"M'étant réveillé au petit jour, il me prit l'envie d'aller boire un coup de ce petit vin blanc, dont il vous souvient que je fis hier compliment à M. d'Astarac. Car il existe, mon fils, entre le vin blanc et le chant du coq, une sympathie qui date assurément du temps de Noé, et je suis certain que si saint Pierre, dans la sacrée nuit qu'il passa dans la cour du grand sacrificateur, avait bu un doigt de vin clairet de la Moselle, ou seulement d'Orléans, il n'aurait pas renié Jésus avant que le coq eût chanté pour la seconde fois. Mais nous ne devons en aucune manière, mon fils, regretter cette mauvaise action, car il importait que les prophéties fussent accomplies; et si ce Pierre ou Céphas n'avait pas fait, cette nuit-là, la dernière des infamies, il ne serait pas aujourd'hui le plus grand saint du paradis et la pierre angulaire de notre sainte Église, pour la confusion des honnêtes gens selon le monde qui voient les clefs de leur félicité éternelle tenues par un lâche coquin. O salutaire exemple qui, tirant l'homme hors des fallacieuses inspirations de l'honneur humain, le conduit dans les voies du salut! O savante économie de la religion! O sagesse divine, qui exalte les humbles et les misérables pour abaisser les superbes! O merveille! O mystère! A la honte éternelle des pharisiens et des gens de justice, un grossier marinier du lac de Tibériade, devenu par sa lâcheté épaisse la risée des filles de cuisine qui se chauffaient avec lui, dans la cour du grand prêtre, un rustre et un couard qui renonça son maître et sa foi devant des maritornes bien moins jolies sans doute, que la femme de chambre de madame la baillive de Séez, porte au front la triple couronne, au doigt l'anneau pontifical, est établi au dessus des princes-évêques, des rois et de l'empereur, est investi du droit de lier et de délier; le plus respectable homme, la plus honnête dame n'entreront au ciel que s'il leur en donne l'accès. Mais dites-moi, s'il vous plaît, Tournebroche, mon fils, à quel endroit de mon récit j'en étais quand j'en embrouillai le fil à ce grand saint Pierre, le prince des apôtres. Je crois pourtant que je vous parlais d'un verre de vin blanc que je bus à l'aube. Je descendis en chemise à l'office et tirai d'une certaine armoire, dont la veille je m'étais prudemment assuré la clef, une bouteille que je vidai avec plaisir. Après quoi, remontant l'escalier, je rencontrai entre les deuxième et troisième étages une petite demoiselle en pierrot, qui descendait les degrés. Elle parut très effrayée et s'enfuit au fond du corridor. Je la poursuivis, je la rejoignis, je la saisis dans mes bras et je l'embrassai par soudaine et irrésistible sympathie. Ne m'en blâmez point, mon fils; vous en eussiez fait tout autant à ma place, et peut-être davantage. C'est une jolie fille, elle ressemble à la chambrière de la baillive, avec plus de vivacité dans le regard. Elle n'osait crier. Elle me soufflait à l'oreille: "Laissez-moi, laissez-moi, vous êtes fou!" Voyez, Tournebroche, je porte encore au poignet les marques de ses ongles. Que n'ai-je gardé aussi vive sur mes lèvres l'impression du baiser qu'elle me donna!
—Quoi, monsieur l'abbé, m'écriai-je, elle vous donna un baiser?
—Soyez assuré, mon fils, me répondit mon bon maître, qu'à ma place vous en eussiez reçu un tout semblable, à la condition toutefois que vous eussiez saisi, comme j'ai fait, l'occasion. Je crois vous avoir dit que je tenais cette demoiselle étroitement embrassée. Elle essayait de fuir, elle étouffait ses cris, elle murmurait des plaintes.
—Lâchez-moi, de grâce! Voici le jour, un moment de plus et je suis perdue.
Ses craintes, sa frayeur, son péril, quel barbare n'en aurait point été touché? Je ne suis point inhumain. Je mis sa liberté au prix d'un baiser qu'elle me donna tout de suite. Croyez-m'en sur ma parole; je n'en reçus jamais de plus délicieux.
A cet endroit de son récit, mon bon maître, levant le nez pour humer une prise de tabac, vit mon trouble et ma douleur qu'il prit pour de la surprise.
—Jacques Tournebroche, reprit-il, tout ce qui me reste à dire vous surprendra bien davantage. Je laissai donc aller à regret cette jolie demoiselle; mais ma curiosité m'invita à la suivre. Je descendis l'escalier sur ses pas, je la vis traverser le vestibule, sortir par la petite porte qui donne sur les champs, du côté où le parc est le plus étendu, et courir dans l'allée. J'y courus sur ses pas. Je pensais bien qu'elle n'irait pas loin en pierrot et en bonnet de nuit. Elle prit le chemin des Mandragores. Ma curiosité en redoubla et je la suivis jusqu'au pavillon de Mosaïde. Dans ce moment, ce vilain juif parut à sa fenêtre avec sa robe et son grand bonnet, comme ces figures qu'on voit se montrer à midi dans ces vieilles horloges plus gothiques et plus ridicules que les églises où elles sont conservées, pour la joie des rustres et le profit du bedeau.
"Il me découvrit sous la feuillée, au moment même où cette jolie fille, prompte comme Galatée, se coulait dans le pavillon; en sorte que j'avais l'air de la poursuivre à la manière, façon et usage de ces satyres dont nous parlâmes un jour, en conférant les beaux endroits d'Ovide. Et mon habit ajoutait à la ressemblance, car je crois que je vous ai dit, mon fils, que j'étais en chemise. A ma vue, les yeux de Mosaïde étincelèrent. Il tira de sa sale houppelande jaune un stylet assez coquet et l'agita par la fenêtre d'un bras qui ne semblait point appesanti par la vieillesse. Cependant, il me jetait des injures bilingues. Oui, Tournebroche, mes connaissances grammaticales m'autorisent à dire qu'elles étaient bilingues et que l'espagnol ou plutôt le portugais s'y mêlait avec l'hébreu. J'enrageais de n'en point saisir le sens exact, car je n'entends point ces langues, encore que je les reconnaisse à certains sons qui y reviennent fréquemment. Mais il est vraisemblable qu'il m'accusait de vouloir suborner cette fille, que je crois être sa nièce Jahel, que M. d'Astarac, s'il vous en souvient, nous a plusieurs fois nommée; en quoi ses invectives contenaient une part de flatterie, car tel que je suis devenu, mon fils, par les progrès de l'âge et les fatigues d'une vie agitée, je ne puis plus prétendre à l'amour des jeunes pucelles. Hélas! à moins de devenir évêque, c'est un plat dont je ne goûterai plus jamais. J'y ai regret. Mais il ne faut pas s'attacher trop obstinément aux biens périssables de ce monde, et nous devons quitter ce qui nous quitte. Donc Mosaïde, maniant son stylet, tirait de sa gorge des sons rauques qui alternaient avec des glapissements aigus, de sorte que j'étais injurié et vitupéré en manière de chant ou de cantilène. Et sans me flatter, mon fils, je puis dire que je fus traité de paillard et de suborneur sur un ton solennel et cérémonieux. Quand ce Mosaïde fut au bout de ses imprécations, je m'étudiai à lui faire une riposte bilingue, comme l'attaque. Je lui répondis en latin et en français qu'il était homicide et sacrilège, ayant égorgé des petits enfants et poignardé des hosties consacrées. Le vent frais du matin, en glissant sur mes jambes, me rappelait que j'étais en chemise. J'en éprouvai quelque embarras, car il est évident, mon fils, qu'un homme qui n'a point de culotte est en mauvais état pour faire paraître les sacrées vérités, confondre l'erreur et poursuivre le crime. Toutefois, je lui fis des tableaux effroyables de ses attentats et le menaçai de la justice divine et de la justice humaine.
—Quoi! mon bon maître m'écriai-je, ce Mosaïde, qui a une si jolie nièce, égorgea des nouveau-nés et poignarda des hosties?
—Je n'en sais rien, me répondit M. Jérôme Coignard, et n'en puis rien savoir. Mais ces crimes lui appartiennent, étant ceux de sa race, et je puis les lui donner sans injure. Je poursuivais sur ce mécréant une longue suite d'aïeux scélérats. Car vous n'ignorez point ce qu'on dit des juifs et de leurs rites abominables. Il y a dans la vieille cosmographie de Münster une figure représentant des juifs mutilant un enfant, et ils y sont reconnaissables à la roue ou rouelle de drap qu'ils portent sur leurs vêtements, en signe d'infamie. Je ne crois pas pourtant que ce soit chez eux un usage domestique et quotidien. Je doute aussi que tous ces israélites soient si portés à outrager les saintes espèces. Les en accuser, c'est les croire pénétrés aussi profondément que nous de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car on ne conçoit pas le sacrilège sans la foi, et le juif qui poignarda la sainte hostie rendit par cela même un sincère hommage à la vérité de la transsubstantiation. Ce sont là, mon fils, des fables qu'il faut laisser aux ignorants, et, si je les jetai à la face de cet horrible Mosaïde, ce fut moins par les conseils d'une saine critique que par les impérieuses suggestions du ressentiment et de la colère.
—Ah! monsieur, lui dis-je, vous pouviez vous contenter de lui reprocher le Portugais qu'il a tué par jalousie, car c'est là un meurtre véritable.
—Quoi! s'écria mon bon maître; Mosaïde a tué un chrétien. Nous avons en lui, Tournebroche, un voisin dangereux. Mais vous tirerez de cette aventure les conclusions que j'en tire moi-même. Il est certain que sa nièce est la bonne amie de M. d'Astarac, dont elle quittait assurément la chambre quand je la rencontrai dans l'escalier.
"J'ai trop de religion pour ne pas regretter qu'une si aimable personne sorte de la race qui a crucifié Jésus-Christ. Hélas! n'en doutez pas, mon fils, ce vilain Mardochée est l'oncle d'une Esther qui n'a point besoin de macérer six mois dans la myrrhe pour être digne du lit d'un roi. Le vieux corbeau spagyrique n'est point ce qui convient à une telle beauté, et je me sens enclin à m'intéresser à elle.
"Il faut que Mosaïde la cache bien secrètement, car, si elle se montrait un jour au cours ou à la comédie, elle aurait le lendemain tout le monde à ses pieds. Ne souhaitez-vous point la voir, Tournebroche?
Je répondis que je le souhaitais vivement, et nous nous renfonçâmes tous deux dans notre grec.
Ce soir-là, nous trouvant, mon bon maître et moi, dans la rue du Bac, comme il faisait chaud, M. Jérôme Coignard me dit:
—Jacques Tournebroche, mon fils, ne vous plairait-il point tirer à gauche, dans la rue de Grenelle, à la recherche d'un cabaret? Encore nous faut-il chercher un hôte qui vende du vin à deux sous le pot. Car je suis démuni d'argent et je pense, mon fils, que vous n'êtes pas mieux pourvu que moi, par l'injure de M. d'Astarac, qui fait peut-être de l'or, mais qui n'en donne point à ses secrétaires et domestiques, ainsi qu'il apparaît par votre exemple et le mien. L'état où il nous laisse est lamentable. Je n'ai pas un sou vaillant dans ma poche, et je vois qu'il faudra que je remédie par industrie et ruse à ce grand mal. Il est beau de supporter la pauvreté d'une âme égale, comme Épictète, qui y acquit une gloire impérissable. Mais c'est un exercice dont je suis las, et qui m'est devenu fastidieux par l'accoutumance. Je sens qu'il est temps que je change de vertu et que je m'instruise à posséder des richesses sans qu'elles me possèdent, ce qui est l'état le plus noble où se puisse hausser l'âme d'un philosophe. Je veux bientôt faire quelque gain, afin de montrer que ma sagesse ne se dément pas même dans la prospérité. J'en cherche les moyens, et tu m'y vois songer, Tournebroche.
Tandis que mon bon maître parlait de la sorte avec une noble élégance, nous approchions du joli hôtel où M. de la Guéritaude avait logé mam'selle Catherine. "Vous le reconnaîtrez, m'avait-elle dit, aux rosiers du balcon." Il ne faisait pas assez jour pour que je visse les roses, mais je croyais les sentir. Après avoir fait quelques pas, je la reconnus à la fenêtre, un pot à eau à la main, arrosant ses fleurs. En me reconnaissant de même dans la rue, elle rit et m'envoya un baiser. Sur quoi, une main, passant par la croisée, lui donna sur la joue un soufflet dont elle fut si étonnée qu'elle lâcha le pot à eau, qui tomba, peu s'en faut, sur la tête de mon bon maître. Puis la belle souffletée disparut et le souffleteur, paraissant à sa place à la fenêtre, se pencha sur la grille et me cria:
—Dieu soit loué, monsieur, vous n'êtes point le capucin! Je ne puis souffrir que ma maîtresse envoie des baisers à cette bête puante qui rôde sans cesse sous cette fenêtre. Cette fois du moins je n'ai point à rougir de son choix. Vous me semblez honnête homme, et je crois vous avoir déjà vu. Faites-moi l'honneur de monter. Il y a céans un souper préparé. Vous m'obligerez d'y prendre part avec M. l'abbé qui vient de recevoir une potée d'eau sur la tête et qui se secoue comme un chien mouillé. Après souper, nous jouerons aux cartes, et, quand il fera jour, nous irons nous couper la gorge. Mais ce sera civilité pure et seulement pour vous faire honneur, monsieur, car à la vérité cette fille ne vaut pas un coup d'épée. C'est une coquine que je ne veux revoir de ma vie.
Je reconnus en celui qui parlait de la sorte ce monsieur d'Anquetil, que j'avais vu naguère exciter si vivement ses gens à piquer le frère Ange au derrière. Il parlait poliment et me traitait en gentilhomme. Je sentis toute la faveur qu'il me faisait en consentant à me couper la gorge. Mon bon maître n'était pas moins sensible à tant d'urbanité. S'étant suffisamment secoué:
—Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il, nous ne pouvons pas refuser une si gracieuse invitation.
Déjà deux laquais étaient descendus avec des flambeaux. Ils nous conduisirent dans une salle où un ambigu était préparé sur une table éclairée par deux candélabres d'argent. M. d'Anquetil nous pria d'y prendre place et mon bon maître noua sa serviette à son cou. Il avait déjà piqué une grive à sa fourchette quand un bruit de sanglots déchira nos oreilles.
—Ne prenez point garde à ces cris, dit M. d'Anquetil, c'est Catherine qui gémit dans la chambre où je l'ai enfermée.
—Ah! monsieur, il faut lui pardonner, répondit mon bon maître qui regardait tristement le petit oiseau au bout de sa fourchette. Les mets les plus agréables semblent amers, assaisonnés de larmes et de gémissements. Auriez-vous le coeur de laisser pleurer une femme? Faites grâce à celle-ci, je vous prie! Est-elle donc si coupable d'avoir envoyé un baiser à mon jeune disciple, qui fut son voisin et son compagnon au temps de leur médiocrité commune, alors que les charmes de cette jolie fille n'étaient encore célèbres que sous la treille du Petit Bacchus. Il n'y a rien là que d'innocent, si tant est qu'une action humaine et particulièrement l'action d'une femme puisse être jamais innocente et tout à fait nette de la tache originelle. Souffrez encore, monsieur, que je vous dise que la jalousie est un sentiment gothique, un triste reste des moeurs barbares qui ne doit point subsister dans une âme élégante et bien née.
—Monsieur l'abbé, répondit M. d'Anquetil, sur quoi jugez-vous que je suis jaloux? Je ne le suis pas. Mais je ne souffre pas qu'une femme se moque de moi.
—Nous sommes le jouet des vents, dit mon bon maître avec un soupir. Tout se rit de nous, le ciel, les astres, la pluie, les zéphires, l'ombre, la lumière et la femme. Souffrez, monsieur, que Catherine soupe avec nous. Elle est jolie, elle égayera votre table. Tout ce qu'elle a pu faire, ce baiser et le reste, ne la rend pas moins agréable à voir. Les infidélités des femmes ne gâtent point leur visage: La nature, qui se plaît à les orner, est indifférente à leurs fautes. Imitez-la, monsieur, et pardonnez à Catherine.
Je joignis mes prières à celles de mon bon maître, et M. d'Anquetil consentit à délivrer la prisonnière. Il s'approcha de la porte d'où partaient les cris, l'ouvrit et appela Catherine qui ne répondit que par le redoublement de ses plaintes.
—Messieurs, nous dit son amant, elle est là, couchée à plat ventre sur le lit, la tête dans l'oreiller et soulevant à chaque sanglot une croupe ridicule. Regardez cela. Voilà donc pourquoi nous nous donnons tant de peine et faisons tant de sottises!… Catherine, venez souper.
Mais Catherine ne bougeait point et pleurait encore. Il l'alla tirer par le bras, par la taille. Elle résistait. Il fut pressant:
—Allons! viens, mignonne.
Elle s'entêtait à ne point changer de place, tenant embrassés le lit et les matelas.
Son amant perdit patience, et cria d'une voix rude avec mille jurements:
—Lève-toi, garce!
Aussitôt elle se leva et, souriant dans les larmes, lui prit le bras et entra dans la salle à manger, avec un air de victime heureuse.
Elle s'assit entre M. d'Anquetil et moi, la tête renversée sur l'épaule de son amant et cherchant du pied mon pied sous la table.
—Messieurs, dit notre hôte, pardonnez à ma vivacité un mouvement que je ne saurais regretter, puisqu'il me donne l'honneur de vous traiter ici. Je ne puis en vérité souffrir tous les caprices de cette jolie fille, et je suis devenu très ombrageux depuis que je l'ai surprise avec son capucin.
—Mon ami, lui dit Catherine en pressant mon pied sous le sien, votre jalousie s'égare. Sachez que je n'ai de goût que pour M. Jacques.
—Elle raille, dit M. d'Anquetil.
—N'en doutez point, répondis-je. On voit qu'elle n'aime que vous.
—Sans me flatter, répliqua-t-il, je lui ai inspiré quelque attachement. Mais elle est coquette.
—A boire! dit M. l'abbé Coignard.
M. d'Anquetil passa la dame-jeanne à mon bon maître et s'écria:
—Pardi, l'abbé, vous qui êtes d'église, vous nous direz pourquoi les femmes aiment les capucins.
M. Coignard s'essuya les lèvres et dit:
—La raison en est que les capucins aiment avec humilité et ne se refusent à rien. La raison en est encore que ni la réflexion ni la politesse n'affaiblit leurs instincts naturels. Monsieur, votre vin est généreux.
—Vous me faites trop d'honneur, répondit M. d'Anquetil. C'est le vin de M. de la Guéritaude. Je lui ai pris sa maîtresse. Je puis bien lui prendre ses bouteilles.
—Rien n'est plus juste, répliqua mon bon maître. Je vois, monsieur, que vous vous élevez au-dessus des préjugés.
—Ne m'en louez pas plus qu'il ne convient, l'abbé, répondit M. d'Anquetil. Ma naissance me rend aisé ce qui serait difficile au vulgaire. Un homme du commun est forcé de mettre de la retenue dans toutes ses actions. Il est assujetti à une exacte probité; mais un gentilhomme a l'honneur de se battre pour le Roi et pour le plaisir. Cela le dispense de s'embarrasser dans des niaiseries. J'ai servi sous M. de Villars, j'ai fait la guerre de succession et j'ai risqué d'être tué sans raison à la bataille de Parme. C'est bien le moins qu'en retour je puisse rosser mes gens, frustrer mes créanciers et prendre à mes amis, s'il me plaît, leur femme ou même leur maîtresse.
—Vous parlez noblement, dit mon bon maître, et vous montrez jaloux de maintenir les prérogatives de la noblesse.
—Je n'ai point, reprit M. d'Anquetil, de ces scrupules qui intimident la foule des hommes et que je tiens bons seulement pour arrêter les timides et contenir les malheureux.
—A la bonne heure! dit mon bon maître.
—Je ne crois pas à la vertu, dit l'autre.
—Vous avez raison, dit encore mon maître. De la façon qu'est fait, l'animal humain, il ne saurait être vertueux sans quelque déformation. Voyez, par exemple, cette jolie fille qui soupe avec nous: sa petite tête, sa belle gorge, son ventre d'une merveilleuse rondeur, et le reste. En quel endroit de sa personne pourrait-elle loger un grain de vertu? Il n'y a point la place, tant tout cela est ferme, plein de suc, solide et rebondi. La vertu, comme le corbeau, niche dans les ruines. Elle habite les creux et les rides des corps. Moi-même, monsieur, qui méditai dès mon enfance les maximes austères de la religion et de la philosophie, je n'ai pu insinuer en moi quelque vertu qu'à travers les brèches faites par la souffrance et par l'âge à ma constitution. Encore me suis-je, à chaque fois, insufflé moins de vertu que d'orgueil. Aussi ai-je coutume de faire au divin Créateur du monde cette prière: "Mon Dieu, gardez-moi de la vertu, si elle m'éloigne de la sainteté." Ah! la sainteté, voilà ce qu'il est possible et nécessaire d'atteindre! Voilà notre convenable fin! Puissions-nous y parvenir un jour! En attendant, donnez-moi à boire.
—Je vous confierai, dit M. d'Anquetil, que je ne crois pas en Dieu.
—Pour le coup, dit l'abbé, je vous blâme, monsieur. Il faut croire en
Dieu et dans toutes les vérités de notre sainte religion.
M. d'Anquetil se récria:
—Vous vous moquez, l'abbé, et nous prenez pour plus niais que nous ne sommes. Je ne crois, vous dis-je, ni à Dieu, ni au diable, et ne vais jamais à la messe, si ce n'est à la messe du Roi. Les sermons des prêtres ne sont que des contes de bonne femme, supportables tout au plus pour les temps où ma grand'mère vit l'abbé de Choisy rendre, habillé en femme, le pain bénit à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il y avait peut-être de la religion en ce temps-là. Il n'y en a plus, Dieu merci!
—Par tous les saints et par tous les diables, mon ami, ne parlez pas ainsi, s'écria Catherine. Dieu existe, aussi vrai que ce pâté est sur la table, et la preuve en est que, me trouvant un certain jour de l'an passé en grande détresse et dénuement, j'allai, sur le conseil de frère Ange, brûler un cierge dans l'église des Capucins, et que le lendemain, je rencontrai à la promenade M. de la Guéritaude, qui me donna cet hôtel avec tous les meubles, et le cellier plein de ce vin que nous buvons aujourd'hui, et assez d'argent pour vivre honnêtement.
—Fi, fi! dit M. d'Anquetil, la sotte qui met Dieu dans de sales affaires, ce qui est si choquant qu'on en est blessé, même athée.
—Monsieur, dit mon bon maître, il vaut infiniment mieux compromettre Dieu dans de sales affaires, comme fait cette simple fille, que de le chasser, à votre exemple, du monde qu'il a créé. S'il n'a pas spécialement envoyé ce gros traitant à Catherine, sa créature, il a du moins permis qu'elle le rencontrât. Nous ignorons ses voies, et ce que dit cette innocente contient plus de vérité, encore qu'il s'y trouve quelque mélange et alliage de blasphème, que toutes les vaines paroles que l'impie tire glorieusement du vide de son coeur. Il n'est rien de plus détestable que ce libertinage d'esprit que la jeunesse étale aujourd'hui. Vos paroles font frémir. Y répondrai-je par des preuves tirées des livres saints et des écrits des Pères? Vous ferai-je entendre Dieu parlant aux patriarches et aux prophètes: Si locutus est Abraham et semini ejus in saecula? Déroulerai-je à vos yeux la tradition de l'Église? Invoquerai-je contre vous l'autorité des deux Testaments? Vous confondrai-je avec les miracles du Christ et sa parole aussi miraculeuse que ses actes? Non! je ne prendrai point ces saintes armes; je craindrais trop de les profaner dans ce combat, qui n'est point solennel. L'Église nous avertit, dans sa prudence, qu'il ne faut point s'exposer à ce que l'édification se tourne en scandale. C'est pourquoi je me tairai, monsieur, sur les vérités dans lesquelles je fus nourri au pied des sanctuaires. Mais, sans faire violence à la chaste modestie de mon âme et sans exposer aux profanations les sacrés mystères, je vous montrerai Dieu s'imposant à la raison des hommes; je vous le montrerai dans la philosophie des païens et jusque dans les propos des impies. Oui, monsieur, je vous ferai connaître que vous le confessez vous-même malgré vous, alors que vous prétendez qu'il n'existe pas. Car vous m'accorderez bien que, s'il y a dans le monde un ordre, cet ordre est divin et coule de la source et fontaine de tout ordre.
—Je vous l'accorde, répondit M. d'Anquetil renversé dans son fauteuil et caressant son mollet, qu'il avait beau.
