Corso fit asseoir l’espèce de loup-garou boiteux et le laissa déblatérer son histoire, par pure solidarité de flicard — un cambriolage qui avait mal tourné dans la banlieue de Besançon en 1987, avec homicide de la fille des propriétaires des lieux et arrestation du coupable quelques mois plus tard. Stéphane écoutait patiemment tout en se répétant pour lui-même un adage personnel : il n’y a pas de bons dimanches soir, il y en a simplement des pires…
Pourtant, il sentit son attention se réveiller quand Jacquemart lui révéla que le dénommé Philippe Sobieski avait purgé dix-sept ans de sûreté, dont une dizaine à Fleury-Mérogis, et avait été libéré en 2005. Et il bondit carrément de sa chaise quand le Jurassien ajouta que Sobieski avait réussi une réhabilitation sans faute en devenant peintre. Ayant commencé à pratiquer en prison, il était même parvenu, les dernières années, à exposer dehors et s’était rapidement affirmé comme un nom qui comptait dans le monde de l’art parisien.
— Vous avez des photos de lui ? demanda soudain Corso.
— J’vous ai amené tout l’dossier, répondit Jacquemart sans paraître remarquer le changement de ton de son interlocuteur.
Il sortit de son cartable un classeur toilé. À l’intérieur, un porte-vues — ce qu’on appelle à l’école un « lutin » — contenait des portraits découpés dans des magazines. En un seul coup d’œil, Corso sut qu’il tenait son client.
Un homme d’une soixantaine d’années, sec comme une trique, gueule émaciée, regard provocant, posait, serré dans un costume blanc de maquereau, un manteau de vigogne sur les épaules. Un borsalino, blanc lui aussi, s’inclinait sur son front pour insister, au cas où on n’aurait pas compris, sur le côté voyou du personnage.
Corso était pétrifié, le cœur bloqué dans la gorge comme une balle en travers d’un canon. S’il avait dû faire le portrait-robot de l’homme de Madrid, c’est exactement cette silhouette qu’il aurait dessinée.
L’image appartenait à une série réalisée en 2011 par un magazine de mode. D’autres suivaient. Malgré l’allure totalement ringarde de l’ex-taulard, Corso comprit qu’il s’agissait de prises de vue hautement branchées — le costard du pimp était signé d’un célèbre créateur italien.
Surtout, grâce aux légendes sous les photos, il comprenait à qui il avait affaire : un cas d’école comme les aiment les médias et les intellos, un tueur qui avait payé sa dette à la société et dont le talent inattendu avait éclaté à la face du monde. Mais l’artiste avait gardé ses manières de mauvais garçon. Brut de fonderie, vulgaire et provocateur, le sire Sobieski avait tout pour faire frissonner la bourgeoise. Que du bonheur.
— Vous avez des photos des œuvres ?
Jacquemart lui passa un autre lutin. Des personnages nus, musculeux, aux couleurs bleuâtres ou terreuses. Des traits torturés, et en même temps flegmatiques, brossés comme à coups rageurs, jaillissant de la superposition des couches de peinture.
Pas besoin d’être flic pour deviner qu’il s’agissait de junks, de putes, de taulards, une population venue du ruisseau dont Sobieski avait réussi, exactement comme dans le cahier d’esquisses, à révéler la part de pureté, d’innocence.
Tout de suite, cette œuvre violente, dense et expressive, plut à Corso. C’était comme si l’artiste avait tordu le cou à la peinture elle-même pour la faire plonger dans la réalité la plus basse. Mais l’artiste, grâce à une empathie profonde, avait sublimé la tragédie de ces hommes et de ces femmes jusqu’à en faire des êtres éthérés, presque des anges. La cour des Miracles avait trouvé son portraitiste officiel.
L’ultime choc l’attendait dans les dernières pages.
Un tirage représentait Hélène Desmora. Un grand portrait (120 × 160) daté de 2015, où l’effeuilleuse posait de trois quarts, bras gauche appuyé au premier plan, visage légèrement penché, regard par en dessous, avec cette coupe à frange noire qui avait sur la toile la netteté d’un casque. Miss Velvet était en tenue de travail : boa mauve, string noir. Mais l’esprit du tableau n’était pas celui du néo-burlesque. La jeune femme était grave, livide, hantée. Sa peau vivait à coups d’aplats de blanc, de beige, de brun. Les seules couleurs vives, hormis le serpent de plumes, provenaient des tatouages dont le peintre avait accentué la présence, choisissant de les faire vivre sur l’épaule et le bras du premier plan, comme des lianes suçant les chairs blafardes de la strip-teaseuse. Une logique de forêt équatoriale, la vie se nourrissant de la mort… Au-dessus de ce combat atroce, le visage était déchirant de beauté et d’innocence.
Corso constata qu’il tremblait. Il posa les clichés et glissa ses mains sous le bureau. Résumons-nous. Sobieski était l’auteur du carnet d’esquisses du Squonk. Aucun doute. Il était également l’amant — le « père de substitution » — d’Hélène Desmora. Aucun doute non plus. On pouvait aussi lui attribuer le rôle de boyfriend de Sophie Sereys. Quant au personnage à chapeau du musée de Madrid, il était bien placé pour le casting.
— Bon, fit Corso d’un ton énergique, reprenons les points principaux, vous voulez bien ?
— J’viens de vous raconter toute l’histoire.
— OK. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que Sobieski est notre homme ?
— Bah… Le mode opératoire !
— Y a pas mal de différences, non ?
— Moi, j’appelle plutôt ça des ressemblances.
— Vous m’avez parlé d’un cambriolage…
— Vous avez rien écouté ou quoi ? s’offusqua Jacquemart. Sobieski était en plein casse quand Christine Woog l’a surpris.
— Elle était d’origine chinoise ?
Le flic jurassien prit un air consterné — il devait déjà avoir expliqué ça aussi. Il tenait ses mains croisées sur sa canne, bien droite entre ses jambes écartées. Il portait plusieurs bagues, dont l’une représentait une tête de mort.
— Woog, c’est alsacien. Ça veut dire « étang ».
— Continuez.
— Sobieski l’a chopée et l’a ligotée avec ses sous-vêtements. Après ça, il l’a étranglée et il lui a défoncé le visage. Exactement comme dans vos deux meurtres.
Jacquemart ignorait les détails du mode opératoire du tueur. La presse avait seulement signalé les liens avec les sous-vêtements et les blessures faciales. Les plaies de Christine Woog ne devaient pas ressembler à celles des strip-teaseuses, elles devaient plutôt trahir la violence et l’acharnement d’un casseur cinglé. Mais après tout, à cette époque, Sobieski n’était pas encore peintre…
— Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour venir nous voir ?
Jacquemart frappa le sol avec sa canne :
— Z’êtes marrant, vous. J’suis à la retraite depuis dix ans. J’vis en ermite, près de la forêt de Chailluz. Toutes ces histoires de crimes et de salopards, c’est derrière moi. J’étais même pas au courant du premier meurtre. Par hasard, j’ai entendu l’annonce du deuxième à la radio ce matin. J’ai tout de suite acheté le JDD. Putain de Dieu, j’me suis dit, Sobieski a remis ça ! J’ai pris l’train aussi sec et me v’là !
Corso regarda sa montre : 22 h 30 — tout le temps pour se repasser le film. Malgré sa vie solitaire, Jacquemart devait avoir toujours gardé un œil sur Sobieski (les photos du lutin l’attestaient), c’était l’affaire de sa vie.
— À l’époque, c’est vous qui l’avez arrêté ?
Il hocha vigoureusement la tête — un coup de boule au passé.
— Six mois d’enquête, des centaines de PV… Le mec était insaisissable. Pas de témoins, pas d’empreintes, aucun indice.
— Comment vous l’avez chopé ?
— Comme souvent, par hasard. Ce con a revendu une série de gravures à un antiquaire d’Annemasse en 1988. Ils se sont engueulés et Sobieski l’a démoli. L’antiquaire a porté plainte. On a arrêté l’agresseur. Sur le moment, bien sûr, Sobieski n’a avoué qu’un seul cambriolage. Celui des gravures.
— Comment vous avez fait le lien avec l’autre affaire ?
— À cause d’un bouton recouvert de cuir qu’on avait retrouvé chez les Woog. Un bouton de canadienne. Pendant notre enquête, ça ne nous avait pas emmenés bien loin, mais quand on l’a arrêté, cet abruti portait la même canadienne ! Il n’avait pas remplacé le bouton.
— Je suis sceptique.
— Parce que vous connaissez pas Sobieski, il est malin mais il se croit au-dessus des lois. En plus, y a quelque chose chez lui d’animal. C’est un vrai cerveau, et en même temps une brute.
— Je peux pas croire qu’il ait avoué le meurtre pour une histoire de bouton.
— Bien sûr que non, mais l’intérieur de sa veste était encore taché de sang. Un sang du même groupe que celui de Christine Woog.
— Toujours pas convaincu.
Jacquemart soupira. Il n’avait pas triomphé près de trente ans auparavant pour se farcir aujourd’hui ce récalcitrant.
— Z’êtes flic ou quoi ? Cette canadienne a été le premier élément qu’en a provoqué d’autres. On a foutu Sobieski au trou — pour le passage à tabac —, puis on a réinterrogé sa nana de l’époque, une pute occasionnelle de Besançon. Elle a eu les jetons et elle est revenue sur son premier témoignage.
— Vous l’aviez déjà auditionnée ?
— Sobieski était sur notre liste, une racaille qui terrifiait les putes pour le compte de maquereaux dans le quartier Battant. C’était aussi un prédateur sexuel, déjà arrêté plusieurs fois pour viols et agressions.
Ces faits divers ne correspondaient pas à l’univers de son tueur : précis, organisé, justicier… et impuissant. Mais, encore une fois, Sobieski avait eu tout le temps d’évoluer.
— Bref, la fille a avoué qu’il était arrivé chez elle aux environs de 3 heures, couvert de sang. Sobieski a nié mais d’autres éléments sont apparus.
— Lesquels ?
— Vous verrez dans le dossier.
Jacquemart en avait marre de raconter son histoire. Le bonhomme était un mélange d’enthousiasme et de mauvaise humeur, d’empressement et de pied sur le frein.
Corso décida de le soulager :
— Capitaine, concéda-t-il en posant ses deux mains sur les documents, je vais étudier ça de très près. Seriez-vous d’accord pour rester un jour ou deux à Paris ?
Le retraité passa l’index sous son menton mal rasé, produisant un bruit de rabot sur du bois.
— C’est-à-dire…
— Les frais de séjour seront pris en charge par la PJ.
— Dans ce cas…
— Vous voulez qu’on vous trouve un hôtel ?
Prenant appui sur sa troisième jambe, il se releva avec difficulté.
— J’vais m’débrouiller. Vous avez mon numéro dans l’dossier.
Corso l’accompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Sobieski a l’air d’avoir repris le droit chemin. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est le tueur d’aujourd’hui ?
Le Jurassien secoua la tête.
— Ces animaux-là changent jamais. On peut m’raconter qu’il est devenu un grand peintre, qu’il gagne des fortunes avec ses foutus tableaux, il reste un putain de meurtrier. Si vous aviez vu c’qu’il a fait à la pauvre fille de l’époque… Il aurait dû croupir en taule jusqu’à la fin de ses jours. Faut jamais libérer les bêtes sauvages.
Corso s’interdit de réagir face à ce raisonnement de facho — qu’il n’était pas loin de partager : le taux de récidive n’incite pas les flics à l’optimisme.
Il lui posa la main sur l’épaule en concluant :
— Je vous remercie d’avoir fait le voyage. Votre témoignage va sans doute jouer un rôle capital dans notre enquête.
Sous ses airs d’homme des bois, Jacquemart avait l’âme d’un biographe. Il avait monté un dossier qui aurait largement pu nourrir un livre, du style « La vie secrète du grand peintre »…
De son côté, Philippe Sobieski était un cas d’école. Un pur exemple de déterminisme social et psychologique, brûlé au noir.
Monique Sobieski (nom de jeune fille : Moll) est née dans une famille nombreuse près de Montbéliard. Soupçons d’inceste. Elle quitte rapidement l’école et devient coiffeuse. À 17 ans, elle épouse un forain, Jean Sobieski, qui s’avère violent et alcoolique (un pupille de l’État). Femme battue, alcoolique, tuberculeuse, elle a un physique très particulier : mesurant 1,53 mètre, elle paraît avoir une douzaine d’années quand elle a 30 ans.
Un portrait anthropométrique a été pris lors de son arrestation : pas de lèvres, des yeux trop grands (obsédés et obsédants), une choucroute fifties, tendance punk. Elle a l’habitude de mouler son corps de petite fille dans des combinaisons de cuir et des minijupes léopard. Vraiment flippante.
En 1960, à 19 ans, elle accouche de Philippe. Le père disparaît. Tout de suite, c’est la haine — et la luxure. Monique couche avec tout ce qui bouge, et même ce qui ne bouge pas, elle est réputée pour faire des pipes aux patients de l’hôpital de Montbéliard (tarif : une poignée de francs).
Le petit Philippe est poussé dans l’escalier, roué de coups, livré à lui-même. Il disparaît régulièrement dans les forêts voisines. Arrêté plusieurs fois pour vol et vandalisme. En CM2, il ne va déjà plus à l’école. Il n’y a plus d’argent à la maison. C’est Philippe qui va chercher les allocs. Au retour, il est battu comme plâtre : Monique l’accuse d’avoir chapardé de l’argent.
Elle organise aussi un rituel : elle invite d’autres enfants du quartier pour des « goûters » très spéciaux. Les jeux tournent autour de sévices et de châtiments infligés à Philippe. Quand vient la puberté, les tortures redoublent, la mère accuse son fils d’être un obsédé sexuel, de « ne penser qu’à ça », « comme son père ». Des coups, des brûlures de cigarette, des passages à la flamme de son sexe (Monique appelle ça la « désinfection »).
Les services sociaux s’en mêlent. Le jour où l’enfant est enlevé à sa mère, à 13 ans, les résultats de sa visite médicale sont sidérants : Philippe présente de nombreux signes de malnutrition (sa peau alterne des parties dépigmentées et hyperpigmentées, il souffre d’eczéma, son ventre est gonflé ; il perd déjà ses cheveux). Par ailleurs, son corps est un catalogue de cicatrices : des marques de brûlures, d’entailles, de mutilations. Les radios montrent de nombreuses fractures mal réduites, des traumatismes crâniens : un miracle qu’il soit encore vivant — et qu’il ait toujours sa raison.
Monique Sobieski est arrêtée — elle prendra douze ans ferme —, Philippe est placé en foyer, puis en famille d’accueil dans la région de Gap. Violent, irritable, impulsif, l’enfant n’est pas un cadeau. À 15 ans, il viole une de ses sœurs adoptives, handicapée mentale, dans sa famille d’accueil.
Envoyé dans un foyer spécialisé pour les jeunes en difficulté, on essaie d’oublier ses frasques mais il tabasse un môme qui diffuse du rock dans le dortoir — on découvrira que sa mère lui infligeait ses sévices au son de Led Zeppelin, Deep Purple, The Who, Ten Years After. Sobieski ne supporte plus d’entendre une guitare saturée.
Un an plus tard, il agresse sexuellement une fille dans une cafétéria. Mineur et bénéficiant de circonstances atténuantes, on passe encore l’éponge. Nouveau centre, nouveaux problèmes. Sobieski se met à boire et vit de petits trafics. À 18 ans, il intègre un foyer de jeunes majeurs à Chambéry. À cette époque, il zone sur la région frontalière avec la Suisse, oscillant entre petits braquages et boulots de service d’ordre.
Les témoignages sont unanimes : Philippe Sobieski est un prédateur sexuel. Dans son entourage, on l’a affublé d’un surnom qui lui restera, « Sob la Tob ». Il est aussi avéré qu’il se prostitue déjà. Contrairement à ce qu’il racontera plus tard, il n’a pas attendu la prison pour devenir bisexuel.
En 1982, il est une nouvelle fois arrêté pour viol à Morteau. Condamné à cinq ans de prison, il bénéficie d’un régime de semi-liberté au bout de deux et reprend aussitôt ses activités de videur et ses trafics. À cette époque, très instable, il sévit sur toute la frontière sud-est de la France. Sobieski n’est pas à proprement parler un routard ni un punk à chien. Plutôt un voyou qui a la bougeotte, qui ne parvient même pas à s’intégrer dans son milieu hors la loi.
À partir de 1984, il « se pose » à nouveau à Besançon. Il joue à la fois le rôle de rabatteur et d’homme de main, faisant ses rondes autour du parking Battant, quartier chaud de la ville. Il touche aussi au trafic de drogue dans les quartiers de Planoise et des 408. En 1987, au moment des faits qui lui seront reprochés, Sobieski est bien connu des gendarmes. Il faudra attendre le coup de la canadienne pour le mettre définitivement hors d’état de nuire. Vingt ans d’emprisonnement, dont dix-sept années de sûreté.
De retour chez lui, la lecture des pièces du dossier laissait Corso sceptique. Ce profil de délinquant pourri jusqu’à l’os — il en avait connu des milliers comme lui — ne cadrait pas avec le meurtrier récidiviste qu’il poursuivait, un tueur organisé qui avait réussi à ne pas laisser la moindre trace derrière lui et qui faisait preuve dans son mode opératoire d’une cruauté sophistiquée.
Par ailleurs, le dossier de Jacquemart ne comportait pas de détails (ni de photos) du meurtre de 1987. Il aurait voulu voir les plaies du visage de Christine Woog ainsi que les liens que l’intrus avait bricolés cette nuit-là…
En réalité, les assassinats de Sophie et d’Hélène correspondaient beaucoup plus au nouveau Sobieski, le peintre, le réhabilité, le héros des médias. Jacquemart avait consacré une partie spécifique de son dossier à cette mutation.
À la maison d’arrêt de Besançon, Sobieski passe son bac puis une licence de droit. Au milieu des années 90, il est transféré à Fleury-Mérogis où il se met au dessin. Peu à peu, détenus et surveillants découvrent les dons du numéro d’écrou 28 34 66. Le taulard est capable de brosser le visage de n’importe quel codétenu ou, selon la demande, de caricaturer les matons, ou encore de reproduire d’après photos les personnes chères aux prisonniers.
Bientôt (et malgré sa réputation de fouteur de merde), il obtient l’autorisation de recevoir des pigments à l’huile et d’aménager dans sa cellule un minuscule atelier. Sobieski devient le portraitiste officiel de Fleury. Parallèlement à ces travaux de facture classique, il développe un style propre, expressionniste, réalisant une série de toiles stupéfiantes de violence et de vérité.
En 2000, une exposition intra-muros est organisée. Des photos sont diffusées. En 2002, une galerie expose officiellement les toiles de Philippe Sobieski, et pas n’importe quelle galerie, celle de Nicole Crouzet et de Jean-Marie Gavineau, une des plus réputées du marché de l’art contemporain. Les associés parient sur le talent du peintre — et sans doute sur son image d’assassin reconverti. Bourgeois et intellos adorent ceux qui transgressent leur petit monde policé.
Bientôt, des pétitions circulent. Des personnalités prennent la défense de l’artiste, qui a « largement payé sa dette à la société ». De son côté, Sobieski laisse parler ses toiles. Il a raison : pour tous, un tel peintre ne peut plus être un criminel. Et s’il l’a été, cela ajoute à la puissance implicite de son œuvre. On évoque à son sujet Le Caravage, bagarreur et assassin, et on le reconnaît désormais comme un témoin de premier plan de l’univers carcéral.
La politique s’en mêle : les figures de gauche mais aussi de droite, même si le pardon et la clémence ne sont plus très à la mode dans les années 2000, montent au créneau. Il faut libérer Sobieski !
Corso parcourait avec consternation les articles, les pétitions, les discours des défenseurs de l’artiste — des noms connus, dans tous les domaines. Il avait souvent eu affaire à ces gueulards, des écrivains, des chanteurs, des politiques, des mecs en vue persuadés d’avoir la science infuse alors même que l’affaire n’était pas jugée et que les flics piétinaient…
Le cas de Sobieski était différent : il était question de réhabilitation, de deuxième chance, et bizarrement du pouvoir purificateur de l’art. Corso ne voyait pas trop pourquoi Sob la Tob, après s’être enfilé près de vingt ans de prison et s’être mis à la peinture, aurait cessé d’être un prédateur. Comme disait Bompart : « Vous pouvez toujours éduquer un psychopathe. Tout ce que vous obtiendrez, c’est un psychopathe bien élevé. »
Corso passa aux images des toiles. Là, il y avait de quoi être impressionné. Les études consacrées aux taulards, réalisées dans les années 2000, étaient d’une force inouïe. Elles exprimaient un univers claustrophobique où les visages paraissaient curetés par la solitude ou au contraire bouffis par la mauvaise bouffe et l’ennui. Les peintures de strip-teaseuses étaient éblouissantes. Pour chaque fille, Sobieski choisissait un accessoire, un peu comme les portraits royaux de Goya au XVIIIe siècle. Il les transformait en reines, exprimant aussi leur solitude d’objets de désir relégués sur une scène comme les taulards emprisonnés dans leur cage.
Les années les plus récentes étaient consacrées aux hardeuses, aux putes, aux junks — du dur. Le trait avait été abandonné au profit de couches de couleurs superposées qui définissaient les lignes, les ombres, les reliefs. Cette peinture sollicitait autant la vue que le toucher. La texture boueuse, pleine de plis et d’arêtes, de dépressions et de crêtes, appelait la main…
Néo-expressionnisme, c’était le mot qui revenait dans les articles et les catalogues d’exposition. En effet, on retrouvait dans ces gueules tordues mais souveraines, ces peaux marbrées mais désirables, la même violence que dans l’expressionnisme du début du XXe siècle ou encore dans la Nouvelle Objectivité des années 20, modèle Otto Dix ou George Grosz.
On le comparait aussi à des peintres plus récents : Francis Bacon, Lucian Freud… C’était tout le bien qu’il souhaitait à Sobieski, ces deux derniers artistes étant parmi les plus chers du marché. D’ailleurs, Corso, qui s’était toujours intéressé à la peinture contemporaine, trouvait étonnant de ne jamais avoir entendu parler de Sobieski. D’autant que le type avait eu droit à une débauche de reportages, d’interviews, d’invitations sur les plateaux télé.
Il s’interrogeait surtout sur la probabilité pour qu’un tel homme, ayant vécu non pas une réhabilitation mais une véritable résurrection, ait cédé à ses vieux démons, plus de dix ans après sa sortie du trou.
Corso ne croyait pas au pouvoir dissuasif de la taule. En quoi l’emprisonnement pouvait-il éteindre les feux qui torturaient les criminels ? Au contraire… Cela revenait plutôt à compresser les désirs funestes, à les mettre en bouteille en attendant la prochaine éruption. Qu’avait fait Sobieski de sa violence, de sa cruauté, de sa libido de cinglé entre ces murs ? Sa peinture l’avait-elle soulagé ? Avait-il sublimé la noirceur de ses désirs à travers ses pinceaux ? Corso en doutait sérieusement.
Il philosophait ainsi, seul dans sa piaule à 2 heures du matin, quand son regard tomba sur un détail d’une photo : on y voyait une série de toiles exposées lors de la foire internationale d’art contemporain, « Art Basel 2015 ». Le portrait le plus à droite représentait, sans doute possible, Mike, alias Freud, le hardeur philosophe, le seul ami de Nina Vice. Il posait nu, le gourdin au repos (une fois n’est pas coutume), et semblait littéralement jaillir du limon torturé de Sobieski.
Un point de plus pour la culpabilité de Sobieski. Il connaissait Freud. Il était sans aucun doute l’amant de Sophie et celui d’Hélène. Il était l’homme de la cave. Peut-être celui de Madrid. D’ailleurs, ses toiles, non pas dans la facture, mais dans l’esprit, avaient quelque chose à voir avec la veine noire et rouge de Goya.
Corso attrapa son téléphone portable et composa le numéro de Barbie.
— Tu dors, là ?
Ils se retrouvèrent au 36 et se mirent à la recherche de convergences. Corso voulait du solide avant de sonner à la porte du peintre. La première moisson fut infructueuse. Aucune trace de contact avec Sobieski dans les fadettes des victimes. Pas une seule fois son nom n’apparaissait parmi les clients du Squonk. Ni parmi les abonnés d’Akhtar.
Au petit matin, Corso se fendit d’un coup de fil à Mike, alias Freud. Au saut du lit, le hardeur n’était pas spécialement aimable. Surtout, il ne fit que répéter ce que les journaux ressassaient : Sobieski était un grand peintre dont le passé criminel était révolu. Un homme qui aimait peindre les marginaux d’une société qui l’avait rejeté lui aussi. Connaissait-il Sophie Sereys ? Mike n’en était pas sûr — lui-même connaissait mal l’artiste. Dans tous les cas, il n’avait jamais soupçonné que le boyfriend de la strip-teaseuse soit ce chauve de près de soixante balais.
Il appela aussi Catherine Bompart, il voulait lui faire part de son scoop et lui demander de reporter sa conférence de presse d’une journée. Peut-être le soir tiendraient-ils plus qu’un simple témoin mais un suspect mis en examen pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Bompart refusa. Elle exigea au contraire une note à propos de Sobieski. Corso la mit en garde : pas question de lâcher un nom ni d’en dire trop.
— Tu oublies que c’est moi qui t’ai tout appris, cingla Bompart.
À 8 heures, les flics n’avaient pas collecté un seul indice concret. Tout ce qu’ils avaient, c’étaient des suppositions et des liens à confirmer. Surtout, Stéphane voulait récupérer le dossier d’enquête complet du meurtre de Christine Woog en 1987. Il espérait débusquer dans les détails de ce premier assassinat les prémices de ceux de Sophie et d’Hélène.
Ils s’accordèrent une pause, un café au Soleil d’or, avant de retrouver à 9 heures tout le groupe sur le pied de guerre dans la salle de réunion. Le briefing tenait en quelques mots : on se focalise sur Philippe Sobieski.
— Stock, je te donne la matinée pour vérifier, discrètement, son emploi du temps aux dates qui nous intéressent.
— Pourquoi pas le lui demander ?
— Autant savoir où on met les pieds. Sobieski s’est farci dix-sept ans de placard. Depuis, il est un peintre reconnu et une figure médiatique. Va falloir se lever de bonne heure pour le prendre en faute. Ludo, t’as toujours des contacts à Fleury ?
— J’ai quelques connaissances.
— Prends le temps d’y aller et renseigne-toi sur lui. Quel genre de taulard il était, avec qui il traînait, etc. Il a passé dix ans là-bas, il a bien dû laisser quelques souvenirs.
— Et moi ? demanda Barbie.
— Toi ? T’as la matinée pour interroger son entourage par téléphone. Son galeriste, ses amis peintres, ses gonzesses, etc.
— J’annonce la couleur ?
— Non. Fais-toi passer pour une journaliste. Depuis sa sortie de prison, il n’arrête pas d’apparaître dans les canards et de s’exprimer sur les plateaux télé. Personne ne sera étonné de ton appel.
— Et le reste ? interrogea Ludo.
Allusion claire aux autres pistes : l’enquête de proximité autour d’Hélène Desmora, le passé commun des deux victimes, les abonnés d’Akhtar…
— Pour l’instant, on oublie. On se donne la journée pour creuser à fond le filon Sobieski. Pour le travail de fourmi, on a nos stagiaires.
Corso les salua et disparut dans son bureau.
Le plus dur restait à faire : appeler Émiliya. Après avoir bien réfléchi, il s’était décidé pour l’attaque frontale.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda-t-elle sur son ton le plus cinglant.
— Tu connais Philippe Sobieski ?
Émiliya ne répondit pas tout de suite, visiblement désarçonnée par la question.
Enfin, au bout de quelques secondes, elle murmura :
— C’est un génie.
— Tu le connais personnellement ?
— Nous ne sommes pas amis, mais à chaque rencontre, j’ai pu mesurer à quel point son intelligence est… hors normes.
Le ton d’Émiliya trahissait un respect et une gravité inhabituels. La Bulgare n’était pas du genre admiratif, encore moins déférent.
— Comment l’as-tu rencontré ?
— À un de ses vernissages.
— Tu étais invitée ?
— Ça fait plusieurs années que je m’intéresse à son travail. Par ailleurs, nous avons des relations communes.
— Quelles relations ?
— C’est un interrogatoire ou quoi ?
Corso se racla la gorge au lieu de répondre — surtout, ne pas la braquer. Elle avait sans doute des informations précieuses pour lui et il marchait sur un terrain miné : le b.a.-ba pour un flic, ne pas mélanger vie personnelle et terrain professionnel.
— T’as posé pour lui ? demanda-t-il pour prendre une autre direction.
Émiliya connaissait assez Corso pour deviner qu’il détenait déjà les preuves de ce qu’il avançait.
— Ça m’est arrivé une fois.
— C’est pas ton genre.
— Tu enquêtes sur Sobieski ou sur moi ?
Il esquiva encore une fois :
— La dernière fois qu’on s’est parlé, tu m’as dit que tu n’avais jamais posé pour un artiste.
— Ma vie privée ne te regarde plus. Si tu ne me dis pas à quoi rime cet interrogatoire, je raccroche.
— Sobieski est suspect dans une de mes enquêtes. On a trouvé un de ses carnets où tu es représentée en reine d’Égypte. Tout ce dont je te parle ne concerne que le boulot. Ne va pas t’imaginer que je pourrais utiliser…
— Tes méthodes sont toujours les mêmes.
— Tu sais donc que je peux te faire rapatrier d’urgence en qualité de témoin.
Elle ignorait s’il bluffait ou non (en réalité, il n’avait pas le pouvoir de la faire revenir en France, surtout pas pour lui poser trois questions à propos d’un peintre vaguement suspect), mais elle reprit sur un ton plus calme :
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Dans quelles circonstances tu as posé pour lui.
— Je l’ai rencontré en 2014. Tout de suite, il m’a proposé de lui servir de modèle. Il trouvait que j’avais un physique qui s’intégrait bien à son univers. (Elle gloussa.) Vu ses tableaux, je ne sais pas si c’est un compliment…
Soit Sobieski avait menti, soit c’est Émiliya qui mentait. Elle était beaucoup trop belle et trop chic pour l’univers de l’ex-taulard. Peu importait. Cela signifiait au moins que le carnet d’esquisses lui appartenait.
— Où se passaient les séances ? Dans son atelier ?
— Dans son atelier, oui. À Saint-Ouen.
— Ça n’a pas été plus loin ?
Elle rit encore — une fêlure dans du verre.
— Tu es jaloux ?
— Réponds à ma question.
— Il ne s’est rien passé. Je n’étais pas son style.
— C’est un dépravé pourtant.
— Il n’a rien à voir avec mes… préférences.
Violeur de femmes à 15 ans, prostitué mâle à 18, ils auraient pourtant fait la paire tous les deux.
— À ton avis, c’est un homme violent ?
— Il est doux comme un agneau. Je ne l’ai jamais vu en colère, ni même énervé. S’il a commis des actes violents, c’était il y a trente ans. Il a payé sa dette à la société, et aujourd’hui il est totalement intégré.
Ce discours politiquement correct sonnait mal dans la bouche d’Émiliya. Sa vision du monde était autrement plus complexe et torturée.
— Écoute, soupira-t-elle comme si elle était soudain fatiguée par cette conversation, le plus simple, c’est que tu te fasses une idée par toi-même. Va l’interroger si tu le soupçonnes de quoi que ce soit.
— Merci du conseil.
— En quelques minutes, tu comprendras sa vraie nature.
— Qui est ?
Nouveau soupir. Émiliya était une comédienne hors pair. C’était ce qui avait donné tout le sel à leurs simagrées sexuelles.
— C’est un enfant.
