Une année passa. Marquée par deux victoires.
La première fut l’armistice négocié avec Émiliya. Barbie n’avait mis que trois mois pour revenir avec un butin solide. Une séance très spéciale à base d’aiguilles et de langue perforée au club L’Évident ; une plaie ouverte au flanc, avec intestins à vif, exhibée non pas aux urgences d’un quelconque hôpital mais dans les sous-sols d’une morgue abandonnée sur la frontière belge, avec public d’initiés en prime. Du lourd.
Toujours pro, Barbie avait fait valider l’authenticité de ces documents numériques par des experts. Ensuite, elle avait posé les scellés sur les clés USB avant de les remettre à un huissier. Du lourd et du béton.
Avec de telles munitions, Corso jouait sur du satin doublé de soie. Il avait invité Émiliya à boire un verre dans le bar d’un palace, le terrain naturel de son ex. Là, entre une coupe de champagne et une poignée d’amandes grillées, il avait sorti ses tirages.
— Qu’est-ce que je dois en conclure ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Que j’ai beau être un flic des rues, une brute mal dégrossie, je saurai où envoyer ces images pour réduire à néant ta réputation et ta carrière.
À ce moment-là, Émiliya travaillait déjà activement à la campagne électorale d’Emmanuel Macron, ayant rejoint le parti En Marche depuis plusieurs mois. En cas de victoire du gendre idéal (celui qui épouse sa belle-mère), elle était assurée d’accéder aux plus hautes fonctions, mais certainement pas avec des aiguilles dans la langue et des boyaux dehors.
— Quelles sont tes conditions ?
— Un divorce à l’amiable et la garde partagée de Thaddée.
Maintenant qu’il était en position de force, Corso avait changé son fusil d’épaule : la meilleure situation pour leur fils, sur le plan à la fois affectif et éducatif, était un temps équitablement partagé entre son père et sa mère. Avec une précision toutefois :
— Si jamais j’apprends que tu l’as associé à un de tes jeux pervers ou que tu lui as fait subir le moindre sévice, je sortirai mon dossier et tu ne le verras plus qu’une demi-heure par mois, en compagnie d’une assistante sociale.
— Pourquoi tu ne commences pas par là ?
— Parce que je pense que Thaddée a besoin de toi, même si tu es une aberration.
Il glissa les images dans leur chemise cartonnée et sourit :
— Je suis sûr que ça va rouler.
— Comment tu vas faire pour t’occuper de lui ?
— Je change de boulot.
Il attendait d’une manière imminente sa mutation à l’OCRTIS (l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants), au sein de la Direction centrale de la police judiciaire, rue des Trois-Fontanot à Nanterre.
— La rue te colle à la peau.
— Tu te trompes. Le sens de ma vie, c’est Thaddée. Et il est temps que je me range des voitures.
En conclusion, elle lui posa la dernière question à laquelle il s’attendait :
— Tu as quelqu’un ?
Corso songea à Miss Béret. Il ne la voyait pas plus souvent que d’habitude, mais le fait qu’elle fasse toujours partie du paysage était significatif.
— Oui, fit-il par provocation.
— Du sérieux ?
— L’avenir le dira.
Émiliya retrouvait déjà son sourire — et son maintien méprisant. Son ex-épouse était comme les amibes, elle aurait survécu à une bombe atomique.
— T’as jamais été foutu de garder une femme.
— Peut-être, mais je saurai garder mon fils.
Avant de se lever, Émiliya saisit la coupe de Corso et cracha dedans. Peut-être une tradition bulgare, mais il ne s’en offusqua pas. Après tout, il n’avait pas vraiment envie de trinquer avec le cauchemar de son passé.
Quelque temps plus tard, la conciliation en route, ils étaient allés célébrer ça, Thaddée, Barbie et lui, dans le restaurant préféré du petit prince, le McDo du Luxembourg-Panthéon, boulevard Saint-Michel, dans le Ve arrondissement.
D’une manière tacite, Barbie était devenue la marraine de Thaddée. Pas au sens religieux du terme, plutôt au sens flicard. Si le gamin était menacé d’une manière ou d’une autre, ils seraient deux à dégainer.
Un bonheur n’arrive jamais seul.
Un mois plus tard, en février 2017, Corso obtenait le job à la Direction centrale de la police judiciaire. Il n’en devenait pas le chef bien sûr (l’OCRTIS comptait près de cent cinquante hommes), mais il héritait de responsabilités accrues et pouvait être considéré comme le numéro deux ou trois de l’Office. Corso n’était pas particulièrement heureux de renouer avec la drogue — quand on est un ancien junk, on a toujours peur de se réveiller avec un fix dans le pli du coude —, mais il accédait à un poste mieux payé avec des horaires stables. Alléluia !
De loin en loin, il avait eu des nouvelles de l’affaire Sobieski, notamment par Barbie. Michel Thureige avait mené une procédure de plus de huit mois : des dizaines d’interrogatoires, plusieurs confrontations organisées, des expertises, des perquisitions, des réquisitions en veux-tu, en voilà… Tout ça pour constituer un dossier qui montait jusqu’au plafond et qui confirmait les lourdes charges qui pesaient à l’encontre du dénommé Philippe Sobieski.
Le peintre lubrique n’avait plus moufté. Il niait tout en bloc, s’accrochant à ses alibis. Quant à Blackpool, il s’obstinait à prétendre qu’il y avait passé la nuit avec un certain Jim, un prostitué anglais dont personne n’avait retrouvé la trace. Lorsqu’on évoquait son repaire de la rue Adrien-Lesesne et ses indices matériels, il se contentait d’évoquer un « coup monté », ce qui était d’une naïveté touchante.
Face à cette ligne de défense, le magistrat s’était pourtant senti obligé de vérifier la liste des ennemis de Sobieski, histoire surtout de ne pas avoir de mauvaises surprises lors du procès. Cette liste était digne de « L’air du catalogue » de Don Giovanni, avec ses « mil e tre » noms de conquêtes. En près de vingt ans de prison, Sobieski avait su s’attirer le respect mais aussi la haine de beaucoup de détenus. Toutefois, aucun d’entre eux ne paraissait assez malin ou audacieux pour organiser de tels meurtres dans le seul but de faire porter le chapeau à un vieil ennemi de mitard.
De son côté, Corso s’était renseigné sur Claudia Muller. Le juge n’avait pas menti : l’avocate était un phénomène. À 36 ans, elle s’était fait un nom dans les prétoires en collectionnant les acquittements ou les peines allégées pour les pires criminels. Elle agrémentait sa démarche d’un vernis philosophique. Lors de plusieurs interviews, elle avait expliqué plaider non seulement pour ses clients mais aussi pour une certaine conception de la justice, chacun, aux yeux de la loi, ayant le droit de bénéficier de la meilleure défense. Corso connaissait par cœur ce discours qui excusait tout et permettait aux pires salopards d’être replacés au plus vite sur le marché. À eux ensuite, flics de la rue, de compter les points et de remettre la main sur ces multirécidivistes.
Mais ce qui l’avait le plus frappé, c’était le physique de la trentenaire : une grande brune née d’un seul jet, dont le visage affichait des traits si fins qu’ils semblaient incisés à la pointe sèche. Il émanait de ses portraits une grâce et une dureté mêlées qui glaçaient le sang. « Trop belle pour toi », s’était dit Corso.
Une seule certitude, Thureige se méfiait de Claudia Muller comme d’une maladie vénérienne et s’évertuait à éclaircir tous les points obscurs que l’avocate aurait pu exploiter — les juges et les procureurs la surnommaient « l’enfumeuse ».
En avril, Corso avait croisé par hasard le magistrat au TGI de Paris. Ils avaient échangé quelques mots et Thureige avait de nouveau exprimé ses craintes. L’avocate ne s’était pas encore exprimée sur les détails de sa ligne de défense et personne ne savait ce qu’elle tramait. Le juge, plutôt inquiet, était certain qu’elle leur mitonnait une stratégie tordue et efficace, et qu’elle ne sortirait pas du bois avant le procès.
Le procès de Philippe Sobieski s’ouvrit le lundi 10 juillet 2017.
Corso, comme tous les voyous, détestait le Palais de Justice de Paris. La froideur de la pierre et du marbre. La prétention de l’architecture. La hauteur des plafonds, la longueur des couloirs, le nombre de marches… Le message était clair : « Vous avez trouvé plus fort que vous. » Une puissance terrible, immanente, intraitable, allait vous réduire en miettes.
Le TGI, c’était comme une église, mais sans le moindre dieu à l’horizon. On voulait vous faire croire qu’une instance supérieure, universelle, régnait ici, mais il ne s’agissait que d’hommes déguisés bricolant toute la sainte journée des sentences soi-disant objectives et des châtiments pseudo-équitables. Tout ça était bidon : l’exercice de la loi était toujours corrompu par les faiblesses et les erreurs humaines, celles-là mêmes qui étaient à la source des crimes jugés. Comme disait Bompart, « la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre. Et la justice des hommes ne tombait jamais loin de la chierie humaine ».
Corso avait toujours fait son boulot dans un esprit de nihilisme : il arrêtait les coupables, donnait le maximum de munitions au juge, mais après ça… Que le coupable ait de quoi se payer un très bon avocat, ou au contraire qu’il n’ait pas les moyens de s’en offrir un, et le verdict changeait du tout au tout. Le flic ne pouvait admettre que la justice repose sur le talent d’un seul bonhomme, la mauvaise humeur d’un autre ou simplement le fait qu’il pleuve ou non ce jour-là…
Sans compter le système des jurés qui n’y connaissaient rien et qu’on avait précisément choisis pour ça. C’était un peu comme construire un TGV en jouant chaque décision aux dés ou à « pierre-papier-ciseaux ». Mais le pompon, c’était la jurisprudence. Qu’un juge prononce un jour un arrêt absurde (lui-même sous l’influence d’une mauvaise digestion ou du lit de sa maîtresse), et la bourde était aussitôt érigée en loi, la même connerie se répétant alors de procès en procès, de génération en génération…
Corso avait pris l’habitude de ne jamais se soucier de ce qui se passait après l’arrestation de ses suspects. Au fond, il était comme Sobieski : il se voyait comme un justicier solitaire, sûr de sa vérité. Mais son jugement s’arrêtait à son enquête. Ensuite, ce n’était plus son problème.
En l’honneur du triste peintre, Corso avait décidé de faire une exception à sa propre règle. Il voulait suivre le procès de bout en bout, demandant au passage une dérogation pour assister à tous les débats (étant cité à comparaître, il ne pouvait le faire normalement qu’après avoir témoigné).
Comme l’année précédente, Thaddée était parti passer le mois de juillet en Bulgarie avec sa mère. Corso pouvait donc renouer avec ses vieux démons le temps de quelques semaines, comme un ex-défoncé repique en secret à l’héroïne.
Quand il pénétra dans la salle d’audience avec la foule des curieux, il grelottait tel un enfant malade. Malgré lui, il était encore une fois impressionné. À l’intérieur du tribunal, la comparaison avec une église se renforçait. Les bancs en bois, c’était les prie-Dieu. Les seuils de bois verni, les portes du presbytère. Les robes des juges, les soutanes. Et tout autour de lui, le même recueillement, les mêmes voix basses et respectueuses qu’à la messe…
On en était aux prémices du spectacle. Dehors, les flashs crépitaient, se réverbérant sur les murs lambrissés et les plafonds à caissons peints. Les photographes jouaient des coudes, les cameramen cherchaient le bon angle sur le seuil de la porte (aucune image ne peut être prise durant les débats).
Sur les bancs, on s’agitait aussi, on murmurait, on tendait le cou. Stéphane percevait les craquements du bois, les murmures de ses voisins, les résonances de la pierre : il avait l’impression d’entendre les rouages d’un organisme obscur et inquiétant. La justice, c’était ça, ces avis mêlés, ces frissons enchevêtrés, cette espèce de voie moyenne dans l’horreur et la curiosité malsaine.
Enfin, les portes se fermèrent et le casting arriva, au grand complet.
Les jurés d’abord, qui s’installèrent de part et d’autre du fauteuil du président, derrière la tribune centrale. Puis, sur la gauche, les figures de l’accusation : l’avocat général, représentant le ministère public, dans un box particulier, et la partie civile, reléguée vers le public. Une seule personne s’était portée partie civile pour ces deux victimes sans famille : Pierre Kaminski himself, le tenancier du Squonk, ancien ami de Sobieski et désormais son pire ennemi. Il était là en personne, avec sa coupe de légionnaire et sa veste près de craquer sous la pression des muscles. Tout le monde devait se demander ce que foutait là cet athlète body-buildé à tête de facho. Corso s’interrogeait pour sa part sur la légitimité d’un ancien repris de justice à s’improviser accusateur…
Arriva alors l’avocate de la défense. Malgré l’ampleur du procès, Claudia Muller la jouait en solo. Très grande, elle s’assit sans un regard pour le public, domptant les plis de soie noire de sa robe. Aussitôt, elle se plongea dans ses notes. C’était la première fois que Corso la voyait en chair et en os et il en éprouva un vrai choc. Son cou, interminable, semblait disposer de quelques vertèbres supplémentaires, comme La Grande Odalisque d’Ingres. Ses cheveux châtains, légèrement ondulés et tirés en arrière, paraissaient faire honneur à son front lisse comme un casque d’armure. De là où il était, il pouvait distinguer la perfection de la ligne du nez et ses sourcils très noirs qui soulignaient son expression comme au couteau.
Pour l’instant, c’était tout ce qu’il voyait et c’était suffisant. Claudia Muller était le genre de liqueur dont il ne fallait pas abuser. Une beauté à savourer à petites gorgées. Et de loin, parce que, encore une fois, Corso se dit : « Beaucoup trop belle pour toi. »
Enfin, arriva Michel Delage, le président du tribunal de grande instance, en robe noire et rouge surmontée d’hermine, avec ses deux assesseurs — en l’occurrence des femmes. Il y avait d’autres personnages dont Corso avait totalement oublié la fonction. Le plus impressionnant, c’était la longue suite de dossiers à couverture toilée qui se déployait en file indienne derrière eux : toute la procédure des meurtres du Squonk.
En fait, malgré la solennité des acteurs, malgré la beauté de Claudia Muller — celle qu’il fallait absolument garder à l’œil —, Corso se sentit encore plus fasciné par le dernier personnage à faire son entrée, Sobieski lui-même, dans son costard blanc de proxo, avec ses chaînes bling-bling et sa gueule décavée. Son visage était profondément marqué par son année de taule. Ses traits partaient de guingois, comme si un violent coup à la face lui avait désaxé la figure. Ses joues paraissaient plus creuses encore — Corso songea à celles de Marlene Dietrich et de Joan Crawford, les stars d’Hollywood qui s’étaient fait arracher les molaires pour dessiner une ombre au bas de leur visage félin.
Enfin, on allait juger le salopard.
Corso n’y croyait pas.
Et encore moins quand le président déclara d’une voix ferme :
— Accusé, levez-vous.
Depuis 2012, on ne lisait plus l’acte d’accusation au début du procès. Les faits reprochés furent tout de même brièvement exposés. La greffière trouva le moyen d’écorcher le nom des victimes et de se gourer dans la chronologie. Même Corso ne comprenait plus ce qui s’était passé. Pas grave, on était là pour revenir en détail sur les événements.
Le président informa l’accusé de ses droits et aussi de ce qu’il risquait au terme du procès : une condamnation à la réclusion à perpétuité. Aucune réaction de la part de Sobieski. Pas de trouble non plus du côté de Claudia Muller. L’accusé et son égérie répondirent, sans surprise, qu’ils plaidaient « non coupable ». Sans surprise, mais il y eut tout de même un murmure dans la salle. Compte tenu des témoignages et des preuves qui allaient suivre, une telle attitude était suicidaire.
Le président commença à interroger Sobieski. Docile, il répondit d’une voix éraillée, niant tout en bloc mais sans agressivité. Posé, modeste, il semblait s’être acheté une conduite. Pour le reste, son masque de clown blanc, cette tête de Pierrot fariné, jouait en sa faveur. En cet instant, il suscitait plutôt la pitié que la peur — certainement pas la haine.
Une fois les faits décrits puis contredits par l’accusé lui-même, le président se lança dans un portrait de Philippe Sobieski. Son histoire. Sa psychologie. Ses mobiles…
Aucun scoop à l’horizon. Corso connaissait par cœur le destin de l’artiste-tueur, scindé en trois parties. L’enfance et la jeunesse, crachées par le chaos comme de simples noyaux sanglants. Puis les dix-sept piges de prison où le criminel avait joué au juge, pratiqué le shibari et commencé à peindre. Les années de gloire et de liberté enfin, où il avait pris son envol pour devenir un artiste reconnu.
Des témoins qui avaient côtoyé Sobieski au fil de ces décennies défilèrent à la barre. Ceux de la première période ne firent qu’enfoncer le clou de sa culpabilité. Un enfant violent, un ado dangereux, un adulte violeur…
Les questions fusaient, Sobieski répondait. Les accusateurs — avocat général, partie civile — s’en donnaient à cœur joie. Tout ce qui était raconté, jusqu’au moindre détail, constituait des faits à charge. Surtout les quelques années qui avaient précédé le cambriolage des Hôpitaux-Neufs. Philippe Sobieski offrait l’image parfaite d’un prédateur sexuel, une vraie bête de sexe et de sang, qui se promenait sur la frontière française, longeant la Suisse et l’Italie, violant, volant, frappant.
Tout ça était assez ennuyeux. Le seul fait notable était l’absence de réaction de maître Muller, qui ne cherchait pas à défendre son client ni à mener des contre-interrogatoires. Elle laissait se dérouler — et s’approfondir — ce portrait de psychopathe dangereux et sans remords.
— La défense, des questions ?
— Pas de questions, Monsieur le Président.
Corso l’observait, fasciné. Ses traits avaient l’insolence de la beauté qui tient à quelques millimètres, parfois moins encore, et a l’air suspendue à sa propre grâce. La robe d’avocate offrait un cadre strict à cette harmonie et semblait l’accroître encore, comme les contraintes de la sonate ou les règles du nombre d’or ont produit de purs chefs-d’œuvre. Claudia était faite pour la robe et l’épitoge, la soie noire et le rabat blanc, comme certaines Japonaises sont faites pour le kimono.
On passa au premier meurtre, avec Jacquemart en guest-star, revenu du Jura. Corso n’écoutait plus. Il détaillait plutôt les personnages de la cour. Le président était un petit bonhomme aux cheveux rares qui semblait un peu limite dans son rôle de Saint Louis sous le chêne. Son embonpoint, son crâne dégarni, sa bouille de bon Français moyen lui donnaient plutôt l’air d’un tâcheron du glaive et de la balance.
À gauche, l’avocat général, un dénommé François Rougemont, arborant la Légion d’honneur et l’ordre du Mérite, avait un physique foisonnant : beaucoup de cheveux, beaucoup de sourcils, beaucoup de menton… Une vraie tête d’orateur façon XIXe siècle, l’époque où on portait la mèche longue, le col haut et le gilet serré sur sa lavallière.
L’avocate de la partie civile, maître Sophie Zlitan, était plus discrète : petite, boulotte, dans la cinquantaine, elle avait l’air de les avoir bien accrochées, si on pouvait dire. Avec sa coupe blonde, comme passée dans un gaufrier, elle lui rappelait Bompart à l’époque de leur brévissime liaison. Le genre à dégainer sans crier gare.
Les témoins du Jura se succédaient mais le président abrégea. Après tout, Sobieski avait payé sa dette envers la société et le lien avec les meurtres du procès actuel n’était pas si évident.
Toujours pas un mot de maître Muller.
On passa aux décennies de taule. Les années shibari. Le temps du « Juge », des diplômes et de la peinture. Ce nouveau chapitre en rajoutait dans l’ordre du toxique et du malsain. Les jurés étaient servis : hormis son talent d’artiste, l’accusé ressemblait à une caricature négative. Même son intelligence, sur laquelle tout le monde s’accordait, semblait toujours au service de calculs sournois et de jeux vicieux.
L’avocat général et l’avocate de la partie civile ne prenaient même pas la peine d’interroger les directeurs des prisons ou les anciens détenus après le président, et Claudia Muller s’obstinait dans son mutisme. Que cherchait-elle ? Quelle était sa ligne ? Elle devait posséder des armes de destruction massive qui allaient balayer tous ces soupçons.
L’après-midi fut consacré aux psychiatres.
Le premier ouvrit le feu avec un discours pontifiant. Le gars, collier de barbe, pull jacquard, accumulait les idées toutes faites comme on empile des Lego. Une pichenette aurait suffi pour faire tout tomber. Corso ne jouait pas dans l’équipe de Sobieski mais il n’aurait pas souhaité à son pire ennemi un tel saucissonnage du cerveau. Le médecin expliquait tout, commentait tout — pour accoucher d’une souris. L’enfance, la taule, l’art même, tout prédestinait l’accusé à commettre ces meurtres fomentés sous le signe de son maître, Goya. Bonjour le scoop.
Le deuxième, une grande tige à la voix haut perchée, en remit une couche. L’existence de Sobieski n’était qu’un long processus de violence et de destruction, où la mort avait peu à peu remplacé l’amour. Encore une grande révélation.
Bizarrement, c’était exactement ce que pensait Corso, mais à entendre ces toubibs prétentieux, cette argumentation sonnait tout à coup complètement creux. Par ailleurs, ni l’un ni l’autre n’avaient pu expliquer pourquoi un tel prédateur sexuel n’avait pas violé ses victimes… En réalité, Stéphane pensait, comme Aristote, que les parties ne sont jamais égales au tout et qu’on aurait beau disséquer des heures les origines, les actes, les œuvres de Sobieski, personne ne saurait jamais ce qui se passait dans sa tête, ni même ce qu’il avait réellement commis…
Claudia ne prit pas la peine d’interroger les experts. Elle ne lança même pas un commentaire ou deux qui auraient pu décrédibiliser ces pantins. Que cherchait-elle, nom de Dieu ?
La seule idée qui traversa l’esprit de Corso était qu’elle voulait jouer l’ironie ultime : tout accusait tellement Philippe Sobieski que cela ne pouvait être lui. Un paradoxe ambigu plutôt dangereux à manier devant une cour de justice, surtout avec un tel public : trois magistrats coriaces et une poignée de jurés pour qui c’était la « première fois ».
Claudia avait un autre plan, c’était certain.
Thureige l’avait prévenu : une enfumeuse.
— À quoi vous jouez ?
À la fin des débats, Corso avait filé par la « sortie des artistes », à l’arrière du tribunal, utilisée par les magistrats et les avocats. Il l’avait tout de suite repérée en bas des marches : une grande bringue qui flottait dans sa cape de Zorro (elle n’avait pas retiré sa robe d’avocate).
Claudia Muller se retourna et se contenta de sourire. Bon. Soyons clairs. La vision de cette femme qui flirtait avec le 1,80 mètre, sa posture qui rappelait la courbe des sabres turcs, sa silhouette si fine qu’elle semblait immatérielle, tout ça frappait Corso pire qu’un coup de poing dans la gueule.
Après l’avoir interpellée, il resta sur place comme un chien d’arrêt, immobile et stupide. Tranquillement, Claudia sortit un paquet de cigarettes de son sac — elle paraissait disposée à lui accorder quelques minutes.
Il descendit vers elle d’un pas mal assuré et s’obstina dans sa brutalité :
— C’est quoi le plan, là ? demanda-t-il sans même se présenter. Qu’est-ce que vous magouillez ?
Claudia prit le temps d’allumer sa Marlboro et de souffler la fumée. Puis elle lui tendit le paquet. Après une brève hésitation, Corso en prit une. Ce simple mouvement qui durant un siècle avait été le geste le plus utilisé pour briser la glace le rassura, comme un retour bienvenu aux classiques.
— Vous êtes bien la dernière personne à qui j’aie des comptes à rendre, dit-elle après lui avoir allumé sa clope.
Au moins, elle savait qui il était.
— Vous n’avez pas interrogé un seul témoin aujourd’hui, reprit-il, vous n’avez jamais contredit l’avocat général. Vous voulez achever Sobieski ou quoi ?
— Ça vous ferait plaisir, non ?
Corso ne répondit pas. Il exhalait sa fumée en la retenant légèrement, comme pour se calmer ou se prouver qu’il contrôlait la situation.
— Vous avez oublié les règles, fit-elle en reprenant une taffe. Je n’ai pas le droit de vous parler.
— L’enquête est close. Je ne peux plus intervenir.
— Vous pouvez bavarder. Avec l’avocat général, par exemple.
— Un flic qui parle à un procureur ? C’est vous qui oubliez les règles.
Il y eut un silence. De la fumée et de l’air chaud circulaient entre eux. Le soleil était peut-être là, peut-être pas : Corso ne voyait qu’elle. Bon sang, il devait se concentrer pour lui tirer les vers du nez, pas rester planté devant elle tel un ravi de la crèche. Mais sa beauté le court-circuitait, occultait son esprit dans une sorte d’éblouissement.
— Je n’interviens pas parce que pour l’instant, ces attaques ne font que confirmer la vérité sur Sobieski.
— Sa culpabilité ?
— Son innocence.
Corso éclata de rire.
— Allons boire un café, proposa-t-il.
— Vous essayez de me draguer ou quoi ?
— C’est pas mon genre.
— C’est quoi, votre genre ?
Corso prit une inspiration :
— Un divorce sanglant, un petit garçon dont j’ai la garde partagée, vingt ans de terrain dans la police, un nouveau poste derrière un bureau dans un office central. Je suis en pleine mutation.
— Pas de nouvelle femme dans tout ça ?
— Pas encore.
D’une chiquenaude, elle balança sa cigarette au-dessus de la grille, dans un curieux geste de voyou.
— D’accord, mais pas dans ce quartier.
Ils poussèrent jusqu’à la Sorbonne. Il ne se souvenait plus de la législation dans ce domaine mais il était clair qu’un enquêteur à charge n’était pas censé trinquer avec l’avocate de la défense en plein procès.
Claudia était montée dans sa vieille Polo. Elle lui racontait maintenant des histoires datant de ses études à la Sorbonne — son droit, ses espoirs, sa volonté de défendre les « indéfendables » et de faire ainsi œuvre de démocratie « plus intense ».
Corso aurait pu croire à une blague, mais Claudia Muller, grande saucisse dont l’élégance se réclamait d’Alberto Giacometti (elle portait un tee-shirt pailleté et un jean qui étreignait sa silhouette hiératique) était sincère. Elle était le pur produit d’une gauche qui n’existait plus, celle de la générosité avec un grand G.
Ils commandèrent deux cafés.
Il fallait revenir à l’affaire Sobieski.
— Alors, insista Corso, pourquoi cette réserve ?
— Je vous l’ai dit. L’accusation fait le boulot à ma place. Ce portrait psychologique, ces experts, tout prouve que Sobieski n’a rien à voir avec les meurtres.
— Je n’ai pas eu ce sentiment.
— C’est que vous êtes sourd. Ils ont présenté un enfant malade de solitude. Un psychopathe saturé de violence. Un obsédé sexuel incapable de résister à ses pulsions. Certainement pas un meurtrier sophistiqué comme celui du Squonk qui ne viole même pas ses victimes.
Corso utilisa l’argument de Jacquemart :
— Il a pu évoluer en prison. Affiner ses pulsions. Mûrir un plan.
— Ben voyons. Et il aurait attendu dix ans pour agir ?
— Vous oubliez les autres femmes, dont le sang était dans l’atelier de Sobieski.
Elle ouvrit les bras en signe d’interrogation.
— Où sont leurs cadavres ? (Elle enchaîna sans attendre de réponse :) En tout état de cause, la prison rend plus brutal, plus sauvage, jamais plus raffiné. Fleury, ce n’est pas Oxford.
— Et quand on l’appelait « le Juge » en taule ? Il avait déjà le sens du supplice.
Claudia Muller hocha la tête. À mieux la regarder, elle avait des traits un peu durs, à l’allemande. Il avait lu quelque part qu’elle était d’origine autrichienne.
— J’ai lu votre rapport. Je connais votre théorie sur son obsession du châtiment.
— Je n’ai pas inventé son surnom.
— Sobieski faisait bouffer des haltères à ses codétenus, et après, il tuerait des femmes sans les violer et en s’inspirant de Goya ?
— Encore une fois, il a eu le temps d’évoluer.
— On parle d’un assassin qui a suivi ses victimes pendant des mois, qui a étudié leur vie au millimètre. Un tueur qui les a éliminées avec un raffinement inouï. Tout ça ne ressemble pas à Philippe Sobieski. C’est une brute, un voyou, un pervers, oui. Mais il n’a pas tué ces filles.