—Prenez-y donc garde, reprit mon bon maître. Quand vous dites que Dieu n'existe pas, que faites-vous qu'enchaîner des pensées, ordonner des raisons et manifester en vous-même le principe de toute pensée et de toute raison, qui est Dieu? Et peut-on seulement tenter d'établir qu'il n'est pas, sans faire briller par le plus méchant raisonnement, qui est encore un raisonnement, quelque reste de l'harmonie qu'il a établie dans l'univers?
—L'abbé, répondit M. d'Anquetil, vous êtes un plaisant sophiste. On sait aujourd'hui que le monde est l'ouvrage du seul hasard, et il ne faut plus parler de providence depuis que les physiciens ont vu dans la lune, au bout de leur lunette, des grenouilles ailées.
—Eh bien, monsieur, répliqua mon bon maître, je ne suis pas fâché qu'il y ait dans la lune des grenouilles ailées; ces oiseaux marécageux sont les très dignes habitants d'un monde qui n'a pas été sanctifié par le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous ne connaissons, j'en conviens, qu'une petite partie de l'univers, et il se peut, comme le dit M. d'Astarac, qui d'ailleurs est fou, que ce monde ne soit qu'une goutte de boue dans l'infinité des mondes. Il se peut que l'astrologue Copernic n'ait pas tout à fait rêvé en enseignant que la terre n'est point mathématiquement le centre de la création. J'ai lu qu'un Italien du nom de Galilée, qui mourut misérablement, pensa comme ce Copernic; et nous voyons aujourd'hui le petit M. de Fontenelle entrer dans ces raisons. Mais ce n'est là qu'une vaine imagerie, propre seulement à troubler les esprits faibles. Qu'importe que le monde physique soit plus grand ou plus petit, et d'une forme ou d'une autre? Il suffit qu'il ne puisse être considéré que sous les caractères de l'intelligence et de la raison, pour que Dieu y soit manifeste.
"Si les méditations d'un sage peuvent vous être de quelque profit, monsieur, je vous apprendrai comment cette preuve de l'existence de Dieu, meilleure que la preuve de saint Anselme et tout à fait indépendante de celles qui résultent de la Révélation, m'apparut soudainement dans toute sa clarté. C'était à Séez, il y a vingt-cinq ans. J'étais bibliothécaire de M. l'évêque, et les fenêtres de la galerie donnaient sur une cour où je voyais tous les matins une fille de cuisine récurer les casseroles de Monseigneur. Elle était jeune, grande et robuste. Un léger duvet qui faisait une ombre sur ses lèvres donnait à son visage une grâce irritante et fière. Ses cheveux emmêlés, sa maigre poitrine, ses longs bras nus étaient dignes d'Adonis autant que de Diane, et c'était une beauté garçonnière. Je l'aimais pour cela; j'aimais ses mains fortes et rouges. Cette fille enfin m'inspirait une convoitise rude et brutale comme elle-même. Vous n'ignorez pas combien de tels sentiments sont impérieux. Je lui fis connaître les miens de ma fenêtre, par un petit nombre de gestes et de paroles. Elle me fit connaître plus brièvement encore qu'elle correspondait à mes sentiments, et me donna rendez-vous, pour la nuit prochaine, dans le grenier où elle couchait sur le foin, par l'effet des bontés de Monseigneur, dont elle lavait les écuelles. J'attendis la nuit avec impatience. Quand elle vint enfin couvrir la terre, je pris une échelle et montai dans le grenier où cette fille m'attendait. Ma première pensée fut de l'embrasser; la seconde, d'admirer cet enchaînement qui m'avait conduit dans ses bras. Car enfin, monsieur, un jeune ecclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin! quelle suite, quelle ordonnance! quel concours d'harmonies préétablies, quel enchaînement d'effets et de causes! quelle preuve de l'existence de Dieu! C'est ce dont je fus étrangement frappé, et je me réjouis de pouvoir ajouter cette démonstration profane aux raisons que fournit la théologie et qui sont, d'ailleurs, amplement suffisantes.
—L'abbé, dit Catherine, ce qu'il y a de mauvais dans votre affaire, c'est que cette fille n'avait pas de poitrine. Une femme sans poitrine, c'est un lit sans oreillers. Mais ne savez-vous pas, d'Anquetil, ce qu'il convient de faire?
—Oui, dit-il, c'est de jouer à l'hombre, qui se joue à trois.
—Si vous voulez, reprit-elle. Mais je vous prie, mon ami, de faire apporter des pipes. Rien n'est plus agréable que de fumer une pipe de tabac en buvant du vin.
Un laquais apporta des cartes et les pipes que nous allumâmes. La chambre fut bientôt remplie d'une épaisse fumée au milieu de laquelle notre hôte et M. l'abbé Coignard jouaient gravement au piquet.
La chance favorisa mon bon maître, jusqu'au moment où M. d'Anquetil, croyant le voir pour la troisième fois marquer cinquante-cinq lorsqu'il n'avait que quarante, l'appela grec, vilain pipeur, chevalier de Transylvanie et lui jeta à la tête une bouteille qui se brisa sur la table qu'elle inonda de vin.
—Il faudra donc, monsieur, dit l'abbé, que vous preniez la peine de faire déboucher une autre bouteille, car nous avons grand'soif.
—Volontiers, dit M. d'Anquetil, mais sachez, l'abbé, qu'un galant homme ne marque pas les points qu'il n'a pas et ne fait sauter la carte qu'au jeu du Roi, où se trouvent toutes sortes de personnes à qui l'on ne doit rien. Partout ailleurs, c'est une vilenie. L'abbé, voulez-vous donc qu'on vous prenne pour un aventurier?
—Il est remarquable, dit mon bon maître, qu'on blâme au jeu de cartes ou de dés une pratique recommandée dans les arts de la guerre, de la politique et du négoce, où l'on s'honore de corriger les injures de la fortune. Ce n'est pas que je ne me pique de probité aux cartes. J'y suis, Dieu merci, fort exact, et vous rêviez, monsieur, quand vous avez cru voir que je marquais des points que je n'avais pas. S'il en était autrement, j'invoquerais l'exemple du bienheureux évêque de Genève, qui ne se faisait pas scrupule de tricher au jeu. Mais je ne puis me défendre de faire réflexion que les hommes sont plus délicats au jeu que dans les affaires sérieuses et qu'ils mettent la probité dans le trictrac où elle les gêne médiocrement, et ne la mettent pas dans une bataille ou dans un traité de paix, où elle serait importune. Élien, monsieur, a écrit en grec un livre des stratagèmes, qui montre à quel excès la ruse est portée chez les grands capitaines.
—L'abbé, dit M. d'Anquetil, je n'ai pas lu votre Élien, et ne le lirai de ma vie. Mais j'ai fait la guerre comme tout bon gentilhomme. J'ai servi le Roi pendant dix-huit mois. C'est l'emploi le plus noble. Je vais vous dire en quoi il consiste exactement. C'est un secret que je puis bien vous confier, puisqu'il n'y a pour l'entendre ici que vous, des bouteilles, monsieur, que je vais tuer tout à l'heure, et cette fille qui se déshabille.
—Oui, dit Catherine, je me mets en chemise, parce que j'ai trop chaud.
—Eh bien! reprit M. d'Anquetil, quoi que disent les gazettes, la guerre consiste uniquement à voler des poules et des cochons aux vilains. Les soldats en campagne ne sont occupés que de ce soin.
—Vous avez bien raison, dit mon bon maître, et l'on disait jadis en Gaule que la bonne amie du soldat était madame la Picorée. Mais je vous prie de ne pas tuer Jacques Tournebroche, mon élève.
—L'abbé, répondit M. d'Anquetil, l'honneur m'y oblige.
—Ouf! dit Catherine, en arrangeant sur sa gorge la dentelle de sa chemise, je suis mieux comme cela.
—Monsieur, poursuivit mon bon maître, Jacques Tournebroche m'est fort utile pour une traduction de Zozime le Panopolitain que j'ai entreprise. Je vous serai infiniment obligé de ne vous battre avec lui qu'après que ce grand ouvrage sera parachevé.
—Je me fiche de votre Zozime, répondit M. d'Anquetil. Je m'en fiche, vous m'entendez, l'abbé. Je m'en fiche comme le Roi de sa première maîtresse.
Et il chanta:
Pour dresser un jeune courrier
Et l'affermir sur l'étrier
Il lui fallait une routière
Laire lan laire.
—Qu'est-ce que c'est que ce Zozime?
—Zozime, monsieur, répondit l'abbé, Zozime de Panopolis, était un savant grec qui florissait à Alexandrie au IIIe siècle de l'ère chrétienne et qui composa des traités sur l'art spagyrique.
—Que voulez-vous que cela me fasse? répondit M. d'Anquetil, et pourquoi le traduisez-vous?
Battons le fer quand il est chaud,
Dit-elle, en faisant sonner haut
Le nom de sultane première,
Laire lan laire.
—Monsieur, dit mon bon maître, je conviens qu'il n'y a point à cela d'utilité sensible, et que le train du monde n'en sera point changé. Mais en illustrant de notes et commentaires le traité que ce Grec a composé pour sa soeur Théosébie…
Catherine interrompit le discours de mon bon maître en chantant d'une voie aiguë:
Je veux en dépit des jaloux
Qu'on fasse duc mon époux,
Lasse de le voir secrétaire.
Laire lan laire.
—… Je contribue, poursuivit mon bon maître, au trésor de connaissances amassé par de doctes hommes, et j'apporte ma pierre au monument de la véritable histoire qui est celle des maximes et des opinions, plutôt que des guerres et des traités. Car, monsieur, la noblesse de l'homme…
Catherine reprit:
Je sais bien qu'on murmurera,
Que Paris nous chansonnera;
Mais tant pis pour le sot vulgaire!
Laire lan laire.
Et mon bon maître disait cependant:
—… Est la pensée. Et à cet égard il n'est pas indifférent de savoir quelle idée cet Égyptien se faisait de la nature des métaux et des qualités de la matière.
M. l'abbé Jérôme Coignard but un grand coup de vin pendant que
Catherine chantait encore:
Par l'épée ou par le fourreau
Devenir duc est toujours beau,
Il n'importe la manière.
Laire lan laire.
—L'abbé, dit M. d'Anquetil, vous ne buvez pas, et de plus vous déraisonnez. J'étais, en Italie, dans la guerre de succession, sous les ordres d'un brigadier qui traduisait Polybe. Mais c'était un imbécile. Pourquoi traduire Zozime?
—Si vous voulez tout savoir, dit mon bon maître, j'y trouve quelque sensualité.
—A la bonne heure! dit M. d'Anquetil, mais en quoi M. Tournebroche, qui en ce moment caresse ma maîtresse, peut-il vous aider?
—Par la connaissance du grec, dit mon bon maître, que je lui ai donnée.
M. d'Anquetil se tournant vers moi:
—Quoi, monsieur, dit-il, vous savez le grec! Vous n'êtes donc pas gentilhomme?
—Monsieur, répondis-je, mon père est porte-bannière de la confrérie des rôtisseurs parisiens.
—Il m'est donc impossible de vous tuer, me répondit-il. Veuillez m'en excuser. Mais, l'abbé, vous ne buvez pas. Vous me trompiez. Je vous croyais un bon biberon, et j'avais envie de vous prendre pour mon aumônier quand j'aurai une maison.
Cependant, M. l'abbé Coignard buvait à même la bouteille, et
Catherine, penchée à mon oreille, me disait:
—Jacques, je sens que je n'aimerai jamais que vous.
Ces paroles, venant d'une belle personne en chemise, me jetèrent dans un trouble extrême. Catherine acheva de me griser en me faisant boire dans son verre, ce qui ne fut pas remarqué dans la confusion d'un souper qui avait beaucoup échauffé toutes les têtes.
M. d'Anquetil, cassant contre la table le goulot d'un flacon, nous versa de nouvelles rasades, et, à partir de ce moment, je ne me rendis pas un compte exact de ce qui se disait et faisait autour de moi. Je vis toutefois que Catherine ayant traîtreusement versé un verre de vin dans le cou de son amant, entre la nuque et le col de l'habit, M. d'Anquetil riposta en répandant deux ou trois bouteilles sur la demoiselle en chemise, qu'il changea de la sorte en une espèce de figure mythologique, du genre humide des nymphes et des naïades. Elle en pleurait de rage et se tordait dans des convulsions.
A ce même moment nous entendîmes des coups frappés avec le marteau de la porte dans le silence de la nuit. Nous en demeurâmes soudain immobiles et muets comme des convives enchantés.
Les coups redoublèrent bientôt de force et de fréquence. Et M. d'Anquetil rompit le premier le silence en se demandant tout haut, avec d'affreux jurements, quel pouvait bien être ce fâcheux. Mon bon maître, à qui les circonstances les plus communes inspiraient souvent d'admirables maximes, se leva et dit avec onction et gravité:
—Qu'importe la main qui heurte si rudement l'huis pour un motif vulgaire et peut-être ridicule! Ne cherchons pas à la connaître, et tenons ces coups pour frappés à la porte de nos âmes endurcies et corrompues. Disons-nous, à chaque coup qui retentît: Celui-ci est pour nous avertir de nous amender et de songer à notre salut, que nous négligeons dans les plaisirs; celui-ci est pour que nous méprisions les biens de ce monde; celui-ci est pour songer à l'éternité. De la sorte, nous aurons tiré tout profit possible d'un événement d'ailleurs mince et frivole.
—Vous êtes plaisant, l'abbé, dit M. d'Anquetil; de la vigueur dont ils cognent, ils vont défoncer la porte.
Et, dans le fait, le marteau faisait des roulements de tonnerre.
—Ce sont des brigands, s'écria la fille mouillée. Jésus! nous allons être massacrés; c'est notre punition pour avoir renvoyé le petit frère. Je vous l'ai dit maintes fois, Anquetil, il arrive malheur aux maisons dont on chasse un capucin.
—La bête! répliqua d'Anquetil. Ce damné frocard lui fait croire toutes les sottises qu'il veut. Des voleurs seraient plus polis, ou tout au moins plus discrets. C'est plutôt le guet.
—Le guet! Mais c'est bien pis encore, dit Catherine.
—Bah! dit M. d'Anquetil, nous le rosserons.
Mon bon maître mit une bouteille dans l'une de ses poches par précaution et une autre bouteille dans l'autre poche, pour l'équilibre, comme dit le conte. Toute la maison tremblait sous les coups du frappeur furieux. M. d'Anquetil, en qui cet assaut réveillait les vertus militaires, s'écria:
—Je vais reconnaître l'ennemi.
Il courut en trébuchant à la fenêtre où il avait naguère souffleté largement sa maîtresse, et puis revint dans la salle à manger en éclatant de rire.
—Ah! ah! ah! s'écria-t-il, savez-vous qui frappe? C'est M. de la Guéritaude en perruque à marteau, avec deux grands laquais portant des torches ardentes.
—Ce n'est pas possible, dit Catherine, il est en ce moment couché avec sa vieille femme.
—C'est donc, dit M. d'Anquetil, son fantôme très ressemblant. Encore faut il croire que ce fantôme a pris la perruque du partisan. Un spectre même ne la saurait si bien imiter, tant elle est ridicule.
—Dites-vous bien et ne vous moquez-vous pas? demanda Catherine.
Est-ce vraiment M. de la Guéritaude?
—C'est lui-même, Catherine, si j'en crois mes yeux.
—Je suis perdue, s'écria la pauvre fille. Les femmes sont bien malheureuses! On ne les laisse jamais tranquilles. Que vais-je devenir? Ne voudriez-vous pas, messieurs, vous cacher dans diverses armoires?
—Cela se pourrait faire, dit M. l'abbé Coignard; mais comment y renfermer avec nous ces bouteilles vides et pour la plupart éventrées ou tout au moins égueulées, les débris de la dame-jeanne que monsieur m'a jetée à la tête, cette nappe, ce pâté, ces assiettes, ces flambeaux et la chemise de mademoiselle qui, par l'effet du vin dont elle est trempée, ne forme plus qu'un voile transparent et rose autour de sa beauté?
—Il est vrai que cet imbécile a mouillé ma chemise, dit Catherine, et que je m'enrhume. Mais il suffirait peut-être de cacher M. d'Anquetil dans la chambre haute. Je ferai passer l'abbé pour mon oncle et monsieur Jacques pour mon frère.
—Non pas, dit M. d'Anquetil. Je vais moi-même prier M. de la
Guéritaude de venir souper avec nous.
Nous le pressâmes, mon bon maître, Catherine et moi, de n'en rien faire, nous l'en suppliâmes, nous nous suspendîmes à son cou. Ce fut en vain. Il saisit un flambeau et descendit les degrés. Nous le suivîmes en tremblant. Il ouvrit la porte. M. de la Guéritaude s'y trouvait, tel qu'il nous l'avait décrit, avec sa perruque, entre deux laquais armés de torches. M. d'Anquetil le salua avec cérémonie et lui dit:
—Faites-nous la faveur de monter céans, monsieur. Vous y trouverez
des personnes aimables et singulières: un Tournebroche à qui mam'selle
Catherine envoie des baisers par la fenêtre et un abbé qui croit en
Dieu.
Et il s'inclina profondément.
M. de la Guéritaude était une espèce de grand homme sec, peu enclin à goûter la plaisanterie. Celle de M. d'Anquetil l'irrita fort, et sa colère s'échauffa par la vue de mon bon maître, déboutonné, une bouteille à la main et deux autres dans ses poches, et par l'aspect de Catherine, en chemise humide et collante.
—Jeune homme, dit-il, avec une froide colère, à M. d'Anquetil, j'ai l'honneur de connaître monsieur votre père, avec qui je m'entretiendrai demain de la ville où le Roi vous enverra méditer la honte de vos déportements et de votre impertinence. Ce digne gentilhomme, à qui j'ai prêté de l'argent que je ne lui réclame pas, n'a rien à me refuser. Et notre bien-aimé Prince, qui se trouve précisément dans le même cas que monsieur votre père, a des bontés pour moi. C'est donc une affaire faite. J'en ai conclu, Dieu merci! de plus difficiles. Quant à cette fille, puisqu'on désespère de la ramener au bien, j'en dirai, avant midi, deux mots à M. le lieutenant de police, que je sais tout disposé à l'envoyer à l'hôpital. Je n'ai pas autre chose à vous dire. Cette maison est à moi, je l'ai payée, et je prétends y entrer.
Puis, se tournant vers ses laquais, et désignant du bout de sa canne mon bon maître et moi:
—Jetez, dit-il, ces deux ivrognes dehors.
M. Jérôme Coignard était communément d'une mansuétude exemplaire, et il avait coutume de dire qu'il devait cette douceur aux vicissitudes de la vie, la fortune l'ayant traité à la façon des cailloux que la mer polit en les roulant dans son flux et dans son reflux. Il supportait aisément les injures, tant par esprit chrétien que par philosophie. Mais ce qui l'y aidait le plus, c'était un grand mépris des hommes, dont il ne s'exceptait pas. Pourtant, cette fois, il perdit toute mesure et oublia toute prudence.
—Tais-toi, vil publicain, s'écria-t-il, en agitant sa bouteille comme une massue. Si ces coquins osent m'approcher, je leur casse la tête, pour leur apprendre à respecter mon habit, qui témoigne assez de mon sacré caractère.
A la lueur des flambeaux, luisant de sueur, rubicond, les yeux hors de la tête, l'habit ouvert et son gros ventre à demi hors de sa culotte, mon bon maître semblait un compagnon dont on ne vient pas à bout facilement. Les coquins hésitaient.
—Tirez, leur criait M. de la Guéritaude, tirez, tirez ce sac à vin! Voyez-vous pas qu'il n'y a qu'à le pousser au ruisseau, où il restera jusqu'à ce que les balayeurs le viennent jeter dans le tombereau aux ordures? Je le tirerais moi-même, sans la crainte de souiller mes habits.
Mon bon maître ressentit vivement ces injures.
—Odieux traitant, dit-il d'une voix digne de retentir dans les églises, infâme partisan, barbare maltotier, tu prétends que cette maison est tienne? Pour qu'on te croie, pour qu'on sache qu'elle est à toi, inscris donc sur la porte ce mot de l'Évangile: Aceldama, qui veut dire: Prix du sang. Alors, nous inclinant, nous laisserons entrer le maître en son logis. Larron, bandit, homicide, écris avec le charbon que je te jetterai au nez, écris de ta sale main, sur ce seuil, ton titre de propriété, écris: Prix du sang de la veuve et de l'orphelin, prix du sang du juste, Aceldama. Sinon, reste dehors et laisse-nous céans, homme de quantité.
M. de la Guéritaude qui n'avait, de sa vie, entendu rien de semblable, pensa qu'il avait affaire à un fou, comme on pouvait le croire, et, plutôt pour se défendre que pour attaquer, il leva sa grande canne. Mon bon maître, hors de lui, lança sa bouteille à la tête de M. le traitant, qui tomba de son long sur le pavé en criant: "Il m'a tué!" Et, comme il nageait dans le vin de la bouteille, il y avait apparence qu'il fût assassiné. Ses deux laquais se voulurent jeter sur le meurtrier, et l'un d'eux, qui était robuste, croyait déjà le saisir, quand M. l'abbé Coignard lui donna de la tête un si grand coup dans l'estomac que le drôle alla rouler dans le ruisseau tout contre le financier.
Il se releva pour son malheur et, s'armant d'une torche encore ardente, se jeta dans l'allée d'où lui venait son mal. Mon bon maître n'y était plus: il avait enfilé la venelle. M. d'Anquetil y était encore avec Catherine, et ce fut lui qui reçut la torche sur le front. Cette offense lui parut insupportable; il tira son épée et l'enfonça dans le ventre du malencontreux coquin, qui apprit ainsi, à ses dépens, qu'il ne faut pas s'en prendre à un gentilhomme. Cependant mon bon maître n'avait point fait vingt pas dans la rue, quand le second laquais, grand diable aux jambes de faucheux, se mit à courir après lui en criant à la garde et en hurlant: "Arrêtez-le!" Il le gagna de vitesse et nous vîmes qu'à l'angle de la rue Saint-Guillaume, il étendait déjà le bras pour le saisir par le collet. Mais mon bon maître, qui savait plus d'un tour, vira brusquement et, passant à côté de son homme, l'envoya, d'un croc-en-jambe, contre une borne où il se fendit la tête. Cela se fit tandis que nous accourions, M. d'Anquetil et moi, au secours de M. l'abbé Coignard, qu'il convenait de ne point abandonner en ce danger pressant.
—L'abbé, dit M. d'Anquetil, donnez-moi la main: vous êtes un brave homme.
—Je crois, en effet, dit mon bon maître, que j'ai été quelque peu homicide. Mais je ne suis pas assez dénaturé pour en tirer gloire. Il me suffit qu'on ne m'en fasse pas un trop véhément reproche. Ces violences ne sont point dans mes usages, et, tel que vous me voyez, monsieur, j'étais mieux fait pour enseigner les belles-lettres dans la chaire d'un collège, que pour me battre avec des laquais, au coin d'une borne.
—Oh! reprit M. d'Anquetil, ce n'est pas le pire de votre affaire.
Mais je crois que vous avez assommé un fermier général.
—Est-il bien vrai? demanda l'abbé.
—Aussi vrai que j'ai poussé mon épée dans quelque tripe de cette canaille.
—En ces conjonctures, dit l'abbé, il conviendrait premièrement de demander pardon à Dieu, envers qui seul nous sommes comptables du sang répandu, secondement de hâter le pas jusqu'à la prochaine fontaine où nous nous laverons. Car il me semble que je saigne du nez.
—Vous avez raison, l'abbé, dit M. d'Anquetil, car le drôle qui maintenant crève entr'ouvert dans le ruisseau m'a fendu le front. Quelle impertinence!
—Pardonnez-lui, dit l'abbé, pour qu'il vous soit pardonné.
A l'endroit où la rue du Bac se perd dans les champs, nous trouvâmes à propos, le long d'un mur d'hôpital, un petit Triton de bronze qui lançait un jet d'eau dans une cuve de pierre. Nous nous y arrêtâmes pour nous y laver et pour boire. Car nous avions la gorge sèche.
—Qu'avons-nous fait, dit mon maître, et comment suis-je sorti de mon naturel, qui est pacifique? Il est bien vrai qu'il ne faut pas juger les hommes sur leurs actes, qui dépendent des circonstances, mais plutôt, à l'exemple de Dieu, notre père, sur leurs pensées secrètes et profondes intentions.
—Et Catherine, demandai-je, qu'est-elle devenue dans cette horrible aventure?
—Je l'ai laissée, me répondit M. d'Anquetil, soufflant dans la bouche de son financier pour le ranimer. Mais elle aura beau souffler, je connais la Guéritaude. Il est sans pitié. Il l'enverra à l'hôpital et peut-être à l'Amérique. J'en suis fâché pour elle. C'était une jolie fille. Je ne l'aimais pas; mais elle était folle de moi. Et, chose extraordinaire, me voilà sans maîtresse.
