Je lui promis tout ce qu'il voulut et me traînai jusqu'à mon méchant lit d'auberge, où je tombai, appesanti par la fatigue et la douleur.
Le lendemain, au petit jour, je retournai chez le chirurgien et j'y retrouvai Jahel au chevet de mon bon maître, droite sur sa chaise de paille, la tête enveloppée dans sa mante noire, attentive, grave et docile comme une fille de charité. M. Coignard, très rouge, sommeillait.
—La nuit, me dit-elle à voix basse, n'a pas été bonne. Il a discouru, il a chanté, il m'a appelée soeur Germaine et il m'a fait des propositions. Je n'en suis pas offensée, mais cela prouve son trouble.
—Hélas! m'écriai-je, si vous ne m'aviez pas trahi, Jahel, pour courir les routes avec ce gentilhomme, mon bon maître ne serait pas dans ce lit, la poitrine transpercée.
—C'est bien le malheur de notre ami, répondit-elle, qui cause mes regrets cuisants. Car pour ce qui est du reste, ce n'est pas la peine d'y penser, et je ne conçois pas, Jacques, que vous y songiez dans un pareil moment.
—J'y songe toujours, lui répondis-je.
—Moi, dit-elle, je n'y pense guère. Vous faites à vous seul, plus qu'aux trois quarts, les frais de votre malheur.
—Qu'entendez-vous par là, Jahel?
—J'entends, mon ami, que si j'y fournis l'étoffe, vous y mettez la broderie et que votre imagination enrichit beaucoup trop la simple réalité. Je vous jure qu'à l'heure qu'il est, je ne me rappelle pas moi-même le quart de ce qui vous chagrine; et vous méditez si obstinément sur ce sujet que votre rival vous est plus présent qu'à moi-même. N'y pensez plus et laissez-moi donner de la tisane à l'abbé qui se réveille.
A ce moment, M. Coquebert s'approcha du lit avec sa trousse, fit un nouveau pansement, dit tout haut que la blessure était en bonne voie de guérison. Puis, me tirant à part:
—Je puis vous assurer, monsieur, me dit-il, que ce bon abbé ne mourra pas du coup qu'il a reçu. Mais, à vrai dire, je crains qu'il ne réchappe pas d'une pleurésie assez forte, causée par sa blessure. Il est présentement travaillé d'une grosse fièvre. Mais voici venir M. le curé.
Mon bon maître le reconnut fort bien, et lui demanda poliment comment il se portait.
—Mieux que la vigne, répondit le curé. Car elle est toute gâtée de fleurebers et de vermines contre lesquels le clergé de Dijon fit pourtant, cette année, une belle procession avec croix et bannières. Mais il en faudra faire une plus belle, l'année qui vient, et brûler plus de cire. Il sera nécessaire aussi que l'official excommunie à nouveau les mouches qui détruisent les raisins.
—Monsieur le curé, dit mon bon maître, on dit que vous lutinez les filles dans vos vignes. Fi! ce n'est plus de votre âge. En ma jeunesse, j'étais, comme vous, porté sur la créature. Mais le temps m'a beaucoup amendé, et j'ai tantôt laissé passer une nonnain sans lui rien dire. Vous en usez autrement avec les donzelles et les bouteilles, monsieur le curé. Mais vous faites plus mal encore de ne point dire les messes qu'on vous a payées et de trafiquer des biens de l'Église. Vous êtes bigame et simoniaque.
En entendant ces propos, M. le curé ressentait une surprise douloureuse; sa bouche demeurait ouverte et ses joues tombaient tristement des deux côtés de son large visage:
—Quelles indignes offenses au caractère dont je suis revêtu! soupira-t-il enfin, les yeux au plancher. Quels propos il tient, si près du tribunal de Dieu! Oh! monsieur l'abbé, est-ce à vous de parler de la sorte, vous qui menâtes une sainte vie et étudiâtes dans tant de livres?
Mon bon maître se souleva sur son coude. La fièvre lui rendait tristement et à contresens cet air jovial que nous aimions à lui voir naguère.
—Il est vrai, dit-il, que j'ai étudié les anciens auteurs. Mais il s'en faut que j'aie autant de lecture que le deuxième vicaire de M. l'évêque de Séez. Bien qu'il eût le dehors et le dedans d'un âne, il fut plus grand liseur que moi. Car il était bigle et, guignant de l'oeil, il lisait deux pages à la fois. Qu'en dis-tu, vilain fripon de curé, vieux galant qui cours la guilledine au clair de lune? Curé, ta bonne amie est faite comme une sorcière. Elle a de la barbe au menton: c'est la femme du chirurgien-barbier. Il est amplement cocu, et c'est bien fait pour cet homunculus dont toute la science médicale se hausse à donner un clystère.
