants. En l'espace d'une à deux décennies, l'islam devait ainsi parvenir à assumer en Europe le rôle qui était celui du catholicisme au cours de sa période faste: celui d'une religion «officielle», organisatrice du calendrier et des mini-cérémonies rythmant le passage du temps, aux dogmes suffisamment primitifs pour être à la portée du plus grand nombre tout en conservant une ambiguïté propre à séduire les esprits les plus déliés, se réclamant en principe d'une austérité morale redoutable tout en maintenant, dans la pratique, des passerelles susceptibles de réintégrer n'importe quel pécheur. Le même phénomène se produisit aux États-Unis d'Amérique, à partir surtout de la communauté noire – à ceci près que le catholicisme, porté par l'immigration latino-américaine, y conserva longtemps des positions plus importantes.

Tout cela ne pouvait, pourtant, durer qu'un temps, et le refus de vieillir, de se ranger et de se transformer en bonne grosse mère de famille devait, quelques années plus tard, toucher à leur tour les populations issues de l'immigration. Lorsqu'un système social est détruit, cette destruction est définitive, et aucun retour en arrière n'est possible; les lois de l'entropie sociale, valables en théorie pour n'importe quel système relationnel humain, ne furent démontrées en toute rigueur que par Hewlett et Dude, deux siècles plus tard; mais elles étaient déjà depuis longtemps intuitivement connues. La chute de l'islam en Occident rappelle en fait curieusement celle, quelques décennies plus tôt, du communisme: dans l'un et l'autre cas, le phénomène de reflux devait naître dans les pays d'origine et balayer en quelques années les organisations, pourtant puissantes et richissimes, mises surpied dans les pays d'accueil. Lorsque les pays arabes, après des années d'un travail de sape fait essentiellement de connexions Internet clandestines et de téléchargement de produits culturels décadents, purent enfin accéder à un mode de vie basé sur la consommation de masse, la liberté sexuelle et les loisirs, l'engouement des populations fut aussi intense et aussi vif qu'il l'avait été, un demi-siècle plus tôt, dans les pays communistes. Le mouvement partit, comme souvent dans l'histoire humaine, de la Palestine, plus précisément d'un refus soudain des jeunes filles palestiniennes de limiter leur existence à la procréation répétée de futurs djihadistes, et de leur désir de profiter de la liberté de mœurs qui était celle de leurs voisines israéliennes. En quelques années, la mutation, portée par la musique techno (comme 1 attraction pour le monde capitaliste l'avait été quelques années plus tôt par le rock, et avec une efficacité encore accrue par l'usage du réseau) se répandit à l'ensemble des pays arabes, qui eurent à faire face à une révolte massive de la jeunesse, et ne purent évidemment y parvenir. Il devint alors parfaitement clair, aux yeux des populations occidentales, que les pays musulmans n'avaient été maintenus dans leur foi primitive que par l'ignorance et la contrainte; privés de leur base arrière, les mouvements islamistes occidentaux s'effondrèrent d'un seul coup.

L'élohimisme, de son côté, était parfaitement adapté à la civilisation des loisirs au sein de laquelle il avait pris naissance. N'imposant aucune contrainte morale, réduisant l'existence humaine aux catégories de l'intérêt et du plaisir, il n'en reprenait pas moins à son compte la promesse fondamentale qui avait été celle de toutes les religions monothéistes: la victoire contre la mort. Éradiquant toute dimension spirituelle ou confuse, il limitait simplement la portée de cette victoire, et la nature de la promesse, à la prolongation illimitée de la vie matérielle, c'est-à-dire à la satisfaction illimitée des désirs physiques.

La première cérémonie fondamentale marquant la conversion de chaque nouvel adepte – le prélèvement de l'ADN – s'accompagnait de la signature d'un acte au cours duquel le postulant confiait à l'Église, après sa mort, tous ses biens – celle-ci se réservant la possibilité de les investir, tout en lui promettant, après sa résurrection, de les lui rendre en pleine propriété. La chose apparaissait d'autant moins choquante que l'objectif poursuivi était l'élimination de toute filiation naturelle, donc de tout système d'héritage, et que la mort était présentée comme une période neutre, une simple stase dans l'attente d'un corps rajeuni. Après une intense campagne auprès des milieux d'affaires américains, le premier converti fut Steve Jobs – qui demanda, et obtint, une dérogation partielle au bénéfice des enfants qu'il avait procréés avant de découvrir l'élohimisme. Il fut suivi de près par Bill Gates, Richard Branson, puis par un nombre croissant de dirigeants des plus importantes firmes mondiales. L'Église devint ainsi extrêmement riche, et peu d'années après la mort du prophète elle représentait déjà, en capital investi comme en nombre d'adeptes, la première religion européenne.

La seconde cérémonie fondamentale était l'entrée dans l'attente de la résurrection – en d'autres termes le suicide. Après une période de flottement et d'incertitude, la coutume s'instaura peu à peu de l'accomplir en public, selon un rituel harmonieux et simple, au moment choisi par l'adepte, lorsqu'il estimait que son corps physique n'était plus en état de lui donner les joies qu'à pouvait légitimement en attendre. Il s'accomplissait avec une grande confiance, dans la certitude d'une résurrection proche – chose d'autant plus surprenante que Miskiewicz, malgré les moyens de recherche colossaux mis à sa disposition, n'avait fait aucun réel progrès, et que s'il pouvait en effet garantir une conservation illimitée de l'ADN, il était pour l'instant incapable d'engendrer un organisme vivant plus complexe qu'une simple cellule. La promesse d'immortalité faite en son temps par le christianisme reposait, il est vrai, sur des bases encore bien plus minces. L'idée de l'immortalité n'avait au fond jamais abandonné l'homme, et même s'il avait dû, contraint et forcé, renoncer à ses anciennes croyances, il en avait gardé, toute proche, la nostalgie, il ne s'était jamais resigné, et il était prêt, moyennant n'importe quelle explication un tant soit peu convaincante, à se laisser guider par une nouvelle foi.

DANIEL1,22

«Alors, un culte transformable obtiendra sur un dogme flétri la prépondérance empirique qui doit préparer l'ascendant systématique attribué par le positivisme a l'élément affectif de la religion.»

Auguste Comte – Appel aux conservateurs

J'avais si peu moi-même la nature d'un croyant que les croyances d'autrui m'étaient en réalité presque indifférentes; c'est sans difficulté, mais aussi sans y attacher d'importance, que je communiquai à Isabelle les coordonnées de l'Église élohimite. Je tentai de faire l'amour, cette dernière nuit, avec elle, mais ce fut un échec. Pendant quelques minutes elle essaya de mastiquer ma bite, mais je sentais bien qu'elle n'avait pas fait ça depuis des années, qu'elle n'y croyait plus, et pour mener ce genre de choses à bien il faut quand même un minimum de foi, et d'enthousiasme; la chair dans sa bouche demeurait molle, et mes couilles pendantes ne réagissaient plus à ses caresses approximatives. Elle finit par renoncer et par me demander si je voulais des somnifères. Oui je voulais bien, c'est toujours une erreur de refuser je pense, c'est inutile de se torturer. Elle était toujours capable de se lever en premier et de préparer le café, ça c'était encore une chose qu'elle pouvait faire. Il y avait un peu de rosée sur les lilas, la température était plus fraîche, j'avais réservé dans le train de 8 h 32 et l'été commençait à lâcher prise.


Te m'installai comme d'habitude au Lutetia, et là aussi je mis longtemps à rappeler Vincent, peut-être un mois ou deux, sans raison précise, je faisais les mêmes choses qu'avant mais je les faisais au ralenti, comme si je devais décomposer les actes pour parvenir à les accomplir de manière à peu près satisfaisante. De temps en temps je m'installais au bar, je m'imbibais tranquillement, avec flegme; assez souvent, j'étais reconnu par d'anciennes relations. Je ne faisais aucun effort pour alimenter la conversation, et n'en ressentais aucune gêne; voilà bien un des seuls avantages d'être une star - ou plutôt une ancienne star, dans mon cas: lorsqu'on rencontre quelqu'un d'autre et qu'on en vient, comme c'est normal, à s'ennuyer ensemble, sans qu'aucun des deux en soit précisément à l'origine, en quelque sorte d'un commun accord, c'est toujours l'autre qui s'en sent responsable, qui se sent coupable de n'avoir pas su maintenir la conversation à un niveau suffisamment élevé, de n'avoir pas su installer une ambiance suffisamment étincelante et chaleureuse. Il s'agit là d'une situation confortable, et même relaxante dès l'instant où l'on commence véritablement à s'en foutre. Parfois, au milieu d'un échange verbal où je me contentais de dodeliner de la tête d'un air entendu, je me laissais aller à des rêveries involontaires – en général d'ailleurs plutôt déplaisantes: je repensais à ces castings où Esther devait embrasser des garçons, à ces scènes de sexe qu'elle devait interpréter dans différents courts métrages; je me souvenais combien je prenais sur moi – inutilement du reste, j'aurais bien pu lui faire des scènes ou éclater en sanglots que ça n'y aurait rien changé – et je me rendais bien compte que je n'aurais pas pu de toute façon tenir très longtemps dans ces conditions, que j'étais trop vieux, que je n'avais plus la force; cette constatation ne diminuait d'ailleurs en rien mon chagrin, parce qu'au point où j'en étais je n'avais plus d'autre issue que de souffrir jusqu'au bout, jamais je n'oublierais son corps, sa peau ni son visage, et jamais non plus je n'avais ressenti avec autant d'évidence que les relations humaines naissent, évoluent et meurent de manière parfaitement déterministe, aussi inéluctable que les mouvements d'un système planétaire, et qu'il est absurde et vain d'espérer, si peu que ce soit, en modifier le cours.


Là encore j'aurais pu résider assez longtemps au Lutetia, peut-être moins longtemps qu'à Biarritz parce que je commençais malgré tout à boire un peu trop, l'angoisse creusait lentement son trou dans mes organes et je restais des après-midi entières au Bon Marché à regarder les pull-overs, ça n'avait plus de sens de continuer comme ça. Un matin d'octobre, un lundi matin probablement, je téléphonai à Vincent. Dès mon arrivée dans le pavillon de Chevilly-Larue j'eus l'impression de pénétrer dans une termitière ou une ruche, dans une organisation de toute façon où chacun avait une tâche précisément définie, et où les choses s'étaient mises à tourner à plein régime. Vincent m'attendait dans l'entrée, prêt à partir, son téléphone portable à la main. Il se leva en m'apercevant, me serra la main avec chaleur, m'invita à l'accompagner dans leurs nouveaux locaux. Ils avaient acheté un petit immeuble de bureaux, la construction 'était pas encore terminée, des ouvriers posaient des plaques isolantes et des rampes d'halogènes, mais une vingtaine de personnes étaient déjà au travail: certains répondaient au téléphone, d'autres tapaient des courriers, mettaient à jour des bases de données ou je ne sais quoi, enfin j'étais dans une PME, et même dans une grosse PME à vrai dire. S'il y a une chose à laquelle je ne m'attendais pas la première fois que j'avais rencontré Vincent, c'était bien de le voir se transformer en chef d'entreprise, mais après tout c'était possible, et en plus il avait l'air à l'aise dans le rôle, certaines améliorations se produisent quand même, parfois, dans la vie de certaines personnes, le processus vital ne peut pas être ramené à un mouvement de pur déclin, ce serait là une simplification abusive. Après m'avoir présenté à deux de ses collaborateurs, il m'annonça qu'ils venaient de remporter une victoire importante: après plusieurs mois de bataille juridique, le Conseil d'État venait de rendre un avis autorisant l'Église élohimite à racheter pour son usage propre les édifices religieux que l'Église catholique n'avait plus les moyens d'entretenir. La seule obligation était celle qui s'appliquait déjà aux propriétaires précédents: maintenir, en partenariat avec la Caisse nationale des monuments historiques, le patrimoine artistique et architectural en bon état de conservation; Mais, sur le plan du culte qui serait célébré à l'intérieur «es édifices, aucune limitation n'était imposée. Même à des époques esthétiquement plus favorisées que la nôtre, me fit remarquer Vincent, il aurait été impensable de mener à bien en quelques années la conception et la réalisation d'un tel déploiement de splendeurs artistiques; cette décision allait leur permettre, tout en mettant à la disposition des fidèles de nombreux lieux de culte d'une grande beauté, de concentrer tous leurs efforts sur l'édification de l'ambassade.

Au moment où il commençait à m'expliquer sa vision de l'esthétique des cérémonies rituelles, Flic fit son entrée dans le bureau, vêtu d'un impeccable blazer bleu marine; lui aussi avait l'air dans une forme éblouissante, et me serra la main avec énergie. Décidément, la secte ne semblait nullement avoir souffert de la disparition du prophète; au contraire, même, les choses semblaient tourner de mieux en mieux. Il ne s'était pourtant rien passé depuis la résurrection mise en scène au début de l'été, à Lanzarote; mais l'événement avait eu un tel impact médiatique que cela avait suffi, les demandes d'information affluaient continûment, et beaucoup étaient suivies d'une adhésion, le nombre de fidèles et les fonds disponibles augmentaient sans cesse.