—Ne vous en inquiétez pas, dit mon bon maître. Vous en trouverez une autre qui ne sera point différente de celle-là, ou du moins ne le sera pas essentiellement. Et il me semble bien que ce que vous cherchez dans une femme est commun à toutes.
—Il est clair, dit M. d'Anquetil, que nous sommes en danger, moi d'être mis à la Bastille, et vous, l'abbé, d'être pendu avec Tournebroche, votre élève, qui pourtant n'a tué personne.
—Il n'est que trop vrai, répondit mon bon maître. Il faut songer à notre sûreté. Peut-être sera-t-il nécessaire de quitter Paris où l'on ne manquera pas de nous rechercher, et même de fuir en Hollande. Hélas! je prévois que j'y écrirai des libelles pour les filles de théâtre, de cette même main qui illustrait de notes très amples les traités alchimiques de Zozime le Panopolitain.
—Écoutez-moi, l'abbé, dit M. d'Anquetil, j'ai un ami qui nous cachera dans sa terre tout le temps qu'il faudra. Il habite, à quatre lieues de Lyon, une campagne horrible et sauvage, où l'on ne voit que des peupliers, de l'herbe et des bois. C'est là qu'il faut aller. Nous y attendrons que l'orage passe. Nous chasserons. Mais il faut trouver au plus vite une chaise de poste, ou, pour mieux dire, une berline.
—Pour cela, monsieur, dit l'abbé, j'ai votre affaire. L'hôtel du Cheval-Rouge, au rond-point des Bergères, vous fournira de bons chevaux et toutes sortes de voitures. J'en ai connu l'hôte au temps où j'étais secrétaire de madame de Saint-Ernest. Il était enclin à obliger les gens de qualité; je crois bien qu'il est mort, mais il doit avoir un fils tout semblable à lui. Avez-vous de l'argent?
—J'en ai sur moi une assez grosse somme, dit M. d'Anquetil. C'est ce dont je me réjouis; car je ne puis songer à rentrer chez moi, où les exempts ne manqueront pas de me chercher pour me conduire au Châtelet. J'ai oublié mes gens dans la maison de Catherine, et Dieu sait ce qu'ils y sont devenus; mais je m'en soucie peu. Je les battais et ne les payais pas, et pourtant, je ne suis pas sûr de leur fidélité. A quoi se fier? Allons tout de suite au rond-point des Bergères.
—Monsieur, dit l'abbé, je vais vous faire une proposition, souhaitant qu'elle vous soit agréable. Nous logeons, Tournebroche et moi, à la Croix-des-Sablons, dans un alchimique et délabré château, où il vous sera facile de passer une douzaine d'heures sans être vu. Nous allons vous y conduire et nous y attendrons que notre voiture soit prête. Il y a cela de bon que les Sablons sont peu distants du rond-point des Bergères.
M. d'Anquetil ne trouva rien à contredire à ces arrangements et nous résolûmes, devant le petit Triton, qui soufflait de l'eau dans ses grosses joues, d'aller d'abord à la Croix-des-Sablons et de prendre ensuite, à l'hôtel du Cheval-Rouge, une berline pour nous conduire à Lyon.
—Je vous confierai, messieurs, dit mon bon maître, que des trois bouteilles que je pris soin d'emporter, l'une se brisa malheureusement sur la tête de M. de la Guéritaude, l'autre se cassa dans ma poche pendant ma fuite. Elles sont toutes deux regrettables. La troisième fut préservée contre toute espérance; la voici!
Et la tirant de dessous son habit, il la posa sur la marge de la fontaine.
—Voilà qui va bien, dit M. d'Anquetil. Vous avez du vin; j'ai des dés et des cartes dans ma poche. Nous pouvons jouer.
—Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est un grand divertissement. Un jeu de cartes, monsieur, est un livre d'aventures de l'espèce qu'on nomme romans, et il a sur les autres livres de ce genre cet avantage singulier qu'on le fait en même temps qu'on le lit, et qu'il n'est pas besoin d'avoir de l'esprit pour le faire ni de savoir ses lettres pour le lire. C'est un ouvrage merveilleux encore en ce qu'il offre un sens régulier et nouveau chaque fois qu'on en a brouillé les pages. Il est d'un tel artifice qu'on ne saurait assez l'admirer, car, de principes mathématiques, il tire mille et mille combinaisons curieuses et tant de rapports singuliers, qu'on a pu croire, faussement à la vérité, qu'on y découvrait les secrets des coeurs, le mystère des destinées et les arcanes de l'avenir. Ce que j'en dis s'applique surtout au tarot des Bohémiens, qui est le plus excellent des jeux, mais peut s'étendre au jeu de piquet. Il faut rapporter l'invention des cartes aux anciens et, pour ma part, bien que, pour tout dire, je ne connaisse aucun texte qui m'y autorise positivement, je les crois d'origine chaldéenne. Mais, sous sa forme présente, le jeu de piquet ne remonte pas au delà du roi Charles septième, s'il est vrai, comme il est dit dans une savante dissertation, qu'il me souvient d'avoir lue à Séez, que la dame de coeur représente de façon emblématique la belle Agnès Sorel et que la dame de pique n'est autre, sous le nom de Pallas, que celle Jeanne Dulys, aussi nommée Jeanne Darc, qui rétablit par sa vaillance les affaires de la monarchie, et puis fut bouillie à Rouen par les Anglais, dans une chaudière qu'on montre pour deux liards et que j'ai vue en passant par cette ville. Certains historiens prétendent toutefois que cette pucelle fut brûlée vive sur un beau bûcher. On lit, dans Nicole Gilles et dans Pasquier, que sainte Catherine et sainte Marguerite lui apparurent. Ce n'est pas Dieu, assurément, qui les lui envoya; car il n'est point une personne un peu docte et d'une piété solide qui ne sache que cette Marguerite et cette Catherine furent inventées par ces moines byzantins dont les imaginations abondantes et barbares ont tout barbouillé le martyrologe. Il y a une ridicule impiété à prétendre que Dieu fit paraître à cette Jeanne Dulys des saintes qui n'ont jamais existé. Pourtant, de vieux chroniqueurs n'ont point craint de le donner à entendre. Que n'ont-ils dit que Dieu envoya encore à cette pucelle Yseult la blonde, Mélusine, Berthe au Grand-pied et toutes les héroïnes des romans de chevalerie, dont l'existence n'est pas plus fabuleuse que celle de la vierge Catherine et de la vierge Marguerite? M. de Valois, au siècle dernier, s'élevait avec raison contre ces fables grossières qui sont aussi opposées à la religion que l'erreur est contraire à la vérité. Il serait à souhaiter qu'un religieux instruit dans l'histoire fît la distinction des saints véritables, qu'il convient de vénérer, et des saints tels que Marguerite, Luce ou Lucie, Eustache, qui sont imaginaires, et même saint Georges, sur qui j'ai des doutes.
"Si je puis un jour me retirer dans quelque belle abbaye, ornée d'une riche bibliothèque, je consacrerai à cette tâche les restes d'une vie à demi épuisée dans d'effroyables tempêtes et de fréquents naufrages. J'aspire au port et j'ai le désir et le goût du chaste repos qui convient à mon âge et à mon état.
Pendant que M. l'abbé Coignard tenait ces propos mémorables, M. d'Anquetil, sans l'entendre, assis sur le bord de la vasque, battait les cartes, et jurait comme un diable qu'on n'y voyait goutte pour faire une partie de piquet.
—Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître; on n'y voit pas bien clair, et j'en éprouve quelque déplaisir, moins par la considération des cartes, dont je me passe facilement, que pour l'envie que j'ai de lire quelques pages des Consolations de Boèce, dont je porte toujours un exemplaire de petit format dans la poche de mon habit, afin de l'avoir sans cesse sous la main, pour l'ouvrir au moment où je tombe dans l'infortune, comme il m'arrive aujourd'hui. Car c'est une disgrâce cruelle, monsieur, pour un homme de mon état, que d'être homicide et menacé d'être mis dans les prisons ecclésiastiques. Je sens qu'une seule page de ce livre admirable affermirait mon coeur qui s'abîme à la seule idée de l'official.
En prononçant ces mots, il se laissa choir sur l'autre bord de la vasque et si profondément, qu'il trempait dans l'eau par tout le beau milieu de son corps. Mais il n'en prenait aucun souci et ne semblait point même s'en apercevoir; tirant de sa poche son Boèce, qui y était réellement, et chaussant ses lunettes, dont il ne restait plus qu'un verre, lequel était fendu en trois endroits, il se mit à chercher dans le petit livre la page la mieux appropriée à sa situation. Il l'eût trouvée sans doute, et il y eût puisé des forces nouvelles, si le mauvais état de ses besicles, les larmes qui lui montaient aux yeux et la faible clarté qui tombait du ciel lui eussent permis de la chercher. Mais il dut bientôt confesser qu'il n'y voyait goutte, et il s'en prit à la lune qui lui montrait sa corne aiguë au bord d'un nuage. Il l'interpella vivement et l'accabla d'invectives:
—Astre obscène, polisson et libidineux, lui dit-il, tu n'es jamais las d'éclairer les turpitudes des hommes, et tu envies un rayon de ta lumière à qui cherche des maximes vertueuses!
—Aussi bien, l'abbé, dit M. d'Anquetil, puisque cette catin de lune nous donne assez de clarté pour nous conduire par les rues, et non pas pour faire un piquet, allons tout de suite à ce château que vous m'avez dit et où il faut que j'entre sans être vu.
Le conseil était bon et, après avoir bu à même le goulot tout le vin de la bouteille, nous prîmes tous trois le chemin de la Croix-des-Sablons. Je marchais en avant avec M. d'Anquetil. Mon bon maître, ralenti par toute l'eau que sa culotte avait bue, nous suivait pleurant, gémissant et dégouttant.
Le petit jour piquait déjà nos yeux fatigués, quand nous arrivâmes à la porte verte du parc des Sablons. Il ne nous fut point nécessaire de soulever le heurtoir. Depuis quelque temps, le maître du logis nous avait remis les clefs de son domaine. Il fut convenu que mon bon maître s'avancerait prudemment avec d'Anquetil dans l'ombre de l'allée et que je resterais un peu en arrière pour observer, s'il en était besoin, le fidèle Criton et les galopins de cuisine, qui pouvaient voir l'intrus. Cet arrangement, qui n'avait rien que de raisonnable, me devait coûter de longs ennuis. Car, au moment où les deux compagnons avaient déjà monté l'escalier et gagné, sans être vus, ma propre chambre, dans laquelle nous avions décidé de cacher M. d'Anquetil jusqu'au moment de fuir en poste, je gravissais à peine le second étage, où je rencontrai précisément M. d'Astarac en robe de damas rouge et tenant à la main un flambeau d'argent. Il me mit, à son habitude, la main sur l'épaule.
—Eh bien! mon fils, me dit-il, n'êtes-vous pas bien heureux d'avoir rompu tout commerce avec les femmes et, de la sorte, échappé à tous les dangers des mauvaises compagnies? Vous n'avez pas à craindre, parmi les filles augustes de l'air, ces querelles, ces rixes, ces scènes injurieuses et violentes, qui éclatent communément chez les créatures de mauvaise vie. Dans votre solitude, que charment les fées, vous goûtez une paix délicieuse.
Je crus d'abord qu'il se moquait. Mais je reconnus bientôt, à son air, qu'il n'y songeait point.
—Je vous rencontre à propos, mon fils, ajouta-t-il, et je vous serai reconnaissant d'entrer un moment avec moi dans mon atelier.
Je l'y suivis. Il ouvrit avec une clef longue pour le moins d'une aune la porte de cette maudite chambre d'où j'avais vu, naguère, sortir des lueurs infernales. Et quand nous fûmes entrés l'un et l'autre dans le laboratoire, il me pria de nourrir le feu qui languissait. Je jetai quelques morceaux de bois dans le fourneau, où cuisait je ne sais quoi, qui répandait une odeur suffocante. Pendant que, remuant coupelles et matras, il faisait sa noire cuisine, je demeurais sur un banc où je m'étais laissé choir, et je fermais malgré moi les yeux. Il me força à les rouvrir pour admirer un vaisseau de terre verte, coiffé d'un chapiteau de verre, qu'il tenait à la main.
—Mon fils, me dit-il, il faut que vous sachiez que cet appareil sublimatoire a nom aludel. Il renferme une liqueur, qu'il convient de regarder avec attention, car je vous révèle que cette liqueur n'est autre que le mercure des philosophes. Ne croyez pas qu'elle doive garder toujours cette teinte sombre. Avant qu'il soit peu de temps, elle deviendra blanche et, dans cet état, elle changera les métaux en argent. Puis, par mon art et industrie, elle tournera au rouge et acquerra la vertu de transmuer l'argent en or. Il serait sans doute avantageux pour vous qu'enfermé dans cet atelier, vous n'en bougiez point avant que ces sublimes opérations ne soient de point en point accomplies, ce qui ne peut tarder plus de deux ou trois mois. Mais ce serait peut-être imposer une trop pénible contrainte à votre jeunesse. Contentez-vous, pour cette fois, d'observer les préludes de l'oeuvre, en mettant, s'il vous plaît, force bois dans le fourneau.
Ayant ainsi parlé, il s'abîma de nouveau dans ses fioles et dans ses cornues. Cependant je songeais à la triste position où m'avaient mis ma mauvaise fortune et mon imprudence.
—Hélas! me disais-je en jetant des bûches au four, à ce moment même, les sergents nous recherchent, mon bon maître et moi; il nous faudra peut-être aller en prison et sûrement quitter ce château, où j'avais, à défaut d'argent, la table et un état honorable. Je n'oserai jamais plus reparaître devant M. d'Astarac, qui croit que j'ai passé la nuit dans les silencieuses voluptés de la magie, comme il eût mieux valu que je fisse. Hélas! je ne reverrai plus la nièce de Mosaïde, mademoiselle Jahel, qui me réveillait si agréablement la nuit dans ma chambre. Et, sans doute, elle m'oubliera. Elle en aimera, peut-être, un autre à qui elle fera les mêmes caresses qu'à moi. La seule idée de cette infidélité m'est intolérable. Mais, du train dont va le monde, je vois qu'il faut s'attendre à tout.
—Mon fils, me dit M. d'Astarac, vous ne donnez point assez de nourriture à l'athanor. Je vois que vous n'êtes pas encore suffisamment pénétré de l'excellence du feu, dont la vertu est capable de mûrir ce mercure et d'en faire le fruit merveilleux qu'il me sera bientôt donné de cueillir. Encore du bois! Le feu, mon fils, est l'élément supérieur; je vous l'ai assez dit, et je vais vous en faire paraître un exemple. Par un jour très froid de l'hiver dernier, étant allé visiter Mosaïde en son pavillon, je le trouvai assis, les pieds sur une chaufferette, et j'observai que les parcelles subtiles du feu qui s'échappaient du réchaud étaient assez puissantes pour gonfler et soulever la houppelande de ce sage; d'où je conclus que, si ce feu avait été plus ardent, Mosaïde se serait élevé sans faute dans les airs comme il est digne, en effet, d'y monter, et que, s'il était possible d'enfermer dans quelque vaisseau une assez grande quantité de ces parcelles de feu, nous pourrions, par ce moyen, naviguer sur les nuées aussi facilement que nous le faisons sur la mer, et visiter les Salamandres dans leurs demeures éthérées. C'est à quoi je songerai plus tard à loisir. Et je ne désespère point de fabriquer un de ces vaisseaux de feu. Mais revenons à l'oeuvre et mettez du bois dans le fourneau.
Il me tint quelque temps encore dans cette chambre embrasée, d'où je songeais à m'échapper au plus vite pour tâcher de rejoindre Jahel, à qui j'avais hâte d'apprendre mes malheurs. Enfin, il sortit de l'atelier et je pensai être libre. Mais il trompa encore cette espérance.
—Le temps, me dit-il, est ce matin assez doux, encore qu'un peu couvert. Ne vous plairait-il point de faire avec moi une promenade dans le parc, avant de reprendre cette version de Zozime le Panopolitain, qui vous fera grand honneur, à vous et à votre maître, si vous l'achevez tous deux comme vous l'avez commencée?
Je le suivis à regret dans le parc où il me parla en ces termes:
—Je ne suis pas fâché, mon fils, de me trouver seul avec vous, pour vous prémunir, tandis qu'il en est temps encore, contre un grand danger qui pourrait vous menacer un jour; et je me reproche même de n'avoir pas songé à vous en avertir plus tôt, car ce que j'ai à vous communiquer est d'une extrême conséquence.
En parlant de la sorte, il me conduisit dans la grande allée qui descend aux marais de la Seine et d'où l'on voit Rueil et le Mont-Valérien avec son calvaire. C'était son chemin coutumier. Aussi bien cette allée était-elle praticable, malgré quelques troncs d'arbres couchés en travers.
—Il importe, poursuivit-il, de vous faire entendre à quoi vous vous exposeriez en trahissant votre Salamandre. Je ne vous interroge point sur votre commerce avec cette personne surhumaine que j'ai été assez heureux pour vous faire connaître. Vous éprouvez vous-même, autant qu'il m'a paru, une certaine répugnance à en disserter. Et, peut-être, êtes-vous louable en cela. Si les Salamandres n'ont point sur la discrétion de leurs amants les mêmes idées que les femmes de la cour et de la ville, il n'en est pas moins vrai que le propre des belles amours est d'être ineffables et que c'est profaner un grand sentiment que de le répandre au dehors.
"Mais votre Salamandre (dont il me serait facile de savoir le nom, si j'en avais l'indiscrète curiosité) ne vous a peut-être point renseigné sur une de ses passions les plus vives, qui est la jalousie. Ce caractère est commun à toutes ses pareilles. Sachez-le bien, mon fils: les Salamandres ne se laissent pas trahir impunément. Elles tirent du parjure une vengeance terrible. Le divin Paracelse en rapporte un exemple qui suffira sans doute à vous inspirer une crainte salutaire. C'est pourquoi je veux vous le faire connaître.
"Il y avait dans la ville allemande de Staufen un philosophe spagyrique qui avait, comme vous, commerce avec une Salamandre. Il fut assez dépravé pour la tromper ignominieusement avec une femme, jolie à la vérité, mais non plus belle qu'une femme peut l'être. Un soir, comme il soupait avec sa nouvelle maîtresse et quelques amis, les convives virent briller au-dessus de leur tête une cuisse d'une forme merveilleuse. La Salamandre la montrait pour qu'on sentît bien qu'elle ne méritait pas le tort que lui faisait son amant. Après quoi la céleste indignée frappa l'infidèle d'apoplexie. Le vulgaire, qui est fait pour être abusé, crut cette mort naturelle; mais les initiés surent de quelle main le coup était parti. Je vous devais, mon fils, cet avis et cet exemple.
Ils m'étaient moins utiles que M. d'Astarac ne le pensait. En les entendant, je nourrissais d'autres sujets d'alarmes. Sans doute, mon visage trahissait mon inquiétude, car le grand cabbaliste, ayant tourné sa vue sur moi, me demanda si je ne craignais point qu'un engagement, gardé sous des peines si sévères, ne fût importun à ma jeunesse.
—Je puis vous rassurer à cet égard, ajouta-t-il. La jalousie des Salamandres n'est excitée que si on les met en rivalité avec des femmes, et c'est, à vrai dire, du ressentiment, de l'indignation, du dégoût, plus que de la jalousie véritable. Les Salamandres ont l'âme trop noble et l'intelligence trop subtile pour être envieuses l'une de l'autre et céder à un sentiment qui tient de la barbarie où l'humanité est encore à demi plongée. Au contraire, elles se font une joie de partager avec leurs compagnes les délices qu'elles goûtent au côté d'un sage, et se plaisent à amener à leur amant leurs soeurs les plus belles. Vous éprouverez bientôt qu'effectivement elles poussent la politesse au point que je dis, et il ne se passera pas un an, ni même six mois avant que votre chambre soit le rendez-vous de cinq ou six filles du jour, qui délieront devant vous à l'envi leurs ceintures étincelantes. Ne craignez pas, mon fils, de répondre à leurs caresses. Votre amie n'en prendra point d'ombrage. Et comment s'en offenserait-elle, puisqu'elle est sage? A votre tour, ne vous irritez pas mal à propos si votre Salamandre vous quitte un moment pour visiter un autre philosophe. Considérez que cette fière jalousie, que les hommes apportent dans l'union des sexes, est un sentiment sauvage, fondé sur l'illusion la plus ridicule. Il repose sur l'idée qu'on a une femme à soi quand elle s'est donnée, ce qui est un pur jeu de mots.
En me tenant ce discours, M. d'Astarac s'était engagé dans le sentier des Mandragores où déjà nous apercevions entre les feuilles le pavillon de Mosaïde, quand une voix épouvantable nous déchira les oreilles et me fit battre le coeur. Elle roulait des sons rauques accompagnés de grincements aigus et l'on s'apercevait en approchant, que ces sons étaient modulés et que chaque phrase se terminait par une sorte de mélopée très faible, qu'on ne pouvait ouïr sans frissonner.
Après avoir fait quelques pas, nous pûmes, en tendant l'oreille, saisir le sens de ces paroles étranges. La voix disait:
—Entends la malédiction dont Élisée maudit les enfants insolents et joyeux. Écoute l'anathème dont Barack frappa Méros.
"Je te condamne au nom d'Archithariel, qui est aussi nommé le seigneur des batailles, et qui tient l'épée lumineuse. Je te voue à ta perte, au nom de Sardaliphon, qui présente à son maître les fleurs agréables et les guirlandes méritoires, offertes par les enfants d'Israël.
"Sois maudit, chien! et sois anathème, pourceau!
En regardant d'où venait la voix, nous vîmes Mosaïde au seuil de sa maison, debout, les bras levés, les mains en forme de griffes avec des ongles crochus que la lumière du soleil faisait paraître tout enflammés. Coiffé de sa tiare sordide, enveloppé de sa robe éclatante qui laissait voir en s'ouvrant de maigres cuisses arquées dans une culotte en lambeaux, il semblait quelque mage mendiant, éternel et très vieux. Ses yeux luisaient. Il disait:
—Sois maudit, au nom des Globes; sois maudit, au nom des Roues; sois maudit, au nom des Bêtes mystérieuses qu'Ezéchiel a vues.
Et il étendit devant lui ses longs bras armés de griffes en répétant:
—Au nom des Globes, au nom des Roues, au nom des Bêtes mystérieuses, descends parmi ceux qui ne sont plus.
Nous fîmes quelque pas dans la futaie pour voir l'objet sur lequel Mosaïde étendait ses bras et sa colère, et ma surprise fut grande de découvrir M. Jérôme Coignard, accroché par un pan de son habit à un buisson d'épine. Le désordre de la nuit paraissait sur toute sa personne; son collet et ses chausses déchirés, ses bas souillés de boue, sa chemise ouverte, rappelaient pitoyablement nos communes mésaventures, et, qui pis est, l'enflure de son nez gâtait cet air noble et riant qui jamais ne quittait son visage.
Je courus à lui et le tirai si heureusement des épines, qu'il n'y laissa qu'un morceau de sa culotte. Et Mosaïde, n'ayant plus rien à maudire, rentra dans sa maison. Comme il n'était chaussé que de savates, je remarquai alors qu'il avait la jambe plantée au milieu du pied en sorte que le talon était presque aussi saillant par derrière que le cou-de-pied par devant. Cette disposition rendait très disgracieuse sa démarche, qui eût été noble sans cela.
—Jacques Tournebroche, mon fils, me dit mon bon maître en soupirant, il faut que ce juif soit Isaac Laquedem en personne, pour blasphémer ainsi dans toutes les langues. Il m'a voué à une mort prochaine et violente avec une grande abondance d'images et il m'a appelé cochon dans quatorze idiomes distincts, si j'ai bien compté. Je le croirais l'Antéchrist, s'il ne lui manquait plusieurs des signes auxquels cet ennemi de Dieu se doit reconnaître. Dans tous les cas, c'est un vilain juif, et jamais la roue ne s'appliqua en signe d'infamie sur l'habit d'un si enragé mécréant. Pour sa part, il mérite non point seulement la roue qu'on attachait jadis à la casaque des juifs, mais celle où l'on attache les scélérats.
Et mon bon maître, fort irrité à son tour, montrait le poing à Mosaïde disparu et l'accusait de crucifier les enfants et de dévorer la chair des nouveau-nés.
M. d'Astarac s'approcha de lui et lui toucha la poitrine avec le rubis qu'il portait au doigt.
—Il est utile, dit ce grand cabbaliste, de connaître les propriétés des pierres. Le rubis apaise les ressentiments et vous verrez bientôt M. l'abbé Coignard rentrer dans sa douceur naturelle.