— Pardon ?
— Sobieski n’a pas eu d’enfance, pas au sens où on l’entend en tout cas. Ensuite, il a enchaîné directement avec dix-sept ans de taule. À sa sortie, on lui a accordé une place dans la société qu’il n’aurait jamais osé espérer. Il joue le rôle qu’on attend de lui. Mais il le joue avec allégresse, excitation. Un enfant… dans sa panoplie de Jack Sparrow un soir de Noël.
Corso n’avait jamais entendu de tels accents d’attendrissement dans la bouche d’Émiliya.
Il ouvrit le dossier sur son bureau, cherchant des portraits récents de Sobieski. Jadis, le voyou avait été beau — ses photos anthropométriques l’attestaient —, mais les années de taule l’avaient ravagé. Il s’était amaigri, asséché, momifié. Sa peau s’étirait sur ses os et il avait perdu ses cheveux. Ses sourcils avaient blanchi — ou disparu — et ses arcades formaient des saillies proéminentes, acérées. Vraiment pas la gueule d’un ange sous son sapin de Noël…
— Une ordure reste une ordure.
— T’as quelque chose contre lui ?
— Non.
— Alors arrête de m’emmerder. Thaddée vient de se réveiller et nous sommes en plein petit déjeuner.
Corso ne put s’empêcher de lui river son clou :
— Sobieski est notre principal suspect pour le meurtre des strip-teaseuses.
— Il y en a plusieurs ?
— Une deuxième, oui. Ce week-end. Le tueur l’a étranglée en la ligotant avec ses sous-vêtements. Il lui a placé la tête dans un étau pour pouvoir la défigurer tranquillement. Elle aussi avait posé pour Sobieski.
Émiliya accusa le coup.
Une seconde de silence passa puis elle se ressaisit.
— C’est bien triste, fit-elle sur un ton indifférent, mais inutile de harceler Sobieski sous prétexte qu’il a fait une erreur de jeunesse.
— Son erreur de jeunesse s’appelait Christine Woog. Elle est morte à 23 ans, défigurée et étranglée avec ses sous-vêtements par ton « génie ».
De nouveau, Émiliya marqua une pause, avant de reprendre :
— Je te connais, Corso. Tu vas t’acharner sur lui parce que tu n’as rien trouvé d’autre. Tu ne cherches pas la vérité, tu veux des résultats.
Corso feuilletait toujours les photos de Sobieski. Il s’arrêta sur un portrait torse nu. Sous ses fringues de mac, le gaillard portait un autre costume : sa peau (bras, épaules, torse, ventre et dos) était intégralement couverte de tatouages, dessinant une gangue bleutée. Symboles de taulard, ornements maoris, dragons orientaux, créatures d’heroic fantasy, tout y passait, du vert au noir, de l’ocre au rose, en rangs serrés. On aurait dit une chemise d’écailles s’arrêtant net au cou et aux poignets.
Il chercha une repartie mais il était déjà à court d’arguments. Il l’avait appelée trop tôt. Voilà sa faute.
— Oublie-le, répéta-t-elle. Et oublie que j’ai posé pour lui.
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Rien, mais ce détail ne doit pas arranger ton obsession.
— Si tu penses que…
— Je ne pense rien. Je trouve seulement curieux que tu recroises ma route en pleine enquête criminelle.
— Et moi donc ! Tu es en train d’inverser les rôles. Ce n’est pas moi qui pose à poil pour un tueur qui s’est enfilé dix-sept ans de ballon et…
— Toujours aussi vulgaire.
Corso compta mentalement jusqu’à cinq pour retrouver son sang-froid.
— Quand l’as-tu revu pour la dernière fois ? demanda-t-il posément.
— Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas un ami. Seulement une relation. J’ai dû le croiser dans une exposition.
— Laquelle ?
— Je ne m’en souviens plus.
— Comment t’a-t-il paru ?
— Comme d’habitude, charmant, drôle, d’une intelligence exceptionnelle.
— Pas spécialement anxieux, ou au contraire excité ?
— Je raccroche, Thaddée m’appelle.
Elle ne lui proposa même pas de le lui passer. Il préférait ça. Quand son fils était loin, qu’il n’avait aucune chance de le voir avant plusieurs semaines, lui parler rouvrait aussitôt une plaie palpitante, toujours prête à saigner…
— T’as tort de prendre tout ça à la légère, conclut-il gravement. Les strip-teaseuses assassinées ont aussi été des sujets d’esquisses pour Sobieski. Tu es peut-être sur sa liste.
Émiliya rit doucement :
— Ne prends pas tes désirs pour des réalités.
Deux heures plus tard, Barbie déboula dans son bureau.
— Alors ? demanda Corso.
— Pas terrible.
— C’est-à-dire ?
— Tous ceux que j’ai appelés m’ont servi la même soupe : Sobieski, le grand peintre, le ressuscité de la société, etc.
— Stock ?
— Elle continue à gratter mais pour l’instant, rien de spécial. Ces dernières semaines, Sobieski s’est consacré comme d’habitude à ses deux activités favorites : la peinture et la baise.
— Maîtresses ou amants ?
— Visiblement un peu de tout… On attend les noms et les adresses.
— Vous n’avez repéré aucun contact entre lui et Sophie et Hélène ?
— Non. Mais y a une explication toute simple, Sobieski n’a pas de portable.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il n’a pas d’abonnement, pas de téléphone, rien.
Sans doute une pose d’artiste — ou bien une technique pour n’être jamais tracé, façon terroriste.
— Ludo ?
— Toujours à Fleury. Pas de nouvelles pour l’instant.
Silence. Après l’emballement de la nuit dernière, le retour à la réalité avait un goût de gueule de bois. Pourtant, Barbie posa en douceur un listing sur le bureau de Corso. C’était son péché mignon, jouer le suspense avec ses propres résultats.
— Cadeau, fit-elle, un demi-sourire aux lèvres.
Le flic ne prit pas la peine de lire le nouveau document.
— Barbie vivait dans un monde de chiffres et de hiéroglyphes fermé aux autres.
— C’est quoi ?
— La liste des passagers du vol Iberia pour Madrid de samedi dernier, départ 7 h 40.
Corso lui avait demandé de vérifier s’il n’existait pas une trace d’un vol de Sobieski pour Madrid ces jours derniers.
Le flic vit le nom recherché stabiloté en jaune. Le peintre avait pris le vol avant le sien, ce qui lui laissait le temps de torturer et d’assassiner Hélène Desmora dans la nuit. Il était rentré à Paris le dimanche, la gueule en fleur.
Corso et Barbie se comprirent en un regard.
Le flic ouvrit le tiroir de son bureau et attrapa son Sig Sauer.
— On prend ma bagnole.
Durant le trajet, ils n’échangèrent pas un mot. Ils étaient comme deux acteurs qui répètent en silence leurs rôles respectifs. Corso surtout se demandait si cette visite n’était pas prématurée — leur panier était-il assez garni ? Fallait-il attendre de nouveaux indices ?
— C’est quoi ça ?
Porte de Saint-Ouen, le long du boulevard périphérique, s’alignait une file de tentes rondes Quechua autour desquelles s’agglutinaient des familles sales et débraillées. Un spectacle de fin du monde. Des mômes à poil, pieds nus sur le bitume, des femmes enturbannées qui cuisinaient à même le sol, des hommes en jogging, l’air taciturne. Sacs en plastique, bidons, détritus en tout genre jonchaient le sol. Ces gens vivaient à même une décharge.
— Des réfugiés syriens.
Depuis deux ans, des échappés de la dictature de Bachar al-Assad ou de l’oppression de Daech se retrouvaient là, aux portes de Paris, en attente de papiers et d’aide de la part du gouvernement français. Corso avait surtout entendu parler du coup de filet que ses collègues avaient organisé pour arrêter les hordes de mendiants syriens qui officiaient aux feux rouges du quartier — ils s’étaient tous avérés être des Roumains ou des Roms.
Malgré lui, il ralentit pour détailler cette pauvreté d’un autre siècle, déversée au pied des richesses de la capitale. Il n’était ni choqué ni révolté, il avait assez voyagé pour savoir qu’il suffisait de quelques centaines de kilomètres pour retrouver cette bonne vieille misère humaine florissante sur le « corps du monde », comme disait Nietzsche. L’originalité, c’était de la voir pousser ici, à quelques mètres des puces de Saint-Ouen, où les Parisiens aiment fouiner, marchander, jouer aux pauvres le temps d’un dimanche matin.
— T’y vas, oui ? s’impatienta Barbie.
Après avoir vasouillé dans les rues perpendiculaires à l’avenue Michelet, bourrées de dealers capuchés qui ne prenaient même pas la peine de se cacher, ils trouvèrent l’ancienne chaudronnerie où Sobieski avait installé son atelier. Le peintre avait acheté, cinq ans auparavant, cet immense bâtiment de briques du XIXe siècle.
Ils prirent quelques secondes pour contempler la masse rouge : plusieurs milliers de mètres carrés entièrement rénovés, rehaussés de lanterneaux, sortes de cabanons vitrés sur le toit qui permettaient de diffuser une lumière à la fois verticale et oblique.
— L’éclairage zénithal…, commenta Corso sur le mode ironique. Très important pour la création.
— Quoi ?
— Laisse tomber.
Ils s’acheminèrent vers la porte d’entrée, une grande vitre enchâssée dans une armature de métal noir laissant voir, de l’autre côté, les toiles géantes de Sobieski, en exposition permanente.
Corso sonna à l’interphone et se présenta de la plus sommaire des façons :
— Police.
Ils attendirent plus d’une minute avant de voir débarquer un petit bonhomme vêtu d’une chemise de nuit grise constellée de taches de peinture. À y regarder de plus près, il s’agissait d’une blouse comme en portaient les artistes au XIXe siècle.
À travers la vitre, Sobieski leur fit de grands signes — il paraissait hilare — et se mit en devoir d’ouvrir les lourds verrous de son portail.
Corso l’observa en transparence : il était à poil sous sa blouse, pieds nus dans de gros godillots sans lacets et coiffé d’un bonnet noir au bord roulé.
Les années de taule semblaient l’avoir dégraissé à froid — il était famélique. Tournant la poignée de sa main droite, il tenait de l’autre un couteau à peinture englué de pâte épaisse. Une vraie caricature.
— Entrez, entrez, fit Sobieski d’une voix nasillarde. Je vous attendais ! Notre amie commune m’a prévenu…
Barbie tiqua et Corso sourit pour mieux réprimer sa colère. Vraiment, Émiliya le ferait chier jusqu’au bout. Mais il ne devait s’en prendre qu’à lui-même, il n’aurait jamais dû la mêler à son enquête.
— Suivez-moi, on va dans mon atelier.
Sobieski avait une manière particulière de parler, qui convenait à sa voix. Une sorte de gouaille mi-parisienne, mi-banlieusarde, d’où les années de taule avaient gommé toute articulation soignée. Il avalait les mots et en recrachait des postillons de fer.
Ils traversèrent des vastes salles où étaient exposés des portraits hauts de plus de deux mètres. Vraiment impressionnant : ces hommes nus (sans doute des hardeurs) et ces femmes musculeuses ou grasses, à moitié dévêtues (stripers, putes, actrices porno…), exhibaient leurs corps englués de peinture dont les reliefs multipliaient les reflets blancs et les évanescences bleuâtres.
Sobieski était un artiste exceptionnel. Cru, obscène, vulgaire aussi, mais d’une force inhabituelle dans un paysage où les artistes les plus cotés se contentaient de découper des vaches en rondelles ou de sculpter des ballons. On retrouvait avec lui la puissance organique de la peinture, la sublimation bouleversante, touche après touche, de la réalité par le pinceau.
Le site même avait une noblesse particulière. Des salles aux murs uniformément blancs, une dizaine de mètres de hauteur sous plafond, un lanterneau dans chaque pièce déployant un puits de lumière presque aveuglante. Le lieu était digne des plus belles galeries d’art contemporain de Paris.
Dans l’atelier proprement dit, régnaient au contraire désordre et accumulation. Des toiles vierges étaient appuyées contre les murs, d’autres étaient déjà traitées — des couleurs uniformes les recouvraient à la manière de monochromes géants —, d’autres encore étaient emmaillotées de tissu épais. Puis il y avait l’œuvre en cours, une grosse femme avachie dans un fauteuil de velours défoncé. Impossible de ne pas penser au tableau Benefits Supervisor Sleeping de Lucian Freud vendu à New York par Christie’s près de 34 millions d’euros.
Sobieski ouvrit les bras en direction de l’espace chaotique, comme s’il désignait la plus belle de ses œuvres : sur le sol, des châssis épars, des seaux où trempaient des pinceaux et des brosses, des chiffons, des lambeaux de toile, des fauteuils, d’autres objets non identifiés…
Le plus spectaculaire était le comptoir qui courait le long du mur de gauche : un établi de bricoleur entièrement couvert de tubes, de bidons, de bouteilles, de palettes, de pinceaux, de couteaux…
— Champagne ? proposa Sobieski.
Un seau à glace, perlé de gouttes scintillantes, trônait en bonne place entre palettes et brosses. Les flics déclinèrent — il était à peine 11 heures du matin — mais échangèrent un regard : ils avaient tous deux repéré, à côté de la bouteille, un étau de serrage solidement arrimé au comptoir. Un engin qu’on utilise d’ordinaire pour monter les châssis des tableaux mais qui aurait été parfait pour coincer la tête de Nina Vice ou de Miss Velvet.
« Presque trop facile », se dit Corso, et il sentit à cet instant dans sa bouche un goût métallique, comme s’il avait mordu dans un morceau de papier d’aluminium. Il connaissait ce signe : la prémonition chaque fois vérifiée des galères qui commencent…
— Vous savez pourquoi nous sommes ici ?
Appuyé sur son comptoir, jambes croisées, coupe de champagne à la main, Sobieski acquiesça d’un signe de tête. Son sourire semblait les attendre au tournant.
— Je vais donc vous demander ce que vous faisiez dans la nuit du jeudi 16 au vendredi 17 juin 2016 et dans la nuit du vendredi 1er au samedi 2 juillet.
— J’ai déjà vérifié dans mon agenda : j’étais avec des femmes.
— Vous notez ça dans votre agenda ?
Il but une lampée puis haussa les sourcils d’un air faussement contrit.
— Y en a tellement ! La rançon du succès. C’est comme ça depuis que je suis sorti de taule !
Vraiment une tête à claques. Avec sa robe, son bonnet qui évoquait un bas noir roulé et ses galoches ouvertes, Sobieski donnait l’impression de jouer une farce à la Molière, une pièce grotesque dont il n’était pas dupe.
— Nous pourrions avoir leurs coordonnées ?
— Je peux vous donner leurs noms mais pas leurs numéros.
— Pourquoi ?
— Je ne les connais pas. Moi-même, je n’ai pas de téléphone.
— Comment faites-vous pour contacter les gens ?
— Je ne les contacte pas, ils viennent à moi.
Corso ne releva pas cette nouvelle forfanterie. Il venait de repérer, parmi les croquis, photos et gravures collés au mur au-dessus du comptoir, une reproduction des trois Pinturas rojas. Vraiment trop facile.
Tout en sirotant sa coupe, Sobieski surprit le regard de Corso.
— Vous appréciez Goya ? El pintor diablo ! Il est pas mauvais mais je suis meilleur que lui. Techniquement parlant, je veux dire.
Une telle prétention tenait du gag, mais après tout, cela allait avec la blouse d’artiste et le champagne de bon matin.
— Nina Vice, Miss Velvet, vous les connaissiez ? Elles s’appelaient en réalité Sophie Sereys et Hélène Desmora.
— Me prenez pas pour un con, s’il vous plaît.
— Vous les connaissiez, oui ou non ?
Sobieski posa sa coupe, se gratta la tête et se mit à longer son comptoir en faisant claquer ses godillots sur le béton. Sur les photos, Corso avait été bluffé par sa musculature, impressionnante pour son âge, mais le peintre était un modèle réduit. Avec son petit 1,70 mètre, sa silhouette était comme compressée et ses muscles, qu’on entrevoyait par l’échancrure de la blouse, ressemblaient à des cordes tendues. Corso songea à un petit singe gris dans un décor de foire.
— J’ai connu Hélène Desmora parce qu’elle me vendait du shit. J’aimais son visage, son corps. Je l’ai souvent peinte.
— Vous avez été la voir au Squonk ?
— De temps en temps, oui. Le strip-tease est un sujet que j’affectionne dans mon travail.
Corso songeait au carnet d’esquisses retrouvé dans la cave. Plus tard.
— C’est à ce moment-là que vous avez rencontré Nina Vice ?
— Exactement.
— Vous êtes devenu l’amant de l’une et de l’autre ?
Sobieski but une lampée et leva encore une fois sa coupe.
— Et j’ajouterais : en même temps.
— En même temps ?
— On avait l’habitude de se voir à trois.
— Vous les payiez ?
— Ça dépendait des fois. Mais elles étaient souvent partantes sans argent. On se défonçait. On se livrait à de petits jeux sexuels. Ensuite, je les dessinais… On dormait tous les trois, comme des bébés. Je pourrai vous montrer les croquis si vous voulez. Je conserve tout avec soin. (Il partit d’un ricanement sardonique, teinté encore une fois d’étonnement.) Avec ma cote actuelle, ça vaut un paquet de fric !
Sophie et Hélène, les sœurs de cœur, les filles de personne, qui cachaient farouchement leur amitié et n’avaient jamais réussi à trouver leur équilibre dans une sexualité normale, avaient donc fini dans le lit de ce porc famélique.
— Serait-il indiscret de vous demander de quel genre de jeux il s’agissait ?
— Bien sûr ! Mais vous êtes là pour ça, non ?
Corso conserva le silence, il attendait sa réponse.
— Souvent des trucs SM mais la plupart du temps, ça finissait en « pegging ».
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Renseignez-vous.
À voix basse, sans le regarder, Barbie lui souffla :
— Je t’expliquerai.
Corso hocha brièvement la tête, façon militaire, et se rendit compte qu’il se tenait raide comme une potence. Il n’aurait su dire si ce gars le choquait ou s’il l’enviait de tant d’aisance.
— Quand les avez-vous vues pour la dernière fois ?
— Je dirais… y a environ trois semaines.
— Vous n’avez pas vérifié dans votre agenda ?
Sobieski se fendit d’un sourire.
— Vingt-deux jours exactement. Le plus simple, c’est que je vous le file, vous serez au courant de mes faits et gestes.
Une telle franchise était plutôt déconcertante mais encore une fois, Corso se méfiait de l’arbre qui cache la forêt.
— Vous saviez que Nina se prêtait à des jeux SM sur le Net ?
— Bien sûr. (Il fit mine de trembler de la tête aux pieds.) Tous ces trucs qu’elle se fourrait dans la chatte, j’en ai encore des frissons…
— Hélène vous avait-elle avoué qu’elle couchait avec des cadavres ?
— Ni l’une ni l’autre n’avaient de secret pour moi.
— Ces pratiques n’ont pas l’air de vous choquer.
— En prison, on m’a violé des centaines de fois. On m’a foutu dans le fion des objets dont vous avez pas idée. J’ai vu des mecs se faire trancher la gorge pendant qu’ils suçaient leur assassin. Ce qui me gêne, c’est qu’on laisse faire tout ça dans les prisons, sur des adultes non consentants… En revanche, ce que peut faire une salope majeure et vaccinée sur le Web ou dans une morgue, ça la regarde…
— Un peu de respect, vous parlez de personnes décédées.
— Dans ma bouche, le mot « salope » n’est pas une injure.
D’un signe, Corso passa le relais à Barbie : ce bouffon le fatiguait déjà.
— Vous ne paraissez pas bouleversé par la mort de vos… amies.
— Ce qui me bouleverse ou non, c’est pas vos oignons.
Corso remarqua qu’il lui manquait des dents. Quel plaisir pouvaient trouver Sophie et Hélène dans le lit de ce Gollum ? Sans doute une perversité de plus…
— Quel genre de relations entreteniez-vous avec les victimes ?
— Je viens de vous le dire.
— Il ne s’agissait que de rapports sexuels ?
— C’est ce que je connais de plus intense. Toujours pas de champagne ? insista Sobieski d’un ton badin. Ça vous détendrait…
— Le fait que les deux victimes soient des proches ne vous trouble pas ? relança Corso.
— J’suis pas le seul à les connaître.
— Mais le seul à avoir fait dix-sept ans de prison pour meurtre.
Sobieski éclata de rire.
— Je l’attendais depuis que vous avez franchi ma porte. Mon passé est toujours là, hein ? Dans vos petites têtes de flicards, ce crime fait de moi un coupable pour perpète ? Aucune chance de réintégrer le chemin de l’innocence ?
Corso ne prit pas la peine de répondre :
— Votre meurtre de 1987 ressemble aux assassinats de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora.
— Vous êtes mal renseigné, commandant. D’après ce que j’ai compris, le tueur actuel est un taré qui a un rite très précis. Rien à voir avec mon histoire. Quand j’ai tué cette pauvre fille, j’étais complètement défoncé. Elle m’a surpris, j’ai paniqué. Je lui ai tapé dessus…
— Vous l’avez ligotée avec ses sous-vêtements.
— Pas ceux qu’elle portait.
— Comment ça ?
— J’ai pris ce que j’avais sous la main ! J’étais dans sa chambre. J’ai ouvert un tiroir et voilà.
— Elle était habillée quand vous l’avez attachée ?
— Bien sûr. J’ai simplement voulu la maîtriser. Elle n’arrêtait pas de gueuler. Je l’ai frappée pour la faire taire. Beaucoup trop fort, d’accord… Mais encore une fois, j’étais complètement raide.
Corso aurait vraiment dû attendre le dossier de Besançon avant de bouger. En quête d’un élément auquel se raccrocher, il désigna l’étau d’établi.
— À quoi sert cet instrument ?
Sobieski se tourna en direction du comptoir.
— Quel instrument ? Faut vous suivre, mon vieux… (Corso tendit l’index.) Un étau de serrage. Je l’utilise pour fixer mes toiles sur leur cadre.
— Vous faites ça vous-même ?
— Je fais tout moi-même. En taule, j’avais pas d’assistants pour me tenir la main.
Stéphane s’approcha de l’engin et se pencha pour mieux l’observer.
— Vous nous autoriseriez à venir faire des analyses dans votre atelier ?
— Pas de problème. J’ai rien à cacher.
Corso longea l’établi puis s’arrêta devant les reproductions de Goya.
— Vous savez où les originaux sont exposés ?
— À la Fondation Chapi, à Madrid. Tous les passionnés de Goya savent ça. Je suis allé plusieurs fois là-bas les admirer.
Le flic se tourna brusquement vers Sobieski.
— C’est ce que vous avez fait samedi dernier ?
— Samedi ? Non, pourquoi ?
La voix de Barbie retentit derrière lui :
— Vous avez pris ce jour-là le vol Iberia de 7 h 40 pour Madrid.
Sobieski sursauta, la main sur le cœur, faisant semblant d’avoir été surpris par la question.
— Vous m’avez fait peur ! (Il ricana.) Ma parole, je suis pris entre deux feux.
— Répondez à la question, assena Corso. Êtes-vous allé voir ces tableaux avant-hier ?
— Pas du tout. J’avais rendez-vous avec mon galeriste espagnol. Vous pouvez vérifier. Il s’appelle Jesus Garcia Perez. Je comprends pas : vous me faites suivre ?
— Vous n’êtes pas passé à la Fondation Chapi ?
— Non, je vous dis. À quoi riment ces questions ?
S’abstenant de répondre, Corso fit à nouveau signe à Barbie : les dessins.
Elle fouilla aussitôt dans son sac et en sortit les reproductions du carnet de la cave.
— Vous reconnaissez ces esquisses ?
— Bien sûr, j’en suis l’auteur.
— Elles sont extraites d’un cahier que nous avons retrouvé dans une cave qui jouxte les vestiaires du Squonk.
— Bonne nouvelle ! Je l’ai perdu y a plusieurs semaines.
— Quand exactement ?
— Je me souviens plus. J’en ai des dizaines de ce genre.
— Pour être plus précis, insista Corso, nous avons retrouvé ce cahier dans une planque où un voyeur a ménagé un trou pour pouvoir observer les danseuses du Squonk dans leur vestiaire.
Sobieski éclata de rire.
— Vraiment un pervers, votre gars ! Quel intérêt de mater des filles qui se rhabillent alors qu’elles se désapent tous les soirs sur scène ?
— Ne plaisantez pas, ce carnet contient plusieurs esquisses des victimes.
— Je vous dis que c’est moi qui les ai dessinées.
— Elles reproduisent ce que le voyeur observait de sa cachette.
— Arrêtez vos conneries. J’ai dessiné ces filles pendant qu’elles se préparaient. J’étais dans leurs loges. J’ai mes entrées là-bas. Je connais bien Kaminski.
Corso n’avait pas de mal à imaginer l’ex-taulard cul et chemise avec le proxo karatéka. Mais que faisait ce carnet dans la cave ? Pourquoi la brique descellée pour observer ce qu’il pouvait en effet contempler in situ ?
La rencontre était un échec mais Corso ne s’attendait pas à un miracle. Ce n’était que la première manche.
— On peut avoir votre agenda ? demanda-t-il en signe de conclusion.
Le peintre ouvrit un tiroir de l’établi et en extirpa un cahier à couverture de cuir. Quand il l’eut dans les mains, le flic s’aperçut qu’il s’agissait d’un agenda Hermès.
— Je vous raccompagne, fit Sobieski en sortant de l’atelier.
Parvenu sur le seuil principal, il se retourna vers ses visiteurs.
— Vous n’avez trouvé que moi comme suspect ?
À quoi bon mentir ?
— Pour l’instant, oui.
— Tout ça parce que j’ai commis un meurtre y a vingt ans ? Faut vous creuser la cervelle, les gars. Vous avez pas beaucoup d’imagination.
— Ce sont les tueurs qui en manquent. À peine sortis de taule, ils remettent ça, même méthode, mêmes erreurs. (Sans le vouloir, Corso passa au tutoiement :) C’est pas à toi que je vais expliquer ça.
— T’as raison, répliqua le peintre sur le même ton complice.
Ils s’étaient trouvés — le flic et le voyou, la plus vieille paire du monde…
— Voilà pourquoi les anciens condamnés sont toujours notre première piste et souvent aussi notre dernière, c’est-à-dire la bonne.
Sobieski afficha un sourire admiratif puis prit Barbie à témoin :
— Il parle bien, hein ?
Corso eut la surprise de constater que la fliquette lui rendait son sourire. À ce moment-là, celui qui marquait des points, c’était Sobieski.
En montant dans la bagnole, Stéphane demanda :
— C’est quoi, le « pegging » ?
— On appelle ça le « chevillage », fit Barbie en fermant sa portière. C’est difficile à expliquer avec des mots délicats.
Corso tourna le contact.
— Oublie la délicatesse alors.
— C’est quand un homme se fait sodomiser par une femme équipée d’un gode-ceinture.
Corso et Barbie s’étaient déjà mis en quête des deux « alibis » du peintre : Junon Fonteray et Diane Vastel. La première habitait à Créteil mais travaillait dans l’atelier d’une femme sculpteur du nom de Marilyne Kuznetsz, rue des Cascades, sur les hauteurs de Belleville, l’autre résidait dans le XVIe arrondissement.
D’abord la rue des Cascades.
Pendant que Corso conduisait, Barbie feuilletait l’agenda. Soudain, elle demanda :
— Sobieski a parlé d’une « amie commune » : c’est qui ?
— Laisse tomber.
Barbie n’insista pas et replongea dans le carnet du peintre. Elle finit par émettre un sifflement admiratif :
— Eh ben dis donc, il tient la forme.
— Quoi ?
— Chaque soir, il a une ou un partenaire différent.
— Pour les mecs, je sais pas, mais vraiment, je vois pas ce que les nanas peuvent lui trouver.
Il lui lança un coup d’œil en coin, espérant une réponse, mais Barbie referma l’agenda sans un mot. Le soleil était de retour et baignait le boulevard périphérique dans une clarté brumeuse — tout semblait décomposé en milliards de particules blanches.
— On est venus trop tôt, déclara-t-elle.
— Tu m’étonnes.
Barbie baissa sa vitre et inspira une goulée de pollution avec volupté. Son teint pâle semblait réfracter la lumière à la manière d’un tissu blanc. L’idée qu’elle pût bronzer paraissait aussi absurde que de mélanger de l’eau à l’huile. Simple incompatibilité de molécules.
— Tout ça est trop évident, fit-elle de son petit ton sec. L’étau, les tableaux de Goya, le carnet d’esquisses : trop d’indices tuent l’indice. Et en même temps, ce mec paraît si sûr de lui qu’il pourrait bien vouloir nous provoquer. Ou compter justement sur le fait qu’on ne croie pas à tant de signes accusateurs. Dans tous les cas, si ses témoins tiennent bon, on l’a dans le cul. Tout le reste, c’est de l’indirect, on peut être peintre, s’être tapé les victimes, aimer Goya et porter des costards blancs sans pour autant être un tueur en série.
Barbie avait parfaitement résumé la situation.
Remontant la rue des Pyrénées, Corso en rajouta une couche :
— Sans compter que son crime de 1987 n’a pas l’air de correspondre à notre affaire. Je me suis fait enfumer par le Jurassien…
Il voulut finir sur une note positive :
— Au moins, si Sobieski est notre coupable, il va se tenir à carreau. Il sait désormais qu’il est surveillé.
— Il l’est ?
— Mets un binôme sur le coup. Des gars sérieux.
— Pas très légal, tout ça.
— Tu passes le barreau ou quoi ?
Une fois garés rue des Cascades, ils découvrirent une impasse fermée par un carré de bambous encadré par une canisse. Derrière cette végétation, on distinguait un pavillon dont les fenêtres renforcées par des châssis d’acier avaient été transformées en larges baies vitrées. De longues femmes de bronze verdâtre, dressées parmi les feuilles, montaient la garde.
C’était l’adresse qu’ils cherchaient. Barbie sonna. Corso alluma une clope et checka ses messages. Un SMS de Bompart : « Conf’ de presse OK. » Tout s’était donc bien passé. Première bonne nouvelle de la matinée — ou peut-être une mauvaise. Bompart avait dû muscler sur leur suspect. S’il leur claquait dans les doigts, ils seraient la risée de toute la France.
Une voix de gamine retentit dans l’interphone :
— J’arrive.
Selon leurs premiers renseignements, Junon Fonteray venait d’achever sa troisième année aux Beaux-Arts de Paris. À ses heures perdues, elle jouait les assistantes pour Sobieski et d’autres artistes.
Ils patientèrent parmi les ombres des feuilles qui dansaient lentement sur les pavés de la cour. Une jeune fille en blouse blanche crado finit par émerger des bambous. Mains dans les poches, clope au bec, elle portait un étrange chapeau cloche à la mode des années 20, enfoncé sur ses cheveux couleur betterave.
— C’est pour quoi ? demanda-t-elle à travers la grille, l’air de s’en foutre royalement.
Corso montra sa carte et se présenta.
— Nous cherchons Junon Fonteray.
— C’est moi, fit-elle en déverrouillant le portail. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Simplement vous poser quelques questions.
— Venez avec moi. Je dois continuer mon boulot.
Ils suivirent l’apprentie artiste parmi la végétation bruissante et contournèrent le pavillon pour atteindre une arrière-cour jonchée de fragments de statues.
Sans un regard pour les deux flics, Junon s’installa sur une chaise devant une statue de bronze, petite sœur de celles qui hantaient le jardin, mais celle-ci était allongée sur une planche posée sur deux tréteaux.
— Junon, c’est votre vrai nom ? demanda Corso en guise d’entrée en matière.