Le soir même, je fus invité à dîner chez Vincent en compagnie de Flic et de sa femme – c'était la première fois que je la rencontrais, elle me fit l'effet d'une personne posée, solide et plutôt chaleureuse. J'étais une fois de plus frappé par le fait qu'on aurait aussi bien pu imaginer Flic sous les traits d'un cadre d'entreprise – disons, d'un directeur des relations humaines – ou d'un fonctionnaire chargé de la distribution des subventions à l'agriculture en zone de haute montagne; rien en lui n'évoquait le mysticisme, ni même la simple religiosité. De fait, il semblait même particulièrement peu impressionnable, et c'est sans émotion apparente qu'il informa Vincent de la naissance d'une dérive inquiétante, qui lui avait été signalée dans certaines zones nouvellement touchées par la secte – en particulier l'Italie et le Japon. Rien dans le dogme n'indiquait de quelle manière la cérémonie du départ volontaire devait se dérouler; toute l'information nécessaire à la reconstruction du corps de l'adepte étant conservée dans son ADN, ce corps lui-même pouvait être désintégré ou réduit en cendres sans que cela eût la moindre importance. Une théâtralisation malsaine semblait peu à peu se développer, dans certaines cellules, autour de la dispersion des éléments constitutifs du corps; étaient particulièrement touchés des médecins, des travailleurs sociaux, des infirmières. Avant de prendre congé Flic remit à Vincent un dossier d'une trentaine de pages, ainsi que trois DVD – la plupart des cérémonies avaient été filmées. J'acceptai de rester dormir; Susan me servit un cognac pendant que Vincent commençait sa lecture. Nous étions dans le salon qui avait été celui de ses grands-parents, et rien n'avait changé depuis ma première visite: les fauteuils et le canapé de velours vert étaient toujours surmontés de têtières en dentelle, les photos de paysages alpestres étaient toujours dans leurs cadres, je reconnaissais même le philodendron près du piano. Le visage de Vincent s assombrissait rapidement à mesure qu'il parcourait le dossier; il fit à Susan un résumé en anglais, puis cita quelques exemples à mon intention: " Dans la cellule de Rimini, le corps d'un adepte a été entièrement vidé de son sang; les participants s'en sont barbouillés avant de manger son foie et ses organes sexuels. Dans celle de Barcelone, le type a demandé à être suspendu à des crocs de boucherie, puis laissé à la disposition de tous; son corps est resté accroché comme ça, dans une cave, pendant quinze jours: les participants se servaient, en découpaient une tranche qu'ils mangeaient en général sur place. À Osaka, l'adepte a demandé à ce que son corps soit broyé et compacté par une presse industrielle, jusqu'à être réduit à une sphère de vingt centimètres de diamètre, qui serait ensuite recouverte d'une pellicule de silicone transparente et pourrait servir à disputer une partie de bowling; il était paraît-il de son vivant un passionné de bowling.»

Il s'interrompit, sa voix tremblait un peu; il était visiblement choqué par l'ampleur du phénomène.

«C'est une tendance de la société… dis-je. Une tendance générale vers la barbarie, il n'y a aucune raison que vous y échappiez…

– Je ne sais pas comment faire, je ne sais pas comment enrayer ça. Le problème c'est qu'on n'a jamais parlé de morale, à aucun moment…

There are not a lot of basic socio-religions émotions… intervint Susan. If you have no sex, you need ferocity. That's all… »


Vincent se tut, réfléchit, se resservit un verre de cognac; ce fut le lendemain matin, au petit déjeuner, qu'il nous annonça sa décision de lancer à l'échelle mondiale une action «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR.» De fait, après les quelques semaines qui avaient suivi la disparition du prophète, la sexualité des adeptes avait rapidement décru jusqu'à se stabiliser à un niveau sensiblement égal à la moyenne nationale, c'est-à-dire très bas. Ce déclin de la sexualité était un phénomène universel, commun à l'ensemble des couches sociales, à l'ensemble des nations développées, et qui n'épargnait que les adolescents et les très jeunes gens; les homosexuels eux-mêmes, après une brève période de frénésie consécutive à la libéralisation de leurs pratiques, s'étaient beaucoup calmés, aspiraient maintenant à la monogamie et à une vie tranquille, rangée, en couple, consacrée au tourisme culturel et à la découverte des vins de pays. Pour l'élohimisme c'était un phénomène préoccupant, car même si elle se base fondamentalement sur une promesse dévie éternelle une religion augmente considérablement son pouvoir d'attraction dès lors qu'elle semble pouvoir proposer dans l'immédiat une vie plus pleine, plus riche, plus exaltante et plus joyeuse. «Avec le Christ, tu vis plus fort», tel était à peu près le thème constant des campagnes publicitaires organisées par l'Église catholique immédiatement avant sa disparition. Vincent avait donc songé, au-delà de la référence fouriériste, à renouer avec une pratique de la prostitution sacrée, classiquement attestée à Babylone, et dans un premier temps à faire appel à cel les des anciennes fiancées du prophète qui le souhaiteraient afin d'organiser une espèce de tournée orgiaque, dans le but de donner aux adeptes l'exemple d'un don sexuel permanent et de propager dans l'ensemble des implantations locales de l'Église une onde de luxure et de plaisir capable de faire barrage au développement des pratiques nécro-philes et mortifères. L'idée parut excellente à Susan: elle connaissait les filles, elle pouvait leur téléphoner, et elle était certaine que la plupart accepteraient avec enthousiasme. Pendant la nuit, Vincent avait crayonné une série d'esquisses destinées à être reproduites sur Internet, Ouvertement pornographiques (elles représentaient des groupes de deux à dix personnes, hommes ou femmes, utilisant leurs mains, leurs sexes et leurs bouches d'à peu près toutes les manières envisageables), elles n'en étaient pas moins extrêmement stylisées, d'une grande pureté de lignes, et tranchaient vivement avec le réalisme photographique écœurant qui caractérisait les productions du prophète.

Au bout de quelques semaines, il devint évident que l'action était un vrai succès: la tournée des fiancées du prophète était un triomphe, et les adeptes, dans leurs cellules, s'ingéniaient à reproduire les configurations erotiques jetées sur le papier par Vincent; ils y prenaient un réel plaisir, à tel point que, dans la plupart des pays, le rythme des réunions avait été multiplié par trois; l'orgie rituelle donc, contrairement à d'autres propositions sexuelles d'origine plus profane et plus récente telles que l'échangisme, ne semblait pas être une formule désuète. Plus significativement encore, les conversations entre adeptes dans la vie quotidienne, dès lors qu'elles se faisaient avec un minimum d'empathie, s'accompagnaient de plus en plus souvent d'attouchements, de caresses intimes, voire de masturbations mutuelles; la re-sexualisation des rapports humains, en somme, semblait en passe d'aboutir. C'est alors que l'on prit conscience d'un détail qui, dans les premiers moments d'enthousiasme, avait échappé à tous: dans son désir de stylisation, Vincent s'était largement éloigné d'une représentation réaliste du corps humain. Si le phallus était assez ressemblant (encore que plus rectiligne, imberbe, et dépourvu d'irrigation veineuse apparente), la vulve se réduisait dans ses dessins à une fente longue et fine, dépourvue de poils, située au milieu du corps, dans le prolongement de la raie des fesses, et qui pouvait certes s'ouvrir largement pour accueillir des bites, mais n'en était pas moins impropre à toute fonction d'excrétion. Tous les organes excréteurs, plus généralement, avaient disparu, et les êtres ainsi imaginés, s'ils pouvaient faire l'amour, étaient à l'évidence incapables de se nourrir.

Les choses auraient pu en rester là, et être mises sur le compte d'une simple convention d'artiste, sans l'intervention de Savant, revenu de Lanzarote début décembre pour présenter l'avancement de ses travaux. Même si j'habitais encore au Lutetia, je passais la plupart de mes journées à Chevilly-Larue; je ne faisais pas partie du comité directeur, mais j'étais un des seuls témoins directs des événements ayant accompagné la disparition du prophète, et tout le monde me faisait confiance, Flic n'avait plus de secrets pour moi. Il se passait bien sûr des choses à Paris, une actualité politique, une vie culturelle; j'avais cependant la certitude que les choses importantes, et significatives, se déroulaient à Chevilly-Larue. J'en étais depuis longtemps persuadé, même si je n'avais pas pu traduire cette conviction dans mes films ni dans mes sketches, faute d'avoir eu avant un contact réel avec te phénomène: les événements politiques ou militaires, les transformations économiques, les mutations esthétiques ou culturelles peuvent jouer un rôle, parfois un très grand rôle dans la vie des hommes; mais rien, jamais, ne peut avoir d'importance historique comparable au développement d'une nouvelle religion, ou à l'effondrement d'une religion existante. Aux relations que je croisais encore parfois au bar du Lutetia, je racontais que j'écrivais; ils supposaient probablement que j'écrivais un roman et ne s'en montraient pas autrement surpris, j'avais toujours eu la réputation d'un comique plutôt littéraire ; s'ils avaient pu savoir, me disais-je parfois, s'ils avaient pu savoir qu'il ne s'agissait pas d'un simple ouvrage de fiction, mais que je m'efforçais de retracer un des événements les plus importants de l'histoire humaine; s'ils avaient pu savoir, me dis-je à présent, ils n'en auraient même pas été spécialement impressionnés. Tous autant qu'ils étaient ils s'étaient habitués à une vie morne et peu modifiable, ils s'étaient habitués à se désintéresser peu à peu de l'existence réelle, et à lui préférer son commentaire; je les comprenais, j'avais été dans le même cas – et je l'étais encore dans une large mesure, et peut-être davantage. Pas une seule fois, depuis que l'action «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR» avait été lancée, je n'avais songé à profiter pour moi-même des services sexuels des fiancées du prophète; je n'avais pas davantage demandé à une adhérente l'aumône d'une fellation ou d'une simple branlette, qui m'aurait été aisément accordée; j'avais toujours Esther dans la tête, dans le corps, partout. Je le dis un jour à Vincent, c'était la fin de la matinée, une très belle matinée déjà hivernale, par la fenêtre de son bureau je regardais les arbres du parc municipal: pour moi c'est une action «TA FEMME T'ATTEND» qui aurait pu me sauver, mais les choses n'en prenaient pas le chemin, pas le moins du monde. Il me regarda avec tristesse, il avait de la peine pour moi, il ne devait avoir aucun mal à me comprendre, il devait parfaitement se souvenir de ces moments encore si proches où son amour pour Susan paraissait sans espoir. J'agitai faiblement la main en chantonnant: «La-la-la…», je fis une petite grimace qui ne parvenait pas tout à fait à être humoristique; puis, tel Zarathoustra entamant son déclin, je me dirigeai vers le restaurant d'entreprise.

T'étais présent, quoi qu'il en soit, lors de la réunion où Savant nous annonça que, loin d'être une simple vision d'artiste, les dessins de Vincent préfiguraient l'homme du futur. Depuis longtemps la nutrition animale lui apparaissait comme un système primitif, d'une rentabilité énergétique médiocre, producteur d'une quantité de déchets nettement excessive, déchets qui non seulement devaient être évacués mais qui dans l'intervalle provoquaient une usure non négligeable de l'organisme. Depuis longtemps il songeait à doter le nouvel animal humain de ce système photosynthétique qui, par une bizarrerie de l'évolution, était l'apanage des végétaux. L'utilisation directe de l'énergie solaire était de toute évidence un système plus robuste, plus performant et plus fiable -ainsi qu'en témoignaient les durées de vie pratiquement illimitées atteintes par les plantes. En outre, l'adjonction à la cellule humaine de capacités autotrophes était loin d'être une opération aussi complexe qu'on pouvait l'imaginer; ses équipes travaillaient déjà sur la question depuis un certain temps, et le nombre de gènes concernés s'avérait étonnamment faible. L'être humain ainsi transformé ne subsisterait, outre l'énergie solaire, qu'au moyen d'eau et d'une petite quantité de sels minéraux; l'appareil digestif, tout comme l'appareil excréteur, pouvaient disparaître -les minéraux en excès seraient aisément éliminés, avec l'eau, au moyen de la sueur.

Habitué à ne suivre que d'assez loin les explications de Savant, Vincent acquiesça machinalement, et Flic pensait à autre chose: c'est donc ainsi, en quelques minutes, et sur la base d'un hâtif croquis d'artiste, que fut décidée la Rectification Génétique Standard, qui devait être appliquée, uniformément, à toutes les unités d'ADN destinées à être rappelées à la vie, et marquer une coupure définitive entre les néo-humains et leurs ancêtres. Le reste du code génétique restait inchangé; on n'en avait pas moins affaire à une nouvelle espèce, et même, à proprement parler, à un nouveau règne.

DANIEL25,11

H est ironique de penser que la RGS, conçue au départ pour de simples raisons de convenance esthétique, est ce qui allait permettre aux néo-humains de survivre sans grande difficulté aux catastrophes climatiques qui allaient s'ensuivre, et que nul ne pouvait prévoir à l'époque, alors que les humains de l'ancienne race seraient presque entièrement décimés.

Sur ce point crucial, le récit de vie de Daniel1, une fois encore, est parfaitement corroboré par ceux de Vincent1, Slotan1 et Jérôme1, même s'ils accordent à l'événement une place tout à fait inégale. Alors que Vincent1 n'y fait allusion que dans des paragraphes espacésde son récit, et que Jérômel la passe presque entièrement sous silence, Slotan1 consacre des dizaines de pages à l'idée de la RGS, et aux travaux qui devaient permettre quelques mois plus tard sa réalisation opérationnelle. Plus généralement, le récit de vie de Daniel1 est souvent considéré par les commentateurs comme central et canonique. Alors que Vincentl insiste souvent à l'excès sur le sens esthétique des rituels, que Slotan1 se consacre presque exclusivement à l'évocation de ses travaux scientifiques, et Jérôme1 aux questions de discipline et d'organisation matérielle, Daniel1 est le seul à nous donner de la naissance de l'Eglise élohimite une description complète, en même temps que légèrement détachée; alors que les autres, pris dans le mouvement quotidien, ne songeaient qu'à la solution des problèmes pratiques auxquels ils devaient faire face, il semble souvent être le seul à avoir pris un peu de recul, et à avoir réellement compris l'importance de ce qui se déroulait sous ses yeux.