Mon bon maître souriait déjà, moins par la vertu de la pierre, que par l'effet d'une philosophie qui élevait cet homme admirable au-dessus des passions humaines. Car, je dois le dire au moment même où mon récit s'obscurcit et s'attriste, M. Jérôme Coignard m'a donné des exemples de sagesse dans les circonstances où il est le plus rare d'en rencontrer.
Nous lui demandâmes le sujet de cette querelle. Mais je compris au vague de ses réponses embarrassées qu'il n'avait pas envie de satisfaire notre curiosité. Je soupçonnai tout d'abord que Jahel y était mêlée de quelque manière, sur cet indice que nous entendions le grincement de la voix de Mosaïde mêlé à celui des serrures et tous les éclats d'une dispute, dans le pavillon, entre l'oncle et la nièce. M'étant efforcé une fois encore de tirer de mon bon maître quelque éclaircissement:
—La haine des chrétiens, nous dit-il, est enracinée au coeur des juifs, et ce Mosaïde en est un exécrable exemple. J'ai cru discerner dans ces glapissements horribles quelques parties des imprécations que la synagogue vomit au siècle dernier sur un petit juif de Hollande nommé Baruch ou Bénédict, et plus connu sous le nom de Spinoza, pour avoir formé une philosophie qui a été parfaitement réfutée, presque à sa naissance, par d'excellents théologiens. Mais ce vieux Mardochée y a ajouté, ce me semble, beaucoup d'imprécations plus horribles encore, et je confesse en avoir ressenti quelque trouble. Je méditais d'échapper par la fuite à ce torrent d'injures quand, pour mon malheur, je m'embarrassai dans ces épines et y fus si bien pris par divers endroits de mon vêtement et de ma peau, que je pensai y laisser l'un et l'autre et que j'y serais encore, en de cuisantes douleurs, si Tournebroche, mon élève, ne m'en avait tiré.
—Les épines ne sont rien, dit M. d'Astarac. Mais je crains, monsieur l'abbé, que vous n'ayez marché sur la mandragore.
—Pour cela, dit l'abbé, c'est bien le moindre de mes soucis.
—Vous avez tort, reprit M. d'Astarac avec vivacité. Il suffit de poser le pied sur une mandragore pour être enveloppé dans un crime d'amour et y périr misérablement.
—Ah! monsieur, dit mon bon maître, voilà bien des périls, et je vois qu'il fallait vivre étroitement enfermé dans les murailles éloquentes de l'Astaracienne, qui est la reine des bibliothèques. Pour l'avoir quittée un moment, j'ai reçu à la tête les Bêtes d'Ézéchiel, sans compter le reste.
—Ne me donnerez-vous point des nouvelles de Zozime le Panopolitain? demanda M. d'Astarac.
—Il va, répondit mon bon maître, il va son train, encore qu'un peu languissant pour l'heure!
—Songez, monsieur l'abbé, dit le cabbaliste, que la possession des plus grands secrets est attachée à la connaissance de ces textes anciens.
—J'y songe, monsieur, avec sollicitude, dit l'abbé.
Et M. d'Astarac, sur cette assurance, nous laissant au pied du Faune qui jouait de la flûte sans souci de sa tête tombée dans l'herbe, s'élança sous les arbres à l'appel des Salamandres.
Mon bon maître me prit le bras de l'air de quelqu'un qui enfin peut parler librement:
—Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il, je ne dois pas vous celer qu'une rencontre assez étrange eut lieu ce matin dans les combles du château, tandis que vous étiez retenu au premier étage par cet enragé souffleur. Car j'ai bien entendu qu'il vous pria d'assister un moment à sa cuisine, qui est moins bien odorante et chrétienne que celle de maître Léonard, votre père. Hélas! quand reverrai-je la rôtisserie de la reine Pédauque et la librairie de M. Blaizot, à l'Image Sainte-Catherine, où j'avais tant de plaisir à feuilleter les livres nouvellement arrivés d'Amsterdam et de La Haye!
—Hélas! m'écriai-je, les larmes aux yeux, quand les reverrai-je moi-même? Quand reverrai-je la rue Saint-Jacques, où je suis né, et mes chers parents, à qui la nouvelle de nos malheurs causera de cuisants chagrins? Mais daignez vous expliquer, mon bon maître, sur cette rencontre assez étrange, que vous dites qui eut lieu ce matin, et sur les événements de la présente journée.
M. Jérôme Coignard consentit à me donner tous les éclaircissements que je souhaitais. Il le fit en ces termes:
—Sachez donc, mon fils, que j'atteignis sans encombre le plus haut étage du château avec ce M. d'Anquetil, que j'aime assez, encore que rude et sans lettres. Il n'a dans l'esprit ni belles connaissances ni profondes curiosités. Mais la vivacité de la jeunesse brille agréablement en lui et l'ardeur de son sang se répand en amusantes saillies. Il connaît le monde comme il connaît les femmes, parce qu'il est dessus, et sans aucune philosophie. C'est une grande ingénuité à lui de se dire athée. Son impiété est sans malice, et vous verrez qu'elle disparaîtra d'elle-même quand tombera l'ardeur de ses sens. Dieu n'a dans cette âme d'autre ennemi que les chevaux, les cartes et les femmes. Dans l'esprit d'un vrai libertin, d'un M. Bayle, par exemple, la vérité rencontre des adversaires plus redoutables et plus malins. Mais, je vois, mon fils, que je vous fais un portrait ou caractère, et que c'est un simple récit que vous attendez de moi.
"Je vais vous satisfaire. Ayant donc atteint le plus haut étage du château avec M. d'Anquetil, je fis entrer ce jeune gentilhomme dans votre chambre et je le priai, selon la promesse que nous lui fîmes, vous et moi, devant la fontaine au Triton, d'user de cette chambre comme si elle était sienne. Il le fit volontiers, se déshabilla et, ne gardant que ses bottes, se mit dans votre lit, dont il ferma les rideaux pour n'être pas importuné par la pointe aigre du jour, et ne tarda pas à s'y endormir.
"Pour moi, mon fils, rentré dans ma chambre, bien qu'accablé de fatigue, je ne voulus goûter aucun repos avant d'avoir cherché dans le livre de Boèce un endroit approprié à mon état. Je n'en trouvai aucun qui s'y ajustât parfaitement. Et ce grand Boèce, en effet, n'eut pas lieu de méditer sur la disgrâce d'avoir cassé la tête d'un fermier général avec une bouteille de sa propre cave. Mais je recueillis çà et là, dans son admirable traité, des maximes qui ne laissaient pas de s'appliquer aux conjonctures présentes. En suite de quoi, enfonçant mon bonnet sur mes yeux et recommandant mon âme à Dieu, je m'endormis assez tranquillement. Après un temps qui me sembla bref, sans que j'eusse les moyens de le mesurer, car nos actions, mon fils, sont la seule mesure du temps, qui est, pour ainsi dire, suspendu pour nous dans le sommeil, je me sentis tiré par le bras et j'entendis une voix qui me criait aux oreilles: "Eh! l'abbé, eh! l'abbé, réveillez-vous donc!" Je crus que c'était l'exempt qui venait me prendre pour me conduire à l'official et je délibérai en moi-même s'il était expédient de lui casser la tête avec mon chandelier. Il est malheureusement trop vrai, mon fils, qu'une fois sorti du chemin de douceur et d'équité où le sage marche d'un pied ferme et prudent, l'on se voit contraint de soutenir la violence par la violence et la cruauté par la cruauté, en sorte que la conséquence d'une première faute est d'en produire de nouvelles. C'est ce qu'il faut avoir présent à l'esprit pour entendre la vie des empereurs romains, que M. Crevier a rapportée avec exactitude. Ces princes n'étaient pas nés plus mauvais que les autres hommes. Caïus, surnommé Caligula, ne manquait ni d'esprit naturel, ni de jugement, et il était capable d'amitié. Néron avait un goût inné pour la vertu, et son tempérament le portait vers tout ce qui est grand et sublime. Une première faute les jeta l'un et l'autre dans la voie scélérate qu'ils ont suivie jusqu'à leur fin misérable. C'est ce qui apparaît dans le livre de M. Crevier. J'ai connu cet habile homme alors qu'il enseignait les belles-lettres au collège de Beauvais, comme je les enseignerais aujourd'hui, si ma vie n'avait pas été traversée par mille obstacles et si la facilité naturelle de mon âme ne m'avait pas induit en diverses embûches où je tombai. M. Crevier, mon fils, était de moeurs pures; il professait une morale sévère, et je l'ouïs dire un jour qu'une femme qui a trahi la foi conjugale est capable des plus grands crimes, tels que le meurtre et l'incendie. Je vous rapporte cette maxime pour vous donner l'idée de la sainte austérité de ce prêtre. Mais je vois que je m'égare et j'ai hâte de reprendre mon récit au point où je l'ai laissé. Je croyais donc que l'exempt levait la main sur moi et je me voyais déjà dans les prisons de l'archevêque, quand je reconnus le visage et la voix de M. d'Anquetil. "L'abbé, me dit ce jeune gentilhomme, il vient de m'arriver, dans la chambre du Tournebroche, une aventure singulière. Une femme est entrée dans cette chambre pendant mon sommeil, s'est coulée dans mon lit et m'a réveillé sous une pluie de caresses, de noms tendres, de suaves murmures et d'ardents baisers. J'écartai les rideaux pour distinguer la figure de ma fortune. Je vis qu'elle était brune, l'oeil ardent, et la plus belle du monde. Mais tout aussitôt elle poussa un grand cri et s'enfuit, irritée, non pas toutefois si vite que je n'aie pu la rejoindre et la ressaisir dans le corridor où je la tins étroitement embrassée. Elle commença par se débattre et par me griffer le visage; quand je fus griffé suffisamment pour la satisfaction de son honneur, nous commençâmes à nous expliquer. Elle apprit avec plaisir que j'étais gentilhomme et non des plus pauvres. Je cessai bientôt de lui être odieux, et elle commençait de me vouloir du bien, quand un marmiton qui traversait le corridor la fit fuir sans retour.
"Autant que je puis croire, ajouta M. d'Anquetil, cette adorable fille venait pour un autre que pour moi; elle s'est trompée de porte, et sa surprise a causé son effroi. Mais je l'ai bien rassurée et, sans ce marmiton, je la gagnais tout à fait à mon amitié.—Je le confirmai dans cette supposition. Nous cherchâmes pour qui cette belle personne pouvait bien venir et nous tombâmes d'accord que c'était, comme je vous l'ai déjà dit, Tournebroche, pour ce vieux fou d'Astarac, qui l'accointe dans une chambre voisine de la vôtre et, peut-être, à votre insu, dans votre propre chambre. Ne le pensez-vous point?
—Rien n'est plus probable, répondis-je.
—Il n'en faut point douter, reprit mon bon maître. Ce sorcier se moque de nous avec ses Salamandres. Et la vérité est qu'il caresse cette jolie fille. C'est un imposteur.
Je priai mon bon maître de poursuivre son récit. Il le fit volontiers.
—J'abrège, mon fils, dit-il, le discours que me tint M. d'Anquetil. Il est d'un esprit vulgaire et bas de réciter amplement les petites circonstances. Nous devons, au contraire, nous efforcer de les renfermer en peu de mots, tendre à la concision et garder pour les instructions et exhortations morales l'abondance entraînante des paroles, qu'il convient alors de précipiter comme la neige qui descend des montagnes. Je vous aurai donc instruit suffisamment des propos de M. d'Anquetil quand je vous aurai dit qu'il m'assura trouver à cette jeune fille une beauté, un charme, un agrément extraordinaires. Il termina son discours en me demandant si je savais son nom et qui elle était. Au portrait que vous m'en faites, répondis-je, je la reconnais pour la nièce du rabbin Mosaïde, Jahel, de son nom, qu'il m'arriva d'embrasser une nuit dans ce même escalier, avec cette différence que c'était entre le deuxième étage et le premier. "J'espère, répliqua M. d'Anquetil, qu'il y a d'autres différences, car, pour ma part, je la serrai de près. Je suis fâché aussi de ce que vous me dites qu'elle est juive. Et, sans croire en Dieu, il y a en moi un certain sentiment qui la préférerait chrétienne. Mais connaît-on jamais sa naissance? Qui sait si ce n'est pas un enfant volé? Les juifs et les bohémiens en dérobent tous les jours. Et puis on ne se dit pas assez que la sainte Vierge était juive. Juive ou non, elle me plaît, je la veux et je l'aurai." Ainsi parla ce jeune insensé. Mais souffrez, mon fils, que je m'asseye sur ce banc moussu, car les travaux de cette nuit, mes combats, ma fuite, m'ont rompu les jambes.
Il s'assit et tira de sa poche sa tabatière vide, qu'il contempla tristement.
Je m'assis près de lui, dans un état où il y avait de l'agitation et de l'abattement. Ce récit me donnait un vif chagrin. Je maudissais le sort qui avait mis un brutal à ma place, dans le moment même où ma chère maîtresse venait m'y trouver avec tous les signes de la plus ardente tendresse, sans savoir que cependant je fourrais des bûches dans le poêle de l'alchimiste. L'inconstance trop probable de Jahel me déchirait le coeur, et j'eusse souhaité que du moins mon bon maître eût observé plus de discrétion devant mon rival. J'osai lui reprocher respectueusement d'avoir livré le nom de Jahel.
—Monsieur, lui dis-je, n'y avait-il pas quelque imprudence à fournir de tels indices à un seigneur si luxurieux et si violent?
Mon bon maître ne parut point m'entendre.
—Ma tabatière, dit-il, s'est malheureusement ouverte cette nuit, pendant la rixe, et le tabac qu'elle contenait ne forme plus, mêlé au vin dans ma poche, qu'une pâte dégoûtante. Je n'ose demander à Criton de m'en râper quelques feuilles, tant le visage de ce serviteur et juge paraît sévère et froid. Je souffre d'autant plus de ne pouvoir priser, que le nez me démange vivement à la suite du choc que j'y reçus cette nuit, et vous me voyez tout importuné par cet indiscret solliciteur à qui je n'ai rien à donner. Il faut supporter cette petite disgrâce d'une âme égale, en attendant que M. d'Anquetil me donne quelques grains de sa boîte. Et, pour revenir, mon fils, à ce jeune gentilhomme, il me dit expressément: "J'aime cette fille. Sachez, l'abbé, que je l'emmène en poste avec nous. Dussé-je rester ici huit jours, un mois, six mois et plus, je ne pars point sans elle." Je lui représentai les dangers que le moindre retard apportait. Mais il me répondit que ces dangers le touchaient d'autant moins qu'ils étaient grands pour nous et petits pour lui. "Vous, l'abbé, me dit-il, vous êtes dans le cas d'être pendu avec le Tournebroche; quant à moi, je risque seulement d'aller à la Bastille, où j'aurai des cartes et des filles, et d'où ma famille me tirera bientôt, car mon père intéressera à mon sort quelque duchesse ou quelque danseuse, et, bien que ma mère soit devenue dévote, elle saura se rappeler, en ma faveur, au souvenir de deux ou trois princes du sang. Aussi est-ce une chose assurée: je pars avec Jahel, ou je ne pars pas du tout. Vous êtes libre, l'abbé, de louer une chaise de poste avec le Tournebroche."
"Le cruel savait assez, mon fils, que nous n'en avions pas les moyens. J'essayai de le faire revenir sur sa détermination. Je fus pressant, onctueux et même parénétique. Ce fut en pure perte, et j'y dépensai vainement une éloquence qui, dans la chaire d'une bonne église paroissiale, m'eût valu de l'honneur et de l'argent. Hélas! il est dit, mon fils, qu'aucune de mes actions ne portera de fruits savoureux sur cette terre, et c'est pour moi que l'Ecclésiaste a écrit: Quid habet am plius homo de universo labore suo, quo laborat sub sole? Loin de le rendre plus raisonnable, mes discours fortifiaient ce jeune seigneur dans son obstination, et je ne vous celerai pas, mon fils, qu'il me marqua qu'il comptait absolument sur moi pour le succès de ses désirs, et qu'il me pressa d'aller trouver Jahel afin de la résoudre à un enlèvement par la promesse d'un trousseau en toile de Hollande, de vaisselle, de bijoux et d'une bonne rente.
—Oh! monsieur, m'écriai-je, ce monsieur d'Anquetil est d'une rare insolence. Que croyez-vous que Jahel réponde à ces propositions, quand elle les connaîtra?
—Mon fils, me répondit-il, elle les connaît à cette heure, et je crois qu'elle les agréera.
—Dans ce cas, repris-je vivement, il faut avertir Mosaïde.
—Mosaïde, répondit mon bon maître, n'est que trop averti. Vous avez entendu tantôt, proche le pavillon, les derniers éclats de sa colère.
—Quoi? monsieur, dis-je avec sensibilité, vous avez averti ce juif du déshonneur qui allait atteindre sa famille! C'est bien à vous! Souffrez que je vous embrasse. Mais alors, le courroux de Mosaïde, dont nous fûmes témoins, menaçait M. d'Anquetil, et non pas vous?
—Mon fils, reprit l'abbé avec un air de noblesse et d'honnêteté, une naturelle indulgence pour les faiblesses humaines, une obligeante douceur, l'imprudente bonté d'un coeur trop facile, portent souvent les hommes à des démarches inconsidérées et les exposent à la sévérité des vains jugements du monde. Je ne vous cacherai pas, Tournebroche, que, cédant aux instantes prières de ce jeune gentilhomme, je promis obligeamment d'aller trouver Jahel de sa part et de ne rien négliger pour la disposer à un enlèvement.
—Hélas! m'écriai-je, et vous accomplîtes, monsieur, cette fâcheuse promesse. Je ne puis vous dire à quel point cette action me blesse et m'afflige.
—Tournebroche, me répondit sévèrement mon bon maître, vous parlez comme un pharisien. Un docteur aussi aimable qu'austère a dit: "Tournez les yeux sur vous-même, et gardez-vous de juger les actions d'autrui. En jugeant les autres, on travaille en vain; souvent on se trompe, et on pèche facilement, au lieu qu'en s'examinant et se jugeant soi-même, on s'occupe toujours avec fruit." Il est écrit: "Vous ne craindrez point le jugement des hommes", et l'apôtre saint Paul a dit: "Je ne me soucie point d'être jugé au tribunal des hommes." Et, si je confère ainsi les plus beaux textes de morale, c'est pour vous instruire, Tournebroche, et vous ramener à l'humble et douce modestie qui vous sied, et non point pour me faire innocent, quand la multitude de mes iniquités me pèse et m'accable. Il est difficile de ne point glisser dans le péché et convenable de ne point tomber dans le désespoir à chaque pas qu'on fait sur cette terre où tout participe en même temps de la malédiction originelle et de la rédemption opérée par le sang du fils de Dieu. Je ne veux point colorer mes fautes et je vous avoue que l'ambassade à laquelle je m'employai sur la prière de M. d'Anquetil procède de la chute d'Eve et qu'elle en est, pour ainsi dire, une des innombrables conséquences, au rebours du sentiment humble et douloureux que j'en conçois à présent, qui est puisé dans le désir et l'espoir de mon salut éternel. Car il faut vous représenter les hommes balancés entre la damnation et la rédemption, et vous dire que je me tiens précisément à cette heure au bon bout de l'escarpolette, après m'être trouvé ce matin au mauvais. Je vous confesse donc qu'ayant parcouru le chemin des Mandragores, d'où l'on découvre le pavillon de Mosaïde, je m'y tins caché derrière un buisson d'épines, attendant que Jahel parût à sa fenêtre. Elle s'y montra bientôt, mon fils. Je me découvris alors et lui fis signe de descendre. Elle vint me joindre derrière le buisson dans le moment où elle crut tromper la vigilance de son vieux gardien. Là, je l'instruisis à voix basse des aventures de la nuit, qu'elle ignorait encore; je lui fis part des desseins formés sur elle par l'impétueux gentilhomme, je lui représentai qu'il importait à son intérêt autant qu'à mon propre salut et au vôtre, Tournebroche, qu'elle assurât notre fuite par son départ. Je fis briller à ses yeux les promesses de M. d'Anquetil. "Si vous consentez à le suivre ce soir, lui dis-je, vous aurez une bonne rente sur l'Hôtel de Ville, un trousseau plus riche que celui d'une fille d'Opéra ou d'une abbesse de Panthémont et une belle vaisselle d'argent.—Il me prend pour une créature, dit-elle, et c'est un insolent.—Il vous aime, répondis-je. Voudriez-vous donc être vénérée?—Il me faut, reprit-elle, le pot à oille, et qu'il soit bien lourd. Vous a-t-il parlé du pot à oille? Allez, monsieur l'abbé, et dites-lui… —Que lui dirai-je?—Que je suis une honnête fille.—Et quoi encore?—Qu'il est bien audacieux!—Est-ce là tout? Jahel, songez à nous sauver!—Dites-lui encore que je ne consens à partir que moyennant un billet en bonne forme qu'il me signera ce soir au départ.—Il vous le signera. Tenez cela pour fait.—Non, l'abbé, rien n'est fait s'il ne s'engage à me donner des leçons de M. Couperin. Je veux apprendre la musique."
"Nous en étions à cet article de notre conférence, quand, par malheur, le vieillard Mosaïde nous surprit, et, sans entendre nos propos, il en devina l'esprit. Car il commença de m'appeler suborneur et de ma charger d'invectives. Jahel s'alla cacher dans sa chambre, et je demeurai seul exposé aux fureurs de ce déicide, dans l'état où vous me vîtes, et d'où vous me tirâtes, mon fils. A la vérité, l'affaire était, autant dire, conclue, l'enlèvement consenti, notre fuite assurée. Les Roues et les Bêtes d'Ezéchiel ne prévaudront pas contre le pot à oille. Je crains seulement que ce vieux Mardochée n'ait enfermé sa nièce à triple serrure.
—En effet, répondis-je sans pouvoir déguiser ma satisfaction, j'entendis un grand bruit de clefs et de verrous, dans le moment où je vous tirai du milieu des épines. Mais est-il bien vrai que Jahel ait si vite agréé des propositions qui n'étaient pas bien honnêtes et qu'il dût vous coûter de lui transmettre? J'en suis confondu. Dites-moi encore, mon bon maître, ne vous a-t-elle pas parlé de moi, n'a-t-elle pas prononcé mon nom dans un soupir, ou autrement?
—Non, mon fils, répondit M. l'abbé Coignard, elle ne l'a pas prononcé, du moins d'une façon perceptible. Je n'ai pas ouï non plus qu'elle ait murmuré celui de M. d'Astarac, son amant, qu'elle devait avoir plus présent que le vôtre. Mais ne soyez pas surpris qu'elle oublie son alchimiste. Il ne suffit pas de posséder une femme pour imprimer dans son âme une marque profonde et durable. Les âmes sont presque impénétrables les unes aux autres, et c'est ce qui vous montre le néant cruel de l'amour. Le sage doit se dire: Je ne suis rien dans ce rien qui est la créature. Espérer qu'on laissera un souvenir au coeur d'une femme, c'est vouloir fixer l'empreinte d'un anneau sur la face d'une eau courante. Aussi gardons-nous de vouloir nous établir dans ce qui passe, et attachons-nous à ce qui ne meurt pas.
—Enfin, répondis-je, cette Jahel est sous de bons verrous, et l'on peut se fier à la vigilance de son gardien.
—Mon fils, reprit mon bon maître, c'est ce soir qu'elle doit nous rejoindre au Cheval-Rouge. L'ombre est propice aux évasions, rapts, démarches furtives et actions clandestines. Il faut nous en reposer sur la ruse de cette fille. Quant à vous, ayez soin de vous trouver sur le rond-point des Bergères, entre chien et loup. Vous savez que M. d'Anquetil n'est pas patient et qu'il serait homme à partir sans vous.
Comme il me donnait cet avis, la cloche sonna le déjeuner.
—N'avez-vous point, me dit-il, une aiguille et du fil; mes vêtements sont déchirés en plusieurs endroits et je voudrais, avant de paraître à table, les rétablir, par plusieurs reprises, dans leur ancienne décence. Ma culotte surtout me donne de l'inquiétude. Elle est à ce point ruinée que, si je n'y porte un prompt secours, je sens que c'en est fait d'elle.
Je pris donc, à la table du cabbaliste, ma place accoutumée, avec cette idée affligeante, que je m'y asseyais pour la dernière fois. J'avais l'âme noire de la trahison de Jahel. Hélas! me disais-je, mon voeu le plus ardent était de fuir avec elle. Il n'y avait point d'apparence qu'il fût exaucé. Il l'est pourtant, et de la plus cruelle manière. Et j'admirais cette fois encore la sagesse de mon bien-aimé maître qui, un jour que je souhaitais trop vivement le bon succès de quelque affaire, me répondit par cette parole de la Bible: Et tribuit eis petitionem eorum. Mes chagrins et mes inquiétudes m'ôtaient tout appétit, et je ne touchais aux mets que du bout des lèvres. Cependant, mon bon maître avait gardé la grâce inaltérable de son âme. Il abondait en aimables discours, et l'on eût dit un de ces sages que le Télémaque nous montre conversant sous les ombrages des Champs-Elysées, plutôt qu'un homme poursuivi comme meurtrier et réduit à une vie errante et misérable. M. d'Astarac, s'imaginant que j'avais passé la nuit à la rôtisserie, me demanda avec obligeance des nouvelles de mes bons parents, et, comme il ne pouvait s'abstraire un moment de ses visions, il ajouta:
—Quand je vous parle de ce rôtisseur comme de votre père, il est bien entendu que je m'exprime selon le monde et non point selon la nature. Car rien ne prouve, mon fils, que vous ne soyez engendré par un Sylphe. C'est même ce que je croirai de préférence, pour peu que votre génie, encore tendre, croisse en force et en beauté.