—Seigneur Dieu! que dit-il? s'écria madame Coquebert. Il faut qu'il ait le diable au corps.
—J'ai entendu beaucoup de malades parler dans le délire, dit M.
Coquebert, mais aucun ne tenait d'aussi méchants propos.
—Je découvre, dit le curé, que nous aurons plus de peine que je n'avais cru à conduire ce malade vers une bonne fin. Il y a dans sa nature une âcre humeur et des impuretés que je n'y avais pas d'abord remarquées. Il tient des discours malséants à un ecclésiastique et à un malade.
—C'est l'effet de la fièvre, dit le chirurgien-barbier.
—Mais, reprit le curé, cette fièvre, si elle ne s'arrête, le pourrait conduire en enfer. Il vient de manquer gravement à ce qu'on doit à un prêtre. Je reviendrai toutefois l'exhorter demain, car je lui dois, à l'exemple de Notre-Seigneur, une miséricorde infinie. Mais de ce côté, je conçois de vives inquiétudes. Le malheur veut qu'il y ait une fente à mon pressoir, et tous les ouvriers sont aux vignes. Coquebert, ne manquez point de dire un mot au charpentier, et de m'appeler auprès de ce malade, si son état s'aggrave soudainement. Ce sont bien des soucis, Coquebert!
Le jour suivant fut si bon pour M. Coignard, que nous en conçûmes l'espoir de le conserver. Il prit un consommé et se souleva sur son lit. Il parlait à chacun de nous avec sa grâce et sa douceur coutumières. M. d'Anquetil, qui logeait chez Gaulard, le vint voir et lui demanda assez indiscrètement de lui faire son piquet. Mon bon maître promit en souriant de le faire la semaine prochaine. Mais la fièvre le reprit à la tombée du jour. Pâle, les yeux nageant dans une terreur indicible, frissonnant et claquant des dents:
—Le voilà, cria-t-il, ce vieux youtre! C'est le fils que Judas
Iscariote fit à une diablesse en forme de chèvre. Mais il sera pendu
au figuier paternel, et ses entrailles se répandront à terre.
Arrêtez-le… Il me tue! J'ai froid!
Un moment après, rejetant ses couvertures, il se plaignit d'avoir trop chaud.
—J'ai grand'soif, dit-il. Donnez-moi du vin! Et qu'il soit frais. Madame Coquebert, hâtez-vous de l'aller mettre rafraîchir dans la fontaine, car la journée promet d'être brûlante.
Nous étions à la nuit, et il brouillait les heures dans sa tête.
—Faites vite, dit-il encore à madame Coquebert; mais ne soyez pas aussi simple que le sonneur de la cathédrale de Séez, qui, étant allé tirer du puits les bouteilles qu'il y avait mises, aperçut son ombre dans l'eau et se mit à crier: "Holà! messieurs, venez vite m'aider. Car il y a là-bas des antipodes qui boiront notre vin, si nous n'y mettons bon ordre."
—Il est jovial, dit madame Coquebert. Mais tantôt il a tenu sur moi des propos bien indécents. Si j'eusse trompé Coquebert, ce n'aurait point été avec M. le curé, en égard à son état et à son âge.
M. le curé entra dans ce même moment:
—Eh bien, monsieur l'abbé, demanda-t-il à mon maître, dans quelles dispositions vous trouvez-vous? Quoi de nouveau?
—Dieu merci, répondit M. Coignard, il n'est rien de nouveau dans mon âme. Car, ainsi qu'a dit saint Chrysostome, évitez les nouveautés. Ne vous engagez point dans des voies qui n'aient point encore été tentées; on s'égare sans fin, quand une fois on a commencé de s'égarer. J'en ai fait la triste expérience. Et je me suis perdu pour avoir suivi des chemins non frayés. J'ai écouté mes propres conseils et ils m'ont conduit à l'abîme. Monsieur le curé, je suis un pauvre pécheur; le nombre de mes iniquités m'opprime.
—Voilà de belles paroles, dit M. le curé. C'est Dieu lui-même qui vous les dicte. J'y reconnais son style inimitable. Ne voulez-vous point que nous avancions un peu le salut de votre âme?