Cet état de choses me confère, comme à tous mes prédécesseurs de la série des Daniel, une responsabilité particulière: mon commentaire n'est pas, ne peut pas être un commentaire ordinaire, puisqu'il touche de si près aux circonstances de la création de notre espèce, et de son système de valeurs. Son caractère central est encore accru par le fait que mon lointain ancêtre était, dans l'esprit de Vincentl comme sans doute dans le sien propre, un être humain typique, représentatif de l'espèce, un homme parmi tant d'autres.

Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l'appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d'être. C'est la souffrance d'être qui nous fait rechercher l'autre, comme un palliatif; nous devons dépasser ce stade afin d'atteindre l'état où le simple fait d'être constitue par lui-même une occasion permanente de joie; où l'intermédiation n'est plus qu'un jeu, librement poursuivi, non constitutif d'être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d'indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.

DANIEL1,23

C'est le jour de Noël, en milieu de matinée, que j'appris le suicide d'Isabelle. Je n'en fus pas réellement surpris: en l'espace de quelques minutes, je sentis que s'installait en moi une espèce de vide; mais il s'agissait d'un vide prévisible, attendu. Je savais depuis mon départ de Biarritz qu'elle finirait par se tuer; je le savais depuis un regard que nous avions échangé, ce dernier matin, alors que je franchissais le seuil de sa cuisine pour monter dans le taxi qui m'emmenait à la gare. Je me doutais aussi qu'elle attendrait la mort de sa mère pour la soigner jusqu'au bout, et pour ne pas lui faire de peine. Je savais enfin que j'allais moi-même, tôt ou tard, me diriger vers une solution du même ordre.

Sa mère était morte le 13 décembre; Isabelle avait acheté une concession dans le cimetière municipal de Biarritz, s'était occupée des obsèques; elle avait rédigé son testament, mis ses affaires en ordre; puis, la nuit du 24 décembre, elle s'était injectée une dose massive de morphine. Non seulement elle était morte sans souffrance, mais elle était probablement morte dans la joie; ou, du moins, dans cet état de détente euphorique qui caractérise le produit. Le matin même, elle avait déposé Fox dans un chenil; elle ne m'avait pas laissé de lettre, pensant sans doute que c'était inutile, que je ne la comprendrais que trop bien; mais elle avait pris les dispositions nécessaires pour que le chien me soit remis.

Je partis quelques jours plus tard, elle avait déjà été incinérée; le matin du 30 décembre, je me rendis à la «salle du silence» du cimetière de Biarritz. C'était une grande pièce ronde au plafond constitué d'une verrière baignant la pièce d'un doux éclairage gris. L'intégralité des murs était percée de petites alvéoles où l'on pouvait faire coulisser des parallélépipèdes de métal contenant les cendres des défunts. Au-dessus de chaque niche une étiquette portait, gravés en anglaises, le nom et le prénom du disparu. Au centre, une table de marbre, également ronde, était entourée de chaises de verre, ou plutôt de plastique transparent. Après m'avoir fait entrer, le gardien avait déposé sur la table la boîte contenant les cendres d'Isabelle; puis il m'avait laissé seul. Personne d'autre, pendant que j'étais dans la pièce, ne pouvait y pénétrer; ma présence était signalée par une petite lampe rouge qui s'allumait à l'extérieur, comme celles qui indiquent le tournage sur les plateaux de cinéma. Je demeurai dans la salle du silence, comme la plupart des gens, pendant une dizaine de minutes.


Je passai un réveillon étrange, seul dans ma chambre de la Villa Eugénie, à ruminer des pensées simples et terminales, extrêmement peu contradictoires. Au matin du 2 janvier, je passai chercher Fox. Il me fallait malheureusement, avant de partir, retourner dans l'appartement d'Isabelle pour prendre les papiers nécessaires au règlement de la succession. Dès notre arrivée à l'entrée de la résidence, je remarquai que Fox tressaillait d'impatience joyeuse; il avait encore un peu grossi, les Corgi sont une race sujette à l'embonpoint, mais il courut jusqu'à la porte d'Isabelle, puis, essoufflé, s'arrêta pour m'attendre alors que je remontais, sur un rythme beaucoup plus lent, l'allée de marronniers dénudés par l'hiver. Il poussa de petits jappements d'impatience au moment où je cherchais les clefs; pauvre bonhomme, me dis-je, pauvre petit bonhomme. Dès que j'eus ouvert la porte il se précipita à l'intérieur de l'appartement, en fit rapidement le tour, puis revint et me jeta un regard interrogateur. Pendant que je cherchais dans le secrétaire d'Isabelle il repartit plusieurs fois, explorant une à une les pièces en reniflant un peu partout puis revenant vers moi, s'arrêtant à la porte de la chambre et me regardant avec une expression dépitée. Toute fin de vie quelconque s'apparente plus ou moins au rangement; on n'a plus envie de se lancer dans un projet neuf, on se contente d'expédier les affaires courantes. Toute chose que l'on n'a jamais faite, fût-elle aussi anodine que préparer une mayonnaise ou disputer une partie d'échecs, devient peu à peu inaccessible, le désir de toute nouvelle expérience comme de toute nouvelle sensation disparaît absolument. Les choses, quoi qu'il en soit, étaient remarquablement rangées, et il ne me fallut que quelques minutes pour retrouver le testament d'Isabelle, l'acte de propriété de l'appartement. Je n'avais pas l'intention de voir le notaire tout de suite, je me disais que je reviendrais ultérieurement à Biarritz, tout en sachant qu'il s'agirait d'une démarche pénible, que je n'aurais probablement jamais le courage d'accomplir, mais cela n'avait plus beaucoup d'importance, plus rien n'avait beaucoup d'importance à présent. En ouvrant l'enveloppe, je m'aperçus que cette démarche elle-même serait inutile: elle avait légué ses biens à l'Église élohimite, je reconnus le contrat type; les services juridiques allaient s'en occuper.


Fox me suivit sans difficulté au moment où je quittais l'appartement, croyant probablement à une simple promenade. Dans une animalerie proche de la gare, j'achetai un container en plastique pour le transporter pendant le voyage; puis je réservai un billet dans le rapide d'Irun.

Le temps était doux dans la région d'Almeria, un rideau de pluie fine ensevelissait les journées brèves, qui donnaient l'impression de ne jamais vraiment commencer, et cette paix funèbre aurait pu me convenir, nous aurions pu passer ainsi des semaines entières, mon vieux chien et moi, à des songeries qui n'en étaient même plus vraiment, mais les circonstances ne le permettaient malheureusement pas. Des travaux avaient commencé, partout autour de ma maison et à des kilomètres à la ronde, afin de construire de nouvelles résidences. Il y avait des grues, des bétonneuses, il était devenu presque impossible d'accéder à la mer sans avoir à contourner des tas de sable, des piles de poutrelles métalliques, au milieu de bulldozers et de camions de chantier qui fonçaient sans ralentir au milieu de geysers de boue. Peu à peu je perdis l'habitude de sortir, hormis deux fois par jour pour la promenade de Fox, qui n'était plus vraiment agréable: il hurlait et se serrait contre moi, terrorisé par le bruit des camions. J'appris du marchand de journaux qu'Hildegarde était morte et que Harry avait revendu sa propriété pour finir ses jours en Allemagne. Je cessai progressivement de sortir de ma chambre et j'en vins àpasser la plus grande partie de mes journées au lit, dans un état de grand vide mental, douloureux pourtant. Parfois je repensais à notre arrivée ici avec Isabelle, quelques années auparavant; je me souvenais qu'elle avait pris plaisir à la décoration, et surtout à essayer de faire pousser des fleurs, d'aménager un jardin; nous avions eu, quand même, quelques petits moments de bonheur. Je repensai aussi à notre dernier moment d'union, la nuit sur les dunes, après notre visite chez Harry; mais il n'y avait plus de dunes, les bulldozers avaient nivelé la zone, c'était maintenant une surface boueuse, entourée de palissades. Moi aussi j'allais revendre, je n'avais aucune raison de rester ici: je pris contact avec un agent immobilier qui m'apprit que cette fois le prix des terrains avait beaucoup augmenté, je pouvais espérer une plus-value considérable; je ne savais pas très bien dans quel état je mourrais, mais en tout cas je mourrais riche. Je lui demandai d'essayer de hâter la vente, même s'il n'avait pas d'offre aussi élevée qu'il l'espérait; chaque jour, l'endroit me devenait un peu plus insupportable. J'avais l'impression non seulement que les ouvriers n'avaient aucune sympathie pour moi mais qu'ils m'étaient franchement hostiles, qu'ils faisaient exprès de me frôler au volant de leurs camions énormes, de m'asperger de boue, de terroriser Fox. Cette impression était probablement justifiée: j'étais un étranger, un homme du Nord, et de plus ils savaient que j'étais plus riche qu'eux, beaucoup plus riche; ils éprouvaient à mon égard une haine sourde, animale, d'autant plus forte qu'elle était impuissante, le système social était là pour protéger les gens comme moi, et le système social était solide, la Guardia Civil était présente et faisait de plus en plus fréquemment des rondes, l'Espagne venait de se doter d'un gouvernement socialiste, moins sensible que d'autres à la corruption, moins lié aux mafias locales et fermement décidé à protéger la classe cultivée, aisée, qui faisait l'essentiel de son électoral. Je n'avais jamais éprouvé de sympathie pour les pauvres, et aujourd'hui que ma vie était foutue j'en avais moins que jamais; la supériorité que mon fric me donnait sur eux aurait même pu constituer une légère consolation: j'aurais pu les regarder de haut alors qu'ils pelletaient leurs tas de gravats, le dos courbé par l'effort, qu'ils déchargeaient leurs cargaisons de madriers et de briques; j'aurais pu considérer avec ironie leurs mains ravinées, leurs muscles, les calendriers de femmes à poil qui décoraient leurs engins de chantier. Ces satisfactions minimes, je le savais, ne m'empêcheraient pas d'envier leur virilité non contrariée, simpliste; leur jeunesse aussi, la brutale évidence de leur jeunesse prolétarienne, animale.

DANIEL25,12

Ce matin, peu avant l'aube, j'ai reçu de Marie23 le message suivant:

Les membranes alourdies

De nos demi-réveils

Ont le charme assourdi

Des journées sans soleil

399,2347,3268,3846. Sur l'écran s'afficha l'image d'un immense living-room aux murs blancs, meublé de divans bas de cuir blanc; la moquette, elle aussi, était blanche. Par la baie vitrée, on apercevait les tours du Chrysler Building – j'avais déjà eu l'occasion de les voir sur une ancienne reproduction. Au bout de quelques secondes une néohumaine assez jeune, de vingt-cinq ans tout au plus, entra dans le champ de la caméra pour venir se placer face à l'objectif. Sa chevelure et sa toison pubienne étaient bouclées, fourmes et noires; son corps harmonieux aux hanches larges, aux seins ronds, dégageait une grande impression de solidité et d'énergie; physiquement, elle ressemblait assez à ce que j'avais pu imaginer. Un message défila rapidement, se superposant à l'image:

Et la mer qui m'étouffe, et le sable,

La procession des instants qui se succèdent

Comme des oiseaux qui planent doucement sur New

York, Comme de grands oiseaux au vol inexorable.

Allons! Il est grand temps de briser la coquille

Et d'aller au devant de la mer qui scintille

Sur de nouveaux chemins que nos pas reconnaissent

Que nous suivrons ensemble, incertains de faiblesse.

L'existence de défections chez les néo-humains n'est pas absolument un secret; même si le sujet n'est jamais réellement abordé, certaines allusions, certaines rumeurs ont pu ça et là se faire jour. Aucune mesure n'est prise à l'encontre des déserteurs, rien n'est fait pour retrouver leur trace; la station qu'ils occupaient est simplement, et définitivement refermée par une équipe en provenance de la Cité centrale; la lignée qu'ils représentaient est déclarée éteinte.

Si Marie23 avait décidé d'abandonner son poste pour rejoindre une communauté de sauvages, je savais que rien de ce que je pourrais dire ne la ferait changer d'avis. Pendant quelques minutes, elle marcha de long en large dans la pièce; elle semblait en proie à une vive excitation nerveuse, et faillit par deux fois sortir du champ de la caméra. «Je ne sais pas exactement ce qui m'attend, dit-elle finalement en se retournant vers l'objectif, mais je sais que j'ai besoin de vivre davantage. J'ai mis du temps à prendre ma décision, j'ai essayé de recouper toutes les informations disponibles. J'en ai beaucoup parlé avec Esther31, qui vit elle aussi dans les ruines de New York; nous nous sommes même rencontrées physiquement, il y a trois semaines. Ce n'est pas impossible; il y a une grosse tension mentale au début, ce n'est pas facile de quitter les limites de la station, on ressent une inquiétude et un désarroi énormes; mais ce n'est pas impossible…»


Je digérai l'information, manifestai que j'avais compris par un léger signe de tête. «Il s'agit bien d'une descendante de la même Esther que connaissait ton ancêtre, poursuivit-elle. J'ai cru un moment qu'elle allait accepter de m'accompagner; finalement elle y a renoncé, pour l'instant tout du moins, mais j'ai l'impression qu'elle non plus n'est pas satisfaite de notre mode de vie. Nous avons parlé de toi, à plusieurs reprises; je pense qu'elle serait heureuse d'entrer dans une phase d'intermédiation.»