—Oh! ne parlez point ainsi, monsieur, répliqua mon bon maître en souriant; vous l'obligerez à cacher son esprit pour ne pas nuire au bon renom de sa mère. Mais, si vous la connaissiez mieux, vous penseriez comme moi qu'elle n'a point eu de commerce avec un Sylphe; c'est une bonne chrétienne qui n'a jamais accompli l'oeuvre de chair qu'avec son mari et qui porte sa vertu sur son visage, bien différente en cela de cette autre rôtisseuse, madame Quonian, dont on fit grand bruit à Paris et dans les provinces au temps de ma jeunesse. N'ouïtes-vous pas parler d'elle, monsieur? Elle avait pour galant le sieur Mariette, qui devint plus tard secrétaire de M. d'Angervilliers. C'était un gros monsieur qui, chaque fois qu'il voyait sa belle, lui laissait en souvenir quelque joyau, un jour une croix de Lorraine ou un saint-esprit, un autre jour une montre ou une châtelaine. Ou bien encore un mouchoir, un éventail, une boîte; il dévalisait pour elle les bijoutiers et les lingères de la foire Saint-Germain; tant qu'enfin, voyant sa rôtissière parée comme une châsse, le rôtisseur eut soupçon que ce n'était pas là un bien acquis honnêtement. Il l'épia et ne tarda pas à la surprendre avec son galant. Il faut vous dire que ce mari n'était qu'un vilain jaloux. Il se fâcha et n'y gagna rien, bien au contraire. Car le couple amoureux, qu'importunait la criaillerie, jura de se défaire de lui. Le sieur Mariette avait le bras long. Il obtint une lettre de cachet au nom du malheureux Quonian. Cependant, la perfide rôtisseuse dit à son mari:
"—Menez-moi dîner, je vous prie, ce prochain dimanche à la campagne.
Je me promets de cette partie fine un plaisir extrême.
"Elle fut tendre et pressante. Le mari, flatté, lui accorda ce qu'elle demandait. Le dimanche venu, il se mit avec elle dans un mauvais fiacre pour aller aux Porcherons. Mais à peine arrivé au Roule, une troupe de sergents, apostés par Mariette, l'enleva et le conduisit à Bicêtre, d'où il fut expédié à Mississipi, où il est encore. On en fit une chanson qui finit ainsi:
Un mari sage et commode
N'ouvre les yeux qu'à demi.
Il vaut mieux être à la mode,
Que de voir Mississipi.
Et c'est là, sans doute, le plus solide enseignement qu'on puisse tirer de l'exemple du rôtisseur Quonian.
"Quant à l'aventure elle-même, il ne lui manque que d'être contée par un Pétrone ou par un Apulée, pour égaler la meilleure fable milésienne. Les modernes sont inférieurs aux anciens dans l'épopée et dans la tragédie. Mais si nous ne surpassons pas les Grecs et les Latins dans le conte, ce n'est pas la faute des dames de Paris, qui ne cessent d'enrichir la matière par divers tours ingénieux et gentilles inventions. Vous n'êtes pas sans connaître, monsieur, le recueil de Boccace; je l'ai assez pratiqué par divertissement, et j'affirme, que si ce Florentin vivait de nos jours en France, il ferait de la disgrâce de Quonian le sujet d'un de ses plus plaisants récits. Quant à moi, je ne l'ai rappelée à cette table que pour faire reluire, par l'effet du contraste, la vertu de madame Léonard Tournebroche qui est l'honneur de la rôtisserie, dont madame Quonian fut l'opprobre. Madame Tournebroche, j'ose l'affirmer, n'a jamais manqué aux vertus médiocres et communes dont l'exercice est recommandé dans le mariage, qui est le seul méprisable des sept sacrements.
—Je n'en disconviens pas, reprit M. d'Astarac. Mais cette dame Tournebroche serait plus estimable encore, si elle avait eu commerce avec un Sylphe, à l'exemple de Sémiramis, d'Olympias et de la mère du grand pape Sylvestre II.
—Ah! monsieur, dit l'abbé Coignard, vous nous parlez toujours de
Sylphes et de Salamandres. De bonne foi, en avez-vous jamais vu?
—Comme je vous vois, répondit M. d'Astarac, et même de plus près, au moins en ce qui regarde les Salamandres.
—Monsieur, ce n'est point encore assez, reprit mon bon maître, pour croire à leur existence, qui est contraire aux enseignements de l'Église. Car on peut être séduit par des illusions. Les yeux et tous nos sens ne sont que des messagers d'erreurs et des courriers de mensonges. Ils nous abusent plus qu'ils ne nous instruisent. Ils ne nous apportent que des images incertaines et fugitives. La vérité leur échappe; participant de son principe éternel, elle est invisible comme lui.
—Ah! dit M. d'Astarac, je ne vous savais pas si philosophe ni d'un esprit si subtil.
—C'est vrai, répondit mon bon maître. Il est des jours où j'ai l'âme plus pesante et plus attachée au lit et à la table. Mais j'ai, cette nuit, cassé une bouteille sur la tête d'un publicain, et mes esprits en sont extraordinairement exaltés. Je me sens capable de dissiper les fantômes qui vous hantent et de souffler sur toute cette fumée. Car, enfin, monsieur, ces Sylphes ne sont que les vapeurs de votre cerveau.
M. d'Astarac l'arrêta par un geste doux et lui dit:
—Pardon! monsieur l'abbé; croyez-vous aux démons?
—Je vous répondrai sans difficulté, dit mon bon maître, que je crois des démons tout ce qui est rapporté d'eux dans les livres saints, et que je rejette comme abus et superstition la croyance aux sortilèges, amulettes et exorcismes. Saint Augustin enseigne que quand l'Écriture nous exhorte à résister aux démons, elle entend que nous devons résister à nos passions et à nos appétits déréglés. Rien n'est plus détestable que toutes ces diableries dont les capucins effrayent les bonnes femmes.
—Je vois, dit M. d'Astarac, que vous vous efforcez de penser en honnête homme. Vous haïssez les superstitions grossières des moines autant que je les déteste moi-même. Mais enfin, vous croyez aux démons, et je n'ai pas eu de peine à vous en tirer l'aveu. Sachez donc qu'ils ne sont autres que les Sylphes et les Salamandres. L'ignorance et la peur les ont défigurés dans les imaginations timides. Mais, en réalité, ils sont beaux et vertueux. Je ne vous mettrai point sur les chemins des Salamandres, n'étant pas assez assuré de la pureté de vos moeurs; mais rien n'empêche que je vous induise, monsieur l'abbé, à la fréquentation des Sylphes, qui habitent les plaines de l'air et qui s'approchent volontiers des hommes avec un esprit bienveillant et si affectueux, qu'on a pu les nommer des Génies assistants. Loin de nous pousser à notre perte, comme le croient les théologiens qui en font des diables, ils protègent et gardent de tout péril leurs amis terrestres. Je pourrais vous faire connaître des exemples infinis de l'aide qu'ils leur donnent. Mais comme il faut se borner, je m'autoriserai seulement d'un récit que je tiens de madame la maréchale de Grancey elle-même. Elle était sur l'âge et veuve déjà depuis plusieurs années, quand elle reçut, une nuit, dans son lit, la visite d'un Sylphe qui lui dit: "Madame, faites fouiller dans la garde-robe de feu votre époux. Il se trouve dans la poche d'un de ses hauts-de-chausses une lettre qui, si elle était connue, perdrait M. des Roches, mon bon ami et le vôtre. Faites-vous la remettre et ayez soin de la brûler."
"La maréchale promit de ne point négliger cet avis et elle demanda des nouvelles du défunt maréchal au Sylphe, qui disparut sans lui répondre. A son réveil, elle appela ses femmes et les envoya voir s'il ne restait pas quelques habits du maréchal dans sa garderobe. Elles répondirent qu'il n'en restait aucun et que les laquais les avaient tous vendus au fripier. Madame de Grancey insista pour qu'elles cherchassent s'il ne se trouvait pas au moins une paire de chausses.
"Ayant fouillé dans tous les coins, elles découvrirent enfin une vieille culotte de taffetas noir à oeillets, de mode ancienne, qu'elles apportèrent à la maréchale. Celle-ci mit la main dans une des poches et en tira une lettre qu'elle ouvrit et où elle trouva plus qu'il n'en fallait pour faire mettre M. des Roches dans une prison d'État. Elle n'eut rien de si pressé que de jeter cette lettre au feu. Ainsi, ce gentilhomme fut sauvé par ses bons amis, le Sylphe et la maréchale.
"Sont-ce là, je vous prie, monsieur l'abbé, des moeurs de démons? Mais je vais vous rapporter un trait auquel vous serez plus sensible, et qui, j'en suis sûr, ira au coeur d'un savant homme tel que vous. Vous n'ignorez point que l'Académie de Dijon est fertile en beaux esprits. L'un d'eux, dont le nom ne vous est point inconnu, vivant au siècle dernier, préparait, en de doctes veilles, une édition de Pindare. Une nuit qu'il avait pâli sur cinq vers dont il ne pouvait démêler le sens parce que le texte en était très corrompu, il s'endormit désespéré, au chant du coq. Pendant son sommeil, un Sylphe, qui l'aimait, le transporta en esprit à Stockholm, l'introduisit dans le palais de la reine Christine, le conduisit dans la bibliothèque et tira d'une des tablettes un manuscrit de Pindare, qu'il lui ouvrit à l'endroit difficile. Les cinq vers s'y trouvaient avec deux ou trois bonnes leçons qui les rendaient tout à fait intelligibles.
"Dans la violence de son contentement, notre savant se réveilla, battit le briquet et nota tout aussitôt au crayon les vers tels qu'il les avait retenus. Après quoi il se rendormit profondément. Le lendemain, réfléchissant sur son aventure nocturne, il résolut d'en être éclairci. M. Descartes était alors en Suède, auprès de la reine, qu'il instruisait de sa philosophie. Notre pindariste le connaissait; mais il était en commerce plus familier avec l'ambassadeur du roi de Suède en France, M. Chanut. C'est à lui qu'il s'adressa pour faire tenir à M. Descartes une lettre par laquelle il le priait de lui dire s'il se trouvait réellement dans la bibliothèque de la Reine, à Stockholm, un manuscrit de Pindare contenant la variante qu'il lui désignait. M. Descartes, qui était d'une extrême civilité, répondit à l'académicien de Dijon que Sa Majesté possédait en effet ce manuscrit et qu'il y avait lu, lui-même, les vers avec la variante contenue dans la lettre.
M. d'Astarac, ayant conté cette histoire en pelant une pomme, regarda l'abbé Coignard pour jouir du succès de son discours.
Mon bon maître souriait.
—Ah! monsieur, dit-il, je vois bien que je me flattais tout à l'heure d'une vaine espérance, et qu'on ne vous fera point renoncer à vos chimères. Je confesse de bonne grâce que vous nous avez fait paraître là un Sylphe ingénieux et que je voudrais avoir un aussi gentil secrétaire. Son secours me serait particulièrement utile en deux ou trois endroits de Zozime le Panopolitain, qui sont des plus obscurs. Ne pourriez-vous me donner le moyen d'évoquer au besoin quelque Sylphe de bibliothèque, aussi habile que celui de Dijon?
M. d'Astarac répondit gravement:
—C'est un secret, monsieur l'abbé, que je vous livrerai volontiers. Mais je vous avertis que si vous le communiquez aux profanes votre perte est certaine.
—N'en ayez aucune inquiétude, dit l'abbé. J'ai grande envie de connaître un si beau secret, bien qu'à ne vous rien cacher, je n'en attende nul effet, ne croyant point à vos Sylphes. Instruisez-moi donc, s'il vous plaît.
—Vous l'exigez? reprit le cabbaliste. Sachez donc que quand vous voudrez être assisté d'un Sylphe, vous n'aurez qu'à prononcer ce seul mot Agla. Aussitôt les fils de l'air voleront vers vous; mais vous entendez bien, monsieur l'abbé, que ce mot doit être récité du coeur aussi bien que des lèvres et que la foi lui donne toute sa vertu. Sans elle, il n'est qu'un vain murmure. Et tel que je viens de le prononcer, sans y mettre d'âme ni de désir, il n'a, même dans ma bouche, qu'une faible puissance, et c'est tout au plus si quelques enfants du jour, en l'entendant, viennent de glisser dans cette chambre leur légère ombre de lumière. Je les ai plutôt devinés que vus sur ce rideau, et ils se sont évanouis à peine formés. Vous n'avez, ni votre élève ni vous, soupçonné leur présence. Mais si j'avais prononcé ce mot magique avec un véritable sentiment, vous les eussiez vus paraître dans tout leur éclat. Ils sont d'une beauté charmante. Je vous ai appris là, monsieur l'abbé, un grand et utile secret. Encore une fois, ne le divulguez pas imprudemment. Et ne méprisez pas l'exemple de l'abbé de Villars qui, pour avoir révélé leurs secrets, fut assassiné par les Sylphes, sur la route de Lyon.
—Sur la route de Lyon, dit mon bon maître. Voilà qui est étrange!
M. d'Astarac nous quitta de façon soudaine.
—Je vais, dit l'abbé, monter une fois encore dans cette auguste bibliothèque où je goûtai d'austères voluptés et que je ne reverrai plus. Ne manquez point, Tournebroche, de vous trouver à la tombée du jour, au rond-point des Bergères.
Je promis de n'y point manquer; j'avais dessein de m'enfermer dans ma chambre pour écrire à M. d'Astarac et à mes bons parents qu'ils voulussent bien m'excuser si je ne prenais point congé d'eux, en fuyant, après une aventure où j'étais plus malheureux que coupable.
Mais j'entendis du palier des ronflements qui sortaient de ma chambre, et je vis, en entr'ouvrant la porte, M. d'Anquetil endormi dans mon lit avec son épée à son chevet et des cartes à jouer répandues sur ma couverture. J'eus un moment l'envie de le percer de sa propre épée; mais cette idée me quitta sitôt venue, et je le laissai dormir, riant en moi-même, dans mon chagrin, à la pensée que Jahel, enfermée sous de triples verrous, ne pourrait le rejoindre.
J'entrai, pour écrire mes lettres, dans la chambre de mon bon maître où je dérangeai cinq ou six rats qui rongeaient sur la table de nuit son livre de Boèce. J'écrivis à M. d'Astarac et à ma mère, et je composai pour Jahel l'épître la plus touchante. Je la relus et la mouillai de mes larmes. Peut-être, me dis-je, l'infidèle y mêlera les siennes.
Puis, accablé de fatigue et de mélancolie, je me jetai sur le matelas de mon bon maître, et ne tardai pas à tomber dans un demi-sommeil, troublé par des rêves à la fois érotiques et sombres. J'en fus tiré par le muet Criton, qui entra dans ma chambre et me tendit sur un plat d'argent une papillote à l'iris, où je lus quelques mots tracés au crayon d'une main maladroite. On m'attendait dehors pour affaire pressante. Le billet était signé: Frère Ange, capucin indigne. Je courus à la porte verte, et je trouvai sur la route le petit frère assis au bord du fossé dans un abattement pitoyable. N'ayant pas la force de se lever à ma venue, il tendit vers moi le regard de ses grands yeux de chien, presque humains, et noyés de larmes. Ses soupirs soulevaient sa barbe et sa poitrine. Il me dit d'un ton qui faisait peine:
—Hélas! monsieur Jacques, l'heure de l'épreuve est venue en Babylone, selon qu'il est dit dans les prophètes. Sur la plainte faite par M. de la Guéritaude à M. le lieutenant de police, mam'selle Catherine a été conduite à l'hôpital par les exempts, et elle sera envoyée à l'Amérique par le prochain convoi. J'en tiens la nouvelle de Jeannette la vielleuse qui au moment où Catherine entrait en charrette à l'hôpital, en sortait elle-même, après y avoir été retenue pour un mal dont elle est guérie à st' heure par l'art des chirurgiens, du moins Dieu le veuille! Pour ce qui est de Catherine, elle ira aux îles sans rémission.
Et frère Ange, à cet endroit de son discours, se mit à pleurer abondamment. Après avoir tenté d'arrêter ses pleurs par de bonnes paroles, je lui demandai s'il n'avait rien autre chose à me dire.
—Hélas! monsieur Jacques, me répondit-il, je vous ai confié l'essentiel, et le reste flotte dans ma tête comme l'esprit de Dieu sur les eaux, sans comparaison. C'est un chaos obscur. Le malheur de Catherine m'a ôté le sentiment. Il fallait toutefois que j'eusse une nouvelle de conséquence à vous faire savoir pour me hasarder jusqu'au seuil de cette maison maudite, où vous habitez avec toutes sortes de diables, et c'est avec épouvante, après avoir récité l'oraison de saint François, que j'ai osé heurter le marteau pour remettre à un valet le billet que je vous adressai. Je ne sais si vous avez pu le lire, tant j'ai peu l'habitude de former des lettres. Et le papier n'en était guère bon pour écrire, mais c'est l'honneur de notre saint ordre de ne point donner dans les vanités du siècle. Ah! Catherine à l'hôpital! Catherine à l'Amérique! N'est-ce pas à fendre le coeur le plus dur? Jeannette elle-même en pleurait toutes les larmes de ses yeux, bien qu'elle soit jalouse de Catherine, qui l'emporte autant en jeunesse et en beauté sur elle que saint François passe en sainteté tous les autres bienheureux. Ah! monsieur Jacques! Catherine à l'Amérique, ce sont les voies extraordinaires de la Providence. Hélas! notre sainte religion est véritable, et le roi David a raison de dire que nous sommes semblables à l'herbe des champs, puisque Catherine est à l'hôpital. Ces pierres où je suis assis sont plus heureuses que moi, bien que je sois revêtu des signes du chrétien et même du religieux. Catherine à l'hôpital!
Il sanglota de nouveau. J'attendis que le torrent de sa douleur se fût écoulé, et je lui demandai s'il n'avait pas de nouvelles de mes chers parents.
—Monsieur Jacques, me répondit-il, c'est eux précisément qui m'envoient à vous, chargé d'une commission pressante. Je vous dirai qu'ils ne sont guère heureux, par la faute de maître Léonard, votre père, qui passe à boire et à jouer tous les jours que Dieu lui fait. Et la fumée odorante des oies et des poulardes ne monte plus, comme jadis, vers la reine Pédauque, dont l'image se balance tristement aux vents humides qui la rongent. Où est le temps où la rôtisserie de votre père parfumait la rue Saint-Jacques, du Petit Bacchus aux Trois Pucelles? Mais, depuis que ce sorcier y est entré, tout y dépérit, bêtes et gens, par l'effet du sort qu'il y a jeté. Et la vengeance divine a commencé d'être manifeste en ce lieu, après que ce gros abbé Coignard y a été reçu, tandis qu'au rebours j'en étais chassé. Ce fut le principe du mal, qui vint de ce que M. Coignard s'enorgueillit de la profondeur de sa science et de l'élégance de ses moeurs. Et l'orgueil est la source de tous les péchés. Votre sainte mère eut grand tort, monsieur Jacques, de ne point se contenter des leçons que je vous donnais charitablement et qui vous eussent rendu capable, sans faute, de gouverner la cuisine, de manier la lardoire, et de porter la bannière de la confrérie, après la mort chrétienne de votre père, et son service et obsèques, qui ne peuvent tarder longtemps, car toute vie est transitoire, et il boit excessivement.
Ces nouvelles me jetèrent dans une affliction qu'il est facile de comprendre. Je mêlai mes larmes à celles du petit frère. Cependant, je lui demandai des nouvelles de ma bonne mère.
—Dieu, me répondit-il, qui se plut à affliger Rachel dans Rama, a envoyé à votre mère, monsieur Jacques, diverses tribulations pour son bien et à l'effet de châtier maître Léonard de son péché quand il chassa méchamment en ma personne Jésus-Christ de la rôtisserie. Il a transporté la plupart des acheteurs de volaille et de pâtés à la fille de madame Quonian, qui tourne la broche à l'autre bout de la rue Saint-Jacques. Madame votre mère voit avec douleur qu'il a béni cette maison aux dépens de la sienne, qui est maintenant si désertée que la mousse en couvre quasiment la pierre du seuil. Elle est soutenue dans ses épreuves premièrement par sa dévotion à saint François; secondement par la considération de votre avancement dans le monde, où vous portez l'épée comme un homme de condition.
"Mais cette seconde consolation a été beaucoup diminuée quand les sergents sont venus ce matin vous chercher à la rôtisserie pour vous conduire à Bicêtre y battre le plâtre pendant un an ou deux. C'est Catherine qui vous avait dénoncé à M. de la Guéritaude; mais il ne faut pas l'en blâmer: elle confessa la vérité, comme elle devait le faire, étant chrétienne. Elle vous désigna, avec M. l'abbé Coignard, comme les complices de M. d'Anquetil et fit un rapport fidèle des meurtres et des carnages de cette nuit épouvantable. Hélas! sa franchise ne lui servit de rien, et elle fut conduite à l'hôpital! C'est une chose horrible à penser!
A cet endroit de son récit, le petit frère se mit la tête dans ses mains et pleura de nouveau.
La nuit était venue. Je craignais de manquer le rendez-vous. Tirant le petit frère hors du fossé où il était abîmé, je le mis debout et le priai de poursuivre son récit en m'accompagnant sur la route de Saint-Germain, jusqu'au rond-point des Bergères. Il m'obéit volontiers, et marchant tristement à mon côté, il me pria de l'aider à démêler le fil brouillé de ses idées. Je le replaçai au point où les sergents me venaient prendre à la rôtisserie.
—Ne vous trouvant pas, reprit-il, ils voulaient emmener votre père à votre place. Maître Léonard prétendait ne point savoir où vous étiez caché. Madame votre mère disait de même, et elle en faisait de grands serments. Que Dieu lui pardonne, monsieur Jacques! car elle se parjurait évidemment. Les sergents commençaient à se fâcher. Votre père leur fit entendre raison en les menant boire. Et ils se quittèrent assez bons amis. Pendant ce temps, votre mère m'alla quérir aux Trois Pucelles, où je quêtais selon les saintes règles de mon ordre. Elle me dépêcha vers vous pour vous avertir de fuir sans retard, de peur que le lieutenant de police ne découvre bientôt la maison où vous logez.
En écoutant ces tristes nouvelles, je hâtais le pas, et nous avions déjà passé le pont de Neuilly.
Sur la côte assez rude, qui monte au rond-point dont nous voyions déjà les ormes, le petit frère continua de parler d'une voix expirante.
—Madame votre mère, dit-il, m'a expressément recommandé de vous avertir du péril qui vous menace et elle m'a remis pour vous un petit sac que j'ai caché sous ma robe. Je ne l'y retrouve plus, ajouta-t-il après s'être tâté dans tous les sens. Et comment aussi voulez-vous que je trouve rien après avoir perdu Catherine? Elle était dévote à saint François, et très aumônière. Et pourtant ils l'ont traitée comme une fille perdue, et ils vont lui raser la tête, et c'est une chose affreuse à penser qu'elle deviendra semblable aux poupées des modistes et qu'elle sera embarquée dans cet état pour l'Amérique, où elle risquera de mourir de la fièvre et d'être mangée par les sauvages anthropophages.
Il achevait ce discours en soupirant quand nous parvînmes au rond-point. A notre gauche, l'auberge du Cheval-Rouge élevait au-dessus d'une double rangée d'ormeaux son toit d'ardoises et ses lucarnes armées de poulies, et l'on apercevait sous le feuillage la porte charretière, grande ouverte.
Je ralentis le pas, et le petit frère se laissa choir au pied d'un arbre.
—Frère Ange, lui dis-je, vous me parliez d'un sachet que ma bonne mère vous avait prié de me remettre.
—Elle m'en pria, en effet, répondit le petit frère, et j'ai si bien serré ce sac que je ne sais où je l'ai mis; mais sachez bien, monsieur Jacques, que je ne l'ai pu perdre que par excès de précautions.
Je l'assurai vivement qu'il ne l'avait point perdu et que, s'il ne le retrouvait tout de suite, je l'aiderais moi-même à le chercher.