— Une idée de mes parents. Des originaux. Dans la mythologie grecque, c’est la protectrice des mariages. Vous voyez le genre.
Elle ne paraissait ni surprise ni hostile, seulement indifférente. Elle devait avoir dans les 20 ans. Pas jolie (un nez proéminent, en bec de toucan, ruinait toute harmonie de ses traits), elle dégageait pourtant quelque chose d’attirant. Ses yeux très clairs, son allure frêle (à peine quarante kilos toute mouillée), son extrême jeunesse, tout ça lui donnait une aura frémissante, une séduction qui ressemblait à une petite morsure dans le cou.
— Faut qu’j’aie fini avant ce soir…, fit-elle en ajustant un masque de ski et en attrapant du papier de verre.
— Qu’est-ce que vous faites ? Vous poncez la rouille ?
— Ça peut pas rouiller, c’est du bronze. Mais à la longue, l’oxydation devient irrégulière. (Elle désigna des marques noirâtres sur le flanc du torse et les membres de la sculpture.) On dirait des taches de vieillesse.
Elle se mit à passer énergiquement le papier de verre sur un des bras de la statue.
Corso se pencha près de son oreille et articula d’une voix forte :
— Vous souvenez-vous de ce que vous avez fait dans la nuit du 16 au 17 juin ?
— Oui. Y avait la fête de fin d’études des Beaux-Arts. J’y suis restée jusqu’à 22 heures à peu près, j’fais partie de la fanfare. Après ça, j’ai rejoint mon p’tit ami.
— Comment il s’appelle ?
Junon arrêta de poncer et ricana :
— Philippe Sobieski. Comme si vous le saviez pas.
Les mots de « petit ami » pour désigner le satyre qu’ils venaient de rencontrer avaient quelque chose d’obscène. Passons.
— Où vous l’avez rejoint ?
— Dans son atelier, à Saint-Ouen.
— Vous vous souvenez de l’heure exacte ?
— Environ 23 heures. J’ai pris un Uber. Vous pouvez vérifier.
Corso s’attendait à un solide alibi et aussi à un mensonge. Le coup du taxi pouvait être prémédité mais cela signifiait une réelle complicité et il n’y croyait pas. Cette môme pouvait être amoureuse de Sobieski — pas complice des horreurs commises sur Sophie et Hélène.
— Vous avez passé toute la nuit avec Sobieski ?
— Oui.
— Combien d’heures êtes-vous restée éveillée à ses côtés ?
— Au moins jusqu’à 4 heures du mat’. Avec lui, c’est toujours chaud. Il dit souvent : « Je suis comme le poireau : la barbe est blanche mais la queue encore verte. »
Corso ne releva pas la blague — il commençait à s’habituer à la vulgarité de Sobieski. La genèse des blessures, qui avaient duré au moins plusieurs heures, impliquait que le tueur s’était consacré à sa victime une bonne partie du 16 au 17. Exit Sobieski.
— Mademoiselle, insista-t-il encore, notre enquête concerne des meurtres d’une violence… abominable. Votre témoignage a une importance capitale. Si vous avez le moindre doute…
— Je n’ai aucun doute. Cette soirée est tout à fait claire dans ma tête.
— Un faux témoignage est passible de cinq années de prison minimum.
Junon ne daigna même pas répondre : elle avait repris son ponçage, l’air tranquille, produisant une fine poudre verte qui s’échappait à la manière d’une fumée.
Histoire de ne pas repartir totalement bredouille, Corso s’accorda quelques questions périphériques :
— Vous diriez que votre relation avec Sobieski est régulière ?
— Plutôt en pointillé.
— C’est-à-dire ?
— On se voit, très bien. On se voit pas, très bien aussi.
— Depuis combien de temps dure cette liaison ?
— Deux ans.
— Où et comment l’avez-vous rencontré ?
— Aux Beaux-Arts. Il est venu nous raconter son histoire.
Corso imaginait le taulard repenti témoignant de sa vocation d’artiste devant un parterre d’étudiants subjugués. Il sentait monter pour le lascar une antipathie profonde — mais était-il vraiment l’assassin ?
— Le fait qu’il soit aujourd’hui un peintre reconnu a-t-il joué dans votre attirance ?
— Non. J’ai pas besoin de mentor.
— Et le fait qu’il soit un ancien criminel ?
— Oui.
Corso sursauta. Junon lui décocha un petit sourire tout en poursuivant son va-et-vient sur le torse de bronze.
— C’est ce que vous vouliez entendre, non ?
Elle releva ses lunettes de ski et s’arrêta pour souffler.
— J’te mettrais ces vieilles merdes à la décharge.
— Vous n’aimez pas ces sculptures ?
— Vous les aimez, vous ?
— Et votre travail personnel, ça consiste en quoi ?
Elle désigna un objet posé sur un tabouret à quelques mètres de là, dissimulé par un chiffon crasseux.
— Je fais des miniatures.
— Des miniatures de quoi ?
— Je peux pas vous montrer. Ça sèche…
Corso sentait le sourire de Barbie dans son dos — la fliquette était amusée par cette rebelle désinvolte pas du tout impressionnée par son patron.
— Selon vous, Sobieski n’éprouve plus aujourd’hui aucune pulsion violente ?
— Comment j’le saurais ? rétorqua-t-elle en sortant un paquet de cigarettes de sa blouse. Avec moi, en tout cas, il est toujours d’une douceur d’ange.
Corso se demandait quel genre de douceur il pratiquait avec cette Camille Claudel du dimanche. Devait-elle se harnacher d’un « gode-ceinture » pour faire jouir le vieux faune ?
— Vos relations intimes sont-elles… normales ?
— Qu’est-ce que vous appelez « normales » ?
Il tendait vraiment les matraques pour se faire battre.
— OK, fit-il en coupant court à cet échange qui s’enlisait. Venez demain au 36, quai des Orfèvres enregistrer votre déposition.
— J’ai le choix ?
— Non.
— On se croirait dans un téléfilm.
Ils allaient partir quand Corso se ravisa et montra l’œuvre dissimulée par un chiffon.
— On pourrait tout de même y jeter un œil, non ?
Junon soupira, exagérant son expression de lassitude comme au théâtre, puis elle se leva pour dévoiler son œuvre.
C’était une sculpture de glaise ou d’argile représentant une jeune femme très maigre et un démon famélique enlacés ensemble. Leur position était particulière : un 69, mais curieusement debout, ce qui signifiait que l’incube avait la tête en bas, griffes plantées dans le sol, mufle enfoncé dans le sexe de la jeune fille qui de son côté le suçait avec délectation.
À l’évidence, cette horrible sculpture était un autoportrait.
— On va dans le mur, déclara Barbie.
Sur le boulevard périphérique, les portes en direction du sud-ouest se succédaient, s’éloignant des bas quartiers pour rejoindre le XVIe arrondissement. C’était comme s’ils remontaient la révolution du soleil, frôlant sa courbe et gagnant peu à peu la lumière du fric, de la verdure, des immeubles souverains des portes de La Muette et de Passy.
— Si Diane Vastel nous sort un alibi du même genre, continua-t-elle, on peut se mettre une main devant, une main derrière et aller chercher un suspect ailleurs.
Corso conservait le silence. Il en était de plus en plus convaincu : Sobieski n’avait pas le profil psychologique du tueur — un bourreau qui pensait sans doute « sauver » ses victimes par la souffrance et la mort. Sobieski était au contraire un jouisseur, parfaitement amoral, étranger à toute notion de bien et de mal, réunissant dans sa posture de pacotille la révolte de l’art et le cynisme de l’asocial, tout ça dans une joyeuse vulgarité.
— Tu m’écoutes ?
Corso sursauta. Dans le ciel, les nuages revenaient, se compressant comme des plaques tectoniques, faisant déjà entendre des craquements sourds.
— On finit de vérifier ses alibis, trancha-t-il. On avisera ensuite.
Sur l’avenue Henri-Martin et ses quatre rangées d’arbres majestueuses, l’averse éclata. Les feuilles des platanes et des marronniers se mirent à briller d’étincelles, alors que la pluie elle-même passait un pinceau argenté sur l’artère.
Avec Diane Vastel, ils renouaient avec le quartier de Mathieu Veranne, le maître shibari. Sauf que les immeubles de l’avenue Henri-Martin n’avaient rien à voir avec les bâtiments modernes de la rue du Docteur-Blanche. Ici, c’était du lourd, du classique. Des blocs haussmanniens fin XIXe arborant atlantes et cariatides comme des proues de vaisseaux.
Les flics se garèrent et sortirent en courant, la tête dans le col. La pluie tapait sur le bitume avec acharnement. Les Vastel habitaient un hôtel particulier dissimulé derrière les frondaisons d’arbres centenaires. Grilles. Interphone. Caméra. Parfois, Corso se faisait l’effet d’un livreur. Ils se présentèrent à leur interlocutrice — voix nasillarde, fort accent asiatique.
Le portail claqua dans une chiquenaude d’acier. Ils pénétrèrent dans le jardin. Sous la vigne vierge, la villa évoquait un solide coffre-fort dont on avait tenté d’arrondir les angles avec des ornements factices. Mais le fric était là, et bien là : derrière l’épaisseur des murs, le fer forgé des balcons, le double vitrage des fenêtres. Puissant, tranquille, rassurant. Corso se dit qu’il aurait aimé vivre dans un tel lieu avec Thaddée, protégé de la misère et de la violence du monde.
Une Philippine les attendait sous la marquise du perron — elle avait la tête de son emploi : craintive, déracinée. Ils la suivirent à travers un dédale de portes fermées pour aboutir dans un salon décoré comme une chambre de palace anglais : fauteuils de cuir, rideaux à fleurs, boiseries rutilantes. Diane Vastel les accueillit debout, les bras croisés, une hanche appuyée sur un bureau victorien d’acajou massif.
Les flics se présentèrent. Diane les salua sans s’approcher, pas de sourire ni de poignée de main. La cinquantaine, 1,75 mètre, silhouette en coup de fouet, cheveux auburn au carré, magnifique visage à l’expression étonnée souligné de rides et d’épais sourcils. Un look de bourgeoise en week-end : chemise aux mailles imperceptibles, jean délavé, ballerines Repetto… Le genre de femme que les autres femmes admirent parce qu’elle est un modèle mais aussi une abstraction qui ne représente plus vraiment un danger.
Les flics avaient droit à un bonus, un petit mec assis, moulé dans un costume noir, son ordinateur posé sur les genoux. On aurait dit un greffier, ou bien un prêtre de jadis, un de ceux qui hantaient les familles aristocratiques, se délectant des menus de l’épouse, sirotant les liqueurs de l’époux.
— Xavier Nathal, mon avocat, annonça la bourgeoise. Je lui ai demandé d’être présent.
Corso s’efforça de sourire :
— Madame, vous n’êtes ni placée en garde à vue ni mise en examen, pas besoin d’avocat.
— Maître Nathal va simplement consigner tout ce que je vais dire, nous relirons ensemble le document et vous le signerez avant de partir.
Le monde à l’envers : c’était leur hôtesse qui rédigeait le PV d’audition.
— Ce document n’aura aucune valeur légale, objecta patiemment Corso. Vous devrez de toute façon venir au 36 pour signer vous-même votre déposition.
— Disons que ça sera un bon début. Je dois me protéger.
— Contre quoi ?
— Vos préjugés de flic. Votre propension à chercher, quitte à l’imposer, la vérité que vous avez établie avant même de m’avoir interrogée.
Corso et Barbie se regardèrent : ça commençait bien.
— Très bien, capitula le flic. Allons-y. Vous savez de quoi il s’agit ?
— J’ai ma petite idée, oui.
Les visiteurs s’assirent dans les fauteuils en cuir. Diane Vastel resta debout, appuyée à son bureau. On aurait dit qu’elle posait pour un portrait officiel à la Gainsborough.
— Notre enquête concerne les meurtres de deux artistes de…
— Je suis au courant. Donnez-moi la date qui vous intéresse. Je n’ai pas beaucoup de temps.
— La nuit du vendredi 1er au samedi 2 juillet. Qu’avez-vous fait ce soir-là ?
— J’ai passé la soirée avec Philippe Sobieski. Nous sommes allés dîner à 21 heures au Relais Plaza, avenue Montaigne, puis nous sommes rentrés ici aux environs de 23 heures.
— Ensuite ?
— Il vous faut un dessin ?
— À quelle heure Sobieski est-il reparti ?
— Vers 9 heures du matin.
Barbie intervint :
— Votre mari n’était pas là ?
— Mon mari n’est jamais là.
À l’évidence, Diane Vastel pratiquait l’adultère comme d’autres la chasse à courre. En grand équipage et sans la moindre discrétion.
— Vous connaissez Sobieski depuis longtemps ?
— Un an et demi environ. Je l’ai rencontré en 2015.
— Dans quelles circonstances ?
Elle fit quelques pas, visage penché, mains jointes, comme si elle répétait le texte d’une pièce. Cette attitude ostentatoire ne lui convenait pas mais au fond, elle pouvait tout se permettre. Elle ne suivait pas les règles de l’élégance, c’étaient les règles qui tentaient de la rattraper…
— Il y a trois ans, j’ai monté avec quelques amies un club culturel. Nous rencontrons des écrivains, des artistes. En janvier 2015, on a sollicité Sobieski. Il nous a reçues dans son repaire de Saint-Ouen.
— Ça a été le coup de foudre ? ironisa Corso.
— Une femme peut vieillir, ses sentiments demeurent intacts.
— Je ne me moquais pas de vous mais de Sobieski. J’ai du mal à appréhender ses qualités de… don Juan irrésistible.
— Disons qu’il n’a pas l’air obsédé par la fesse fraîche, ce qui est déjà un soulagement pour une femme de mon âge. Par ailleurs, je suppose que vous l’avez déjà rencontré, c’est un curieux mélange de vulgarité, de provocation mais aussi de fragilité et même d’innocence… À une époque où vous pouvez finir les phrases de la plupart des hommes, c’est une bonne surprise.
Corso devait l’admettre : les contradictions du bonhomme avaient de quoi intriguer.
— Pour ne rien gâter, un sacré baiseur.
Corso n’avait jamais compris ce genre d’éloges. Comme si l’acte sexuel était une prouesse solitaire, comme préparer un soufflé ou sauter à la perche. Il lui semblait au contraire que, au risque d’énoncer une évidence, ça se passait à deux et que le champion d’une partenaire pouvait être le bon à rien d’une autre. It takes two to tango…
— Notre enquête nous a démontré que Sobieski a dans ce domaine des goûts particuliers.
— Je n’ai rien remarqué de particulier.
Nouvelle provocation, en référence aux goûts supposés coincés du petit fonctionnaire de police qu’il était. Corso n’avait pas envie d’entrer dans le détail.
— Il faut que vous compreniez une chose, insista-t-elle. Je couche avec Philippe mais ce n’est pas le meilleur de notre relation, loin de là. Même si, encore une fois, il est très performant de ce côté-là.
— Quel est le meilleur ?
La question venait de Barbie.
Diane désigna une petite toile que le flic n’avait pas remarquée dans son dos, accrochée entre les deux fenêtres fouettées de pluie.
— Son art, évidemment.
Encore une strip-teaseuse ou une hardeuse, nue et maigre, muscles à vif. Le tableau, de dimensions réduites, aux dominantes ocre, évoquait un geyser de feu.
Diane finit par passer derrière le bureau victorien pour s’asseoir dans un large fauteuil en cuir. L’avocat ne cessait de pianoter sur son ordinateur portable, plus secrétaire que nature. Pour n’être pas en reste, Barbie avait sorti un bloc et un feutre.
— Que pense votre mari de tout ça ? demanda Corso.
— Il adore Philippe.
— Il le connaît ?
— Sobieski est venu dîner plusieurs fois à la maison. Et mon mari l’a trouvé, comment dire, très distrayant. C’est un banquier qui dans toute sa vie n’a pas dû avoir deux idées originales. Alors, Sobieski…
Le flic s’en voulut de poser cette question vieille école :
— Votre mari sait pour… Enfin…
— Dans un couple, il arrive un moment où ce qui se passe dehors est moins important que ce qui se passe dedans. Je veux dire : il vaut mieux détourner le regard pour vivre dans une relative quiétude. Quitte à attraper un torticolis de temps en temps. Mon mari n’a rien à m’envier, croyez-moi.
— Très bien, fit-il en se levant, vous avez conscience qu’avec ce témoignage, vous innocentez Sobieski face à des accusations très graves ?
— Je ne l’innocente pas, je dis la vérité.
Après le témoignage sans appel de Junon Fonteray, celui de Diane Vastel, noté en détail par son propre avocat, clôturait le débat.
Il baragouina quelques formules de flic selon lesquelles Diane Vastel devait venir témoigner en personne au 36 dans les meilleurs délais et prit le chemin de la sortie, suivi par Barbie.
Cette fois, la propriétaire des lieux les raccompagna, ce qui était un privilège.
Sur le seuil de l’hôtel particulier, alors que la pluie tambourinait toujours sur la marquise de verre, elle se permit un conseil :
— Vous faites fausse route, commandant.
Corso réprima à peine un soupir de lassitude — il s’attendait à un nouveau plaidoyer en faveur de son cher artiste, mais Diane Vastel prit une autre direction :
— Sobieski est sans doute toujours un assassin. Je veux dire, au fond de lui. Mais il n’a pas tué vos filles. Ce n’est pas son style.
— Qu’est-ce que vous appelez « son style » ?
— Dans un accès de fureur, il pourrait encore, disons, franchir la ligne, étrangler sa maîtresse par exemple, ou tabasser à mort un modèle. Mais d’après ce que j’ai lu dans les journaux, votre assassin suit un rituel. Sobieski n’a pas cette intériorité… ésotérique. Il serait incapable de tout organiser, de ne pas laisser de traces, de s’exprimer à travers des symboles torturés. Tout ça, il le fait dans sa peinture et ça lui suffit largement.
Corso n’aurait su mieux dire.
Pas question de s’avouer vaincu. De retour au 36, Barbie s’attaqua aux chiffres. Sobieski n’avait pas de portable mais il avait des comptes en banque. Stock continuait à écumer les relations du peintre — on lui donna l’agenda — et étudiait de près son emploi du temps. Quant à Ludo, il n’était toujours pas rentré de Fleury.
Parvenu dans son bureau, Corso s’aperçut qu’il avait reçu un WeTransfer contenant toutes les pièces scannées du dossier d’enquête concernant le meurtre de Christine Woog en 1987. Il passa les dernières heures de l’après-midi immergé dans ces documents. À 19 heures, il s’était enfin persuadé que ce qu’il pressentait se confirmait dans les grandes largeurs : l’assassinat de Christine n’avait rien à voir avec ceux de Sophie et d’Hélène. Jacquemart avait laissé libre cours à ses obsessions et lui, comme un bleu, avait foncé tête baissée dans le panneau.
Les faits : le 22 mars 1987, Michel et Anne Woog, bijoutiers, partent comme chaque week-end dans leur maison sur le bord du lac de Neuchâtel. Leur résidence principale, aux Hôpitaux-Neufs, près de la frontière suisse, est donc vide pour deux jours. C’est du moins ce que pense Sobieski quand il y pénètre après avoir désactivé l’alarme. En réalité, Christine, leur fille, est revenue chez ses parents pour y réviser en toute tranquillité (elle a un studio près de l’université de Besançon).
Quand la jeune femme surprend Sobieski en flagrant délit, il l’assomme puis la traîne dans sa chambre. Il l’attache et la bâillonne avec des sous-vêtements trouvés dans une commode. Bientôt, Christine se réveille et se libère de son bâillon. Elle se met à hurler, le voyou panique pour de bon. Il la roue de coups pour la réduire au silence et la tue, presque par maladresse. Il est arrêté et jugé pour « vol et violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Corso cherchait un génie du mal, on lui refilait une brute sous amphètes.
Il se leva, fit les cent pas dans son bureau afin de digérer sa déception, puis attrapa son téléphone et appela Jacquemart, toujours à Paris. Il fallait qu’il passe ses nerfs sur quelqu’un.
— Z’êtes marrant, vous, répliqua le Jurassien après s’être fait engueuler. J’avais pas les détails du dossier !
— Vous en saviez assez pour penser que Sobieski était notre homme.
— C’est le coup des nœuds qui m’a rappelé l’affaire…
Le flic baissa les yeux sur les gros plans des liens photographiés à l’époque.
— Ils n’ont rien à voir avec ceux des victimes actuelles.
— Qu’est-ce que ça prouve ? J’vous l’ai déjà dit : il a pu se perfectionner. Sobieski est un tueur et il s’arrêtera jamais. C’est un psychopathe.
Pas la peine d’insister, rien ne le ferait changer d’avis.
— Écoutez-moi, reprit-il d’une voix qui cherchait à être persuasive. Après l’enquête préliminaire, j’suis retourné voir Sobieski en prison.
— Pourquoi ?
— Comme ça. On a discuté. Sobieski a aucune empathie avec les autres, il connaît aucune morale. Il voit pas pourquoi il tuerait pas, il a pas la moindre idée de ce que sont le bien et le mal.
— Il devait vous vouer une haine féroce.
— Pas du tout. Il m’appelait « mon pote » et disait qu’on avait partagé un moment crucial de notre existence, ce qui était vrai. En fait, il avait toujours l’air d’éprouver une espèce de pitié pour nous, les flics. Sobieski s’est toujours cru au-dessus des lois. Il a sa propre logique et notre monde lui paraît mineur et pitoyable.
— Lors de vos visites, de quoi il vous parlait ?
— De ses conquêtes.
— Quelles conquêtes ?
Jacquemart eut un rire consterné.
— À peine arrivé en taule, il recevait déjà des sacs de lettres d’admiratrices. C’est moi qui les lisais avant de les lui filer. Y avait celles qui le croyaient innocent et qui juraient de le soutenir jusqu’au bout. Y avait celles qui pensaient qu’il était coupable et… mouillaient encore plus. Je sais pas vous, mais moi, ça fait belle lurette que j’ai renoncé à piger quoi que ce soit aux nanas…
Corso préféra ne pas relever.
— Sobieski a un alibi pour chaque meurtre.
Jacquemart ricana :
— J’vous l’avais dit, c’est un malin !
Stéphane hocha la tête pour lui-même : sur sa balance, il y avait d’un côté les alibis de Sobieski et sa réputation établie de peintre innocent ; de l’autre, la conviction d’un vieux flic à la retraite, un homme des bois qui tournait en boucle autour de quelques souvenirs.
— Vous faites pas avoir, insista Jacquemart sur un ton d’avertissement. S’il est devenu un grand peintre, pourquoi pas un grand tueur ?
Corso raccrocha et se décida à reprendre tout le dossier depuis le début — l’enquête de Bornek, la leur, celle de Jacquemart… On verrait ce qui sortirait de cette belle synthèse.
À ce moment-là, Ludo frappa à sa porte — il était enfin de retour de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
— T’as passé ta journée là-bas ou quoi ?
— Exactement, fit-il, essoufflé. (Visiblement, il avait monté les marches quatre à quatre.) J’ai interrogé pas mal de matons et de détenus…
— Et alors ?
— On pouvait pas rêver meilleur profil.
— C’est-à-dire ?
— D’abord, de l’avis de tous, le gars était d’une violence et d’une intelligence hors pair.
— Ça fait pas de lui un tueur en série.
— Non. Mais il n’était pas non plus la brute défoncée qui a paniqué une nuit de cambriolage. Ça, c’était la thèse soutenue par son avocat pour lui éviter le pire.
Une ligne de défense qui avait complètement raté car Sobieski avait écopé de vingt ans (le maximum).
— En réalité, poursuivait Ludo, c’est un vrai prédateur qui faisait régner sa loi à la zonzon.
— On cherche pas un gros bras.
— Justement, il ne l’a jamais été. Tu l’as vu, non ? Le mec est taillé dans un bâton de sucette. Or personne n’osait l’approcher. Un danger public version porte-clés. On le soupçonne même d’avoir tué plusieurs gars à Fleury — et aussi à Besançon.
— Des rumeurs. Des conneries de taulards.
Ludo sortit des PV et les étala sur le bureau de Corso.
— Les meurtres ont bien eu lieu et l’enquête s’est à chaque fois concentrée sur Sobieski.
Stéphane se souvenait que le peintre avait expliqué avoir été violé des centaines de fois — c’était avant qu’il terrifie toute la taule ou bien simplement des mensonges ?
— Il n’a jamais été condamné pour ces meurtres, rétorqua Corso en feuilletant les PV.
— Par manque de preuves et de témoins. L’omerta classique. J’te jure, j’ai l’habitude des taulards. Sobieski les faisait tous chier dans leur froc.
Tout ça n’apportait rien à l’affaire du Squonk. Ludo parut sentir le scepticisme de son chef.
— C’est pas tout, reprit-il en déposant d’autres documents. Quand Sobieski a été arrêté, il ne savait ni lire ni écrire. Finalement, il a passé le bac en prison et il a obtenu une licence de droit. Il dominait les autres par son savoir et son intelligence. Il s’est même forgé une réputation de juge.
Stéphane leva un sourcil.
— De juge ?
— C’est comme ça qu’on l’appelait à Fleury. Quand il y avait un conflit dans les quartiers, il mettait tout le monde d’accord. Et si un taulard avait manqué à sa parole ou déconné, il sévissait.
Beaucoup plus intéressant… Avec ses tripes, Corso devinait que l’assassin de Sophie et d’Hélène les avait punies pour leurs déviations — les perversités SM de la première, les tendances nécrophiles de la seconde…
— Mais je t’ai gardé le meilleur pour la fin.
— Quoi ? fit Corso en levant la tête.
— En prison, Sobieski pratiquait le shibari.
Les syllabes japonaises mirent un quart de seconde à se replacer dans le cerveau de Corso.
— Tu veux dire… le bondage ?
— Exactement. Il avait initié les autres détenus à la corde et les faisait jouir en les attachant, ce qui en taule est plutôt un comble.
Corso regroupa toutes les feuilles du Toulousain et les glissa dans leur chemise.
— T’as fait un super boulot, Ludo. Merci. Je vais étudier tout ça.
— Et vous, qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Va voir Barbie, elle va t’expliquer.
Quand le flic fut sorti, Corso ne rouvrit pas les documents. Il venait d’avoir une autre idée. Après avoir vérifié l’heure — 20 heures passées —, il appela un des deux OPJ chargés de suivre Philippe Sobieski — il l’avait confié à des débutants, ce qui était risqué (l’ex-taulard méritait des gars chevronnés), mais ces bleus possédaient un atout essentiel : c’étaient les seuls qui ne puaient pas le flic à dix kilomètres.
— Où vous êtes ?
— Au Silencio, rue Montmartre.
Il connaissait : un bar branché décoré par David Lynch, situé à seulement quelques blocs du Squonk.
— Qu’est-ce qu’il fout là-bas ?
— Il enregistre une émission pour France-Culture. C’est un des animateurs réguliers.
— Il en a pour combien de temps ?
— Au moins deux heures.
Corso avait déjà glissé son calibre dans son holster et enfilé son blouson. Finalement, c’était Jacquemart qui avait raison : avec un salopard pareil, il ne fallait pas se faire avoir.
Et la fin justifiait les moyens.
La manufacture se découpait très nette sur le ciel nocturne. À cette heure, l’atelier de Sobieski paraissait posséder une densité particulière, une masse d’étoile morte. Le bâtiment, cerné par une grande cour pavée, n’avait pour voisinage que d’autres édifices qui lui tournaient le dos. Résultat, un isolement inattendu en pleine banlieue parisienne, et bienvenu pour un flic qui avait choisi cette nuit-là de devenir casseur.
La première serrure ne lui posa aucun problème mais il redoutait un éventuel système d’alarme. Pour l’heure, pas le moindre signe d’alerte. Restant sur le seuil, Corso attrapa sa torche électrique et balaya l’espace en quête d’un capteur, d’une lumière ou d’une caméra. Il ne vit rien et se risqua à l’intérieur.
En refermant la porte, il se dit que Sobieski n’était pas le genre à fliquer le lieu où il vivait. Ses toiles valaient très cher, certes, et il était bien placé pour savoir que cambrioleur, c’est un métier comme un autre, mais un voleur et un assassin comme lui ne se défie pas de ses semblables, il éprouve au contraire une sorte de solidarité pour le monde du crime, un monde auquel il appartient et qu’il accepte.
Corso traversa les pièces en prenant son temps. Des murs, un sol, un plafond, rien d’autre. Des surfaces nues, lisses et brillantes comme du métal. Les portraits de Sobieski le suivaient des yeux dans la pénombre : travelos, junkies, strip-teaseuses… Dans cette semi-obscurité, ils paraissaient évoluer dans leur biotope naturel : l’ombre et la clandestinité. En même temps, ils évoquaient les sursauts d’un animal blessé à la chasse. Ils étaient foutus mais ils marchaient encore sur les nerfs, titubant dans leur brève agonie.
Il attrapait au passage des regards, des traits fardés, des paupières mi-closes, lourdes et croûtées de maquillage. La drogue, le vice, la détresse circulaient sous ces chairs de papier kraft, dans ces veines bleuâtres — une légion de maudits à qui Sobieski avait offert son absolution.
Corso ne savait pas ce qu’il était venu chercher mais il devait, d’une façon ou d’une autre, percer la face cachée de l’ex-taulard. Impossible qu’un tel destin n’accouche que d’un bouffon carburant au champagne et aux mauvaises blagues. Sobieski s’était construit à coups de traumatismes, de défonce et de pulsions morbides — un tel parcours ne pouvait produire qu’un être complexe et dangereux. Un prédateur qui savait se battre et se camoufler…
Il pénétra dans l’atelier proprement dit. Son idée, traquer la moindre toile en cours, la moindre esquisse, en quête d’un indice. Il n’avait pas oublié le carnet de la cave — peu importait de savoir si c’était Sobieski qui l’avait laissé là ou si on l’y avait placé pour brouiller les pistes (c’était une hypothèse que Corso n’excluait pas). Ce qui comptait, c’était que la psyché du criminel s’exprimait par le dessin et la peinture. C’était par cette voie qu’il se trahirait, Stéphane en était certain.
À la seule lueur de sa lampe, il passa en revue toutes les œuvres en cours de l’artiste — il souleva les couvertures qui abritaient des tableaux, feuilleta les carnets de croquis, ouvrit les cartons à dessin qui protégeaient des lithographies…
Enfin, dans un coin, il dénicha une toile de 1 mètre sur 70 centimètres soigneusement cachée par un linge grisâtre. Relevant un peu le chiffon, il passa lentement le faisceau de sa lampe sur le tableau à peine sec. Il resta stupéfait.
C’était horrible.
Morbide.
Magnifique.
Corso ne put retenir un demi-sourire. Il avait sous les yeux la preuve absolue que Sobieski était l’assassin de Sophie Sereys.
Tout en contemplant le tableau dans le moindre de ses détails, il se dit qu’il existait une secrète logique dans le destin de Sobieski : il avait été sauvé de ses démons par la peinture mais c’est par la peinture qu’il avait rechuté — et qu’il serait condamné.
Soudain, une violente lumière inonda l’atelier.
— T’aurais pas dû faire ça, fils de pute.
Corso se retourna et découvrit Sobieski en tenue d’apparat : costard de lin blanc su misura, pochette de soie, chemise unie à col italien, mocassins en daim à picots…
— Filature illégale, violation de domicile par effraction, atteinte à la vie privée : tu vas te retrouver à faire la circulation place de l’Étoile, Duconneau.
Corso ne lâcha pas son sourire et regarda sa montre.
— On n’en est plus là, Sobieski. Il est 23 h 45. À partir de cette minute, tu es placé en garde à vue pour le meurtre de Sophie Sereys.