Je hochai la tête à nouveau. Elle fixa encore l'objectif quelques secondes sans rien dire, puis avec un sourire bizarre assujettit un léger sac à dos sur ses épaules, se retourna et quitta le champ par la gauche. Je restai longtemps immobile devant l'écran qui retransmettait l'image de la pièce vide.

DANIEL1,24

Après quelques semaines de prostration je repris mon récit de vie, mais cela ne m'apporta qu'un soulagement faible; j'en étais à peu près au moment de ma rencontre avec Isabelle, et la création de ce redoublement atténué de mon existence réelle me paraissait un exercice légèrement malsain, je n'avais en tout cas nullement l'impression d'accomplir quelque chose d'important ni de remarquable, mais Vincent par contre semblait y attacher un grand prix, toutes les semaines il me téléphonait pour savoir où j'en étais, une fois même il me dit qu'à sa manière ce que je faisais était aussi important que les travaux de Savant à Lanzarote. Il exagérait de toute évidence, il n'empêche que je me remis à la tâche avec plus d'ardeur; c'est curieux comme j'en étais venu à lui faire confiance, à l'écouter comme un oracle.

Peu à peu les journées rallongèrent, le temps devint plus doux et plus sec, et je me mis à sortir un peu plus; évitant le chantier situé en face de la maison, je prenais le chemin qui montait par les collines, puis je redescendais jusqu'aux falaises; de là je contemplais la mer, immense et grise; aussi plate, aussi grise que ma vie. Je m'arrêtais à chaque virage, adoptant le rythme de Fox; il était heureux, je le voyais, de ces longues promenades, même s'il avait maintenant un peu de mal à marcher. Nous nous couchions très tôt, avant le soleil; je ne regardais jamais la télévision, j'avais négligé de renouveler mon abonnement satellite; je ne lisais plus beaucoup, non plus, et j'avais même fini par me lasser de Balzac. La vie sociale me concernait moins, sans doute, qu'à l'époque où j'écrivais mes sketches; je savais déjà à l'époque que j'avais choisi un genre limité, qui ne me permettrait pas d'accomplir, dans toute ma carrière, le dixième de ce que Balzac avait pu faire en un seul roman. J'avais par ailleurs parfaitement conscience de ce que je lui devais: je conservais l'ensemble de mes sketches, tous les spectacles avaient été enregistrés, cela faisait une quinzaine de DVD; jamais, au cours de ces journées pourtant interminables, je n'eus l'idée d'y jeter un coup d'oeil. On m'avait souvent comparé aux moralistes français, parfois à Lichtenberg; mais jamais personne n'avait songé à Molière, ni à Balzac. Je relus quand même Splendeurs et Misères des courtisanes, surtout pour le personnage de Nucingen. Il était quand même remarquable que Balzac ait su donner au personnage du barbon amoureux cette dimension si pathétique, dimension à vrai dire évidente dès qu'on y pense, inscrite dans sa définition même, mais à laquelle Molière n'avait nullement songé; il est vrai que Molière œuvrait dans le comique, et c'est toujours le même problème, on finit toujours par se heurter à la même difficulté, qui est que la vie, au fond, n'est pas comique.


Un matin d'avril, un matin pluvieux, après avoir pataugé cinq minutes dans des ornières boueuses, je décidai d'abréger la promenade. En arrivant à la porte de ma résidence, je m'aperçus que Fox n'était pas là; la pluie s'était mise à tomber à verse, on n'y voyait pas à cinq mètres; j'entendais à proximité le vacarme d'une pelleteuse, que je ne parvenais pas à distinguer. Je rentrai pour prendre un ciré, puis je partis à sa recherche sous une pluie battante; je parcourus un à un tous les endroits où il aimait à s'arrêter, dont il aimait à renifler les odeurs.

Je ne le retrouvai que tard dans l'après-midi; il n'était qu'à trois cents mètres de la résidence, j'avais dû passer devant plusieurs fois sans le voir. Il n'y avait que sa tête qui dépassait, légèrement tachée de sang, la langue sortie, le regard immobilisé dans un rictus d'horreur. Fouillant de mes mains dans la boue, je dégageai son corps qui avait éclaté comme un boudin de chair, les intestins étaient sortis; il était largement sur le bas-côté, le camion avait dû faire un écart pour l'écraser. Je retirai mon ciré pour l'envelopper et rentrai chez moi le dos courbé, le visage ruisselant de larmes, détournant les yeux pour ne pas croiser le regard des ouvriers qui s'arrêtaient sur mon passage, un sourire mauvais aux lèvres.


Ma crise de larmes dura sans doute longtemps, quand je me calmai la nuit était presque tombée; le chantier était désert, mais la pluie tombait toujours. Je sortis dans le jardin, dans ce qui avait été le jardin, qui était maintenant un terrain vague poussiéreux en été, un lac de boue en hiver. Je n'eus aucun mal à creuser une tombe au coin de la maison; je posai dessus un de ses jouets préférés, un petit canard en plastique. La pluie provoqua une nouvelle coulée de boue, qui engloutit le jouet; je me remis aussitôt à pleurer.

Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose céda en moi cette nuit-là, comme une ultime barrière de protection qui n'avait pas cédé lors du départ d'Esther, ni de la mort d'Isabelle. Peut-être parce que la mort de Fox coïncidait avec le moment où j'en étais à raconter, dans mon récit de vie, comment nous l'avions rencontré sur une bretelle d'autoroute entre Saragosse et Tarragone; peut-être simplement parce que j'étais plus vieux, et que ma résistance s'amoindrissait. Toujours est-il que c'est en larmes que je téléphonai à Vincent, en pleine nuit, et avec l'impression que mes larmes ne pourraient plus jamais s'arrêter, que je ne pourrais plus rien faire, jusqu'à la fin de mes jours, que pleurer. Cela s'observe, je l'avais déjà observé chez certaines personnes âgées: parfois leur visage est calme, statique, leur esprit paraît paisible et vide; mais dès qu'elles reprennent contact avec la réalité, dès qu'elles reprennent conscience et se remettent à penser, elles se remettent aussitôt à pleurer – doucement, sans interruption, des journées entières. Vincent m'écouta avec attention, sans protester malgré l'heure tardive; puis il me promit qu'il allait tout de suite téléphoner à Savant. Le code génétique de Fox avait été conservé, me rappela-t-il, et nous étions devenus immortels; nous, mais aussi, si nous le souhaitions, les animaux domestiques.

Il semblait y croire; il semblait absolument y croire, et je me sentis soudain paralysé par la joie. Par l'incrédulité, aussi: j'avais grandi, j'avais vieilli dans l'idée de la mort, et dans la certitude de son empire. C'est dans un état d'esprit étrange, comme si j'étais sur le point de m'éveiller dans un monde magique, que j'attendis l'aurore. Elle se leva, incolore, sur la mer; les nuages avaient disparu, un coin de ciel bleu apparut à l'horizon, minuscule.

Miskiewicz appela un peu avant sept heures. L'ADN de Fox avait été conservé, oui, il était stocké dans de bonnes conditions, il n'y avait pas d'inquiétude à avoir; malheureusement, pour l'instant, l'opération de clonage était aussi impossible chez les chiens qu'elle l'était chez les hommes. Peu de chose les séparait du but, ce n'était qu'une question d'années, de mois probablement; l'opération avait déjà été réussie chez des rats, et même – quoique de manière non reproductible – chez un chat domestique. Le chien, bizarrement, semblait poser des problèmes plus complexes; mais il me promit de me tenir au courant, et il me promit aussi que Fox serait le premier à bénéficier de la technique.

Sa voix que je n'avais pas entendue depuis longtemps produisait toujours la même impression de technicité, de compétence, et au moment où je raccrochais je ressentis quelque chose d'étrange: c'était un échec, pour l'instant c'était un échec, et j'étais sans nul doute condamné à finir ma vie dans la solitude la plus complète; pour la première fois pourtant je commençais à comprendre Vincent, et les autres convertis; je commençais à comprendre la portée de la Promesse; et au moment où le soleil s'installait, montait sur la mer, je ressentis pour la première fois, encore obscure, lointaine, voilée, comme une émotion qui s'apparentait à l'espérance.

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Le départ de Marie23 me trouble davantage que je ne l'avais escompté; je m'étais habitué à nos entretiens; leur disparition m'occasionne comme une tristesse, un manque, et je n'ai encore pu me résoudre à rentrer en contact avec Esther31.

Le lendemain de son départ, j'ai imprimé les relevés topographiques des zone s que Marie23 aurait à traverser en direction de Lanzarote; il m'arrive fréquemment de songer à elle, de l'imaginer sur les étapes de son parcours. Nous vivons comme entourés d'un voile, un rempart de données, mais nous avons le choix de déchirer le voile, de briser le rempart; nos corps encore humains sont tout prêts à revivre. Marie23 a décidé de se séparer de notre communauté, et il s'agit d'un départ libre et définitif; j'éprouve des difficultés persistantes à accepter l'idée. En de telles circonstances, la Sœur suprême recommande la lecture de Spinoza; j'y consacre environ une heure journalière.

DANIEL1,25

Ce n'est qu'après la mort de Fox que je pris vraiment une conscience exhaustive des paramètres de l'aporie. Le temps changeait rapidement, la chaleur n'allait pas tarder à s'installer sur le Sud de l'Espagne; des jeunes filles dénudées commençaient à se faire bronzer, le week-end surtout, sur la plage à proximité de la résidence, et je commençais à sentir renaître, faible et flasque, pas même vraiment un désir – car le mot me paraît malgré tout supposer une croyance minimale dans la possibilité de sa réalisation – mais le souvenir, le fantôme de ce qui aurait pu être un désir. Je voyais se profiler la cosa mentale, l'ultime tourment, et à ce moment je pus enfin dire que j'avais compris. Le plaisir sexuel n'était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvait comporter la vie; il n'était pas seulement l'unique plaisir qui ne s'accompagne d'aucun dommage pour l'organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force; il était l'unique plaisir, l'unique objectif en vérité de l'existence humaine, et tous les autres – qu'ils soient associés aux nourritures riches, au tabac, aux alcools ou à la drogue – n'étaient que des compensations dérisoires et désespérées, des mini-suicides qui n'avaient pas le courage de dire leur nom, des tentatives pour détruire plus rapidement un corps qui n'avait plus accès au plaisir unique. La vie humaine, ainsi, était organisée de manière terriblement simple, et je n'avais fait pendant une vingtaine d'années, à travers mes scénarios et mes sketches, que tourner autour d'une réalité que j'aurais pu exprimer en quelques phrases. La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, danser, aimer, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d'une fête, en compagnie des partenaires sexuels qu'ils s'étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible. Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l'existence; ils devraient payer des impôts, s'assujettir à des formalités administratives sans cesser d'assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d'abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s'inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu'une saison, ils resteraient jusqu'au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu'à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus bons à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. Leurs enfants en retour ne leur seraient nullement reconnaissants, bien au contraire leurs efforts, aussi acharnés soient-ils, ne seraient jamais considérés comme suffisants, ils seraient jusqu'au bout, du simple fait qu'ils étaient parents, considérés comme coupables. De cette vie douloureuse, marquée par la honte, toute joie serait impitoyablement bannie. Dès qu'ils voudraient s'approcher du corps des jeunes ils seraient pourchassés, rejetés, voués au ridicule, à l'opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l'emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu'ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé à l'usage exclusif des jeunes, et le sort des vieux était de travailler et de pâtir. Tel était le vrai sens de la solidarité entre générations: il consistait en un pur et simple holocauste de chaque génération au profit de celle appelée à la remplacer, holocauste cruel, prolongé, et qui ne s'accompagnait d'aucune consolation, aucun réconfort, aucune compensation matérielle ni affective.

J'avais trahi. J'avais quitté ma femme peu après qu'elle avait été enceinte, j'avais refusé de m'intéresser à mon fils, j'étais resté indifférent à son trépas; j'avais refusé la chaîne, brisé le cercle illimité de la reproduction des souffrances, et tel était peut-être le seul geste noble, le seul acte de rébellion authentique dont je puisse me prévaloir à l'issue d'une vie médiocre malgré son caractère artistique apparent; j'avais même, quoique peu de temps, couché avec une fille qui avait l'âge qu'aurait pu avoir mon fils. Tel l'admirable Jeanne Calment, un temps doyenne de l'humanité, finalement morte à cent vingt-deux ans, et qui, aux questions bêtifiantes des journalistes: «Allons, Jeanne, vous ne croyez pas que vous allez revoir votre fille? Vous ne croyez pas qu'il y a quelque chose après?», répondait inflexiblement, avec une droiture magnifique: «Non. Rien. Il n'y a rien. Et je ne reverrai pas ma fille, puisque ma fille est morte», j'avais maintenu jusqu'au bout la parole et l'attitude de vérité. Du reste j'avais brièvement rendu hommage à Jeanne Calment par le passé, dans un sketch évoquant son bouleversant témoignage: «J'ai cent seize ans et je ne veux pas mourir.» Personne n'avait compris à l'époque que je pratiquais l'ironie du double exact; je regrettais ce malentendu, je regrettais surtout de ne pas avoir insisté davantage, de ne pas avoir suffisamment souligné que son combat était celui de l'humanité entière, qu'il était au fond le seul digne d'être mené. Certes Jeanne Calment était morte, Esther avait fini par me quitter et la biologie, plus généralement, avait repris ses droits; il n'empêche que cela s'était fait malgré nous, malgré moi, malgré Jeanne, nous ne nous étions pas rendus, jusqu'au bout nous avions refusé de collaborer et d'approuver un système conçu pour nous détruire.