Corso essaya la provocation :
— Et Marco Guarnieri, c’est peut-être plus son style ?
— Ce meurtre n’est pas à l’ordre du jour.
— Il va forcément être évoqué.
— J’espère bien. Ça sera un grand moment de ridicule pour l’accusation. Sobieski n’a même pas son permis de conduire, et il aurait volé un bateau ? Il aurait trafiqué le moteur pour le faire démarrer ? On va bien rigoler dans la salle.
L’avocate parlait sans la moindre agressivité. Elle était plus calme et douce que prévu. Corso s’attendait à une pasionaria hystérique.
— Vous oubliez un peu vite les traces concrètes. Le sang des victimes. Leurs empreintes. Les fragments ADN. Le garage de la rue Adrien-Lesesne est bourré de preuves décisives.
Elle se pencha au-dessus de la table et Corso put sentir son parfum. Par pudeur, il se recula. Il n’aurait su définir cette fragrance. Ce qui l’envoûtait, c’était cette échappée soudaine, comme si Claudia venait d’ouvrir ses bras ou plutôt ses ailes pour l’accueillir. Cette femme était en train de lui jeter un sort.
— Nous y voilà, fit-elle avec un petit air de militante qui a trouvé un argument imparable. Je vais réduire à néant ce versant de l’accusation.
— On ne parle pas d’un point de vue. Il s’agit de preuves scientifiques.
Claudia sembla réfléchir au tour que prenait la conversation.
— On est vraiment en pleine illégalité, là. Je n’ai pas le droit d’entrer dans le détail avec vous.
— Vous n’allez pas rester au milieu du gué. Vous en avez trop dit ou pas assez.
Elle lâcha un soupir de capitulation. Soudain, il l’imagina quinze ans auparavant, étudiante, clopant dans un de ces cafés où ils se trouvaient à présent, brûlant les heures à coups d’utopies et de discussions passionnées. Le plus inattendu était qu’au-delà de sa beauté et de son charme, Claudia Muller lui était terriblement sympathique.
— Nous allons démontrer le coup monté.
— Un coup monté ? sourit Corso. Vraiment ? Et par qui ?
— Vous n’avez pas cherché les ennemis de Sobieski.
— Pas moi mais Thureige a identifié tous ceux qui pouvaient lui en vouloir en taule et y en a un paquet. Mais aucun n’a la carrure pour une telle machination.
— Il n’y a pas que la prison.
Aussitôt, elle parut regretter ces derniers mots. Corso, de son côté, vit se former autour d’elle une ombre, une sorte de menace indéfinie. Bon Dieu. Claudia possédait des éléments que personne d’autre ne connaissait, des éléments décisifs qui pouvaient infléchir le cours du procès.
Elle bluffe. Il était impossible que des faits significatifs leur aient échappé. L’avocate s’apprêtait plutôt à bâtir de toutes pièces une autre théorie, à proposer un autre coupable. La méthode était vieille comme le crime : embrouiller les jurés, semer le trouble pour obtenir le bénéfice du doute.
Il répliqua d’un ton qu’il aurait voulu moins brutal :
— Je devine votre manège mais nos preuves vous empêcheront de rouler les jurés dans la farine. Ce sont des méthodes malsaines de gauchiste, créer l’intox pour tordre le cou à la vérité.
Claudia changea d’expression et frappa la table du plat de la main.
— J’apporterai moi aussi des preuves concrètes. J’ai de quoi vous foutre à poil !
Il ouvrit la bouche mais elle ne lui laissa pas le temps de riposter.
— Philippe, je veux dire Sobieski, est une victime. La victime d’un système totalitaire qui se cache derrière le sourire tranquille d’un capitalisme de bon aloi. Il est la victime d’une bonne conscience bourgeoise pour qui, lorsqu’on a fauté une fois, c’est pour la vie. Il est la victime de flics comme vous pour qui « coupable un jour, coupable toujours ».
Corso sourit. Un bref instant, il avait eu peur qu’elle ne sorte du chapeau un fait qui pourrait les emmerder, mais son discours trahissait seulement des intentions partiales. Une banale bobo qui prenait son assassin de client pour un Dreyfus, la victime d’une société péremptoire qui ne donnait jamais de deuxième chance.
— Un coup monté, hein ? Je suis impatient de voir ça.
Il était heureux du tour qu’avait pris la conversation. Face à cette gauchiste maladroite, il se sentait plus à l’aise. Ça, il connaissait.
Claudia Muller plaqua quelques euros sur la table.
— Non seulement je vais prouver cette machination, mais je vous donnerai le nom de son organisateur.
Corso haussa un sourcil.
— Vous voulez dire…
— Le vrai tueur, fit-elle en se levant et en serrant son sac contre sa poitrine. Ne vous en faites pas. Il sera là, avec nous, au tribunal. Vous n’aurez qu’à le cueillir à la fin de la séance.
— Nom, prénom, qualité.
Corso savait qu’il devait passer sur le gril le lendemain mais il ne s’attendait pas à être le premier sur la liste. À 9 heures du matin, le président du tribunal l’avait choisi pour ouvrir le bal.
Le flic répondit d’un ton machinal, jura de dire « toute la vérité » et raconta son histoire par le menu. Il avait répété toute la nuit, s’efforçant de trouver les mots le plus neutres possible et cachant sous le tapis les multiples infractions de l’enquête.
Stéphane n’était pas à l’aise. Les paroles de Claudia ne le quittaient pas. Savait-elle quelque chose de capital ? Étaient-ils passés à côté d’un élément crucial ? Il ne voyait pas de quoi il pouvait s’agir.
Son exposé dura une demi-heure. Personne ne l’interrompit, personne ne lui posa de questions — et il espérait qu’on en resterait là. Sans surprise, le ministère public et la partie civile le laissèrent tranquille. À leurs yeux, il n’y avait rien à ajouter : son témoignage ressemblait déjà à un réquisitoire à charge.
Mais Claudia se leva et demanda à interroger le « témoin ».
C’était la première fois que maître Muller sortait de sa réserve.
— Si j’ai bien compris, commença-t-elle, jusqu’au 3 juillet 2016, vous n’aviez aucune piste.
— C’est ce que je viens d’expliquer, fit-il avec mauvaise humeur.
— En réalité, vous n’avez jamais eu aucune piste.
— Pardon ?
— Il a fallu que le capitaine Jacquemart, dont on a pu apprécier la verve et l’objectivité hier, vous fasse part de ses soupçons pour que vous orientiez vos recherches sur Philippe Sobieski.
— Le capitaine avait noté des similitudes entre le meurtre de 1987 et notre affaire. Il a fait son devoir de policier en venant m’en parler et nous avons fait le nôtre en sondant cette direction.
— Donc, il suffit de venir vous voir avec une vague impression pour infléchir votre enquête ?
— Pas du tout. Le profil de Philippe Sobieski correspondait à celui du tueur.
— Au stade de votre enquête, vous ne saviez rien du tueur. Il pouvait être n’importe qui.
— Non. Le meurtre de Sophie Sereys portait une signature spécifique.
— Et vous trouvez que cette signature rappelait le meurtre des Hôpitaux-Neufs ?
Corso conserva le silence. La veille, tout le monde avait compris que les deux homicides n’avaient rien à voir.
— Les liens des victimes avec leurs sous-vêtements, finit-il par dire, cela nous a semblé être une similitude significative qui…
Claudia Muller attrapa une feuille qu’elle braqua sous le nez de Corso. Malgré lui, il eut un recul.
— Voici les homicides perpétrés depuis 1987 au cours desquels les sous-vêtements de la victime ont été utilisés pour l’entraver.
D’où sortait-elle cette liste ? Ils avaient fait la même recherche et n’avaient rien trouvé : fuck !
— En France ?
— En Europe. Rien ne vous interdisait d’étendre vos recherches au-delà des frontières de l’Hexagone. Les tueurs voyagent aussi.
— Il n’y avait pas que les liens. Par sa violence et son impulsivité, Sobieski correspondait à notre profil. Bon sang, il avait défiguré Christine Woog !
— D’une manière anarchique. Rien à voir avec les plaies raisonnées de nos deux victimes d’aujourd’hui.
Corso ne répondit pas. Inutile.
— Vous avez donc rendu visite à Philippe Sobieski pour l’interroger, reprit-elle en s’approchant encore. S’est-il prêté au jeu ?
— Il n’avait pas le choix.
— Tiens donc. Vous sonnez un jour chez lui sans l’ombre d’un indice et vous l’interrogez sur deux meurtres avec lesquels il n’a a priori aucun lien.
— Sobieski connaissait bien les victimes.
— Il n’était pas le seul.
— Il pratiquait le bondage en prison.
— Les nœuds utilisés par l’assassin ne sont pas caractéristiques de cette discipline.
— Nous avions retrouvé un de ses carnets d’esquisses dans la cave adjacente aux locaux du Squonk.
— L’accusé n’a jamais caché qu’il fréquentait ce club. Il a dessiné de nombreuses strip-teaseuses et elles n’ont pas toutes été assassinées. Vous êtes policier, vous savez faire la différence entre un dessin et un homicide.
Corso pouvait sentir la sueur sous ses doigts crispés sur la barre — il craignait par-dessus tout que Claudia n’évoque la première arrestation ratée de Sobieski. Mais elle n’avait pas intérêt à remuer la vase. L’ordinateur du peintre avait été réquisitionné et personne ne savait si oui ou non la machine contenait les photos prétendument piratées de la première scène d’infraction. Par ailleurs, l’intérêt morbide de Sobieski pour les cadavres et les scènes de crime ne plaidait pas en sa faveur.
Il tenta une dernière contre-attaque :
— Tous les peintres ne sont pas fans de Goya et n’ont pas dans leur atelier des reproductions des Pinturas rojas.
— Quand vous avez sonné à sa porte ce jour-là, vous ne le saviez pas.
Malgré lui, Corso frappa la barre du poing.
— Holà ! C’est parce qu’on pose des questions qu’on trouve quelque chose, pas l’inverse.
— Admettons, fit-elle en reculant. Mais Sobieski avait des alibis pour les deux meurtres, non ?
— Oui. Nous les avons aussitôt vérifiés.
— Alors, pourquoi avoir continué à enquêter dans cette direction ?
Fine allusion à sa filature illégale en Angleterre. Encore une pierre dans son jardin. Mais Claudia devait se montrer prudente : le meurtre de Marco Guarnieri, même s’il n’était pas jugé devant cette cour, était un élément accablant pour Sobieski.
— C’est notre rôle de ne pas nous satisfaire des évidences, répliqua-t-il après plusieurs secondes de silence.
Claudia Muller fit quelques pas, feignant la réflexion. Chacun de ses gestes était calculé, peaufiné, appartenant à une pièce de théâtre qu’elle avait écrite d’avance et qui devait aboutir à l’acquittement de son client. Pas si simple, ma belle.
— Donc, fit-elle en s’arrêtant net devant lui, quand vous n’avez rien, vous faites comme si vous aviez quelque chose, mais quand vous avez quelque chose — comme les alibis de l’accusé —, vous faites comme si vous n’aviez rien.
Corso s’agita dans le cercle invisible qui lui était imparti.
— Où voulez-vous en venir ?
Elle avança d’un pas vers lui.
— Je veux montrer à la cour qu’en tant qu’enquêteur, vous suivez votre instinct et non les faits objectifs. Vous avez toujours été guidé par la conviction que Sobieski était coupable. En langage familier, cela s’appelle un « délit de sale gueule ».
— Et alors ? laissa-t-il échapper maladroitement. Puisque l’enquête a démontré sa culpabilité…
— Je dois vous rappeler la loi, commandant. Philippe Sobieski est présumé innocent jusqu’au prononcé du verdict. Nous sommes ici pour justement décider si oui ou non, il est coupable.
Corso se mit à piétiner le sol. Il avait l’impression d’être prisonnier de cette putain de barre.
— Notre enquête est irréprochable, clama-t-il. Elle se fonde sur des preuves matérielles qui, dans le cadre de l’enquête de flagrance, ont fait peser de fortes présomptions de culpabilité sur Philippe Sobieski.
Il avait débité ça au hachoir, comme un élève paniqué qui ressort sa leçon sans en comprendre un mot.
Il s’attendait à une nouvelle salve mais Claudia Muller se contenta d’un :
— Je vous remercie, commandant.
Corso ouvrit les yeux. Il les avait fermés malgré lui comme un condamné attaché au peloton d’exécution. Mais personne n’avait tiré. Il avait bénéficié d’une grâce mystérieuse.
En réalité, le mal était fait : chacun avait compris que Corso avait « décidé » de la culpabilité de Sobieski bien avant d’avoir des preuves. Et maintenant, maître Muller allait prendre un malin plaisir à couper les cheveux en quatre et à saper chaque élément chargeant le peintre.
Corso ne pouvait s’empêcher de songer au procès d’O. J. Simpson, le footballeur américain accusé d’avoir tué son ex-épouse et un ami de celle-ci. Il avait suffi de démontrer que le flic enquêteur était raciste pour jeter le discrédit sur toutes les preuves accablantes de la procédure. On n’en était pas là, heureusement, mais le sabotage était bien parti.
Plus profondément, Stéphane pressentait autre chose. Claudia Muller voulait démontrer pour l’instant que le commandant Corso, poussé par son « instinct », n’était pas allé chercher plus loin que les éléments évidents qu’on avait posés sur sa route.
Le fameux coup monté invoqué depuis un an par Sobieski du fond de sa cellule.
Si l’avocate n’insistait pas, c’est parce qu’elle avait sans doute beaucoup plus lourd à proposer. Le vrai tueur.
« Ne vous en faites pas. Il sera là, avec nous, au tribunal. Vous n’aurez qu’à le cueillir à la fin de la séance. »
Le reste de la matinée fut consacré aux victimes. Des proches vinrent les présenter, des strip-teaseuses pour la plupart. On passa rapidement sur les vices de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora : dans une salle de tribunal, c’est comme au cimetière, le respect des morts interdit de s’épancher sur leurs défauts.
Après le déjeuner, ce fut l’artillerie lourde, les témoins convoqués par les parties civiles : des experts, des scientifiques, des gars de l’Identité judiciaire, des historiens d’art. Dans cette affaire, il n’y avait aucun témoin oculaire ni auriculaire pour accuser Sobieski. Seulement des preuves matérielles — « seulement », parce qu’on peut toujours manipuler ce genre d’indices…
Aux environs de 15 h 30, le défilé s’acheva. Ils avaient eu droit à des présentations Powerpoint, des schémas, des analyses chimiques, des formules mathématiques, des comparaisons picturales et à pas mal d’autres trucs assez emmerdants. Même l’intervention de Mathieu Veranne, convoqué pour parler du shibari, aurait endormi un insomniaque sous coke. Toutefois, il aurait fallu s’être sérieusement assoupi pour ne pas comprendre que l’atelier de Philippe Sobieski situé rue Adrien-Lesesne regorgeait de traces organiques appartenant à Sophie Sereys et à Hélène Desmora, ainsi qu’à d’autres femmes non identifiées.
Le principal était donc acquis.
Philippe Sobieski avait exécuté les deux victimes dans son repaire clandestin et les avait transportées sur les lieux de découverte de l’été 2016, mais la manière dont il les avait amenées jusque-là posait problème, le véhicule utilisé n’ayant pas été retrouvé et Sobieski ne sachant pas conduire. Passons.
Il les avait torturées durant des heures après les avoir ligotées avec leurs sous-vêtements et leur avoir coincé la tête dans un étau. Il les avait défigurées tout en les regardant s’asphyxier avec leurs liens alors qu’elles se débattaient sous la douleur. Ces derniers détails avaient tétanisé l’assemblée. Corso observait les jurés et, avec une pointe de cruauté, se réjouissait de leur effroi — Sobieski allait prendre perpète.
Puis ce fut au tour des témoins de la défense.
Junon Fonteray vint répéter sa petite histoire. Le président lui rappela qu’elle avait prêté serment. L’étudiante ne prit pas la peine de répondre. Elle semblait rivée à sa version des faits, tête baissée, yeux fixes. Corso pouvait le sentir : l’étudiante était en train de convaincre les jurés. Elle paraissait sincère et beaucoup plus maligne qu’une simple groupie séduite par un mentor.
Le flic l’observait avec attention. Elle portait toujours son chapeau cloche des années 20 et arborait un look hippie chic plutôt déconcertant. Mais il devinait maintenant quelque chose qui lui avait échappé la première fois : elle disait la vérité mais pas entièrement. Il s’agissait d’une version arrangée.
Corso aurait aimé pouvoir l’interroger à nouveau mais il avait passé son tour. Les parties civiles et le ministère public ne s’y risquèrent pas non plus. Soit ils n’avaient pas senti cette fêlure, soit — c’était plus probable — ils ne voulaient pas braquer cette disciple avec des questions insistantes. Tout ce qu’ils obtiendraient, c’est une Junon en colère qui martèlerait de plus en plus fort sa version des faits. Une fois suffisait, merci bien.
De son côté, Claudia Muller n’insista pas non plus : la petite souris avait fait son effet. À ce moment-là, tout le monde dans la salle était convaincu que Sobieski avait passé la nuit dans son atelier avec l’étudiante. Les preuves matérielles étaient solides mais rien ne valait un visage, une inflexion de voix, une présence humaine.
Vint le tour de Diane Vastel.
Une tout autre partition.
La beauté des riches. Corso avait toujours pensé qu’elle était supérieure et austère. La bourgeoise des beaux quartiers est splendide, certes, mais inaccessible. Elle vous repousse avec sa perfection, ses angles durs, son indifférence hautaine. Diane Vastel n’était pas ainsi : sa souplesse, sa chaleur étaient sensibles à chacun de ses mots et de ses gestes. Quand elle se penchait vers vous, elle vous prêtait réellement attention, sans la moindre trace de mépris ni de distance. Tout son être exhalait une forme d’empathie. Quant à son physique, il était bien plus amène qu’il ne l’avait perçu lors de leur première rencontre. Sa coupe au carré n’était pas carrée justement mais légèrement floue et comme biseautée. Son visage, dessiné à la pierre noire et à la craie blanche, était passé à l’estompe, adoucissant les lignes trop dures, allégeant les ombres… Sa posture même était une leçon de vie : du maintien face à l’existence en général et à la loi en particulier. Le moins qu’on puisse dire, c’était que la femme ne semblait pas impressionnée par la grande salle d’audience. Alors que Junon avait tenu tête aux magistrats, cramponnée à la barre, Diane était tout en décontraction.
Après avoir décliné son identité, son âge — pardon — et son métier — aucun —, elle jura de « parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité », puis balança son témoignage. Dans la nuit du vendredi 1er au samedi 2 juillet, elle et Sobieski étaient allés dîner à 21 heures au Relais Plaza, avenue Montaigne, puis ils étaient rentrés dans son hôtel particulier avenue Henri-Martin aux environs de 23 heures pour avoir des « relations intimes ». Le peintre avait quitté le lieu des délices le lendemain matin, vers 9 heures, après un solide petit déjeuner. Ha, la vie des riches !
Pour l’accusation, le témoignage de Junon Fonteray avait fait figure de caillou dans la chaussure (sérieux, le caillou). Celui de Diane Vastel était une véritable bombe : d’un coup, les charges volaient en éclats. Si on se fiait à cette reine du XVIe arrondissement, il devenait impossible de continuer à croire que Sobieski était l’assassin des dames du Squonk.
— Comment expliquez-vous que votre témoignage soit en totale contradiction avec les autres éléments du dossier ? demanda le président Delage.
— Je ne suis pas ici pour expliquer, je suis venue dire ce que j’ai vécu, c’est tout.
— Vous avez conscience de parler sous serment ?
— Je viens de jurer. Je suis un peu trop jeune pour souffrir d’alzheimer.
Rires dans la salle.
Le président reprit avec humeur :
— De nombreuses preuves formelles démontrent que Philippe Sobieski a tué Hélène Desmora la nuit que vous prétendez avoir passée avec lui. Qu’est-ce que vous répondez à ça ?
Diane Vastel soupira, non pas d’irritation mais de lassitude.
— Il me semble que c’est votre problème, pas le mien.
Delage jeta un coup d’œil à l’horloge : déjà 16 heures. Pour la forme, il demanda :
— Quels étaient vos rapports avec l’accusé ?
— Je crois que c’est assez clair.
— Je vous parle des sentiments.
Diane Vastel sourit — sa douceur devenait craquante. Cette bourgeoise parvenait à être proche et séduisante tout en demeurant une femme de la « ville haute ».
— On éprouvait…
Sa voix se fit rêveuse. Pour la première fois, elle se tourna vers Sobieski. Il portait maintenant un jogging jaune à la Kill Bill. Minuscule dans son box vitré, totalement inexpressif, il ressemblait à un golden fish prisonnier d’un aquarium prévu pour un requin.
— On éprouvait, poursuivit-elle, une forte attirance l’un pour l’autre.
— Physique ou sentimentale ?
— Par les corps, on finit par atteindre une tendresse particulière. Vous pouvez appeler ça de l’amour.
Elle avait dit cela avec une note de condescendance, comme si elle s’était adressée d’un coup à un monde inférieur, incapable de saisir l’ambiguïté et la profondeur de leur relation.
— Cette proximité ne pourrait pas influencer vos souvenirs, provoquer dans votre mémoire une confusion dans les dates ?
— Non, Monsieur le Président.
Le président conserva le silence quelques instants. Il observait du coin de l’œil son témoin et semblait, à sa décharge, fasciné par elle.
— Madame Vastel, reprit-il enfin, vous êtes une femme mariée, mais vous n’avez aucun problème à avouer que vous avez passé une nuit avec votre amant ?
— Et alors ?
L’inflexion de Diane rendait stupide la question du président.
— Ce témoignage ne vous a pas causé d’ennuis auprès de votre époux ?
Elle eut un large sourire : ce magistrat était bien débile.
— Je vous ai dit qu’à ce moment-là, il était en voyage d’affaires à Hong Kong, non ? Là-bas, il a une autre femme et deux enfants.
Michel Delage eut soudain la tête du type qui a raté son train, en rade sur le quai de la gare. Le monde de Diane Vastel lui échappait totalement.
De son côté, Corso espérait que l’avocat général ou la partie civile allaient la mettre en pièces, la prendre en défaut sur la date, une circonstance, ou trouver une explication à son mensonge, amour ou chantage, n’importe quoi.
Mais tous renoncèrent à leur droit d’interroger le témoin. Comme pour Junon Fonteray, ils préféraient ne pas toucher à cette femme qui semblait si sûre d’elle. L’asticoter n’aurait fait qu’aggraver les choses.
Ce fut Claudia Muller qui prit le relais :
— Madame Vastel, dit-elle en se levant, je n’aurai qu’une question. Cette nuit-là, étiez-vous seule avec Sobieski ?
— Non.
Énorme brouhaha dans la salle d’audience.
— Attendez, intervint le président, vous avez toujours dit que vous aviez passé la nuit avec Sobieski en toute intimité.
— Ça ne signifie pas que nous n’étions que deux. Plus on est de fous…
Le magistrat paraissait ulcéré.
— Mais vous n’avez jamais mentionné la présence d’autres partenaires avec vous !
— Personne ne me l’a jamais demandé.
Le vacarme parmi le public s’intensifia. Le président dut rappeler à l’ordre les bancs qui s’agitaient.
— Qui était avec vous ? demanda Claudia Muller, qui semblait déjà connaître les réponses à ses questions.
— J’ignore son vrai nom. On l’appelle Abel. C’est une sorte d’expert.
— Expert en quoi ?
— En plaisirs. Il vient pour participer, donner des conseils. Il apporte aussi des instruments, des produits stimulants. Vraiment un pro.
La salle était maintenant attentive : ce petit voyage en terre de débauche captivait l’auditoire.
— À quelle heure est-il arrivé ?
— Aux alentours de minuit.
— À quelle heure est-il parti ?
— Vers 3 heures du matin.
— Durant ces trois heures, Philippe Sobieski n’a pas quitté les lieux ?
— Certainement pas. Il était même très actif.
Les rires revinrent. Encore une fois, le président calma le jeu.
— C’est bien joli cette histoire, mais où est cet Abel ? fit-il dans un mélange de colère et de familiarité. Pourquoi ne figure-t-il pas sur notre liste de témoins ?
Il s’adressait en particulier à maître Muller, qui lui répondit d’un sourire :
— Il y figure, Monsieur le Président. Il s’appelle en réalité Patrick Bianchi et c’est le prochain à comparaître.
Michel Delage, malgré lui, lança un regard au représentant du ministère public, mais celui-ci était déjà plongé dans ses notes à la recherche du témoin. Maître Sophie Zlitan, chargée de la partie civile, compulsait elle aussi la « feuille de route » de la journée.
Comment étaient-ils tous passés à côté de ça ?
Personne n’avait remarqué Patrick Bianchi sur la liste des témoins. Personne ne l’aurait remarqué non plus dans une rame de métro ou un bureau de vote. C’était un homme de taille moyenne, aux allures de coach sportif (il portait un ensemble Adidas). La trentaine, les cheveux coupés en brosse, il avait une tête joviale, un nez retroussé, des yeux noirs pétillants. Il aurait pu jouer dans une pub pour corn flakes, du type « le déjeuner des champions ».
Après la présentation d’usage, le président l’attaqua avec vivacité, presque excitation. Ses motivations devenaient troubles : recherche de la vérité ou curiosité personnelle ?
— En quoi consiste votre métier ?
— Mon boulot officiel, c’est ingénieur du son pour le cinéma.
— Je parle de l’autre métier. Celui qui nous concerne aujourd’hui.
Le bonhomme hocha la tête, puis balaya d’un regard les magistrats et les jurés, comme pour s’assurer que tout le monde était attentif. À l’évidence, il vivait là son heure de gloire.
— Je suis une sorte de portier. Un portier des plaisirs.
— Mais encore ?
— Je permets à mes clients d’aller plus loin dans la réalisation de leurs désirs, d’oublier les interdits, les censures de nos sociétés.
— Vous avez beaucoup… d’amateurs ?
— Pas mal. J’aide les couples fatigués, les amants en panne, les amoureux à la recherche de nouvelles sensations, les…
Delage le coupa :
— Comment vous trouve-t-on ? vous contacte-t-on ?
— Par Internet.
— Depuis combien de temps exercez-vous cette activité ?
— Une dizaine d’années. J’ai d’abord commencé dans les clubs échangistes, où je me suis fait une clientèle fidèle. Malheureusement, cette activité n’est pas reconnue par l’État. Voilà pourquoi je rame pour avoir mes heures, je veux dire rapport à mes indemnités d’intermittent du spectacle…
La salle se mit à rire. Même Sobieski esquissa un sourire. Le peintre reprenait des couleurs à mesure que les témoignages jouaient en sa faveur.
— Ce soir-là, continua Delage, qui vous a contacté ?
— Diane Vastel. Dans l’après-midi.
— À quelle heure êtes-vous arrivé exactement ?
— Minuit.
— Philippe Sobieski était là ?
— Et déjà en main, si je puis dire…
— En quoi a consisté votre intervention ?
Abel lança un bref regard à Sobieski : pouvait-il tout dire à la barre ? Corso croyait rêver. Ce procès concernait un double meurtre mais le « portier des plaisirs » s’inquiétait de savoir s’il ne trahissait pas son devoir déontologique de queutard professionnel.
D’un clignement d’yeux, Sobieski lui donna son accord.
— Eh bien, j’étais là surtout pour avoir des relations intimes avec Philippe, tandis que lui-même s’occupait de Diane. Vous voyez le topo ?
Malgré lui, le président hocha la tête. En retrait, Claudia savourait son triomphe. Soit le public était choqué, soit il riait, mais tout le monde croyait à l’histoire d’Abel.
Le coach livra d’autres détails et valida dans les grandes largeurs le récit de Diane Vastel. Avec ses histoires de godemiché, de lubrifiant et de sodomie, il donnait un grain très particulier à son témoignage.
Jusqu’alors, les deux maîtresses de Sobieski avaient paru sincères, mais après tout, l’amour, ou un tout autre sentiment, avait pu les égarer, les convaincre de faire un faux témoignage ou simplement leur faire confondre dates et horaires. Avec l’intervention d’Abel, on passait à un autre registre : neutre et impartial.
Le ministère public et la partie civile, dans les cordes, n’insistèrent pas :
— Pas de questions, Monsieur le Président.
Claudia Muller non plus. Mission accomplie.
Corso regarda par les hautes fenêtres de la salle d’audience : la lumière mordorée de la fin d’après-midi signait l’arrêt des débats. Il était près de 18 heures et tout le monde avait son compte.