—Volontiers, dit M. Coignard. Car mes impuretés se lèvent contre moi. J'en vois se dresser de grandes et de petites. J'en vois de rouges et de noires. J'en vois d'infimes qui chevauchent des chiens et des cochons, et j'en vois d'autres qui sont grasses et toutes nues, avec des tétons comme des outres, des ventres qui retombent à grands plis et des fesses énormes.
—Est-il possible, dit M. le curé, que vous en ayez une vue si distincte? Mais, si vos fautes sont telles que vous dites, mon fils, il vaut mieux ne les point décrire et vous borner à les détester intérieurement.
—Voudriez-vous donc, monsieur le curé, reprit l'abbé, que mes péchés fussent tous faits comme des Adonis? Mais laissons cela. Et vous, barbier, donnez-moi à boire. Connaissez-vous M. de la Musardière?
—Non pas, que je sache, dit M. Coquebert.
—Apprenez donc, reprit mon bon maître, qu'il était très porté sur les femmes.
—C'est par cet endroit, dit le curé, que le diable prend de grands avantages sur l'homme. Mais où voulez-vous en venir, mon fils?
—Vous le verrez bientôt, dit mon bon maître. M. de la Musardière donna rendez-vous à une pucelle dans une étable. Elle y alla, et il l'en laissa sortir comme elle y était venue. Savez-vous pourquoi?
—Je l'ignore, dit le curé, mais laissons cela.
—Non point, reprit M. Coignard. Sachez qu'il se garda de l'accointer, de peur d'engendrer un cheval dont on lui eût fait un procès au criminel.
—Ah! dit le barbier, il devait plutôt avoir peur d'engendrer un âne.
—Sans doute! dit le curé. Mais voilà qui ne nous avance point dans le chemin du paradis. Il conviendrait de reprendre la bonne route. Vous nous teniez tout à l'heure des propos si édifiants!
Au lieu de répondre, mon bon maître se mit à chanter d'une voix assez forte:
Pour mettre en goût le roi Louison
On a pris quinze mirlitons
Landerinette,
Qui tous le balai ont rôti,
Landeriri.
—Si vous voulez chanter, mon fils, dit M. le curé, chantez plutôt quelque beau noël bourguignon. Vous y réjouirez votre âme en la sanctifiant.
—Volontiers, répondit mon bon maître. Il en est de Guy Barozai, que je tiens, en leur apparente rusticité, pour plus fins que le diamant et plus précieux que l'or. Celui-ci, par exemple:
Lor qu'au lai saison qu'ai jaule
Au monde Jésu-chri vin
L'âne et le beu l'échaufin
De le leu sofle dans l'étaule.
Que d'âne et de beu je sai,
Dans ce royaume de Gaule,
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai.
Le chirurgien, sa femme et le curé reprirent ensemble:
Que d'âne et de beu je sai
Dans ce royaume de Gaule
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai.
Et mon bon maître reprit d'une voix plus faible:
Mais le pu béo de l'histoire
Ce fut que l'âne et le beu
Ainsin passire tô deu
La nuit sans manger ni boire.
Que d'âne et de beu je sai,
Couver de pane et de moire,
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai!
Puis il laissa tomber sa tête sur l'oreiller et ne chanta plus.
—Il y a du bon en ce chrétien, nous dit M. le curé, beaucoup de bon, et tantôt encore il m'édifiait moi-même par de belles sentences. Mais il ne laisse point de m'inquiéter, car tout dépend de la fin, et l'on ne sait ce qui restera au fond du panier. Dieu, dans sa bonté, veut qu'un seul moment nous sauve; encore faut-il que ce moment soit le dernier, de sorte que tout dépend d'une seule minute, auprès de laquelle le reste de la vie est comme rien. C'est ce qui me fait frémir pour ce malade, que les anges et les diables se disputent furieusement. Mais il ne faut point désespérer de la miséricorde divine.
Deux jours se passèrent en de cruelles alternatives. Après quoi, mon bon maître tomba dans une faiblesse extrême.
—Il n'y a plus d'espoir, me dit tout bas M. Coquebert. Voyez comme sa tête creuse l'oreiller, et remarquez que son nez est aminci.
En effet, le nez de mon bon maître, naguère gros et rouge, n'était plus qu'une lame recourbée, livide comme du plomb.
—Tournebroche, mon fils, me dit-il d'une voix encore pleine et forte, mais dont je n'avais jamais entendu le son, je sens qu'il me reste peu de temps à vivre. Allez me chercher ce bon prêtre, pour qu'il m'entende en confession.