La conscience de mon héroïsme me fit passer une excellente après-midi; je décidai quand même dès le lendemain de repartir pour Paris, probablement à cause de la plage, des seins des jeunes filles, et de leurs touffes; à Paris il y avait également des jeunes filles, mais on voyait moins leurs seins, et leurs touffes. Ce n'était de toute façon pas la seule raison, même si j'avais besoin de prendre un peu de recul (par rapport aux seins, et aux touffes). Mes réflexions de la veille m'avaient plongé dans un tel état que j'envisageais d'écrire un nouveau spectacle: quelque chose de dur, de radical cette fois, auprès duquel mes provocations antérieures n'apparaîtraient que comme un doucereux bavardage humaniste. J'avais téléphoné à mon agent, pris rendez-vous pour en parler; il s'était montré un peu surpris, cela faisait si longtemps que je lui disais que j'étais las, lessivé, mort qu'il avait fini par y croire. Il était, ceci dit, agréablement surpris: je lui avais causé quelques ennuis, fait gagner pas mal d'argent, dans l'ensemble il m'aimait bien.


Dans l'avion pour Paris, sous l'effet d'une fiasque de Southern Comfort achetée au duty-free d'Almeria, mon héroïsme haineux se mua en un auto-apitoiement que l'alcool rendait, au fond, pas si désagréable, et je composai le poème suivant, assez représentatif de mon état d'esprit au cours des dernières semaines, que je dédiai mentalement à Esther:

Il n'y a pas d'amour

(Pas vraiment, pas assez)

Nous vivons sans secours,

Nous mourons délaissés.

L'appel à la pitié

Résonne dans le vide,

Nos corps sont estropiés

Mais nos chairs sont avides.

Disparues les promesses

D'un corps adolescent,

Nous entrons en vieillesse

Où rien ne nous attend

Que la mémoire vaine

De nos jours disparus,

Un soubresaut de haine

Et le désespoir nu.

À l'aéroport de Roissy je pris un double express qui me dégrisa complètement, et en cherchant ma carte bleue je retombai sur le texte. Il est j'imagine impossible d'écrire quoi que ce soit sans ressentir une sorte d'énervement, d'exaltation nerveuse qui fait que, si sinistre soit-il, le contenu de ce qu'on écrit ne produit dans l'immédiat aucun effet déprimant. Avec le recul c'est autre chose, et je me rendis compte tout de suite que ce poème ne correspondait pas simplement à mon état d'esprit, mais à une réalité platement observable: quels qu'aient pu être mes soubresauts, mes protestations, mes dérobades, j'étais bel et bien tombé dans le camp des vieux, et c'était sans espoir de retour. Je rabâchai pendant quelque temps l'affligeante pensée, un peu comme on mâche longuement un plat pour s'habituer à son amertume. Ce fut en vain: déprimante au premier abord, la pensée restait, à plus ample examen, toujours aussi déprimante.

L'accueil empressé des serveurs du Lutetia me montra en tout cas que je n'étais pas oublié, que sur le plan médiatique j'étais toujours dans la course. «Venu pour le travail?» me demanda le réceptionniste avec un sourire complice, un peu comme s'il s'agissait de savoir s'il fallait faire monter une pute dans ma chambre; je confirmai d'un clin d'œil, ce qui provoqua un nouveau sursaut d'empressement et un «J'espère que vous serez bien…» glissé d'un ton de prière. C'est, pourtant, dès cette première nuit à Paris que ma motivation commença à fléchir. Mes convictions restaient toujours aussi fortes, mais il me paraissait dérisoire de m'en remettre à un mode d'expression artistique quelconque alors qu'était en marche quelque part dans le monde, et même tout près d'ici, une révolution réelle. Deux jours plus tard, je pris le train pour Cheviïly-Larue. Lorsque j'exposai à Vincent mes conclusions sur le caractère de sacrifice inacceptable qui s'attachait aujourd'hui à la procréation, je remarquai chez lui une espèce d'hésitation, de gêne, que j'eus du mal à identifier.

«Tu sais que nous sommes assez impliqués dans le mouvement childfree… me répondit-il avec un peu d'impatience. Il faut que je te présente à Lucas. Nous venons d'acheter une télévision, enfin une partie d'une télévision, sur un canal dédié aux nouveaux cultes. Ce sera le responsable des programmes, nous l'avons engagé pour l'ensemble de notre communication. Je pense qu'il te plaira.»

Lucas était un jeune homme d'une trentaine d'années, au visage intelligent et aigu, vêtu d'une chemise blanche et d'un costume noir au tissu souple. Lui aussi m'écouta avec un peu d'embarras, avant de me projeter la première d'une série de publicités qu'ils avaient prévu de diffuser, dès la semaine suivante, sur la plupart des canaux à couverture mondiale. D'une durée de trente secondes, elle représentait, en un seul plan-séquence qui donnait une impression de véracité insoutenable, un enfant de six ans piquant une crise de nerfs dans un supermarché. Il réclamait un paquet de bonbons supplémentaire, d'abord d'une voix geignarde – et déjà déplaisante – puis devant le refus de ses parents se mettait à hurler, à se rouler par terre, apparemment au bord de l'apoplexie mais s'interrompant de temps à autre pour vérifier, par de petits regards rusés, que ses géniteurs demeuraient sous son entière domination mentale; les clients en passant jetaient des regards indignés, les vendeurs eux-mêmes commençaient à s'approcher de la source de troubles et les parents, de plus en plus gênés, finissaient par s'agenouiller devant le petit monstre en attrapant tous les paquets de bonbons à leur portée pour les lui tendre, comme autant d'offrandes. L'image se gelait alors, cependant que s'inscrivait, en lettres capitales sur l'écran, le message suivant: «JUST SAY NO. USE CONDOMS.»


Les autres publicités reprenaient, avec la même force de conviction, les principaux éléments du choix de vie élohimite – sur la sexualité, le vieillissement, la mort, enfin les questions humaines habituelles – mais le nom de l'Église lui-même n'était pas cité, sinon tout à fait à la fin, par un carton informatif très bref, presque subliminal, qui portait simplement l'inscription «Eglise élohimite» et un téléphone de contact.

«Pour les publicités positives, j'ai eu plus de mal… glissa Lucas à mi-voix. J'en ai quand même fait une, je pense que tu reconnaîtras l'acteur…» En effet dès les premières secondes je reconnus Flic, vêtu d'une salopette en jean, qui s'affairait, dans un hangar au bord d'une rivière, à une tâche manuelle consistant apparemment en la réfection d'un canot. L'éclairage était superbe, moiré, les trous d'eau derrière lui scintillaient dans une brume de chaleur, c'était un peu une ambiance à la Jack Daniels mais en plus frais, plus joyeux sans vivacité excessive, comme un printemps qui aurait acquis la sérénité de l'automne. Il travaillait calmement, sans hâte, donnant l'impression d'y prendre plaisir et d'avoir tout le temps devant lui; puis il se retournait vers la caméra et souriait largement cependant que s'inscrivait, en surimpression, le message: «L'ÉTERNITÉ. TRANQUILLEMENT.»

Je compris alors la gêne qui les avait tous, plus ou moins, saisis: ma découverte sur le bonheur réservé à la jeunesse et sur le sacrifice des générations n'en était nullement une, tout le monde ici l'avait parfaitement compris; Vincent l'avait compris, Lucas l'avait compris, et la plupart des adeptes aussi. Sans doute Isabelle aussi en avait-elle été consciente depuis longtemps, et elle s'était suicidée sans émotion, sous l'effet d'une décision rationnelle, comme on demande une deuxième donne une fois la partie mal engagée – dans les jeux, peu nombreux, qui le permettent. Etais-je plus bête que la moyenne? demandai-je à Vincent le soir même alors que je prenais l'apéritif chez lui. Non, répondit-il sans s'émouvoir, sur le plan intellectuel je me situais en réalité légèrement au-dessus de la moyenne, et sur le plan moral j'étais semblable à tous: un peu sentimental, un peu cynique, comme la plupart des hommes. J'étais seulement très honnête, là résidait ma vraie spécificité; j'étais, par rapport aux normes en usage dans l'humanité, d'une honnêteté presque incroyable. Je ne devais pas me formaliser de ces remarques, ajouta-t-il, tout cela aurait déjà pu se déduire de mon immense succès public; et c'était également ce qui donnait un prix incomparable à mon récit de vie. Ce que je dirais aux hommes serait perçu par eux comme authentique, comme vrai ; et là où j'étais passé tous pourraient, moyennant un léger effort, passer à leur tour. Si je me convertissais cela voulait dire que tous les hommes pourraient, à mon exemple, se convertir. Il me disait tout cela très calmement, en me regardant droit dans les yeux, avec une expression de sincérité absolue; et en plus je savais qu'il m'aimait bien. C'est alors que je compris, exactement, ce qu'il voulait faire; c'est alors que je compris, également, qu'il allait y parvenir.

«Vous en êtes à combien d'adhérents?

– Sept cent mille.» Il avait répondu en une fraction de seconde, sans réfléchir. Je compris alors une troisième chose, c'est que Vincent était devenu le véritable chef de l'Église, son conducteur effectif. Savant, comme il l'avait toujours souhaité, se consacrait exclusivement à ses travaux scientifiques; et Flic s'était rangé derrière Vincent, obéissait à ses ordres, mettait entièrement à sa disposition son intelligence pratique et son impressionnante puissance de travail. C'était Vincent, sans le moindre doute, qui avait recruté Lucas; c'était lui qui avait lancé l'action: «DONNEZ DU SEXE AUX GENS. FAITES-LEUR PLAISIR»; c'était lui également qui l'avait interrompue, une fois l'objectif atteint; il avait cette fois bel et bien pris la place du prophète. Je me souvins alors de ma première visite au pavillon de Chevilly-Larue, et comme il m'était apparu au bord du suicide, ou de l'effondrement nerveux. «La pierre que les bâtisseurs avaient rejetée…» me dis-je. Je ne ressentais pour Vincent ni jalousie, ni envie: il était d'une essence différente de la mienne; ce qu'il faisait, j'aurais été incapable de le faire; il avait obtenu beaucoup, mais il avait misé, également, beaucoup, il avait misé l'intégralité de son être, il avait tout jeté dans la balance, et cela depuis longtemps, depuis l'origine, il aurait été incapable de procéder autrement, il n'y avait jamais eu en lui aucune place pour la stratégie ni pour le calcul. Je lui demandai alors s'il travaillait toujours au projet de l'ambassade. Il baissa les yeux avec une pudeur inattendue, que je ne lui avais pas vue depuis longtemps, et me dit que oui, qu'il pensait même terminer bientôt, que si je restais encore un mois ou deux il pourrait me montrer; qu'il souhaitait beaucoup, en réalité, que je reste, et que je sois le premier visiteur – immédiatement après Susan, car cela concernait, très directement, Susan.

Naturellement, je restai;rien ne mepressait particulièrement de rentrer à San José; sur la plage il y aurait probablement un peu plus de seins, et de touffes, il allait falloir que je gère. J'avais reçu un fax de l'agent immobilier, il avait eu une offre intéressante d'un Anglais, un chanteur de rock apparemment, mais pour cela non plus il n'y avait pas vraiment d'urgence: depuis la mort de Fox je pouvais aussi bien mourir sur place, et être enterré à ses côtés. J'étais au bar du Lutetia, et au bout de mon troisième alexandra l'idée me parut décidément excellente: non, je n'allais pas revendre, j'allais laisser la propriété à l'abandon, et j'allais même défendre par testament qu'on revende, j'allais mettre de côté une somme pour l'entretien, j'allais faire de cette maison une sorte de mausolée, un mausolée à des choses merdiques, parce que ce que j'y avais vécu était dans l'ensemble merdique, mais un mausolée tout de même. «Mausolée merdique…»: je me répétai l'expression à mi-voix, sentant grandir en moi, avec la chaleur de l'alcool, une jubilation mauvaise. Entre-temps, pour adoucir mes derniers instants, j'inviterais des putes. Non, pas des putes, me dis-je après un instant de réflexion, leurs prestations étaient décidément trop mécaniques, trop médiocres. Je pouvais par contre proposer aux adolescentes qui se faisaient bronzer sur la plage; la plupart refuseraient, mais quelques-unes accepteraient peut-être, j'étais certain en tout cas qu'elles ne seraient pas choquées. Evidemment il y avait quelques risques, elles pouvaient avoir des petits copains délinquants; il y avait aussi les femmes de ménage que je pouvais essayer, certaines étaient tout à fait potables, et ne seraient peut-être pas opposées à l'idée d'un supplément. Je commandai un quatrième cocktail et soupesai lentement les différentes possibilités en faisant tourner l'alcool dans mon verre avant de m'apercevoir que très probablement je ne ferais rien, que je n'aurais pas davantage recours à la prostitution maintenant qu'Esther m'avait quitté que je ne l'avais fait après le départ d'Isabelle, et je me rendis compte aussi, avec un mélange d'effarement et de dégoût, que je continuais (de manière à vrai dire purement théorique, parce que je savais bien qu'en ce qui me concerne tout était terminé, j'avais gaspillé mes dernières chances, j'étais sur le départ maintenant, il fallait mettre un terme, il fallait conclure), mais que je continuais quand même au fond de moi, et contre toute évidence, à croire en l'amour.