Le président allait conclure, quand Claudia Muller se leva.
— Monsieur le Président, j’aimerais qu’on entende une nouvelle personne à titre de renseignements.
— Maintenant ?
— Cette personne a fait le voyage exprès et souhaiterait repartir ce soir.
— De qui s’agit-il ?
— Jim Delavey, plus connu sous le surnom de « Little Snake ».
— À quel titre le faites-vous comparaître ?
— C’est l’homme qui a passé la nuit du 6 au 7 juillet avec Philippe Sobieski, à Blackpool.
Ce fut au tour de Corso de bondir : d’où sortait-elle ce gars ? La rumeur dans la salle enfla comme une houle.
— Monsieur le Président, intervint Rougemont, je proteste. Les faits de Blackpool ne sont pas jugés ici.
— Qu’avez-vous à répondre ? demanda directement Delage à Claudia.
— Monsieur le Président, l’affaire de Blackpool n’est pas à l’ordre de ce procès mais elle plane sur les débats. D’ailleurs, le commandant Corso n’a pas caché que la présence de l’accusé à Blackpool la nuit même de ce meurtre constituait un fait à charge.
Le président acquiesça :
— Donc ?
— Je demande de pouvoir laver mon client de ce soupçon afin qu’il ne pèse aucunement sur les délibérations du jury.
— Soit.
Corso, médusé, vit arriver à la barre Jim « Little Snake » Delavey, le « suceur de première », le fantôme qu’il avait cru inventé par Sobieski, l’homme-alibi que les flics anglais n’avaient jamais retrouvé. Comment avait-elle déniché ce témoin passé sous tous les radars ? Lui avait-elle proposé du fric ? Avait-elle payé des privés sur place ? En tout cas, respect.
Il y avait une autre possibilité — qu’elle ait créé de toutes pièces ce témoin providentiel, engageant un junk de Blackpool prêt à raconter n’importe quoi. Mais Claudia n’était pas du genre à prendre un tel risque. Surtout, en observant l’asperge qui venait à la barre, Corso reconnut le gaillard : c’était l’homme que Sobieski avait embrassé à pleine bouche dans la ruelle des tarlouzes.
D’un coup, un nouveau scénario s’imposa à lui. Cette nuit-là, le peintre cherchait du cul et l’avait trouvé en la personne de Little Snake. Corso avait assisté, en live, à leur coup de foudre. Ensuite, les skins avaient déboulé. Bagarre. Fuite. Dispersion. Les deux amants s’étaient simplement réfugiés quelque part et s’en étaient payé une tranche.
Corso commençait à se prendre des sueurs froides. Se pouvait-il qu’il se soit trompé sur toute la ligne ? que Sobieski soit innocent ? que l’absurde thèse du « coup monté » soit la bonne ? Cela supposait que le tueur lui-même ait placé des indices dans l’atelier secret de Sobieski, qu’il ait tout manigancé pour faire tomber le peintre à sa place. Au fond… pourquoi pas ?
Little Snake avait un accent anglais tellement affecté qu’il en devenait écœurant. Il semblait cracher son mépris et sa fatigue à chaque fin de phrase. Physiquement, il était raccord avec son intonation : indolent, crasseux, il paraissait se placer nettement au-dessus (ou en dessous) des contingences matérielles. Une longue mèche venait lui barrer la moitié du visage comme un store à demi décroché et il ne cessait de la rejeter en arrière d’un geste précieux ou d’un mouvement de tête digne d’une diva.
En même temps, sa gueule de dur et ses tatouages faisaient pencher la balance du côté du voyou bagarreur. Plutôt hooligan que « Priscilla, folle du désert », le Jim. Un vrai fils de pute de Blackpool, né d’un coup d’un soir puis arrosé à la bière.
Petit Serpent y alla de sa tirade et raconta ce que Corso avait vu de ses propres yeux : la rencontre dans le quartier des queers, le long baiser, la ratonnade, la fuite… Sans complexe, il expliqua qu’il tapinait dans ce quartier depuis plusieurs années et que Sobieski promettait d’être un client juteux, dans tous les sens du terme.
Le meilleur dans tout ça, c’est que tout se passait en anglais. Claudia avait prévu un traducteur, distribuant des casques à chaque juré, prenant véritablement en main le procès. Corso était abasourdi : la condamnation qui hier encore coulait de source se retrouvait en ballottage…
— Où exactement ? demanda le président avec impatience.
L’autre venait d’expliquer qu’il avait emmené son client dans une piaule louée à l’année.
— L’adresse vous dira rien. C’est près du Grand National, un putain de roller coaster qui fait un boucan d’enfer. C’est pour ça que j’paye que dalle…
— Et Philippe Sobieski est resté avec vous toute la nuit ?
— Jusqu’à l’aube, honey. Après le coup du queer-bashing, il en menait pas large la Frenchie. (Delavey fit un clin d’œil à Sobieski, qui en retour lui lança un baiser furtif.) J’ai eu toute la nuit pour le consoler.
Delage marmonna quelques mots en rajustant ses lunettes. Ce type ne lui plaisait pas, pas plus que son témoignage ou cette mise en scène (ces magistrats et ces jurés casque sur les oreilles évoquaient plutôt la Cour pénale internationale de La Haye). Mais ce qui lui déplaisait plus que tout, c’était la tournure que prenait ce procès. Il était entendu au départ que les débats devaient durer quelques jours pour aboutir à une condamnation sans bavures. Finalement, les choses s’avéraient plus compliquées que prévu. Son expression fataliste semblait dire : « Toujours la même merde. »
— Pourquoi ne pas avoir prévenu la police plus tôt ?
— La flicaille et moi, c’est pas l’grand amour.
— Qu’est-ce qui vous a décidé, un an après les faits ?
D’un coup de mèche, il désigna Claudia Muller, imperturbable dans son box.
— C’est Catherine Zeta-Jones, là, elle a su me convaincre.
Corso se dit qu’en effet, l’avocate ressemblait à l’actrice, mais dans une version plus étirée et mystérieuse. Les magistrats se regardèrent : il était évident que Claudia Muller avait payé Jim « Little Snake » Delavey pour qu’il ramène ses boots à la cour d’assises de Paris. Tout ça était largement illégal mais ce n’était ni le moment ni le lieu pour discuter des moyens mis en œuvre. Seul comptait le résultat.
Le président ne laissa pas le temps aux parties civiles d’interroger le hooligan. Ça suffit les conneries. Il leva la séance comme on frappe un dernier coup de gong.
À la sortie du tribunal, les commentaires du public résonnaient contre les pierres de taille, les beuglements des journalistes dans leur portable se perdaient sous les voûtes. Tout le monde s’accordait sur le score du jour : un point partout, la balle au centre le lendemain matin.
Corso accéléra le pas et se précipita vers l’arrière du tribunal. Il voulait choper l’avocate sur les marches du palais.
— Pas mal, votre contre-attaque, l’interpella-t-il alors qu’elle apparaissait entre deux colonnes.
Claudia Muller alluma une Marlboro et passa au tutoiement :
— Et t’as encore rien vu.
Le lendemain, Corso n’était pas assis que maître Claudia Muller appelait déjà à la barre un nouveau psychiatre, Jean-Pierre Audissier. Une contre-expertise ? Non, l’homme intervenait en tant que simple témoin. Médecin psychiatre attaché aux Hôpitaux de Paris depuis 1988, chef de service au sein de l’établissement public de santé (EPS) Maison-Blanche, professeur à la faculté de médecine Paris-Descartes, le praticien était un « ami » de Philippe Sobieski.
Il expliqua qu’il consultait à Fleury depuis près de quinze ans, deux jours par semaine, en concertation avec les services médicaux de la maison d’arrêt. C’est là-bas qu’il avait fait la connaissance de Sobieski.
Belle gueule creusée par les tourments et l’intelligence, sous des cheveux grisonnants décoiffés, ses traits respiraient une passion, une ténacité qui devaient plaire aux femmes, bien plus encore que ses traits d’acteur.
Concentré, il ne donnait pas l’impression d’être stressé. Il était venu dire ce qu’il avait à dire, à la manière d’un sniper sans états d’âme.
— Vous avez donc soigné Philippe Sobieski durant toutes ces années pour des troubles mentaux ? demanda le maître des débats.
— Pas du tout.
Son ton sec fit sursauter Michel Delage. Après la journée de la veille, il n’était pas d’humeur à supporter les airs prétentieux de cet avorton.
— Je n’ai jamais suivi Sobieski pour des raisons médicales. Je suis à l’origine de sa vocation de peintre.
Le président se tourna vers Claudia Muller.
— Maître, je vous rappelle que l’accusé est jugé pour deux meurtres. Un nouveau témoignage sur le talent artistique de Philippe Sobieski est-il bien utile ?
— Oui, Monsieur le Président.
Claudia avait répondu avec fermeté. Corso le sentit dans ses veines : on touchait là sa ligne de défense. Qu’est-ce qu’elle leur mijotait ?
— Très bien, se résigna Delage. Racontez-nous dans quelles circonstances vous avez rencontré Philippe Sobieski.
— Lors de mes consultations, j’ai pris l’habitude de surveiller l’humeur de certains détenus disons… à risques.
— Sobieski était sur votre liste ?
Audissier acquiesça. Petit et maigre, il se tenait cambré face à la barre, à la manière d’un orateur sûr de son fait.
— C’était un élément perturbateur. Rebelle à toute autorité, imposant sa propre loi, terrifiant les autres détenus. Vraiment difficile. Je l’ai soumis à mes examens habituels et j’ai découvert une particularité dans son système de perception.
— Soyez plus clair.
— Certains de mes tests concernent les couleurs. Une hyper-sensibilité dans ce domaine est un signal d’alarme. Un homme bipolaire par exemple, sur le point de faire une crise maniaque, est plus sensible aux couleurs qu’en temps normal.
— Sobieski souffrait de ce syndrome ?
— Il se plaignait de voir les images scintiller, les couleurs vibrer. Il était très réactif aux éléments visuels, et plus particulièrement à la peinture artistique.
— Vous voulez dire… comme le syndrome de Stendhal ?
Un sourire moqueur échappa à Audissier.
— Vous savez…, dit-il sur un ton amusé, le syndrome de Stendhal, c’est plutôt un mythe. Récemment, on a compris que ce malaise qui s’empare parfois des visiteurs dans les musées est surtout lié au fait qu’on reste la tête en arrière pour admirer les œuvres les plus hautes. Le sang vous monte au cerveau et vous éprouvez alors un vertige.
Le président se renfrogna : merci pour la leçon.
— De quoi parlez-vous alors ?
— J’ai d’abord cru que Sobieski souffrait de troubles de l’humeur. En réalité, sa sensibilité ne traduisait aucune pathologie, à moins de considérer l’art comme une maladie.
— Vous avez compris à ce moment-là que Sobieski était un peintre ?
— Comment dire… La peinture l’appelait et son corps répondait à cet appel.
Désapprobation dans la salle. Audissier ne paraissait plus crédible — trop ésotérique.
Il dut sentir qu’il fallait rattraper le coup et passa à des faits concrets :
— J’ai organisé des ateliers de peinture à Fleury. C’est là-bas que Sobieski a commencé. Il dessinait, peignait, s’inspirait des reproductions qu’il trouvait dans les livres de la bibliothèque. Son talent était… incroyable. Et cette activité avait aussi un effet thérapeutique. À chaque fois qu’il reproduisait un tableau, il retrouvait son calme. Il se l’était pour ainsi dire approprié. Il l’avait… intégré.
— Le fait de peindre lui a donc apporté l’équilibre ?
— Sans aucun doute. Sa propre activité artistique l’a guéri de lui-même.
Michel Delage paraissait à court de questions et, dans la salle, personne ne voyait à quoi rimait ce témoignage. Finalement, le président laissa la parole aux parties civiles, qui à leur tour la cédèrent à Claudia Muller :
— Docteur, je voudrais être sûre de comprendre. À la fin des années 90, quelques années avant sa libération, Sobieski n’avait plus aucun problème avec la peinture ?
— On peut dire ça comme ça, oui.
— Vous ne vous souvenez pas d’un peintre qui aurait continué à provoquer chez lui une réaction… pathologique ?
— Si, Francisco Goya. Ses tableaux le fascinaient et en même temps le rendaient malade. Il essayait de les copier mais rien n’y faisait.
— Vous parlez par exemple des Pinturas rojas ? enchaîna Claudia.
— Non. Elles n’avaient pas encore été découvertes à ce moment-là. Il était surtout obsédé par les Pinturas negras qui sont exposées au musée du Prado. Il ne cessait de les copier, il cherchait à s’exorciser lui-même de cette… possession.
— Y est-il parvenu ?
Audissier lança un regard affectueux à Sobieski : à l’évidence, le psychiatre ne croyait pas une seconde que l’artiste était un assassin.
— Je pense, oui. En trouvant son propre style. Ses grandes toiles représentant des strip-teaseuses et des hardeurs. Il a découvert sa voie et il s’est libéré de ses hantises.
— Merci, docteur.
Le psychiatre s’éclipsa dans l’incompréhension de la salle.
— Maître, confirma le président, je ne comprends pas très bien la raison d’être de ce témoignage. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Claudia Muller se leva et marcha vers la tribune des magistrats.
— Je vous remercie, Monsieur le Président, d’avoir accepté cette digression artistique. En réalité, elle est capitale pour ce qui va suivre.
— C’est-à-dire ?
— L’enquête a démontré que l’assassin s’est inspiré des trois Pinturas rojas de Francisco Goya pour les mutilations opérées sur ses victimes. En clair, il a cherché à reproduire sur le visage de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora l’esprit des œuvres de Goya, notamment celui de la toile surnommée El Grito, qui représente un galérien hurlant et blessé.
Le président ouvrit les bras.
— Justement, vous venez de nous rappeler l’importance des peintures de Goya pour votre client. Il me semble que ce fait est plutôt aggravant…
— Non, Monsieur le Président. Jusqu’ici, le commandant Corso et le juge Thureige ont tissé un lien entre cette passion de l’accusé et le mode opératoire des meurtres. Or il existe une tout autre raison à la fascination de Sobieski pour les Peintures rouges exposées à la Fondation Chapi. Une explication qui n’a rien à voir avec les homicides qui nous intéressent.
Corso eut un coup d’œil pour Sobieski dans sa cage de verre et ce qu’il vit le terrassa : le fumier avait retrouvé son expression narquoise de peintre triomphant. Ses yeux brillaient et, dans ce seul regard, le flic lut sa propre défaite.
Comme pour confirmer ses pires craintes, maître Muller marcha vers le box vitré et s’adressa à son client :
— Philippe Sobieski va nous dire lui-même pourquoi il s’intéresse tant à ces trois toiles de Francisco Goya découvertes dans les années 2000.
Silence. Tension. Vertige.
L’accusé se pencha sur son micro et regarda le président du tribunal droit dans les yeux.
— C’est tout simple, Monsieur le Président, c’est moi qui les ai peintes.
Après une brève agitation sur les bancs — pas si grande que ça en réalité, tout le monde étant pétrifié —, le président reprit la situation en main.
— Maître, gronda-t-il à l’attention de Claudia, nous ne sommes pas ici pour faire du théâtre.
L’avocate se permit d’avancer vers la tribune — elle tournait maintenant le dos au public.
— Monsieur le Président, fit-elle d’une voix forte, Philippe Sobieski a décidé de faire des aveux, pas ceux que vous attendiez mais ceux qui vont définitivement l’innocenter des crimes dont on l’accuse.
— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait avant ?
— Laissez-le parler, vous comprendrez.
Le président eut un geste d’humeur et de lassitude mêlées.
— Accusé, vous avez la parole.
Sobieski avait retrouvé son pouvoir. Les hautes fenêtres diffusaient sur lui la lumière d’été à la manière de projecteurs de spectacle. Il portait son costard immaculé, une chemise claire à fines rayures, une cravate de soie blanche. On lui avait sans doute interdit le chapeau (ou Claudia lui avait conseillé de l’oublier), mais on comprenait l’idée : Philippe Sobieski s’était déguisé en Frank Nitti, version The Untouchables de Brian De Palma.
— Monsieur le Président, commença-t-il d’une voix douce, on vient de le dire, j’ai découvert la peinture par les bouquins. J’ai commencé au crayon en copiant des dessins, puis j’ai obtenu des couleurs et j’ai reproduit des tableaux. C’était encore maladroit mais, compte tenu de mon inexpérience, c’était déjà pas mal…
— Allez au fait, fit le président, excédé.
Sobieski sourit et lança un regard à la salle, sourcils levés. Corso le retrouvait là, avec sa gueule de fouine, ses expressions de fausse humilité, ses ricanements en coin. L’année en prison ne l’avait pas brisé. Il y avait simplement attendu son heure.
— Mais Goya, c’était ma vraie passion.
— Le professeur Audissier nous a déjà expliqué ça.
— Non. Mon objectif était de devenir Goya.
Delage ne s’attarda pas à cette phrase qui ne voulait rien dire et accéléra la chronologie :
— À votre sortie de prison, vous avez donc continué à copier ce peintre ?
— Je faisais déjà beaucoup mieux, je peignais des nouveaux Goya. Je reproduisais son style, son époque, sa facture. Je gardais ces tableaux pour moi mais ils me satisfaisaient beaucoup plus que mes propres œuvres.
Le président demeurait impassible. Dans les plis figés de sa robe rouge, il ressemblait à un roi de carreau. Sobieski était le joker, malin, sournois, pouvant jouer le rôle de toutes les cartes.
— Je suis pas de mon époque, continua le voyou. Je chie sur l’art actuel, tous ces branleurs qui savent plus quoi inventer pour s’faire mousser et qui d’ailleurs n’inventent plus rien du tout. Même ma peinture, celle que j’signe de mon nom, je veux dire, est noyée dans c’torrent de merde.
— Votre travail n’est pas original ?
— J’ai mon truc, si. Mais rien d’incroyable ni d’historique. Une p’tite nuance dans un grand mouvement sans relief.
— Donc, vous préférez peindre à la manière de Goya ?
— Je suis Goya, fit-il, le visage penché sur le micro. Un peintre hors du temps, hors du monde.
Autour de lui, le silence était aussi serré que les moellons des murs. Le personnage qui se dévoilait était tout à coup plus intéressant que le tueur dont on cherchait à disséquer le profil depuis le début.
Pas plus que les autres, Corso ne devinait où tout ça allait les mener mais cette confession sonnait juste — et il devinait déjà que le nouveau Sobieski allait s’extraire sans difficulté de ce procès.
— De toutes les œuvres de Goya, celles qui m’obsédaient le plus étaient les Pinturas negras. Pas seulement par leur style mais par leur origine. Quand Goya les a peintes, il était déjà vieux, malade, sourd…
— Au fait, Sobieski.
Le maquereau continua comme s’il n’avait pas entendu :
— Goya n’a pas peint cette série sur des toiles mais sur les murs de sa maison. Des cauchemars, des visions, des délires qu’il avait dans la tête et qu’il a projetés sur la pierre. Il avait pas le choix : il était enfermé dans son silence. J’me suis identifié à lui et j’ai peint des scènes d’horreur dans son style. C’était ça qui me venait, du fond de mes souvenirs de cellule. Durant des années, moi aussi j’ai vécu dans la Maison du Sourd.
Delage parla plus fort comme si justement il s’adressait à un handicapé :
— Sobieski, qu’est-ce que tout ça nous apporte sur les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora ?
L’artiste leva la main pour l’interrompre : « patience ».
— Quand j’suis sorti de prison, j’suis pas devenu du jour au lendemain un peintre connu qui lâchait des interviews pour un oui ou pour un non. Comme tous les taulards, j’suis passé par la case « réinsertion ». Une association m’a déniché un job chez un restaurateur de tableaux anciens. C’est là-bas qu’j’ai tout appris. Vous pouvez vérifier, j’y ai bossé trois ans nuit et jour.
Le président regarda sa montre mais il n’interrompit pas l’accusé. Ce n’était pas tous les jours qu’un meurtrier se transformait en faussaire, que des corps se métamorphosaient en tableaux, et tout ça en quelques journées d’assises.
— Pour être capable de peindre mes propres Pinturas negras, ça m’a pris quatre ans. J’ai réussi à imiter parfaitement le style de Goya mais surtout, j’ai résolu les problèmes techniques.
— Quels problèmes techniques ?
La question avait échappé au président. Il semblait tiraillé entre sa curiosité et l’exaspération de voir son procès subir une aussi longue digression.
Sobieski s’éclaircit la gorge. Il rayonnait. Encore une fois, en empruntant un chemin des plus tortueux, il avait réussi son show. Un spectacle en forme de tour de magie grandiose.
— Quand on pense au travail du faussaire, on songe d’abord à la difficulté d’imiter un style. Mais c’est qu’un des problèmes, pas le plus important. Les vrais obstacles sont physiques : un tableau de maître découvert de nos jours est soumis à une batterie d’analyses qui visent à vérifier son authenticité. L’ennemi du faussaire aujourd’hui, c’est pas le style, c’est la chimie.
— On est ici pour juger des meurtres. Où voulez-vous en venir ?
— J’y arrive. Pour faire une contrefaçon, j’ai élaboré une série d’étapes rigoureuses, à base de toiles anciennes et de produits complexes. La nuit du meurtre de Sophie Sereys, j’achevais une de ces œuvres.
— Pouvez-vous le prouver ?
— Je ne travaillais pas seul.
— Avec qui ?
— Junon Fonteray.
Nouvelles rumeurs dans la salle. Corso revoyait la jeune fille poncer des sculptures médiocres dans la bambouseraie. Aider Sobieski à créer des nouveaux Goya, c’était autrement risqué, autrement excitant.
— Vous n’avez pas eu de rapports sexuels cette nuit-là ?
— Si. (Il rit.) Pendant que la toile séchait.
— Arrêtez de jouer avec nous, Sobieski, et expliquez-vous. Si vous n’avez rien d’autre que le même témoin à nous proposer, je ne vois pas en quoi nous avons avancé.
Sobieski exhala un nouveau soupir. Le théâtre, on l’a dans la peau ou on l’a pas.
— Vous n’avez qu’à checker le four.
— Quel four ?
— L’étape du séchage est capitale dans l’élaboration d’un faux tableau. J’ai mis au point une technique qui permet de faire sécher la toile très rapidement et aussi d’imiter le travail des années. À la sortie du four, mon faux est aussi dur que de la pierre, exactement comme une toile ancienne.
Corso se revoyait face au four gigantesque. À cet instant, Barbie et lui étaient certains d’avoir découvert un nouveau Landru.
— Et alors ? demanda le président.
— Et alors, cette cuisson se fait en plusieurs étapes. Je suis le seul à pouvoir régler les durées, évaluer les températures nécessaires. Durant des heures, j’ai cuit mon tableau, vérifié, cuit encore, vérifié…
— Et on doit vous croire sur parole ? Où est ce tableau ? Que représentait-il ?
Sobieski se recula dans sa cage vitrée.
— Jamais je ne vous en parlerai.
— Pourquoi ?
— Déontologie. L’œuvre de cette nuit-là est peut-être aujourd’hui dans un musée ou je l’ai brûlée. Ça m’regarde.
— Sobieski, vous êtes en train de jouer votre liberté !
Le faussaire revint vers le micro.
— Vérifiez la mémoire du four. Elle porte la trace de toutes les opérations effectuées à cette date. Appelez des experts. Personne ne peut bidouiller cette programmation. Ces horaires prouvent ma présence dans mon atelier au moment du meurtre.
Le président ouvrit les bras — mouvement de manches pourpres du plus bel effet.
— Tout ça, c’est du vent, répliqua-t-il avec familiarité. Comment croire que vous êtes un véritable faussaire si vous ne nous donnez pas les noms de vos « œuvres » ?
— Je vous ai donné les Pinturas rojas de Madrid. Analysez-les : vous verrez.
— Elles ne l’ont pas été au moment de l’achat ?
— Bien sûr que si, mais je connais mon boulot. J’ai peint sur une toile d’époque, traitée par mes soins. J’ai utilisé des pigments anciens, ceux de Goya au XVIIIe siècle…
— On ne peut donc déceler s’il s’agit d’un vrai ou d’un faux tableau ancien ?
Sobieski sourit. Dans son costard blanc, voûté sur son micro, il avait vraiment de la gueule. Une rock-star décavée, un fantôme de soie ayant tout traversé et portant sur son visage les stigmates de ses excès.
— Y a une faille dans mon boulot. Une faille que les experts espagnols ont pas décelée. Pour le blanc, j’ai choisi de la céruse comme les peintres de l’époque. Or ma précaution a pas été suffisante : la céruse moderne n’a pas la même composition isotopique ni le même nombre d’oligo-éléments que celle du XVIIIe siècle.
Le président grimaça :
— Ça devient un peu technique…
— Je vais résumer. La céruse que j’ai utilisée contient du plomb, qui lui-même contient de l’uranium qu’on peut aujourd’hui mesurer. Ces atomes disparaissent avec les siècles. Analysez mes Pinturas rojas de ce point de vue, vous découvrirez qu’elles sont encore chargées d’atomes, ce qui prouve qu’elles ont été peintes y a moins de dix ans.
— Ça devrait nous suffire pour vous innocenter ?
Sourire de Sobieski.
— Avec la mémoire du four, le témoignage de Junon, j’pense que ça commence à peser dans la balance, non ? Tant qu’j’y suis, radiographiez les Pinturas. Dessous, vous verrez des scènes de chasse représentant des chiens et des paons. C’étaient les motifs des toiles anciennes que j’ai achetées. J’peux vous les dessiner. Seul le faussaire qui a peint ces toiles peut connaître les sujets qui étaient dessous.
La salle d’audience était vraiment bouche bée. Le président tentait de retrouver ses esprits. Le procureur et l’avocate de la partie civile étaient collés à leur siège : non seulement ils y croyaient, mais ils n’avaient pas la queue d’une idée pour contredire ce témoignage.
Quant à Claudia Muller, elle avait du mal à contenir une expression de triomphe total.
Sobieski reprit la parole alors que personne ne l’y avait invité :
— Vous m’accusez de deux meurtres (ou trois, selon l’humeur), sans l’ombre d’un indice direct : pas de vidéos, pas de témoins, aucune trace sur les scènes d’infraction où on a retrouvé les corps. Seulement des indices que n’importe qui aurait pu placer dans mon atelier. Moi, je vous offre la preuve de ma présence dans mon atelier la nuit du meurtre de Sophie Sereys.
Corso fulminait. Sobieski allait s’en sortir. Et lui, il allait devoir digérer cette erreur judiciaire jusqu’à la fin de ses jours.
— Vous préférez donc faire de la prison pour faux plutôt que pour meurtres ? demanda le roi de carreau. Je vous comprends.
— C’est pas la question, Monsieur le Président. Je veux être jugé pour ce que j’ai fait, pas pour ce que je n’ai pas fait.
— Mais vous avez dissimulé votre véritable activité jusqu’ici.
— J’suis comme tout le monde, sourit Sobieski, j’espérais passer entre les gouttes.
— Au moins, vous avez l’air sincère.
— Je suis peintre. Je suis Goya. Foutez-moi en taule, donnez-moi des pinceaux et des couleurs, ma vie pourra continuer.
Corso découvrait la vraie folie de Sobieski, pas meurtrière mais artistique. Un étrange — et fascinant — cas de schizophrénie picturale. Il eut un coup d’œil vers les jurés. Non seulement ces abrutis y croyaient mais ils admiraient ce mélange d’artiste maudit, de fantôme réincarné et de voyou en puissance.
Comme d’habitude, le flic voyait la justice lui couler entre les doigts — plutôt un jet d’urine qu’un filet de sable.
— Suspension de la séance, clama le président. Reprise cet après-midi.
— Pourquoi n’avez-vous pas dit la vérité ?
— J’ai dit la vérité.
— Vous avez toujours affirmé que vous aviez eu des rapports intimes cette nuit-là avec Sobieski.
— J’ai dit aussi que je l’avais aidé dans son boulot.
— Vous n’avez pas précisé lequel.
— Personne ne me l’a demandé et j’ai pas donné de détails.
— Vous confirmez donc que vous avez assisté Philippe Sobieski dans la réalisation d’un faux tableau dans la nuit du 16 au 17 juin 2016 ?
— Oui.
— Quel est ce tableau ?
— Je ne sais pas.
— Comment ça, vous ne savez pas ?
— Je ne l’ai pas vu dans son ensemble. Je n’ai travaillé que sur des détails.
Junon Fonteray mentait, évidemment, mais elle respectait la réserve de son mentor : pas question de révéler la nature de la contrefaçon de cette nuit-là. Elle ne semblait ni effrayée ni contrite, plutôt en colère. Décoiffée, les yeux exorbités, les joues rouges, elle donnait l’impression d’avoir été traînée à la barre par les cheveux.