M. le curé était à sa vigne, où je courus.
—La vendange est faite, me dit-il, et plus abondante que je n'espérais; allons assister ce pauvre homme.
Je le ramenai auprès du lit de mon bon maître, et nous le laissâmes seul avec le mourant.
Il sortit au bout d'une heure et nous dit:
—Je puis vous assurer que M. Jérôme Coignard meurt dans des sentiments admirables de piété et d'humilité. Je vais à sa demande, et en considération de sa ferveur, lui donner le saint viatique. Pendant que je revêts l'aube et l'étole, veuillez, madame Coquebert, m'envoyer dans la sacristie l'enfant qui sert chaque matin ma messe basse, et préparer la chambre pour y recevoir le bon Dieu.
Madame Coquebert balaya la chambre, mit une couverture blanche au lit, posa au chevet une petite table qu'elle couvrit d'une nappe; elle y plaça deux chandeliers dont elle alluma les chandelles, et une jatte de faïence où trempait dans l'eau bénite une branche de buis.
Bientôt nous entendîmes la sonnette agitée dans le chemin par le desservant, et nous vîmes entrer la croix aux mains d'un enfant, et le prêtre vêtu de blanc et portant les saintes espèces. Jahel, M. d'Anquetil, M. et madame Coquebert et moi, nous tombâmes à genoux.
—Pax huic domui, dit le prêtre.
—Et omnibus habiantibus in ea, répondit le desservant.
Puis M. le curé prit de l'eau bénite dont il aspergea le malade et le lit.
Il se recueillit un moment et dit avec solennité:
—Mon fils, n'avez-vous point une déclaration à faire?
—Oui, monsieur, dit l'abbé Coignard, d'une voix assurée. Je pardonne à mon assassin.
Alors, l'officiant, tirant l'hostie du ciboire:
—Ecce agnus Dei, qui tollit peccata mundi.
Mon bon maître répondit en soupirant:
—Parlerai-je à mon Seigneur, moi qui ne suis que poudre et que cendre? Comment oserai-je venir à vous, moi qui ne sens en moi-même aucun bien qui m'en puisse donner la hardiesse? Comment vous introduirai-je chez moi, après avoir si souvent blessé vos yeux pleins de bonté?
Et M. l'abbé Coignard reçut le saint viatique dans un profond silence, déchiré par nos sanglots et par le grand bruit que madame Coquebert faisait en se mouchant.
Après avoir été administré, mon bon maître me fit signe d'approcher de son lit et me dit d'une voix faible, mais distincte:
—Jacques Tournebroche, mon fils, rejette, avec mon exemple, les maximes que j'ai pu te proposer pendant ma folie, qui dura, hélas! autant que ma vie. Crains les femmes et les livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y prend. Sois humble de coeur et d'esprit. Dieu accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n'en peuvent communiquer. C'est lui qui donne toute science. Mon fils, n'écoute point ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et la finesse de leurs discours. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles, mais dans la vertu.
Il se tut, épuisé. Je saisis sa main qui reposait sur le drap, je la couvris de baisers et de larmes. Je lui dis qu'il était notre maître, notre ami, notre père, et que je ne saurais vivre sans lui.
Et je demeurai de longues heures abîmé de douleur au pied de son lit.
Il passa une nuit si paisible que j'en conçus comme un espoir désespéré. Cet état se soutint encore dans la journée qui suivit. Mais vers le soir il commença à s'agiter et à prononcer des paroles si indistinctes qu'elles restent tout entières un secret entre Dieu et lui.
A minuit il retomba dans un abattement profond et l'on n'entendait plus que le bruit léger de ses ongles qui grattaient les draps. Il ne nous reconnaissait plus.
Vers deux heures il commença de râler; le souffle rauque et précipité qui sortait de sa poitrine était assez fort pour qu'on l'entendît au loin, dans la rue du village, et j'en avais les oreilles si pleines que je crus l'ouïr encore pendant les jours qui suivirent ce malheureux jour. A l'aube, il fit de la main un signe que nous ne pûmes comprendre et poussa un grand soupir. Ce fut le dernier. Son visage prit, dans la mort, une majesté digne du génie qui l'avait animé et dont la perte ne sera jamais réparée.
M. le curé de Vallars fit à M. Jérôme Coignard des obsèques solennelles. Il chanta la messe funèbre et donna l'absoute.
Mon bon maître fut porté dans le cimetière attenant à l'église. Et M. d'Anquetil donna à souper chez Gaulard à tous les gens qui avaient assisté à la cérémonie. On y but du vin nouveau, et l'on y chanta des chansons bourguignonnes.