DANIEL25,14

Mon premier contact avec Esther31 me surprit; probablement influencé par le récit de vie de mon prédécesseur humain, je m'attendais à une personne jeune. Avertie de ma demande d'intermédiation, elle passa en mode visuel: je me retrouvai face à une femme au visage posé, sérieux, qui avait de peu dépassé la cinquantaine; elle se tenait face à son écran, dans une petite pièce bien rangée qui devait lui servir de bureau, et portait des lunettes de vue. L'ordinal 31 qui était le sien constituait déjà en soi une légère surprise; elle m'expliqua que la lignée des Esther avait hérité de la malformation rénale de sa fondatrice, et se caractérisait par conséquent par des durées de vie plus brèves. elle était, naturellement, au courant du départ de Marie23: il lui paraissait, à elle aussi, presque certain qu'une communauté de primates évolués était installée à l'emplacement de ce qui avait été Lanzarote; cette zone de l'Atlantique Nord, m'apprit-elle, avait connu un destin géologique tourmenté: après avoir été entièrement engloutie au moment de la Première Diminution, l'île avait ressurgi sous l'effet de nouvelles éruptions volcaniques; elle était devenue une presqu'île au moment du Grand Assèchement, et une étroite bande de terre la reliait toujours, selon les derniers relevés, à la côte africaine.

Contrairement à Marie23, Esther31 pensait que la communauté installée dans la zone n'était pas constituée de sauvages, mais de néo-humains ayant rejeté les enseignements de la Sœur suprême. Les images satellite, c'est vrai, laissaient planer le doute: il pouvait s'agir, ou non, d'êtres transformés par la RGS; mais comment des hétérotrophes, me fit-elle remarquer, auraient-ils pu survivre dans un endroit qui ne portait aucune trace de végétation? Elle était persuadée que Marie23, comptant rencontrer des humains de l'ancienne race, allait en fait retrouver des néo-humains ayant suivi le même parcours qu'elle.

«C'était peut-être, au fond, ce qu'elle recherchait…» lui dis-je. Elle réfléchit longuement avant de me répondre, d'une voix neutre: «C'est possible.»

DANIEL1,26

Vincent s'était installé pour travailler dans un hangar sans fenêtres, d'une cinquantaine de mètres de côté, situé à proximité immédiate des locaux de l'Eglise, et qui leur était relié par un passage couvert. En traversant les bureaux où malgré l'heure matinale s'affairaient déjà derrière leurs écrans d'ordinateur des secrétaires, des documentalistes, des comptables, je fus une nouvelle fois frappé par le fait que cette organisation spirituelle puissante, en plein essor, qui revendiquait déjà, dans les pays du nord de l'Europe, un nombre d'adhérents équivalent à celui des principales confessions chrétiennes, était, à d'autres égards, exactement organisée comme une petite entreprise. Flic se sentait bien, je le savais, dans cette ambiance laborieuse et modeste qui correspondait à ses valeurs; le côté flambeur, show off du prophète lui avait toujours, en réalité, profondément déplu. À l'aise dans sa nouvelle existence, il se comportait en patron social, à l'écoute de ses employés, toujours prêt à leur accorder une demi-journée de congé ou une avance sur salaire. L'organisation tournait à merveille, le legs des adhérents venait, après leur mort, enrichir un patrimoine déjà évalué au double de celui de la secte Moon; leur ADN, répliqué à cinq exemplaires, était conservé à basse temperature dans des salles souterraines imperméables à la plupart des radiations connues, et qui pouvaient résister à une attaque thermonucléaire. Les laboratoires dirigés par Savant ne constituaient pas seulement le nec plus ultra, de la technologie du moment; rien en réalité, dans le secteur privé aussi bien que public, ne pouvait leur être comparé, lui et son équipe avaient acquis, dans le domaine du génie génétique comme dans celui des réseaux neuronaux à câblage flou, une avance irrattrapable, cela dans le respect absolu de la législation en vigueur, et les étudiants les plus prometteurs, dans la plupart des universités technologiques américaines et européennes, postulaient maintenant pour travailler à leurs côtés.

Une fois établis le dogme, le rituel et le régime, tout danger de dérive écarté, Vincent n'avait plus fait que de brèves apparitions médiatiques au cours desquelles il avait pu se payer le luxe de la tolérance, convenant avec les représentants des religions monothéistes de l'existence d'une aspiration spirituelle commune – sans dissimuler, toutefois, que leurs objectifs étaient radicalement différents. Cette stratégie d'apaisement avait payé, et les deux attentats perpétrés contre des locaux de l'Église – l'un à Istanbul, revendiqué par un groupe islamiste; l'autre à Tucson, dans l'Arizona, attribué à un groupement fondamentaliste protestant – avaient suscité une réprobation générale, et s'étaient retournés contre leurs instigateurs. L'aspect novateur des propositions de vie élohimites était maintenant essentiellement assumé par Lucas dont la communication incisive, ridiculisant sans détour la paternité, jouant avec une audace contrôlée de l'ambiguïté sexuelle des très jeunes filles, dévaluant sans l'attaquer de front l'antique tabou de 'inceste, assurait à chacune de ses campagnes de presse un impact sans commune mesure avec l'investissement consenti, cependant qu'il maintenait les moyens d'un large consensus par une apologie sans réserve des valeurs hédonistes dominantes et par un hommage appuyé aux techniques sexuelles orientales, le tout dans un habillage visuel à la fois esthétisé et très direct qui avait fait école (le spot «L'ÉTERNITÉ, TRANQUILLEMENT» avait ainsi été complété d'un «L'ÉTERNITÉ, SENSUELLEMENT», puis d'un «L'ÉTERNITÉ, AMOUREUSEMENT» qui innovaient, sans le moindre doute, dans le domaine de la publicité religieuse). C'est sans résistance aucune, et sans même jamais envisager la possibilité d'une contre-attaque, que les Églises constituées virent, en quelques années, s'évaporer la plupart de leurs fidèles, et leur étoile pâlir au profit du nouveau culte, qui, de surcroît, recrutait la majorité de ses adeptes dans des milieux athées, aisés et modernes – des CSP+ et CSP++, pour reprendre la terminologie de Lucas – auxquels elles n'avaient plus depuis longtemps accès.


Conscient que les choses tournaient bien, qu'il s'était entouré des meilleurs collaborateurs possible, Vincent s'était de plus en plus exclusivement consacré, au cours des dernières semaines, à son grand projet, et c'est avec surprise que j'avais vu se manifester à nouveau sa timidité, son malaise, la manière incertaine et maladroite de s'exprimer qu'il avait lors de nos premières rencontres. Il hésita longuement, ce matin-là, avant de me laisser découvrir l'œuvre de sa vie. Nous prîmes un café, puis un second, au distributeur automatique. Tournant le gobelet vide entre ses doigts, il me dit finalement: «Je crois que ce sera mon dernier travail…» avant de baisser les yeux. «Susan est d'accord… ajouta-t-il. Lorsque le moment sera venu… enfin, le moment de quitter ce monde, et d'entrer dans l'attente de la prochaine incarnation, nous entrerons ensemble dans cette salle; nous nous rendrons en son centre, où nous prendrons ensemble le mélange létal. D'autres salles seront construites sur le même modèle, afin que tous les adeptes puissent y avoir accès. Il m'a semblé… il m'a semblé qu'il était utile de formaliser ce moment.» Il se tut, me regarda droit dans les yeux. «C'a été un travail difficile… dit-il. J'ai beaucoup pensé à La Mort des pauvres, de Baudelaire; ça m'a énormément aidé.»


Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s'ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n'avait été que leur commentaire plus ou moins explicite:

C'est la mort qui console, hélas! et qui fait vivre;

C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir

Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,

Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;

À travers la tempête, et la neige, et le givre,

C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;

C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,

Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir…

Je hochai la tête; que pouvais-je faire d'autre? Puis je m'engageai dans le couloir en direction du hangar. Dès que j'eus ouvert la porte hermétique, blindée, qui menait à l'intérieur, je fus ébloui par une lumière aveuglante, et pendant trente secondes je ne distinguai rien; la porte se referma derrière moi avec un bruit mat.

Progressivement mon regard s'accoutuma, je reconnus des formes et des contours; cela ressemblait un peu à la simulation informatique que j'avais vue à Lanzarote, mais la luminosité de l'ensemble était encore accrue, il avait vraiment travaillé dans le blanc sur blanc, et il n'y avait plus du tout de musique, juste quelques frémissements légers, comme des vibrations atmosphériques incertaines. J'avais l'impression de me mouvoir à l'intérieur d'un espace laiteux, isotrope, qui se condensait parfois, subitement, en micro-formations grenues – en m'approchant je distinguais des montagnes, des vallées, des paysages entiers qui se complexifiaient rapidement puis disparaissaient presque aussitôt, et le décor replongeait dans une homogénéité floue, traversée de potentialités oscillantes. Étrangement je ne voyais plus mes mains, ni aucune autre partie de mon corps. Je perdis très vite toute notion de direction, et j'eus alors l'impression d'entendre des pas qui faisaient écho aux miens: lorsque je m'arrêtais ces pas s'arrêtaient eux aussi, mais avec un léger temps de retard. Tournant mon regard vers la droite j'aperçus une silhouette qui répétait chacun de mes mouvements, qui ne se distinguait de la blancheur éblouissante de l'atmosphère que par un blanc légèrement plus mat. J'en ressentis une légère inquiétude: la silhouette disparut aussitôt. Mon inquiétude se dissipa: la silhouette se matérialisa à nouveau, comme surgie du néant. Peu à peu je m'habituai à sa présence, et continuai mon exploration; il me paraissait de plus en plus évident que Vincent avait utilisé des structures fractales, je reconnaissais des tamis de Sierpinski, des ensembles de Mandelbrot, et l'installation elle-même semblait évoluer à mesure que j'en prenais conscience. Au moment où j'avais l'impression que l'espace autour de moi se fragmentait en ensembles triadiques de Cantor la silhouette disparut, et le silence devint total. Je n'entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j'étais devenu l'espace; j'étais l'univers et j'étais l'existence phénoménale, les micro-structures étincelantes qui apparaissaient, se figeaient, puis se dissolvaient dans l'espace faisaient partie de moi-même, et je sentais miennes, se produisant à l'intérieur de mon corps, chacune de leurs apparitions comme chacune de leurs cessations. Je fus alors saisi par un intense désir de disparaître, de me fondre dans un néant lumineux, actif, vibrant de potentialités perpétuelles; la luminosité redevint aveuglante, l'espace autour de moi sembla exploser et se diffracter en parcelles de lumière, mais il ne s'agissait pas d'un espace au sens habituel du terme, il comportait des dimensions multiples et toute autre perception avait disparu – cet espace ne contenait, au sens habituel du terme, rien. Je demeurai ainsi, parmi les potentialités sans forme, au-delà même de la forme et de l'absence de forme, pendant un temps que je ne parvins pas à définir; puis quelque chose apparut en moi, au début presque imperceptible, comme le souvenir ou le rêve d'une sensation de pesanteur; je repris alors conscience de ma respiration, et des trois dimensions de l'espace, qui se fit peu à peu immobile; des objets apparurent de nouveau autour de moi, comme de discrètes émanations du blanc, et je parvins à sortir de la pièce.

Il était en effet probablement impossible, dis-je à Vincent un peu plus tard, de demeurer vivant dans un tel endroit pendant plus d'une dizaine de minutes. «J'appelle cet endroit l'amour, dit-il. L'homme n'a jamais pu aimer, jamais ailleurs que dans l'immortalité; c'est sans doute pourquoi les femmes étaient plus proches de l'amour, lorsqu'elles avaient pour mission de donner la vie. Nous avons retrouvé l'immortalité, et la coprésence au monde; le monde n'a plus le pouvoir de nous détruire, c'est nous au contraire qui avons le pouvoir de le créer par la puissance de notre regard. Si nous demeurons dans l'innocence, et dans l'approbation du seul regard, nous demeurons également dans l'amour.»

Ayant pris congé de Vincent, une fois remonté dans le taxi, je me calmai peu à peu; mon état d'esprit lors de la traversée de la banlieue parisienne restait cependant assez chaotique, et ce n'est qu'après la porte d'Italie que je retrouvai la force d'ironiser, et de me répéter mentalement: «Serait-ce donc possible! Cet immense artiste, ce créateur de valeurs, il ne l'a pas encore appris, que l'amour est mort!» Je ressentis aussitôt une certaine tristesse à constater que je n'avais toujours pas renoncé à être ce que j'avais été, tout au long de ma carrière: une espèce de Zarathoustra des classes moyennes.

Le réceptionniste du Lutetia me demanda si mon séjour s'était bien passé. «Impeccable, lui fis-je en cherchant ma carte Premier, à fond les manettes.» Il voulut ensuite savoir s'ils auraient le privilège de me revoir bientôt. «Non, ça, je ne crois pas… répondis-je, je ne crois pas que j'aurai l'occasion de revenir avant longtemps.»

DANIEL25,15

«Nous tournons nos regards vers les cieux, et les cieux sont vides» écrit Ferdinand12 dans son commentaire. C'est autour de la douzième génération néo-humaine qu'apparurent les premiers doutes concernant l'avènement des Futurs – soit, environ, un millénaire après les événements relatés par Daniel1; c‘est à peu près à la même époque que se manifestèrent les premières défections.