Une demi-heure plus tard, une bande de flics en uniforme dégringolèrent dans la cour pavée de l’atelier pour embarquer Philippe Sobieski et le transférer au 36 pour audition. Le peintre n’offrit aucune résistance, ne dit pas un mot, n’appela pas d’avocat. Visiblement, il était prêt à se battre tout seul.
Entre-temps, Corso avait passé un coup de fil en urgence à Catherine Bompart pour lui annoncer la bonne et la mauvaise nouvelles — qui étaient la même. Il avait a priori arrêté le tueur du Squonk mais dans des conditions totalement illégales. Ils savaient tous les deux qu’il existait des exceptions, des dérogations accordées par le juge des libertés et de la détention, Bompart trouverait le moyen d’obtenir cette autorisation et bidonnerait les heures.
Stéphane avait aussi appelé l’IJ pour qu’ils passent l’atelier au peigne fin — il fallait trouver, d’une façon ou d’une autre, des fragments d’ADN des deux victimes. En même temps, le flic était certain que Sobieski possédait un repaire secret où il tuait ses victimes, du pain sur la planche pour son groupe. Maintenant qu’ils avaient accès au moindre élément de sa vie privée, ils en trouveraient bien la trace.
Pour l’heure, Corso admirait sa pièce maîtresse. La preuve confondante de la culpabilité de Sobieski. Une toile tout juste achevée représentant Sophie Sereys telle qu’on l’avait retrouvée près de la décharge de la Poterne des Peupliers. Tout y était : les commissures charcutées, les nœuds des sous-vêtements, les yeux injectés de sang — jusqu’à la pierre au fond de la gorge… Autant de faits que personne, absolument personne, ne connaissait hormis les flics et le tueur.
La police scientifique avait les moyens de dater exactement le processus d’élaboration de l’œuvre. Dans tous les cas, l’artiste s’était mis au boulot au moins dix jours auparavant, soit quelques jours après la mort de Sophie…
Après avoir menotté Sobieski dans un coin de la pièce, Corso avait poursuivi sa fouille afin de dénicher des études, des croquis préliminaires de l’œuvre morbide. Il n’en avait pas trouvé.
Il avait trouvé mieux.
Un tableau qui représentait un corps affreusement cambré au milieu d’un terrain vague. Une vraie nature morte… L’œuvre était inachevée mais on reconnaissait sans peine Hélène Desmora. Encore une fois, les détails abondaient — des détails connus du seul meurtrier.
À l’évidence, Sobieski préparait une série de tableaux sur le sujet. Les strip-teaseuses du Squonk, c’étaient ses Nymphéas à lui.
Au fil de sa fouille, Corso ruminait deux pensées distinctes. D’abord, il trouvait étrange que le peintre ait pris si peu de précautions. Il laissait sécher le portrait de son premier meurtre au milieu de son atelier et travaillait sur le second alors qu’il savait que la PJ allait débouler — le matin même, Corso et Barbie lui avaient promis une chiée de bleus pour le lendemain. L’autre pensée était d’ordre psychologique. Plus il contemplait, et admirait les tableaux, plus il se disait que le mobile de l’artiste tueur était le plus simple du monde : il avait tué ces filles pour pouvoir les peindre. Leur supplice et leur mort faisaient partie du processus de création — la scène d’infraction pouvait être considérée comme un véritable décor. Sobieski avait mis en scène son tableau dans la réalité pour pouvoir le transcrire en peinture. C’était une œuvre à mi-chemin entre la performance et le tableau.
Pour l’heure, son analyse était rudimentaire. Jacquemart lui avait répété que Sobieski était un psychopathe, un tueur asocial incapable de pitié et d’empathie. Ses dix-sept années de prison avaient sans doute aggravé ce comportement. Il ne se souciait plus de ce qui pouvait se passer « hors les murs » de son atelier. Seule comptait l’œuvre. Et l’ex-taulard était prêt à tout pour avoir le bon sujet, pour que le monde s’accorde à ce qu’il avait en tête, à ce qu’il voulait coucher sur la toile.
Au fil des années, la peinture s’était insinuée dans son cerveau pour devenir, en quelque sorte, l’arme du crime. Ou du moins l’inspiration du meurtre. Homicide et peinture se confondaient dans son esprit malade. La victime choisie n’était que le brouillon de l’œuvre à venir.
En attendant les bleus, Corso n’avait pas cherché à discuter avec Sobieski, il ne voulait surtout pas gâcher son interrogatoire. Il se doutait par ailleurs que le peintre ne lui répondrait pas.
Allait-il se mettre à table au 36 ?
Aucune chance.
Ce dont Corso était sûr, c’était que Sobieski était un coupable hors normes. Il connaissait la loi, les rouages des procédures et, pire encore, le monde des médias. Il allait s’en donner à cœur joie pour proclamer son innocence et crier au harcèlement. Il n’aurait aucun mal à rameuter le bataillon de ses supporteurs : artistes, intellos, politiques, tous ceux qui l’avaient fait sortir de prison et qui allaient se battre aujourd’hui pour qu’il n’y retourne pas.
Quand les deux-tons des flics avaient résonné dans la cour pavée, Philippe Sobieski s’était fendu d’un rire silencieux et noir, découvrant ses chicots à la manière des Japonaises des temps anciens qui avaient les dents laquées.
Son visage n’avait plus aucune profondeur, juste un masque.
— Tu fais la pire connerie de ta vie.
— T’as bien compris la situation ? lui demanda Corso une demi-heure plus tard dans son bureau du 36.
Affalé sur la chaise des suspects, Sobieski regarda les quatre murs, s’attarda sur celui qui était mansardé, puis sur la lucarne bardée de grillage — depuis le suicide de Richard Durn, la norme désormais à la BC.
— Faudrait que je sois vraiment distrait.
— T’es parti pour passer l’autre moitié de ta vie au trou.
Le peintre haussa les épaules. Pour son arrivée en fanfare au 36, il avait demandé à se changer. Il avait endossé un ensemble survêtement à liserés dorés, sans doute une grande marque mais qui lui donnait l’air de ce qu’il était : un maquereau en route pour le ballon. La veste était ouverte sur son torse nu et ses chaînes en or, quincaillerie de rappeur à deux balles qui scintillait dans le jour naissant. Un borsalino en feutre gris à bandeau tigré lui dissimulait la moitié du visage.
De l’index dressé, dans un geste de caricature, il releva le bord de son chapeau et lâcha :
— Toi et moi, on vient du même monde, Corso, alors essaie pas de m’intimider ou j’sais pas quoi. La partie fait que commencer.
Corso alluma son ordinateur sans répondre.
— Nom, prénom, adresse, date de naissance, intima-t-il en ouvrant un nouveau document pour son PV d’audition.
Sobieski obtempéra d’une voix neutre. Quand Stéphane l’interrogea sur son emploi du temps les nuits des meurtres, il répéta sa première version : il avait passé la nuit du 16 au 17 juin avec Junon Fonteray et celle du 1er au 2 juillet en compagnie de Diane Vastel.
Corso posa ses mains sur le bureau et lui parla posément, comme pour convaincre un enfant buté :
— Sobieski, il faut que tu sois raisonnable. Avec ce qu’on a découvert dans ton atelier, tes alibis ne tiennent plus.
— C’est pourtant la vérité.
— Quand Junon comprendra ce qu’elle risque dans cette affaire, elle se rétractera.
— Vous pouvez essayer de lui foutre les jetons, ça marchera pas. Cette petite a de la tête et du cœur.
Corso se souvenait surtout d’une étudiante trop sûre d’elle. Quand on lui foutrait sous le nez le tableau de Sobieski, elle se dégonflerait comme un ballon d’anniversaire.
— Prenons les choses autrement. Si t’as passé la nuit du 16 au 17 juin avec Junon, comment as-tu pu peindre un tableau de la victime après sa mort dans l’exacte position où elle a été retrouvée à la Poterne des Peupliers ? Tu as représenté les liens qui l’entravaient et la pierre dans sa gorge. Ces détails n’ont pas été diffusés, les photos de la scène de crime n’ont pas été publiées. Seul l’assassin connaît ces précisions. Qu’as-tu à répondre à ça ?
— La force de mon inspiration.
— Trouve quelque chose de plus convaincant.
— J’ai lu les articles des journaux, les infos sur le Web. Le reste, c’est de la déduction.
— T’as raté ta vocation, tu aurais dû être flic.
— Les journalistes ont raconté que la petite était ligotée avec ses sous-vêtements. C’était pas difficile de deviner qu’il l’avait attachée les mains dans le dos.
— Personne n’a jamais précisé que tous les liens étaient solidarisés et reliés à la gorge, provoquant l’étouffement au moindre geste.
— Si t’étais un peu branché SM, tu saurais que ce type d’attache est un classique.
— Personne n’a jamais dit que l’assassin était branché SM.
— T’es con ou quoi ? Le gars choisit des strip-teaseuses, il se sert de leurs sous-vêtements pour les attacher, il les défigure. On est dans le registre de la perversion ordinaire…
— Les nœuds que t’as dessinés sont exactement ceux que le tueur a utilisés.
Sobieski se fendit d’un sourire oblique.
— Ma toile est pas aussi précise. J’ai pas dessiné les nœuds. T’auras du mal à faire passer un coup de pinceau pour une preuve objective.
Corso avait envie de le baffer mais il se cramponna à son clavier pour éviter tout geste déplacé.
— Et les mutilations au visage ? Comment tu expliques que t’aies dessiné exactement les blessures infligées par le tueur ?
— Arrête ton cirque, Corso. Sur ma toile, le visage est de profil, et qu’est-ce qu’on voit au juste ? Une bouche démesurée.
— La plaie de Sophie Sereys.
— J’ai simplement pensé au Cri d’Edvard Munch. Et à mon avis, ton assassin y a pensé aussi.
— Pourquoi pas à Goya ?
— J’te vois venir… Les Pinturas rojas, justement affichées dans mon atelier.
— Justement, oui. Y a pas qu’ça, Sobieski. Ton problème, c’est que de nombreux faits te désignent comme l’assassin : tu couchais avec les victimes, tu rôdais dans les coulisses du Squonk, t’es un amateur de shibari…
— Tout ça fait pas de moi un coupable.
— Pris séparément peut-être. Mais l’ensemble commence à peser, tu crois pas ? Surtout pour un mec qu’a passé dix-sept ans en taule.
— J’ai payé et je me suis racheté.
— Ton meurtre de l’époque présente des similitudes avec ceux d’aujourd’hui et…
— Non. On en a déjà parlé. Ça n’avait rien à voir avec les sacrifices de Sophie et d’Hélène. Putain de Dieu, tu vas droit dans le mur sur cette voie-là. Tout ce que tu vas récolter, c’est des emmerdes avec tes supérieurs.
Le flic esquissa un sourire.
— Tu vas m’attaquer pour harcèlement ?
— Pas moi, Corso. Mes amis, mes soutiens, tous ceux qui se sont battus pour que je sorte de prison.
— Je suis terrifié.
Sobieski se pencha en avant. Il avait les sourcils très fins et très mobiles. Il les inclinait vers les tempes pour un oui ou pour un non, accentuant une expression de contrariété ou de consternation. Bompart appelait ça les « sourcils en toit de chiottes ».
— Rigole, Corso, tu sais comme moi que t’avances sur un terrain miné. Tes preuves valent pas un clou, mon arrestation est illégale et tout ça va te péter à la gueule.
— Dans ce cas, pourquoi t’appelles pas ton avocat ?
Sobieski retrouva sa position de marlou sûr de son fait. Les jambes écartées, un coude sur le bureau, le torse légèrement penché afin de mettre en valeur toutes ses breloques.
— J’ai le temps. De toute façon, ta procédure est hors la loi depuis le départ. C’est à s’demander si t’as déjà eu affaire à un vrai délinquant.
Un signal s’alluma au fond du cerveau de Corso :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pourquoi je suis rentré chez moi à 23 heures à ton avis ?
— Parce que ton émission était terminée.
— Mon émission se termine à minuit, ma poule. Je suis rentré parce que mon système d’alarme s’est déclenché.
— Quel système ?
— Celui qui est installé dans mon atelier, si discret que tu l’as même pas repéré.
Corso commençait à avoir la gorge sèche : encore une erreur d’analyse. La prison n’accouche que de paranoïaques.
— Mon système ne sonne pas, ne s’allume pas et n’appelle que moi. (Il lui fit un clin d’œil.) Si un salopard essaie d’entrer, c’est moi qui règle le problème.
— Où tu veux en venir ? On en est toujours à ma parole contre la tienne.
— Pas tout à fait, Corso, parce que mon système est aussi équipé de caméras.
Cette fois, son estomac se bloqua. Bompart ou pas, il aurait du mal à légitimer le film de ses déambulations nocturnes.
— Mon avocat reçoit directement les enregistrements time-codés. Il a dû se régaler ce matin. C’est pas tous les jours qu’on prend un flic la main dans le slip à se branler.
Corso changea de ton :
— Espèce de connard taré, tu peux essayer de me chercher des poux sur ce terrain. Tes tableaux restent des preuves recevables. Des pièces que le juge va se faire un plaisir d’intégrer à la procédure.
— Y a d’autres éléments à verser au dossier, Corso, comme cette filature illégale dont j’ai été victime. Encore une fois, t’aurais dû être plus prudent. Sobieski, c’est politique. Je suis un symbole, un message d’espoir pour tous ceux qui ont merdé un jour et qui veulent se racheter. L’opinion publique est de mon côté et, crois-moi, ça pèse plus lourd que tes élucubrations.
Des noms passèrent dans sa mémoire : Omar Raddad, Cesare Battisti… Rien de pire que les affaires dont les civils se mêlaient. Cela ne faisait qu’ajouter au bordel général. En France, il y avait encore des voix pour défendre Jacques Mesrine et accabler les flics qui l’avaient éliminé.
— Dans ce cas, rétorqua Corso, on va devoir secouer les témoins.
Le visage de Sobieski se contracta. Ses lèvres frémirent — elles étaient elles aussi très mobiles, pouvant passer, en un éclair, du sourire bienveillant à la cruauté la plus sinistre.
— Ne touche pas à Junon ni à Diane, fils de pute. Sinon…
— Sinon quoi ? Il faut qu’elles comprennent ce qu’elles risquent. Elles vont t’accompagner dans ta chute, c’est tout. Voilà ce que c’est que de coucher avec des bad boys.
Soudain, Sob la Tob retrouva son sourire. Toujours cette versatilité. Au fond de ses yeux caves, brûlait une lueur de folie.
— J’ai tort de m’inquiéter, chantonna-t-il. Des enfoirés dans ton genre, en taule, j’en ai bouffé des douzaines.
— C’est ce que j’ai entendu dire, ouais. « Le Juge »… Ça aussi, ça va jouer contre toi.
— De quoi tu parles au juste ?
— Laisse tomber. En tout cas, t’as la gueule du casting, crois-moi. Tu vas être déféré devant le juge dans la journée et tu vas retourner en préventive.
— J’vais t’faire une fleur, murmura le peintre en avançant son coude sur le bureau comme un poivrot sur un zinc. Avant de rameuter la cavalerie, regarde bien mon tableau. La solution est à l’intérieur.
— Quelle solution ?
— T’es un bon flic, railla-t-il. J’te fais confiance. Tu finiras par comprendre la vérité. Comment j’ai pu peindre cette toile tout en étant innocent.
Corso se troubla — derrière ses accents de fort en gueule, il percevait autre chose.
Le suspect se leva. Il avait retrouvé sa superbe de prince des caniveaux.
— Mais dépêche-toi, conclut-il en lui faisant un dernier clin d’œil. N’oublie pas : Sobieski, c’est politique.
— On est bon ou on n’est pas bon ?
Bompart avait déjà prévu une nouvelle conférence de presse dans la journée. Elle comptait sur une annonce officielle pour river leur clou aux journalistes et apaiser le grand public. Debout face à son bureau, Corso essayait de la calmer et d’obtenir encore du temps.
— On est bon, confirma-t-il, mais…
— Il a avoué ?
— Non… et il y a des problèmes.
— Quels problèmes ?
En quelques mots, il expliqua l’histoire du système d’alarme et des caméras.
— Putain de Dieu, siffla-t-elle entre ses dents.
La chef de la Crime avait déjà obtenu l’autorisation pour la perquisition nocturne de Corso. Mais là, il s’agissait de tout autre chose : la violation du domicile d’un suspect.
— T’affole pas, essaya-t-il d’argumenter, on doit pouvoir négocier.
— Ah bon ? Avec qui au juste ?
— Avec Sobieski et son avocat. L’enfoiré redoute qu’on bouscule ses témoins, Junon Fonteray et Diane Vastel. Elles peuvent être notre monnaie d’échange.
— Où tu te crois ? Dans une prise d’otages ?
— Tu vois ce que je veux dire.
Il y eut un silence.
— Je ne peux donc pas faire de communiqué, conclut-elle avec déception.
— Laisse-moi la journée. Je vais trouver autre chose. Mon groupe est en train de passer au tamis son atelier, ses comptes, ses maîtresses. Sobieski pourra toujours nous attaquer plus tard, la puissance de l’accusation balaiera tout.
Bompart ne répondit pas, elle paraissait sceptique.
— Je te dis que ce soir, on aura du lourd.
— Que Dieu t’entende.
Corso fila dans le bureau de Krishna. Le procédurier savait comment rédiger des constates qui ne prêtaient à aucune critique — Krishna n’était pas seulement un maître de la langue administrative, il avait passé le barreau et ne craignait personne en matière de procédure.
Après l’avoir briefé, Corso précisa :
— Mais attention, c’est un brouillon.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu n’envoies rien, tu le montres à personne. Je ne sais pas où on va sur ce coup.
Krishna, derrière ses lunettes, ressemblait à un cahier de géométrie : le cercle et le carré, le crâne chauve et la monture d’écaille. Il n’aimait pas les sorties de route.
— Je comprends pas. On risque quelque chose ?
Corso se passa la main sur le visage.
Comme un fait exprès, Barbie déboula dans le bureau du scribe.
— Qu’est-ce que tu fous là ? interrogea Corso nerveusement. Tu devrais pas être à l’atelier de Sobieski ?
— J’en reviens. On a presque fini.
— Déjà ?
— Justement, déjà.
Barbie avait sa tête des mauvais jours, l’œil inquiet et les joues rouges.
Elle considéra Krishna une seconde puis demanda à Stéphane :
— Tu peux venir un instant ?
Dans le couloir, la petite fliquette passa à table.
— On a rien, fit-elle à voix basse, le souffle altéré. La police scientifique a même pas trouvé une empreinte incriminante chez Sobieski. S’il baisait avec Sophie et Hélène, c’était pas chez lui.
— Aucune trace de sang ?
— Que dalle.
— Et l’étau ?
— On l’a démonté et emporté pour analyses. Mais sur place, on l’a déjà passé au Bluestar et ça n’a rien donné.
— Il a un autre atelier, c’est évident. T’as étudié ses comptes en banque ?
— J’ai commencé mais la perquise m’a grillé la fin de la nuit et la matinée.
— Retournes-y. Il doit louer un truc ou il a acheté un espace.
— Au fait, j’ai aussi contacté Mathieu Veranne, il ne connaît pas Sobieski.
Corso revoyait le marquis de Sade à gueule de limande. Si ce gars-là n’avait jamais entendu parler du suspect, ça signifiait que l’ex-taulard n’avait aucun contact avec le milieu du bondage à Paris. Sobieski pratiquait en solo — et selon ses règles.
— Vous avez trouvé du matos SM chez lui ?
— Pas le moindre bout de ficelle.
Barbie, d’ordinaire offensive, semblait déstabilisée — ils avaient crié victoire trop vite. Peut-être même commis une grave erreur en arrêtant Sobieski…
— Stock ?
— Elle continue à interroger ses proches, ses amis, mais à part ses histoires de cul, le mec semble irréprochable.
— Ludo ?
— Toujours à la perquise, il gère le bouclage des scellés…
— On a des nouvelles de l’avocat de Sobieski ?
— Non.
Pourquoi l’enfoiré n’avait pas encore lâché son chien sur eux ? Pourquoi les représailles tardaient-elles ? Le bavard avait reçu les images de Corso en pleine fouille illégale, il aurait déjà dû débouler au 36 pour exiger la libération de son client.
S’il ne bougeait pas, c’était qu’il avait des ordres. Sobieski attendait quelque chose — mais quoi ?
— Retourne à tes chiffres, dégote-moi un indice. Où sont les tableaux ?
— Les tableaux ?
— Ceux de Sophie et d’Hélène.
— À l’IJ, je crois.
Corso partit en direction du labo. Il traversa la cour, remonta un nouvel escalier et emprunta le couloir du SCIJ (Service central d’identité judiciaire), qui évoquait une sorte de musée du crime à l’ancienne.
La phrase de Sobieski ne cessait de tourner dans sa tête : « Regarde bien mon tableau… La solution est à l’intérieur. » Ce con était foutu d’avoir dissimulé un message dans sa toile — un truc explosif qui allait l’innocenter ou au contraire aggraver son cas.
Corso pénétra dans la salle principale de l’IJ, qui ressemblait à un des laboratoires décatis du Jardin des Plantes. Des paillasses, des becs Bunsen, quelques centrifugeuses pour faire moderne : on était loin d’un site futuriste façon Les Experts.
Il salua rapidement les techniciens qui s’affairaient sur leur ordinateur ou leur microscope. Il n’avait jamais rien compris à la police scientifique et le seul fait de venir dans ce repaire lui filait mal à la tête.
Un gars en blouse blanche vint à sa rencontre — coupe blonde de Playmobil, figure large à l’expression timorée, carrure de flûte à bec : vraiment pas taillé pour le terrain.
— Je suis le lieutenant Philippe Marquet. Je peux vous aider ?
Corso se présenta et demanda à voir les tableaux de Sobieski.
— Ils sont en cours d’analyse. Suivez-moi.
Ils passèrent dans une autre pièce. Les pieds s’enfonçaient dans des lattes de parquet déchaussées. L’ambiance rappelait plus que jamais une salle de classe de physique-chimie de la fin des années 70.
Le tableau de Sophie était fixé sur un chevalet de métal. Sur les deux techniciens qui s’agitaient autour de l’œuvre, il en connaissait un de longue date, Nicolas Laporte, un coordinateur avec lequel il avait souvent bossé, intelligent, connaissant son affaire, mais syndiqué et éternel râleur — pas du tout son genre.
— Ça donne quoi ? lui s’enquit-il.
— Rien de spécial. D’après les analyses des huiles et des vernis, Sobieski a dû achever ce tableau y a une semaine.
Sobieski avait donc peint son témoignage dans la foulée du meurtre, le boulot avait dû lui prendre deux ou trois jours. Ensuite, il avait préparé l’assassinat d’Hélène Desmora — l’esquisse de l’œuvre —, puis il était passé à l’acte. Tout ça se tenait mais les paroles du suspect résonnaient encore sous son crâne : « La solution est à l’intérieur… »
— C’est tout ce que tu peux me dire ? demanda-t-il en observant la toile avec attention.
Laporte attaqua une série d’explications techniques qu’il n’écouta pas. Penché au-dessus de la « nature morte », il se concentrait sur le moindre détail.
Sobieski avait joué l’hyperréalisme — la cambrure horrible du corps, les torsades des sous-vêtements devenus liens meurtriers, la bouche transformée en plaie béante, les cheveux épars sur le ciment… Le peintre n’avait oublié aucun détail : de la pierre dans la gorge, dont on apercevait l’arête, aux côtes saillantes prêtes à percer la chair…
— C’est quoi, le truc à droite ? fit-il.
— Quel truc ?
— L’angle noir, là.
Corso désignait une curieuse forme rectiligne dépassant en bas du côté droit du tableau, un élément qui ne semblait ni en terre ni en ciment et qui tranchait avec le reste.
Laporte chaussa des lunettes et regarda de plus près encore.
— Merde, finit-il par dire en se relevant.
— Quoi ?
Il ôta ses lunettes et regarda durant quelques secondes Corso. À cet instant, le flic comprit lui aussi.
— On est morts, conclut simplement Nicolas Laporte.
Corso convoqua Barbie dans son bureau.
— Le ver est dans le fruit.
— Comprends pas, fit la fliquette.
— Sobieski n’a pas peint ces scènes d’infraction in situ mais d’après des photos de l’IJ. Ses modèles sont des clichés de l’IJ. Il a même pris soin de représenter un angle d’une mallette en polypropylène des scientifiques qui apparaît dans le champ.
— Tu veux dire…
— Quelqu’un lui a donné ou vendu ces images.
— Il a très bien pu peindre ce détail pour s’innocenter…
— Non. Avec Laporte, on a retrouvé le cliché que Sobieski a copié. Le doute n’est pas permis.
Le premier mec à interroger était le photographe de l’IJ présent sur le site de la déchetterie de la Poterne des Peupliers le 17 juin dernier, et également à Saint-Denis sur le terrain vague, Benjamin Nguyen, 29 ans, officier de police à l’IJ depuis quatre ans. Nicolas Laporte se portait garant de lui mais on allait le cuisiner à fond.
De son côté, Barbie allait retracer les dossiers numériques : chaque consultation était mémorisée. On pouvait savoir qui, quel jour et à quelle heure, avait regardé tel ou tel cliché. Mais Corso penchait plutôt pour des tirages papier qu’un salopard aurait vendus en loucedé. Une fois imprimées, les images n’étaient plus traçables.
Le gros morceau, c’était de cuisiner les hommes de Bornek. C’étaient eux qui dirigeaient l’enquête au moment où la photo de Sophie Sereys avait été a priori vendue. Il y avait donc de fortes présomptions pour que le salopard soit parmi eux.
En fait, un autre cliché avait ensuite été vendu, celui d’Hélène Desmora. On pouvait donc soupçonner tout le service de l’IJ, les hommes de Bornek et, pourquoi pas, ceux de Corso…
— Tu les connais ? demanda-t-il à Barbie.
— Quelques-uns.
— Ils sont kasher ou non ?
— On n’est jamais sûr.
Corso secoua la tête avec fatalisme. Depuis le début de l’enquête, un flic était en contact avec celui qui était devenu leur suspect numéro un. Ça signifiait aussi, accessoirement, que Sobieski n’était pas l’assassin. Corso refusait d’y penser pour l’instant.
— On doit remonter à la source du fric.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Sobieski a acheté ces tirages. Il les a payés. L’argent a dû laisser une trace.
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il a fait un virement au Trésor public ?
Barbie avait raison. Tout ça s’était passé sous le manteau, en cash.
— Checke tout de même ses comptes en banque. Il a peut-être retiré de grosses sommes aux dates qui nous intéressent.
La fliquette paraissait sceptique — il l’était aussi. L’urgence était d’éviter le scandale intra-muros. Corso décida de prendre le taureau par les cornes, c’est-à-dire Sobieski par les couilles.
— Je reviens tout à l’heure, fit-il sans donner plus d’explications.
Il dévala les escaliers et se retrouva dans la cour de la PJ. Sobieski était au dépôt, dans les sous-sols du Palais de Justice. Au terme de sa garde à vue, il allait être auditionné par le juge qui l’inculperait. Alors seulement il aurait droit à un « transfèrement » (les flics parlaient un français un peu spécial), c’est-à-dire un aller simple pour une maison d’arrêt.
Corso passa les sas, franchit les portes, traversa ces basses-fosses du tribunal dont toute l’architecture était fondée sur le grillage. Fenêtres, portes, passerelles, tout était protégé pour éviter que les fauves ne puissent causer le moindre problème durant leur bref passage.
Dans sa cellule, Sobieski portait toujours son survêtement blanc à bandes dorées mais n’avait plus de chapeau. Sa tête avait l’air d’avoir réduit de moitié. Il haussait les sourcils — toujours en toit de chiottes — et son front plissait, révélant des générations de rides, de rage, de désillusions.
— Où t’as eu ces photos ?
— De quoi tu parles ?
Sa tempe gauche était bleuie, sa joue droite tuméfiée. Des éclaboussures de sang souillaient le col de sa veste. Les retrouvailles avec les keufs avaient été difficiles.
— Joue pas au con, ordonna Corso en s’asseyant à ses côtés. Tu t’es procuré une photo de Sophie Sereys à la Poterne des Peupliers, puis une autre d’Hélène Desmora sur son terrain vague. Tu t’es contenté de les copier, allant jusqu’à reproduire sur la première une mallette de l’IJ qui traînait là.
Sobieski eut un large sourire, dévoilant ses dents à la peine et ses gencives gorgées de sang.
— Mon assurance santé.
— Comment tu t’es procuré ces images ? Je peux te faire tomber pour entrave à la justice et corruption de fonctionnaire.
— Je suis mort de frousse. Tu m’as entaulé ici pour deux meurtres. Tu vas être obligé de me libérer dès demain et d’avouer à tous comment les fonctionnaires de police arrondissent leurs fins de mois. Corso, tu me fais de la peine. Ton urgence maintenant, c’est de sauver tes miches.
Sous les néons, les ombres du visage de Sobieski tombaient comme des stalactites noires. Par les vitres de la porte, Corso pouvait voir la tête du planton qui surveillait la scène. À l’évidence, Sobieski avait déjà fait des siennes.
— Tu les as achetées combien ?
— Pourquoi ? T’en as d’autres à me proposer ?
— Réponds.
— Tout a un prix, Corso. Et la probité d’un flic, sur le marché actuel, c’est pas ce qu’y a de plus cher.
— Qui te les a vendues, putain ?
— Je suis pas une balance.
— Tu protèges un flic ?
Sobieski se pencha. Gros plan sur sa peau qui semblait lisse comme du cuir. Cette chair s’était refermée il y a longtemps pour ne plus subir aucune attaque du monde extérieur.
— Je sais que t’as enquêté sur moi à Fleury. Là-bas, on m’appelait « le Juge ». On t’a dit pourquoi ?
— Parce que tu faisais respecter des règles à la con.
— Des règles que j’avais instaurées.
— Elles sont aussi valables pour les flics ?
— Pour les flics qui dealent avec moi, oui. Ceux-là sont sous ma protection.
Corso se retint pour ne pas le coller au mur.
— Si tu veux t’innocenter, tu seras obligé de nous lâcher le nom.
Sobieski éclata franchement de rire.
— M’innocenter ? Le seul coupable, c’est celui qui m’a vendu ces tirages. J’suis pas inquiet, tu vas le trouver mais je le balancerai pas.
Corso ne trouva rien à répondre.
— Ton seul vrai problème, reprit Sobieski d’un ton conciliant, c’est que j’ai pas tué ces femmes. Tu t’es planté sur toute la ligne, Corso, et t’as intérêt à me libérer fissa avant d’être la risée de tout Paris.
Corso fit un effort surhumain pour, juste un instant, se glisser dans la peau de l’ordure.
— Admettons que tu n’aies rien à voir avec cette affaire, pourquoi t’être procuré ces images ? Pourquoi en faire des tableaux ?
— C’est l’genre de trucs qui m’inspirent. C’est mon univers.
Corso se leva et contrôla sa voix :
— Je vais te dire, Sobieski. Tes témoins, tes alibis, tes combines avec les flics du 36, tes admirateurs, ça te sauvera pas. Je sais que t’as tué ces filles et tu vas payer pour ces meurtres, j’te le jure.
En rentrant au 36, il tomba sur Barbie — ou c’est plutôt elle qui se jeta sur lui. Elle l’emmena, presque de force, sur le toit du dernier étage et referma la porte avec précaution. Elle attendit encore quelques secondes derrière pour vérifier que personne ne les suivait.
Debout sur la pente de zinc, Corso sortit une cigarette, dérouté par ces excès de prudence.
Barbie revint vers lui — elle lui arrivait à la poitrine mais la pente accentuait encore cette différence.