— Depuis combien de temps assistiez-vous Sobieski ?
— Un an environ.
— Reprenez par le début, s’il vous plaît.
Delage savourait de voir la petite insolente à terre. Tant de gens lui avaient tenu tête durant ce procès…
— Au début, je m’occupais de ses courses. J’achetais ses couleurs, ses châssis, ses toiles. Je tenais aussi les comptes. Philippe était très exigeant là-dessus. Il voulait une compta irréprochable.
— Rien ne vous semblait bizarre ?
— Si. Lui-même se procurait des trucs étranges.
— Comme quoi ?
— Des toiles anciennes, sans le moindre intérêt.
— À l’époque, où travailliez-vous ?
— Dans les bureaux de son atelier, je veux dire : l’officiel.
— Quand vous a-t-il emmenée dans l’autre, celui de la rue Adrien-Lesesne ?
— Je dirais… six mois plus tard. Il m’a expliqué qu’il y expérimentait des pigments, qu’il y faisait des recherches que personne ne devait voir.
— Vous l’avez cru ?
— Oui et non. Il avait l’air de fabriquer lui-même ses couleurs, de tester des produits chimiques. Y avait aussi ce four gigantesque… C’était bizarre.
— Vous aviez peur ?
— Pas du tout. On couchait ensemble depuis longtemps.
Delage soupira.
— Quand vous a-t-il appris la vérité ?
— Plus tard encore. Il m’a dit qu’il y avait deux peintres en lui. Celui que je connaissais et… Goya en personne.
— Qu’est-ce que vous avez pensé à ce moment-là ?
Junon eut un bref sourire. Ses signes d’échauffement s’estompaient, ses traits d’oiseau retrouvaient leur netteté. Avec son nez imposant et son regard translucide, l’étudiante semblait à la fois déterminée et rêveuse, coupable et innocente.
— Je me suis dit qu’il était génial.
Le président parut réprimer une réflexion personnelle — sans doute une injure — puis continua :
— Vous avez réalisé qu’il fabriquait des faux qu’il vendait ensuite ? Que ce commerce était un acte de pure escroquerie à des fins mercantiles ?
— Il ne présentait pas les choses comme ça.
— Je m’en doute.
— Il ne voulait pas seulement peindre dans le style de Goya mais produire des œuvres jaillies du passé. Il disait… (sa voix tremblait)… qu’il avait ouvert une faille dans l’espace-temps. (Elle lui lança un regard énamouré.) C’était fascinant.
— Surtout illégal.
Junon haussa les épaules et planta son regard de cristal dans les yeux du juge.
— Je suis étudiante aux Beaux-Arts depuis quatre ans. On m’a enseigné le dessin, la peinture, la sculpture. J’ai effectué des stages, des boulots d’assistante auprès de peintres reconnus. Je n’ai jamais autant appris sur l’art qu’en quelques mois avec Sobieski. Avec lui, j’ai eu accès à… l’essence même de la peinture.
Chacun écoutait religieusement. En changeant de nature, le crime avait aussi transformé son public : les curieux et les voyeurs piapiateurs étaient devenus des fidèles soumis et silencieux.
— Revenons à la nuit qui nous intéresse, reprit Delage, qu’avez-vous fait pour Sobieski durant ces quelques heures ?
— On s’est occupés de la cuisson du tableau. Grâce à cette technique, Philippe réussit à reproduire en quelques heures un séchage de plusieurs siècles. Mais il faut surveiller en permanence la toile, vérifier que la peinture ne se détériore pas… C’est ce qu’on a fait cette nuit-là.
— Vous avez conscience que ce témoignage va vous envoyer en prison ?
— Oui.
— Qu’avez-vous à dire de plus ?
Junon se redressa : elle était comme une Jeanne d’Arc, à la fois héroïque et sacrifiée, fière et vaincue.
— Je ne regrette rien, clama-t-elle avec emphase.
Corso attendait presque des applaudissements mais le président prit tout le monde de court en déclarant :
— Compte tenu des nouveaux éléments apparus, compte tenu de la révision nécessaire des faits énoncés, compte tenu des investigations et des expertises devant être engagées afin de vérifier les dires des témoins et de l’accusé du procès, la cour demande un supplément d’enquête et désigne l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels pour mener à bien cette mission. Les sessions reprendront le 22 novembre 2017.
Une violente cacophonie éclata dès les dernières paroles du maître de séance. Déjà, les magistrats se levaient sans un mot, les jurés se regardaient sans comprendre, les accusateurs semblaient avoir les jambes coupées.
Mais le meilleur se passait à droite : Claudia Muller avait plaqué sa main sur la vitre du box, alors que Sobieski y superposait la sienne. Le geste de tous les amoureux au parloir. Ces deux-là étaient donc ensemble.
Corso se laissa guider par la foule qui déferlait vers le couloir. Les journalistes étaient dans un état de surexcitation proche de la transe. Les cameramen tentaient de filmer un avocat ou un témoin. Les reporters radio tendaient leur micro à l’aveugle. Les chroniqueurs judiciaires téléphonaient, pliés en deux, comme s’ils venaient d’encaisser un uppercut au foie.
Le flic parvint à s’extraire enfin de la cohue et courut vers l’arrière du Palais de Justice. Il avait perdu à plate couture mais il voulait tout de même voir Claudia, assumant son échec et sa médiocrité.
— Corso…
Il tourna la tête : elle était là, près d’une colonne, à fumer calmement. Elle portait encore sa robe blanche et noire qui claquait au vent comme un drapeau de pirate.
— T’es un bon enquêteur, Corso, pas de doute là-dessus. Mais cette vérité-là, tu pouvais pas la capter. Sobieski est un génie et tu es… un simple flic.
Corso regagnait sa voiture quand on l’interpella de nouveau, près de la place Dauphine. Il se retourna et reconnut Rougemont, l’avocat général, en costume de toile claire.
— Venez avec moi.
Ce n’était pas une invitation mais un ordre. Un quart d’heure plus tard, ils pénétraient au Balzar, rue des Écoles, dans le quartier de la Sorbonne. Encore une brasserie. Encore une décoration dans les beiges et consorts. Encore cette atmosphère qui cherchait à flatter une nostalgie pour une époque révolue, mais quelle époque au juste ?
Rougemont le mena à une table en arrière-salle. Trois conspirateurs les attendaient. Le juge Thureige, monsieur « Elle va nous crucifier », lui sourit : Mission accomplie, Miss Muller… Pour les deux autres, il eut plus de mal à les reconnaître sans leur costume professionnel. L’avocate de la partie civile, maître Sophie Zlitan, en robe blanche d’été, ressemblait à une théière en porcelaine avec son couvercle doré. Un peu comme les objets animés de L’Enfant et les Sortilèges de Ravel. Au fond du box, Son Altesse en personne, le président de la cour : Michel Delage. Avec sa chemise rose à manches courtes, il avait maintenant l’air d’un directeur d’agence commerciale de province.
Tout ça pour ça, songea Corso. Retirez le marbre et l’hermine, vous obtiendrez une brochette de petits bonshommes claquant des dents pour leur réputation et leurs points de retraite.
— S’il vous plaît, ordonna Delage, éteignez vos portables et posez-les sur la table.
Corso faillit éclater de rire : on était en plein complot.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le président à la cantonade.
En tombant l’habit, il avait aussi renoncé à toute prétention.
— Vous l’avez dit vous-même à la fin de la séance, fit Thureige. Il faut rouvrir l’instruction pour un supplément d’informations, ordonner des expertises des Pinturas rojas…
— On ne fait pas le procès d’un faussaire, fit Rougemont.
— On fait le procès d’un assassin qui s’avère être un faussaire, coupa le juge. Vous devez avant tout vérifier ce fait.
Sophie Zlitan s’agita sur sa chaise. Des effluves de parfum circulèrent autour de la table comme des esprits invisibles.
— Va falloir bosser avec l’Espagne ?
Les procédures internationales étaient le cauchemar de tout juriste — de la paperasse au kilo, du temps dilaté comme dans un univers parallèle, des interlocuteurs qui ne pouvaient pas déplacer une feuille sans la foutre en quarantaine à la douane.
— Pas forcément, répondit Thureige. Si l’OCBC parvient à convaincre la Fondation Chapi de prêter les tableaux, ils pourront mener toutes les analyses en France. Je n’y connais rien mais à mon avis, c’est l’affaire de quelques mois.
— Ils n’accepteront jamais, rétorqua Zlitan. A priori, ces toiles ont une valeur inestimable.
— Ils voudront justement savoir si elles sont si précieuses ou si elles sont fausses. Vous êtes obligés aussi de suivre les autres petits cailloux que Sobieski a semés, vérifier la programmation de son putain de four, refaire une perquisition rue Adrien-Lesesne sous ce nouvel angle. À mon avis, vous n’obtiendrez que des confirmations.
Corso les écoutait, incrédule : impossible que ces magistrats boivent un café ensemble, loin des regards des journalistes, loin de toute déontologie et même de la légalité — il ne manquait que Claudia Muller.
Zlitan reprit la parole. Ses cheveux blonds scintillaient dans un rayon de soleil égaré jusqu’à l’arrière-salle.
— Si c’est le cas, fit-elle, on est morts. Avec les témoignages de Diane Vastel, du coach sexuel et de l’autre Anglais, ajoutés à la détermination de la petite au chapeau et aux preuves de la présence de Sobieski dans son atelier clandestin la nuit du meurtre de Sophie Sereys, les jurés le libéreront dans l’heure.
Il y eut un silence. C’était leur propre condamnation qu’ils semblaient maintenant redouter.
— Les réglages du four ne prouvent pas la présence physique de Sobieski, tenta Rougemont.
— François, je t’en prie, répliqua Delage. Qui croira qu’il a laissé la cuisson de son faux tableau à une gamine à peine sortie des Beaux-Arts ?
— Alors on doit retrouver ce tableau.
— Peine perdue. Sobieski ne balancera rien sur ce sujet. Et rien ne l’y oblige. Il faut surtout vérifier que les programmations ne peuvent pas être truquées. Si c’est le cas, Sophie a raison : c’est plié.
Les magistrats essayaient de digérer qu’ils n’auraient pas la peau de Sobieski — et, accessoirement, qu’ils allaient passer pour des cons, ou tout au moins des incompétents.
Mais restait la dernière énigme : que foutait-il là, lui ? Pourquoi l’avaient-ils invité à cette réunion secrète ?
Il n’eut pas à poser la question : tous les regards se tournèrent vers lui.
— On a besoin d’un autre coupable, assena Delage.
— C’est-à-dire ?
— Vous connaissez le dossier par cœur. Pensez-vous qu’on puisse trouver un autre suspect avant la reprise du procès ?
Rougemont, Zlitan et Thureige semblaient suspendus à sa réponse. Sa gorge était sèche mais il n’avait pas touché au Perrier qu’il avait commandé.
— J’ai travaillé pendant des semaines sur ce dossier. On a creusé toutes les autres pistes. Jamais un suspect, même de loin, n’a pointé son nez.
— Sobieski a toujours crié au coup monté, intervint Thureige.
— Vous-même, vous avez fouillé de ce côté : ses ennemis en taule, etc. Personne n’aurait pu commettre des crimes pareils et se débrouiller pour lui faire porter le chapeau.
Thureige acquiesça de mauvaise grâce.
— On vous demande juste de trouver quelque chose, reprit Delage.
— Je ne suis plus à la Crime.
— Je n’ai pas saisi la Crime mais l’OCBC. Vous êtes bien rue des Trois-Fontanot, non ?
— Je suis à l’OCRTIS.
— On n’a qu’à vous transférer à l’OCBC. Vous seriez d’accord ?
Corso ne répondit pas tout de suite. Pour dire la vérité, il était prêt à mener cette enquête en douce, même si on ne lui avait pas demandé. Il avait misé sur la culpabilité de Sobieski, en son âme et conscience, depuis plus d’une année. Tout venait de voler en éclats et il serait resté comme ça, sans suspect, sans assassin, dans une telle histoire ? Impossible.
— Vous ne pourrez jamais me faire muter aussi vite mais je vais me mettre sur le coup de toute façon. Je travaillerai en sous-main avec les gars qui vont reprendre le flambeau.
Sa réponse parut satisfaire tout le monde.
Sophie Zlitan, qui s’agitait depuis un moment, finit par lâcher la question qui tue :
— Vous y croyez, vous ?
— À quoi ?
— À l’innocence de Sobieski dans l’affaire des meurtres.
Corso décida de jouer cartes sur table :
— Ça fait plus d’un an que je suis convaincu de sa culpabilité. Aujourd’hui, de nouveaux faits me forcent à faire machine arrière mais je ne peux pas oublier ma conviction en une heure. Je connais bien Sobieski et je peux vous assurer qu’il est coupable. De quoi au juste ? C’est ça, la vraie question. Mais j’exclus pas que tout ce bordel soit une boucle plus large dans son plan. Il a toujours envisagé de se faire choper et il a peut-être préparé un alibi d’une extrême sophistication.
Tous acquiescèrent, mais comme des plongeurs dont les réserves d’oxygène sont comptées. Ils n’aimaient pas descendre dans ces profondeurs. Trop de vices, trop de ténèbres, trop de duplicité. Corso n’était pas comme eux : il pouvait tout imaginer et avait l’habitude de voir le pire se confirmer.
Il sentit qu’il fallait leur laisser un os à ronger :
— Je vais faire le maximum, lança-t-il avant de sortir, comptez sur moi.
Bien sûr, le transfert de Corso n’arriva jamais.
Le jour où un avocat général et un président de tribunal pourront décider des mutations des flics n’est pas pour demain. Les mois passèrent et Corso resta à sa place, c’est-à-dire sur sa chaise de l’Office des Stups. Pour mener l’enquête, il dut travailler à l’italienne : poser sa veste sur le dossier de son siège et disparaître tous les après-midi.
Pour ce travail souterrain, il bénéficiait d’un avantage. En septembre, l’OCBC avait fait appel à la Crime pour rechercher de nouveaux suspects, alors qu’eux-mêmes se chargeaient de la partie « faussaire » du dossier. Or c’était Barbara Chaumette, alias Barbie, passée chef de groupe au printemps précédent, qui avait hérité du dossier.
Avec Barbie, ils avaient repris la longue liste des ennemis de Sobieski — tous ceux que « le Juge » avait humiliés, châtiés, mutilés à Fleury. Ils s’étaient aussi renseignés sur les éventuels criminels qu’il aurait balancés aux matons ou aux flics. Ils étaient parvenus aux mêmes conclusions que Thureige : aucun gaillard de cette liste ne pouvait avoir combiné tout ça.
Corso s’intéressa aussi au nouveau biotope de Sobieski : l’art contemporain. Pouvait-il avoir provoqué un collègue, un galeriste ou un collectionneur au point de susciter un tel désir de vengeance ? Bien sûr que non. Le marché de l’art n’était pas un univers d’enfants de chœur, mais de là à trouver des serial killers au détour de la FIAC ou de la foire de Bâle, il y avait un pas de géant que personne n’aurait franchi.
L’automne leur tomba dessus et, malgré son absence de résultats, Corso finit par se familiariser avec cette nouvelle thèse. On avait voulu compromettre Sobieski en tuant des pauvres filles et en disséminant des indices accusateurs. Ces éléments, directs ou indirects, découverts dans le sillage du peintre pouvaient être considérés comme les pointillés disposés par un assassin vengeur. L’utilisation des sous-vêtements (comme dans le meurtre des Hôpitaux-Neufs), les nœuds rappelant la technique du shibari (pratiquée par Sobieski depuis plus de vingt ans), le mode opératoire évoquant Goya, le modèle du peintre, et bien sûr les victimes elles-mêmes, maîtresses du suspect…
Corso apprivoisait ce scénario avec réticence — et même répulsion. Admettre s’être planté à ce point, pour un flic, ça la foutait mal. Parfois, il appelait au secours, en guise d’élément contradictoire, le meurtre de Marco Guarnieri. Mais finalement, pourquoi ne pas imaginer un tueur suivant Sobieski (comme Corso l’avait fait lui-même) et tuant dans son sillage un petit dealer selon le même mode opératoire ?
Quand il était fatigué de se ronger les neurones avec cette théorie, Corso passait au Sobieski faussaire. De ce côté, les preuves se multipliaient. Les gars de l’OCBC avaient retrouvé à Fleury des cahiers d’esquisses et même des toiles qui démontraient qu’il avait toujours cherché à imiter les anciens, en premier lieu son maître et modèle, Francisco Goya.
On avait ainsi déniché une Gallina ciega et une Agustina de Aragón, des toiles majeures du maître espagnol, parfaitement reproduites. Les flics avaient aussi découvert, dans un faux plafond du pavillon de la rue Adrien-Lesesne, des contrefaçons en pagaille : des tableaux qui synthétisaient des leitmotive de Goya dans des œuvres inédites. Sobieski avait bien réalisé son rêve, devenir le « peintre-diable » en personne.
Les OPJ s’étaient aussi penchés sur les années qui avaient suivi la libération de Sobieski. L’ex-taulard avait dit vrai : il avait passé trois années dans un atelier de restauration de la rue Cler, dans le VIIe arrondissement, où il s’était confronté aux problèmes chimiques liés à la restauration des couleurs anciennes. Selon le propriétaire de l’atelier, quand Sobieski l’avait quitté, il maîtrisait la plupart des difficultés techniques de la contrefaçon.
L’OCBC avait également décrypté la comptabilité du peintre. Ses revenus ne cadraient pas avec son train de vie. Même si sa cote était au plus haut, Sobieski ne pouvait rendre compte de ses dépenses (il avait payé cash la manufacture de Saint-Ouen). D’où venait tout ce fric ? De la vente de ses faux tableaux, bien sûr…
Sur ce terrain spécifique, l’OCBC s’était cassé les dents. Pas moyen de savoir, par exemple, combien la Fondation Chapi avait acheté les Pinturas rojas. De tels organismes étaient protégés par le secret et, en l’occurrence, les Espagnols ne souhaitaient pas ébruiter la fortune qu’ils avaient déboursée pour l’acquisition de faux réalisés par un ancien taulard.
On avait bossé sur la filière de Sobieski mais là non plus, pas le moindre résultat. Impossible de découvrir comment le peintre parvenait à refourguer ses faux ni à quel prix. Il avait sans doute des complices — des galeristes — et d’autres intermédiaires (en général, on prétendait que l’œuvre provenait d’une succession, d’une collection privée ou même du grenier d’un château… mais il était très difficile, voire impossible, de remonter ce genre de circuit).
Dans le cas de Sobieski, personne ne savait même combien de contrefaçons il avait réussi à vendre. Bien sûr, ses registres ne mentionnaient pas un seul chiffre concernant son petit commerce. Par ailleurs, un homme qui ne possédait pas de téléphone portable s’y entendait pour ne laisser aucune trace, quelle qu’elle soit.
Les flics n’insistèrent pas. Les Pinturas rojas suffisaient à démontrer que Sobieski était un faussaire majeur et indirectement qu’il avait passé la nuit du meurtre de Sophie Sereys dans son atelier (l’analyse de la mémoire de son four avait confirmé une activité constante à cette date).
Corso rongeait son frein. Toute cette histoire le rendait malade. La nuit, il rêvait de Goya traçant ses cauchemars sur les murs de la Quinta del Sordo. Puis les images se brouillaient et c’était Sobieski qui peignait ses Pinturas rojas sur les parois de sa cellule. Finalement, dans une sorte de fondu enchaîné propre aux univers oniriques, c’était lui, Corso, qui se retrouvait derrière les barreaux, cerné par les visages béants de Sophie Sereys, Hélène Desmora, Marco Guarnieri… Les morts le suppliaient de les venger, de retrouver leur assassin, de leur offrir la paix. Mais Corso était enfermé, il s’écorchait les ongles contre les murs et hurlait pour essayer de couvrir les voix des fantômes qui le torturaient.
Il se réveillait en sursaut, laqué de sueur, l’estomac retourné… Dans ces moments-là, il songeait à Claudia Muller. Aucune nouvelle de l’avocate. Or, durant ces derniers mois, il n’avait cessé d’espérer un coup de fil. Lui-même avait été tenté mille fois de la contacter. Mais pour lui dire quoi ? Au fil de leurs brefs contacts, il avait cru…
Qu’est-ce qu’il avait cru au juste ?
Comme prévu, le rappel sonna le 22 novembre 2017.
On prend les mêmes et on recommence. Mêmes magistrats, mêmes avocats, mêmes jurés, même accusé… Pourtant, ce n’était plus le même procès. Dans la salle des assises, on avait accroché au-dessus des lambris les toiles retrouvées dans le pavillon de Sobieski. A priori, que des peintres espagnols, des XVIIe et XVIIIe siècles : Juan de Valdés Leal, Francisco Pacheco, Francisco de Zurbarán… et bien sûr Goya. Des grands portraits d’hommes barbus portant de larges fraises autour du cou, des saints aux traits tourmentés, des scènes de cour…
Le plus poignant dans ces œuvres était qu’il s’agissait sans doute de simples brouillons, ou encore de ratages que Sobieski conservait afin de réutiliser le support proprement dit. Or même un néophyte pouvait admirer leur maîtrise — pour un regard non expert, elles paraissaient parfaites, c’est-à-dire authentiques.
Dans son box, Sobieski renaissait de ses cendres : innocent des crimes odieux dont on l’accusait, coupable des tableaux magnifiques qui décoraient la salle et qu’on allait facilement lui pardonner. Pour l’occasion, il avait revêtu un de ses costards les plus flashy, confectionné dans un tissu blanc satiné qui semblait éclairer toute la salle. On l’avait aussi autorisé — tout un symbole — à porter un de ces borsalinos dont il raffolait. L’artiste était vraiment parfait : drapé de blanc, il ne semblait plus démodé mais au contraire tout droit sorti d’un clip de rap, tapageur et bling-bling. Voilà donc à quoi ressemblait le « Goya du XXIe siècle ».
La matinée fut celle des experts.
Après la flamboyance du décor, déception. Chacun s’attendait à un show et voilà que des chimistes venaient parler du rayonnement issu du radium-226 et des désintégrations successives de l’uranium-238 à travers le temps.
Personne ne comprit quoi que ce soit mais la conclusion des mesures était sans appel :
— Les Pinturas rojas sont des faux réalisés moins de douze ans avant notre analyse et attribués, par erreur, à Francisco Goya, conclut le chef des experts. C’est ce que démontre sans le moindre doute le rayonnement du plomb contenu dans la céruse utilisée dans ces tableaux.
En guise de confirmation, d’autres spécialistes déboulèrent et se lancèrent dans une analyse fine de la programmation du four de la rue Adrien-Lesesne. De nouveau, magistrats, jurés et public durent se farcir de longues explications incompréhensibles, mais la conclusion était claire :
— Les cuissons successives mémorisées par le four durant la nuit du 16 au 17 juin 2016 démontrent qu’elles ont respecté un processus accéléré de séchage d’une toile ancienne ayant été peinte récemment…
Aucun doute, c’était bien Philippe Sobieski, l’orfèvre, le virtuose, le faussaire génial, qui était aux fourneaux. On pouvait bien sûr imaginer que quelqu’un d’autre, cette nuit-là, avait réglé l’engin et traité l’œuvre mystérieuse, mais plus personne n’y croyait. On avait démasqué un alchimiste au travail, pas un assassin en flagrant délit. Philippe Sobieski était innocent du meurtre de Sophie Sereys.
Corso s’attendait à voir apparaître encore Junon Fonteray, mais le président de la cour appela un personnage inconnu du nom d’Alfonso Perez.
À ce moment-là, une surprise fit frémir le public : l’homme qui s’avançait était habillé exactement comme Sobieski, costume clair et chapeau crème à bandeau noir. Une sorte de double de l’accusé, dans une version chic et méditerranéenne — et beaucoup mieux conservée.
Alfonso Perez se planta devant la barre et s’appuya dessus, bras tendus, comme un homme qui s’apprête à commander un whisky derrière le zinc d’un bar.
— Vous jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité, de parler sans haine et sans crainte, dites : « Je le jure. »
— Je le jure.
Ces quelques mots suffirent à révéler un accent de rocaille.
— Veuillez décliner votre identité, votre âge, votre métier.
— Alfonso Perez, 63 ans, industriel.
— Vous êtes aussi collectionneur ?
Corso, en quelques questions-réponses, comprit la situation. Contrairement à ce qu’on avait cru jusqu’alors, les trois Pinturas rojas n’étaient pas la propriété de la Fondation Chapi. Elles avaient été prêtées par Alfonso Perez, milliardaire madrilène, amateur d’art renommé. C’était lui, et lui seul, qui avait acheté les faux Goya.
— Je possède la plus importante collection privée de tableaux espagnols allant du XVIIe au XIXe siècle, expliqua Perez en bombant le torse.
— Cette collection s’articule autour de Francisco Goya, non ?
— Non. Goya est mon peintre préféré mais il y a peu de choses à acquérir sur le marché.
— Comment avez-vous fait la connaissance de Philippe Sobieski ?
— Je ne l’ai jamais rencontré. Il avait choisi comme intermédiaire un galeriste réputé de Madrid, Fernando Santa Cruz del Sur.
Le président leva le bras et fit une annonce à la cantonade :
— Je dois préciser que ce galeriste est décédé d’une crise cardiaque il y a deux ans. C’est pourquoi vous ne le verrez pas à la barre aujourd’hui.
Perez reprit la parole et se lança dans une histoire alambiquée de succession — celle qu’on lui avait racontée à l’époque — concernant une famille de la région de la Quinta del Sordo qui possédait ces trois toiles en ignorant leur auteur (les tableaux n’étaient pas signés).
L’accent de Perez était fascinant. Les accords rêches d’une guitare sombre, un flamenco sauvage qui vous tordait la gorge et vous tirait des larmes.
L’homme tenait toujours la barre d’une main et avait porté l’autre à la hanche, comme prêt à dégainer une épée à la manière d’un hidalgo. En l’observant, Corso réalisait deux vérités cruciales.
La première, c’était Perez, et non Sobieski, qu’il avait poursuivi à la Fondation Chapi. La deuxième, plus troublante, était que l’Espagnol aurait fait un coupable idéal. Non parce qu’il portait un chapeau et un costard blanc, mais parce qu’il avait un mobile : la vengeance. Il aurait pu vouloir détruire celui qui l’avait trompé et humilié. Ce n’était pas une affaire d’argent — Perez n’était pas à ça près — mais d’honneur : avec les toiles rouges de Sobieski, l’Espagnol avait perdu sa crédibilité de collectionneur.
Pour prendre sa revanche sur celui qui avait eu l’outrecuidance de lui vendre des faux Goya, Alfonso Perez avait tué de pauvres filles dans le seul but de faire accuser Sobieski et de l’envoyer au trou pour le restant de ses jours. Il avait choisi des maîtresses du peintre, les avait ligotées comme le faisait le taulard à l’époque de Fleury et il avait défiguré ses victimes à la Goya — toujours pour confondre Sobieski qui n’avait jamais caché sa passion pour le peintre-diable.
Mais cette machination fonctionnait à deux vitesses : Perez avait aussi opté pour ces mutilations afin de faire comprendre à l’escroc d’où venait la vengeance et pourquoi il allait tomber. Ces visages défigurés, claire allusion aux petites toiles rouges, étaient un message destiné non pas aux flics ni au public, mais à Sobieski lui-même…
À ce moment-là, les mots de Claudia Muller lui revinrent en tête : « … le vrai tueur… Il sera là, avec nous, au tribunal. Vous n’aurez qu’à le cueillir à la fin de la séance. »
Corso lança par réflexe un regard à l’avocate, qui elle-même contemplait Alfonso Perez avec gourmandise. Aucun doute, c’était le suspect qu’elle avait choisi de jeter en pâture aux juges et aux jurés. Sans doute allait-elle le rappeler le lendemain à la barre pour tenter de le confondre.
— À aucun moment, demandait le président Delage, vous ne vous êtes douté que ces tableaux étaient des faux ?
— Jamais !
Agrippé à la barre, Perez avait presque crié. Sous le chapeau, la colère et l’humiliation déformaient ses traits.
— Aviez-vous fait expertiser les toiles ?
— Évidemment ! Tous les tests de l’époque ont certifié leur authenticité.
Perez mentait par omission : après l’achat des Goya, pris d’un doute, il avait fait pratiquer de nouvelles analyses. Cette fois, la contrefaçon avait été démontrée. Et Perez avait compris qu’il s’était fait avoir…
Il n’avait rien dit pour sauver la face mais il avait mûri un projet de vengeance à l’encontre de celui qui avait osé le tromper.