Un millénaire supplémentaire s'est écoulé, et la situation est restée stable, la proportion de défections inchangée. Inaugurant une tradition de désinvolture par rapport aux données scientifiques qui devait conduire la philosophie à sa perte, le penseur humain Friedrich Nietzsche voyait dans l'homme «l'espèce dont le type n'est pas encore fixé». Si les humains ne justifiaient nullement une telle appréciation – moins en tout cas que la plupart des espèces animales -, elle ne s'applique pas davantage aux néo-humains qui prirent leur suite. On peut même dire que ce qui nous caractérise le mieux, par rapport à nos prédécesseurs, c'est sans doute un certain conservatisme. Les humains, tout du moins les humains de la dernière période, adhéraient semble-t-il avec une grande facilité à tout projet nouveau, un peu indépendamment de la direction du mouvement proposé; le changement en lui-même était à leurs yeux une valeur. Nous accueillons au contraire l'innovation avec la plus grande réticence, et ne l'adoptons que lorsqu'elle nous paraît constituer une amélioration indiscutable. Depuis la Rectification Génétique Standard, qui fit de nous la première espèce animale autotrophe, aucune modification d'une ampleur comparable n'a été mise en chantier. Des projets ont été soumis à notre approbation par les instances scientifiques de la Cité centrale, proposant par exemple de développer notre aptitude au vol, ou à la survie dans les milieux sous-marins; ils ont été débattus, longuement débattus, avant d'être finalement rejetés. les seuls caractères génétiques qui me séparent de Daniel2, mon premier prédécesseur néo-humain, sont des améliorations minimes, guidées par le bon sens, concernant par exemple une augmentation de l'efficacité métabolique dans l'utilisation des minéraux, ou une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses réceptrices de la douleur. Notre histoire collective, à l'exemple de nos destinées individuelles, apparaît donc, comparée à celle des humains de la dernière période, singulièrement calme. Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles. Des transformations climatiques et géologiques de grande ampleur ont remodelé la physionomie de la région, comme celle de la plupart des régions du monde, au cours des deux derniers millénaires; l'éclat et la position des étoiles, leurs regroupements en constellations sont sans doute les seuls éléments naturels qui n'aient, depuis l'époque de Daniel1, subi aucune transformation. Il m'arrive en considérant le ciel nocturne de songer aux Élohim, à cette étrange croyance qui devait finalement, par des voies détournées, déclencher la Grande Transformation. Daniel1 revit en moi, son corps y connaît une nouvelle incarnation, ses pensées sont les miennes, ses souvenirs les miens; son existence se prolonge réellement en moi, bien plus qu'aucun homme n'a jamais rêvé se prolonger à travers sa descendance. Ma propre vie pourtant, j'y pense souvent, est bien loin d'être celle qu'il aurait aimé vivre.

DANIEL1,27

De retour à San José je continuai, c'est à peu près tout ce qu'on peut en dire. Les choses en somme se passaient plutôt bien, pour un suicide, et c'est avec une facilité surprenante que j'achevai, durant les mois de juillet et d'août, la narration d'événements qui étaient pourtant les plus significatifs et les plus atroces de ma vie. J'étais un auteur débutant dans le domaine de l'autobiographie, à vrai dire je n'étais même pas un auteur du tout, c'est sans doute ce qui explique que je ne me sois jamais rendu compte, au cours de ces journées, que c'était le simple fait d'écrire, en me donnant l'illusion d'un contrôle sur les événements, qui m'empêchait de sombrer dans des états justifiables de ce que les psychiatres, dans leur jargon charmant, appellent des traitements lourds. Il est surprenant que je ne me sois pas rendu compte que je marchais au bord d'un précipice; et cela d'autant plus que mes rêves auraient dû m'alerter. Esther y revenait de plus en plus souvent, de plus en plus aimable et coquine, et ils prenaient un tour naïvement pornographique, un tour d'authentiques rêves de famine qui n'annonçait rien de bon. Il me fallait bien sortir, de temps en temps, pour racheter de la bière et des biscottes, en général je revenais par la plage, évidemment je croisais des jeunes filles nues, et même en très grand nombre: elles se retrouvaient la nuit même au centre d'orgies d'un pathétique irréalisme dont j'étais le héros, et Esther l'organisatrice; je songeais, de plus en plus souvent, aux pollutions nocturnes des vieillards, qui font le désespoir des aides-soignantes – tout en me répétant que je n'en arriverais pas là, que j'accomplirais à temps le geste fatal, qu'il y avait quand même en moi une certaine dignité (ce dont rien pourtant, dans ma vie, ne donnait jusqu'à présent l'exemple). Il n'était peut-être au fond nullement certain que je me suicide, je ferais peut-être partie de ceux qui font chier jusqu'au bout, d'autant plus qu'ayant suffisamment de pognon je pouvais faire chier un nombre de gens considérable. Je haïssais l'humanité, c’est certain, je l'avais haïe dès le début, et le malheur rendant mauvais je la haïssais aujourd'hui encore bien davantage. En même temps j'étais devenu un pur toutou, qu'un simple morceau de sucre aurait suffi à apaiser (je ne pensais même pas spécialement au corps d'Esther, n'importe quoi aurait convenu: des seins, une touffe); mais personne ne me le tendrait, ce morceau de sucre, et j'étais bien parti pour terminer ma vie comme je l'avais commencée: dans la déréliction et dans la rage, dans un état de panique haineuse encore exacerbé par la chaleur de l'été. C'est par l'effet d'une ancienne appartenance animale que les gens ont tant de conversations au sujet de la météorologie et du climat, par l'effet d'un souvenir primitif, inscrit dans les organes des sens, et relié aux conditions de survie à l'époque préhistorique. Ces dialogues balisés, convenus, sont cependant toujours le signe d'un enjeu réel: alors même que nous vivons en appartement, dans des conditions de stabilité thermique garanties par une technologie fiable et bien rodée, il nous reste impossible de nous défaire de cet atavisme animal; c'est ainsi que la pleine conscience de notre ignominie et de notre malheur, de leur caractère entier et définitif, ne peut par contraste se manifester que dans des conditions climatiques suffisamment favorables.


Peu à peu, le temps de la narration rejoignit le temps de ma vie effective; le 17 août, par une chaleur atroce, je mis en forme mes souvenirs de la party d'anniversaire de Madrid – qui s'était déroulée un an auparavant, jour pour jour. Je passai rapidement sur mon dernier séjour à Paris, sur la mort d'Isabelle: tout cela me semblait déjà inscrit dans les pages précédentes, c'était de l'ordre de la conséquence, du sort commun de l'humanité, et je souhaitais au contraire faire oeuvre de pionnier, apporter quelque chose de surprenant et de neuf.

Le mensonge m'apparaissait à présent dans toute son étendue: il s'appliquait à tous les aspects de l'existence humaine, et son usage était universel; les philosophes sans exception l'avaient entériné, ainsi que la quasi-totalité des littérateurs; il était probablement nécessaire à la survie de l'espèce, et Vincent avait raison: mon récit de vie, une fois diffusé et commenté, allait mettre fin à l'humanité telle que nous la connaissions. Mon comman ditaire, pour parler en termes mafieux (et il s'agissait bel et bien d'un crime, et même, en termes propres, d'un crime contre l'humanité) pouvait être satisfait. L'homme allait bifurquer; il allait se convertir.


Avant de mettre le point final à mon récit je repensai pour la dernière fois à Vincent, le véritable inspirateur de ce livre, et le seul être humain qui m'ait jamais inspiré ce sentiment si étranger à ma nature: l'admiration. C'est à juste titre que Vincent avait discerné en moi les capacités d'un espion et d'un traître. Des espions, des traîtres, dans l'histoire humaine, il y en avait déjà eu (pas tant que ça d'ailleurs, juste quelques-uns, à intervalles espacés, c'était plutôt remarquable dans l'ensemble de constater à quel point les hommes s'étaient comportés en braves bêtes, avec la bonne volonté du bœuf grimpant joyeusement dans le camion qui l'emmène à l'abattoir); mais j'étais sans doute le premier à vivre à une époque où les conditions technologiques pouvaient donner à ma trahison tout son impact. Je ne ferais d'ailleurs qu'accélérer, en la conceptualisant, une évolution historique inéluctable. De plus en plus les hommes allaient vouloir vivre dans la liberté, dans l'irresponsabilité, dans la quête éperdue de la jouissance; ils allaient vouloir vivre comme vivaient déjà, au milieu d'eux, les kids, et lorsque l'âge ferait décidément sentir son poids, lorsqu'il leur serait devenu impossible de soutenir la lutte, ils mettraient fin; mais ils auraient entre-temps adhéré à l'Eglise élohimite, leur code génétique aurait été sauvegardé, et ils mourraient dans l'espoir d'une continuation indéfinie de cette même existence vouée aux plaisirs. Tel était le sens du mouvement historique, telle était sa direction à long terme, qui ne se limiterait pas à l'Occident, l'Occident se contentait de défricher, de tracer la route, comme il le faisait depuis la fin du Moyen Âge.

Alors disparaîtrait l'espèce, sous sa forme actuelle; alors apparaîtrait quelque chose de différent, dont on ne pouvait encore dire le nom, qui serait peut-être pire, peut-être meilleur, mais qui serait plus limité dans ses ambitions, et qui serait de toute façon plus calme, l'importance de l'impatience et de la frénésie ne devait pas être sous-estimée dans l'histoire humaine. Peut-être ce grossier imbécile de Hegel avait-il vu juste, au bout du compte, peut-être étais-je une ruse de la raison. Il était peu vraisemblable que l'espèce appelée à nous succéder soit, au même degré, une espèce sociale; depuis mon enfance l'idée qui concluait toutes les discussions, qui mettait fin à toutes les divergences, l'idée autour de laquelle j'avais le plus souvent vu se dégager un consensus absolu, tranquille, sans histoires, pouvait à peu près se résumer ainsi: «Au fond on naît seul, on vit seul et on meurt seul.» Accessible aux esprits les plus sommaires, cette phrase était également la conclusion des penseurs les plus déliés; elle provoquait en toutes circonstances une approbation unanime, et il semblait à chacun, ces mots sitôt prononcés, qu'il n'avait jamais rien entendu d'aussi beau, d'aussi profond ni d'aussi juste – ceci quels que soient l'âge, le sexe, la position sociale des interlocuteurs. C'était déjà frappant pour ma génération, et ça l'était encore bien davantage pour celle d'Esther. De telles dispositions d'esprit ne peuvent guère, à long terme, favoriser une sociabilité riche. La sociabilité avait fait son temps, elle avait joué son rôle historique; elle avait été indispensable dans les premiers temps de l'apparition de l'intelligence humaine, mais elle n'était plus aujourd'hui qu'un vestige inutile et encombrant. Il en allait de même de la sexualité, depuis la généralisation de la procréation artificielle. «Se masturber, c'est faire l'amour avec quelqu'un qu'on aime vraiment»: la phrase était attribuée à différentes personnalités, allant de Keith Richards à Jacques Lacan; elle était de toute façon, à l'époque où elle fut prononcée, en avance sur son temps, et ne pouvait par conséquent avoir de réel impact. Les relations sexuelles allaient d'ailleurs certainement se maintenir quelque temps comme support publicitaire et principe de différenciation narcissique, tout en étant de plus en plus réservées à des spécialistes, à une élite erotique. Le combat narcissique durerait aussi longtemps qu'il pourrait s'alimenter de victimes consentantes, prêtes à y chercher leur ration d'humiliation, il durerait probablement aussi longtemps que la sociabilité elle-même, il en serait l'ultime vestige, mais il finirait par s'éteindre. Quant à l'amour, il ne fallait plus y compter: j'étais sans doute un des derniers hommes de ma génération à m'aimer suffisamment peu pour être capable d'aimer quelqu'un d'autre, encore ne l'avais-je été que rarement, deux fois dans ma vie exactement. Il n'y a pas d'amour dans la liberté individuelle, dans l'indépendance, c'est tout simplement un mensonge, et l'un des plus grossiers qui se puisse concevoir; il n'y a d'amour que dans le désir d'anéantissement, de fusion, de disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois de sentiment océanique, dans quelque chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche, condamné.

Trois ans auparavant, j'avais découpé dans Gente Libre une photographie où le sexe d'un homme, dont on ne distinguait que le bassin, s'enfonçait à moitié, et pour ainsi dire calmement, dans celui d'une femme d'environ vingt-cinq ans, aux longs cheveux châtains et bouclés. Toutes les photographies de ce magazine destiné aux «couples libéraux» tournaient plus ou moins autour du même thème: pourquoi ce cliché me charmait-il tant? Appuyée sur les genoux et les avant-bras, la jeune femme tournait son visage vers l'objectif comme si elle était surprise par cette intromission inattendue, survenue au moment où elle pensait tout à fait à autre chose, par exemple à nettoyer son carrelage; elle semblait d'ailleurs plutôt agréablement surprise, son regard trahissait une satisfaction benoîte et impersonnelle, comme si c'étaient ses muqueuses qui réagissaient à ce contact imprévu, plutôt que son esprit. En lui-même son sexe paraissait souple et doux, de bonnes dimensions, confortable, il était en tout cas agréablement ouvert et donnait l'impression de pouvoir s'ouvrir facilement, à la demande. Cette hospitalité aimable, sans tragédie, à la bonne franquette en quelque sorte, était à présent tout ce que je demandais au monde, je m'en rendais compte semaine après semaine en regardant cette photographie; je me rendais compte aussi que je ne parviendrais plus jamais à l'obtenir, que je ne chercherais même plus vraiment à l'obtenir, et que le départ d'Esther n'avait pas été une transition douloureuse, mais une fin absolue. Elle était peut-être rentrée des États-Unis à l'heure actuelle, probablement même, il me paraissait peu vraisemblable que sa carrière de pianiste ait connu de grands développements, elle n'avait quand même pas le talent nécessaire, ni la dose de folie qui l'accompagne, c'était une petite créature au fond très raisonnable. Rentrée ou pas je savais que cela n'y changerait rien, qu'elle n'aurait pas envie de me revoir, pour elle j'étais de l'histoire ancienne, et à vrai dire j'étais de l'histoire ancienne pour moi-même également, toute idée de reprendre une carrière publique, ou plus généralement d'avoir des relations avec mes semblables, m'avait cette fois définitivement quitté, elle m'avait vidé, j'avais utilisé avec elle mes dernières forces, j'étais rendu à présent; elle avait été mon bonheur, mais elle avait été aussi, et comme je le pressentais dès le début, ma mort; cette prémonition ne m'avait du reste nullement fait hésiter, tant il est vrai qu'on doit rencontrer sa propre mort, la voir au moins une fois en face, que chacun d'entre nous, au fond de lui-même, le sait, et qu'il est à tout prendre préférable que cette mort, plutôt que celui, habituel, de l'ennui et de l'usure, ait par extraordinaire le visage du plaisir.