Le ton de mes paroles lui fut sensible, car il tira, avec de grands soupirs, de dessous son froc, un petit sac d'indienne qu'il me tendit à regret. J'y trouvai un écu de six livres et une médaille de la vierge noire de Chartres, que je baisai en versant des larmes d'attendrissement et de repentir. Cependant le petit frère faisait sortir de toutes ses poches des paquets d'images coloriées et de prières ornées de vignettes grossières. Il en choisit deux ou trois qu'il m'offrit préférablement aux autres, comme les plus utiles, à son avis, pour les pèlerins, et voyageurs, et pour toutes les personnes errantes.
—Elles sont bénites, me dit-il, et efficaces dans le danger de mort ou de maladie, tant par récitation orale que par attouchement et application sur la peau. Je vous les donne, monsieur Jacques, pour l'amour de Dieu. Souvenez-vous de me faire quelque aumône. N'oubliez pas que je mendie au nom du bon saint François. Il vous protégera sans faute, si vous assistez son fils le plus indigne, que je suis précisément.
Tandis qu'il parlait de la sorte, je vis, aux clartés mourantes du jour, une berline à quatre chevaux sortir par la porte charretière du Cheval-Rouge et venir se ranger avec force claquements de fouets et piaffements de chevaux sur la chaussée, tout près de l'arbre sous lequel frère Ange était assis. J'observai alors que ce n'était pas précisément une berline, mais une grande voiture à quatre places, avec un coupé assez petit sur le devant. Je la considérais depuis une minute ou deux, quand je vis, gravissant la côte, M. d'Anquetil accompagné de Jahel, en cornette, avec des paquets sous son manteau, et suivi de M. Coignard, chargé de cinq ou six bouquins enveloppés dans une vieille thèse. A leur venue, les postillons abaissèrent les deux marchepieds et ma belle maîtresse, ramassant ses jupes en ballon, se hissa dans le coupé, poussée d'en bas par M. d'Anquetil.
A ce spectacle, je m'élançai, je m'écriai:
—Arrêtez, Jahel! Arrêtez, monsieur!
Mais le séducteur n'en poussait que plus fort la perfide, dont la rondeur charmante disparut bientôt. Puis, s'apprêtant à la rejoindre, un pied sur le marchepied, il me regarda avec surprise:
—Ah! monsieur Tournebroche! vous voulez donc me prendre toutes mes maîtresses! Jahel après Catherine. C'est une gageure.
Mais je ne l'entendais pas, et j'appelai encore Jahel, tandis que frère Ange, s'étant levé de dessous son orme, et s'allant planter contre la portière, offrait à M. d'Anquetil des images de saint Roch, l'oraison à réciter pendant qu'on ferre les chevaux, la prière contre le mal des ardents, et demandait la charité d'une voix lamentable.
Je serais resté là toute la nuit, appelant Jahel, si mon bon maître ne m'eût tiré à lui, et poussé dans la grande caisse de la voiture, où il entra après moi.
—Laissons-leur le coupé, me dit-il; et faisons route tous deux dans cette caisse spacieuse. Je vous ai, Tournebroche, longtemps cherché, et, à ne vous rien déguiser, nous partions sans vous, quand je vous aperçus sous un arbre avec le capucin. Nous ne pouvions tarder davantage, car M. de la Guéritaude nous fait rechercher activement. Et il a le bras long; il prête de l'argent au Roi.
La berline roulait déjà, et frère Ange, attaché à la portière, la main tendue, nous poursuivait en mendiant.
Je m'abîmai dans les coussins.
—Hélas! monsieur, m'écriai-je, vous m'aviez pourtant dit que Jahel était enfermée sous une triple serrure.
—Mon fils, répondit mon bon maître, il ne fallait pas en avoir une confiance excessive, car les filles se jouent des jaloux et de leurs cadenas. Et, quand la porte est fermée, elles sautent par la fenêtre. Vous n'avez pas l'idée, Tournebroche, mon enfant, de la ruse des femmes. Les anciens en ont rapporté des exemples admirables et vous en trouverez plusieurs au livre d'Apulée, où ils sont semés comme du sel dans le récit de la Métamorphose. Mais, où cette ruse se fait mieux entendre, c'est dans un conte arabe que M. Galand a fait nouvellement connaître en Europe et que je vais vous dire:
"Schariar, sultan de Tartarie, et son frère Schahzenan, se promenant un jour au bord de la mer, virent s'élever soudain au-dessus des flots une colonne noire, qui marcha vers le rivage. Ils reconnurent un Génie de l'espèce la plus féroce, en forme de géant d'une hauteur prodigieuse, et portant sur sa tête une caisse de verre, fermée à quatre serrures de fer. Cette vue les remplit d'une telle épouvante, qu'ils s'allèrent cacher dans la fourche d'un arbre qui était proche. Cependant le Génie mit pied sur le rivage avec la caisse qu'il alla porter au pied de l'arbre où étaient les deux princes. Puis s'y étant lui-même couché, il ne tarda pas à s'endormir. Ses jambes s'étendaient jusqu'à la mer et son souffle agitait la terre et le ciel. Tandis qu'il reposait si effroyablement, le couvercle du coffre se souleva et il en sortit une dame d'une taille majestueuse et d'une beauté parfaite. Elle leva la tête…
A cet endroit, j'interrompis ce récit, que j'entendais à peine.
—Ah! monsieur, m'écriai-je, que pensez-vous que Jahel et M. d'Anquetil se disent en ce moment, seuls dans ce coupé?
—Je ne sais, répondit mon bon maître; c'est leur affaire et non la nôtre. Mais achevons ce conte arabe, qui est plein de sens. Vous m'avez inconsidérément interrompu, Tournebroche, au moment où cette dame, levant la tête, découvrit les deux princes dans l'arbre où ils s'étaient cachés. Elle leur fit signe de venir et, voyant qu'ils hésitaient, partagés entre l'envie de répondre à l'appel d'une si belle personne et la peur d'approcher un géant si terrible, elle leur dit d'un ton de voix bas, mais animé: "Descendez tout de suite, ou j'éveille le Génie!" A son air impérieux et résolu, ils comprirent que ce n'était point là une vaine menace, et que le plus sûr comme le plus agréable, était encore de descendre. Ils le firent avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le Génie. Lorsqu'ils furent en bas, la dame les prit par la main et, s'étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit entendre clairement qu'elle était prête à se donner tout de suite à l'un et à l'autre. Ils se prêtèrent de bonne grâce à cette fantaisie et, comme ils étaient hommes de coeur, la crainte ne gâta pas trop leur plaisir. Après qu'elle eut obtenu d'eux ce qu'elle souhaitait, ayant remarqué qu'ils avaient chacun une bague au doigt, elle la leur demanda. Puis, retournant au coffre où elle logeait, elle en tira un chapelet d'anneaux qu'elle montra aux princes.
"—Savez-vous, leur dit-elle, ce que signifient ces bagues enfilées? Ce sont celles de tous les hommes pour qui j'ai eu les mêmes bontés que pour vous. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde en mémoire d'eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison et afin d'avoir la centaine accomplie.
"Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j'ai eus jusqu'à ce jour, malgré la vigilance et les soins de ce vilain Génie, qui ne me quitte pas. Il a beau m'enfermer dans cette caisse de verre et me tenir cachée au fond de la mer, je le trompe autant qu'il me plaît.
"Cet ingénieux apologue, ajouta mon bon maître, vous montre les femmes aussi rusées en Orient, où elles sont recluses, que parmi les Européens, où elles sont libres. Si l'une d'elles a formé un projet, il n'est mari, amant père, oncle, tuteur, qui en puissent empêcher l'exécution. Vous ne devez donc pas être surpris, mon fils, que tromper les soins de ce vieux Mardochée n'ait été qu'un jeu pour cette Jahel qui mêle, en son génie pervers, l'adresse de nos guilledines à la perfidie orientale. Je la devine, mon fils, aussi ardente au plaisir qu'avide d'or et d'argent, et digne race d'Olibah et d'Aolibah.
"Elle est d'une beauté acide et mordante, dont je sens moi-même quelque peu l'atteinte, bien que l'âge, les méditations sublimes et les misères d'une vie agitée aient beaucoup amorti en moi le sentiment des plaisirs charnels. A la peine que vous cause le bon succès de son aventure avec M. d'Anquetil, je démêle, mon fils, que vous ressentez bien plus vivement que moi la dent acérée du désir, et que vous êtes déchiré de jalousie. C'est pourquoi vous blâmez une action, irrégulière à la vérité, et contraire aux vulgaires convenances, mais indifférente en soi ou du moins qui n'ajoute rien de considèrable au mal universel. Vous me condamnez au dedans de vous, d'y avoir eu part, et vous croyez prendre l'intérêt des moeurs, quand vous ne suivez que le mouvement de vos passions. C'est ainsi, mon fils, que nous colorons à nos yeux nos pires instincts. La morale humaine n'a pas d'autre origine. Confessez pourtant qu'il eût été dommage de laisser plus longtemps une si belle fille à ce vieux lunatique. Concevez que M. d'Anquetil, jeune et beau, est mieux assorti à une si aimable personne, et résignez-vous à ce que vous ne pouvez empêcher. Cette sagesse est difficile. Elle le serait plus encore si on vous avait pris votre maîtresse. Vous sentiriez alors des dents de fer vous labourer la chair et votre esprit s'emplirait d'images odieuses et précises. Cette considération, mon fils, doit adoucir votre souffrance présente. Au reste, la vie est pleine de travaux et de douleurs. C'est ce qui nous fait concevoir une juste espérance de la béatitude éternelle.
Ainsi parlait mon bon maître, tandis que les ormes de la route royale fuyaient à nos côtés. Je me gardai de lui répondre qu'il irritait mes chagrins en voulant les adoucir et qu'il mettait, sans le savoir, le doigt sur la plaie.
Notre premier relais fut à Juvisy où nous arrivâmes le matin par la pluie. En entrant dans l'auberge de la poste, je trouvai Jahel au coin de la cheminée, où cinq ou six poulets tournaient sur trois broches. Elle se chauffait les pieds et laissait voir un peu de ses bas de soie, qui étaient pour moi un grand sujet de trouble, par l'idée de la jambe que je me représentais exactement avec le grain de la peau, le duvet et toutes sortes de circonstances frappantes. M. d'Anquetil était accoudé au dossier de la chaise où elle était assise, la joue dans la main. Il l'appelait son âme et sa vie; il lui demandait si elle n'avait pas faim; et, comme elle répondit que oui, il sortit pour donner des ordres. Demeuré seul avec l'infidèle, je la regardai dans les yeux, qui reflétaient la flamme du foyer.
—Ah! Jahel, m'écriai-je, je suis bien malheureux, vous m'avez trahi et vous ne m'aimez plus.
—Qui vous dit que je ne vous aime plus? répondit-elle en tournant vers moi un regard de velours et de flamme.
—Hélas! mademoiselle, il y paraît assez à votre conduite.
—Eh quoi! Jacques, pouvez-vous m'envier le trousseau de toile de Hollande et la vaisselle godronnée que ce gentilhomme me doit donner. Je ne vous demande qu'un peu de discrétion jusqu'à l'effet de ses promesses, et vous verrez que je suis pour vous telle que j'étais à la Croix-des-Sablons.
—Hélas! Jahel, en attendant, mon rival jouira de vos faveurs.
—Je sens, reprit-elle, que ce sera peu de chose, et que rien n'effacera le souvenir que vous m'avez laissé. Ne vous tourmentez pas de ces bagatelles; elles n'ont de prix que par l'idée que vous vous en faites.
—Oh! m'écriai-je, l'idée que je m'en fais est affreuse, et je crains de ne pouvoir survivre à votre trahison.
Elle me regarda avec une sympathie moqueuse et me dit en souriant:
—Croyez-moi, mon ami, nous n'en mourrons ni l'un ni l'autre. Songez, Jacques, qu'il me faut le linge et la vaisselle. Soyez prudent; ne laissez rien voir des sentiments qui vous agitent, et je vous promets de récompenser plus tard votre discrétion.
Cette espérance adoucit un peu mes chagrins cuisants. L'hôtesse vint mettre sur la table la nappe parfumée de lavande, les assiettes d'étain, les gobelets et les pots. J'avais grand faim, et quand M. d'Anquetil, rentrant dans l'auberge avec l'abbé, nous invita à manger un morceau, je pris volontiers ma place entre Jahel et mon bon maître. Dans la peur d'être poursuivis, nous repartîmes après avoir expédié trois omelettes et deux petits poulets. On convint dans ce péril pressant, de brûler les étapes jusqu'à Sens, où nous décidâmes de passer la nuit.
Je me faisais de cette nuit une idée horrible pensant qu'elle devait consommer la trahison de Jahel. Et cette appréhension trop légitime me troublait au point que je ne prêtais qu'une oreille distraite aux discours de mon bon maître, à qui les moindres incidents du voyage inspiraient des réflexions admirables.
Mes craintes n'étaient point vaines. Descendus à Sens, dans la méchante hôtellerie de l'Homme-Armé, à peine y avions-nous soupé, que M. d'Anquetil emmena Jahel dans sa chambre, qui se trouvait voisine de la mienne, où je ne pus goûter un moment de repos. Je me levai au petit jour et, fuyant cette chambre détestée, je m'allai asseoir tristement sous la porte charretière, parmi les postillons qui buvaient du vin blanc en lutinant les servantes. J'y demeurai deux ou trois heures à méditer mes chagrins. Déjà la voiture était attelée, quand Jahel parut sous la voûte, toute frileuse dans sa mante noire. Ne pouvant soutenir sa vue, je détournai les yeux. Elle s'approcha de moi, s'assit sur la borne où j'étais et me dit avec douceur de ne point m'affliger, que ce dont je me faisais un monstre était en réalité peu de chose, qu'il fallait se faire une raison, que j'étais trop homme d'esprit pour vouloir une femme à moi tout seul, qu'en ce cas on prenait une ménagère sans esprit et sans beauté, et qu'encore c'était une grande chance à courir.
—Il faut que je vous quitte, ajouta-t-elle. J'entends le pas de M. d'Anquetil dans l'escalier.
Et elle me donna un baiser sur la bouche, qu'elle appuya et prolongea avec la volupté violente de la peur, car les bottes de son galant faisaient, près de nous, craquer les montées de bois, et la joueuse y risquait sa toile de Hollande et son pot à oille d'argent godronné.
Le postillon baissa le marchepied du coupé, mais M. d'Anquetil demanda à Jahel s'il ne serait pas plus plaisant de nous tenir tous ensemble dans la grande caisse, et il ne m'échappa point que c'était le premier effet de l'intimité qu'il venait d'avoir avec Jahel, et qu'un plein contentement de tous ses désirs lui rendait la solitude avec elle moins agréable. Mon bon maître avait pris soin d'emprunter à la cave de l'Homme-Armé cinq ou six bouteilles de vin blanc qu'il aménagea sous les coussins et que nous bûmes pour tromper les ennuis de la route.
Nous arrivâmes à midi à Joigny, qui est une assez jolie ville. Prévoyant que je viendrais à bout de mes deniers avant la fin du voyage et ne pouvant souffrir l'idée de laisser payer mon écot par M. d'Anquetil sans y être réduit par la plus extrême nécessité, je résolus de vendre une bague et un médaillon que je tenais de ma mère, et je parcourus la ville à la recherche d'un orfèvre. J'en découvris un sur la grand'place, vis-à-vis de l'église, qui tenait boutique de chaînes et de croix, à l'enseigne de La bonne Foi. Quel ne fut pas mon étonnement, d'y trouver mon bon maître qui, devant le comptoir, tirant d'un cornet de papier cinq ou six petits diamants, que je reconnus bien pour ceux que M. d'Astarac nous avait montrés, demanda à l'orfèvre le prix qu'il pensait donner de ces pierres!
L'orfèvre les examina, puis observant l'abbé par-dessus ses besicles:
—Monsieur, lui dit-il, ces pierres seraient d'un grand prix si elles étaient véritables. Mais elles sont fausses; et il n'est pas besoin de la pierre de touche pour s'en assurer. Ce sont des perles de verre, bonnes seulement pour donner à jouer aux enfants, à moins qu'on ne les applique à la couronne d'une Notre-Dame de village, où elles feront un bel effet.
Sur cette réponse, M. Coignard reprit ses diamants et tourna le dos à l'orfèvre. Dans ce mouvement il m'aperçut et sembla assez confus de la rencontre. Je conclus mon affaire en peu de temps et, retrouvant mon bon maître au seuil de la porte, je lui représentai le tort qu'il risquait de faire à ses compagnons et à lui-même en dérobant des pierres qui, pour son malheur, eussent pu être véritables.
—Mon fils, me répondit-il, Dieu, pour me conserver innocent, a voulu qu'elles ne fussent qu'apparence et faux-semblant. Je vous avoue que j'eus tort de les dérober. Vous m'en voyez au regret, et c'est une page que je voudrais arracher au livre de ma vie, dont quelques feuillets, pour tout dire, ne sont point aussi nets et immaculés qu'il conviendrait. Je sens vivement ce que ma conduite offre, à cet endroit, de répréhensible. Mais l'homme ne doit pas trop s'abattre quand il tombe en quelque faute; et c'est ici le moment de me dire à moi-même avec un illustre docteur: "Considérez votre grande fragilité, dont vous ne faites que trop souvent l'épreuve dans les moindres rencontres; et néanmoins c'est pour votre salut que ces choses ou autres semblables vous arrivent. Tout n'est pas perdu pour vous, si vous vous trouvez souvent affligé et tenté rudement, et si même vous succombez à la tentation. Vous êtes homme et non pas Dieu; vous êtes de chair, et non pas un ange. Comment pourriez-vous toujours demeurer en un même état de vertu, puisque cette fidélité a manqué aux anges dans le Ciel et au premier homme dans le Paradis?" Voilà, Tournebroche, mon fils, les seuls entretiens spirituels et les vrais soliloques qui conviennent à l'état présent de mon âme. Mais ne serait-il point temps, après cette malheureuse démarche, sur laquelle je n'insiste pas, de retourner à notre auberge, pour y boire, en compagnie des postillons, qui sont gens simples et de commerce facile, une ou deux bouteilles de vin du cru?
Je me rangeai à cet avis et nous regagnâmes l'hôtellerie de la poste où nous trouvâmes M. d'Anquetil qui, revenant comme nous de la ville, en rapportait des cartes. Il joua au piquet avec mon bon maître et, quand nous nous remîmes en route, ils continuèrent de jouer dans la voiture. Cette fureur de jeu qui emportait mon rival, me rendit quelque liberté auprès de Jahel, qui m'entretenait plus volontiers depuis qu'elle était délaissée. Je trouvais à ces entretiens une amère douceur. Lui reprochant sa perfidie et son infidélité, je soulageais mon chagrin par des plaintes, tantôt faibles, tantôt violentes.
—Hélas! Jahel! disais-je, le souvenir et l'image de nos tendresses, qui faisaient naguère mes plus chères délices, me sont devenus un cruel tourment, par l'idée que j'ai que vous êtes aujourd'hui avec un autre ce que vous fûtes avec moi.
Elle répondait:
—Une femme n'est pas la même avec tout le monde.
Et quand je prolongeais excessivement les lamentations et les reproches, elle disait:
—Je conçois que je vous ai fait du chagrin. Mais ce n'est pas une raison pour m'assassiner cent fois le jour de vos gémissements inutiles.
M. d'Anquetil, quand il perdait, était d'une humeur fâcheuse. Il molestait à tout propos Jahel qui, n'étant point patiente, le menaçait d'écrire à son oncle Mosaïde qu'il vînt la reprendre. Ces querelles me donnaient d'abord quelque lueur de joie et d'espérance; mais après qu'elles se furent plusieurs fois renouvelées, je les vis naître, au contraire, avec inquiétude, ayant reconnu qu'elles étaient suivies de réconciliations impétueuses, qui éclataient soudainement à mes oreilles en baisers, en susurrements et en soupirs lascifs. M. d'Anquetil ne me souffrait qu'avec peine. Il avait, au contraire, une vive tendresse pour mon bon maître, qui la méritait par son humeur égale et riante et par l'incomparable élégance de son esprit. Ils jouaient et buvaient ensemble avec une sympathie qui croissait chaque jour. Les genoux rapprochés pour soutenir la tablette sur laquelle ils abattaient leurs cartes, ils riaient, plaisantaient, se faisaient des agaceries, et, bien qu'il leur arrivât quelquefois de se jeter les cartes à la tête, en échangeant des injures qui eussent fait rougir les forts du port Saint-Nicolas et les bateliers du Mail, bien que M. d'Anquetil jurât Dieu, la Vierge et les Saints, qu'il n'avait vu de sa vie, même au bout d'une corde, plus vilain larron que l'abbé Coignard, on sentait qu'il aimait chèrement mon bon maître, et c'était plaisir de l'entendre un moment après s'écrier en riant:
—L'abbé, vous serez mon aumônier et vous ferez mon piquet. Il faudra aussi que vous soyez de nos chasses. On cherchera jusqu'au fond du Perche un cheval assez gros pour vous porter et l'on vous fera un équipement de vénerie pareil à celui que j'ai vu à l'évêque d'Uzès. Il est grand temps, au reste, de vous habiller à neuf: car, sans reproche, l'abbé, votre culotte ne vous tient plus au derrière.
Jahel aussi cédait au penchant irrésistible qui inclinait les âmes vers mon bon maître. Elle résolut de réparer, autant qu'il était possible, le désordre de sa toilette. Elle mit une de ses robes en pièces pour raccommoder l'habit et les chausses de notre vénérable ami, et lui fit cadeau d'un mouchoir de dentelle pour en faire un rabat. Mon bon maître recevait ces petits présents avec une dignité pleine de grâce. J'eus lieu plusieurs fois de le remarquer: il se montrait galant homme en parlant aux femmes. Il leur témoignait un intérêt qui n'était jamais indiscret, les louait avec la science d'un connaisseur, leur donnant les conseils d'une longue expérience, répandait sur elles l'indulgence infinie d'un coeur prêt à pardonner toutes les faiblesses, et ne négligeait cependant aucune occasion de leur faire entendre de grandes et utiles vérités.
Parvenus le quatrième jour à Montbard, nous nous arrêtâmes sur une hauteur d'où l'on découvrait toute la ville, dans un petit espace, comme si elle était peinte sur toile par un habile ouvrier, soucieux d'en marquer tous les détails.