Corso ne voulait pas aller plus loin dans ses suppositions : pas assez d’éléments, trop de roman. Il se recroquevilla et s’efforça d’écouter encore, se mettant dans une sorte d’apnée mentale jusqu’à la fin de la séance.
— Je te dérange ?
— Toujours.
— Je plaisante pas, j’ai besoin de ton aide.
— Je t’écoute.
Roulant vers son appartement, Corso résuma la situation à Barbie : un nouveau suspect, une sorte de clone de Sobieski, plus chic et plus riche, à la sauce tapas ; l’hypothèse d’une vengeance à deux vitesses ; une manipulation de grande ampleur qui allait sans doute exploser aux yeux de tous avant la fin du procès.
Barbie, en guise de commentaire, émit un sifflement incrédule.
— Tu peux me trouver des infos précises sur lui ?
— Je vais essayer.
— Ça urge. Muller va le rappeler à la barre — son soi-disant coupable, c’est lui. Je veux le choper avant elle, tu piges ?
Barbie demanda de sa voix sèche :
— Et si tu te plantes ?
— Trouve les infos. Je te jure qu’on va se le faire. N’oublie pas non plus d’appeler l’agent de liaison à Madrid. Si j’ai bien compris, Alfonso Perez est une figure locale.
Il parlait avec précipitation. Après des mois de morne plaine, l’enquête trouvait soudain un nouveau souffle. Une accélération façon 0-100km/h en quelques secondes…
Mais Barbie calma le jeu :
— Je comprends pas ton histoire. Selon toi, Perez visait à faire tomber Sobieski pour homicide. Or tout le truc s’est retourné contre lui : Sobieski va être innocenté des crimes, et le scandale des toiles rouges est révélé, ce qui fait passer Perez pour un con.
Corso y avait déjà pensé : la vengeance de Perez avait totalement raté et l’Espagnol ne pouvait pas ne pas avoir envisagé que Sobieski, pour sauver ses miches, avouerait son activité de faussaire. Mais le flic était certain que la volonté de détruire celui qui l’avait arnaqué était plus forte chez Perez que l’espoir — fragile — de sauver la face.
— J’ai pas la réponse à tout pour l’instant, se borna-t-il à dire. Mais je serais pas étonné qu’il ait un autre tour dans son sac.
— Je te rappelle quand j’ai les infos.
— N’oublie pas le plus important : je veux connaître son hôtel à Paris.
— Qu’est-ce que t’as encore en tête ?
— Seulement ne plus le lâcher dès ce soir.
Il raccrocha et se mit en devoir de régler un autre problème : Thaddée. Fini le temps où il pouvait se lancer dans des filatures impromptues ou planquer toute une nuit en passant un simple coup de fil à Émiliya. Désormais, durant « ses » semaines il devait être au taquet à 19 heures pour prendre le relais de la baby-sitter. Il l’appela pour savoir si elle serait d’accord pour une poignée d’heures sup’ : No way. La jeune femme avait son cours de chinois aux Langues O à 20 heures.
Corso réfléchit. Pas question d’appeler Émiliya. Il choisit une option à peine meilleure, Miss Béret. La jeune femme, ces derniers mois, avait eu le temps de rencontrer Thaddée et de l’apprivoiser.
Stéphane répugnait à lui demander ce genre de service qui lui conférait une importance dans sa vie qu’il ne souhaitait pas lui accorder. Bien sûr, elle accepta et il se sentit rempli d’une soudaine gratitude pour cette partenaire à qui il donnait si peu et qui lui rendait tant.
Quand il raccrocha, il essaya d’imaginer un lien entre le monde infernal dans lequel il vivait — celui des Sobieski et des Perez, des femmes défigurées et des faux Goya — et le confort paisible dans lequel évoluaient son propre fils ou Miss Béret. Le seul lien entre ces deux univers sans le moindre rapport était lui-même, un vrai fusible en surchauffe, toujours à deux doigts de sauter pour de bon.
Son portable vibra dans sa main : Barbie, déjà.
Sans doute des nouvelles du loup de Madrid.
Le quartier de la rue de la Huchette ressemblait à un mauvais bilan de cholestérol. Des veines et des artères saturées de gras, où la populace avait bien du mal à circuler. Des ruelles dégoulinantes où des restaurants grecs et des stands de kebabs s’entassaient porte à porte. Cette petite zone surpeuplée avait réussi ce que deux mille ans d’histoire avaient échoué à réaliser : réconcilier les Grecs et les Turcs à force d’huile surchauffée et de menus touristiques.
Corso marchait au pas de course, zigzaguant parmi les passants emmitouflés, les oreilles agressées par les faux musiciens crétois, tous maghrébins, qui jouaient le sirtaki façon couscous. Il ne cessait de croiser de la flicaille en noir armée jusqu’aux dents et équipée de chiens, terrorisme oblige, ajoutant un petit air de parano à ce quartier déjà oppressant. Sans compter les décorations de Noël qui alourdissaient encore le tableau : guirlandes lumineuses, étoiles de néons, scintillements en tout genre…
Contre toute attente, Perez n’était pas descendu dans un palace parisien mais dans un modeste trois-étoiles de Saint-Michel : discrétion, discrétion… Dès qu’il avait reçu l’info, Corso s’était précipité afin de planquer non loin de l’hôtel Saint-Séverin, près de l’église du même nom. En observant la façade, il avait l’impression de guetter la grotte d’un prédateur qui léchait ses blessures. Perez se cachait : il portait encore cette plaie d’orgueil vive, cette humiliation sanglante que rien ni personne — pas même la vengeance — ne pourrait apaiser.
Sur le coup des 21 heures, frigorifié, Corso entra dans une crêperie dont la salle minuscule offrait une vue idéale sur l’hôtel. Un peu plus tard, il reçut des nouvelles de Barbie : une synthèse des renseignements qu’elle avait pu collecter sur le dénommé Alfonso Perez. Pas grand-chose en réalité, mais suffisamment pour confirmer son intuition.
Le milliardaire avait un profil très particulier : après avoir fait de la taule dans sa jeunesse pour violences et escroquerie, il avait réussi à accumuler une fortune dans le business du retraitement des déchets. En d’autres termes, le Frank Nitti de Madrid avait passé la majeure partie de son existence le nez dans les ordures et respirait seulement auprès de sa collection de tableaux.
Il avait eu plusieurs épouses, plusieurs enfants, mais avait toujours vécu en solitaire dans ses multiples maisons. Personne ne savait jamais où il se trouvait, et encore moins où il planquait ses œuvres d’art. De temps à autre, il en prêtait une à un musée, comme les Pinturas rojas à la Fondation Chapi, mais il gardait jalousement l’essentiel de sa collection.
Corso devinait que ces biens constituaient son seul sujet d’orgueil, sa seule passion, et qu’il était particulièrement fier de s’y connaître dans ce domaine. Or un escroc débauché et trivial avait ruiné sa seule raison de vivre.
À 22 heures, Perez sortit de son hôtel. Dans le genre discret, il pouvait mieux faire. Il portait un complet gris clair aux plis souples et impeccables et toujours ce galure qui lui donnait l’air d’un mafieux d’Amérique centrale. En plein hiver, c’est ce qui s’appelait de la fantaisie.
Perez remonta la rue Saint-Séverin à travers la foule. Facile de lui emboîter le pas : le seul homme vêtu de couleur claire dans cette fourmilière. Son chapeau ressemblait au petit drapeau que les guides exhibent pour ne pas perdre leur groupe.
Corso ne savait pas ce qu’il espérait. Perez n’était que de passage à Paris, aucune raison de penser qu’il allait se trahir ou faire quoi que ce soit de répréhensible. Toutefois, cette balade nocturne ressemblait à un match retour après la poursuite de Madrid. Cette fois, Stéphane ne le perdrait pas…
Perez vira à droite, rue de la Harpe, et accéléra le pas. Corso passa la seconde, tourna à son tour, mais découvrit une rue bondée dans laquelle il était impossible de voir à plus de cinq mètres devant soi. Les lampions tremblaient au-dessus de ces milliers de têtes, comme prêts à se décrocher et à électrocuter tout le monde.
Corso plongea dans la mêlée. Il était chez lui à Paris, il n’allait pas se faire semer comme une bleusaille. Soudain, il aperçut le borsalino : Perez venait de prendre encore à droite, rue de la Huchette. Pourquoi revenait-il sur ses pas ?
Le flic se mit à courir. D’un coup, il fut extrait de la foule et comme aspiré sur sa droite. Il se retrouva dans une ruelle déserte, non pas la plus étroite de Paris (celle du Chat-qui-Pêche), à quelques mètres de là, mais une pas mal non plus dans le genre serré et obscur, la rue Xavier-Privas.
Plaqué contre un mur poisseux, il découvrit face à lui la gueule tannée d’Alfonso Perez. Entre eux deux, en guise de premier contact, la lame d’un cran d’arrêt que l’Espagnol tenait comme un voyou du barrio. Le milliardaire n’avait jamais quitté la violence de la rue.
Durant un bref instant, Corso ne put qu’admirer sa figure racée : avec ses arcades sourcilières volontaires, son nez busqué et sa bouche arquée, il était bien plus qu’un Castillan, il était le guerrier des temps antiques, un soldat de l’Iliade…
— Qu’est-ce que tu veux ? gronda-t-il avec toute la colère de sa terre assoiffée dans la gorge, celle qui craque et qui tremble sous le soleil.
— Commandant Stéphane Corso, clama-t-il sans se déballonner. Je vous arrête pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. À partir de cet instant, vous…
— ¡Hijo de puta !
Corso n’eut que le temps de dévier la tête pour éviter le coup de lame. Perez de l’autre main lui serrait la gorge — une force hors nature, hors âge — pour le maintenir en place. Il armait encore son bras quand Corso réussit à lui échapper et à se plier en deux à la manière d’un boxeur esquivant un coup. La lame se planta dans le gras de son épaule — il ne sentit rien sinon la chaleur de son sang qui giclait sur sa nuque. D’un geste réflexe, il tendit le bras et attrapa le poignet meurtrier. Dans la foulée, il décocha de son autre poing un crochet dans le ventre de l’agresseur. Aucune réaction. Ou du moins pas celle qu’il attendait. Perez lui assena aussitôt sur la nuque un coup de poing en forme de marteau qui le mit à genoux. D’où sortait-il cette force d’Hercule ?
Corso leva les yeux et vit la lame surgir de nouveau dans une courbure de lumière, comme volée aux guirlandes à trois pas de là. Instinctivement, il poussa sur ses jambes et frappa de la tête, en mode bélier, le torse de son agresseur. Le coup de couteau fut détourné et Corso gagna quelques secondes. Déjà, Perez contractait son corps pour une nouvelle attaque. Corso lui balança son avant-bras dans la gueule, ce qui eut pour effet de le repousser, mais pas pour longtemps. L’Espagnol revenait encore, enragé…
Le flic lui attrapa une nouvelle fois le poignet. Il l’enroula de son bras gauche, lui tourna le dos et, de sa main droite, s’apprêta à lui péter os et ligaments sur son genou.
À cet instant, Perez eut une convulsion et échappa à la prise. Comme activé par un ressort, son bras partit à toute force en direction de sa propre gorge. Tout se passa en une éclaboussure de temps, Corso ne comprit rien : il lâcha tout et se retrouva couvert de sang.
Tétanisé, il regarda s’écrouler l’Espagnol dont l’artère ouverte giclait en mode tuyau d’arrosage. Il eut la présence d’esprit de reculer pour échapper au jet qui aspergeait la ruelle. À terre, Perez s’éloignait, dans tous les sens du terme. L’incompréhension s’approfondissait dans ses pupilles. Sa main cherchait, à tâtons, le manche de la lame qu’il s’était enfoncée lui-même dans le cou. Enfin, il trouva l’instrument et l’arracha de la plaie. Le résultat fut une ultime gerbe, plus haute, plus puissante, plus décisive.
Corso attrapa le mort sous les aisselles et le cala sous un porche, à l’abri des regards, juste derrière une descente de gouttière.
Il palpa ses propres poches et trouva son portable. Il composa le numéro du salut — il souillait l’écran de ses doigts tachés d’hémoglobine.
— Allô ?
La voix familière de Barbie. Le retour au monde de la surface.
— T’es où ? Tu bosses ?
— À ton avis ? répondit Barbie avec son insolence réflexe.
Il ne l’avait jamais vue quitter le boulot avant 22 heures.
— Viens me chercher, dit-il dans un râle.
— Où ?
— Juste en face. Rue Xavier-Privas.
Elle éclata de rire.
— Ça, c’était avant.
— Avant quoi ?
— Avant qu’on déménage dans le XVIIe.
Dans sa panique, il avait complètement oublié que les brigades du 36 avaient migré à l’autre bout de Paris.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Corso considéra le cadavre à ses pieds.
— Un mort. Il faut que tu me sortes de cette merde.
— Je serai là dans vingt minutes. Débrouille-toi pour tenir.
Au cas où miss Béret n’aurait pas compris que Corso exerçait un métier dangereux et terrifiant, son retour de cette nuit-là aurait eu valeur d’argument définitif. Croûté de sang, hébété, le flic lui balança trois mots avant de passer sous la douche. Une fois sa lucidité revenue, il ne lui en dit pas plus mais accepta qu’elle lui bricole un pansement — sa blessure dans le dos était sans gravité. Ensuite, Corso la remercia puis lui appela un taxi. Il se demandait souvent s’il ne se vengeait pas sur elle de la gent féminine en général et d’Émiliya en particulier.
Côté Saint-Michel, le plan était simple : pas question que la mort de Perez vienne ajourner encore une fois le procès. Barbie et lui avaient donc décidé de faire disparaître les papiers de la victime : son identification demanderait au moins plusieurs jours et les jurés d’ici là auraient pris leur décision. En tout état de cause, Philippe Sobieski allait être acquitté et il serait toujours temps de rouvrir une instruction pour le meurtre des strip-teaseuses autour de la personne d’Alfonso Perez.
Pour ce qui était de l’éventuelle connexion entre cette mort et la personne du commandant Stéphane Corso, les deux flics avaient pris une décision encore plus limite : ne rien dire pour l’instant et attendre les premières constates. Si par malheur un lien était établi entre le milliardaire castillan et l’enquêteur numéro un dans l’affaire Sobieski, Barbie rédigerait un PV d’audition antidaté où Corso donnerait sa version des faits — de la pure légitime défense.
Corso alla embrasser Thaddée. La sérénité de son sommeil n’eut pas l’effet escompté. Le flic fondit en larmes et dut quitter la chambre précipitamment, de peur de réveiller le petit garçon. Il lui était de plus en plus difficile de se convaincre qu’il était du côté des bons et qu’il protégeait des êtres innocents comme Thaddée. Il avait plutôt l’impression d’imposer son monde de violence et de cruauté à la maison, de faire planer au-dessus de son fils un cauchemar permanent.
Il se prépara du café et reprit une douche. Quand il réalisa, la cafetière à la main, qu’il repartait pour un tour, il alla s’asseoir dans le salon et tenta de retrouver ses esprits. Pas moyen d’analyser la situation. C’était pourtant clair. Sobieski était innocent. Perez coupable. Corso avait tué le coupable. Simple, non ?
Son cerveau s’effilochait, un peu comme le corps de Marco Guarnieri dans les eaux noires de la mer d’Irlande. Il en était à sa dixième tasse de café, en vrac sur son canapé, quand on sonna à la porte. Il se prit à espérer des nouvelles positives : Catherine Bompart, sa bonne fée, venant lui annoncer que tout était sous contrôle (mais il ne l’avait pas encore appelée), ou encore Barbie lui confirmant que le corps était déjà à l’IML, sans identité…
C’était Claudia Muller qui se tenait sur son seuil.
— Tu vas me le payer, fils de pute.
Corso ne sut pas quoi répondre. À cet instant, Claudia n’était ni belle ni laide. Elle n’était qu’un bloc d’énergie négative.
— De quoi parlez-vous ?
— D’Alfonso Perez.
Il s’effaça pour la laisser entrer. Dans son sillage, il retrouva le parfum qui l’avait envoûté au café de la Sorbonne.
— Vous voulez boire quelque chose ? tenta-t-il.
— C’était mon coupable, bordel de merde. La seule issue possible au procès !
Corso comprit que, pour une raison inexplicable, Claudia était déjà au courant de tout. Il s’assit sur le canapé et ne chercha pas à jouer au plus fin.
— C’était lui ou moi, expliqua-t-il. Il a tenté de me trancher la gorge. Comment vous êtes au courant ?
Toujours debout, l’avocate fixait un point invisible devant elle, vers la fenêtre. Manteau noir matelassé, bottes brillantes, queue-de-cheval, petit cartable : une vraie combattante qui plaide pour la vie et n’a pas peur de la mort.
— On avait rendez-vous place Saint-Michel, dit-elle plus calmement. Quand j’ai vu les flics qui sécurisaient la rue de la Huchette, j’ai tout de suite compris. Y avait là-bas des OPJ que je connaissais, ils m’ont laissée m’approcher du corps.
— Vous leur avez dit qui c’était ?
Elle eut un sourire qui ressemblait à une cravache.
— C’est donc ça ? C’est toi qui lui as volé ses papiers ? Putain de con…
— Pourquoi vous me soupçonnez ?
Corso s’en tenait au vouvoiement. Pas de familiarité avec l’ennemi.
— Je ne connais qu’un seul flic capable de se battre au fond d’une ruelle avec un assassin sur le point d’être inculpé. Tu es plus dangereux pour la justice que pour les criminels.
— Le danger, c’était Perez.
Claudia secoua la tête, comme si elle avait les cheveux mouillés, mais ne répondit pas.
— Vous alliez lui annoncer vos soupçons ? relança-t-il.
— Je voulais le confronter à mon dossier. Lui expliquer que sa seule chance, c’était d’avouer.
— Dans un café ?
— C’était le plus sûr, une confrontation avec témoins.
Corso ne demanda pas à voir les pièces, il les aurait bien assez tôt sous les yeux.
— Vous auriez fini à la place de Perez, au fond d’une ruelle, la gorge tranchée, continua-t-il.
— Je sais me défendre.
Claudia Muller s’assit enfin. Comme en réaction, Corso se leva et se posta à son tour devant la fenêtre. Il n’y avait rien à voir, à l’exception du mur aveugle de l’hôpital Cochin. Depuis un an, il parlait de déménager…
Se retournant, il considéra cette femme qui ruminait au fond de son siège. Elle lui apparaissait maintenant comme une petite péteuse pour qui le monde du crime se résumait à un terrain fertile pour sa propre carrière. Elle n’en avait rien à foutre des victimes, du vrai coupable ni même de Sobieski — elle voulait simplement gagner, voir son nom dans les journaux, décrocher de nouveaux clients et se faire plus de fric encore.
— Il n’est pas trop tard, reprit-il, les mains dans les poches. Mort ou vivant, Alfonso Perez reste une bonne alternative à la culpabilité de Sobieski. Sa disparition ne vous empêchera pas de l’accuser.
Elle secoua encore la tête — il se rendit compte qu’elle avait vraiment les cheveux mouillés. Il devait pleuvoir mais la violence de la nuit l’avait coupé du monde extérieur pour un bon moment.
— Bougre de con, fit-elle entre ses dents, c’est à croire que t’as jamais fait de droit. Tu ne sais pas qu’on ne peut pas accuser un mort ? Les poursuites s’arrêtent avec les battements cardiaques.
— Votre but, c’est bien de faire acquitter Sobieski, non ?
— Je ne veux pas que Sobieski soit acquitté au bénéfice du doute. Je veux qu’il soit lavé de tout soupçon. Je veux que la vérité éclate au grand jour !
Peut-être que Claudia avait finalement une vocation plus profonde. Peut-être qu’elle vivait vraiment chacune de ses affaires comme une croisade. Ou plutôt — c’était ce qu’il pensait depuis le début — qu’elle était raide dingue d’un peintre édenté qui aimait se faire enfiler par-derrière.
— Je vais témoigner, dit-il en s’approchant. Je vais tout raconter. Son agression est la preuve de sa culpabilité.
— Tu ne comprends décidément rien. Les morts ne peuvent pas répondre des accusations et, de ce fait, ils ne sont jamais tout à fait coupables. L’affaire ne sera jamais résolue.
Cette idéaliste manquait finalement d’expérience : combien de dossiers non bouclés avait-il vus passer ? C’était la trame même de la justice. Pleine de trous, de compromis et de rafistolages.
Elle se leva d’un air mauvais et empoigna son sac.
— Je demande ton arrestation dès demain matin. Pour homicide volontaire et délit de fuite. Ton ADN doit être partout rue Xavier-Privas.
— Ne faites pas ça, dit-il en lui barrant la route. Je ne fuirai pas mes responsabilités mais je dois rester libre. J’ai un fils. Vous le savez. Je dois m’en occuper, je…
— T’es vraiment un loser. Le monde de la justice n’a rien à faire d’une merde comme toi.
Elle le contourna et marcha jusqu’à la porte.
— Crois pas que tu t’en sortiras comme ça. T’es un lâche et un flic pitoyable. Par ta médiocrité, tu as failli envoyer Sobieski au trou pour le restant de ses jours.
— Tout dans le dossier l’accusait, tu le sais comme moi.
Il était passé au tutoiement sans même y réfléchir : on était maintenant dans le dur. Plus la peine de prendre des pincettes.
— Le dossier, c’est toi qui l’as constitué, aveuglé par ta haine de Sobieski. Tu n’es pas allé voir plus loin que ta bite et ton calibre. Je te foutrai dans le box des accusés à la place de Sobieski et de Perez. Et cette fois, Bompart ne pourra pas sauver tes miches !
Dire qu’il s’était pris à imaginer une histoire d’amour avec cette gorgone… Ce n’était pas qu’il n’avait aucune chance, c’était que Claudia Muller ne carburait qu’à la haine. Ou à l’amour dépravé, tordu, comme celui qu’elle vouait à Sob la Tob.
— Tu crois que j’ai pas lu ta bio ? demanda-t-elle en ouvrant la porte. Que j’ai pas compris que Bompart t’a couvert dans une affaire qui…
Elle ne put finir sa phrase : Corso venait de lui attraper la gorge, comme on chope une poule dans une basse-cour.
— Écoute-moi bien, petite-bourgeoise de mes deux, murmura-t-il en la plaquant contre le chambranle de la porte, tu veux enquêter sur mon passé ? Te donne pas cette peine.
— Je…
Il réalisa qu’il était en train de l’étrangler et la lâcha aussitôt.
Elle se massa la gorge mais ne bougea pas. Elle attendait la suite.
— Quand j’avais 13–14 ans, attaqua-t-il, j’me suis retrouvé dans une famille d’accueil à Nanterre, à la cité Pablo-Picasso. Pas tout à fait ton genre.
— Je connais.
— Au Journal de 20 heures ? J’me suis mis à zoner, à me défoncer, à fréquenter des dealers. Parmi eux, y avait un type charismatique. Une pure ordure qu’on appelait Mama. Il m’avait à la bonne et me filait de la dope à l’œil. En réalité, il m’a très vite transformé en esclave sexuel. D’abord pour lui, puis pour ses potes. Son projet était de monter un petit commerce avec mon cul.
Claudia était revenue dans l’appartement. Son visage, dans l’ombre du vestibule, était d’une pâleur luminescente.
Corso tendit le bras, elle eut un recul, mais le flic referma simplement la porte : les voisins n’avaient pas à entendre ses confidences.
— Quand il a commencé les tournantes, j’ai essayé de me sauver. Il m’a alors enfermé dans une cave sans me donner un gramme. Après plusieurs jours, quand il est venu vérifier si j’avais compris la leçon, je lui ai crevé les yeux avec un tournevis et je l’ai poignardé dix-sept fois.
Le visage de Claudia paraissait carrément clignoter dans l’obscurité.
— À l’époque, Bompart dirigeait un des groupes des Stups. Elle surveillait le réseau auquel appartenait Mama. Elle m’a retrouvé au fond de la cave, presque vitrifié par le sang coagulé de l’autre salopard. Je n’avais pas bougé de là, j’étais resté près du cadavre pendant trois jours. Elle m’a sorti de ce trou, elle m’a obligé à passer mon bac et elle m’a foutu à l’école de police à coups de pompes dans le cul. Je suis devenu un des meilleurs flics du 36 mais dans le fond, je suis toujours un assassin.
Claudia avait perdu toute assurance. On pouvait voir qu’elle tremblait sous sa parka matelassée.
— Pour… pourquoi tu me racontes ça ?
— Tu voulais savoir ce qu’il y avait entre Bompart et moi. Cette nuit-là, on a enterré Mama dans une friche industrielle près de la Seine. Crois-moi, ça crée des liens.
— T’as pas peur que je m’en serve contre toi ?
Il rouvrit la porte en retrouvant le sourire, une espèce de sourire funeste de tête de mort.
— Y a prescription, ma belle. C’est pas à toi que je vais apprendre ça.
Elle eut un rictus lugubre à son tour.
— Dans cette affaire, t’es qu’un psychopathe parmi d’autres.
— Avec toi, ça fait deux de plus.
— T’as vraiment le cul bordé de nouilles.
8 heures du matin. Barbie avait pris son temps pour le rappeler.
— Explique-toi.
— D’abord, c’est mon groupe qui a hérité de la rue Xavier-Privas.
— T’étais de permanence, non ?
— Non. Je me suis débrouillée.
— Ensuite ?
— J’ai vu avec l’IJ. Il semblerait qu’il n’y ait qu’un seul sang sur la scène de crime. Celui de la victime.
Corso était en train de glisser les assiettes sales dans le lave-vaisselle, pendant que Thaddée se brossait les dents. Après le petit déjeuner, départ à l’école en catastrophe. Un matin ordinaire dans la famille Corso.
Il ne comprenait pas comment il pouvait enchaîner les gestes de la vie quotidienne après une nuit pareille. Il n’avait pas dormi, ou peut-être quelques bribes de néant entre des plages de lucidité qui ressemblaient à des crises de folie.
— L’IJ a aussi relevé les empreintes. Rien à signaler, mon général. J’avais fait le ménage.
— Tu veux dire…
— Qu’on la ferme pour de bon et qu’on attend l’identification du pépère.
Corso songea à Claudia Muller : allait-elle mettre ses menaces à exécution ? Il résuma la visite nocturne de l’avocate.
— T’as toujours plu aux femmes.
— Je sais pas quoi en penser.
— Oublie. Elle peut rien prouver et, si elle veut témoigner dans cette histoire, c’est moi qui prendrai sa déposition.
Thaddée enfilait ses chaussures dans le vestibule, ployant sous un sac à dos digne des forçats de Cayenne, période Papillon.
— T’as vu les news ce matin ? demanda Corso.
Il avait parcouru les titres des journaux avant le réveil de son fils. Il n’était question que du procès du faussaire et des multiples révélations qui avaient ponctué la première journée des débats.
— Ce procès nous a filé entre les doigts, répondit Barbie d’un ton amer. Mais on en a vu d’autres.
— Faut que j’y aille. On va être en retard à l’école.
Thaddée trépignait déjà sur le seuil de l’ascenseur. Il n’y a pas plus à cheval sur l’horaire qu’un petit garçon en route pour l’école.
— Va compter les points au tribunal, conclut Barbie, et appelle-moi pour le score.
Assis sur son banc, Corso se sentait rassuré : un quidam comme un autre, un anonyme parmi les anonymes. Blafard et nauséeux, pas du tout en état, mais enfin, assez correct pour passer inaperçu.
Selon toute vraisemblance, le président du tribunal allait laisser la parole à la partie civile puis au ministère public pour les réquisitoires. Maintenant que la preuve était faite que Philippe Sobieski était bien un faussaire et qu’il s’était échiné sur son four durant la nuit du meurtre de Sophie Sereys, le reste coulait de source. Il n’avait pas tué Nina Vice. Pas plus qu’il n’avait assassiné Hélène Desmora, alias Miss Velvet. Quant au meurtre de Marco Guarnieri, il n’était pas jugé ici mais plus personne ne pouvait penser — merci Jim « Little Snake » Delavey — que c’était l’œuvre de Sobieski.
« Fini du coup », aurait dit Catherine Bompart. Mais Corso voulait entendre les réquisitoires et surtout la plaidoirie de maître Muller, qui promettait d’être un morceau d’anthologie à propos de l’aveuglement de la police et de la médiocrité des juges d’instruction.
Le président allait donner la parole à maître Zlitan quand Rougemont leva le bras.