DANIEL25,16

Au commencement fut engendrée la Sœur suprême, qui est première. Furent ensuite engendrés les Sept Fondateurs, qui créèrent la Cité centrale. Si l'enseignement de la Sœur suprême est la base de nos conceptions philosophiques, l'organisation politique des communautés néo-humaines doit à peu près tout aux Sept Fondateurs; mais elle ne fut, de leur propre aveu, qu'un paramètre inessentiel, conditionné par les évolutions biologiques ayant augmenté l'autonomie fonctionnelle des néohumains comme par les mouvements historiques, déjà largement amorcés dans les sociétés précédentes, ayant entraîné le dépérissement des fonctions de relation. Les motifs qui conduisirent à une séparation radicale entre néo-humains n'ont d'ailleurs rien d'absolu, et tout indique que celle-ci ne s'est opérée que de manière progressive, probablement en l'espace de plusieurs générations. La séparation physique totale constitue à vrai dire une configuration sociale possible, compatible avec les enseignements de la Sœur suprême, et allant globalement dans le même sens, plutôt qu'elle n'en est une conséquence au sens strict.

Le contact disparu, s'envola à sa suite le désir. Je n'avais ressenti aucune attraction physique pour Marie23 – pas plus naturellement que je n'en ressentais pour Esther31, qui avait de toute façon passé l'âge de susciter ce genre de manifestations. J'étais persuadé que ni Marie23, malgré son départ, ni Marie22, malgré l'étrange épisode précédant sa fin, relaté par mon prédécesseur, n'avaient elles non plus connu le désir. Ce qu'elles avaient par contre connu, et cela de manière singulièrement douloureuse, c'était la nostalgie du désir, l'envie de l'éprouver à nouveau, d'être irradiées comme leurs lointaines ancêtres par cette force qui paraissait si puissante. Bien que Daniel1 se montre, sur ce thème de la nostalgie du désir, particulièrement éloquent, j'ai pour ma part jusqu'ici été épargné par le phénomène, et c'est avec le plus grand calme que je discute avec Esther31 du détail des relations entre nos prédécesseurs respectifs; elle manifeste de son côté une froideur au moins égale, et c'est sans regret, sans trouble que nous nous séparons à l'issue de nos intermédiations épisodiques, que nous reprenons nos vies calmes, contemplatives, qui seraient probablement apparues, à des humains de l'âge classique, comme d'un insoutenable ennui.

L'existence d'une activité mentale résiduelle, détachée de tout enjeu, orientée vers la connaissance pure, constitue l'un des points clefs de l'enseignement de la Sœur suprême; rien n'a permis, jusqu'à présent, de la mettre en doute.


Un calendrier restreint, ponctué d'épisodes suffisants de mini-grâce (tels qu'en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l'effet d'un vent plus violent venu du Nord, d'une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent.

Identique à Daniel24, je sais que j'aurai en Daniel26 un successeur équivalent; les souvenirs limités, avouables, que nous gardons d'existences aux contours identiques, n'ont nullement la prégnance nécessaire pour que la fiction individuelle puisse y prendre appui. La vie de l'homme, dans ses grandes lignes, est semblable, et cette vérité secrète, dissimulée tout au long de la période historique, n'a pu prendre corps que chez les néohumains. Rejetant le paradigme incomplet de la forme, nous aspirons à rejoindre l'univers des potentialités innombrables. Refermant la parenthèse du devenir, nous sommes dès à présent entrés dans un état de stase illimité, indéfini.

DANIEL1,28

Nous sommes en septembre, les derniers vacanciers vont repartir; avec eux les derniers seins, les dernières touffes; les derniers micro-mondes accessibles. Un automne interminable m'attend, suivi d'un hiver sidéral; et cette fois j'ai réellement terminé ma tâche, j'ai dépassé les toutes dernières minutes, il n'y a plus de justification à ma présence ici, plus de mise en relation, d'objectif assignable. Il y a toutefois quelque chose, quelque chose d'affreux, qui flotte dans l'espace, et semble vouloir s'approcher. Avant toute tristesse, avant tout chagrin ou tout manque nettement définissable, il y a autre chose, qui pourrait s'appeler la terreur pure de l'espace. Était-ce cela, le dernier stade? Qu'avais-je fait pour mériter un tel sort? Et qu'avaient fait, en général, les hommes? Je ne sens plus de haine en moi, plus rien à quoi m'accrocher, plus de repère ni d'indice; la peur est là, vérité de toutes choses, en tout égale au monde observable. Il n'y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n'ai plus de passé ni d'avenir, je n'ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d'abandon ni d'espérance; il n'y a plus que la peur.

L'espace vient, s'approche et cherche à me dévorer. Il y a un petit bruit au centre de la pièce. Les fantômes sont là, ils constituent l'espace, ils m'entourent. Ils se nourrissent des yeux crevés des hommes.

DANIEL25,17

Ainsi s'achevait le récit de vie de Daniel1; je regrettais, pour ma part, cette fin abrupte. Ses anticipations finales sur la psychologie de l'espèce appelée à remplacer l'humanité étaient assez curieuses; s'il les avait prolongées nous aurions pu, me semblait-il, en tirer des indications utiles.

Ce sentiment n'est nullement partagé par mes prédécesseurs. Un individu certes honnête mais limité, borné, assez représentatif des limitations et des contradictions qui devaient conduire l'espèce à sa perte: tel est dans l'ensemble le jugement sévère qu'ils ont, à la suite de Vincent1, porté sur notre ancêtre commun. S'il avait vécu, font-ils valoir, il n'aurait pu, compte tenu des apories constitutives de sa nature, que continuer ses oscillations cyclothymiques entre le découragement et l'espérance, tout en évoluant en moyenne vers un état de déréliction croissant lié au vieillissement et à la perte du tonus vital; son dernier poème, écrit dans l'avion qui l'emmenait d'Almeria à Paris, est, observent-ils, à ce point symptomatique de l'état d'esprit des humains de la période qu'il aurait pu servir d'épigraphe à l'ouvrage classique de Hatchett et Rawlins, Déréliction, senioritude.

J'étais conscient de la force de leurs arguments, et ce n'est à vrai dire qu'une intuition légère, presque impalpable, qui me poussa à essayer d'en savoir un peu plus. Esther31 opposa d'abord une fin de non-recevoir abrupte à mes demandes. Naturellement elle avait lu le récit de vie d'Esther1, elle avait même terminé son commentaire; mais il ne lui paraissait pas opportun que j'en prenne connaissance.

«Vous savez… lui écrivis-je (nous étions depuis longtemps repassés en mode non visuel), je me sens quand même très éloigné de mon ancêtre…

– Onn'estjamais aussi éloigné qu'onlecroit répondit-elle brutalement.

Je ne comprenais pas ce qui lui faisait penser que cette histoire vieille de deux millénaires, concernant des humains de l'ancienne race, puisse encore aujourd'hui avoir un impact. «Elle en a eu un, pourtant, et un impact puissamment négatif…» me répondit-elle, énigmatique.


Sur mon insistance pourtant elle finit par céder, et par me raconter ce qu'elle savait des derniers moments de la relation de Daniel1 avec Estherl. Le 23 septembre, deux semaines après avoir terminé son récit de vie, il lui avait téléphoné. Ils ne s'étaient en fin de compte jamais revus, mais il avait rappelé à de nombreuses reprises; elle avait répondu, doucement d'abord, mais de manière irrévocable, qu'elle ne souhaitait pas le revoir. Constatant l'échec de sa méthode il était passé aux SMS, puis aux e-mails, enfin il avait franchi les étapes sinistres de la disparition du vrai contact. Au fur et à mesure que toute possibilité de réponse s'évanouissait il devenait de plus en plus audacieux, il admettait franchement la liberté sexuelle d'Esther, allait jusqu'à l'en féliciter, multipliait les allusions licencieuses, rappelait les moments les plus erotiques de leur liaison, suggérait qu'ils pourraient fréquenter ensemble des boîtes pour couples, tourner des vidéos coquines, vivre de nouvelles expériences; c'était pathétique, et un peu répugnant. En fin de compte il lui écrivit de nombreuses lettres, restées sans réponse. «Il s'est humilié… commenta Esther31, il s'est vautré dans l'humiliation, et de la manière la plus abjecte. Il est allé jusqu'à lui proposer de l'argent, beaucoup d'argent, simplement pour passer une dernière nuit avec elle; c'était d'autant plus absurde qu'elle commençait à en gagner elle-même pas mal, en tant qu'actrice. Sur la fin, il s'est mis à traîner autour de son domicile à Madrid -elle l'a aperçu plusieurs fois dans des bars, et a commencé à prendre peur. elle avait un nouveau petit ami à l'époque, avec qui ça se passait bien – elle éprouvait beaucoup de plaisir à faire l'amour avec lui, ce qui n'avait jamais été tout à fait le cas avec votre prédécesseur. Elle a même envisagé de s'adresser à la police, mais il se contentait de traîner dans le quartier, sans jamais essayer d'entrer en contact avec elle, et finalement il a disparu.»

Je n'étais pas surpris, tout cela correspondait assez à ce que je pouvais savoir de la personnalité de Daniel1. Je demandai à Esther31 ce qui s'était passé ensuite – tout en étant conscient, là aussi, que je connaissais déjà la réponse.


«Il s'est suicidé. Il s'est suicidé après l'avoir vue dans un film, Una mujer desnuda, où elle tenait le rôle principal – c'était un film tiré du roman d'une jeune Italienne, qui avait eu un certain succès à l'époque, où celle-ci racontait comment elle multipliait les expériences sexuelles sans jamais éprouver le moindre sentiment. Avant de se suicider, il lui a écrit une dernière lettre – où il ne parlait pas du tout de son suicide, elle ne l'a appris que par la presse; au contraire c'était une lettre d'un ton joyeux, presque euphorique, où il se déclarait confiant dans leur amour, dans le caractère superficiel des difficultés qu'ils traversaient depuis un an ou deux. C'est cette lettre qui a eu sur Marie23 une influence catastrophique, qui l'a poussée à partir, à s'imaginer qu'une communauté sociale -d'humains ou de néo-humains, au fond elle ne savait pas très bien – s'était formée quelque part, et qu'elle avait découvert un nouveau mode d'organisation relationnelle; que la séparation individuelle radicale que nous connaissons pouvait être abolie dès maintenant, sans attendre l'avènement des Futurs. J'ai essayé de la raisonner, de lui expliquer que cette lettre témoignait simplement d'une altération des capacités mentales de votre prédécesseur, d'une ultime et pathétique tentative de déni du réel, que cet amour sans fin dont il parle n'existait que dans son imagination, qu'Esther en réalité ne l'avait même jamais aimé. Rien n'y a fait: Marie23 attribuait à cette lettre, en particulier au poème qui la termine, une importance énorme.

– Vous n'êtes pas de cet avis?

– Je dois reconnaître que c'est un texte curieux, dénué d'ironie comme de sarcasme, pas du tout dans sa manière habituelle; je le trouve, même, assez émouvant. Mais de là à lui donner une telle importance… Non, je ne suis pas d'accord. Marie23 n'était probablement pas très équilibrée elle-même, c'est la seule raison qui puisse expliquer qu'elle ait donné au dernier vers le sens d'une information concrète, utilisable.»

Esther31 s'attendait certainement à ma demande suivante, et je n'eus que deux minutes à attendre, le temps qu'elle le tape sur son clavier, avant de découvrir le dernier poème que Daniel, avant de se donner la mort, avait adressé à Esther; celui-là même qui avait poussé Marie23 à abandonner son domicile, ses habitudes, sa vie, et à partir à la recherche d'une hypothétique communauté néo-humaine:

Ma vie, ma vie, ma très ancienne

Mon premier vœu mal refermé

Mon premier amour infirmé,

Il a fallu que tu reviennes.

Il a, fallu que je connaisse

Ce que la vie a de meilleur,

Quand deux corps jouent de leur bonheur

Et sans fin s'unissent et renaissent.

Entré en dépendance entière,

Je sais le tremblement de l'être

L'hésitation à disparaître,

Le soleil qui frappe en lisière

Et l'amour, où tout est facile,

Où tout est donné dans l'instant;

Il existe au milieu du temps

La possibilité d'une île.

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