Le lendemain j'allai avec M. d'Anquetil remercier M. le curé de ses soins pieux.
—Ah! dit le saint homme, ce prêtre nous a donné une grande consolation par sa fin édifiante. J'ai vu peu de chrétiens mourir dans de si admirables sentiments, et il conviendrait d'en fixer le souvenir sur sa tombe en une belle inscription. Vous êtes tous deux, messieurs, assez instruits pour y réussir, et je m'engage à faire graver sur une grande pierre blanche l'épitaphe de ce défunt, dans la manière et dans l'ordre que vous l'aurez composée. Mais souvenez-vous, en faisant parler la pierre, de ne lui faire proclamer que les louanges de Dieu.
Je le priai de croire que j'y mettrais tout mon zèle, et M. d'Anquetil promit, pour sa part, de donner à la chose un tour galant et gracieux.
—J'y veux, dit-il, m'essayer au vers français, en me guidant sur ceux de M. Chapelle.
—A la bonne heure! dit M. le curé. Mais n'êtes-vous pas curieux de voir mon pressoir? Le vin sera bon cette année, et j'en ai récolté en suffisante quantité pour mon usage et pour celui de ma servante. Hélas! sans les fleurebers, nous en aurions bien davantage.
Après souper, M. d'Anquetil demanda l'écritoire et commença de composer des vers français. Puis, impatienté, il jeta en l'air la plume, l'encre et le papier.
—Tournebroche, me dit-il, je n'ai fait que deux vers, et encore ne suis-je pas assuré qu'ils sont bons: les voici tels que je les ai trouvés.
Ci-dessous gît monsieur Coignard.
Il faut bien mourir tôt ou tard.
Je lui répondis qu'ils avaient cela de bon de n'en point vouloir un troisième.
Et je passai la nuit à tourner une épitaphe latine en la manière que voici:
Ce qui revient à dire en français:
Trois jours après que mon bon maître eut rendu l'âme, M. d'Anquetil décida de se remettre en route. La voiture était réparée. Il donna l'ordre aux postillons d'être prêts pour le lendemain matin. Sa compagnie ne m'avait jamais été agréable. Dans l'état de tristesse où j'étais, elle me devenait odieuse. Je ne pouvais supporter l'idée de le suivre avec Jahel. Je résolus de chercher un emploi à Tournus ou à Mâcon et d'y vivre caché jusqu'à ce que, l'orage étant apaisé, il me fût possible de retourner à Paris, où je savais que mes parents me recevraient les bras ouverts. Je fis part de ce dessein à M. d'Anquetil, et m'excusai de ne le point accompagner plus avant. Il s'efforça d'abord de me retenir, avec une bonne grâce à laquelle il ne m'avait guère préparé, puis il m'accorda volontiers mon congé. Jahel y eut plus de peine; mais, étant naturellement raisonnable, elle entra dans les raisons que j'avais de la quitter.
La nuit qui précéda mon départ, tandis que M. d'Anquetil buvait et jouait aux cartes avec le chirurgien-barbier, nous allâmes sur la place, Jahel et moi, pour respirer l'air. Il était embaumé d'herbes et plein du chant des grillons.
—La belle nuit! dis-je à Jahel. L'année n'en aura plus guère de semblables; et peut-être, de ma vie, n'en reverrai-je point de si douce.
Le cimetière fleuri du village étendait devant nous ses immobiles vagues de gazon, et le clair de la lune blanchissait les tombes éparses sur l'herbe noire. La pensée nous vint, à tous deux en même temps d'aller dire adieu à notre ami. La place où il reposait était marquée par une croix semée de larmes, dont le pied plongeait dans la terre molle. La pierre qui devait recevoir l'épitaphe n'y avait point encore été posée. Nous nous assîmes tout auprès, dans l'herbe, et là, par un insensible et naturel penchant, nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre, sans craindre d'offenser par nos baisers la mémoire d'un ami que sa profonde sagesse rendait indulgent aux faiblesses humaines.
Tout à coup Jahel me dit dans l'oreille, où elle avait précisément sa bouche:
—Je vois M. d'Anquetil, qui, sur le mur du cimetière, regarde attentivement de notre côté.
—Nous peut-il voir dans cette ombre? demandai-je.
—Il voit sûrement mes jupons blancs, répondit-elle. C'est assez, je pense, pour lui donner envie d'en voir davantage.