— Monsieur l’avocat général, lança le président qui visiblement avait hâte que cette séance finisse, vous connaissez la règle : vous devez attendre que maître Zlitan ait prononcé son réquisitoire pour présenter le vôtre.
— Nous n’avons pas fini de présenter toutes les pièces, Monsieur le Président.
Delage se raidit sur son fauteuil.
— Quelles pièces ?
— Les résultats des dernières analyses. L’OCBC les a versés au dossier hier.
D’un geste, Rougemont fit signe à son assistant de remettre des documents au président, à ses assesseurs, aux jurés et à Claudia Muller. De là où il était, Corso ne pouvait apercevoir qu’une liasse de feuilles agrafées portant des listes ou des tabulations.
Tout le monde était en arrêt, surtout Claudia Muller, qui ne s’attendait pas à un élément de dernière minute.
Le président, après avoir parcouru les pages, leva les yeux.
— Je ne comprends pas. On a procédé à d’autres tests sur les Pinturas rojas ?
— Pas sur les Pinturas rojas, Monsieur le Président, sur des toiles contemporaines de Sobieski. L’OCBC a réquisitionné les pièces no 132, no 133, no 141, no 154 et no 172, qui correspondent à des œuvres placées sous scellés lors de la perquisition effectuée dans l’atelier officiel de M. Sobieski le 7 juillet 2016.
Michel Delage haussa les épaules.
— Pourquoi avoir ordonné ces analyses ?
— Les enquêteurs ont pensé qu’il serait intéressant d’étudier les pigments et autres composants utilisés par l’accusé pour ses tableaux modernes.
— Dans quel but ?
— Afin d’établir une corrélation supplémentaire entre Sobieski l’artiste contemporain et Sobieski le faussaire.
Le président ne paraissait pas convaincu.
— Admettons. Et alors ?
— Ils n’ont identifié dans ces œuvres aucun des composants utilisés dans les contrefaçons.
Le président leva les bras et les laissa lourdement retomber sur la surface de la tribune, manière de dire « Tout ça pour ça ! ». Il s’apprêtait déjà à conclure, quand Rougemont ajouta :
— Mais ils ont trouvé autre chose.
— Quoi ?
L’avocat général chaussa ses lunettes, feuilleta la liasse et s’arrêta sur un passage surligné, qu’il lut à voix haute :
— « Chacune de ces toiles contient des proportions infimes de fer, d’acide folique, de vitamine B12… »
— De quoi s’agit-il ? fit Delage avec impatience.
— De sang, Monsieur le Président. Du sang humain.
Il y eut un silence, puis une sorte d’effarement qui se transforma aussitôt en bruissement nerveux.
Le président réclama le silence mais sa voix manquait de fermeté. Corso lança un coup d’œil à Sobieski et à Muller qui se regardaient, stupéfaits.
Il sentait l’imminence d’un bouleversement. Quelque chose que personne n’attendait. Un souvenir lui traversa l’esprit : des rumeurs à propos du Caravage, peintre sulfureux de la Renaissance, accusé de meurtre et inventeur du clair-obscur. On racontait que l’artiste utilisait du sperme et du sang pour faire vivre plus intensément ses toiles. Sans doute une légende, mais Sobieski aimait se hisser à la hauteur des légendes…
Rougemont avait repris l’énoncé des résultats d’analyses, confirmant que, sur chaque toile réquisitionnée, des traces d’hémoglobine étaient perceptibles. Il lisait d’un ton monocorde, sans se presser ni manifester la moindre émotion.
— En résumé, conclut-il, nous pouvons affirmer que l’accusé incorpore du sang humain aux couleurs de ses tableaux.
Sobieski se dressa dans sa cage de verre.
— C’est faux ! hurla-t-il. C’est un coup monté !
Son visage était comme déchiré, exprimant un désarroi asymétrique, monstrueux, quelque chose d’aussi horrible que les visages mutilés de Sophie Sereys et Hélène Desmora.
— Et qui plus est, un sang différent sur chaque toile, continuait Rougemont, imperturbable.
Claudia Muller se leva d’un bond.
— Dans ces conditions, s’exclama-t-elle, nous demandons un ajournement. Ces nouveaux éléments dont nous n’avons pas eu connaissance nécessitent une contre-analyse et…
— Demande refusée, assena le président. Laissons d’abord finir l’avocat général. Son intervention nous semble riche d’enseignements.
Rougemont, encouragé par cette attitude, ôta ses lunettes et s’avança au centre de la cour, face aux juges et aux jurés. Du coin de l’œil, il paraissait tenir en joue Philippe Sobieski et Claudia Muller.
— Il y a quatre mois, dans cette même salle, le professeur Jean-Pierre Audissier, psychiatre consultant de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, nous a décrit avec précision la pathologie particulière de Philippe Sobieski. L’accusé souffrait, à l’époque de sa détention, d’une hypersensibilité à la peinture. Il voyait vibrer les couleurs, s’animer les sujets des tableaux, jaillir les motifs et les contrastes. Selon le professeur, la pratique de la peinture avait apaisé Philippe Sobieski. Et on peut supposer aujourd’hui que ses contrefaçons de Goya étaient aussi une forme de thérapie…
— Au fait, Monsieur le procureur, au fait…
Rougemont fit quelques pas avant d’enchaîner :
— Les OPJ se sont dit que ce qui apaisait Sobieski, c’était peut-être ce qu’il avait glissé dans chacune des toiles.
— Expliquez-vous.
— Une signature écrite avec du sang.
— Une signature à son nom ?
Encore quelques pas. L’avocat général soignait ses effets.
— Le sang coagulé a la même couleur qu’un pigment ocre ou brun mais pas la même composition chimique. En d’autres termes, un motif peint avec de l’hémoglobine peut se fondre, visuellement, dans une surface rouge foncé, mais ce motif, chimiquement, est d’une autre nature…
— Et alors ?
Le procureur adressa un signe à deux flics en uniforme, qui apportèrent aussitôt quatre grandes toiles de Sobieski enveloppées d’un film plastique transparent et les disposèrent le long de la tribune des juges.
Une prostituée famélique, nue, alanguie sur un canapé.
Une strip-teaseuse vêtue seulement d’un boa de plumes rouges.
Un junk en plein shoot accroupi au fond d’un tunnel.
Un hardeur dépoilé ceinturé d’une étoffe de soie pourpre.
Il y eut dans la salle un mouvement de recul. Les sinistres personnages signés Sobieski semblaient fixer l’assistance du fond de leur monde dépravé.
— Si vous me permettez, Monsieur le Président, je voudrais qu’on tire les stores des fenêtres. J’ai besoin d’obscurité pour ma démonstration.
Sans hésitation, Delage fit un geste — il semblait impatient de voir où le procureur les emmenait. En quelques secondes, la salle fut plongée dans la pénombre et revêtit une inquiétante étrangeté, comme aurait dit Freud.
Les lambris parurent se fondre dans un bain de brou de noix, les robes des magistrats s’absorbèrent dans le clair-obscur. Corso lança un dernier coup d’œil à Sobieski et Claudia : ils avaient l’air perdus, condamnés. C’était comme s’ils se noyaient dans ces grands fonds sans pouvoir réagir.
Pour ces deux-là, la lumière ne reviendrait jamais.
Dès que l’obscurité fut complète, des techniciens de l’Identité judiciaire, vêtus de leurs habituelles combinaisons blanches, firent leur entrée. Du jamais-vu : la salle d’audience du TGI de Paris se transformait en scène de crime.
À l’aide de cutters, ils découpèrent précautionneusement les pellicules plastique protégeant les toiles. Chacun de leurs gestes laissait une trace blafarde. Un ballet de fantômes dans une boîte à cigares géante, et tout ça à 10 heures du matin…
Libérés de leur gangue, les personnages peints par Sobieski acquirent soudain une présence supplémentaire, comme si l’obscurité était leur milieu naturel, là où ils pouvaient réellement s’épanouir.
Rougemont reprit la parole — dans le noir, son timbre paraissait s’élever de partout à la fois, à la manière d’une voix de démiurge :
— Bien qu’invisibles à l’œil nu, ces marques de sang sont réparties selon un ordre particulier. Comme si elles traçaient un « dessin dans le dessin ».
Les techniciens ouvrirent leurs mallettes de polypropylène noires et en sortirent un produit que Corso reconnut aussitôt : un révélateur qui provoque une réaction lumineuse au contact des particules de fer contenues dans le sang.
Le procureur se fendit d’un bref exposé technique et en vint au principal :
— Grâce à cette solution spécifique, nous allons pouvoir découvrir quels dessins invisibles à l’œil nu forment les résidus de sang…
Dans un mouvement presque simultané (vraiment de la nage synchronisée), les techniciens se mirent à pulvériser lentement le réactif sur la surface des tableaux.
Un cri étouffé — tout à fait synchrone lui aussi — circula parmi le public. Le processus de chimioluminescence était engagé. Sur chaque toile, un prénom, tracé en majuscules tremblées, apparaissait.
Parmi les plis du canapé de la prostituée allongée, « SARAH ». Le long du boa de l’effeuilleuse, « MANON ». À la surface du caniveau du tunnel, « LÉA ». Quant à la soie rouge qui entourait la taille du hardeur, elle affichait distinctement « CHLOÉ ».
— Comme vous pouvez le voir, ce sont des prénoms féminins peints en lettres de sang. Dans la mesure où…
— C’EST UN COUP MONTÉ ! répéta Sobieski.
La voix du président s’éleva en retour :
— Maître Muller, dites à votre client de se taire, sinon je le fais évacuer !
L’agitation dans la salle était à son comble. Des gens se levaient, d’autres trahissaient leur serment en photographiant à coups de flashs les tableaux, des flics en uniforme tentaient de les en empêcher…
Les techniciens en combinaison immaculée, un genou au sol, vaporisaient toujours les toiles de Sobieski, révélant de plus en plus nettement les prénoms…
— Les enquêteurs ont comparé ces traces avec les échantillons de sang relevés dans l’atelier de la rue Adrien-Lesesne : de nombreuses similitudes sont apparues. Les sangs sur ces toiles et sur l’établi de Sobieski correspondent aux mêmes victimes.
— Monsieur le Président, cria Claudia Muller, je proteste contre ces allégations !
Le président ne prit même pas la peine de répondre — pour l’occasion, il était descendu de sa tribune, suivi par ses assesseurs et les jurés. Tous contemplaient, fascinés, les personnages lugubres de Sobieski.
Ce fut Rougemont qui répliqua directement à Claudia Muller :
— Oublions mes « allégations », comme vous dites. Et revenons aux meurtres qui sont jugés ici.
Des flics aux mains gantées venaient d’apporter deux nouveaux tableaux. Aussitôt, les gars de l’IJ pulvérisèrent le réactif sur les silhouettes livides.
Deux prénoms luminescents apparurent entre les reliefs de peinture : SOPHIE et HÉLÈNE. Écriture tremblée, lignes obliques mal assurées, mais il n’y avait pas à discuter : les prénoms étaient distincts et brillaient sous l’effet du révélateur.
Tollé dans la salle d’audience : l’assassin avait signé ses crimes au sein même de ses œuvres. La surprise virait à la foire d’empoigne. Chacun se levait, essayait d’apercevoir les prénoms, brandissait son portable…
Corso, lui, ne bougeait pas. Il avait déjà compris ce que pensait Rougemont — ce que tout le monde pensait. Quand Sobieski contemplait ses œuvres, il voyait en réalité sa signature. Il exposait à la face du monde ses crimes sans qu’on puisse le soupçonner.
— Ces deux noms sont bien sûr écrits avec le sang des victimes. Nous pouvons donc supposer, n’en déplaise à la défense, que les autres tableaux portent les traces d’autres crimes.
L’avocat général hurlait presque alors que des flics évacuaient maintenant le public, tandis que d’autres ouvraient les stores des hautes fenêtres.
— Quant à supposer qu’il s’agit d’une machination, comme notre confrère de la défense voudrait le faire croire, je précise que les officiers de l’OCBC ont procédé à une analyse graphologique de ces inscriptions — elle est aussi versée au dossier. Aucun doute, elles sont bien de la main de l’accusé.
Le vacarme était à son comble, mais rien ni personne ne pouvait couvrir le bruit le plus strident, le plus déchirant de ce barouf : la voix de Philippe Sobieski qui hurlait qu’il ne voulait pas crever en taule.
Philippe Sobieski fut condamné à trente ans de prison, dont vingt-deux de sûreté incompressibles — autant dire que juges et jurés avaient décidé que le peintre-faussaire devait finir son existence derrière les barreaux.
En quelques minutes, on avait oublié toutes les preuves, tous les témoignages démontrant son innocence — en tant qu’assassin sinon en tant que faussaire. Les prénoms tracés à l’intérieur même des plis de couleur de ses toiles l’avaient condamné définitivement aux yeux de tous.
Le verdict était tombé le lendemain de la grande révélation, le vendredi 24 novembre (tout devait être réglé avant le week-end : le président de la cour avait refusé un quelconque ajournement qui aurait permis à Claudia Muller de se retourner). Au fond, graphologie ou pas, les inscriptions auraient pu être aussi ajoutées par quelqu’un d’autre, comme le sang laissé dans l’atelier, mais ces traces d’hémoglobine emportèrent le morceau.
Face aux réquisitoires de Rougemont et de Sophie Zlitan, Claudia Muller n’avait rien pu faire. Quoi qu’elle dise, les jurés conservaient au fond des pupilles les prénoms sanglants sur les tableaux. Elle avait répété les alibis de son client, essayé d’incriminer Corso et sa partialité, tenté de faire porter le chapeau à Alfonso Perez — dont le cadavre n’avait toujours pas été identifié —, mais tout était tombé à plat. C’était comme dans un casting : après une performance hors pair, les autres, quelles que soient leurs qualités, font pâle figure.
Les délibérations n’avaient duré que deux heures. Personne ne pouvait expliquer comment cet imposteur avait pu forger de tels alibis mais ce qui avait primé, c’était l’impression tenace qu’il dégageait : Sobieski avait une tête de meurtrier, il avait déjà tué et son atelier clandestin ressemblait bien au repaire d’un psychopathe passant ses nuits à torturer des filles.
Quant à ses toiles…
Les jurés, les juges, le public, les médias — la France tout entière — avaient ressenti la même répulsion, suivi le même chemin. Ce procès tordu, cette gueule malsaine, cet imposteur aux manières provocatrices, tout ça était remonté à la surface comme un cadavre en pleine putréfaction quand Rougemont avait fait l’obscurité dans la salle d’audience et révélé les prénoms des mystérieuses victimes — et c’était cette charogne que tous avaient jugée.
À l’annonce du verdict, Philippe Sobieski s’était jeté contre la vitre en hurlant, Claudia Muller s’était effondrée sur son siège. Corso en eut presque de la peine. Ces deux sinistres personnages, si sûrs d’eux, si arrogants, désormais brisés et vaincus, c’était pathétique.
Lui-même sortit éreinté du procès. Il n’entendait pas le brouhaha de la foule, ne voyait pas l’agitation des journalistes qui se pressaient autour des avocats et des juges. Il prit son chemin habituel, par le vestibule de Harlay. Il ne cherchait même pas Claudia Muller, il n’aurait pas su quoi lui dire. Le procès les avait fait passer par tellement de températures, de vérités différentes, d’univers distincts…
La justice avait une nouvelle fois démontré sa vanité, sa relativité. Sobieski coupable, vraiment ? Corso n’était pas dans sa voiture qu’il se reprenait à douter. Les signatures sanglantes semblaient avoir confondu l’accusé mais finalement, elles ne remettaient pas en cause les autres éléments. Les alibis de Sobieski, l’hypothèse d’un coup monté, la culpabilité probable d’Alfonso Perez, qui au passage avait tenté de le tuer…
Encore une affaire qui s’achevait, malgré les apparences, en eau de boudin, sans qu’aucune vérité convaincante s’impose. Il s’était tellement passionné pour cette histoire qu’il s’était pris à espérer, pour une fois, une issue claire et limpide. C’était sans compter avec le penchant naturel de tous les acteurs de ce petit théâtre — accusés, témoins, avocats, juges, jurés… — pour foutre en l’air la moindre évidence, couper le moindre cheveu en quatre, saborder le moindre fait objectif par des sous-entendus…
Il n’y a pas de vérité, il n’y a que des mensonges assumés…
Longeant l’hôpital Cochin, il balaya toute cette merde d’un haussement d’épaules et retrouva le vrai sens de sa vie : Thaddée, à la sortie de l’étude. D’une certaine façon, il fallait fêter ça.
Sans s’expliquer, il l’emmena dans sa pizzeria préférée et invita même, pour l’occasion, Miss Béret. Admirer son petit garçon qui s’en mettait jusque-là aux côtés de sa partenaire épisodique, avec ses gros seins et ses idées simples, voilà qui était plus que rassurant.
Pourtant, toute la soirée, il ne cessa de vérifier son portable. Pourquoi se mentir ? Il attendait un appel de Claudia Muller.
Paris sous le soleil, c’est pas mal, mais Paris sous la pluie, c’est carrément l’apothéose. Ses ruisseaux vivants, ses trottoirs laqués, son ciel noir qui transforme chaque immeuble en bloc pâle, presque fluorescent, avec ses ornements de façade en guise de lignes de vie. Si vous vous abritez dans un café, vous éprouvez alors le pur bonheur d’être entièrement revêtu par la ville, niché en son sein, derrière des vitres piquées de pluie. Dans ces moments-là, Corso avait l’impression de saisir l’essence même de sa ville, celle des amoureux et des crapules, des rendez-vous galants et des coupe-gorge, des complots ésotériques et des crimes passionnels.
En cette période de Noël, le spectacle perdait un peu en qualité parce que la cité croulait sous les décorations. Avec la pluie, les lumières se mettaient à dégouliner en rivières de réglisse colorées plutôt écœurantes. Mais bon, c’était tout de même Paris qui vous bruissait aux oreilles, serpentait partout et vous réchauffait le cœur…
En ce 6 décembre 2017, Corso avait pris son mercredi — fuck les Stups — pour emmener Thaddée voir les vitrines des grands magasins du boulevard Haussmann.
Il s’aperçut rapidement qu’il s’était planté parce que son fils, 10 ans et demi, était déjà trop grand pour s’émerveiller de ces décors. Il était plutôt branché mangas et dessins animés japonais incompréhensibles — des flingues, des monstres, des super-pouvoirs, et que le meilleur gagne. En réalité, le vrai spectacle aujourd’hui était pour Corso : il admirait ce visage innocent sur lequel circulaient les lumières de Noël comme d’infinies veinules de joie et de couleur.
Il avait toujours souffert de la ressemblance de Thaddée avec sa mère. Le petit garçon avait hérité de la beauté de la Bulgare, mais aussi d’une certaine manière de se tenir, de poser ses mots sur le bout de la langue. Ce reflet incessant de sa pire ennemie, au sein de l’être qu’il aimait le plus au monde, lui foutait les nerfs en pelote. Pourtant, depuis qu’il avait la garde alternée de son fils, il s’était détendu et commençait à accepter cette symbiose. Il y voyait même une sorte de sauvetage du misérable couple qu’il avait formé avec Émiliya. De leurs jeux sexuels, de leurs affrontements pervers, de leur haine viscérale, était sorti quelque chose de bon — et même de sublime : Thaddée.
Son portable interrompit ses rêveries : Bompart.
— Tu connais la nouvelle ?
— Quoi ?
— Sobieski s’est suicidé à l’infirmerie de Fleury.
Plus de pensées, pas de réaction.
Juste une question réflexe, une question de flic :
— Comment il a fait ?
— Il s’est volontairement blessé pour aller à l’infirmerie. Il a trouvé une rallonge et s’est pendu au plafonnier. Je suis sidérée qu’on puisse encore se flinguer aussi facilement dans une taule comme Fleury.
D’un geste machinal, Corso serra la main de Thaddée et se fraya un chemin à travers la foule.
— Viens me chercher, ordonna Bompart.
— Pourquoi ?
— On va à Fleury. Petite veillée funèbre.
— Je peux pas, je suis avec Thaddée.
— Démerde-toi. Faut qu’on soit les premiers sur le coup.
— Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ?
— Mon petit, ce suicide, ça va remettre le feu aux médias. Autant profiter de notre temps d’avance pour concocter une version présentable. Dans quelques heures, tout le monde sera au courant. Et crois-moi, d’une manière ou d’une autre, cette mort va nous retomber sur la gueule.
La mère d’un des camarades d’école de Thaddée fut ravie de l’accueillir pour le déjeuner et l’après-midi : balade dans les jardins du Luxembourg et atelier crêpes pour le goûter.
Après l’avoir déposé, Corso fila au 36, rue du Bastion, dans le XVIIe arrondissement, la nouvelle adresse de la PJ. Il n’y avait encore jamais mis les pieds et quand il découvrit l’immense bâtiment bleu ciel, qui semblait construit en Lego, il songea bizarrement aux tours Aillaud de son adolescence. Il ne regrettait pas d’avoir quitté la BC et il était carrément heureux de ne pas avoir à aller tous les jours dans ce quartier qui n’était encore qu’un immense chantier.
Bompart monta dans sa voiture en vociférant à propos de « ces nouveaux bureaux de merde » et de la boue qui avait ruiné ses chaussures. Tout ça puait la diversion : ni l’un ni l’autre ne souhaitaient évoquer le suicide de Sobieski. En l’absence d’éléments précis, les flics apprennent à la fermer.
Alors qu’ils roulaient sur le boulevard périphérique, Bompart demanda :
— Tu sais qu’Ahmed Zaraoui a été libéré ?
— Qui ?
— Ahmed Zaraoui. Le caïd de la cité Picasso.
En un flash, il se revit, près d’un an et demi auparavant, ramper dans le conduit d’aération au-dessus de la mosquée puis dégringoler dans le parking avant d’ouvrir le feu sur Mehdi Zaraoui, le frère d’Ahmed. Travaillant à l’OCRTIS, il aurait dû être au courant de la libération d’un tel lascar.
— Et alors ? demanda-t-il simplement.
— Tu pourrais craindre des représailles.
— Pourquoi ?
— Joue pas au con, fit Bompart en fixant la route. J’me suis assise sur cette affaire, mais j’la sens toujours là où je pense.
Quand elle voulait, marraine Catherine était d’une élégance rare.
— J’en ai rien à foutre, fit-il pour rester dans la note.
— T’as tort. Y a pas plus revanchard que ces putains de bougnoules. Lambert chie dans son froc.
Le flic des Stups, complice de Corso dans la galère, pouvait en effet se ronger les sangs : c’était lui qui, officiellement, avait abattu le frangin du caïd.
L’autoroute offrait un paysage à pleurer — ou à vomir, selon son humeur. Il n’était plus question d’un Paris délicat et scintillant mais d’un décor de béton qui se fondait comme une marée grise dans l’horizon brouillé. Malgré ce tableau, Corso était heureux de se rendre à la maison d’arrêt avec Catherine Bompart. Une petite famille en route pour le cimetière, un jour de Toussaint.
Quand ils sortirent de la voiture, des trombes d’eau les assaillirent. Alors qu’ils marchaient au pas de course vers le premier poste de sécurité, Bompart se décida à livrer son opinion sur Sobieski :
— Ce suicide clôt le dossier. Y a plus de doute sur sa culpabilité.
— Ah bon ?
— T’as une autre idée ?
Ils se réfugièrent sous le portail et sonnèrent, comme le Chaperon rouge chez Mère-grand.
— Exactement le contraire, fit Corso. Il s’est peut-être suicidé parce qu’il ne pouvait pas accepter l’injustice dont il était victime.
— Il avait qu’à faire appel.
— Il a pas eu la force d’attendre, d’encaisser encore des années de taule.
— T’es sérieux ?
Corso ne répondit pas. La pluie, partout. Comme si la tristesse du monde s’était liguée contre eux et les avait coincés dans ce coin sombre pour les achever.
Les gardiens, enfin. Documents, fouille, calibres au vestiaire. Puis le labyrinthe des portes, des couloirs, des barreaux. Corso ne supportait pas les prisons. Il y étouffait, comme tout le monde, mais ce qui le différenciait des autres, c’est qu’il s’y sentait chez lui. Il avait toujours eu le sentiment d’appartenir à l’univers carcéral. Il aurait dû écoper d’au moins dix ans pour le meurtre de Mama si Bompart ne l’avait pas couvert. Et de bien plus s’il était resté du mauvais côté du calibre.
Fleury était une taule de la taille du musée du Louvre. Quoi qu’on fasse, où qu’on aille, il fallait marcher au moins une demi-heure en traversant les pires odeurs de la Terre, celles de l’homme emprisonné qui ne cesse de régurgiter son amertume et son acidité.
Ils parvinrent à l’infirmerie. En dépit du nombre de détenus — plus de 4500 pour une capacité de 3000 —, la prison ne possédait qu’une unité de soins digne d’une école primaire. Une pièce dans laquelle deux lits à armature de fer se partageaient l’espace, avec une paillasse carrelée de blanc dans un coin, un négatoscope fixé au mur, une télé hors d’âge, une petite bibliothèque médicale…
Le responsable portait une espèce de blouse de papier bleu sombre qui lui donnait l’air d’un curé — sa chemise laissait apparaître un col blanc. Surtout, il était d’une solennité excessive, comme si une personne d’une importance considérable venait de mourir dans son modeste repaire.
— Vous n’avez pas de pensionnaires aujourd’hui ? s’enquit Corso, qui connaissait bien les habitudes des taulards, toujours malades.
— Ils ont pas voulu rester. À cause du corps.
Corso se demanda comment le Sobieski de deuxième génération — peintre-faussaire, tueur de strip-teaseuses — avait été accueilli à son retour au bercail.
— Suivez-moi, fit l’infirmier en s’inclinant à la japonaise.
Il y avait une autre pièce, celle de l’armoire à pharmacie et du « frigo ». C’était là que les choses sérieuses se déroulaient. Les médocs étaient sous clé. Quant au « frigo », il s’agissait d’un long compartiment réfrigéré sous un troisième lit aux allures de table d’examen. L’infirmier le fit coulisser sur ses rails.
Le cadavre était revêtu d’un drap dont les plis durs étaient figés comme du marbre, évoquant les tombeaux au fond des églises florentines.
Leur hôte dénuda le corps jusqu’à la taille : Sobieski paraissait avoir encore rétréci. Sa silhouette rappelait celle d’un adolescent. Malgré lui, Corso le revoyait de son vivant, sa gueule décharnée, son rire de travers, ses chicots agressifs. Sob la Tob.
— C’est terrible, commenta l’infirmier, les deux mains serrées à hauteur de l’entrejambe — vraiment un aumônier, ou un gamin qui a envie de pisser.
— Qu’est-ce qui est terrible ? demanda Corso, agacé.
— J’ai suivi de près l’affaire. Je le connaissais bien. Je suis un spécialiste de son histoire.
Il ne manquait plus que ça.
— Et alors ? rétorqua Corso, carrément agressif.
— Il n’aura pas eu le temps de démontrer toute la vérité.
La voix de l’infirmier résonnait dans les graves, comme le bourdon d’un clocher.
— Il a été condamné, non ?
L’homme eut un sourire consterné qui semblait tout particulièrement dirigé vers Corso.
— Allons, commandant, vous savez comme moi que cette affaire méritait plus qu’un verdict prononcé après deux heures de délibérations.
— En tout cas, bougonna Corso, il n’était pas innocent.
— Mais de quoi était-il coupable au juste ? interrogea l’autre en levant les yeux au ciel comme si Dieu en personne allait lui répondre.
— Il avait l’air déprimé ces derniers jours ? demanda Bompart.
— Il ne mangeait plus, il refusait de parler. Il s’enfonçait dans un isolement total et…
— Il a pas laissé un mot, coupa Corso, quelque chose ?
L’homme les regarda tour à tour, ménageant son effet, puis lâcha :
— Il a laissé mieux que ça.
Il s’orienta vers l’armoire à pharmacie qu’il déverrouilla avec plusieurs clés différentes. Le coffre-fort des soulagements, des sommeils chimiques, des délires artificiels…
Apparut une série de tiroirs de plastique gris, étiquetés ou portant parfois une inscription au marqueur. L’infirmier en ouvrit un et en sortit un sac à scellés.
Il revint et le posa sur le corps même, entre deux plis figés du drap.
— C’est quoi ? s’étonna Bompart.
— Le câble avec lequel il s’est pendu.
Corso avait déjà compris : à travers le papier transparent, s’enroulait un fil électrique gainé de plastique, s’achevant en une boucle tenue par une sorte de nœud coulant. Il reconnut aussitôt le nœud de prédilection du tueur du Squonk, un huit que l’assassin laissait ouvert pour exprimer « l’infini et au-delà ».