— J’ai parcouru les comptes en banque de Sobieski. Il n’en ressort rien sinon qu’il est très riche. Il utilise jamais de cartes de crédit ni de chèques. Il sort seulement des sommes importantes de cash. Donc on oublie cette piste. Impossible de savoir quand et avec quoi il a payé la balance.
— Encore une bonne nouvelle.
— Tu t’souviens que Sobieski a pas de portable ?
— J’y crois pas une seconde.
— T’as tort. Selon Stock, pour communiquer, il utilise des techniques à l’ancienne. Par exemple, y a un troquet dans le XIe, près de la rue Saint-Maur, L’Hippocampe, où on peut lui laisser des messages.
— Comment tu le sais ?
— Toujours Stock. Bref, j’y suis allée et j’ai cuisiné le patron pour savoir si un gars aux allures de flic avait pas laissé un mot y a une quinzaine de jours. Le patron avait la mémoire floue mais il s’est souvenu d’un mec qui est passé deux fois, y a deux semaines puis y a quelques jours…
— Quel signalement ?
— Une grande asperge avec une touffe de cheveux crépus et roux. Un gars qu’a l’accent du Sud et qui parle que de rugby. Ça te rappelle quelqu’un ?
— C’est un cauchemar.
Au pied de Notre-Dame, entre le pont Saint-Michel et le Petit-Pont-Cardinal-Lustiger, la Seine, déjà fendue en deux par l’île de la Cité, s’amenuise encore. Au fleuve large et souverain, succède une rivière ceinturée par les hauts remparts des rives où, comme par hasard, sont toujours stationnées une poignée de péniches, donnant un air de canal à ce bras étroit et intime.
Quand Corso l’avait appelée pour un « briefing de crise », Bompart l’avait aussitôt emmené dehors, sur le quai des Orfèvres, qui en avait entendu d’autres. Le flic avait résumé la situation et Bompart avait décidé de poursuivre leur marche. Ils avaient traversé le parvis de Notre-Dame parmi les touristes, les amateurs de roller et les soldats antiterroristes, puis ils s’étaient arrêtés sur le Petit-Pont, trouvant là une atmosphère de confessionnal qui convenait bien à la situation.
— C’est un cauchemar, répéta-t-elle en allumant une cigarette.
— Non, j’ai une stratégie.
— T’as assez fait de conneries comme ça.
— Écoute-moi. Demain, on libère Sobieski. Avant, je deale avec lui.
Bompart le regarda avec consternation.
— C’est sûr que t’es en position de négocier.
Corso fit comme s’il n’avait pas entendu :
— Cette histoire de photos fout en l’air notre preuve majeure mais c’est aussi un acte répréhensible.
— Surtout pour Ludo.
— Pour Sobieski aussi. Corruption de fonctionnaire, vol de pièces à conviction et j’en passe. Avec son passif, il retournera au trou.
— Comme si on n’avait pas assez d’emmerdes. Provoque la colère de tous les intellos de la rive gauche et des journaleux de la rive droite, je t’en prie.
Corso lui serra le bras.
— J’ai été le voir en cellule. Il joue les gros bras mais il est terrifié à l’idée de retourner en taule. On lui propose de la fermer. De notre côté, on lui lâche la grappe et on sauve les miches de Ludo.
Bompart lui lança un regard oblique — elle se tenait les deux mains serrées sur le parapet comme un capitaine à la proue de son navire.
— Il marchera ?
— J’en suis certain. On oublie les photos, les tableaux, et on repart de zéro.
— Y a les PV.
— Les PV sont toujours chez Krishna.
— Et le proc ?
— On lui dit qu’on est allés trop vite, qu’on est habillés trop léger pour déférer Sobieski devant un juge.
Bompart fixa la Seine en direction du pont Saint-Michel. Le soir tombait et dans d’autres circonstances, la scène aurait pu être charmante. Corso, lui, regardait sa marraine : la reine des flics avait été jolie mais le temps était passé par là. Le temps et les crimes. Aux méfaits des années, s’étaient ajoutés les meurtres, les viols, les trafics… À force de sonder la noirceur humaine, Bompart avait perdu tout éclat, à l’extérieur comme à l’intérieur. Crispée sur ses désillusions, rongée par les déceptions, elle n’était plus qu’un noyau d’amertume qui votait Le Pen et souhaitait le retour de la peine de mort. Ravages de l’âge, ravages de l’âme…
En l’observant du coin de l’œil, Corso cherchait à se souvenir de la fois où ils avaient couché ensemble. Ils s’étaient retrouvés dans un hôtel minable du côté de Maubert-Mutualité. Ils portaient tous les deux leur arme de service et s’étaient empêtrés dans leur holster. Tout ce dont il se souvenait à présent, c’était du sentiment de ridicule et d’erreur sinistre qui l’avait tenaillé alors.
— Et Ludo ?
— Je viens d’me le faire.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Des histoires de flambe, de nanas, des conneries.
— C’était la première fois ?
— C’est ce qu’il jure mais il ment.
— Tu me dégages cette ordure.
— Pas tout de suite. On attend que ça se tasse et il nous file sa dém’.
Bompart acquiesça. Elle était d’accord avec la clémence de Corso mais elle aurait aimé prendre la décision elle-même.
— Il sait quelque chose sur Sobieski ?
— Non. Ils se sont connus dans une boîte à partouzes. Le peintre a juste dit à Ludo qu’il était preneur de ce genre de photos : des cadavres, du sang, de la misère… À n’importe quel prix.
— Combien il s’est fait ?
— 10000 la photo. Il était couvert de dettes.
La chef de la Crime lui balança un coup d’œil.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Faut laisser retomber le soufflé.
Bompart exhala un soupir qui avait valeur de point d’orgue.
— Je vais téléphoner au proc, conclut-elle d’une voix lasse. Je vais faire mon mea culpa et expliquer qu’on a été trop vite. Il lèvera la garde à vue ce soir.
Il allait repartir quand elle l’attrapa par la manche.
— J’crois qu’t’as pas compris, là. Si on règle cette affaire, c’est juste une emmerde de moins. Tu dois trouver l’assassin.
— C’est Sobieski.
— Alors, sors-toi les doigts du cul et fais-le tomber.
Corso fila directement au dépôt. Il demanda aux bleus de lui amener le peintre menotté dans la salle des fouilles — ils seraient tranquilles, loin des yeux et des oreilles, dans cette pièce carrelée qui ressemblait à un vestiaire de piscine.
Quand Sobieski l’aperçut, il se raidit.
— J’suis pas libéré ? demanda le peintre.
Corso fit signe au policier de les laisser. Le claquement de la porte ébranla encore le détenu.
— Assieds-toi, ordonna-t-il en désignant le double banc central.
Sobieski ne bougea pas. Menottes aux poignets, secoué de tics, Sob la Tob avait perdu de sa superbe.
— J’vais tout balancer au juge, putain d’enfoiré. Quand j’serai libéré, j’irai tout baver aux médias. Putain, je…
Corso l’attrapa par l’épaule et le força à s’asseoir.
— Assis, j’te dis ! (Il s’installa à ses côtés.) J’ai parlé au proc et je lui ai tout expliqué.
— T’as dû oublier quelques détails, ricana Sobieski.
— Non, j’lui ai expliqué comment t’as piraté le site de l’Identité judiciaire et piqué des photos de nos affaires criminelles.
— Qu’est-ce que tu me chies ?
Corso prit un ton conciliant :
— J’lui ai assuré que c’était innocent de ta part. Tu pensais pas à mal. Tu es un artiste. Tu cherches simplement des sujets d’inspiration…
— Tu racontes n’importe quoi, j’ai même pas de portable.
— Non, mais t’as un ordinateur. J’ai envoyé chez toi une équipe de geeks de l’IJ qui se sont fait un plaisir de pirater leur propre site pour te faire tomber.
— Putains d’enfoirés !
— Calme-toi. Tout peut encore s’arranger.
Sobieski se ratatina au bout du banc, le regard torve. Il paraissait vieux et essoré, mais encore capable de bondir comme une bête traquée.
— Personne est au courant pour les tableaux.
Au fond de ses orbites, une lueur s’alluma, vitreuse, frémissante.
— On va dire au proc qu’on s’est un peu précipités. On va lui parler de tes liens avec Sophie et Hélène, du carnet d’esquisses, de Goya. Mais comme tu le sais, tout ça, c’est de l’indirect. Avec un peu de chance, tu sors ce soir.
— Tu racontes que d’la merde, cracha le peintre. C’est moi qui vais vous foutre en taule. J’ai conservé les photos que vous m’avez vendues, vous, les flics. J’ai le film où on te voit pénétrer chez moi par effraction. Putain, vous êtes morts.
Corso acquiesça d’un signe de la tête, sans se départir de son calme — la seule stratégie pour convaincre l’ennemi.
— T’as quelques biscuits, c’est vrai, mais nous aussi. J’ai parlé avec Ludo, mon grand. Il m’a donné la liste de tout ce qu’il t’avait vendu. Mes geeks sont en train de foutre les clichés dans la mémoire de ton Mac. On t’a rien vendu, tu nous as tout piqué. C’est aussi simple que ça.
— J’vais pas m’laisser faire. Vos bidouillages informatiques tiendront pas la route face à des experts et…
— La magie de la combine, c’est que c’est précisément nos geeks qui seront appelés pour vérifier ton Mac.
— Enfoirés, marmonna-t-il. J’ai d’autres preuves, j’ai…
— Je doute que Ludo t’ait signé des reçus. Ça sera ta parole contre la nôtre. Avec tes antécédents, y aura pas photo.
— Vous vous protégez entre vous, tas d’enculés.
Stéphane posa une main sur l’épaule de Sobieski, amicale.
— Du même coup, on te protège aussi. Vaut mieux que tout le monde oublie cette affaire.
— Qu’est-ce qui me prouve que vous allez pas m’entauler pour piratage ?
— C’est pas le sujet, Sobieski. Quand je t’arrêterai, ça sera pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Et ça devrait pas tarder, crois-moi. T’as juste gagné un sursis.
Sobieski sourit de toutes ses dents noires. Il venait de comprendre qu’après ce score nul, un nouveau match commençait déjà. Curieusement, cette idée parut lui plaire.
— Je te souhaite bonne chance, ma couille, susurra-t-il.
Après avoir quitté le dépôt, Corso régla les affaires courantes. Bien sûr, il avait bluffé : jamais un flic de l’IJ n’aurait accepté de trafiquer l’ordinateur d’un suspect, même pour sauver la peau d’un autre flic. Mais Sob la Tob fermerait sa gueule pendant l’audition et le juge ne serait jamais au courant de la perquise illégale ni des trafics de Ludo.
De retour dans son bureau, Corso appela Bompart pour lui signifier que tout était réglé — elle raccrocha sans un mot —, puis il rédigea un PV d’audition avec Krishna qui ne mentionnait à aucun moment les toiles. Il passa ensuite à l’IJ pour les récupérer et sut convaincre les gardiens du temple, notamment le petit bonhomme coiffé en Playmobil, Philippe Marquet, qu’il emportait les tableaux « pour les besoins de l’enquête ».
Enfin, il briefa Barbie sur le résultat des courses et la chargea de recadrer encore une fois Ludo : on l’avait sauvé pour sauver le groupe. Après cette enquête, on ne voulait plus jamais entendre parler de lui.
Il demanda aussi à son adjointe de faire un dernier tour de piste avant le soir : les témoignages spontanés, le travail de fourmi des stagiaires, les retours divers et variés des sondes qu’ils avaient lancées. Ensuite, tout le monde pourrait aller se coucher. Le lendemain il faudrait repartir… de zéro.
Quand il quitta le 36, Corso fut pris d’un vertige. Il n’avait plus de coupable, il n’avait plus de piste, il n’avait plus d’idées. D’une certaine façon, il se sentait soulagé, presque grisé, d’avoir évité le pire, mais c’était l’ivresse des désespérés.
Il rentra chez lui et s’endormit tout habillé sur son canapé.
Sans dîner ni rêver.
— C’est Adrien.
Corso mit quelques secondes à réaliser qu’il s’agissait du nouveau flic que Barbie avait collé aux basques de Sobieski dès sa levée de garde à vue, la veille, aux environs de 20 heures.
Le bleu le réveillait. Il était près de 9 heures et il avait dormi comme un accidenté de la route dans le coma.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis gare du Nord.
— En quel honneur ?
— Sobieski a pas bougé de la nuit mais il a pris un taxi tout à l’heure. Je l’ai suivi jusqu’ici.
— Il va où ?
— Aucune idée.
Corso était sidéré : au mépris des consignes qu’on lui avait intimées, le connard se faisait la malle.
Stéphane dévalait déjà les escaliers.
— Ne le lâche pas, je te rejoins.
Alors qu’il fonçait à bord de sa Polo, deux-tons et gyrophare poussés à fond, le petit gars le rappela :
— Il va prendre l’Eurostar !
Corso avait déjà traversé la Seine et remontait le boulevard de Sébastopol. Il restait le pied appuyé sur l’accélérateur, ne s’arrêtant à aucun feu. Qu’allait foutre Sobieski en Angleterre ? Même un fanfaron comme lui savait qu’il était dans le collimateur et qu’il devait la jouer low profile.
— Tu montres ta carte et tu te démerdes pour savoir dans quel train il monte.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que je fais après ?
— Tu me prends un billet.
La réponse avait fusé sans qu’il prenne le temps de réfléchir. Il allait disparaître mais c’était pour la bonne cause : Sobieski avait une secrète raison de se précipiter de l’autre côté de la Manche. Et ce mobile pouvait, pourquoi pas, avoir un lien avec sa culpabilité.
Gare du Nord. Le quartier battait tous les records de bordel, de vacarme, de pollution. On n’avait jamais cessé ici de pousser les murs, de construire des annexes, de creuser des souterrains… Résultat, les alentours étaient une sorte de chaos permanent. Impossible de comprendre le sens de la circulation : voitures au coude à coude, artères trop étroites, carrefours frappés de non-sens… La gare du Nord, c’était comme une île protégée par de forts courants marins : on croyait l’approcher mais elle s’éloignait aussitôt, on manœuvrait de nouveau pour encore une fois la voir reculer…
— Où il est, là ?
— Il a passé les guichets, fit Adrien, essoufflé. Il attend pour la sécurité.
— T’as mon billet ?
— Je suis en train de l’acheter.
Corso laissa sa voiture n’importe où. Il voyait déjà le moyen de rattraper son retard : Sobieski ferait la queue à la sécurité, alors que lui franchirait tous les obstacles grâce à son badge.
— Il vient de passer le check-in. Je le suis jusqu’aux quais ?
— Non. J’arrive.
Corso courait dans le hall central, ramant à contre-courant sous les huées des voyageurs. Il enjamba les marches de l’escalator de l’Eurostar et aperçut enfin Adrien. Il lui donna aussitôt ses clés de bagnole en échange de son billet.
— Heu… Qui va me rembourser ?
En guise de réponse, Corso lui fila l’immat’ de sa bagnole et se rua vers les guichets. Sa carte tricolore lui permit de passer en toute rapidité côté français. Plus compliqué côté anglais, mais après tout, en 2016, le Royaume-Uni faisait encore partie de l’Europe.
Quand il parvint sur le quai, les agents de sécurité fouillaient les derniers passagers. On lui demanda la raison de son voyage. Il resta évasif : pas question de révéler que son suspect était dans le train.
Le quai se vidait à vue d’œil. Dernières minutes avant le départ… Enfin, il put rejoindre la gigantesque colonne d’acier, fuselage jaune et bleu, un miracle de technologie qui donnait l’impression de vouloir planter là le pauvre monde statique. De deux choses l’une : soit il courait jusqu’à sa voiture et il prenait le risque que Sobieski l’aperçoive par les fenêtres, soit il montait dans la première et il chercherait sa place plus tard — mais c’était s’exposer encore à être reconnu à l’intérieur.
Il opta pour un compromis : se glisser en tête de train et ne plus bouger. Gare de St. Pancras, il serait temps de repérer Sobieski.
À bout de souffle et trempé de sueur, il s’installa à une place libre et ferma les yeux. Quelque part dans ce train, Sobieski aussi avait embarqué — ils étaient tous les deux liés par ce monstre d’acier et le voyage avait quelque chose de réconfortant. On reprendrait les festivités à Londres. D’ici là, il n’avait qu’une chose à faire : briefer ses équipes et expliquer pourquoi le chef de groupe de l’enquête la plus chaude de l’été s’était éclipsé pour la journée.
Aussitôt le train parti, Corso appela Barbie et lui résuma la situation.
— Je peux te dire quelque chose ? demanda-t-elle en retour.
— Non. Je te charge d’organiser le nouveau départ de l’enquête.
— T’appelles ça un nouveau départ ?
Il expliqua ce qu’il voulait : on continuait à décrypter le dossier, enquête de Bornek comprise, à travers le prisme Sobieski.
— On vient de se planter. Tu penses vraiment que c’est la bonne ligne ?
Corso ne répondit pas. Même si le peintre avait des solides alibis, même si on n’avait rien trouvé dans son atelier, même s’il avait acheté des photos des meurtres — ce que le vrai assassin, en toute logique, n’aurait pas pris la peine de faire —, son intime conviction lui soufflait de ne pas lâcher.
— Et le reste ?
— Quoi le reste ?
— Toutes les autres pistes qu’on a lancées…
Avec les flics que Bompart leur avait assignés et les stagiaires qui fourmillaient à l’étage, c’était une vraie petite entreprise qui tournait autour de l’affaire du Squonk.
— Tu te démerdes. Tu répartis les tâches, tu organises le boulot. Tu sais bien qu’en mon absence, tu es la seule à pouvoir tenir la boutique.
Barbie fut sans doute flattée par ce compliment mais elle ne releva pas.
— Et Ludo ?
— Tu le traites exactement comme d’habitude. Il va se défoncer plus que jamais sur l’enquête.
— Qu’est-ce que je dis aux autres ?
— Qu’on a dû libérer Sobieski à cause de ma visite nocturne. Le message est le suivant : il faut vraiment s’arracher. Sobieski est un ennemi hors gabarit.
— OK. Je peux te dire quelque chose ?
— Non, moi je veux te dire quelque chose : je te charge personnellement de trouver sa planque. Retourne ses comptes en banque, ses factures, ses cartes de crédit. Si tout se passe bien, je serai de retour ce soir.
Il raccrocha et se répéta qu’il filait dans la juste direction. Il voyageait dans le même train que Sobieski et rien ne pouvait se passer durant les deux heures à venir.
Il se détendit et s’enfonça dans son siège. Mais le fumier ne quittait pas ses pensées. Pourquoi ce trip en Grande-Bretagne ? Mille autres questions déferlèrent. Comment avait-il pu convaincre ses deux maîtresses de mentir pour ses beaux yeux — qui étaient horribles ? Comment avait-il enlevé Sophie et Hélène ? Leur avait-il donné rendez-vous ? Quelle technique utilisait-il pour les contacter ? Où opérait-il ?
Sa cogitation fut brutalement interrompue par une sirène. Il réalisa que le train filait déjà sous la Manche et qu’on avait activé la sonnette d’alarme. Sobieski.
Le train ralentit aussitôt. Alors que la sirène continuait à mugir, résonnant dans le tunnel comme dans un accélérateur de particules, la file des voitures s’arrêta en quelques secondes. D’un coup, le tunnel s’alluma — des agents, des pompiers, tous revêtus de chasubles jaune fluorescent, apparurent sur les trottoirs qui bordaient la voie. Les passagers se levaient, s’agitaient, s’apostrophaient. On parlait de panne technique, d’incendie, d’agression…
Les portes de la voiture s’ouvrirent dans un soupir. Les agents de sécurité demandèrent à chacun de sortir, sans prendre ni sac ni valise. Il ne fallait pas s’inquiéter : on allait passer dans la galerie de service et être aussitôt à l’abri de tout danger. Corso s’en souvenait : le tunnel sous la Manche était en réalité constitué de trois galeries — celle du sud qui menait en Angleterre, celle du nord qui allait en France, et celle du milieu, utile aux travaux de maintenance et à l’évacuation des passagers en cas de problème. On y était en plein, camarades !
Corso suivit le mouvement, se demandant encore si ce barouf n’était pas un coup de Sobieski. Quand il fut avec les autres, en file indienne le long du train, il interpella un des agents pour obtenir des informations (avec leur chasuble jaune et leur casque à lampe frontale, ils évoquaient les Minions du film éponyme). On ne lui répondit pas. Dans les rangs, les rumeurs s’amplifiaient, privilégiant l’hypothèse d’un début d’incendie.
Pourtant, pas la moindre odeur suspecte. Au contraire, un courant d’air frais plutôt agréable circulait dans le tunnel. La colonne se mit en marche dans un calme et un silence étranges, comme si cette manœuvre n’était qu’un exercice de simulation.
De temps en temps, Corso se hissait sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir l’homme au chapeau. Personne.
Le décor était écrasant. D’un côté, l’Eurostar à l’arrêt paraissait plus gigantesque encore sous la chape du tunnel. De l’autre, la paroi concave de la galerie évoquait l’intérieur d’un tuyau titanesque. Le plus troublant, c’était la répétition hypnotique de l’armature constituée de voussoirs, éléments préfabriqués qui s’alignaient en reproduisant invariablement les mêmes lignes, les mêmes surfaces.
Corso percevait autour de lui l’angoisse qui montait. Passé l’effet de surprise, chacun semblait comprendre où il était : à près de cent mètres sous le niveau de la mer, au milieu de couches géologiques inconnues, avec sur la tête une masse d’eau de plus de quatre mille kilomètres cubes.
Alors que la panique était proche, un vent furieux s’engouffra soudain dans le boyau. Certains passagers manquèrent de tomber, d’autres s’accroupirent, d’autres encore s’accrochèrent à leur voisin. On venait d’ouvrir le sas de communication du couloir de service. Nouveau souvenir : celui-ci était surpressurisé afin de repousser flammes et fumée en cas d’incendie.
Courbés, pliés, arc-boutés, ils avancèrent jusqu’au rameau de communication, une porte coupe-feu de couleur jaune cernée par un enchevêtrement de canalisations. Corso se décida à doubler la file, en quête du borsalino de Sobieski. Cette agitation pouvait permettre au prédateur de fuir. Mais où ?
Presque aussitôt, il se fit refouler par un des Minions. C’est alors qu’il le vit : Sobieski était en train de passer le seuil qui séparait les deux taupinières. Une main sur son chapeau, sac à dos noir dans le dos, sur lequel, bizarrement, un tapis de sol était roulé, il ressemblait à un vieux routard partant pour un trekking.
Corso sentait l’imminence d’une embrouille sans pouvoir la définir. Il tenta une nouvelle sortie de file et accéléra le pas dans la tempête — le vent devenait de plus en plus glacé.
Cette fois, c’est un pompier qui l’attrapa par l’épaule.
— Holà, calmez-vous ! ordonna l’homme en français. Y a pas d’urgence. On va attendre ici.
— Attendre quoi ? demanda Corso en montrant sa carte de flic.
L’homme ne parut pas éprouver une complicité excessive mais répondit :
— Soit la confirmation qu’y a plus de danger, soit un nouveau train sur la rame nord.
— Quel danger au juste ?
Le pompier le poussa vers les autres sans répondre, puis repartit remettre un peu d’ordre ailleurs. Ils passèrent le seuil et Corso se haussa encore une fois pour vérifier que Sobieski était bien dans la galerie de service.
Le salopard n’était plus là. Cette fois, pas d’hésitation : il recula d’un pas et se glissa le long des voussoirs. Luttant contre le vent plus violent encore de ce côté, il longea la file, fléchissant les jambes, une main sur le mur arrondi, courbé comme un voleur.
Parvenu à la hauteur de la place de Sobieski, il ne put que constater sa disparition. Il fit encore un pas de côté afin d’embrasser d’un regard la suite de la colonne. Pas de peintre à chapeau. Où avait-il pu disparaître ? Et surtout, pourquoi ? À quoi rimait de rester tanqué sous la mer ?
Corso marcha encore à contre-vent jusqu’à la tête de file, où agents de sécurité et pompiers discutaient en alternant français et anglais. Il vit alors une porte dérobée dans la paroi qu’il tenta aussitôt d’ouvrir. Fermée bien sûr. Il se rappelait que le moindre verrou dans le tunnel était actionné par des postes de contrôle situés sur le continent, à une centaine de kilomètres de là.
Un mec de la sécurité finit par l’alpaguer comme on attrape un voleur dans un supermarché :
— What the fuck are you doing here ?
Corso ne trouva pas de réponse.
Il avait l’esprit bloqué sur une seule évidence, incompréhensible : Philippe Sobieski avait disparu quelque part sous la Manche.
L’esthétique anglaise lui avait toujours fait penser à une décoration de Noël : avec ses devantures marquées de lettres dorées, ses cabines et ses bus rouges, ses poignées de porte cuivrées, ses « bobbies » avec leur drôle de bombe sur la tête, Londres recelait un parfum de féerie précieuse, un air de clochettes et de paquets-cadeaux déposés au pied du sapin.
C’est exactement l’impression qui le saisit en sortant de la gare de St. Pancras. Londres avait beau avoir basculé dans le troisième millénaire avec ses blocs de verre et d’acier, ses bâtiments spectaculaires conçus par des génies de l’architecture, la place qui se déployait sous ses yeux lui rappelait plutôt une boîte de chocolats avec ses papiers dorés et ses motifs d’argent.
Après la fausse alerte, tout le monde était remonté en voiture et l’Eurostar était parvenu à Londres avec seulement quarante-cinq minutes de retard. Cela n’enlevait rien à l’absurdité de sa situation. Il avait perdu son suspect, grillé une bonne partie de la journée et sans doute, en prime, attrapé la crève dans les courants d’air du tunnel. Il ne comprenait toujours pas ce qui s’était passé. Une seule réalité battait ses tempes comme un bourdon de clocher : en pleine enquête criminelle, il se retrouvait de l’autre côté de la Manche, paumé parmi des touristes hilares, sous un soleil plutôt inattendu dans la capitale de la Grande-Bretagne.
Il en fut réduit à aller manger un hamburger en attendant son train de retour. Installé au fond de la salle, mâchant mécaniquement son Cheese, l’esprit comme enlisé au fond d’une vase verdâtre. Il vérifia son portable. Il se souvenait qu’il l’avait mis en mode avion durant le voyage afin d’économiser sa batterie (il se voyait déjà aux trousses de Sobieski à travers Londres, appelant Barbie pour obtenir des renseignements sur telle ou telle adresse visitée par sa proie : tu parles…).
Barbie, justement, lui avait laissé pas moins de cinq messages depuis son départ. D’un coup, l’espoir revint : du nouveau à Paris ? Corso la rappela comme le gars qui arrive sur les coudes dans une oasis, les yeux brillants, la voix rêche, l’esprit brûlé au troisième degré.
— Sobieski est en route pour Liverpool ou Manchester, attaqua-t-elle sans lui laisser le temps d’expliquer ses galères.
— Comment tu le sais ?
— Tu te souviens de son baise-en-ville ?
Même lors de son arrestation, Sobieski avait tenu à emporter une sacoche griffée Louis Vuitton, façon racaille des cités. Selon le rapport des flics qui avaient effectué sa fouille, le sac ne contenait que du cash, des papiers d’identité, des capotes, des stimulants sexuels et du lubrifiant. Mais ça lui revenait maintenant : sur le seuil de la porte coupe-feu des deux tunnels, l’artiste portait encore son baise-en-ville en bandoulière.
— Où tu veux en venir ?
— Pendant qu’il était au dépôt, je l’ai fouillé.
Barbie avait été plus scrupuleuse que lui-même, ne faisant pas confiance aux bleus pour l’inspection.
— Je me suis permis de lui laisser un souvenir, continua-t-elle.
— Quoi ?
— Une balise satellite. Un truc que m’ont refilé les gars de la DGSI. C’est nouveau, minuscule, indétectable. J’ai essayé de te prévenir tout à l’heure, mais pas moyen d’en placer une.
Corso avait toujours considéré Barbie comme un solide back-up, mais il se trompait. Elle était toujours loin devant…
— Tu… tu l’as déclenchée ?
— Je vais t’envoyer l’application de géolocalisation, t’auras plus qu’à suivre le curseur. Il a quitté la gare de St. Pancras à 15 h 30 et il a aussitôt pris l’autoroute M40, plein nord. Pour le moment, il roule sur la M6 en direction de Liverpool et Manchester, mais qui sait ? Il va peut-être sortir avant…
Sobieski était donc resté dans le train. Était-ce lui qui avait tiré la sonnette d’alarme ? Avait-il vraiment disparu le long des voussoirs ? Corso se demandait s’il n’était pas en train de perdre pied.
— Où il est maintenant ?
— À la hauteur de Birmingham. Je sais pas qui conduit mais c’est plutôt pépère. À ce rythme, il arrivera aux environs de Liverpool vers 19 heures. Mais encore une fois, on ignore où il va vraiment…
Corso regarda sa montre. Encore dans les temps pour louer une voiture et foncer dans la même direction. Avec la géolocalisation, il pourrait suivre le peintre à distance et découvrir ce qu’il trafiquait.
— On a identifié des contacts anglais pour Sobieski ?
— Rien du tout. Je crois qu’il a une galerie anglaise mais elle est à Londres.
— Je te félicite. T’es vraiment la meilleure.
— Pas de lèche, gloussa Barbie. Magne-toi de lui filer le train. Ton temps est compté.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— J’ai planqué la balise dans la première capote de sa boîte. Dès qu’il baisera, tu perdras sa trace. Retrouve ta belle avant d’être cocu !
Corso avait pris du retard sur sa proie.
Il avait loué une Audi A3, boîte automatique, volant à droite, et filé directement vers le nord. Mais il avait trouvé le moyen de se perdre à la sortie de Londres, s’engageant dans la mauvaise direction et grillant encore une demi-heure.
Sobieski, malgré son rythme raisonnable, lui avait mis deux cents kilomètres dans la vue — petit traceur bleu se déplaçant en direction de Manchester… Il n’y avait plus aucun doute, le peintre en vadrouille avait ignoré l’embranchement de Liverpool et continuait droit sur la M56 vers le Lancashire.
Le stress et l’excitation de Corso ne l’empêchaient pas de profiter du paysage. Il avait quitté les rues agitées de la ville pour rejoindre peu à peu le monde des cottages, des collines verdoyantes, des barrières blanches. Malgré le soleil, cette campagne était gorgée d’eau, un ADN d’averse et de mélancolie qui collait, quoi qu’on fasse, à la peau de l’Angleterre.
Sur le coup de 19 heures, Sobieski pénétra dans la ville et s’arrêta dans le Northern Quarter, le nom de la rue était Houldsworth Street. Corso enrageait d’être encore à cent bornes de la zone, mais il ne voulait pas se faire épingler pour excès de vitesse. Tout en conduisant, il checka, via Google Maps, les images du quartier — une zone à moitié destroy, royaume de briques et de street art. La rue semblait abandonnée mais sa recherche lui donna le nom d’une galerie, « Northpad ». Un nouveau clic et la liste des artistes représentés par cette enseigne apparut, Sobieski en tête, avec une expo dans un mois et un site qui lui était entièrement dédié.
Sob la Tob n’avait donc bravé son injonction que pour ça ? Corso n’était pas étonné : par pure provocation, le peintre n’avait pas voulu déroger à son programme. Mais c’était encore une hypothèse qui s’effondrait : Sobieski n’avait pas fui, et il n’était pas parti vers l’Angleterre pour une quelconque raison secrète.
Le temps avait déjà tourné. Le ciel déployait maintenant une noirceur de révolution industrielle, une haleine de mines de suie et de locomotives à vapeur.
Enfin, la banlieue de Manchester apparut. Un autre visage du Royaume-Uni : la tristesse de briques, une langueur rousse et dure allongée dans l’herbe.