Je songeais déjà à tirer l'épée et j'étais fort décidé à défendre deux existences qui, dans ce moment, étaient encore, peu s'en faut, confondues. Le calme de Jahel m'étonnait; rien, dans ses mouvements ni dans sa voix, ne trahissait la peur.
—Allez, me dit-elle, fuyez, et ne craignez rien pour moi. C'est une surprise que j'ai plutôt désirée. Il commençait à se lasser, et ceci est excellent pour ranimer son goût et assaisonner son amour. Allez et laissez-moi! Le premier moment sera dur, car il est d'un caractère violent. Il me battra, mais je ne lui en serai ensuite que plus chère. Adieu!
—Hélas! m'écriai-je, ne me prîtes-vous donc, Jahel, que pour aiguiser les désirs d'un rival?
—J'admire que vous veuillez me quereller, vous aussi! Allez, vous dis-je!
—Eh quoi! vous quitter de la sorte?
—Il le faut, adieu! Qu'il ne vous trouve pas ici. Je veux bien lui donner de la jalousie, mais avec délicatesse. Adieu, adieu!
A peine avais-je fait quelques pas dans le labyrinthe des tombes, que M. d'Anquetil, s'étant approché d'assez près pour reconnaître sa maîtresse, fit des cris et des jurements à réveiller tous ces morts de village. J'étais impatient d'arracher Jahel à sa rage. Je pensais qu'il l'allait tuer. Déjà je me glissais à son secours dans l'ombre des pierres. Mais, après quelques minutes, pendant lesquelles je les observai très attentivement, je vis M. d'Anquetil la pousser hors du cimetière et la ramener à l'auberge de Gaulard avec un reste de fureur qu'elle était bien capable d'apaiser seule et sans secours.
Je rentrai dans ma chambre lorsqu'ils eurent regagné la leur. Je ne dormis point de la nuit, et, les guettant à l'aube, par la fente des rideaux, je les vis traverser la cour de l'auberge dans une grande apparence d'amitié.
Le départ de Jahel augmenta ma tristesse. Je m'étendis à plat ventre au beau milieu de ma chambre et, le visage dans les mains, je pleurai jusqu'au soir.
A cet endroit, ma vie perd l'intérêt qu'elle empruntait des circonstances, et ma destinée, redevenant conforme à mon caractère, n'offre plus rien que de commun. Si j'en prolongeais les mémoires, mon récit paraîtrait bientôt insipide. Je l'achèverai en peu de mots. M. le curé de Vallars me donna une lettre de recommandation pour un marchand de vin de Mâcon, chez qui je fus employé pendant deux mois, au bout desquels mon père m'écrivit qu'il avait arrangé mes affaires et que je pouvais sans danger revenir à Paris.
Aussitôt je pris le coche et fis le voyage avec des recrues. Mon coeur battit à se rompre quand je revis la rue Saint-Jacques, l'horloge de Saint-Benoit-le-Bétourné, l'enseigne des Trois Pucelles et la Sainte Catherine de M. Blaizot.
Ma mère pleura à ma vue; je pleurai, nous nous embrassâmes et nous pleurâmes encore. Mon père, accouru en grande hâte du Petit Bacchus, me dit avec une dignité attendrie:
—Jacquot, mon fils, je ne te cache pas que je fus fort courroucé contre toi quand je vis les sergents entrer à la Reine Pédauque pour te prendre, ou, à ton défaut, m'emmener en ta place. Ils ne voulaient rien entendre, alléguant qu'il me serait loisible de m'expliquer en prison. Ils te recherchaient sur une plainte de M. de la Guéritaude. Je m'en formai une horrible idée de tes désordres. Mais, ayant appris, par tes lettres, que ce n'était que peccadilles, je ne pensai plus qu'à te revoir. J'ai maintes fois consulté le cabaretier du Petit Bacchus sur les moyens d'étouffer ton affaire. Il me répondit toujours: "Maître Léonard, allez trouver le juge avec un gros sac d'écus, et il vous rendra votre gars blanc comme neige." Mais les écus sont rares ici, et il n'est poule, oie, ni cane dans ma maison qui ponde des oeufs d'or. C'est tout au plus si la volaille, à l'heure d'aujourd'hui, me paye le feu de ma cheminée. Par bonheur, ta sainte et digne mère eut l'idée d'aller trouver la mère de M. d'Anquetil, que nous savions occupée en faveur de son fils, recherché en même temps que toi, pour la même affaire. Car je reconnais, mon Jacquot, que tu as fait le polisson en compagnie d'un gentilhomme, et j'ai le coeur trop bien situé pour ne pas sentir l'honneur qui en rejaillit sur toute la famille. Ta mère demanda donc audience à madame d'Anquetil, en son hôtel du faubourg Saint-Antoine. Elle s'était proprement habillée, comme pour aller à la messe; et madame d'Anquetil la reçut avec bonté. Ta mère est une sainte femme, Jacquot, mais elle n'a pas beaucoup d'usage, et elle parla d'abord sans à-propos ni convenance. Elle dit: "Madame, à nos âges, il ne nous reste après Dieu, que nos enfants." Ce n'était pas ce qu'il fallait dire à cette grande dame qui a encore des galants.