—Voyez, nous dit mon bon maître, ces murailles, ces tours, ces clochers, ces toits, qui sortent de la verdure. C'est une ville, et, sans même chercher son histoire et son nom, il nous convient d'y réfléchir, comme au plus digne sujet de méditation qui puisse nous être offert sur la face du monde. En effet, une ville, quelle qu'elle soit, donne matière aux spéculations de l'esprit. Les postillons nous disent que voici Montbard. Ce lieu m'est inconnu. Néanmoins je ne crains pas d'affirmer, par analogie, que les gens qui vivent là, nos semblables, sont égoïstes, lâches, perfides, gourmands, libidineux. Autrement, ils ne seraient point des hommes et ne descendraient point de cet Adam, à la fois misérable et vénérable, en qui tous nos instincts, jusqu'aux plus ignobles, ont leur source auguste. Le seul point sur lequel on pourrait hésiter est de savoir si ces gens-là sont plus portés sur la nourriture que sur la reproduction. Encore le doute n'est-il point permis: un philosophe jugera sainement que la faim est, pour ces malheureux, un besoin plus pressant que l'amour. Dans ma verte jeunesse, je croyais que l'animal humain était surtout enclin à la conjonction des sexes. Mais c'était un leurre, et il est clair que les hommes sont plus intéressés encore à conserver la vie qu'à la donner. C'est la faim qui est l'axe de l'humanité; au reste, comme il est inutile d'en disputer ici, je dirai, si l'on veut, que la vie des mortels a deux pôles, la faim et l'amour. Et c'est ici qu'il faut ouvrir l'oreille et l'âme! Ces créatures hideuses, qui ne sont tendues qu'à s'entre-dévorer ou à s'entr'embrasser furieusement, vivent ensemble soumises à des lois qui leur interdisent précisément la satisfaction de cette double et fondamentale concupiscence. Ces animaux ingénus, devenus citoyens, s'imposent volontiers des privations de toutes sortes, respectent le bien d'autrui, ce qui est prodigieux, en égard à leur nature avide; et ils observent la pudeur, qui est une hypocrisie énorme, mais commune, consistant à ne dire que rarement ce à quoi on pense sans cesse. Car enfin, de bonne foi, messieurs, quand nous voyons une femme, ce n'est pas à la beauté de son âme et aux agréments de son esprit que nous attachons notre pensée; et dans notre entretien avec elle, nous avons en vue principalement ses formes naturelles. Et l'aimable créature le savait si bien, qu'habillée par la bonne faiseuse, elle a pris soin de ne voiler ses appas qu'en les exagérant par divers artifices. Et mademoiselle Jahel, qui n'est pourtant point une sauvage, serait désolée que l'art ait gagné en elle sur la nature, à ce point qu'on ne vît pas combien sa poitrine est pleine et sa croupe arrondie. Ainsi, de quelque façon que nous considérions les hommes depuis la chute d'Adam, nous les voyons affamés et incontinents. D'où vient donc que, réunis dans les villes, ils s'imposent des privations de toutes sortes et se soumettent à un régime contraire à leur nature corrompue? On a dit qu'ils y trouvaient leur avantage, et qu'ils sentaient que leur sécurité est au prix de cette contrainte. Mais c'est leur supposer trop de raisonnement, et, de plus, un raisonnement faux, car il est absurde de sauver sa vie aux dépens de ce qui en faisait la raison et le prix. On a dit encore que la peur les retenait dans l'obéissance, et il est vrai que la prison, la potence et la roue assurent excellemment la soumission aux lois. Mais il est certain que le préjugé conspire avec les lois, et on ne voit pas bien comment la contrainte aurait pu s'établir si universellement. On définit les lois les rapports nécessaires des choses; mais nous venons de voir que ces rapports sont en contradiction avec la nature, loin d'en être des nécessités. C'est pourquoi, messieurs, je chercherai la source et l'origine des lois non dans l'homme, mais hors de l'homme, et je croirai qu'étant étrangères à l'homme, elles viennent de Dieu, qui a formé de ses mains mystérieuses non seulement la terre et l'eau, la plante et l'animal, mais encore les peuples et les sociétés. Je croirai que les lois viennent directement de lui, de son premier décalogue, et qu'elles sont inhumaines parce qu'elles sont divines. Il est bien entendu que je considère ici les codes dans leur principe et dans leur essence, sans vouloir entrer dans leur diversité risible et leur complication pitoyable. Les détails des coutumes et des prescriptions, tant écrites qu'orales, sont la part de l'homme, et cette part doit être méprisée. Mais, ne craignons point de le reconnaître, la Cité est d'institution divine. D'où il résulte que tout gouvernement doit être théocratique. Un prêtre fameux pour la part qu'il prit dans la déclaration de 1682, M. Bossuet, n'avait point tort de vouloir tracer les règles de la politique d'après les maximes de l'Écriture, et, s'il y a échoué misérablement, il n'en faut accuser que la faiblesse de son génie, qui s'attacha platement à des exemples tirés des Juges et des Rois, sans voir que Dieu, quand il travaille en ce monde, se proportionne au temps et à l'espace et sait faire la différence des Français et des Israélites. La cité, rétablie sous son autorité véritable et seule légitime, ne sera pas la cité de Josué, de Saül et de David, ce sera plutôt la cité de l'Évangile, la cité du pauvre, où l'artisan et la prostituée ne seront plus humiliés par le pharisien. Oh! messieurs! qu'il conviendrait de tirer de l'Écriture une politique plus belle et plus sainte que celle qui en fut extraite péniblement par ce rocailleux et stérile M. Bossuet! Quelle cité, plus harmonieuse que celle qu'Orphée éleva aux accords de sa lyre, se construira sur les maximes de Jésus-Christ, le jour où ses prêtres, n'étant plus vendus à l'empereur et aux rois, se manifesteront comme les vrais princes du peuple!
Tandis que, debout autour de mon bon maître, nous l'écoutions discourir de la sorte, nous fûmes insensiblement entourés d'une troupe de mendiants qui, boitant, grelottant, bavant, agitant des moignons, secouant des goitres, étalant des plaies d'où s'écoulait une humeur infecte, nous obsédaient de bénédictions importunes. Ils se jetèrent avidement sur quelques pièces de monnaie que leur jeta M. d'Anquetil et roulèrent ensemble dans la poussière.
—Ces malheureux font mal à voir, soupira Jahel.
—Cette pitié, dit M. Coignard, vous sied comme une parure, mademoiselle; ces soupirs ornent votre poitrine en la gonflant d'un souffle que chacun de nous voudrait respirer sur vos lèvres. Mais souffrez que je vous dise que cette tendresse, qui n'en est pas moins touchante pour être intéressée, trouble vos entrailles par la comparaison de ces misérables avec vous-même, et par l'idée instinctive que votre jeune corps touche, pour ainsi dire, à ces chairs hideusement ulcérées et mutilées, comme il est vrai qu'en effet il y est lié et attaché, en tant que membre de Notre-Seigneur Jésus-Christ. D'où il suit que vous ne pouvez envisager cette corruption sur la chair de ces malheureux sans la voir, dans le même temps, en présage sur votre propre chair. Et ces misérables se sont levés vers vous comme des prophètes, annonçant que la part de la famille d'Adam est, en ce monde, la maladie et la mort. C'est pourquoi vous avez soupiré, mademoiselle.
"Dans le fait, il n'y a aucune raison d'estimer que ces mendiants, rongés d'ulcères et de vermine, sont plus malheureux que les rois et que les reines. Il ne faut même pas dire qu'ils sont plus pauvres, si, comme il paraît, le liard que cette goitreuse a ramassé dans la poussière et qu'elle serre sur son coeur en bavant de joie, lui semble plus précieux que n'est un collier de perles à la maîtresse d'un prince-évêque de Cologne ou de Salzbourg. A bien entendre nos spirituels et véritables intérêts, il nous faudrait envier l'existence de ce cul-de-jatte qui rampe vers vous sur les mains, préférablement à celle du roi de France ou de l'empereur. Leur égal devant Dieu, il a peut-être la paix du coeur qu'ils n'ont point et les trésors inestimables de l'innocence. Mais serrez vos jupes, mademoiselle, de peur qu'il n'y introduise la vermine dont je le vois couvert.
Ainsi parlait mon bon maître, et nous ne nous lassions point de l'écouter.
A trois lieues environ de Montbard, un trait ayant cassé et les postillons manquant de corde pour le raccommoder, comme cet endroit de la route est éloigné de toute habitation, nous demeurâmes en détresse. Mon bon maître et M. d'Anquetil tuèrent l'ennui de ce repos forcé en jouant aux cartes avec cette querelleuse sympathie dont ils s'étaient fait une habitude. Pendant que le jeune seigneur s'étonnait que son partenaire retournât le roi plus souvent que ne le veut le calcul des probabilités, Jahel, assez émue, me tira à part, et me demanda si je ne voyais pas une voiture arrêtée derrière nous à un lacet de la route. En regardant vers le point qu'elle m'indiquait, j'aperçus en effet une espèce de calèche gothique, d'une forme ridicule et bizarre.
—Cette voiture, ajouta Jahel, s'est arrêtée en même temps que nous. C'est donc qu'elle nous suivait. Je serais curieuse de distinguer les visages qui voyagent dans cette machine. J'en ai de l'inquiétude. N'est-elle point coiffée d'une capote étroite et haute? Elle ressemble à la voiture dans laquelle mon oncle m'emmena, toute petite, à Paris, après avoir tué le Portugais. Elle était restée, autant que je crois, dans une remise du château des Sablons. Celle-ci me la rappelle tout à fait, et c'est un horrible souvenir, car j'y vis mon oncle écumant de rage. Vous ne pouvez concevoir, Jacques, à quel point il est violent. J'ai moi-même éprouvé sa fureur le jour de mon départ. Il m'enferma dans ma chambre en vomissant contre M. l'abbé Coignard des injures épouvantables. Je frémis en pensant à l'état où il dut être quand il trouva ma chambre vide et mes draps encore attachés à la fenêtre par où je m'échappai pour vous joindre et fuir avec vous.
—Jahel, vous voulez dire avec M. d'Anquetil.
—Que vous êtes pointilleux! Ne partions-nous pas tous ensemble? Mais cette calèche me donne de l'inquiétude, tant elle ressemble à celle de mon oncle.
—Soyez assurée, Jahel, que c'est la voiture de quelque bon
Bourguignon qui va à ses affaires sans songer à nous.
—Vous n'en savez rien, dit Jahel. J'ai peur.
—Vous ne pouvez craindre pourtant, mademoiselle, que votre oncle, dans l'état de décrépitude où il est réduit, coure les routes à votre poursuite. Il n'est occupé que de cabbale et rêveries hébraïques.
—Vous ne le connaissez pas, me répondit-elle en soupirant. Il n'est occupé que de moi. Il m'aime autant qu'il exècre le reste de l'univers. Il m'aime d'une manière…
—D'une manière?
—De toutes les manières… Enfin il m'aime.
—Jahel, je frémis de vous entendre. Juste ciel! ce Mosaïde vous aimerait sans ce désintéressement qui est si beau chez un vieillard et si convenable à un oncle. Dites tout, Jahel!
—Oh! vous le dites mieux que moi, Jacques.
—J'en demeure stupide. A son âge, cela se peut-il?
—Mon ami, vous avez la peau blanche et l'âme à l'avenant. Tout vous étonne. C'est cette candeur qui fait votre charme. On vous trompe pour peu qu'on s'en donne la peine. On vous fait croire que Mosaïde est âgé de cent trente ans, quand il n'en a pas beaucoup plus de soixante, qu'il a vécu dans la grande pyramide, tandis qu'en réalité il faisait la banque à Lisbonne. Et il ne tenait qu'à moi de passer à vos yeux pour une Salamandre.
—Quoi, Jahel, dites-vous la vérité? Votre oncle…
—Oui, et c'est le secret de sa jalousie. Il croit que l'abbé Coignard est son rival. Il le détesta d'instinct, à première vue. Mais c'est bien autre chose depuis qu'ayant surpris quelques mots de l'entretien que ce bon abbé eut avec moi dans les épines, il le peut haïr comme la cause de ma fuite et de mon enlèvement. Car, enfin, j'ai été enlevée, mon ami, et cela doit me donner quelque prix à vos yeux. Oh! j'ai été bien ingrate en quittant un si bon oncle. Mais je ne pouvais plus endurer l'esclavage où il me retenait. Et puis j'avais une ardente envie de devenir riche, et il est bien naturel, n'est-ce pas? de désirer de grands biens quand on est jeune et jolie. Nous n'avons qu'une vie, et elle est courte. On ne m'a pas appris, à moi, de beaux mensonges sur l'immortalité de l'âme.
—Hélas! Jahel, m'écriai-je dans une ardeur d'amour que me donnait sa dureté même, hélas! il ne me manquait rien près de vous au château des Sablons. Que vous y manquait-il, à vous, pour être heureuse?
Elle me fit signe que M. d'Anquetil nous observait. Le trait était raccommodé et la berline roulait entre les coteaux de vignes.
Nous nous arrêtâmes à Nuits pour le souper et la couchée. Mon bon maître but une demi-douzaine de bouteilles de vin du cru, qui échauffa merveilleusement son éloquence. M. d'Anquetil lui rendit raison, le verre à la main; mais, quant à lui tenir tête dans la conversation, c'est ce dont ce gentilhomme était bien incapable.
La chère avait été bonne; le gîte fut mauvais. M. l'abbé Coignard coucha dans la chambre basse, sous l'escalier, en un lit de plume qu'il partagea avec l'aubergiste et sa femme, et où ils pensèrent tous trois étouffer. M. d'Anquetil prit avec Jahel la chambre haute où le lard et les oignons pendaient aux solives. Je montai par une échelle au grenier, et je m'étendis sur la paille. Ayant passé le fort de mon sommeil, la lune, dont la lumière traversait les fentes du toit, glissa un rayon entre mes cils et les écarta à propos pour que je visse Jahel, en bonnet de nuit, qui sortait de la trappe. Au cri que je poussai, elle mit un doigt sur sa bouche.
—Chut! me dit-elle, Maurice est ivre comme un portefaix et comme un marquis. Il dort ci-dessous du sommeil de Noé.
—Qui est-ce, Maurice? demandai-je en me frottant les yeux.
—C'est Anquetil. Qui voulez-vous que ce soit?
—Personne. Mais je ne savais pas qu'il s'appelât Maurice.
—Il n'y a pas longtemps que je le sais moi-même. Mais il n'importe.
—Vous avez raison, Jahel, cela n'importe pas.
Elle était en chemise et cette clarté de la lune s'égouttait comme du lait sur ses épaules nues. Elle se coula à mon côté, m'appela des noms les plus tendres et des noms les plus effroyablement grossiers qui glissaient sur ses lèvres en suaves murmures. Puis elle se tut et commença à me donner ces baisers qu'elle savait et auprès desquels tous les embrassements des autres femmes semblent insipides.
La contrainte et le silence augmentaient la tension furieuse de mes nerfs. La surprise, la joie d'une revanche et, peut-être, une jalousie perverse, attisaient mes désirs. L'élastique fermeté de sa chair et la souple violence des mouvements dont elle m'enveloppait, demandaient, promettaient et méritaient les plus ardentes caresses. Nous connûmes, cette nuit-là, les voluptés dont l'abîme confine à la douleur.
En descendant, le matin, dans la cour de l'hôtellerie, j'y trouvai M. d'Anquetil qui me parut moins odieux, maintenant que je le trompais. De son côté, il semblait plus attiré vers moi qu'il ne l'avait été depuis le commencement du voyage. Il me parla avec familiarité, sympathie, confiance, me reprochant seulement de montrer à Jahel peu d'égards et d'empressement, et de ne pas lui rendre ces soins qu'un honnête homme doit avoir pour toute femme.
—Elle se plaint, dit-il, de votre incivilité. Prenez-y garde, cher Tournebroche; je serais fâché qu'il y eût des difficultés entre elle et vous. C'est une jolie fille, et qui m'aime excessivement.
La berline roulait depuis une heure quand Jahel, ayant mis la tête à la portière, me dit:
—La calèche a reparu. Je voudrais bien distinguer le visage des deux hommes qui y sont. Mais je n'y puis parvenir.
Je lui répondis que, si loin, et dans la brume du matin, l'on ne pouvait rien voir.
Elle me répondit que sa vue était si perçante, qu'elle les distinguerait bien, malgré le brouillard et l'espace, si c'était vraiment des visages.
—Mais, ajouta-t-elle, ce ne sont pas des visages.
—Que voulez-vous donc que ce soit? lui demandai-je, en éclatant de rire.
Elle me demanda à son tour quelle idée saugrenue m'était venue à l'esprit pour rire si sottement, et dit:
—Ce n'est pas des visages, c'est des masques. Ces deux hommes nous poursuivent, et ils sont masqués.
J'avertis M. d'Anquetil qu'il semblait qu'on nous suivît dans une vilaine calèche. Mais il me pria de le laisser tranquille.
—Quand les cent mille diables seraient à nos trousses, s'écria-t-il, je ne m'en inquiéterais pas, ayant assez à faire à surveiller ce gros pendard d'abbé, qui fait sauter la carte de façon subtile et me vole tout mon argent. Même je ne serais pas surpris qu'en me jetant cette vilaine calèche au travers de mon jeu, Tournebroche, vous ne fussiez d'intelligence avec ce vieux fripon. Une voiture ne peut-elle cheminer sur la route sans vous donner d'émoi?
Jahel me dit tout bas:
—Je vous prédis, Jacques, que de cette calèche il nous arrivera malheur. J'en ai le pressentiment et mes pressentiments ne m'ont jamais trompée.
—Voulez-vous me faire croire que vous avez le don de prophétie?
Elle me répondit gravement:
—Je l'ai.
—Quoi, vous êtes prophétesse! m'écriai-je en souriant. Voilà qui est étrange!
—Vous vous moquez, me dit-elle, et vous doutez parce que vous n'avez jamais vu une prophétesse de si près. Comment vouliez-vous qu'elles fussent faites?
—Je croyais qu'il fallait qu'elles fussent vierges.
—Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle avec assurance.
La calèche ennemie avait disparu au tournant de la route. Mais l'inquiétude de Jahel avait, sans qu'il l'avouât, gagné M. d'Anquetil qui donna l'ordre aux postillons d'allonger le galop, promettant de leur payer de bonnes guides.
Par un excès de soin, il fit passer à chacun d'eux une des bouteilles que l'abbé avait mises en réserve au fond de la voiture.
Les postillons communiquèrent aux chevaux l'ardeur que ce vin leur donnait.
—Vous pouvez vous rassurer, Jahel, dit-il; du train dont nous allons, cette antique calèche, traînée par les chevaux de l'Apocalypse, ne nous rattrapera pas.
—Nous allons comme chats sur braise, dit l'abbé.
—Pourvu que cela dure! dit Jahel.
Nous voyions à notre droite fuir les vignes en joualles sur les coteaux. A gauche, la Saône coulait mollement. Nous passâmes, comme un ouragan, devant le pont de Tournus. La ville s'élevait de l'autre côté du fleuve, sur une colline couronnée par les murs d'une abbaye fière comme une forteresse.
—C'est, dit l'abbé, une de ces innombrables abbayes bénédictines qui sont semées comme des joyaux sur la robe de la Gaule ecclésiastique. S'il avait plu à Dieu que ma destinée fût conforme à mon caractère, j'aurais coulé une vie obscure, gaie et douce, dans une de ces maisons. Il n'est point d'ordre que j'estime, pour la doctrine et pour les moeurs, à l'égal des Bénédictins. Ils ont des bibliothèques admirables. Heureux qui porte leur habit et suit leur sainte règle! Soit par l'incommodité que j'éprouve présentement d'être rudement secoué par cette voiture, qui ne manquera pas de verser bientôt dans une des ornières dont cette route est profondément creusée, soit plutôt par l'effet de mon âge, qui est celui de la retraite et des graves pensées, je désire plus ardemment que jamais m'asseoir devant une table, dans quelque vénérable galerie, où des livres nombreux et choisis fussent assemblés en silence. Je préfère leur entretien à celui des hommes, et mon voeu le plus cher est d'attendre, dans le travail de l'esprit, l'heure où Dieu me retirera de cette terre. J'écrirais des histoires, et préférablement celle des Romains, au déclin de la République. Car elle est pleine de grandes actions et d'enseignements. Je partagerais mon zèle entre Cicéron, saint Jean-Chrysostome et Boèce, et ma vie modeste et fructueuse ressemblerait au jardin du vieillard de Tarente.
"J'ai éprouvé diverses manières de vivre et j'estime que la meilleure est, s'adonnant à l'étude, d'assister en paix aux vicissitudes des hommes, et de prolonger, par le spectacle des siècles et des empires, la brièveté de nos jours. Mais il y faut de la suite et de la continuité. C'est ce qui m'a le plus manqué dans mon existence. Si, comme je l'espère, je parviens à me tirer du mauvais pas où je suis, je m'efforcerai de trouver un asile honorable et sûr dans quelque docte abbaye, où les bonnes lettres soient en honneur et vigueur. Je m'y vois déjà, goûtant la paix illustre de la science. Si je pouvais recevoir ce bon office des Sylphes assistants, dont parle ce vieux fou d'Astarac et qui apparaissent, dit-on, quand on les invoque par le nom cabalistique d'AGLA…
Au moment où mon bon maître prononçait ce mot, un choc soudain nous abîma tous quatre sous une pluie de verre, dans une telle confusion que je me sentis tout à coup aveuglé et suffoqué sous les jupes de Jahel, tandis que M. Coignard accusait d'une voix étouffée l'épée de M. d'Anquetil de lui avoir rompu le reste de ses dents et que, sur ma tête, Jahel poussait des cris à déchirer tout l'air des vallées bourguignonnes. Cependant M. d'Anquetil promettait, en style de corps de garde, aux postillons de les faire pendre. Quand je parvins à me dégager, il avait déjà sauté à travers une glace brisée. Nous le suivîmes, mon bon maître et moi, par la même voie, puis tous trois, nous tirâmes Jahel de la caisse renversée. Elle n'avait point de mal et son premier soin fut de rajuster sa coiffure.
—Grâce au ciel! dit mon bon maître, j'en suis quitte pour une dent, encore n'était-elle ni intacte ni blanche. Le temps, en l'offensant, en avait préparé la perte.
M. d'Anquetil, les jambes écartées et les poings sur la hanche, examinait la berline culbutée.
—Les coquins, dit-il, l'ont mise dans un bel état. Si l'on relève les chevaux, elle tombe en cannelle. L'abbé, elle n'est plus bonne qu'à jouer aux jonchets.
Les chevaux, abattus les uns sur les autres, s'entre-frappaient de leurs sabots. Dans un amas confus de croupes, de crinières, de cuisses et de ventres fumants, un des postillons était enseveli, les bottes en l'air. L'autre crachait le sang dans le fossé où il avait été jeté. Et M. d'Anquetil leur criait:
—Drôles! Je ne sais ce qui me retient de vous passer mon épée à travers le corps!
—Monsieur, dit l'abbé, ne conviendrait-il pas, d'abord, de tirer ce pauvre homme du milieu de ces chevaux où il est enseveli?
Nous nous mîmes tous à la besogne et, quand les chevaux furent dételés et relevés, nous reconnûmes l'étendue du dommage. Il se trouva un ressort rompu, une roue cassée et un cheval boiteux.
—Faites venir un charron, dit M. d'Anquetil aux postillons, et que tout soit prêt dans une heure!
—Il n'y a pas de charron ici, répondirent les postillons.
—Un maréchal.
—Il n'y a pas de maréchal.
—Un sellier.
—Il n'y a pas de sellier.
Nous regardâmes autour de nous. Au couchant, les coteaux de vignes jetaient jusqu'à l'horizon leurs longs plis paisibles. Sur la hauteur, un toit fumait près d'un clocher. De l'autre côté, la Saône, voilée de brumes légères, effaçait lentement le sillage du coche d'eau qui venait de passer. Les ombres des peupliers s'allongeaient sur la berge. Un cri aigu d'oiseau perçait le vaste silence.
—Où sommes nous? demanda M. d'Anquetil.
—A deux bonnes lieues de Tournus, répondit, en crachant le sang, le postillon qui était tombé dans le fossé et, pour le moins, à quatre de Maçon.
Et, levant le bras vers le toit qui fumait sur le coteau:
—Là-haut, ce village doit être Vallars. Il est de peu de ressource.
—Le tonnerre de Dieu vous crève! dit M. d'Anquetil.
Tandis que les chevaux groupés se mordillaient le cou, nous nous rapprochâmes de la voiture, tristement couchée sur le flanc.
Le petit postillon qui avait été retiré des entrailles des chevaux dit:
—Pour ce qui est du ressort, on y pourra remédier par une forte pièce de bois appliquée à la soupente. La voiture en sera seulement un peu plus rude. Mais il y a la roue cassée! Et le pis est que mon chapeau est là-dessous.
—Je me fous de ton chapeau, dit M. d'Anquetil.
—Votre Seigneurie ne sait peut-être pas qu'il était tout neuf, dit le petit postillon.
—Et les glaces qui sont brisées! soupira Jahel, assise sur son porte-manteau, au bord de la route.
—Si ce n'était que des glaces, dit mon bon maître, on y saurait suppléer en baissant les stores, mais les bouteilles doivent être précisément dans le même état que les glaces. C'est ce dont il faut que je m'assure dès que la berline sera debout. Je suis mêmement en peine de mon Boèce, que j'ai laissé sous les coussins avec quelques autres bons ouvrages.
—Il n'importe! dit M. d'Anquetil. J'ai les cartes dans la poche de ma veste. Mais ne souperons-nous pas?
—J'y songeais, dit l'abbé. Ce n'est pas en vain que Dieu a donné à l'homme, pour son usage, les animaux qui peuplent la terre, le ciel et l'eau. Je suis très excellent pêcheur à la ligne, le soin d'épier les poissons convient particulièrement à mon esprit méditatif, et l'Orne m'a vu tenant la ligne insidieuse et méditant les vérités éternelles. N'ayez point d'inquiétude sur votre souper. Si mademoiselle Jahel veut bien me donner une des épingles qui soutiennent ses ajustements, j'en aurai bientôt fait un hameçon, pour pêcher dans la rivière, et je me flatte de vous rapporter avant la nuit deux ou trois carpillons que nous ferons griller sur un feu de broussailles.
—Je vois bien, dit Jahel, que nous sommes réduits à l'état sauvage. Mais je ne vous puis donner une épingle, l'abbé, sans que vous me donniez quelque chose en échange; autrement notre amitié risquerait d'être rompue. Et c'est ce que je ne veux pas.
—Je ferai donc, dit mon bon maître, un marché avantageux. Je vous payerai votre épingle d'un baiser, mademoiselle.
Et, aussitôt, prenant l'épingle, il posa ses lèvres sur les joues de
Jahel, avec une politesse, une grâce et une décence inconcevables.
Après avoir perdu beaucoup de temps, on prit le parti le plus raisonnable. On envoya le grand postillon, qui ne crachait plus le sang, à Tournus, avec un cheval, pour ramener un charron, tandis que son camarade allumerait du feu dans un abri; car le temps devenait frais et le vent s'élevait.