À cette distance, les barres d’immeubles et les groupes de maisons basses revêtaient un caractère abstrait, aplats de couleurs mornes, terre de Sienne sur gris, ou brillantes, blanc sur vert, qui rappelaient les toiles de Mondrian ou de Rothko. Puis ça se précisait : pavillons au garde-à-vous, cités bétonnées écrasées par des nuages aux semelles de plomb, réverbères solitaires se détachant sur l’horizon tels des crocs de boucher…
Sobieski était reparti depuis près de trente minutes. Avec un bonus : il n’avait pas pris le chemin de retour mais il avait poursuivi sa route sur la M61, direction nord-ouest, vers la mer. De deux choses l’une, soit Corso s’arrêtait à Manchester, histoire d’interroger le galeriste de Houldsworth Street, soit il suivait sa proie du côté du littoral du Lancashire.
Il décrocha son téléphone et appela Barbie — marre de conduire d’un œil tout en essayant de déchiffrer l’écran de son portable. En quelques mots, il expliqua son dilemme.
— Selon ma carte, il pourrait aller à Preston, ou à Blackpool, ou carrément plus haut, à Morecambe ou Lancaster. Qu’est-ce que t’en penses ?
— Il va à Blackpool.
— Tu connais ?
— C’est une station balnéaire où vont s’amuser les familles prolos de Liverpool et de Manchester. Une espèce de mégafête foraine pour buveurs de bière et mangeurs de fish & chips.
— Que peut-il aller foutre dans un trou pareil ?
— Y a aussi pas mal de distractions pour adultes.
— C’est-à-dire ?
— C’est bourré de boîtes à strip-tease.
Corso sentit passer dans ses membres une onde de chaleur. Il appuya sur l’accélérateur, dépassa la sortie pour Manchester et fila droit vers le nord. Il se prenait déjà à rêver d’un flagrant délit de meurtre dans les bas-fonds de la cité des plaisirs. La nuit promettait d’être belle.
La ville, où dominaient les constructions en briques, se dressait face à la mer sombre comme une forteresse rouge zébrée de néons, d’enseignes, de paillettes. Elle était elle-même surplombée par une sorte de tour Eiffel modèle réduit et par les entrelacs de fer des montagnes russes qui s’élevaient au-dessus des immeubles à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. De longues jetées chargées de casinos, de grandes roues, de baraques à frites, s’avançaient parmi les flots noirs. Dans le crépuscule, la cité balnéaire se mêlait aux couleurs sanguines du ciel, alors qu’un brouillard de chaleur et d’embruns venait brouiller les dernières minutes d’agonie du jour.
Sobieski déambulait depuis près d’une heure dans les rues de cette foire pour adultes. Que cherchait-il ? Une boîte à strip ? une pute à gros seins ? un prostitué ? une victime ? Réalisait-il qu’il avait signé son aller direct en taule quand il rentrerait en France ? Ou avait-il oublié jusqu’à la nature de ses problèmes, maintenant qu’il était dans sa peau de prédateur, prêt à agresser une nouvelle proie ? C’était ce qu’espérait Corso — il interviendrait avant que l’assassin n’agisse, le surprenant une corde dans une main, un cutter dans l’autre…
Il stoppa sur le parking en bord de mer et coupa le moteur. Il observa un moment le signal qui s’affichait sur le plan de la ville avec les yeux fascinés d’un chasseur d’émeraudes qui vient de trouver au fond de la jungle, après des jours et des nuits de boue et de fièvre, une pierre unique.
Portable en main, il verrouilla sa voiture et se mit en marche. Le front de mer n’était qu’une succession de salles de bingo, de bars, de fast-foods. Les façades étaient peintes de couleurs vives : rouge grenade, rose tyrien, bleu layette…, et les enseignes commençaient à s’imposer comme une infection bigarrée dans le jour déclinant. Côté mer, d’étranges filaments électriques, d’or et de cuivre, semblaient prêts à provoquer des courts-circuits à la surface des flots.
Le vacarme était assourdissant. Le seuil des baraques crachait du rock, du rap, de la salsa, des musiques de cirque, des mélopées jouées à l’orgue de Barbarie. Des machines à sous ruisselaient de pièces. Des haut-parleurs diffusaient des voix amplifiées, du baratin hurlé avec un accent incompréhensible. Mais surtout, c’étaient les rails de métal au-dessus des têtes qui déchiraient le ciel, des raclements, des grondements, des crissements qui vous passaient dans les dents à la manière d’une monstrueuse roulette de dentiste. Brrrrrrrr…
Corso pénétra dans la ville, comme poussé par les rafales de la plage qui soufflaient sur les charbons ardents du soir. Sous l’atmosphère de joie factice, tout trahissait ici la misère la plus extrême. Les familles qui déambulaient, gueules rougeaudes et bras tatoués, racontaient des générations d’allocs dépensées à siroter au pub ou à se défoncer à l’héroïne. Un monde déglingué, ivre et hagard, qui oscillait entre pintes et roller coasters…
Corso suivait toujours le signal. L’autre allait, venait, un prédateur en maraude. Pour l’instant, il ne l’avait pas repéré de visu. Au contraire, il se contentait de le pister à distance pour ne pas tomber nez à nez avec lui.
Avec la nuit, la pression montait. Femmes et enfants, barbe à papa à la main, rentraient au bercail. Les hommes trop bourrés devenaient agressifs, les rires se transformaient en cris, braillements, insultes. Heureusement, par ces temps de menace terroriste, des patrouilles de soldats circulaient, maintenant tout ce beau monde en respect.
Sobieski venait de pénétrer dans le Pleasure Beach, le principal parc d’attractions. Corso y entra à son tour, alors que les wagons des montagnes russes rayaient le ciel à la manière de patins à glace géants. Sous les néons, les visages devenaient livides, les chairs blafardes, les rires béants, jaillissant par flashs, par éclipses. Tout était prêt pour une nouvelle nuit de défonce et d’abrutissement.
Soudain, il l’aperçut qui s’acheminait, seul, vers un immense grand huit dont les rails se tordaient dans tous les sens — le flic ne pouvait croire que Sobieski avait fait tout ce chemin pour un tour de montagnes russes. Pour l’occasion, le vadrouilleur s’était changé : il portait une chemise de soie à manches courtes à motifs hawaïens, dont les pans sortis fouettaient un pantalon de flanelle gris très large qui rappelait les coupes des années 30. Arborant toujours son sac à dos, il avait aussi troqué son borsalino contre un véritable stetson de vagabond, comme en portaient les hobos américains du siècle dernier qui voyageaient de train en train…
Corso accéléra le pas. À ce moment-là, au lieu de se diriger vers la cahute illuminée qui servait de caisse au roller coaster, Sobieski passa sous la barrière et s’aventura sous les structures d’acier de l’attraction. Stéphane le distinguait dans les ténèbres, le bord de son chapeau paraissant couper la nuit comme une scie circulaire.
Il se précipita mais fut soudain bloqué par un groupe de vieilles Anglaises, robes fuchsia et perruques bleues, complètement cuites, qui brandissaient des tickets en hurlant : « Bingo ! Bingo ! » Corso les bouscula carrément et passa à son tour sous la barrière. Il courut parmi les herbes alors que les chaînes des montagnes russes cliquetaient lentement au-dessus de lui, le temps de l’ascension…
Quand les chars de fer déferlèrent, Corso se retrouva face à une route déserte, épinglée par des réverbères décorés de sirènes : Sobieski avait encore une fois disparu.
Corso traversa la voie au pas de course et se retrouva dans une zone inondée de lumière : le quartier des strip clubs et des lap dancings. Néons, enseignes, écrans affichaient des noms évocateurs — Aphrodites, Fallen Angels, Heaven, Rouge, Sinless, Wicked… — , assortis de femmes nues dans les positions les plus obscènes. Des musiques braillaient de partout à la fois, différentes, contradictoires, cacophoniques.
Dans la rue principale, il se mit à courir parmi la foule, exclusivement masculine. Il n’avait pas fait cinquante mètres qu’il retrouva sa cible : silhouette trottinante, chemise à palmiers, chapeau US. Corso ralentit et lui emboîta le pas. À mesure qu’on se rapprochait de la chair, il pouvait sentir le danger monter. Dans un flag, on n’a pas droit à l’erreur.
Soudain, Sobieski bifurqua sur la droite, dans une rue moins éclairée, où les troupes se clairsemaient. Les lueurs rouges sous les portes évoquaient des braises au fond d’un four.
Le flic profita de la pénombre pour se rapprocher encore. Sa proie marchait d’un pas décidé, comme s’il savait où chercher et où frapper. Une nouvelle rue, plus obscure encore, et Corso comprit enfin qu’on pénétrait dans un nouveau cercle : les types qui rôdaient ici étaient calmes et silencieux, les photos dans leurs cadres vitrés, plus petites et plus discrètes, n’exhibaient plus que des hommes à poil.
Sobieski cédait sans doute ce soir-là à la mélancolie de la taule, cherchant du mâle dans ce quartier aux offres variées. Corso au contraire était rattrapé par le malaise. Clins d’œil aguicheurs, regards appuyés, il se sentait comme cerné par un désir qui lui rappelait de sinistres souvenirs. Des prostitués prenaient des poses lascives sur le seuil des clubs ou à l’ombre des porches, leurs yeux perçant la nuit comme des têtes d’épingle brûlantes. À l’idée de pénétrer dans une de ces boîtes, le cœur lui manquait, mais pas question de lâcher Sobieski.
Sans même s’en rendre compte, il se retrouva dans une ruelle où il n’y avait plus ni boîtes ni musique — ni même aucun réverbère. Des ombres se tenaient dans des recoins et jaillissaient sur son passage, le prenant par le bras, lui envoyant des baisers, lui murmurant des phrases inintelligibles.
Corso aurait voulu marcher droit, sans ralentir — le problème était que Sobieski au contraire s’arrêtait, négociait, discutait, disparaissait parfois pour échanger une caresse ou un baiser puis repartait finalement d’un pas guilleret.
Stéphane était obligé de traîner le pas lui aussi, prêtant le flanc à toutes les manœuvres de séduction. Tout à coup, une main jaillit de l’ombre et le plaqua au fond d’une niche de ciment. Il n’eut que le temps de voir un visage qui s’approchait pour l’embrasser. Le flic lui décocha un direct en plein ventre, regrettant aussitôt son geste. L’homme recula, le souffle coupé.
Corso lui posa une main amicale sur l’épaule.
— I’m sorry. Are you OK ?
L’autre tomba à genoux et tenta de lui ouvrir la braguette. Comprenant qu’il avait encore une fois déclenché un jeu pervers, il s’esquiva et sortit de la niche pour se retrouver totalement à découvert, au milieu de la rue. Il repéra sa cible en train de rouler une pelle à un homme aux cheveux longs sous un échafaudage. Il n’avait jamais vu galoche si passionnée depuis le lycée.
Les deux hommes se désenlacèrent et s’en allèrent main dans la main. Intervenir ? Trop tôt encore. Il voulait un flag, un vrai arrêt sur image, avec un Sobieski la lame à la main. Quelque chose qui ne pourrait plus être nié ni discuté.
Il se remettait en marche quand un autre bruit lui fit faire volte-face, un bruit qu’il connaissait par cœur : celui des pas ferrés, des attaques de rue, des ratonnades… Des skins armés de barres de fer et de coups-de-poing américains se précipitaient dans la ruelle, un queer-bashing en règle. Il porta la main à son arme en se disant qu’une sorte de fatalité jouait en faveur de Sobieski.
Il n’avait pas encore fait monter une balle dans le canon qu’il était déjà bousculé par les prostitués qui s’enfuyaient, alors que d’autres faisaient front au contraire, armés de tubes de plomb et protégés par des couvercles de poubelle.
Corso lança un bref regard derrière lui : plus de Sobieski. Il se retourna à nouveau pour se recevoir de plein fouet le poing d’un crâne rasé hurlant. Projeté au sol, il encaissa la dureté du bitume en essayant de relever son arme et d’attraper sa culasse. Une barre vint lui fracasser le poignet, tandis qu’une Doc Martens à bout ferré lui cinglait le visage. Par miracle, il ne lâcha pas son calibre (il sentait la crosse quadrillée entre ses doigts serrés) mais il ne voyait plus rien.
Il se recroquevilla sur lui-même et encaissa les coups qui pleuvaient, alors que le sang et les flashs lui battaient les tempes. Il tenait toujours son calibre entre ses jambes mais son bras n’était plus qu’une onde de douleur. Il avait le visage en sang, le cerveau en coulis, tout le corps paralysé par la souffrance mais, entre deux coups de latte, il parvint à se redresser, un genou à terre, soutenant son bras brisé et bredouillant des injures.
Une petite frappe au blouson luisant et au crâne bosselé soulevait un parpaing à deux mains au-dessus de lui. Corso se dit qu’il n’y avait pas plus absurde comme mort et qu’il payait là tous les coups de chance dont il avait bénéficié lors de ses vrais assauts policiers. Il ferma les paupières et rentra le cou dans les épaules, attendant le coup fatal.
Rien ne vint. Dans un dernier spasme, il rouvrit les yeux pour constater que le skin avait détalé et que la ruelle s’était vidée d’un coup : un bataillon de flics arrivait au pas de charge, à cent mètres de là, épaulé par des soldats fusil automatique au poing. Dans un réflexe conditionné, il lâcha son arme et tenta de lever les bras. En vain.
Les rayons des torches lacéraient la ruelle. Les bruits de rangers incisaient ses nerfs. D’une manière absurde, il se dit que la brique et le sang faisaient bon ménage, les murs éclaboussés donnant l’impression de fondre en une gadoue uniforme.
Il se laissa tomber, face contre terre, en songeant aux petites toiles rouges de Goya.
Sur le bureau de l’inspector Tim Waterston, sa carte de flic, ses papiers d’identité, son arme de service faisaient office de pièces à conviction.
Après l’affrontement, on l’avait emmené au Blackpool Victoria Hospital afin de le soigner avec les autres victimes du queer-bashing. La douleur l’avait d’abord abruti puis les anesthésiants avaient pris le relais. Il s’était senti mieux mais ses mâchoires, à force d’être serrées, s’étaient engourdies et il n’avait pas pu proférer un mot. Il aurait voulu hurler, prévenir les flics, ordonner qu’on lance une recherche autour de Sobieski qui, peut-être, était en train de tuer un homme, mais il s’était juste endormi, en chien de fusil, dans un réduit qui n’abritait qu’un seul lit et aucune fenêtre.
Quand il s’était réveillé, il ne savait plus quelle heure il était (on lui avait pris sa montre), ni même ce qu’il foutait là. Il avait découvert son avant-bras droit prisonnier d’une attelle d’épaule. Sans doute lui avait-on fait des radios et découvert une fracture : aucun souvenir. Il s’était levé dans l’obscurité et avait trouvé un couloir. Là, encore groggy par les coups reçus et les médocs ingérés, il avait pu goûter aux joies inversées de l’Angleterre.
Quand il avait cherché un commutateur à droite, il était à gauche ; quand il avait voulu pousser une porte, elle se tirait ; quand il s’attendait à trouver un couloir, c’était une volée de marches qui montaient pour aussitôt redescendre (sans qu’on comprenne le but de la manœuvre). Après avoir trébuché, tâtonné, juré, il avait enfin atteint le hall d’entrée de l’hôpital. Là, deux faits lui avaient sauté au visage : le jour se levait — mais c’était un jour à l’anglaise, gris et scellé comme le toit d’un bunker — et deux flics l’attendaient près du comptoir d’accueil.
Il avait récupéré ses affaires et docilement suivi ses cerbères sous la pluie, jusqu’à une bagnole de service (qui valait les françaises du point de vue du délabrement et de la puanteur). Il ne savait pas s’ils allaient l’arrêter (on ne comptait plus les illégalités de son expédition), le réconforter, lui soumettre un trombinoscope de boneheads, lui annoncer qu’un nouveau meurtre avait été commis la nuit précédente à Blackpool ou simplement le foutre dans le premier train. Peut-être tout ça à la fois.
Finalement, ils n’étaient pas allés au poste de police mais dans une espèce de baraquement « de crise » installé au sein même de Pleasure Beach — l’enquête sur la ratonnade battait son plein et des flics rôdaient parmi les attractions (éteintes et huilées de pluie) à la recherche d’indices. Retrouver les connards qui « voulaient casser du pédé » ne devait pas être bien sorcier mais, visiblement, l’opération était menée avec sérieux.
Assis face à un bureau en plastique, Corso se taisait, les yeux baissés sur ses documents et son flingue. Devant lui, Tim Waterston était enfoui dans un ciré jaune à bandes fluorescentes — il tenait un talkie-walkie et ressemblait à un chef de chantier. Fidèle à la caricature, il était roux, balèze et portait des mutton chops dignes de Wolverine.
— On a passé quelques coups de fil… Tu es assez connu à Paris.
— C’est pas toujours un avantage.
Le flic anglais rit avec férocité.
— En tout cas ici, ça vaut que dalle.
Corso se tenait prêt à balancer son histoire dans un anglais parfait — une autre inspiration de Bompart : après l’examen de police, elle l’avait envoyé un an à la fac aux États-Unis. Mais pour l’instant, Waterston se préoccupait de la corrida de la nuit :
— Les gars qui t’ont attaqué sont des nostalgiques de Blood & Honour.
— Connais pas.
— Tu perds rien, des tarés qui croient encore aux conneries nazies. Normalement, ils sont interdits à Blackpool mais ceux-là sont passés à travers les mailles du filet. On va les retrouver, pas de problème.
Corso n’en avait rien à foutre.
— On va te montrer des photos pour identification, continua l’Anglais. Que t’ont dit les toubibs ?
Stéphane baissa les yeux sur son attelle — il avait récupéré son dossier médical.
— C’est rien. Une simple fêlure du radius.
— Le gars qui t’a fait ça t’a sauvé la mise.
— Pardon ?
— My God, un flic français qui tire dans le tas, à mille bornes de son bureau ? dans le nord de l’Angleterre ? Mais si t’avais blessé ou tué quelqu’un, on t’aurait pendu haut et court !
Corso opina en silence et regarda par la fenêtre. La pluie martelait les tôles des montagnes russes, rayait les vitres comme un diamant. Bizarrement, il se sentait bien, à l’abri dans cette baraque. L’Angleterre, avec ses averses, ses crèves, ses thés chauds, peut parfois devenir une jouissance. Il frissonna et eut soudain envie de retourner dans son lit d’hôpital, sous sa couverture de laine.
Waterston posa les coudes sur la table et appuya sa lourde carcasse sur le bureau.
— Oublie ces peccadilles. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que tu foutais là, toi, dans le quartier des pédés, arme au poing, un mercredi soir. Au téléphone, on m’a dit que tu dirigeais une enquête criminelle qui met tout Paris à cran. Alors, pourquoi ce détour par notre charmante région ?
Corso attrapa son gobelet et but une gorgée tiède — on lui avait donné un café si allongé qu’on pouvait voir à travers. Puis il se concentra un moment et raconta toute l’histoire. Il arrangea un peu les raisons qui avaient fait libérer Sobieski mais affirma que sa culpabilité ne faisait aucun doute. Il décrivit sa fuite en Angleterre, la filature par GPS, l’arrêt à Manchester et la virée à Blackpool. Il acheva son récit par le fait que la balise satellite avait cessé d’émettre à 2 heures du matin (il avait vérifié). Ce qui signifiait que Sobieski avait utilisé sa capote ou qu’il avait découvert l’objet. En tout état de cause, cela ne changeait rien à la conviction de Corso : Sob la Tob avait tué cette nuit…
Il y eut un silence. La grosse tête rousse de Waterston était toujours enfoncée dans son ciré jaune.
— Et moi qui crains parfois d’être hors des clous…, finit-il par grogner, mi-amusé, mi-admiratif.
Corso laissa échapper un mouvement d’humeur :
— C’est pas la question.
— Ah non ? Ben mon bonhomme, y a pas un élément, pas un seul, dans ton expédition qui est légal.
Le flic répondit les dents serrées :
— J’avais pas le choix. Quand j’ai compris qu’il prenait le train, je l’ai suivi. Je ne pouvais pas le laisser tuer à nouveau.
— Qui t’a dit qu’il allait le faire ?
— Arrêtez de jouer avec moi ! On a découvert un corps, oui ou non ?
Tim Waterston eut une moue de bébé qui ne cadrait pas vraiment avec sa tête de taureau paisible. Ses cheveux paraissaient collés sur ses tempes comme s’ils étaient mouillés.
— Non.
Ce fut un soulagement pour Corso mais il n’était que 9 heures du matin — Sobieski avait pu tuer un prostitué dans sa piaule et l’y laisser. Ou bien déplacer le corps. À moins que la bataille rangée de la nuit ne lui ait coupé l’envie de tuer. Mais le plus probable était aussi le plus simple : Corso s’était encore une fois trompé sur toute la ligne.
— C’est moi, ou ton histoire ne tient pas debout ? demanda Waterston.
Stéphane se contenta de souffler avec agacement.
— On a donc un suspect qui viole son interdiction de sortie du territoire, reprit le flic anglais. Pour quoi ? Pour voir son galeriste à Manchester. Ensuite, il part assassiner un prostitué à Blackpool. De plus en plus crédible. À cette heure, il doit être rentré chez lui en attendant qu’on mette la main sur le cadavre, c’est ça non ? Ah, j’oubliais, toute cette histoire part uniquement de ta petite tête de flic français qui a vu trop de séries à la télé…
— Arrêtez de jouer au con, le coupa Corso. À ma place, vous auriez fait exactement la même chose.
— Je crois pas, non. Parce que j’ai moins d’imagination que toi. (Il ne cessait d’enfoncer le poussoir d’un stylo, provoquant un clic-clic qui jouait les contrepoints avec la pluie au-dehors.) On va consigner tout ça.
Corso regarda sa montre — alors seulement il pensa à son équipe, à Bompart, à l’enquête. Que foutait-il ici, nom de Dieu ? Il n’avait pas reçu de message depuis la veille, mauvais signe : l’enquête, malgré les efforts de chacun, stagnait.
Un téléphone sonna sur le bureau. Waterston répondit, écouta, lança un coup d’œil à Stéphane, puis écrivit un mot et des chiffres sur un bloc. Il avait les yeux verts — ses pupilles offraient une curieuse ressemblance avec les galets marbrés d’algues et de mousse qu’on trouve au bord des jetées. Cette limpidité aquatique faisait écho à ses mèches rousses et humides.
— Ton Sobieski a pris l’Eurostar de 8 h 20, fit-il en raccrochant. Il est actuellement sous la Manche.
Corso ne savait pas quoi en penser. Il éprouvait simplement la désagréable sensation de s’être encore fait avoir.
— Souris, fit Waterston en allumant son ordinateur, tu l’auras tout à toi à Paris. Mais d’abord, déposition. Ensuite, les assurances de la ville veulent te voir pour ton bras.
— Déconnez pas.
Waterston lui offrit son plus beau sourire.
— Bien sûr que je déconne. On va rédiger ça vite fait et on te ramènera à ta bagnole. Tu peux conduire ?
Corso considéra son attelle. Combien de temps devait-il garder ce truc ? Il n’avait aucun souvenir d’avoir vu un toubib.
— Je pense, oui.
— Alors, ravi de t’avoir connu, déclara Waterston en commençant à pianoter sur son clavier. On va torcher ça en un quart d’heure.
À cet instant, on frappa à la porte et un autre malabar pénétra dans la cabane, la faisant tanguer à la manière d’un rafiot instable. L’homme, en uniforme et ciré, se pencha à l’oreille de Waterston. Cette fois, le rouquin accusa le coup. Son expression se pétrifia et toute trace d’humidité disparut de son visage, comme asséché par un grand coup de vent.
— Attends-moi là, dit-il en se levant et en suivant son collègue dehors.
Corso n’avait pas besoin de sous-titres : on avait retrouvé un corps. Il avait donc vu juste mais, encore une fois, il n’avait pas été à la hauteur. Il n’avait pas su empêcher un nouvel assassinat, qui s’était pour ainsi dire produit sous son nez.
Mais si un nouveau cadavre avait été découvert à Blackpool, reproduisant la mise en scène des corps parisiens, c’était l’indice décisif qu’il cherchait. Il n’aurait plus qu’à cueillir Sobieski à Paris. Sa présence sur les lieux de l’homicide suffirait à entraîner son inculpation en France. Il serait jugé à Paris, non pas pour ce meurtre, mais pour ceux de Sophie et d’Hélène.
Waterston revint dans le bureau, l’air préoccupé. Il lança un coup d’œil étonné à Corso, comme s’il découvrait les nouveaux angles, les nouveaux reliefs d’une statue qu’il avait à peine regardée jusqu’alors.
— Il se passe un truc suspect, bougonna-t-il sans s’asseoir.
— Vous avez découvert un corps ?
— Presque. Un pêcheur, tôt ce matin, a vu une scène étrange : un homme en Zodiac a largué au pied d’une bouée un objet qui ressemblait très fort à un corps nu…
— Cette bouée, c’est où ?
— À deux kilomètres du littoral.
— Il faut aller vérifier.
— Merci du conseil.
Malgré le queer-bashing, Sobieski avait donc tué encore une fois. Mais pourquoi avait-il pris le temps d’immerger sa victime ?
— Je suis désolé mais tu vas devoir m’attendre ici. Si on trouve quelque chose là-bas, je serai obligé de t’interroger à nouveau…
— Emmenez-moi, ordonna-t-il.
— Pas question.
— C’est mon enquête. Je connais le tueur. Je peux vous aider.
Waterston désigna d’un signe du menton l’attelle de Corso.
— Dans ton état ?
Corso l’arracha d’un seul geste.
— Aucun problème.
Deux heures plus tard, ils filaient sur les flots noirs de la mer d’Irlande à bord d’un Zodiac qui se fondait parfaitement dans la mêlée sombre des vagues et des nuages. Corso n’y connaissait rien en bateaux mais cette embarcation devait dépasser les 30 °CV. On ne sentait même pas le relief de la houle, à croire qu’ils volaient au-dessus de l’écume. Pourtant, lorsque Corso se penchait, son regard scrutait des abîmes qui lui glaçaient les os et lui rappelaient les « gouffres crépusculaires » de Victor Hugo.
Waterston avait embarqué deux de ses sbires. Trois autres gars étaient du voyage : le pilote et deux plongeurs, qui allaient devoir barboter dans une eau à 12 degrés au pied de la bouée qui s’appelait — la bien nommée — la « Black Lady ».
Soudain, le pilote coupa les gaz et le Zodiac s’immobilisa. En réalité, il attaqua une série d’oscillations à faire gerber une baleine. Trempé jusqu’à la moelle, Corso se cramponnait d’une main à son banc, son autre bras étant encore douloureux.
Le silence de la mer les cernait alors que le ciel bombardait ses rafales grises à la cadence d’un blitzkrieg. La bouée de balisage était une structure de polyéthylène vert en forme de fusée surmontée d’un feu de signalisation. Elle s’appuyait sur un flotteur circulaire doté d’ailerons sur les côtés. Un machin hideux qui n’avait vraiment rien à raconter — en rupture absolue avec son nom poétique.
Le pilote se mit en « positionnement dynamique », les plongeurs se préparèrent, les flics inspectèrent les alentours de la Black Lady — et lui resta là, frigorifié, à respirer la pluie et les embruns. Le bruit du moteur l’avait assourdi et l’atmosphère grise, où mer et pluie se liguaient en une seule et même trame, lui donnait l’impression d’avoir perdu toute sensibilité. Ce décor — mer atone et ciel fracassé — ressemblait à une anesthésie générale.
— J’aurais jamais dû t’écouter, marmonna Waterston, découragé par le grand large.
— Il a dû immerger le corps là-dessous. Il faut plonger…
Le flic anglais, debout à la proue du Zodiac, caparaçonné dans son ciré, acquiesça avec mauvaise humeur.
— Sous la bouée, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Corso.
Waterston interrogea du regard un des plongeurs.
— Une chaîne, répondit l’homme.
— Cette chaîne est rivée à la roche ? renchérit Corso. À une ancre ?
— Ça dépend des cas. À mon avis, ici, c’est à un énorme bloc de béton.
Corso se décida à se lever, le pas mal assuré, et s’approcha des plongeurs. Il tomba quasiment à genoux devant celui qui lui avait répondu — arc-bouté sur ses bouteilles et sa ceinture de plombs, il vérifiait que tout était sécurisé.
— Je veux descendre avec vous.
— Ça va pas, non ? s’étrangla Waterston en rejoignant à son tour les plongeurs.
Il avait le visage huilé par la flotte, ses rouflaquettes pendaient comme des barbichettes, ses yeux grisaillaient sous ses cils trempés de pluie.
— Je sais pas déjà c’qui m’a pris de t’emmener.
— Waterston, c’est moi qui dirige cette enquête à Paris. Je connais le mode opératoire de Sobieski. Si c’est lui qui a tué cette nuit et transporté le corps jusqu’ici, il faut que je voie la scène de crime in situ. Même sous l’eau, chaque détail aura son importance.
Le flic semblait parti pour hurler mais finalement, il se ravisa. Il tira un paquet de cigarettes de la poche de son ciré, y piqua une clope avec ses lèvres et la couvrit aussitôt de sa main qui tenait toujours le paquet. De l’autre, il fit apparaître un briquet qu’il alluma en se protégeant du vent et de la flotte. Il avait des gestes de magicien qui dissimule ce qui se passe derrière ses doigts. En réalité, des gestes d’Anglais pour qui la pluie est une seconde nature.
— Tu fais pas mentir la légende.
— Quelle légende ?
— Que les Français sont les pires casseurs de couilles que la Terre ait jamais portés.
Corso préféra ne pas le contredire. Autour d’eux, la mer ruminait ses idées noires dans un va-et-vient incessant que rien ne pouvait consoler. Waterston finit par se rasseoir sur le boudin du Zodiac, Corso retourna sur son banc — son projet allait demander une sérieuse négociation.
— Donc, selon toi, le gars a voulu se payer une tranche de fesses à Blackpool, puis il a cédé à ses terribles pulsions et il a tué sa pute, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme.
— Exactement.
— Mais ça lui suffisait pas. En plein milieu de la nuit, il a trouvé un bateau (j’ai lancé mes gars sur le sujet) et il est venu jusqu’ici immerger sa victime sous la bouée.
— Je sais que ça paraît…
— Dément ? Absurde ? Grotesque ? J’crois qu’on peut dire ça, ouais.
— Mais vous avez un témoignage.
— Très vague : t’as lu comme moi la déposition.
Le pêcheur n’avait vu qu’une silhouette à bord d’un bateau non identifié, qui balançait une forme pâle et « recroquevillée » à la baille. Quand le témoin s’était décidé à venir voir de plus près de quoi il retournait, le bateau avait disparu et la bouée n’offrait aucun signe suspect — exactement comme maintenant.
— C’est déjà un miracle, continuait l’inspector, que je demande à mes gars d’aller se geler les couilles dans une flotte qui avoisine les 10 degrés.
— Je suis certain qu’on va trouver quelque chose. Il faut que je plonge avec eux !
— Et pourquoi je te laisserais descendre ?
— On y va ou quoi ?
Le plongeur était maintenant debout, il avait enfilé sa capuche de néoprène noir et endossait ses bouteilles. Les brefs coups d’œil qu’il lançait aux deux négociateurs exprimaient l’impatience.
Il était temps d’arracher sa décision, quitte à bluffer dans les grandes largeurs :
— Je suis majeur et vacciné, je suis flic et je possède une solide expérience de plongeur.
— Tiens donc.
Encore un bobard. Quelques stages dans les eaux chaudes des Antilles, à la belle époque d’Émiliya, ne faisaient pas de lui un expert.