—Taisez-vous, Léonard, s'écria ma mère. La conduite de madame d'Anquetil ne vous est point connue et il faut que j'aie assez bien parlé à cette dame, puisqu'elle m'a répondu: "Soyez tranquille, madame Ménétrier; je m'emploierai pour votre fils, comme pour le mien; comptez sur mon zèle." Et vous savez, Léonard, que nous reçûmes, avant qu'il fût deux mois, l'assurance que notre Jacquot pouvait rentrer à Paris sans être inquiété.
Nous soupâmes de bon appétit. Mon père me demanda si je comptais rester au service de M. d'Astarac. Je répondis qu'après la mort à jamais déplorable de mon bon maître, je ne souhaitais point de me retrouver, avec le cruel Mosaïde, chez un gentilhomme qui ne payait ses domestiques qu'en beaux discours. Mon père m'invita obligeamment à tourner sa broche comme devant.
—Dans ces derniers temps, Jacquot, me dit-il, j'avais donné cet emploi à frère Ange; mais il s'en acquittait moins bien que Miraut, et même que toi. Ne veux-tu point, mon fils, reprendre ta place sur l'escabeau, au coin de la cheminée?
Ma mère, qui, toute simple qu'elle était, ne manquait point de jugement, haussa les épaules et me dit:
—M. Blaizot, qui est libraire à l'Image sainte Catherine, a besoin d'un commis. Cet emploi, mon Jacquot, t'ira comme un gant. Tu es de moeurs douces et tu as de bonnes manières. C'est ce qui convient pour vendre des Bibles.
J'allai tout aussitôt m'offrir à M. Blaizot, qui me prit à son service.
Mes malheurs m'avaient rendu sage. Je ne fus pas rebuté par l'humilité de ma tâche et je la remplis avec exactitude, maniant le plumeau et le balai au contentement de mon patron.
Mon devoir était de faire une visite à M. d'Astarac. Je me rendis chez ce grand alchimiste le dernier dimanche de novembre, après le dîner du midi. La distance est longue de la rue Saint-Jacques à la Croix-des-Sablons et l'almanach ne ment point, quand il annonce que les jours sont courts en novembre. Quand j'arrivai au Roule, il faisait nuit, et une brume noire couvrait la route déserte. Je songeais tristement, dans les ténèbres.
—Hélas! me disais-je, il y aura bientôt un an que pour la première fois je fis cette même route, dans la neige, en compagnie de mon bon maître, qui repose maintenant dans un village de Bourgogne, sur un coteau de vigne. Il s'endormit dans l'espérance de la vie éternelle. Et c'est là une espérance qu'il convient de partager avec un homme si docte et si sage. Dieu me garde de douter jamais de l'immortalité de l'âme! Mais il faut bien se l'avouer à soi-même, tout ce qui tient à une existence future et à un autre monde est de ces vérités insensibles auxquelles on croit sans en être touché et qui n'ont ni goût, ni saveur aucune, en sorte qu'on les avale sans s'en apercevoir. Pour ma part, je ne suis pas consolé par la pensée de revoir un jour M. l'abbé Coignard dans le paradis. Sûrement il n'y sera plus reconnaissable et ses discours n'auront pas l'agrément qu'ils empruntaient des circonstances.