Nous avisâmes sur la route, à cent pas en avant du lieu de notre chute, une montagne de pierre tendre, dont le pied était creusé en plusieurs endroits. C'est dans un de ces creux que nous résolûmes d'attendre, en nous chauffant, le retour du postillon envoyé en courrier à Tournus. Le second postillon attacha les trois chevaux qui nous restaient, dont un boiteux, au tronc d'un arbre, près de notre caverne. L'abbé, qui avait réussi à faire une ligne avec des branches de saule, une ficelle, un bouchon et une épingle, s'en alla pêcher, autant par inclination philosophique et méditative que dans le dessein de nous rapporter du poisson. M. d'Anquetil, demeurant avec Jahel et moi dans la grotte, nous proposa une partie d'hombre, qui se joue à trois, et qui, disait-il, étant espagnol, convenait à d'aussi aventureux personnages que nous étions pour lors. Et il est vrai que, dans cette carrière, à la nuit tombante, sur une route déserte, notre petite troupe n'eût pas paru indigne de figurer dans quelqu'une de ces rencontres de don Quigeot ou don Quichotte, dont s'amusent les servantes. Nous jouâmes donc à l'hombre. C'est un jeu qui veut de la gravité. J'y fis beaucoup de fautes et mon impatient partenaire commençait à se fâcher, quand le visage noble et riant de mon bon maître nous apparut à la clarté du feu. Dénouant son mouchoir, M. l'abbé Coignard en tira quatre ou cinq petits poissons qu'il ouvrit avec son couteau orné de l'image du feu roi, en empereur romain, sur une colonne triomphale, et qu'il vida aussi facilement que s'il n'avait jamais vécu que parmi les poissardes de la halle, tant il excellait dans ses moindres entreprises, comme dans les plus considérables. En arrangeant ce fretin sur la cendre:
—Je vous confierai, nous dit-il, que, suivant la rivière en aval, à la recherche d'une berge favorable à la pêche, j'ai aperçu la calèche apocalyptique qui effraye mademoiselle Jahel. Elle s'est arrêtée à quelque distance en arrière de notre berline. Vous l'avez dû voir passer ici, tandis que je pêchais dans la rivière, et l'âme de mademoiselle en dut être bien soulagée.
—Nous ne l'avons pas vue, dit Jahel.
—Il faut donc, reprit l'abbé, qu'elle se soit remise en route quand la nuit était déjà noire. Et du moins vous l'avez entendue.
—Nous ne l'avons pas entendue, dit Jahel.
—C'est donc, fit l'abbé, que cette nuit est aveugle et sourde. Car il n'est pas croyable que cette calèche, dont point une roue n'était rompue ni un cheval boiteux, soit restée sur la route. Qu'y ferait-elle?
—Oui, qu'y ferait-elle? dit Jahel.
—Ce souper, dit mon bon maître, rappelle en sa simplicité ces repas de la Bible où le pieux voyageur partageait, au bord du fleuve, avec un ange, les poissons du Tigre. Mais nous manquons de pain, de sel et de vin. Je vais tenter de tirer de la berline les provisions qui y sont renfermées et voir si, de fortune, quelque bouteille ne s'y serait point conservée intacte. Car il est telle occasion où le verre ne se brise point sous le choc qui a rompu l'acier. Tournebroche, mon fils, donnez-moi, s'il vous plaît, votre briquet; et vous, mademoiselle, ne manquez point de retourner les poissons. Je reviendrai tout de suite.
Il partit. Son pas un peu lourd s'amortit peu à peu sur la terre de la route, et bientôt nous n'entendîmes plus rien.
—Cette nuit, dit M. d'Anquetil, me rappelle celle qui précéda la bataille de Parme. Car vous n'ignorez pas que j'ai servi sous Villars et fait la guerre de succession. J'étais parmi les éclaireurs. Nous ne voyions rien. C'est une des grandes finesses de la guerre. On envoie pour reconnaître l'ennemi des gens qui reviennent sans avoir rien reconnu, ni connu. Mais on en fait des rapports, après la bataille, et c'est là que triomphent les tacticiens. Donc, à neuf heures du soir, je fus envoyé en éclaireur avec douze maistres…
Et il nous conta la guerre de succession et ses amours en Italie; son récit dura bien un quart d'heure, après quoi il s'écria:
—Ce pendard d'abbé ne revient pas. Je gage qu'il boit là-bas tout le vin qui restait dans la soupente.
Songeant alors que mon bon maître pouvait être embarrassé, je me levai pour aller à son aide. La nuit était sans lune, et, tandis que le ciel resplendissait d'étoiles, la terre restait dans une obscurité que mes yeux, éblouis par l'éclat de la flamme, ne pouvaient percer.
Ayant fait sur la route, à la fois ténébreuse et pâle, cinquante pas au plus, j'entendis devant moi un cri terrible, qui ne semblait pas sortir d'une poitrine humaine, un cri autre que les cris déjà entendus, qui me glaça d'horreur. Je courus dans la direction d'où venait cette clameur de mortelle détresse. Mais la peur et l'ombre amollissaient mes pas. Parvenu enfin à l'endroit où la voiture gisait informe et grandie par la nuit, je trouvai mon bon maître assis au bord du fossé, plié en deux. Je ne pouvais distinguer son visage. Je lui demandai en tremblant:
—Qu'avez-vous? Pourquoi avez-vous crié?
—Oui, pourquoi ai-je crié? dit-il d'une voix altérée, d'une voix nouvelle. Je ne savais pas que j'eusse crié. Tournebroche, n'avez-vous pas vu un homme? Il m'a heurté dans l'ombre assez rudement. Il m'a donné un coup de poing.
—Venez, lui dis-je, levez-vous, mon bon maître.
S'étant soulevé, il retomba lourdement à terre.
Je m'efforçai de le relever, et mes mains se mouillèrent en touchant sa poitrine.
—Vous saignez?
—Je saigne? Je suis un homme mort. Il m'a assassiné. J'ai cru d'abord que ce n'était qu'un coup fort rude. Mais c'est une blessure dont je sens que je ne reviendrai pas.
—Qui vous a frappé, mon bon maître?
—C'est le juif. Je ne l'ai pas vu, mais je sais que c'est lui. Comment puis-je savoir que c'est lui, puisque je ne l'ai pas vu? Oui, comment cela? Que de choses étranges! C'est incroyable, n'est-ce pas, Tournebroche? J'ai dans la bouche le goût de la mort, qui ne se peut définir… Il le fallait, mon Dieu! Mais pourquoi ici plutôt que là? Voilà le mystère! Adjutorium nostrum in nomine Domini… Domine, exaudi orationem meam…
Il pria quelque temps à voix basse, puis:
—Tournebroche! mon fils, me dit-il, prenez les deux bouteilles que j'ai tirées de la soupente et mises ci-contre. Je n'en puis plus. Tournebroche, où croyez-vous que soit la blessure? C'est dans le dos que je souffre le plus, et il me semble que la vie me coule le long des mollets. Mes esprits s'en vont.
En murmurant ces mots, il s'évanouit doucement dans mes bras. J'essayai de l'emporter, mais je n'eus que la force de l'étendre sur la route. Sa chemise ouverte, je trouvai la blessure; elle était à la poitrine, petite et saignant peu. Je déchirai mes manchettes et en appliquai les lambeaux sur la plaie; j'appelai, je criai à l'aide. Bientôt je crus entendre qu'on venait à mon secours du côté de Tournus, et je reconnus M. d'Astarac. Si inattendue que fût cette rencontre, je n'en eus pas même de surprise, abîmé que j'étais par la douleur de tenir le meilleur des maîtres expirant dans mes bras.
—Qu'est cela, mon fils? demanda l'alchimiste.
—Venez à mon secours, monsieur, lui répondis-je. L'abbé Coignard se meurt. Mosaïde l'a assassiné.
—Il est vrai, reprit M. d'Astarac, que Mosaïde est venu ici dans une vieille calèche à la poursuite de sa nièce, et que je l'ai accompagné pour vous exhorter, mon fils, à reprendre votre emploi dans ma maison. Depuis hier nous serrions d'assez près votre berline, que nous avons vue tout à l'heure s'abîmer dans une ornière. A ce moment, Mosaïde est descendu de la calèche, et, soit qu'il ait fait un tour de promenade, soit plutôt qu'il lui ait plu de se rendre invisible comme il en a le pouvoir, je ne l'ai point revu. Il est possible qu'il se soit déjà montré à sa nièce pour la maudire; car tel était son dessein. Mais il n'a pas assassiné l'abbé Coignard. Ce sont les Elfes, mon fils, qui ont tué votre maître, pour le punir d'avoir révélé leurs secrets. Rien n'est plus certain.
—Ah! monsieur, m'écriai-je, qu'importe que ce soit le juif ou les
Elfes; il faut le secourir.
—Mon fils, il importe beaucoup, au contraire, répliqua M. d'Astarac. Car, s'il avait été frappé d'une main humaine, il me serait facile de le guérir par opération magique, tandis que, s'étant attiré l'inimitié des Elfes, il ne saurait échapper à leur vengeance infaillible.
Comme il achevait ces mots, M. d'Anquetil et Jahel, attirés par mes cris, approchaient avec le postillon qui portait une lanterne.
—Quoi, dit Jahel, M. Coignard se trouve mal?
Et, s'étant agenouillée près de mon bon maître, elle lui souleva la tête et lui fit respirer des sels.
—Mademoiselle, lui dis-je, vous avez causé sa perte. Sa mort est la vengeance de votre enlèvement. C'est Mosaïde qui l'a tué.
Elle leva de dessus mon bon maître son visage pâle d'horreur et brillant de larmes.
—Croyez-vous aussi, me dit-elle, qu'il soit si facile d'être jolie fille sans causer de malheurs?
—Hélas! répondis-je, ce que vous dites là n'est que trop vrai. Mais nous avons perdu le meilleur des hommes.
A ce moment, M. l'abbé Coignard poussa un profond soupir, rouvrit des yeux blancs, demanda son livre de Boèce et retomba en défaillance.
Le postillon fut d'avis de porter le blessé au village de Vallars, situé à une demi-lieue sur la côte.
—Je vais, dit-il, chercher le plus doux des trois chevaux qui nous restent. Nous y attacherons solidement ce pauvre homme, et nous le mènerons au petit pas. Je le crois bien malade. Il a toute la mine d'un courrier qui fut assassiné à la Saint-Michel, sur cette route, à quatre postes d'ici, proche Senecy, où j'ai ma promise. Ce pauvre diable battait de la paupière et faisait l'oeil blanc, comme une gueuse, sauf votre respect, messieurs. Et votre abbé a fait de même, quand mademoiselle lui a chatouillé le nez avec son flacon. C'est mauvais signe pour un blessé; quant aux filles, elles n'en meurent pas pour tourner de l'oeil de cette façon. Vos Seigneuries le savent bien. Et il y a de la distance, Dieu merci! de la petite mort à la grande. Mais c'est le même tour d'oeil… Demeurez, messieurs, je vais quérir le cheval.
—Le rustre est plaisant, dit M. d'Anquetil, avec son oeil tourné et sa gueuse pâmée. J'ai vu en Italie des soldats qui mouraient le regard fixe et les yeux hors de la tête. Il n'y a pas de règles pour mourir d'une blessure, même dans l'état militaire, où l'exactitude est poussée à ses dernières limites. Mais veuillez, Tournebroche, à défaut d'une personne mieux qualifiée, me présenter à ce gentilhomme noir qui porte des boutons de diamant à son habit et que je devine être M. d'Astarac.
—Ah! monsieur, répondis-je, tenez la présentation pour faite. Je n'ai de sentiment que pour assister mon bon maître.
—Soit! dit M. d'Anquetil.
Et, s'approchant de M. d'Astarac:
—Monsieur, dit-il, je vous ai pris votre maîtresse; je suis prêt à vous en rendre raison.
—Monsieur, répondit M. d'Astarac, je n'ai, grâce au ciel, de liaison avec aucune femme, et je ne sais ce que vous voulez dire.
A ce moment, le postillon revint avec un cheval. Mon bon maître avait un peu repris ses sens. Nous le soulevâmes tous quatre et nous parvînmes à grand'peine à le placer sur le cheval où nous l'attachâmes. Puis nous nous mîmes en marche. Je le soutenais d'un côté; M. d'Anquetil le soutenait de l'autre. Le postillon tirait la bride et portait la lanterne. Jahel suivait en pleurant. M. d'Astarac avait regagné sa calèche. Nous avancions doucement. Tout alla bien tant que nous fûmes sur la route. Mais quand il nous fallut gravir l'étroit sentier des vignes, mon bon maître, glissant à tous les mouvements de la bête, perdit le peu de forces qui lui restaient et s'évanouit de nouveau. Nous jugeâmes expédient de le descendre de sa monture et de le porter à bras. Le postillon l'avait empoigné par les aisselles et je tenais les jambes. La montée fut rude et je pensai m'abattre plus de quatre fois, avec ma croix vivante, sur les pierres du chemin. Enfin la pente s'adoucit. Nous nous enfilâmes sur une petite route bordée de haies, qui cheminait sur le coteau, et bientôt nous découvrîmes sur notre gauche les premiers toits de Vallars. A cette vue, nous déposâmes à terre notre malheureux fardeau et nous nous arrêtâmes un moment pour souffler. Puis, reprenant notre faix, nous poussâmes jusqu'au village.
Une lueur rose s'élevait à l'orient au-dessus de l'horizon. L'étoile du matin, dans le ciel pâli, luisait aussi blanche et tranquille que la lune, dont la corne légère pâlissait à l'occident. Les oiseaux se mirent à chanter; mon bon maître poussa un soupir.
Jahel courait devant nous, heurtant aux portes, en quête d'un lit et d'un chirurgien. Chargés de hottes et de paniers, des vignerons s'en allaient aux vendanges. L'un d'eux dit à Jahel que Gaulard, sur la place, logeait à pied et à cheval.
—Quant au chirurgien Coquebert, ajouta-t-il, vous le voyez là-bas, sous le plat à barbe qui lui sert d'enseigne. Il sort de sa maison pour aller à sa vigne.
C'était un petit homme, très poli. Il nous dit qu'ayant depuis peu marié sa fille, il avait un lit dans sa maison pour y mettre le blessé.
Sur son ordre, sa femme, grosse dame coiffée d'un bonnet blanc surmonté d'un chapeau de feutre, mit des draps au lit, dans la chambre basse. Elle nous aida à déshabiller M. l'abbé Coignard et à le coucher. Puis elle s'en alla chercher le curé.
Cependant, M. Coquebert examinait la blessure.
—Vous voyez, lui dis-je, qu'elle est petite et qu'elle saigne peu.
—Cela n'est guère bon, répondit-il, et ne me plaît point, mon jeune monsieur. J'aime une blessure large et qui saigne.
—Je vois, lui dit M. d'Anquetil, que, pour un merlan et un seringueur de village, vous n'avez pas le goût mauvais. Rien n'est pis que ces petites plaies profondes qui n'ont l'air de rien. Parlez-moi d'une belle entaille au visage. Cela fait plaisir à voir et se guérit tout de suite. Mais sachez, bonhomme, que ce blessé est mon chapelain et qu'il fait mon piquet. Êtes-vous homme à me le remettre sur pied, en dépit de votre mine qui est plutôt celle d'un donneur de clystères?
—A votre service, répondit en s'inclinant le chirurgien-barbier. Mais je reboute aussi les membres rompus et je panse les plaies. Je vais examiner celle-ci.
—Faites vite, monsieur, lui dis-je.
—Patience! fit-il. Il faut d'abord la laver, et j'attends que l'eau chauffe dans la bouilloire.
Mon bon maître, qui s'était un peu ranimé, dit lentement, d'une voix assez forte:
—La lampe à la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché dans les ténèbres sera mis au jour.
—Que dites-vous, mon bon maître?
—Laissez, mon fils, répondit-il, je m'entretiens des sentiments propres à mon état.
—L'eau est chaude, me dit le barbier. Tenez ce bassin près du lit. Je vais laver la plaie.
Tandis qu'il passait sur la poitrine de mon bon maître une éponge imbibée d'eau tiède, le curé entra dans la chambre avec madame Coquebert. Il tenait à la main un panier et des ciseaux.
—Voilà donc ce pauvre homme, dit-il. J'allais à mes vignes, mais il faut soigner avant tout celles de Jésus-Christ. Mon fils, ajouta-t-il en s'approchant de lui, offrez votre mal à Notre-Seigneur. Peut-être n'est-il pas si grand qu'on croit. Au demeurant, il faut faire la volonté de Dieu.
Puis, se tournant vers le barbier:
—Monsieur Coquebert, demanda-t-il, cela presse-t-il beaucoup, et puis-je aller à mon clos? Le blanc peut attendre, il n'est pas mauvais qu'il vienne à pourrir, et même un peu de pluie ne ferait que rendre le vin plus abondant et meilleur. Mais il faut que le rouge soit cueilli tout de suite.
—Vous dites vrai, monsieur le curé, répondit Coquebert; j'ai dans ma vigne des grappes qui se couvrent de moisissure et qui n'ont échappé au soleil que pour périr à la pluie.
—Hélas! dit le curé, l'humide et le sec sont les deux ennemis du vigneron.
—Rien n'est plus vrai, dit le barbier, mais je vais explorer la blessure.
Ce disant, il mit de force un doigt dans la plaie.
—Ah! bourreau! s'écria le patient.
—Souvenez-vous, dit le curé, que le Seigneur a pardonné à ses bourreaux.
—Ils n'étaient point barbiers, dit l'abbé.
—Voilà un méchant mot, dit le curé.
—Il ne faut pas chicaner un mourant sur ses plaisanteries, dit mon bon maître. Mais je souffre cruellement: cet homme m'a assassiné, et je meurs deux fois. La première fois, c'était de la main d'un juif.
—Que veut-il dire? demanda le curé.
—Le mieux, monsieur le curé, dit le barbier, est de ne point s'en inquiéter. Il ne faut jamais vouloir entendre les propos des malades. Ce ne sont que rêveries.
—Coquebert, dit le curé, vous ne parlez pas bien. Il faut entendre les malades en confession, et tel chrétien, qui n'avait rien dit de bon dans sa vie, prononce finalement les paroles qui lui ouvrent le paradis.
—Je ne parlais qu'au temporel, dit le barbier.
—Monsieur le curé, dis-je à mon tour, M. l'abbé Coignard, mon bon maître, ne déraisonne point, et il n'est que trop vrai qu'il a été assassiné par un juif, nommé Mosaïde.
—En ce cas, répondit le curé, il y doit voir une faveur spéciale de Dieu, qui voulut qu'il pérît par la main d'un neveu de ceux qui crucifièrent son fils. La conduite de la Providence dans le monde est toujours admirable. Monsieur Coquebert, puis-je aller à mon clos?
—Vous y pouvez aller, monsieur le curé, répondit le barbier. La plaie n'est pas bonne; mais elle n'est pas non plus telle qu'on en meure tout de suite. C'est, monsieur le curé, une de ces blessures qui jouent avec le malade comme le chat avec les souris, et à ce jeu-là on peut gagner du temps.
—Voilà qui est bien, dit M. le curé. Remercions Dieu, mon fils, de ce qu'il vous laisse la vie; mais elle est précaire et transitoire. Il faut être toujours prêt à la quitter.
Mon bon maître répondit gravement:
—Être sur la terre comme n'y étant pas; posséder comme ne possédant pas, car la figure de ce monde passe.
Reprenant ses ciseaux et son panier, M. le curé dit:
—Mieux encore qu'à votre habit et à vos chausses, que je vois étendus sur cet escabeau, à vos propos, mon fils, je connais que vous êtes d'église et menant une sainte vie. Reçûtes-vous les ordres sacrés?
—Il est prêtre, dis-je, docteur en théologie et professeur d'éloquence.
—Et de quel diocèse? demanda le curé.
—De Séez, en Normandie, suffragant de Rouen.
—Insigne province ecclésiastique, dit M. le curé, mais qui le cède de beaucoup en antiquité et illustration au diocèse de Reims, dont je suis prêtre.
Et il sortit. M. Jérôme Coignard passa paisiblement la journée. Jahel voulut rester la nuit auprès du malade. Je quittai, vers onze heures de la soirée, la maison de M. Coquebert et j'allai chercher un gîte à l'auberge du sieur Gaulard. Je trouvai M. d'Astarac sur la place, dont son ombre, au clair de lune, barrait presque toute la surface. Il me mit la main sur l'épaule comme il en avait l'habitude et me dit avec sa gravité coutumière:
—Il est temps que je vous rassure, mon fils; je n'ai accompagné Mosaïde que pour cela. Je vous vois cruellement tourmenté par les Lutins. Ces petits esprits de la terre vous ont assailli, abusé par toutes sortes de fantasmagories, séduit par mille mensonges, et finalement poussé à fuir ma maison.
—Hélas! monsieur, répondis-je, il est vrai que j'ai quitté votre toit avec une apparente ingratitude dont je vous demande pardon. Mais j'étais poursuivi par les sergents, non par les Lutins. Et mon bon maître est assassiné. Ce n'est pas une fantasmagorie.
—N'en doutez point, reprit le grand homme, ce malheureux abbé a été frappé mortellement par les Sylphes dont il avait révélé les secrets. Il a dérobé dans une armoire quelques pierres qui sont l'ouvrage de ces Sylphes et que ceux-ci avaient laissées imparfaites, et bien différentes encore du diamant, quant à l'éclat et à la pureté.
"C'est cette avidité et le nom d'Agla indiscrètement prononcé qui les a le plus fâchés. Or sachez, mon fils, qu'il est impossible aux philosophes d'arrêter la vengeance de ce peuple irascible. J'ai appris par une voie surnaturelle et aussi par le rapport de Criton, le larcin sacrilège de M. Coignard qui se flattait insolemment de surprendre l'art par lequel les Salamandres, les Sylphes et les Gnômes mûrissent la rosée matinale et la changent insensiblement en cristal et en diamant.
—Hélas! monsieur, je vous assure qu'il n'y songeait point, et que c'est cet horrible Mosaïde qui l'a frappé d'un coup de stylet sur la route.
Ces propos déplurent extrêmement à M. d'Astarac qui m'invita d'une façon pressante à n'en plus tenir de semblables.
—Mosaïde, ajouta-t-il, est assez bon cabbaliste pour atteindre ses ennemis sans se donner la peine de courir après eux. Sachez, mon fils, que, s'il avait voulu tuer M. Coignard, il l'eût fait aisément de sa chambre, par opération magique. Je vois que vous ignorez encore les premiers éléments de la science. La vérité est que ce savant homme, instruit par le fidèle Criton de la fuite de sa nièce, prit la poste pour la rejoindre et la ramener au besoin dans sa maison. Ce qu'il eût fait sans faute, pour peu qu'il eût discerné dans l'âme de cette malheureuse quelque lueur de regret et de repentir. Mais, la voyant toute corrompue par la débauche, il préféra l'excommunier et la maudire par les Globes, les Roues et les Bêtes d'Élisée. C'est précisément ce qu'il vient de faire à mes yeux, dans la calèche où il vit retiré, pour ne point partager le lit et la table des chrétiens.
Je me taisais, étonné par de telles rêveries; mais cet homme extraordinaire me parla avec une éloquence qui ne laissa point de me troubler.
—Pourquoi, disait-il, ne vous laissez-vous pas éclairer des avis d'un philosophe? Quelle sagesse, mon fils, opposez-vous à la mienne? Considérez que la vôtre est moindre en quantité, sans différer en essence. A vous ainsi qu'à moi la nature apparaît comme une infinité de figures, qu'il faut reconnaître et ordonner, et qui forment une suite d'hiéroglyphes. Vous distinguez aisément plusieurs de ces signes auxquels vous attachez un sens; mais vous êtes trop enclin à vous contenter du vulgaire et littéral, et vous ne cherchez pas assez l'idéal et le symbolique. Pourtant le monde n'est concevable que comme symbole, et tout ce qui se voit dans l'univers n'est qu'une écriture imagée, que le vulgaire des hommes épelle sans la comprendre. Craignez, mon fils, d'ânonner et de braire cette langue universelle, à la manière des savants qui remplissent les Académies. Mais plutôt recevez de moi la clef de toute science.
Il s'arrêta un moment et reprit son discours d'un ton plus familier.
—Vous êtes poursuivi, mon cher fils, par des ennemis moins terribles que les Sylphes. Et votre Salamandre n'aura pas de peine à vous débarrasser des Lutins, sitôt que vous lui demanderez de s'y employer. Je vous répète que je ne suis venu ici, avec Mosaïde, que pour vous donner ces bons avis et vous presser de revenir chez moi continuer nos travaux. Je conçois que vous veuilliez assister jusqu'au bout votre malheureux maître. Je vous en donne toute licence. Mais ne manquez pas de revenir ensuite dans ma maison. Adieu! Je retourne cette nuit même à Paris, avec ce grand Mosaïde, que vous avez si injustement soupçonné.