Waterston paraissait réfléchir, tirant toujours sur sa cigarette invisible. Toute la scène — son visage de taureau roux, ses gestes de prestidigitateur, les plis de son ciré fluorescent — était rehaussée par la pluie. Le soleil devait poindre quelque part car chaque détail brillait maintenant comme une nacre humide aux reflets irisés.
— Et ton bras ?
— Je vous l’ai déjà dit, aucun problème.
Il balança sa clope par-dessus bord et désigna d’un signe de tête aux plongeurs la combinaison qui semblait attendre Corso.
— T’as intérêt à revenir sain et sauf. Je veux voir ta gueule quand tu remonteras bredouille.
D’abord, le froid. Une gangue instantanée qui vous enveloppe partout à la fois et qui, en quelques dixièmes de seconde, irradie jusqu’à l’os. Puis l’ankylose — une paralysie qui s’accompagne d’un engourdissement. Plus aucune sensation. La mort est là, disons son antichambre : les moniteurs n’affichent plus la moindre réaction.
Après, peu à peu, quelque chose apparaît, se modèle, se précise : la chaleur. Une douceur nouvelle s’impose, se referme sur vous jusqu’à devenir une armure soyeuse. Jamais vous n’avez ressenti réconfort aussi intime, comme si la chaleur de votre propre sang vous entourait. C’est exactement ce qui arrive : la combinaison de néoprène laissant passer un filet d’eau entre elle et la peau, cette pellicule se réchauffe au contact de votre circulation et vous enveloppe complètement, définitivement.
Toutes ces pensées, il les eut en quelques secondes, tout en s’ébattant dans l’eau, alors que la température de son corps s’imposait à la mer glacée. Mais déjà, il fallait passer aux choses sérieuses : ses deux acolytes, après lui avoir fait un signe explicite, regroupèrent leurs membres et se coulèrent dans l’abîme.
À travers son masque, Corso observait la lumière du ciel se réfractant sur la surface, la ligne ondulée des vagues qui montait et descendait, se déchiquetant et moussant contre la vitre de ses lunettes. Il songeait à la phrase que Bompart aimait répéter à propos de leur métier : « Les tueurs au-dessus, les morts au-dessous, et nous au milieu… » Allez. Il se ramassa — avantage en passant : le choc thermique semblait avoir anesthésié son avant-bras —, piqua de la tête et plongea à son tour.
Après le froid, le noir. Un noir si épais, si dense, qu’il évoquait une masse de boue d’hydrocarbures, un limon très ancien où toute lumière, toute couleur, toute vie avaient été bues par le temps. Maintenant, il ne restait que cette gadoue immonde, cette fin du monde à peine liquide, dans laquelle on pouvait nager mais qui laissait aux yeux un sentiment d’anéantissement complet. Rien n’y bougeait. Pas la queue d’un poisson, pas un mouvement. Une mort éternelle, sans limites ni contours.
Il finit par distinguer les faisceaux de ses deux compagnons environ cinq mètres plus bas. Lui-même avait une lampe fixée sur son casque mais il avait oublié de l’allumer en surface et maintenant… il était déjà assez occupé à progresser dans la tourbe, nageant avec, disons, un bras et demi. Il se concentra sur les rayons qui s’éloignaient, matérialisant la profondeur de la mer. Il pédala avec les jambes pour les rattraper alors que ses tympans claquaient comme des membranes d’enceintes.
Sans même y penser, il répétait la manœuvre pour décompresser : souffler dans ses narines après les avoir pincées entre le pouce et l’index, l’air, par contrecoup, se diffusant du côté des tympans. Un souvenir de cours : on appelait ça la manœuvre de Valsalva. Pour l’instant, il avait plutôt l’impression de se moucher entre ses doigts…
Les plongeurs l’attendaient plus bas. Il aperçut le trait vertical qui brisait les faisceaux de leurs lampes, la chaîne de la bouée. Corso avait l’impression que son corps était une entité à part, une ombre dissoute qu’il pouvait observer à distance.
Il s’orienta vers ses équipiers et comprit qu’ils avaient entamé une descente plus rapide, laissant filer la chaîne entre leurs mains. Il les imita et enserra les maillons de fer avec un sentiment rassurant : il n’était plus seul dans cette espèce de cosmos compact et vitrifié.
Alors seulement, il prit conscience du silence.
Il ne percevait plus ni les ondes étirées et assourdies du milieu aquatique, ni sa propre respiration. Il était sourd, aveugle — et muet. Encore une fois, il se dit que s’il n’y avait pas eu les faisceaux des deux plongeurs, il aurait pu se croire mort — un mort qui aurait conscience de sa propre fin, lucide dans un espace-temps sans limites…
Coup d’œil à son ordinateur de plongée. Des souvenirs lui revenaient sur la pression attachée à la profondeur : en surface, on subit un kilo par centimètre carré de peau, soit un bar. À dix mètres sous l’eau, vient s’ajouter un nouveau kilo, on passe donc à deux bars. Mais maintenant, à moins vingt-cinq mètres, cela équivalait à combien de pression ? Aucune idée. Il se souvenait seulement que l’augmentation de la pression décroît à mesure qu’on descend : elle ne progresse que de 20 à 40 % une fois dépassés les trente mètres de profondeur. Il n’osait pas non plus réfléchir au temps qu’ils allaient mettre pour regagner la surface. Il faudrait respecter des paliers de décompression. Ça signifiait de longues minutes à rester immobile en attendant que l’azote respiré au fond soit éliminé de son corps…
Les plongeurs descendaient toujours. Cela valait-il le coup d’aller jusqu’au bout ? N’était-il pas absurde d’imaginer Sobieski prenant la peine de faire couler sa victime ? Le pêcheur avait parlé de cordes, de corps, de pierres. Corso était certain que le peintre-assassin avait lesté sa victime et l’avait laissée filer le long de la chaîne.
Moins trente mètres. Les faisceaux se croisaient toujours devant lui, comme de longues herbes lumineuses oscillant dans les courants. Corso tenta d’accélérer et de se rapprocher des autres — il commençait à être grisé par l’absence totale d’obstacles, il sentait simplement la pellicule tiède qui entourait son corps, discernait les bulles claires, précises, compactes, que son souffle créait, à la manière d’une buée cristallisée. Il avait l’impression d’être en apesanteur, de ne plus exister…
Il planait complètement quand une douleur fulgurante traversa son masque pour exploser au fond de sa bouche. Il lâcha la chaîne et se cambra d’un coup sec. Aussitôt, il plaqua ses mains sur son détendeur. Mais il ne pouvait rien faire : ôter son arrivée d’air équivalait à un suicide. À cet instant, un des plongeurs lui empoigna la main, le deuxième était déjà sur lui et lui arrachait son détendeur. Corso tenta de les frapper — la souffrance, la panique. Ils voulaient le noyer ! C’étaient eux qui lui avaient injecté un poison dans la bouche, ou un gaz toxique dans sa bouteille.
Il sentit l’eau salée inonder sa bouche — mais il ne respirait pas. Douleur ou non, il ne voulait pas boire la grande tasse, se noyer dans cette flotte anglaise. Un des plongeurs lui maintenait la tête — Corso essayait toujours de les frapper, de s’échapper —, alors que le deuxième inspectait l’intérieur de sa bouche remplie d’eau. Il tenta de le mordre mais l’homme lui écartait les mâchoires comme un chasseur de crocodiles.
Finalement, l’agresseur enfonça un couteau à lame crantée dans son palais. Corso ferma les yeux. Il s’attendait à crever, la gorge asphyxiée de sang et d’eau, mais il éprouva un soulagement immédiat puis un assèchement de sa bouche, alors que l’oxygène revenait le nourrir. La vie coulait de nouveau dans sa gorge, une vie douce, bienveillante, sans peur ni douleur… Les deux plongeurs l’avaient lâché après lui avoir remis son détendeur entre les dents.
Alors seulement, il vit passer devant ses yeux les filaments transparents qui avaient failli avoir sa peau. Les tentacules urticants d’une méduse, emmêlés comme des mauvaises herbes gorgées de toxine. Il comprenait que les plongeurs l’avaient sauvé en lui extrayant à la sauvage ces fibres vénéneuses qui s’étaient glissées sous son détendeur. Un mal translucide qui l’aurait asphyxié en quelques secondes…
Il se laissa aller en arrière, savourant son soulagement, tournant sur lui-même à la manière d’un cosmonaute. À tâtons, il retrouva la chaîne et l’attrapa pour continuer sa descente.
Mais alors, il découvrit l’horreur.
Quelques mètres plus bas, ses deux comparses entouraient un corps relié par une boucle de corde à la chaîne. Leurs lampes révélaient les détails de la sinistre mise en scène : le cadavre était dans la même position que ceux de Sophie et d’Hélène. Gorge entravée, bras ligotés dans le dos, reliés aux chevilles groupées sous les mains — mais cette fois, les liens étaient en corde, sans doute parce que la victime était un homme et que son slip ne permettait pas l’habituel système.
Retrouvant son sang-froid, Corso les rejoignit. D’autres cordes ceinturaient la taille de la victime et la reliaient à des blocs de pierre qui bizarrement semblaient en apesanteur. Or c’étaient ces poids qui maintenaient le cadavre à cette profondeur.
Corso battit encore des jambes : il voulait des certitudes. Il parvint à la hauteur du visage et sut que la boucle était bouclée. Le visage du jeune homme — la trentaine, sans doute une belle gueule à l’origine — était ouvert d’une oreille à l’autre en un cri noir qui semblait s’être ramolli au point que les mâchoires oscillaient légèrement dans le courant, offrant l’illusion que la victime respirait sous l’eau.
C’était terrifiant, et en même temps vertigineux, de retrouver ainsi Goya à près de quarante mètres de profondeur. Corso ne voulait pas céder à sa surprise. Il essayait au contraire de détailler la mise en scène, tandis que ses compagnons prenaient des photos, comme sur une banale scène de crime.
Mais tout ce qu’il voyait pour l’instant, c’était la chair de l’homme assassiné, déjà mordue, attaquée, rongée par des poissons invisibles, qui peluchait dans les fonds glacés comme du papier journal. Corso ne put s’empêcher de penser que le corps était en train de se dissoudre et que les mètres cubes qui les entouraient étaient emplis de poussière de peau, des minuscules débris de chair qui tournoyaient parmi les bulles de leurs détendeurs.
Il eut soudain la sensation qu’il ne remonterait jamais à la surface, qu’il ne se sortirait jamais de cette affaire — et surtout qu’il ne découvrirait jamais la vérité. Pourquoi Sobieski avait-il décidé cette fois d’immerger sa victime à plus de quarante mètres de profondeur ? Voulait-il que personne ne la découvre ? Avait-il choisi sa victime au hasard ou au contraire avait-il fait tout ce chemin pour sacrifier ce jeune homme en particulier ?
— T’attends pas l’identification ?
— Non, répondit Corso. Ça prendra peut-être des jours et je dois arrêter Sobieski à Paris.
— Holà, mon gars, on n’a pas la queue d’une preuve.
— Ici, non. Mais à Paris, ça commence à faire beaucoup. Sa présence dans la ville même où un nouveau meurtre a été commis est décisive. Le juge va l’inculper.
Ils venaient de mettre pied à terre au port de Fleetwood, à moins de quinze kilomètres de Blackpool. La remontée du corps avait pris plus de deux heures. Pas moins de trois vedettes et vingt plongeurs s’étaient déplacés. De leur côté, Corso et ses collègues, respectant les paliers de décompression, avaient mis près d’un quart d’heure à refaire surface.
La dépouille avait été transférée à l’hôpital de Blackpool par hélicoptère, un médecin légiste de Manchester était attendu. On ne savait comment, la presse avait été avertie en temps réel de la macabre découverte — à leur arrivée au port, il avait fallu maintenir à distance une horde de journalistes. Le bordel habituel avait donc déjà commencé et Corso n’était pas mécontent de quitter tout ça. Il allait régler ses comptes à Paris — dans une (relative) tranquillité.
Waterston, au contraire, paraissait épuisé d’avance. Un meurtre à Blackpool, ça le changeait des dealers et des bastons, mais ce n’était pas une bonne nouvelle, surtout pour l’image déjà au plus bas de la ville. En même temps, l’enquête du flic serait rapide puisque, a priori, on connaissait le coupable.
Restait tout de même à retrouver la chambre où le meurtre avait eu lieu, y relever les empreintes, les traces organiques. Il fallait aussi identifier l’embarcation que le tueur avait utilisée. À chaque fois que Corso se repassait mentalement les faits, il était sidéré par la méthode : pourquoi tant de complications ?
Pour son boulot, Waterston possédait un joker, les vidéos de surveillance. Les Britanniques raffolent de cette technique et Blackpool était truffée de caméras en parfait état de marche (à la différence des françaises).
Le flic anglais frappa dans ses mains.
— Allez, je t’emmène à l’hosto.
— Quoi ? Mais tout va bien…
Waterston ne prit même pas la peine de répondre. Ils empruntèrent la même route que le corps et rejoignirent l’hôpital de Blackpool, où on offrit à Corso une attelle toute neuve pour son avant-bras.
— On peut aller vite pour la paperasse ? demanda-t-il à son alter ego.
— Je vais faire le maximum, mais je te conseille de décoller de Manchester. Y a un vol en fin de journée.
Deux heures plus tard, après avoir bricolé une version des faits présentable pour l’un comme pour l’autre, incluant la visite « non officielle » d’un officier de police français sur le territoire britannique, un queer-bashing qui avait brouillé les pistes et une expédition maritime qui avait porté ses fruits, Corso put récupérer sa bagnole de location.
Il fila directement à l’aéroport et se décida enfin à appeler son équipe : il tenait à prendre son temps pour leur expliquer ce nouveau coup de théâtre. Il donna ensuite des consignes strictes en vue de l’arrestation de Sobieski. Le peintre s’était assez foutu de leur gueule. Il voulait cette fois une opération en fanfare, avec brigade d’intervention et médias dans les parages.
De leur côté, comme il s’y attendait, les membres de son groupe n’avaient pas avancé d’un pouce. Ils étaient repartis de zéro… et y étaient restés. D’humeur joviale, Corso expliqua à Barbie que tout ça n’avait plus d’importance : le soir même, Sobieski serait sous les verrous.
Deux heures plus tard, il allait embarquer pour Paris quand la fliquette le rappela :
— J’ai enfin dégoté une info.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Une société anonyme liée à Sobieski. Un truc dont on n’a jamais entendu parler.
Des fourmillements sur sa nuque. Ne pas aller trop vite. Ne pas s’exciter pour rien. Corso avait l’habitude de ce genre d’emballements dans une enquête. On passe des jours, voire des semaines, à brasser du vide, et tout à coup une faille révèle une série d’éléments décisifs.
— Explique-toi.
— En repassant toutes les données qu’on possède sur Sobieski, j’ai remarqué qu’il avait signé une série d’illustrations pour un ouvrage érotique en utilisant un pseudo, « Thémis ».
— Et alors ?
— Thémis est la déesse de la justice, de la loi et de l’équité dans la mythologie grecque.
— C’est une femme ?
— Sobieski n’en est plus à ça près. Ce qui compte, c’est que le choix de ce nom révèle encore une fois son obsession de la justice, du châtiment…
Les passagers finissaient d’embarquer. Corso s’impatientait :
— OK, où tu veux en venir ?
— Je me suis demandé s’il n’existait pas une société qui porterait ce nom. Un truc qu’aurait créé Sobieski pour couvrir ses petits secrets.
Ça lui semblait vraiment tiré par les cheveux mais l’instinct de Barbie avait fait ses preuves.
— T’as trouvé ?
— Il en existe une vingtaine rien qu’en Île-de-France, mais l’une d’entre elles importe des produits chimiques pour fabriquer des pigments.
Corso sentit, par toutes les fibres de son être, que Barbie avait touché juste. L’étau — c’était le cas de le dire — se resserrait autour du peintre-charcuteur.
— T’as obtenu des précisions ?
— Non. Sur les sites d’identification des sociétés, les renseignements sont réduits au minimum. Pas de chiffre d’affaires, pas de bilan, pas de salarié. Tout ça sent l’activité bidon. Ce qui m’a fait réagir, c’est l’adresse du siège social.
— C’est celle de Sobieski ?
— Exactement. Ça m’étonne qu’il ait fait cette bourde mais il ne pouvait soupçonner qu’on remonterait jusqu’à cette boîte fantôme.
Le fourmillement dans son corps devint une sorte de démangeaison, un prurit qui lui donnait envie de hurler. Au lieu de ça, Barbie et lui conservèrent le silence. Tous deux pensaient à la même chose : si cette société louait un local quelque part, alors cet endroit pouvait être le lieu des crimes.
La putain de planque qu’ils cherchaient depuis le départ.
Il revit en flash la silhouette de Sobieski, stetson hobo sur la tête, chemise hawaïenne. Cette image n’était pas seulement celle d’un tueur à foutre en cage mais aussi l’incarnation de la confiance en soi, de l’arrogance du crime.
Un grand rire craché à la face des flics.
— J’arrive à Roissy à 20 h 30.
— Je t’attendrai.
Corso déboula finalement à Roissy à 21 heures parmi un flot de touristes tout heureux de partir à l’assaut de la capitale. Barbie était là, crispée dans ses Stan Smith défoncées, se rongeant les ongles, avec l’air d’avoir avalé une matraque électrique.
La fliquette ne fit aucun commentaire sur l’attelle de Corso, sa lèvre enflée et les pansements qui barraient son visage. À l’évidence, son escapade au Royaume-Uni avait été mouvementée.
Côté conversation, Barbie avait beaucoup mieux à offrir : pendant qu’il ronflait dans son Airbus, la fée électricité avait creusé son filon. La société Thémis louait un pavillon rue Adrien-Lesesne, à Saint-Ouen, près des voies ferrées en droite provenance de la gare du Nord. Officiellement, Thémis y entreposait des produits chimiques.
En guise de conclusion, Barbie lui tendit son portable sur lequel s’affichait une géolocalisation : depuis son atelier, Sobieski pouvait rejoindre le site à pied.
— On a le choix, fit-elle en ayant du mal à cacher son excitation. Soit on tape chez Sobieski, on l’arrête, puis on perquise dans l’entrepôt. Soit on envoie tout de suite une équipe rue Adrien-Lesesne et ils commencent le boulot pendant qu’on fout les pinces à…
— On fait le contraire. Envoie Stock et Ludo arrêter Sobieski ; nous, on se charge de l’entrepôt.
— T’es sûr ?
À l’idée de surprendre l’antre du salopard, Corso avait la trique. L’excitation de Barbie n’était rien comparée à la sienne. Putain, ils allaient se le faire.
— Je veux voir sa gueule quand on lui annoncera qu’on a trouvé sa garçonnière. T’as l’autorisation du juge ?
— J’ai tout ce qu’il faut. Pour Ludo, tu crois que c’est une bonne idée ?
— Je veux. Il faut que Sobieski comprenne qu’il n’a pas le moindre allié dans la maison et que Ludo, malgré tout, reste un des flics de notre groupe.
Barbie acquiesça et attrapa son portable. En quelques mots, elle informa Stock des nouvelles directives : Stock et Ludo aux commandes, avec, comme prévu, quelques gros bras armés pour l’ambiance. Mais attention, Corso ne voulait pas qu’on dise à Sobieski pourquoi on l’arrêtait au juste. Il fallait le laisser mariner.
— Vous l’emmenez au 36, conclut Barbie, et vous nous attendez.
— Non, lui souffla Corso. Qu’ils nous préviennent une fois sur place. On sera qu’à quelques centaines de mètres. Une fois qu’on aura repéré les lieux et foutu des scellés, on se fera un plaisir d’aller saluer Sobieski.
Roissy n’était pas si loin de Saint-Ouen. Ils filèrent sur l’A1 puis, le Stade de France dépassé, empruntèrent la D20 jusqu’à survoler le lacis des voies ferrées et descendirent au fil de rues plus étroites.
Corso s’attendait à une zone à l’ancienne : friches industrielles, terrains vagues, squats… Pas du tout. De la même façon que Sobieski avait métamorphosé sa manufacture abandonnée en galerie de luxe, le quartier de la rue Adrien-Lesesne s’était nettement amélioré. Une armée de bobos en avaient pris possession et, sans se concerter, à coups de petites attentions, de crédits, de volonté de faire du beau avec du moche, du riche avec du pauvre, avaient réussi à transformer la zone défraîchie en village souriant.
Corso, qui venait des cités et connaissait par cœur les méfaits de la laideur et de la misère, n’appréciait pas non plus ce genre d’améliorations. Il y percevait toute la mesquinerie bourgeoise, la prétention pseudo-artistique de ces familles proprettes aux idées creuses et aux comptes en banque frileux. En voulant rendre présentable ce quartier de pavillons et d’ateliers industriels, ces nouveaux venus jouaient encore une fois l’air bien connu de Jacques Brel, la chanson de ceux qui « voudraient avoir l’air mais qu’ont pas l’air du tout »…
L’adresse de Sobieski était un bel exemple du phénomène. Mais, dans son cas, c’était simplement pour tromper l’ennemi. Personne ne devait soupçonner ce qui se passait derrière ce portail en fer vert à double battant qui ne laissait voir que les frondaisons de chênes et de marronniers. Même Corso, en découvrant ce décor de grand-mère, se prit à douter :
— T’es sûre que c’est là ?
— Sûre, fit Barbie en vérifiant encore une fois sur son portable.
Le serrurier réquisitionné les attendait devant le seuil.
— Tu lui fais signer la paperasse et on y va, fit Corso en sortant de la voiture.
— On attend pas les bleus ?
— Non.
— Et les témoins pour la perquise ?
Corso lui balança un regard qui se passait de commentaire.
L’artisan, pas spécialement coopératif, grommela en prêtant serment et en empochant le mémoire de frais qui lui permettrait d’être remboursé. Corso regardait le portail plein, la cime des arbres, la toiture rouge de la baraque, cinquante mètres plus loin, au fond du jardin. Il en avait les mains qui tremblaient.
Le serrurier se mit au boulot — ou plutôt à la peine. Au bout de cinq minutes, et pas mal de boucan (il avait carrément utilisé une scie électrique), le portail s’ouvrit dans un grincement sinistre et une odeur de métal chauffé à blanc.
Corso et Barbie pénétrèrent dans le jardin, suivis par le clampin et sa boîte à outils. Un chemin de cailloux menait à un pavillon de taille modeste. Pierres meulières jointes par rocaillage, fenêtres à voilages blanchâtres, marquise de verre feuilleté et de fer forgé, tout était là pour vous foutre le cœur dans les chaussettes et vous inciter à choisir l’arbre auquel vous alliez vous pendre.
Pourtant, les oiseaux chantaient dans les feuillages et la lumière du crépuscule baignait le tableau dans une clarté très douce, couleur de pulpe d’orange. Vraiment pas le décor pour une perquise tendue à bloc.
Le serrurier gravit les quelques marches qui conduisaient au perron protégé et s’attaqua à la nouvelle serrure.
— Même pas blindée, commenta-t-il avec mépris.
Corso monta à son tour la volée de marches. Ça ne collait pas : si Sobieski avait mené là une quelconque activité occulte ou laissé des indices compromettants, il aurait installé un système de sécurité drastique. Corso n’avait pas oublié comment il s’était fait niquer par les caméras invisibles de l’atelier. Outre le camouflage « petit-bourgeois » du lieu, le peintre-tueur aurait opté pour un dispositif inviolable.
La porte ouverte libéra une odeur atroce de moisi qui les fit reculer de plusieurs pas.
— Ça pue là-dedans ! grogna le serrurier en agitant la main. Personne a foutu les pieds ici depuis des lustres, moi j’vous le dis.
Les flics échangèrent un regard. Tout ce qu’ils avaient finalement, c’était un pavillon loué par une boîte qui s’appelait Thémis et dont le siège social se situait chez Sobieski. S’étaient-ils encore plantés ?
Corso était sur le point de céder au dépit quand son regard se posa sur le garage mitoyen presque aussi grand que le pavillon, au bas mot cent cinquante mètres carrés au sol.
— Ouvrez-moi ça aussi, ordonna-t-il en désignant le local.
L’artisan descendit les marches et s’attaqua à la porte pivotante. Aussitôt, il émit un sifflement d’admiration.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Corso en s’approchant.
— Bah là, mon gaillard, c’est une autre histoire. Y z’ont installé un système de sécurité comme on n’en voit pas souvent.
Malgré lui, Corso prit la main de Barbie. Ils avaient trouvé. Le putain de repaire d’un tueur en série qui semblait insaisissable. Les deux flics choisirent de garder leur sang-froid et allèrent s’installer sous les arbres. Ils s’assirent sur un banc, comme dans un jardin public, et prirent leur mal en patience. Le serrurier les avait prévenus, « au moins une demi-heure ».
Par téléphone, ils suivaient l’évolution de la seconde équipe, maintenant en poste aux abords de l’atelier de Sobieski. Le peintre était chez lui. Stock, qui pouvait l’apercevoir à travers une des verrières, confirma qu’il était en train de préparer des toiles comme si de rien n’était. Encore une fois, Corso le revit rôder dans le quartier homo de Blackpool, puis l’image du cadavre au cri flottant lui revint — le sang-froid du salopard forçait l’admiration.
Il leur ordonna d’attendre encore : s’ils trouvaient vraiment des éléments confondants dans ce nouveau local, l’arrestation n’en serait que plus belle.
Enfin, à près de 22 heures, alors que la nuit était tombée, le serrurier — il avait appelé un assistant — vint à bout de la porte du garage. Corso leur intima de reculer et, accompagné de Barbie, il pénétra dans l’espace. Il n’avait qu’une torche à la main — avec son attelle, pas moyen de tenir à la fois une lampe et une arme —, alors que son adjointe braquait son calibre en soutien.
Il ne voyait pas grand-chose, mais déjà les formes, les objets, les ombres dans son faisceau lumineux lui laissèrent craindre le pire — ou le meilleur, c’était selon.
— Va chercher des protège-chaussures, des charlottes et des gants, ordonna-t-il à Barbie d’une voix blanche.
La petite souris détala, alors que Corso, raide comme une clôture électrifiée, demeurait sur le seuil. Il balayait lentement les lieux de sa torche. Pas de fenêtre. Un comptoir le long du mur de gauche. Un plan de travail en bois au milieu de la pièce — Corso se souvenait de l’hypothèse du légiste, « l’étal d’un boucher », et des échardes dans la chair d’Hélène Desmora. Sur le sol, des pots de produits chimiques qui exhalaient des odeurs acides. Plus loin encore, il discerna un engin colossal, une sorte de caisson en métal doté d’un hublot qui pouvait largement accueillir un être humain…
Barbie revint avec le matos demandé. Ils s’équipèrent sans un mot, puis Corso fit un pas à l’intérieur et chercha un commutateur. Sous la lumière électrique, les choses se précisèrent et les deux flics surent qu’ils avaient trouvé.
Rien que du lugubre, de l’abject et de l’effrayant. Avec ses esquilles de bois et ses traces sanglantes, le plan de travail évoquait beaucoup plus le billot d’un boucher que l’établi d’un artiste. Surtout, une presse dotée d’une molette de serrage y était fixée — pas besoin d’une grande imagination pour visualiser une victime placée de profil, la tête coincée dans cet étau.
Le comptoir sur la gauche présentait tout un tas d’outils qui pouvaient servir à un peintre montant ses toiles lui-même mais qui, dans ce contexte, s’avéraient beaucoup plus funestes, surtout que la plupart portaient des traces brunes. Du sang ?
En s’en approchant, le flic buta contre un carton posé par terre. Il baissa les yeux : il était rempli de pierres. Exactement le même genre de galets que ceux qui obstruaient la gorge de Sophie et d’Hélène. Les tremblements de Corso étaient devenus brefs et constants, comme s’il marchait au 220 volts. Il aurait voulu dire quelque chose, ou peut-être simplement respirer, mais tout ça devenait foutrement difficile.
Barbie de son côté inspectait l’établi fixé au mur et détaillait chaque instrument. Deux visiteurs dans un musée s’extasiant chacun sur des œuvres différentes, mais prisonniers d’une émotion commune.
Sans se concerter, ils se dirigèrent vers le caisson du fond. C’était une chambre aux parois d’inox équipée sur sa façade centrale d’un système de commande compliqué.
— On dirait un four…, murmura Barbie, confirmant d’emblée la pensée de Corso.
— Appelle l’IJ, ordonna-t-il d’une voix altérée. Je veux toute la cavalerie ici dans moins d’une heure.
Barbie s’exécuta. Stéphane poursuivit sa visite. Il cherchait encore le signe indiscutable de la présence de Sobieski. Après tout, rien ne disait concrètement que cette chambre de torture était celle du peintre.
À ce moment-là, il repéra, affichées tout au bout de l’établi de gauche, plusieurs reproductions maculées de peinture, des œuvres des grands maîtres de la peinture espagnole : Vélasquez, Le Greco, Zurbarán… Parmi elles, sans surprise, il reconnut les Pinturas rojas de Goya.
Le détail qui lui manquait.
Il attrapa son téléphone et appela Stock :
— On arrive dans cinq minutes. On tape avec vous.
— Y a du nouveau ?
— On a trouvé le repaire du monstre.
— Ça va ? T’es bien installé ?
Sobieski, tête nue, ne répondit pas. Assis dans le bureau de Barbie et de Ludo, il semblait avoir saisi que les choses se gâtaient vraiment pour lui. Il devait aussi avoir intégré que la proximité de Ludo ne l’aiderait pas. Au contraire.
Il était si pâle que son visage ressemblait à un moulage de plâtre, uniformément blanc et inexpressif. Corso connaissait ce masque. Ce n’était ni celui de la culpabilité, ni celui de la crainte. Sobieski portait l’expression de la terreur — celle d’une phobie réveillée : la taule se rapprochait, et pour de bon.
Corso, un mince dossier à la main, prit place derrière le bureau de Barbie. La fliquette se tenait debout dans un coin de la pièce, la main sur le calibre. Stock et Ludo étaient aussi présents, silencieux, fermés, aussi compacts que des blocs de propergol. L’air était chargé d’une tension presque insoutenable. On avait fini de rire. Si tant est qu’on ait ri un jour dans cette histoire.
D’un signe, Corso invita ses collègues à sortir ; un peu d’intimité ne leur ferait pas de mal.
— Ça m’a bien plu, notre petite balade anglaise.
Sobieski se racla la gorge :
— Je vois pas de quoi tu parles.
Corso sourit.
— Quitte à mentir, garde tes forces pour les situations où tu pourras encore être crédible. Ton billet, la douane, les caméras de sécurité…, tout prouve ta présence en Angleterre. Ne gaspille pas ton énergie.
Le peintre conserva le silence.
— Pourquoi t’es allé là-bas ? relança Corso.
— J’ai pas le droit p’t-être ?
— Non, et tu le sais.
— J’ai passé l’âge de demander des autorisations, grogna-t-il. J’ai dû lécher des culs et lever le doigt pendant vingt ans. Tout ça, c’est derrière moi.
— Pas si sûr. Qu’est-ce que t’es allé faire en Angleterre ?
— Je devais voir mon galeriste à Manchester. J’prépare une expo.
— On est au courant.
— Si t’as les réponses, pose pas les questions, on gagnera du temps.
La voix, le ton, l’expression, tout était encore du Sobieski, mais c’était du Sobieski diminué, étiolé par l’angoisse.
— T’as donc pris le risque de retourner au trou pour une histoire d’expo ? Ça pouvait pas attendre ?
— Non. L’expo est dans un mois.
— Tes scrupules de peintre t’honorent, mais je t’apprendrai rien en te disant que t’es pas un artiste comme les autres.
Il eut un sourire d’orgueil, dents noires, rictus de travers.
— C’est ça qui fait ma force.