En faisant ces réflexions, je vis devant moi une grande lueur qui s'étendait à la moitié du ciel; le brouillard en était roussi jusque sur ma tête, et cette lumière palpitait à son centre. Une lourde fumée se mêlait aux vapeurs de l'air. Je craignis tout de suite que ce ne fût l'incendie du château d'Astarac. Je hâtai le pas, et je reconnus bientôt que mes craintes n'étaient que trop fondées. Je découvris le calvaire des Sablons d'un noir opaque, sur une poudre de flamme, et je vis presque aussitôt le château, dont toutes les fenêtres flambaient comme en une fête sinistre. La petite porte verte était défoncée. Des ombres s'agitaient dans le parc et murmuraient d'horreur. C'étaient des habitants du bourg de Neuilly, accourus en curieux et pour porter secours. Quelques-uns lançaient par une pompe des jets d'eau qui tombaient dans le foyer ardent en pluie étincelante. Une épaisse colonne de fumée s'élevait au-dessus du château. Une pluie de flammèches et de cendres tombait autour de moi et je m'aperçus bientôt que mes habits et mes mains en étaient noircis. Je songeai avec désespoir que cette poussière qui remplissait l'air était le reste de tant de beaux livres et de manuscrits précieux, qui avaient fait la joie de mon bon maître, le reste, peut-être, de Zozime le Panopolitain, auquel nous avions travaillé ensemble dans les plus nobles heures de ma vie.
J'avais vu mourir M. l'abbé Jérôme Coignard. Cette fois, c'est son âme même, son âme étincelante et douce, que je croyais voir réduite en poudre avec la reine des bibliothèques. Je sentais qu'une part de moi-même était détruite en même temps. Le vent qui s'élevait attisait l'incendie, et les flammes faisaient un bruit de gueules voraces.
Avisant un homme de Neuilly, plus noirci encore que moi, et n'ayant que sa veste, je lui demandai si l'on avait sauvé M. d'Astarac et ses gens.
—Personne, me dit-il, n'est sorti du château, hors un vieux juif qu'on vit s'enfuir avec des paquets, du côté des marécages. Il habitait le pavillon du garde, sur la rivière, et était haï pour son origine et pour les crimes dont on le soupçonnait. Des enfants le poursuivirent. Et en fuyant il tomba dans la Seine. On l'a repêché mort, pressant sur son coeur un grimoire et six tasses d'or. Vous pourrez le voir sur la berge, dans sa robe jaune. Il est affreux, les yeux ouverts.
—Ah! répondis-je, cette fin était due à ses crimes. Mais sa mort ne me rend pas le meilleur des maîtres qu'il a assassiné! Dites-moi encore: n'a-t-on pas vu M. d'Astarac?
Au moment où je faisais cette question, j'entendis près de moi une des ombres agitées pousser un cri d'angoisse:
—Le toit va s'effondrer!
Alors je reconnus avec horreur la grande forme noire de M. d'Astarac qui courait dans les gouttières. L'alchimiste cria d'une voix éclatante:
—Je m'élève sur les ailes de la flamme, dans le séjour de la vie divine.
Il dit; soudain le toit s'abîma avec un fracas horrible, et des flammes hautes comme des montagnes enveloppèrent l'ami des Salamandres.
Il n'est pas d'amour qui résiste à l'absence. Le souvenir de Jahel, d'abord cuisant, s'adoucit peu à peu et il ne m'en resta qu'une irritation vague, dont elle n'était plus même l'unique objet.
M. Blaizot se faisait vieux. Il se retira à Montrouge, dans sa maisonnette des champs, et me vendit son fonds, moyennant une rente viagère. Devenu, en son lieu, libraire juré, à l'Image sainte Catherine, j'y fis retirer mon père et ma mère, dont la rôtisserie ne flambait plus depuis quelque temps. Je me sentis du goût pour mon humble boutique, et je pris soin de l'orner. Je clouai aux portes de vieilles cartes vénitiennes et des thèses ornées de gravures allégoriques qui y font un ornement ancien et baroque, sans doute, mais plaisant aux amis de bonnes études. Mon savoir, à la condition de le cacher avec soin, ne me fut pas trop nuisible dans mon trafic. Il m'eût été plus contraire, si j'eusse été libraire-éditeur, comme Marc-Michel Rey, et obligé, comme lui, de gagner ma vie aux dépens de la sottise publique.
Je tiens, comme on dit, les auteurs classiques, et c'est une denrée qui a cours dans cette docte rue Saint-Jacques dont il me plairait d'écrire un jour les antiquités et illustrations. Le premier imprimeur parisien y établit ses presses vénérables. Les Cramoisy, que Guy Patin nomme les rois de la rue Saint-Jacques, y ont édité le corps de nos historiens. Avant que s'élevât le Collège de France, les lecteurs du roi, Pierre Danès, François Votable, Ramus, y donnèrent leurs leçons dans un hangar où retentissaient les querelles des crocheteurs et des lavandières. Et comment oublier Jean de Meung qui, dans une maisonnette de cette rue, composa le Roman de la Rose?[3]