Mais cette fois, le huit était fermé.
Sobieski leur avait laissé un message : la série des morts s’achevait avec son suicide.
Une mauvaise idée, c’est comme un vice. Une fois qu’on l’a, impossible de passer à autre chose.
Le jour même, Corso essaya de joindre Claudia Muller sur son portable. Pas de réponse. Il ne savait pas pourquoi il voulait lui parler. Pour lui exprimer ses condoléances ? Il n’aurait pas été sincère. Lui soutirer quelques informations supplémentaires ? Vraiment pas le moment. En profiter pour se rapprocher d’elle ? Encore pire. Claudia considérait sans doute que son mentor était mort par sa faute à lui, et à lui seul, Stéphane Corso, flic buté et stupide.
Toujours est-il que le lendemain, le jeudi 7 décembre de bon matin, il décida de lui rendre visite. Il avait pris ses renseignements : Claudia Muller vivait maintenant rue de Miromesnil. Une fois n’est pas coutume, il prit le métro depuis Denfert-Rochereau et acheta les principaux journaux pour prendre la température des médias. Les points de vue étaient divisés en deux camps, à l’image de Corso et de Bompart : ceux qui pensaient que le suicide de Sobieski était un aveu de culpabilité et les autres qui estimaient au contraire que son acte était le geste désespéré d’un innocent condamné à tort.
Personne ne connaissait l’existence du nœud — pas divulguée dans la presse. Mais même ce détail était ambigu. L’évidence, c’est qu’en ayant recours au nœud du tueur, le peintre clamait qu’il était l’assassin. Mais quand on connaissait le bonhomme — comme Corso le connaissait —, ça pouvait être tout autant une ultime provocation. Façon de dire : « C’est ça que vous vouliez ? Eh bien, servez-vous. Je vous donne la preuve définitive, à votre insu, que vous êtes une sacrée bande de connards. »
En réalité, Corso ne se souciait plus de savoir qui avait tué, qui avait menti, qui était mort. Il avait décidé de tourner la page. La pendaison de Sobieski avait valeur de point final.
Mais impossible de renoncer à la belle.
La vérité était finalement très simple : il voulait profiter de la mort du peintre pour revoir Claudia Muller. Quand une mauvaise idée vous tient…
Son immeuble n’était pas un de ces monuments haussmanniens à la carrure solide et martiale du VIIIe arrondissement mais un bâtiment exigu, tout en briques, qui évoquait une tour haut perchée.
Pas besoin de code, des déménageurs avaient bloqué les portes ouvertes. Corso en déduisit qu’ils étaient là pour Claudia elle-même… Il grimpa un escalier en colimaçon — beaucoup plus XVIIIe que XIXe —, croisant des gaillards les bras chargés d’objets empaquetés et de cadres enveloppés. Corso se demanda si Sobieski avait donné une toile à Claudia. Il ravala aussitôt son sarcasme. Pas le moment de déconner. Pas du tout.
Il dépassa le deuxième étage et continuait à monter quand il aperçut, à mi-chemin du suivant, par la porte entrouverte d’un appartement, Claudia elle-même. Assise dans un salon sur un canapé encore protégé de couvertures de feutre, elle écrivait sur son téléphone portable. Dans la lumière éclatante du jour d’hiver, son profil se découpait sur le ciel bleu — pas encore de rideaux aux fenêtres — avec la précision et la violence des coups de rasoir dans une toile de Fontana.
Il resta là à l’admirer. Le front bombé de jeune fille butée, le nez droit qui semblait provenir de l’époque bénie des sculptures grecques, les lèvres au dessin parfait et les sourcils qui, à un trait près, auraient pu être trop marqués mais qui emportaient au contraire l’ensemble vers la plus haute élégance. Peut-être que Claudia possédait une personnalité fascinante, un passé troublant, un charme spontané, tout ce qu’on voudra, il n’en avait rien à foutre. C’était cette beauté physique qui l’ensorcelait.
Catherine Bompart, quand elle parlait d’amour — ce qui bizarrement lui arrivait très souvent —, disait : « Les hommes n’aiment que l’extérieur, les femmes ne sont intéressées que par l’intérieur. Nous aimons le fruit et sa saveur. Ils se contentent des épluchures. »
Il se décida à achever son ascension et se dit, les yeux rivés sur Claudia : Va pour les épluchures.
Quand elle l’aperçut entre les portes entrouvertes et les déménageurs qui allaient et venaient, elle lui sourit — c’était bien le dernier truc auquel il s’attendait.
Malgré lui, il s’arrêta sur le seuil et Claudia vint à sa rencontre. Elle avait ce regard perdu qu’il avait déjà repéré plusieurs fois lors du procès. L’avocate décidée, manipulatrice, infaillible, avait souvent les yeux étonnés de quelqu’un qui navigue à vue, oscillant entre surprise et incertitude.
Elle lui adressa quelques paroles de bienvenue puis le poussa dans le salon et disparut préparer du thé. De plus en plus étonnant.
La pièce était petite mais il devinait que l’appartement était très vaste, peut-être même en duplex. Beaucoup de hauteur, peu de largeur. Pour l’instant, des meubles patientaient là, dans un désordre provisoire. Un canapé, une commode, un secrétaire… Du style ancien qu’il n’identifiait pas.
— Assieds-toi, ordonna-t-elle en revenant avec un plateau chargé d’une théière et de deux tasses.
Toujours le tutoiement. Il y vit cette fois une marque d’amitié. Il choisit un fauteuil en bois doré au châssis tarabiscoté et l’observa servir le thé. Assise sur une méridienne de velours rouge, elle n’avait pas l’air bouleversée par la mort de Sobieski mais elle n’était pas du genre à extérioriser ses sentiments. Son sang autrichien la verrouillait de l’intérieur.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-elle avec bonhomie.
— Je voulais te présenter mes condoléances.
Elle s’arrêta dans son geste, bec de la théière en l’air.
— Ne joue pas à ça avec moi.
— Je ne joue pas.
— Si tu es venu me narguer jusque chez moi, je…
— Non. Sérieusement. Je n’ai pas souhaité ça et je voulais te le dire.
— Tu es plutôt revenu sur les lieux du crime.
— Quel crime ?
— À travers moi, tu as tué Sobieski.
Il fit mine de se lever. Elle lui prit la main et le força à se rasseoir. Il se laissa faire. Pour être honnête, le contact de sa peau lui avait coupé les jambes.
— Je n’ai rien à voir avec le suicide de Sobieski, grommela-t-il.
— Disons que tu as été à fond dans ton rôle. De mon côté, je n’ai pas réussi à déjouer la manipulation dont Sobieski a été la victime.
— Tu en es encore là ?
— Ne me dis pas que tu es toujours persuadé qu’il est le tueur, riposta-t-elle en lui tendant une tasse.
Pour gagner du temps, il promena encore son regard sur le décor : des objets anciens — vase antique, sculpture primitive, livres d’art… — étaient posés sur des meubles ou simplement par terre. Impossible de dire s’ils n’étaient pas encore rangés ou si au contraire chaque chose avait déjà trouvé sa place.
Claudia, tenant sa tasse d’une main, déroula son autre bras sur le dossier et plaça ses pieds nus sous ses fesses — elle portait un jean et un pull ras du cou, simple mais exquis. Une position indolente qui tranchait vivement avec l’avocate des assises, sèche et volontaire, mais qui se mariait bien avec les volutes du thé qui s’épanchaient dans l’air.
Toujours pour se donner une contenance, Corso porta la tasse à sa bouche — du thé vert, qui transformait instantanément l’amertume en quelque chose de doux et de mélancolique, et dont la saveur vous rendait accro, comme le sexe ou le crack.
— Alors, tu vas te décider ? demanda-t-elle.
Corso sursauta.
— À quoi ?
— À m’avouer que tu es fou de moi.
Sa question aurait pu paraître cruelle mais Corso ne l’entendit pas ainsi. Claudia Muller était tellement habituée aux affaires criminelles, aux hommes qui découpent leur femme en lanières, aux tarés qui violent leurs proies jusqu’à les tuer, aux monstres qui s’en prennent aux enfants, que les sentiments naturels, les passions amoureuses, les cœurs brisés, tout ça, pour elle, c’était de la rigolade — et sans doute ne pouvait-elle évoquer ces thèmes qu’avec une légère ironie.
Il adopta le même ton amusé teinté de cynisme :
— Je plaide coupable.
Elle se redressa, posa sa tasse et se pencha vers lui au-dessus de la table basse. Elle s’approcha au point de se tenir à quelques centimètres de son visage, prenant même appui sur l’un des accoudoirs du fauteuil où il était assis.
— Alors, je veux te dire que tu n’as aucune chance.
Toujours pas de cruauté, plutôt un ton neutre, froid, impartial. Du genre, « les charges retenues contre mon client ne tiennent pas ».
— Pourquoi ? demanda-t-il stupidement, en éprouvant plutôt une sorte de soulagement.
Elle se laissa aller de nouveau dans la méridienne.
— Mon cœur est déjà pris, comme on dit dans les romans à l’eau de rose.
« Les romans à l’eau de rose », l’expression était démodée mais Barbie l’utilisait souvent, et elle ajoutait : « rose comme un cul », arguant que cette littérature parlait de plus en plus de sexe.
— Sobieski ?
Claudia resta muette. Comme souvent, la première hypothèse était la bonne. L’avocate ne valait pas mieux que toutes ces paumées qui écrivent aux tueurs en série en prison pour leur offrir leur amour.
Stéphane laissa le silence se prolonger, la meilleure méthode, d’après son expérience, pour faire passer le suspect aux aveux.
— Je l’ai découvert par sa peinture, commença-t-elle en effet. J’appartiens au milieu que tu exècres, les bobos intellos qui ne savent vers qui tourner leur instinct de révolte tant ils représentent eux-mêmes le pouvoir en place, l’ordre établi contre lequel ils voudraient se rebeller. Sobieski était une aubaine. On voyait en lui un Jean Genet ou un Lucian Freud. J’aimais le peintre. Je ne connaissais pas l’homme. Finalement, je l’ai croisé en 2015 dans un think tank consacré aux conditions de détention des prisonniers en longue peine.
Sobieski devait être le petit roi de ce genre de soirées. Le mec qui avait tout vu, tout connu, et qui était capable de pérorer jusqu’à l’aube.
— Je n’ai jamais rencontré un être aussi déplaisant, enchaîna-t-elle avec une curieuse grimace. Et pourtant, au fond de cette carcasse de coyote mal embouché, farci du matin au soir, j’ai senti quelque chose. Un être perdu, fracassé, lancé à corps perdu dans la peinture, la drogue et le sexe, pour oublier le trou noir de ses dix-sept années derrière les barreaux.
— La gamine des Hôpitaux-Neufs avait perdu beaucoup plus, fit-il en bon flic de droite revanchard — chacun son rôle.
Claudia sourit et lui envoya une bourrade.
— Laisse tomber, camarade. On est pas là pour s’engueuler.
— Tu l’as revu ?
— Jamais. J’ai juste conservé cette impression mitigée. Puis il y a eu l’affaire du Squonk. J’ai pris mon petit cartable et je suis allée le voir en taule. Je savais que tous ses alliés d’hier lui tourneraient le dos et que son avocat ne ferait pas le poids.
— Il était juste à point pour toi, seul contre tous.
L’avocate haussa les épaules.
— En tout cas, tout le pays allait vouloir la peau du récidiviste.
Le discours de Claudia était fondé sur un cliché : « Chacun a droit à une nouvelle chance », et toute cette générosité baveuse comme une omelette — qui ne coûtait pas cher quand on vivait dans le quartier de l’Élysée.
— J’ai été très surprise car il se souvenait parfaitement de moi.
Corso aurait voulu lui expliquer que même Sobieski, qui ne voyait pas plus loin que sa bite, ne pouvait avoir oublié une beauté comme la sienne. Après tout, le peintre était aussi un esthète.
— Il m’a immédiatement fait confiance et nous avons préparé sa défense. Au fil des rendez-vous, j’ai découvert l’homme brisé que j’avais imaginé. Cette carapace agressive, mal foutue, de génie provocateur et lubrique ne rimait à rien. La vraie nature de Sobieski, c’était celle qu’on captait au premier coup d’œil dans son allure famélique et usée jusqu’à l’os. Dans sa peinture tragique, qui provenait de la mort et du ruisseau…
— Vraiment séduisant.
— Arrête de faire l’imbécile. Je te parle de sa fragilité intérieure qui…
— L’intérieur de Sobieski, ça me fait pas rêver.
— Une femme a besoin d’admirer un homme.
Elle semblait vouloir absolument enfiler les perles.
— Qu’est-ce que tu admirais au juste chez lui ? cingla-t-il. Sa vulgarité, son priapisme, son goût pour la défonce ou son passé de criminel ?
— Sa peinture, en premier lieu.
— La vraie ou la fausse ?
Il regretta aussitôt sa réflexion. On avait dit : pas de sarcasmes !
— Toujours est-il qu’au fil de cette année, je me suis vraiment attachée à lui.
— Vous auriez dû vous marier.
— Ne joue pas avec ma peine, Corso. Sobieski vient de mourir.
— Pourquoi tu me racontes tout ça ?
— Je ne veux te donner aucune illusion : il n’y a pas de place pour toi dans ma vie. En tout cas, pas celle que tu espères.
Face à cette franchise, il ne put que sourire.
— Ça a le mérite d’être clair.
— Je vais m’occuper de ses funérailles et je serai seule sur sa tombe.
Elle se tenait maintenant très droite, les mains glissées entre ses genoux serrés. Alors seulement, une petite lumière s’alluma au fond du crâne de Corso : tout ça était du théâtre. L’avocate voulait autre chose.
— Et si tu arrêtais ton numéro ? demanda-t-il brutalement.
— Quel numéro ?
— Ces histoires sentimentales, cette confession, tes airs de veuve éplorée… Je crois qu’on vaut mieux que ça.
Claudia se leva. Carrant ses mains dans ses poches-revolvers, paumes vers l’extérieur, elle se posta devant la fenêtre.
— Je veux qu’on reprenne l’enquête, toi et moi.
— Quelle enquête ?
Elle se tourna vers lui. Le soleil faisait ses armes sur sa peau blanche, l’irradiant littéralement d’une lumière aveuglante.
— Je veux qu’on se replonge dans le dossier d’instruction.
Il quitta à son tour son fauteuil et marcha vers elle.
— Tu déconnes ou quoi ?
Elle fit un pas en avant et il s’arrêta net : son attirance pour elle était si forte qu’elle ressemblait à s’y méprendre à une pure répulsion.
— J’ai beaucoup réfléchi. On s’est plantés, Corso. Le tueur n’était ni Sobieski ni Perez.
— Tiens donc.
— Quelque chose nous a échappé.
Il aurait pu voir là l’occasion de se rapprocher d’elle. Mais cela aurait été un malentendu : l’avocate voulait innocenter Sobieski afin de vivre heureuse avec son fantôme. Il ne leur donnerait pas cette opportunité.
— J’ai tourné la page, Claudia.
Elle se contenta de ricaner et pivota de nouveau vers la vitre. Cette fois, Corso avança franchement vers elle et se pencha au-dessus de son épaule.
— Sobieski est mort, lui murmura-t-il à l’oreille. Il s’est pendu en reproduisant le nœud du tueur. Tout est fini, Claudia.
— Je ne peux pas croire que tu gobes de telles évidences.
— Va te faire foutre.
Il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Les déménageurs venaient de déposer sur le palier un guéridon en marbre. Il allait franchir le seuil quand elle le rattrapa.
— Aide-moi, Corso. L’enquête n’est pas finie !
— Tu ne sortirais pas d’un boudoir viennois avec des miettes de sucre autour de la bouche, tu saurais que rien ne finit jamais. Tu vas devoir apprendre à vivre avec cette affaire sur l’estomac, c’est tout.
Elle lui passa devant et lui bloqua le passage.
— Tu n’as jamais rien compris à cette affaire, Corso. Tu sais ce qui s’est passé sous la Manche, quand tu poursuivais Sobieski ?
Le flic avait presque oublié cette course-poursuite si mystérieuse.
— Il livrait sa toile. Celle qu’il avait achevée la nuit du meurtre de Sophie Sereys. L’échange s’est fait dans le tunnel. En terrain neutre.
En un flash, Corso revit la silhouette du peintre ce jour-là : son chapeau, son sac à dos surmonté d’un tapis de sol roulé. Quand il avait repéré Sobieski à Blackpool, le tapis avait disparu.
Comment un tel détail lui avait-il échappé ?
Chez Claudia, il contracta deux virus.
Le premier, celui de la déception amoureuse. Une blessure ouverte qui devait faire son temps. Corso l’acceptait avec stoïcisme, sentant même l’image de l’avocate s’éloigner à mesure qu’il trouvait des motifs raisonnables de l’oublier. Il devait se concentrer sur Thaddée et se contenter de Miss Béret.
L’autre virus, beaucoup plus grave, était le soupçon que le tueur du Squonk courait toujours…
Claudia n’avait jamais cru que Corso l’aiderait mais elle savait que, malgré ses grands discours sur la résignation, il suffisait d’un infime élément, parfois même d’un mot, pour que ses interrogations refassent surface.
Le coup du tunnel sous la Manche, ce n’était rien et, en même temps, cela s’ajoutait à la longue liste des faits sur lesquels il s’était complètement planté. Les jours suivants, l’idée s’imposa donc que l’assassin de Sophie et d’Hélène était passé à travers les mailles du filet.
Ni Sobieski, ni Perez, quelqu’un d’autre encore.
N’y tenant plus, il invita Barbie à boire un café au Soleil d’or, le troquet où les flics du 36 se retrouvaient jadis, histoire de l’interroger sur le dossier Sobieski.
Barbie parut sincèrement étonnée :
— L’affaire est classée.
— Ça veut pas dire que tout soit réglé. Dans cette histoire, rien n’est clair.
— Je suis d’accord mais à la BC, on a maintenant d’autres cadavres sur le feu.
Corso acquiesça, fixant à travers la vitre la circulation du pont Saint-Michel.
— T’as entendu parler de quelque chose ? relança-t-elle.
Il fit signe que non, sans la regarder, en se demandant si cela aurait valu le coup, comme l’avait suggéré Claudia, de se plonger à nouveau dans les archives de la procédure. Mais il connaissait par cœur cette paperasse…
— Et Perez ? interrogea-t-il sans lâcher des yeux les voitures.
— On n’a rien trouvé, évidemment, fit Barbie sur un ton ironique. Le juge va conclure à un crime crapuleux : après tout, on lui a volé son portefeuille.
Corso se dit, avec un cynisme assumé, que le crime parfait ne pouvait être commis que par un flic.
Son regard revint se poser sur Barbie. Le pouvoir lui avait fait du bien. Elle semblait moins nerveuse, ses ongles n’étaient plus rongés et son visage avait pris une expression plus posée. Le look en revanche laissait encore à désirer : sa robe paraissait taillée dans une couverture de l’armée et sa frange allait de travers.
— T’as pas l’air dans ton assiette, s’inquiéta-t-elle, ça va ?
— Ça va.
— Le boulot ?
— La routine. J’me suis trouvé une place au chaud.
— Et Thaddée ?
— Tout est OK. (Il regarda sa montre.) Je dois aller le chercher à l’école.
Barbie lut les sous-titres.
— C’est ce que tu voulais, non ?
— Tout va bien, je te dis.
Il avait répondu avec une nuance d’irritation qui signifiait précisément le contraire. Mais il préféra ne pas s’attarder sur cette question qui le taraudait depuis des mois : était-il fait pour vivre une existence plan-plan de père de famille ? Était-ce réellement son genre de s’asseoir sur une série d’homicides sans avoir identifié avec certitude leur auteur ?
— C’était sympa de te voir, fit-il en se levant. La prochaine fois, on déjeune.
Barbie ne prit pas la peine de répondre. Elle connaissait assez son Corso pour savoir que tout ça était du flan. Le flic ne digérait pas cette affaire, voilà tout, et il n’y avait qu’une seule façon de la faire passer : rouvrir la boîte de Pandore.
Durant une semaine, il s’interdit d’appeler Bompart pour accéder aux archives. Il parvint aussi à ne pas se plonger dans les notes et les documents qu’il avait conservés. Mais son obsession ne cessait de se développer comme une tumeur dans sa cervelle. Il ressassait tous les détails qui ne cadraient pas, les faits qui se contredisaient, les éléments qui ne s’expliquaient pas. Ni Sobieski, ni Perez… La nuit, quand il s’endormait, il avait l’impression de s’allonger dans l’ombre du monstre — le vrai, celui qui avait su tromper toute la France et qui frapperait de nouveau un jour ou l’autre…
Dans la nuit du 14 au 15 décembre, un coup de téléphone le réveilla. Il n’avait pas décroché qu’il voyait déjà le nom sur l’écran scintillant : BARBIE.
— On a un corps, fit-elle à court de souffle. Même mode opératoire, mêmes mutilations : le tueur du Squonk est de retour.
— Une strip-teaseuse ?
Il y eut un bref silence. Il crut qu’elle pleurait — vraiment du pas courant.
— Claudia Muller.
Le corps avait été découvert au port de Tolbiac par une équipe de veilleurs de nuit aux environs de 3 heures du matin, près d’une unité de production de béton prêt à l’emploi — pas si loin de la décharge de la Poterne des Peupliers, où le premier cadavre avait été trouvé.
Corso avait roulé jusque là-bas en mode zombie. Miss Béret dormait chez lui et pouvait veiller sur Thaddée. Pour le reste, du pur état de choc.
Il n’avait jamais couru après la bonne proie, il n’avait pas su empêcher les meurtres, il en avait même provoqué d’autres. Et voilà que maintenant, d’une certaine façon, il avait contribué à l’assassinat de Claudia Muller.
Pourquoi elle ? Pour son implication dans l’affaire du Squonk ? Pour sa défense de Sobieski, le « faux tueur » ? Pour sa volonté de reprendre l’enquête — mais comment le meurtrier aurait-il pu être au courant ? Ou encore pour des péchés antérieurs dont Corso n’avait pas idée ? Ou bien, pourquoi pas, pour le provoquer, lui, le flic qui avait mené l’enquête ? Corso n’était pourtant pas bien menaçant : depuis le premier meurtre de juin 2016, il n’avait jamais cessé de marcher à côté de la plaque.
Quand il parvint aux abords du port de Tolbiac, son sentiment d’irréalité se renforça encore : un halo violet s’élevait des berges, comme si un monstrueux néon fluorescent était en train de griller des milliards de moustiques.
Il se gara, montra sa carte aux plantons et descendit la rampe de pierre qui menait à la berge proprement dite. Alors il comprit l’origine du halo. La fabrique de béton, monumentale, avait fait peau neuve, dominée par un immense conteneur bardé de leds qui illuminaient la Seine. Une sorte de monolithe de pure lumière, surnaturel, qui changeait de couleur à un rythme régulier.
Il repéra un groupe de flics en civil au pied de la structure cinglée par les éclats bleuâtres des gyrophares. À chaque fois que l’un d’eux touchait le silo, son rayon s’y éparpillait en mille étincelles comme des lucioles dans une aurore boréale.
Corso observait ce phénomène, fasciné, et en même temps hagard, distant, incapable de la moindre analyse. Son monde intérieur avait été balayé. Quant à son environnement extérieur, il le contemplait avec étonnement, incompréhension.
— Tu veux voir le corps ?
Corso sursauta. Barbie se tenait devant lui, clope au bec, auréolée par la lueur du conteneur qui était passée au vert. Son visage paraissait plâtreux, blafard — un sacré coup de vieux que vous avez pris là, madame la chef de groupe…
— Vous êtes sûrs que c’est elle ? demanda Corso.
— Aucun doute. Mais c’est comme pour les autres : ni vêtements ni papiers.
La lumière vira au bleu. Ils marchèrent vers la zone d’infraction, au-delà du conteneur de sable et de cailloux, quittant la clarté céruléenne pour rejoindre la blancheur clinique des projecteurs de l’IJ. Une tente avait été dressée au-dessus de la scène de crime afin qu’on ne puisse pas l’apercevoir depuis le quai supérieur — malgré l’heure, il y avait déjà là-haut des badauds silencieux et des fêtards bourrés qui lançaient des vannes stupides.
— Virez-moi ces cons ! fit Corso avec humeur, avant de pénétrer sous la tente.
Barbie hocha la tête avec indulgence : Corso oubliait qu’il n’avait plus aucune autorité ici.
— On est en train de s’en occuper mais on peut pas bloquer tout le quai. T’es prêt pour ça ?
— Me prends pas pour un puceau.
Ils se glissèrent sous la toile tout en enfilant des gants de nitrile hypoallergéniques. Il remarqua — détail stupide, mais son cerveau décidait pour lui — que ces gants étaient assortis au halo du conteneur, qui irradiait toujours au loin et était revenu à sa couleur violette initiale.
À leur arrivée, les techniciens s’écartèrent et il constata — encore une réflexion absurde — que leurs silhouettes blanches étaient de toute beauté. La police scientifique avait transformé les scènes de crime en performances artistiques…
Quand il fut près du corps, il sut que l’image le suivrait jusque dans la tombe. Le visage de Claudia était distendu sur un cri obscène qui lui remontait jusqu’aux oreilles. Les yeux n’étaient pas injectés de sang mais après tout, même le tueur ne pouvait contrôler chaque détail. Claudia, sur ce plan-là, lui avait échappé.
Pas sur les autres. Elle se tenait de profil, et même de trois quarts, légèrement tournée face contre sol, comme recroquevillée sur le bitume de la berge.
— La position du corps est différente parce qu’il l’a balancée du haut du silo, répéta Barbie.
— C’est une certitude ?
— On est montés. Malgré la pluie, le toit porte encore des traces de sang. Par ailleurs, la porte qui boucle l’escalier du silo a été forcée. Il a procédé au sacrifice là-haut puis il a jeté sa victime.
— Pourquoi ?
— Pourquoi on le pense ou pourquoi le tueur l’a fait ?
— Ne joue pas à ça.
Barbie souffla :
— Son projet devait être de l’exposer sur le toit du silo mais, pour une raison ou une autre, il l’a balancée. On peut imaginer aussi que le cadavre a glissé dans le vide : le toit est bombé. Ou bien elle était encore vivante et elle s’est débattue jusqu’à passer par-dessus bord. L’autopsie nous fournira peut-être des réponses.
— S’il y a du sang, il y a des traces, des empreintes.
— Justement non. C’est incroyable. Je ne sais pas comment il s’est démerdé mais pas la moindre trace dans la purée. On dirait qu’il a opéré en lévitation, sans toucher le toit. On a vraiment affaire…
Corso n’écoutait plus. Il scrutait le croissant de chairs déchirées et noires que lui offrait le rire de Claudia. Il aurait voulu se jeter à ses genoux et lui demander pardon. La dernière image d’elle vivante, nimbée de soleil dans son salon, ne cessait de se superposer à cette scène d’horreur, provoquant un vrai court-circuit dans sa tête.
— On ordonne la levée du corps, continuait Barbie. On a terminé les relevés mais il faudrait un coup de chance. Aucune raison de penser qu’il a fait cette fois une erreur. À part la chute du corps. Peut-être a-t-il été surpris et a-t-il laissé quelque chose… Mais je n’y crois pas beaucoup.
Corso observait toujours le cadavre, la colonne vertébrale saillante, les membres tordus par les sous-vêtements, la gorge broyée par la pierre. Il se fit une réflexion hors de propos : Claudia avait eu un beau corps — sec, pâle, hautain. Un corps qui lui allait bien.
Puis le flic revint au visage coupé en deux, ce rire qui semblait prêt à avaler la nuit mauve, les flicards impuissants, l’énergie livide qu’ils allaient déployer, sans doute en vain. Ce rire était un trou noir, si vaste, si puissant, que jamais personne ne pourrait en arracher le moindre rayonnement, la moindre parcelle de vérité.
— Vous avez commencé la gamme ? reprit-il.
— Pour l’instant, personne ne sait ce qu’elle a foutu dans la soirée. Son dernier contact a été avec sa secrétaire aux environs de 19 heures. Elle était restée chez elle pour terminer son installation dans son nouvel appartement.
La peinture fraîche sur les murs, les meubles encore enveloppés, les objets entreposés, attendant de se déployer dans chaque pièce. Claudia avait sans doute voulu changer de cadre pour prendre un nouveau départ après l’affaire Sobieski. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne pouvait pas le faire tant que la vérité ne serait pas dévoilée.
Les gars des pompes funèbres arrivaient avec leur housse mortuaire. Le porte-étiquette d’identification brillait sous les projecteurs, il n’y avait plus qu’à remplir. Corso ne voulait pas voir ça.