— Et aussi ta faiblesse. T’es suspect dans une affaire de meurtres, Sobieski. Tu ne peux pas te déplacer comme n’importe qui. Rien que pour cette raison, le juge pourrait t’envoyer au ballon plusieurs semaines et ton expo, crois-moi, tu seras pas là pour la voir.
L’autre ne répondit pas tout de suite. Tout son être semblait se compresser, se durcir. Il revenait à un âge minéral, l’ère de la taule, quand il encaissait les coups, se faisait violer, distribuait les sentences. Un être sans interstice ni fêlure. Un noyau glacé de volonté pure.
— Personne décidera plus pour moi, s’entêta-t-il. Ce temps-là est révolu.
Face à lui, Corso se sentait bien, avec son attelle et la nuit devant lui. Il tenait sa proie — et avec une pointe de sadisme, il aimait la regarder souffrir.
— C’est toi qu’as provoqué l’alerte dans l’Eurostar ?
Sobieski ne chercha pas à feindre l’étonnement, ni à nier sa présence dans le train.
— Pourquoi j’aurais fait ça ?
— À toi de me le dire.
Il eut un geste fatigué de la main qui signifiait : « Si t’as que ce genre de répliques, on n’ira nulle part toi et moi. »
Corso préféra réembrayer :
— Et Blackpool ?
— Quoi Blackpool ?
— Tu cherchais un peu de fun avant de rentrer en France ?
Sobieski se tortilla sur sa chaise.
— Me force pas à me répéter, Corso. Depuis que je suis sorti de taule, je fais c’que je veux, quand j’veux. Et c’est pas des merdaillons de flics dans ton genre qui vont m’empêcher de quoi que ce soit.
— T’as pas répondu à ma question : pourquoi Blackpool ?
— Envie de me détendre.
Corso avait fait imprimer quelques clichés du corps sorti de l’eau. Il les posa brutalement sur son bureau.
— C’est ça que tu appelles « te détendre » ?
— C’est quoi ces horreurs ?
— Un jeune homme assassiné la nuit dernière à Blackpool.
Sobieski parut sincèrement étonné :
— Qu’est-ce tu racontes ?
Corso se pencha — il ne se départait pas de son calme :
— Je raconte que t’es soupçonné d’avoir tué Sophie Sereys et Hélène Desmora selon un mode opératoire très spécifique. Tu te casses à Blackpool, et voilà qu’un homme est assassiné exactement de la même façon. Plutôt troublante la coïncidence, non ?
Sobieski secoua la tête avec consternation. Il semblait enfin comprendre ce qui lui valait cette deuxième garde à vue.
— J’ai passé la nuit avec un gars qui s’appelait Jim. Un suceur de première.
— Jim comment ?
— J’lui ai pas demandé. Il avait la bouche pleine.
Corso joua à l’imbécile :
— T’aimes aussi les hommes ?
— Peu importe l’instrument, pourvu qu’on ait la fanfare.
— Ton Jim, là, enchaîna Corso, où on peut le trouver ?
— Aucune idée. Dans le quartier des tafioles, je pense. C’est là qu’il tapine. (Sobieski lui fit un clin d’œil.) Tu connais, non ?
Il avait donc toujours su qu’il était suivi. Pourquoi avait-il pris le risque de tuer avec un flic aux fesses ?
Stéphane sortit de son dossier des photos anthropométriques de la victime.
— Tu le connais ?
— Non.
— Il s’appelait Marco Guarnieri. 33 ans. D’origine italienne. C’était un petit dealer de Blackpool que tout le monde appelait « Narco ».
— Jamais entendu parler.
Waterston lui avait envoyé ces infos dans la nuit. Les flics anglais n’avaient eu aucune difficulté à identifier la victime. Ses empreintes avaient parlé. Mi-dealer, mi-combinard, on n’était pas sûr qu’il ait été prostitué. Peut-être même pas homosexuel.
Corso avait été troublé par ces renseignements. Sa théorie était que Sobieski avait cédé cette nuit-là à ses instincts meurtriers, frappant au hasard. Mais Guarnieri n’avait pas le profil, même pour une rencontre d’un soir. L’autre théorie, qui ne tenait pas debout, était que Sobieski connaissait déjà cet homme, qu’il l’avait choisi pour lui faire subir le « supplice du rire », comme il l’avait fait pour Sophie et Hélène. Mais comment aurait-il connu ce petit dealer ? En quoi le pauvre mec méritait-il le châtiment du « Juge » ?
— Tu sais conduire un bateau ?
— Non. Pourquoi ?
Corso ne prit pas la peine de répondre.
— T’avais tes cordes dans ton sac ?
Sobieski préféra rire :
— C’est quoi ces questions de merde ?
— Pourquoi t’as immergé le corps au large de Blackpool ?
Sobieski se leva d’un bond. Corso ne lui avait pas mis les pinces, histoire qu’il ne sache pas sur quel pied danser : témoin, gardé à vue, inculpé ?
— J’en ai plein le cul de tes histoires. Je…
Il n’acheva pas sa phrase. Corso venait de lui balancer une baffe de toutes ses forces au-dessus du bureau. Il avait frappé de la main gauche. Il en ressentit aussitôt une vive brûlure à la paume mais surtout un intense soulagement. Des jours que cette baffe le démangeait.
Sobieski s’étala par terre en hurlant — pure comédie, il pouvait encaisser bien plus que ça. Corso contourna le bureau et lui décocha un coup de latte dans les côtes. Quand Sobieski tenta de se redresser, Stéphane l’attendait front en avant : coup de boule, nez brisé, jet de sang.
La fête — espérée depuis le début — commençait. La tête de Sobieski rebondit sur le sol. Le peintre voulut encore se relever mais Corso lui administra un coup de coude dans le menton. Par réflexe, il avait utilisé son bras droit. Son attelle sauta et la douleur traversa son membre comme un électrochoc.
Il armait encore le poing gauche quand Stock et Ludo surgirent dans le bureau et le soulevèrent du sol. Ils le poussèrent contre le mur et le bloquèrent. Corso reprit son souffle — le boxeur qui attend qu’on compte jusqu’à dix alors que son adversaire est K.-O. Mais Sobieski était déjà debout, il s’était mis en garde. Une « fausse patte » — position de gaucher — qui déstabilise l’adversaire.
— Enculé de ta race, cracha-t-il dans des postillons de sang. Laisse tomber tes deux gonzesses et viens te frotter à moi.
Corso ne réagit pas, il avait déjà retrouvé son sang-froid. Barbie entra à son tour et poussa Sobieski sur sa chaise. Elle attrapa une boîte de Kleenex et la lui balança.
Il y eut un répit. Sobieski épongea ses plaies. Une de ses joues paraissait plus creuse — peut-être avait-il largué une dent dans la bataille, ce qui ne lui en faisait vraiment plus beaucoup. Corso retourna s’asseoir à sa place, avec un signe explicite à ses gars : « C’est bon. » Mais son équipe préféra rester pour veiller au grain.
Le flic passa aux éléments décisifs :
— On a localisé ta planque, rue Adrien-Lesesne.
L’autre renifla puis cracha par terre un mollard sanglant.
— C’est pas une planque, c’est un atelier.
— Un drôle d’atelier, avec un étau, un four, des instruments de torture.
Sobieski trouva la force de ricaner encore :
— T’y connais rien. L’étau, c’est pour fixer les châssis. Les outils, pour tendre les toiles. Le four, pour faire sécher la peinture.
— Ton matos est couvert de sang.
— C’est du pigment, fit-il en un nouveau rictus.
— Non, Sobieski. On a déjà fait des analyses. On a relevé dans ton « atelier » au moins six ADN différents. Le sang de six femmes que tu as assassinées.
Cette fois, Sob la Tob accusa le coup. Ses yeux s’écarquillèrent et ses pupilles se dilatèrent comme deux taches d’encre sur un buvard.
— Tu bluffes.
Corso agita plusieurs documents.
— Les premiers relevés de la scientifique. Tes empreintes sont partout, ainsi que celles de Sophie et d’Hélène. On a déjà identifié leur sang et on fait des recherches parmi les autres disparues de ces dernières années. À ta place, j’appellerais mon avocat.
Sobieski fixait les PV sur le bureau. Il ne paraissait pas comprendre.
— Je vais te dire ce que je pense, reprit Corso. On se refait pas, et depuis que t’es sorti de taule, tu tues des femmes. Tu les charcutes dans ton atelier et tu les brûles dans ton four, façon Landru. On a leur sang, Sobieski, et on finira par les identifier.
Toujours pas de réaction. Le visage du peintre était parfaitement impassible. Sa chair se durcissait à vue d’œil, comme si elle coagulait plus vite que ses blessures. Corso songea à ces sculptures de démons découvertes dans le désert irakien, enduites de sable et de soleil. L’âme du mal, version minérale.
— Maintenant, va savoir pourquoi, t’as changé de mode opératoire. T’as voulu que le monde contemple ton œuvre. T’as tué ces deux pauvres filles et tu les as transformées en tableaux de Goya. Tu nous as provoqués, tu as joué avec nous, et finalement, je crois que c’est ce qui t’excite le plus. Mais il faut être beau joueur parce que tu as perdu.
Sobieski baissa la tête et ses épaules semblèrent se refermer sur elle, à la manière d’un squelette qui se blottirait au fond de sa crypte.
— Foutez-moi cette ordure dans les cages, fit Corso aux autres. (Il s’adressa de nouveau au suspect qui paraissait rétrécir à vue d’œil :) Demain, c’est le juge, et tout de suite après, Fleury. C’est fini pour toi, Sobieski, tu reverras plus jamais la lumière.
À ce moment-là, se passa la dernière chose à laquelle Stéphane s’attendait : Sobieski se cambra sur sa chaise et poussa le hurlement le plus déchirant qu’on puisse imaginer. Un cri jailli des tréfonds de la peur et de la détresse.
Corso songea — il était sidéré de penser à ça — au cri d’un enfant qu’on arrache à sa mère.
Dès le lendemain, le vendredi 8 juillet, l’artiste peintre fut entendu par le juge Michel Thureige et inculpé pour l’homicide volontaire avec préméditation de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Le meurtre de Marco Guarnieri faisait l’objet d’une procédure à part, menée par les Anglais. Mais on pouvait compter sur le magistrat pour relier les trois affaires et utiliser l’assassinat du dealer contre Sobieski.
La rédaction des queues du dossier, la relecture de toutes les dépositions, la vérification des derniers éléments, le recensement des personnes impliquées dans l’affaire à titre de témoins, etc., tout cela accapara Corso et son équipe jusqu’à la fin du mois de juillet. Ils ne parvinrent pas à identifier les autres victimes du peintre et ne trouvèrent aucune autre preuve à charge contre Sobieski, mais ce qu’ils avaient était suffisant : Sob la Teub allait payer pour les meurtres de Sophie et d’Hélène.
Dès le 10, Bompart se fendit d’une conférence de presse triomphaliste, félicitant au passage le commandant Corso et son équipe pour leur « brillant travail d’investigation ». Bornek, évidemment, faisait la gueule, mais son heure viendrait un jour ou l’autre. On murmurait déjà que c’était un coup pour Corso à obtenir une solide promotion : commissaire principal, patron d’un service, préfet…
Corso n’avait jamais songé à ce type d’ascension mais il n’était pas contre un plus gros salaire, ni un boulot plus stable, pour Thaddée.
En revanche, Ludo avait remis, comme prévu, sa démission pour « raisons personnelles ». Il disparut sans un mot ni un au revoir. « Encore un qui a un brillant avenir derrière lui », avait conclu Bompart.
Dès la mi-juillet, Corso était revenu à sa vraie obsession, la garde de son fils. L’arrestation de Sobieski — la fin du « bourreau du Squonk » — redorait son blason et allait lui permettre d’obtenir un job plus honorable. Que des bonnes nouvelles, son avocate le lui avait confirmé.
En revanche, Corso était plus doué pour arrêter les assassins que pour se faire des amis. En tout et pour tout, il n’avait récolté que cinq témoignages attestant qu’il était le « meilleur des pères » (des collègues de bureau, le patron du café en bas de chez lui…). Pour enrichir son dossier, il avait imprimé des photos rendant compte de ses activités avec Thaddée (parcs, fêtes foraines, piano, Disneyland…), photocopié ses relevés bancaires et surligné les dépenses inhérentes à son éducation, etc. Il avait réussi de cette manière à remplir un dossier d’une trentaine de pièces (avec, en bonus, les articles de presse les plus louangeurs sur l’affaire du Squonk ; comme l’avait promis son avocate : « On ne refuse rien à un héros »).
En réalité, toute cette paperasserie l’écœurait. Avoir à démontrer qu’il était un bon père lui rappelait tous les innocents qu’il avait croisés dans sa carrière et qui avaient dû lutter comme des diables pour prouver… qu’ils n’avaient rien fait.
Néanmoins, fin juillet, il remit son dossier complet à maître Janaud et récupéra (enfin) son petit garçon pour les vacances. On lui avait retiré son attelle et ses plaies au visage avaient cicatrisé, il n’avait donc plus la sale gueule du flic blessé au front. Ils partirent en Sicile, au Club Med, un village familial qui proposait un tas d’activités pour les enfants.
C’était la première fois qu’il plongeait dans cette marmite et il s’attendait à pire. Bien sûr, il n’apprécia pas de partager les repas avec les autres GM et ne se fit aucun ami, mais en maillot de bain, assis sur les mêmes bancs que ces vacanciers bronzés et heureux, à manger du taboulé, il se sentait presque normal. Surtout, Thaddée était ravi, occupé du matin au soir, à tel point qu’au bout de quelques jours, Corso avait l’impression que c’était son fils qui l’avait emmené en vacances et non l’inverse.
Mais on n’oubliait pas Sobieski aussi facilement.
La journée, il vaquait de la piscine à la plage, de la plage au bar, mais, quoi qu’il fasse, il revenait aux mêmes souvenirs, aux mêmes hantises : les cris silencieux des victimes de Sob, les abominations d’Akhtar, les jeux pervers de Sophie, les nuits à la morgue d’Hélène, le corps gris et effrité de Marco au fond de l’eau… Contrairement à ce qu’on raconte, les flics n’oublient jamais rien, leurs souvenirs constituent même leur principal matériau de travail — un flic opère toujours mentalement une synthèse entre le passé et le présent, croise en permanence les données d’une nouvelle affaire avec celles des anciennes…
Un fait surtout revenait en leitmotiv, un grain de sable dans son dossier. Il connaissait maintenant le pedigree de Marco Guarnieri, dit « Narco ». Le gars n’avait pas (du tout) le profil des deux autres victimes. D’abord, bien sûr, c’était un homme. Ensuite, il n’était ni strip-teaseur ni prostitué (ce n’était pas lui que Sobieski avait embrassé dans la ruelle avant le queer-bashing). Narco était un petit dealer de Blackpool, drogué jusqu’à l’os, qui survivait en vendant ses doses à la sortie des casinos et des clubs de strip.
Son histoire n’avait rien de remarquable — dans le registre de la lose. Né à Aoste en 1983, élevé à Turin puis en Grande-Bretagne par sa mère. D’abord danseuse, puis serveuse, cette dernière avait trimbalé son gamin au gré de ses contrats et avait trouvé sa voie sur le tard : strip-teaseuse. C’était le seul point commun entre Guarnieri et les filles du Squonk.
Pour le reste, une petite frappe de Liverpool, un délinquant multirécidiviste. À 33 ans, il avait passé plus de quinze ans en taule. Altcourse, la prison de Liverpool ; Birmingham, dans les West Midlands ; Forest Bank, la taule de Manchester… À sa façon, Narco avait voyagé.
Il fallait donc supposer que Sobieski, cherchant ce soir-là un amant (ou, version plus probable, de quoi se charger), était tombé sur lui. Il l’avait convaincu de l’inviter chez lui — on avait finalement découvert le lieu du meurtre, un studio sordide que Guarnieri louait pour quelques livres. Sobieski l’avait ensuite emmené dans la propre bagnole du dealer puis il avait volé un Boston Whaler à la marina de Fleetwood Haven — tout ça pour immerger le corps au pied de la bouée Black Lady. Mais pourquoi tant de complications ?
Corso sentait une contradiction profonde entre l’hypothèse d’une pulsion criminelle soudaine et l’élaboration d’un meurtre aussi sophistiqué, avec liens, mutilations, immersion… Mais dans sa chaise longue, à l’ombre des palmiers, il s’efforçait de ne pas développer, c’était désormais le boulot du juge, et encore, d’un juge anglais.
Chaque jour, il observait les gamins qui jouaient sur la plage ou au bord de la piscine, cherchant des yeux Thaddée parmi les groupes du mini-club. Une fois qu’il l’avait repéré, il le saluait de la main et il fermait les yeux en éprouvant un profond sentiment de satisfaction. Mission accomplie. Il se prenait même à rêver d’une rentrée en forme de sans-faute : promu, il récupérait son fils, déménageait, et tant qu’on y était, se trouvait une nouvelle femme. Côté terrain, il passait la main, s’installait dans un beau petit bureau et prenait de la hauteur en rentrant à heures fixes pour le dîner. Un quotidien pépère qui lui permettrait de ne plus aller au contact avec les démons et de dormir tranquille.
Mais Corso n’était pas d’un naturel optimiste. Quand il rouvrait les yeux, le soleil avait la couleur amère du citron qu’on utilise pour diluer l’héro, et son fond de Coca, tiède, ressemblait à de la résine de cannabis fondue. Il devait rester sur ses gardes, la vie lui avait appris qu’on découvre toujours un étron sur son paillasson.
Il avait raison : une douche glacée l’attendait à son retour.
Émiliya était restée à Paris tout le mois d’août — et à l’évidence, son avocate aussi. À elles deux, elles avaient trouvé de quoi s’occuper. À son retour de vacances, maître Janaud lui remit un dossier de 134 pièces en représailles à son mince plaidoyer de « héros du jour ». Tout y passait : les innombrables activités qu’elle avait menées de main de maître avec Thaddée, les professeurs — école, piano, judo… — qu’elle rencontrait régulièrement, les certificats médicaux démontrant les soins qu’elle lui avait prodigués, les preuves en série que le petit garçon menait auprès de sa mère une vie paisible, riche et régulière. Le père, « présumé coupable », pouvait aller se rhabiller, il n’avait aucune chance contre cette championne toutes catégories de l’éducation et de l’amour maternel. C’était la loi du ventre, mais confirmée et entérinée par les faits.
L’avocate n’y alla pas par quatre chemins : l’affaire du Squonk était loin, son nouveau boulot n’existait pas encore et les maigres pièces de son dossier ne pesaient pas lourd comparées au tableau d’honneur d’Émiliya. L’affaire serait jugée d’ici six mois mais, d’après maître Janaud, c’était « tout vu ».
Très bien, se dit Corso, puisqu’il n’était qu’un salopard de flic, il allait agir comme tel.
Le lundi 5 septembre au matin, il convoqua Barbie dans son bureau.
— J’ai remarqué un truc pendant l’enquête, attaqua-t-il.
— Quoi ?
— Akhtar, tu connaissais ses productions ?
— J’en avais entendu parler.
— Tu as aussi déniché un maître du shibari.
— Ça nous a bien rendu service.
— Je te fais aucun reproche. Je constate que t’as l’air de maîtriser le domaine.
— Culture générale.
— Je crois plutôt que toutes ces histoires de porno, de SM, de ligotage, ça te chauffe.
Barbie, qui était déjà tendue au naturel, devint presque catatonique.
— Ça m’intéresse, c’est tout. Tu vas me foutre la BRP au cul ?
Corso fit mine d’acquiescer, sourire aux lèvres. Le dialogue était comme une résonance ironique de ce qu’ils ne se disaient pas. Il ouvrit un tiroir et en sortit une photo, un portrait tout en neutralité d’Émiliya.
— Tu la connais ?
— Elle me dit quelque chose. Qui c’est ?
— Émiliya, mon ex.
Barbie eut un bref sourire.
— J’ai dû la croiser dans les couloirs.
— Aucun risque. Elle n’a jamais foutu les pieds ici. Non, je pense que tu l’as rencontrée ailleurs.
— Où ?
— Durant tes nuits agitées.
— Qu’est-ce que tu cherches à me dire ?
Corso ne s’était jamais étendu sur la nature de ses problèmes avec Émiliya. Tout le monde savait qu’il divorçait mais il s’était toujours refusé à révéler la personnalité effrayante de la Bulgare. Il était temps d’affranchir Barbie :
— Si toi, « ça t’intéresse », considère qu’elle est à elle seule l’encyclopédie du cul qui souffre et qui gémit.
La fliquette se pencha au-dessus du bureau, l’air plus méfiante que jamais.
— Qu’est-ce que t’attends de moi ?
— Quand je garde mon fils, elle se la donne grave. Tous les clubs où on se chie les uns sur les autres, toutes les soirées où on se fait empaler à la matraque, elle y est.
— Et alors ?
Corso poussa vers elle le portrait d’Émiliya.
— À partir d’aujourd’hui, tu y seras aussi. Je te donnerai les dates de mes gardes. Tu la prends en photo, tu la filmes, tu ramasses des témoignages. Tu me ramènes de quoi la foutre en taule ou à l’asile.
— Tu crois que c’est aussi simple ?
— Si c’était simple, j’t’aurais pas appelée. Tu peux me rendre ce service ?
Barbie conserva le silence quelques secondes.
— Jouer un tel coup bas à une autre femme, je suis pas très chaude.
— C’est la seule façon pour moi de récupérer la garde de mon gamin.
— Justement. C’est vraiment un coup de pute que de lui retirer son fils au nom de ses goûts sexuels.
Il ne s’attendait pas à ça : solidarité SM et féminine à la fois.
— Quand j’ai connu Émiliya, expliqua-t-il, elle se coupait les lèvres vaginales à la lame de rasoir et s’enfonçait des aiguilles sous les ongles. Aujourd’hui, j’ai un enfant avec elle et je dois gérer ça. Pas question qu’elle le bousille avec ses goûts de détraquée.
— Je pense qu’elle sait faire la part des choses.
— Pas si sûr. Elle est vraiment… cinglée.
— Les goûts pervers, c’est une chose. L’instinct maternel, c’en est une autre.
— C’est bon, soupira Corso, je suis au courant. Mais fais-moi confiance, je te parle d’une vraie pathologie. Et ça risque pas de s’arranger. J’ai peur qu’elle finisse par prendre Thaddée en otage de ses jeux SM.
Barbie avait les yeux rivés sur le portrait d’Émiliya. Ses traits légèrement orientaux paraissaient ciselés dans du cuivre et exprimaient une quiétude trompeuse.
— Elle est dangereuse, insista-t-il. Je crois que sur ce plan, tu peux me faire confiance.
— C’est quand ton jugement ?
— Dans six mois, mais je veux plus passer par un juge. Je veux une négo avec elle, le couteau sous la gorge, et qu’elle me signe un protocole qu’on fera homologuer.
Barbie attrapa le portrait et l’empocha d’un seul geste. Un rapace qui saisit un rongeur par le dos.
— File-moi tes dates. T’auras ce dont tu as besoin en temps et en heure.
Corso sentit quelque chose se dénouer au plus profond de lui-même. La coercition, il n’y a que ça de vrai.
Au milieu du mois de septembre, Corso fut convoqué par le juge Thureige. Les magistrats demandent souvent des précisions aux flics de terrain qui ont mené l’enquête, mais Thureige l’invita dans une brasserie parisienne.
Corso n’appréciait pas ce genre d’endroits, une de ces salles à l’ancienne qui puent la choucroute et résonnent comme un marché couvert. Pourtant celle-ci valait le coup d’œil : carrelage en mosaïque au sol, banquettes de moleskine, barres d’appui en cuivre, luminaires tulipes, vitraux à la Mucha. Chaque box était isolé par des panneaux de verre sablé qui donnaient l’impression d’être dans un compartiment de l’Orient-Express.
Thureige commanda un plateau de fruits de mer qui vint les séparer comme un mandala de coquillages. Huîtres, palourdes, tourteaux, bulots, langoustines… Si on ajoutait à ce florilège la mayonnaise, la sauce à l’échalote, le rince-doigts, le pain de seigle, les épingles à bigorneaux, Corso se sentait de trop…
Il était sur ses gardes. Son dossier d’enquête multipliait les irrégularités et, malgré leurs efforts avec Krishna pour donner à tout ça un air de légalité, le flic redoutait que le magistrat ne tique sur telle ou telle faille de la procédure. Avec leurs auditions feutrées dans leur bureau et leurs experts au langage incompréhensible, les juges sont des théoriciens. Rien à voir avec les travaux pratiques que se fadent chaque jour des flics comme Corso.
Or Thureige était réputé pour son manque de souplesse et sa rigueur obsessionnelle. Un vrai fada de l’alinéa et du trombone. C’était un petit mec au costume étroit et à l’air anxieux. Très brun, sourcils charbonneux, joues creuses, il ressemblait à Charles Aznavour.
Il s’avéra assez vite que le magistrat voulait simplement avoir son avis sur l’affaire. Stéphane se détendit. Picorant ses œufs mayonnaise, il résuma ses semaines d’enquête en essayant d’avoir l’air neutre et distant. Pas question de révéler à quel point l’affaire Sobieski l’avait rendu cinglé.
— Vous saviez qu’il vénérait sa mère ? l’interrompit Thureige.
— Non.
— Elle n’est jamais venue le voir en prison mais, dès qu’il a été libéré, il s’est mis à sa recherche.
— Il l’a retrouvée ?
— Dans un asile, près de Montargis.
Corso revoyait la femme minuscule aux lèvres arquées comme un élastique de lance-pierre, les yeux fous, le cerveau infecté par un sadisme délirant. À quoi pouvait-elle ressembler à 70 ans ?
— Elle était dans un état lamentable, dit Thureige comme s’il avait entendu la question. Rongée par la schizophrénie et les chancres de multiples maladies vénériennes. Il lui a payé la meilleure des cliniques jusqu’à ce qu’elle meure en 2013. C’est un fait attesté par ses proches : Sobieski allait toutes les semaines au cimetière de Pantin se recueillir sur sa tombe.
Le flic n’avait pas envie d’entendre le moindre fait humain concernant Sobieski. Il reprit son discours, insistant, sans savoir pourquoi, sur la folie sexuelle du personnage — celle de sa jeunesse, quand il multipliait les viols et les agressions ; celle de sa maturité, à sa sortie de taule, quand le peintre collectionnait maîtresses et amants.
Thureige ne semblait pas intéressé par cet aspect des choses. Il aspira une huître puis demanda :
— Vous pensez qu’il a tué dès sa libération ?
— Je n’ai aucun doute. On a trouvé dans sa planque du sang de…
— On n’a pas identifié ces victimes.
Nouveau ssslluuuurrrrp… À l’évidence, le magistrat aimait gober ses huîtres (il les avait demandées bien grasses) en prenant son temps, comme un amateur de cunnilingus qui jouerait l’endurance. Corso en avait des haut-le-cœur.
— Peu importe, trancha-t-il avec impatience. Sobieski est un assassin. Il a tué dans sa jeunesse. Il a tué en prison. Il a tué après sa libération. Cette aura de grand peintre a été pour lui la meilleure des couvertures. En gravissant l’échelle sociale, il s’est placé au-dessus de tout soupçon.
Thureige attrapa une épingle et tritura un bigorneau.
— Je ne veux pas le stigmatiser, dit-il en exhibant un tortillon grisâtre.
Corso se pencha pour mieux se faire entendre. Sa voix avait la fermeté d’un marteau enfonçant les clous de son discours :
— Sobieski a purgé dix-sept ans de prison. Il n’a jamais bénéficié d’une remise de peine. L’administration pénitentiaire a toujours considéré qu’il constituait un danger majeur — pour les autres détenus, et a fortiori pour le monde de l’extérieur. En prison, il se prenait pour un justicier, châtiait les uns et assassinait ceux qui lui déplaisaient. Il baisait comme un phoque et il a initié les autres prisonniers aux joies perverses de l’art de la corde. Sobieski est une pure raclure, un produit toxique, un poison pour notre société, un homme à abattre !
Thureige souriait et il avait raison : pour quelqu’un qui ne voulait pas avoir l’air fanatique, Corso avait raté son coup. Dans la lumière des globes de verre, il devinait l’image qu’il donnait. Bon Dieu, se dit-il, j’aurais jamais dû venir. Ou alors avec Barbie. Elle aurait su le cadrer et l’empêcher de déblatérer.
— Que pensez-vous de sa réhabilitation… officielle ?
— Sobieski est un grand peintre, aucun doute là-dessus. C’est aussi un vrai cerveau. Il est entré en taule quasiment analphabète. Il en est ressorti des diplômes plein les poches. Mais depuis quand les assassins ont pas le droit d’être intelligents ?
Thureige acquiesça avec calme. Il trempait maintenant son pain de seigle dans la sauce à l’échalote, dont l’odeur aigre piquait les narines de Corso.
— Comment expliquez-vous cette différence de mode opératoire ? Je veux dire, s’il a tué d’autres filles avant Sophie et Hélène, pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé les cadavres ?
— Je pense qu’il a évolué. Dès sa sortie de prison, il a repris les choses là où il les avait laissées aux Hôpitaux-Neufs. Il a sans doute asphyxié et défiguré plusieurs femmes d’une manière désorganisée et il les a fait disparaître dans son four.
— On n’y a pas retrouvé la moindre particule organique.
— Il y a mille façons d’éliminer ou d’éviter ce genre de résidus.
— Admettons. Mais pourquoi a-t-il ensuite exhibé ses victimes ?
Corso avait son idée sur la question :
— Son instinct meurtrier s’est affiné et, surtout, la peinture s’est immiscée dans son délire.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ses dernières victimes sont inspirées des toiles de Goya. Ce sont des hommages et aussi des œuvres.
Attrapant une pince, Thureige fit craquer une patte de crabe jusqu’à éclabousser le plafond.
— Et Marco Guarnieri ? Pourquoi avoir caché le corps ?
Là-dessus, il s’était cassé le cerveau.
— Il ne l’a pas caché.
— Pardon ?
— Il l’a immergé pour offrir une variante à sa série. Il a fait exprès de se faire surprendre par le pêcheur au large de Blackpool. Nous avons couru après ce tueur pendant plusieurs semaines sans jamais trouver la moindre trace. Croyez-moi, s’il l’avait voulu, personne n’aurait pu témoigner de sa présence auprès de la Black Lady.
Thureige ne répondit pas. Le nez dans son assiette, les lèvres lustrées de vinaigrette, il donnait l’impression d’être d’accord avec ces arguments — et surtout de déjà les connaître.
Stéphane se prit un coup de sang, il détestait tourner autour du pot :
— Monsieur le juge, pourquoi m’avez-vous invité ici ? Je reviens de vacances et je n’ai rien à vous dire de plus que ce que j’ai déjà écrit dans mes conclusions…
— Je voulais m’assurer que vous étiez solide.
— Dans quel sens ?
— Lors du procès, je vais vous citer à comparaître.
— Il n’y a pas de problème, je…
— La partie sera rude, croyez-moi.
— Avec le dossier qu’on a ?
Thureige fouina parmi les derniers coquillages comme une mouette affamée à marée basse.
— Sobieski a changé d’avocat.
— Grand bien lui fasse. Quelle que soit sa défense, il est cuit.
— Il a pris Claudia Muller.
— Jamais entendu parler.
— Ça m’étonne. C’est la meilleure pénaliste de Paris.
— Et alors ?
Le juge trouva une dernière huître qui avait échappé à sa razzia. Il considéra avec concupiscence le mollard juteux qui s’étalait sur la nacre comme s’il y avait découvert une perle.
— Et alors ? répéta-t-il avant de siffler la chair couleur d’acier en un nouveau bruit de soupe. Cette salope va nous crucifier.