— C’est toi qui vas être saisie ? demanda-t-il en sortant de la tente.
— Sans doute, fit Barbie. On attend la substitute du proc. J’étais de permanence et mon background me désigne pour…
— Appelle-moi demain matin. Je veux être au courant du moindre élément.
Puis il tourna les talons et s’enfuit vers le monolithe bleuâtre qui évoquait un vaisseau spatial en suspens dans la nuit glacée.
En remontant la rampe de pierre, la première pensée rationnelle qui vint le surprendre n’était pas reluisante : lâchement, il se félicitait de n’être pas celui qui allait devoir annoncer la nouvelle aux parents de Claudia. La violence lui collait à la peau mais il avait rendu son tablier de croque-mort.
Dans sa voiture, il démarra brutalement et fonça sur les quais, grillant tous les feux qu’il croisait.
Parvenu à Notre-Dame, il pila, attrapa son téléphone, appela Catherine Bompart :
— T’es au courant ?
— Je suis désolée. Vraiment, je…
— Je veux être réintégré au 36.
— Quand ?
— Maintenant.
Bien sûr, le tour de magie ne fonctionna pas. Même Catherine Bompart ne possédait pas un tel pouvoir.
Corso dut se contenter de remplir une tonne de paperasse, de courir de bureau en bureau, d’expliquer ses motivations et d’attendre, comme tout le monde, qu’on prenne en considération sa candidature. Elle serait sans doute acceptée mais trop tard pour attraper le train de l’homicide de Claudia.
Il changea son fusil d’épaule, proposant d’aider Barbie en sous-main. La fliquette n’était pas chaude. Désormais chef de groupe, elle n’avait pas besoin d’un chaperon. Ensuite, la situation était sous haute tension. Malgré ses efforts, elle n’avait pu cacher aux médias ce nouveau meurtre — et son mode opératoire qui rappelait en tout point « le bourreau du Squonk », une affaire soi-disant réglée depuis le procès de novembre et le suicide du coupable…
Dans un tel contexte, Barbie pouvait se passer d’un boulet comme Corso : aucune objectivité par rapport à la victime, des casseroles au cul en veux-tu, en voilà (dont l’homicide d’Alfonso Perez), une perception des choses totalement biaisée par ses multiples erreurs… Trop de tripes, plus assez de cerveau. Et bien sûr aucun droit d’intervenir à un quelconque niveau dans la procédure. Un mouton noir doublé d’un poids mort.
Même s’il avait réintégré la BC sur-le-champ, on ne lui aurait pas confié l’enquête de flagrance. Après tout, ce nouveau meurtre était la preuve même de son incompétence — il s’était planté sur toute la ligne.
— Je connais l’affaire mieux que personne, plaida-t-il pourtant.
— Un peu trop, même, rétorqua Barbie.
— Me la fais pas à l’envers, t’as besoin de moi sur ce coup. Putain, je suis ni à la retraite ni cinglé !
À contrecœur, elle accepta de lui transmettre les éléments de l’enquête en lui soutirant la promesse qu’il ne foutrait pas les pieds au 36, ni n’interviendrait en aucune manière. Il était un consultant officieux — et même occulte.
Corso obtempéra — pas d’autre choix — pour s’apercevoir au bout de deux jours qu’il n’y avait rien à analyser. L’enquête était repartie de zéro et y était restée. Il éprouvait une sinistre impression de déjà-vu et d’impuissance chronique.
Le 14 décembre, Claudia Muller avait quitté son cabinet aux environs de 16 heures pour finir d’aménager son nouvel appartement. Elle avait appelé son assistante à 19 h 10. Ensuite, plus de nouvelles. Comme Sophie Sereys ou Hélène Desmora, elle s’était volatilisée, pour réapparaître sur les berges du port de Tolbiac, nue, entravée et défigurée.
En réalité, l’enquête était pire qu’à l’arrêt — elle avait atteint un point désespéré où tout ce qui pouvait être tenté l’avait déjà été. Aucune piste, aucune voie d’investigation supplémentaire ne se dessinait, et le groupe de Barbie était simplement obligé de constater que chaque note de la gamme était un nouveau zéro ajouté à la série. Que dalle au carré.
L’autopsie avait démontré que Claudia n’était pas morte d’étouffement mais de sa chute. Le tueur n’avait pas eu le temps de provoquer son asphyxie par le garrot qu’il avait pratiqué. Tout portait à croire qu’elle s’était débattue et qu’elle avait chuté par-dessus bord, se rompant les vertèbres cervicales au contact du bitume — le silo faisait plus de vingt mètres de haut.
Côté tueur, rien. Pas d’empreintes ni de traces organiques. Pas de témoin ni de vidéosurveillance. Aucun élément dans le quotidien de Claudia qui aurait pu révéler une présence suspecte. L’avocate menait une existence monacale et son déménagement n’était qu’une nouvelle manière de voyager dans son monde intérieur, avec ses livres, ses films, ses tableaux. Pas de boyfriend à l’horizon. Des parents autrichiens habitant Vienne. Ni famille ni amis à Paris. Une solitaire qui avait choisi comme ligne de vie de défendre les pires criminels et les causes immondes.
Corso ne comprenait pas comment une telle femme, immergée jusqu’aux yeux dans l’affaire Sobieski, avait pu se laisser surprendre. Elle connaissait par cœur le modus operandi de l’assassin, le fait qu’il enlevait ses victimes — ou les attirait — sans laisser de traces. Comment avait-elle pu tomber dans le panneau ? Impossible. Claudia n’était pas née de la dernière pluie et elle était pour ainsi dire conditionnée par ce dossier qui l’avait obsédée pendant une année et l’obsédait encore. Au premier signe suspect, elle aurait réagi.
Corso en conclut qu’elle connaissait son agresseur et lui faisait confiance. Celui ou celle qui lui avait rendu visite cette nuit-là était absolument insoupçonnable…
Le soir du dimanche 17 décembre, Barbie l’appela pour lui annoncer que la dépouille de Claudia avait enfin été rendue à la famille, après plus de cinquante heures d’autopsie, d’examens et de triturations en tout genre. Les parents avaient décidé d’enterrer leur fille à Paris, au cimetière de Passy.
— C’est pour quand ?
— Demain matin, à 11 heures.
Le cimetière de Passy, c’est le carré VIP des morts. Environ 2600 tombes, incluant le plus fort taux de people au mètre carré. Un parterre de célébrités enterrées au sommet d’une colline surplombant la place du Trocadéro. Devant la porte gigantesque de style Art déco, le flic hésitait encore. S’il était repéré par la famille ou qui que ce soit lors de ces funérailles, il finirait pendu à un des châtaigniers du sanctuaire. Après tout, il était celui qui s’était trompé de tueur, avait accablé le client de Claudia et, d’une manière plus ou moins directe, avait donné à l’assassin l’idée de sacrifier la jeune avocate. Allez, Corso, t’en as vu d’autres.
Par une ironie pleine d’indifférence, le temps était magnifique. Sous le soleil, les stèles et les croix brillaient à la manière de flots nacrés. Pas le moindre souffle de vent pour cette matinée souveraine. Le ciel bleu évoquait la pureté d’un précipité chimique et lui rappelait sa dernière visite à Claudia.
Mains dans les poches, Corso cherchait le lieu de la cérémonie. Il croisait des mausolées blancs aux allures de temples, des pavillons à vitraux arborant des anges ou des vierges qui semblaient avoir été volés dans une église, des chapelles extravagantes multipliant les ornements baroques…
Claudia n’aurait pas aimé ce décor. La pasionaria d’une justice égale pour tous n’aurait pas apprécié d’être renvoyée à ses origines bourgeoises.
Il repéra enfin le groupe en noir, comme crayonné au fusain sur une page blanche. S’approchant avec prudence, il comprit qu’il ne risquait rien : tous les membres présents étaient viennois. Claudia n’avait pas d’amis mais elle avait une famille. Des têtes solennelles aux traits nobles et à l’expression fermée. Des discours en allemand aux accents cadencés. Il ne manquait plus que le cadre doré à la feuille d’or pour immortaliser la réunion devant la fosse mortuaire.
Barbie lui avait promis qu’il n’y aurait pas un journaliste ni même un curieux. Elle avait dit vrai — elle avait volontairement laissé fuiter une info erronée : Claudia Muller étant d’origine autrichienne, ses parents avaient fait rapatrier le corps pour l’inhumer dans la banlieue de Vienne.
Ces Autrichiens ne croyaient pas en Dieu. Pas l’ombre d’un prêtre ni d’un ministre du culte. Aucun rituel liturgique autour de la bière sinon un profond recueillement qui valait bien des prières standard. Corso observait ces hommes et ces femmes et était frappé par leur similitude : mêmes vêtements noirs de coupe élégante, mêmes faciès taillés dans du marbre blanc. Une partie de la haute société viennoise avait fait le voyage — et semblait être sortie du même moule.
Le flic en était à se demander qui était la mère de Claudia quand une petite femme avança d’un pas. Elle ignora le pupitre dédié aux orateurs pour se poster au plus près de la fosse. Derrière elle, un colosse à l’air dur jouait les bodyguards : le père.
Malgré sa petite taille et sa silhouette ronde, Mme Muller partageait un air de famille avec la disparue — des traits purs, dessinés en un seul mouvement, qui semblaient déployer leur harmonie jusqu’aux tempes — elle avait comme Claudia des cheveux noirs tirés en arrière. Une beauté pâle, sèche, qui rappelait le goût amer et sacré de l’hostie.
Cette présence le glaça de la tête aux pieds. Il eut peur de croiser son regard mais la femme conservait les paupières baissées. Elle avait les mains nouées devant elle et ne portait ni sac ni manteau. Juste une robe noire qui dans sa simplicité évoquait les robes soufrées que portaient les condamnées au bûcher pour brûler plus vite.
Elle se mit à réciter de mémoire, yeux et voix à l’unisson, c’est-à-dire tournés vers l’intérieur :
Hasta te creo dueña del universo.
Te traeré de las montañas flores alegres, copihues,
avellanas oscuras, y cestas silvestres de besos.
Quiero hacer contigo
lo que la primavera hace con los cerezos.
Corso ne s’attendait pas à entendre de l’espagnol mais il reconnut tout de suite l’extrait le plus célèbre des vingt poèmes d’amour (et de jeunesse) de Pablo Neruda. Je veux faire de toi / ce que le printemps fait avec les cerisiers…
Cette mère fracassée adressait donc un poème d’amour plein de sensualité à sa fille. Claudia avait sans doute tourné le dos à sa famille. C’était pour les oublier — et les provoquer — qu’elle s’était installée à Paris et était devenue la sainte patronne des criminels.
Soudain, Stéphane reconnut des visages. Finalement, il n’y avait pas que des Autrichiens dans ce cimetière et Barbie n’avait pu éviter que l’information se propage parmi des « amis » de Sobieski, c’est-à-dire des intellectuels, des politiques, des artistes qui s’étaient faits discrets quand la culpabilité du peintre avait éclaté mais qui ressortaient de leur trou maintenant que son innocence était patente.
Corso les voyait chuchoter entre eux. Ils l’avaient repéré, ils avaient reconnu leur ennemi historique. Le flic facho qui n’avait commis que des erreurs. Celui qui n’avait rien compris. Qui avait cru l’affaire réglée alors que le tueur courait encore…
Par bonheur, aucun de ces militants n’eut l’occasion de faire un discours — c’étaient des obsèques autrichiennes, et autrichiennes seulement. Sinon, on aurait eu droit aux indignations habituelles, Claudia, l’avocate valeureuse, sacrifiée par une police bornée et une justice aveugle ; Sobieski, le « suicidé de la société », etc.
Tout le monde défilait maintenant devant la fosse pour y jeter une rose blanche. Il préféra reculer parmi les tombes : il n’avait ni rose ni légitimité. Pas question non plus d’exprimer ses condoléances aux parents ni à qui que ce soit. Les « amis de Sobieski » commençaient à multiplier les regards menaçants…
Il tournait les talons quand il remarqua un visage qui ne cadrait pas dans le tableau. Mais alors pas du tout. Il se planqua derrière une stèle en attendant la dispersion. Il ne quitterait pas le cimetière avant d’avoir obtenu une explication à ce miscasting.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Corso avait jailli de sa planque alors que l’assemblée se dispersait. Il s’adressait à un petit bonhomme qui suivait le cortège à bonne distance. Il avait mis quelques secondes à le remettre mais maintenant, il en était sûr : l’homme était flic au 36. Et plus précisément à l’Identité judiciaire.
C’était le type à coupe Playmobil et face de citrouille qui lui avait montré les premières toiles réquisitionnées chez Sobieski, celles qui à l’époque devaient confondre le peintre et s’étaient avérées de simples copies des photos vendues par Ludo le Toulousain.
— Je…
— Rappelle-moi ton nom.
— Lieutenant Philippe Marquet.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Marquet lançait des coups d’œil désespérés vers le cortège qui s’éloignait.
Il finit par lâcher d’un ton qui se voulait ferme :
— Claudia était une amie.
— Où tu l’as connue ?
— Dans le boulot.
— L’IJ n’a jamais de contacts avec les avocats.
— Claudia a eu une autorisation du juge pour récupérer certains échantillons. À l’IJ, je m’occupe des scellés organiques. Je les collecte, je les envoie pour analyses, je les réceptionne en retour et les archive.
Marquet avait vraiment la tête de ceux qui arrivent au 36 en tant que témoins et qui y restent en tant que principaux accusés.
— C’était quand ?
— Je dirais… deux ans.
— Dans le cadre de quelle affaire ?
— Je… je me rappelle plus.
Premier mensonge. Corso n’ajouta pas « on vérifiera » mais l’esprit y était. Il avait bien du mal à imaginer cet avorton dans la sphère des amis de Claudia. D’ailleurs, l’avocate n’avait pas d’amis.
— Quelle était la nature de vos relations ?
— Ça ne vous regarde pas.
Philippe Marquet se passa la manche de sa veste sur le front comme si cette réplique lui avait coûté un réel effort physique.
— Vous couchiez ensemble ? demanda Corso en manière de provocation.
Il s’était placé dos à la lumière, obligeant l’autre à affronter le soleil de face.
— Je… je n’ai pas à vous répondre.
Il était temps de passer aux méthodes coercitives : il l’empoigna par le colback en ayant peur que son costume à deux balles lui reste dans la main.
— Arrête de jouer au con. Claudia vient d’être enterrée. Assassinée de la pire des façons. Si ta relation avec elle, quelle qu’elle soit, est découverte, ça fera mauvais genre, crois-moi. Tu pourrais rapidement te retrouver sur la liste des suspects. Après tout, un gars de l’IJ, y a pas mieux pour tromper les autres flics. Ça expliquerait à quel point le tueur nous a roulés dans la farine…
Marquet serrait ses petites griffes sur les poignets de Corso — il avait la force d’un tuberculeux en rupture de sanatorium.
— Lâ… lâchez-moi !
— Quelles étaient vos relations, bordel de Dieu ?
Marquet ouvrit la bouche. Pas moyen de sortir un mot. Corso le relâcha enfin et s’essuya les mains sur son blouson — il les avait poisseuses comme s’il venait de piocher une poignée de frites avec ses doigts.
— On… on était ensemble…, finit par râler l’autre entre deux quintes de toux.
Ce fut au tour de Corso d’avoir le souffle coupé. Marquet n’avait aucune raison de mentir. Bien au contraire. Claudia Muller, la femme éblouissante qui triomphait de tous les procès, qui avait sans doute tous les avocats à ses pieds, et pas seulement eux, les juges, les procureurs, les accusés, les jurés…, cette femme inaccessible, qui en pinçait au passage pour un peintre-faussaire condamné pour un double meurtre, aurait jeté son dévolu sur ce technicien scientifique de mes deux ?
— J’en crois pas un mot.
— Croyez ce que vous voulez, se redressa l’autre, blessé dans son orgueil de mâle.
Corso fit un pas, obligeant Marquet à se plaquer contre une stèle.
— Vous ne viviez pas ensemble.
— Bien sûr que non !
— Alors quoi ?
Le petit flic semblait fondre au soleil comme une noix de beurre au fond d’une poêle.
— On s’voyait régulièrement. Je… je crois qu’elle m’aimait bien.
— Même ces derniers mois ?
Marquet eut un sourire cauteleux. Il venait enfin de comprendre l’agressivité de Corso : lui aussi était accro à la belle.
— Elle me parlait de vous…, cracha-t-il avec mépris.
— Qu’est-ce qu’elle disait ?
— Que vous étiez le mec qu’elle détestait le plus au monde.
Corso encaissa. Le soleil lui tapait dans le dos, alors que le vent glacé s’était réveillé et lui passait le visage au Kärcher.
— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix creuse.
Marquet haussa les épaules. Il avait capté sur le visage de Corso la trace d’une vraie souffrance, il ne voulait pas l’enfoncer. Claudia était enterrée à quelques pas, ce n’était ni le lieu ni le moment pour jouer aux duellistes.
— Parce que j’accusais Sobieski ?
Le flic de l’IJ le jaugea : il semblait évaluer l’aptitude de Corso à en encaisser davantage.
— Pas seulement. Vous représentiez à ses yeux l’image même du flic borné qui place sa conviction au-dessus des preuves et qui agit seulement par instinct.
Corso aurait bien aimé lui coller son poing sur la gueule mais pas ici, pas maintenant. Et puis, ce n’était pas un scoop. Claudia avait déjà eu l’occasion de vider son sac face à lui.
— Casse-toi, ordonna-t-il.
Il regarda Marquet se carapater à toute vitesse, zigzaguant dans l’allée. Quelque chose clochait : le flicard n’avait pas dit toute la vérité. Il décida de conserver dans un coin de sa tête cette erreur dans le tableau. Pour l’instant, se taire et observer. Garder un œil sur le petit gars tout en parant au plus pressé.
Corso se mit en route et gagna la sortie au pas de charge. Les funérailles de Claudia l’avaient revigoré. Il n’avait rien à foutre des PV de Barbie.
Il allait reprendre, lui, et lui seul, l’enquête de zéro.
Pour commencer, il décida de retourner voir Mathieu Veranne, le maître de la corde, armé des clichés de la nouvelle scène de crime. Peut-être que le nawashi remarquerait une différence entre les nœuds de Claudia et ceux des autres victimes. Ou bien noterait-il un nouveau détail qui pourrait l’emmener plus loin.
Paris croulait littéralement sous les décorations de Noël et on pouvait sentir dans l’air cette impatience mêlée de tristesse qui caractérise les fins d’année. Une fois encore, on allait bâfrer, picoler, s’offrir des cadeaux, mais c’était pour mieux oublier cet état de fait : une année de plus, une année de moins…
Corso avait prévenu de son arrivée et Veranne, qui ne semblait pas débordé, avait promis de l’attendre. Quand le flic retrouva la rue du Docteur-Blanche puis la cour de l’immeuble où se dressait toujours le poing serré en résine noire, il mesura l’éternité qui le séparait de sa dernière visite.
Mathieu Veranne, lui, n’avait pas changé. Toujours la même gueule étroite en forme de meurtrière. Des yeux si proéminents qu’ils semblaient plantés dans les tempes. Des mâchoires carnassières qui évoquaient l’armature d’un piège à loups. Veranne avait l’air de sortir d’une fable. Il était le loup des contes, l’ogre des châteaux.
Corso était fasciné par ce marquis de Sade toujours disponible. Un nomade aristocrate sur les routes du plaisir, un jouisseur qui n’avait qu’une seule ligne : creuser la psyché humaine dans ce qu’elle avait de plus tordu, de plus contradictoire.
— J’ai entendu à la radio qu’il y avait eu une autre victime.
— Exact.
Veranne l’invita à le suivre jusqu’au salon. Pas la moindre parole de compassion ni la moindre expression de peine. En un sens, cela lui faisait des vacances.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Corso sortit ses photos.
— La nouvelle victime. J’aimerais que vous regardiez ces images avec attention. Dites-moi si vous voyez des différences avec les nœuds des fois précédentes. J’ai apporté les photos des autres victimes pour vous rafraîchir la mémoire et…
— Pas la peine.
Veranne, assis sur son canapé rouge, avait déjà attrapé les clichés et les disposait sur la table basse, le regard avide. Corso se demanda s’il n’était pas en train de nourrir la curiosité malsaine de ce taré, voire de lui procurer un nouveau plaisir avec le spectacle de ce carnage.
Le nawashi observait les tirages comme un prédateur fixe sa proie. Ses yeux globuleux lui dévoraient la face et paraissaient lui transmettre des informations trop puissantes, trop violentes.
— Je connais cette femme.
— C’était l’avocate de Philippe Sobieski. Vous l’avez vue à son procès.
— Non, je la connaissais avant.
— Pardon ?
Il leva ses pupilles dilatées.
— Elle a été mon élève.
Corso commençait à voir le salon pencher dangereusement, les meubles vintage vibrer comme sous l’œil d’une caméra à l’épaule. Qu’est-ce que ce dingue racontait ?
— Elle fréquentait mon cours il y a deux ou trois ans, continua Veranne. Elle se faisait appeler Lorelei.
La légende allemande de la Lorelei : une nymphe qui attirait les navigateurs du Rhin par ses chants jusqu’à les égarer comme les sirènes de la mythologie grecque. La Lorelei était aussi une falaise abrupte le long du Rhin, marquant un passage du fleuve où des légions de bateaux s’étaient échoués. Symbole limpide : Claudia attirait et fourvoyait les hommes, les réduisant à l’état d’épaves — à commencer par lui.
— Elle n’est restée auprès de moi qu’une année. Elle était très douée. Ensuite, je l’ai croisée quelques fois dans les clubs d’entraînement ou dans des boîtes SM.
Corso ne savait quoi retenir des multiples implications de ce scoop. Claudia goûtant aux plaisirs pervers. Claudia experte dans l’art des cordes. Claudia liée à Sobieski sans doute bien avant la série de meurtres. Claudia pratiquant le shibari avec lui et, pourquoi pas, déjà sa maîtresse…
Veranne lui donna une nouvelle information qui surpassa toutes les autres :
— C’était une adepte de l’autosuspension.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une technique particulière qui permet de s’entraver soi-même. À la fin de la manœuvre, il suffit de libérer un nœud pour que tout le réseau de liens se resserre. D’un coup, vous vous retrouvez suspendu… Mais c’est vous-même qui avez fait tout le boulot.
Ses pensées se fracassèrent comme des pierres à feu contre les parois de son crâne. Il ne voulait pas comprendre les vérités qui découlaient de ce coup de théâtre.
Veranne se penchait déjà sur l’une des photos.
— Attendez… Oui… Aucun doute, ces nœuds relèvent de cette technique. Si vous les regardez bien, vous vous rendrez compte qu’ils sont tous tournés vers l’intérieur. C’est Lorelei qui s’est attachée elle-même.
Veranne laissa tomber le cliché sur la table basse. Pour la première fois, il semblait accuser le coup lui aussi. Son visage étréci parut se compresser encore — il ne restait plus que les yeux, ouvertures brillantes et fiévreuses.
— Vous pensez que… ? demanda-t-il.
Le maître SM n’acheva pas sa phrase et Corso ne lui répondit pas. Ils avaient tous les deux compris la vérité.
Claudia s’était donné la mort en imitant le mode opératoire du bourreau du Squonk.
Pour une seule raison : innocenter pour de bon Philippe Sobieski.
La pluie.
Des colonnes. Des voûtes. Des murailles. Toute une architecture mouvante, à la fois lourde et fluide, qui éclatait sur le bitume, le capot des voitures, les toits des immeubles. La pluie en blitzkrieg, l’attaque des eaux, la rage de décembre. Il était à peine 15 heures et il faisait déjà nuit.
Les bourrasques faisaient vaciller les décorations déployées au-dessus des avenues. L’averse accentuait le scintillement des guirlandes, des luminaires. Noël et ses étincelles se disloquaient dans le ruissellement général, telle une crue géante qui allait tout emporter sur son passage.
Corso roulait à fond en direction du port de Tolbiac — il avait mis son gyrophare, ajoutant sa propre touche de lumière aux jeux de miroirs des vitrines et de leurs reflets. Parvenu à Notre-Dame, le trafic s’arrêta sur les quais. Même avec son deux-tons, impossible de passer.
Allez, un coup de fil.
— Je te dérange ?
— Ça dépend pour quoi t’appelles.
— À ton avis ?
Coscas, le médecin légiste, soupira :
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— T’as fait les analyses toxico de Claudia Muller ?
— Par pure conscience professionnelle. Il est évident qu’elle n’est pas morte par empoisonnement ni intoxication.
— T’as les résultats ?
Coscas marqua un temps. Bruits de touches sur un clavier.
— C’est drôle que tu m’appelles maintenant…
— Pourquoi ?
— Parce que je viens de les recevoir et qu’il y a quelque chose de bizarre.
— Quoi ?
— J’ai opéré des prélèvements sur différentes parties du corps. Ceux du visage ont donné un résultat singulier : ils contenaient un fort anesthésiant local.
— T’en as pas trouvé ailleurs ?
— Non. On lui a sans doute injecté ce produit juste avant de lui ouvrir les joues. L’anesthésiant n’a pas eu le temps de gagner le reste du système sanguin. Du reste, c’est une lidocaïne qu’on utilise justement pour les anesthésies locales. Comme si le meurtrier avait voulu limiter la souffrance de sa victime.
Tu m’étonnes. Les voitures repartaient. Corso, à travers les lézardes bleutées de son pare-brise, voyait se dessiner un projet fou, un plan stupéfiant, qui dépassait tout ce qu’il avait pu voir jusqu’alors à la BC.
— J’ai ressorti les gros plans du visage, continuait Coscas. On peut distinguer sur les tempes et les joues la trace des piqûres. Sur le moment, j’ai rien vu mais avec un tel carnage…
— Ça va, Coscas, te ronge pas la rate. Si on comptait les erreurs qu’on a faites sur cette affaire, on serait tous bons pour Pôle emploi.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Le légiste paraissait préoccupé par cette énigme. Dans son boulot, on voyait passer des torrents de folie mais jamais d’éléments contradictoires. La démence est un fil rouge, elle suit sa propre logique et ne s’en écarte jamais.
Ce que Corso ne pouvait pas dire à Coscas, c’est que cette fois deux folies étaient à l’œuvre. Celle du mentor et celle de la disciple. Celle du bourreau du Squonk et celle de Claudia, la Lorelei des assises.
— Tu vas filer ça à Barbie ?
— C’est la procédure, non ?
— Accorde-moi vingt-quatre heures.
Corso ne savait pas pourquoi il demandait ce délai mais le légiste accepta, avec la voix du mec à qui on coupe un bras. Stéphane raccrocha. Il venait de dépasser la Très Grande Bibliothèque, toujours à slalomer entre les bagnoles coincées dans leur lit de flotte.
Le port de Tolbiac, enfin.
Il braqua à gauche, forçant les voitures à piler pour s’engager sur la rampe qui menait à la berge. Parvenu à la fabrique de béton, il sortit de sa Polo et se prit le déluge sur la gueule.
Le site était encore entouré de rubalise jaune, seule touche de couleur dans la grande moire grise de l’averse. Submergée, la berge paraissait près de se détacher de la terre et de rejoindre la Seine gonflée de pluie. Le fleuve se soulevait comme sous l’effet d’une lente et puissante respiration.
Corso franchit le périmètre de sécurité et accéda à la porte de l’enclos que Claudia avait forcée. Il n’avait plus aucun doute sur ce qui s’était passé. Il voulait maintenant se livrer à une reconstitution précise et vérifier le moindre détail.
L’escalier extérieur, sous des structures de protection en métal, s’enroulait autour du silo de sable. Il attaqua son ascension, penché comme sur le pont d’un vaisseau de guerre en pleine tempête. Une fois là-haut, il n’éprouva aucun vertige — pour une raison simple : on ne voyait rien. La pluie était si serrée qu’elle tissait une gaine grise ajustée au conteneur montant jusqu’au ciel.
Corso s’assit en tailleur sur le toit bombé en position de méditation, comme les sadhus indiens aux sources du Gange, et se repassa le film.
Au cœur de la nuit, Claudia avait grimpé ici. Elle s’était injecté de la lidocaïne dans les tempes, dans les joues, sous les mâchoires, puis, le temps que l’anesthésique fasse son effet, elle s’était déshabillée et « autoligotée », se laissant une main libre pour finir le boulot. Enfin, au bord du toit, déjà en position cambrée et entravée par ses propres dessous, elle s’était ouvert avec un cutter les deux joues jusqu’aux oreilles et avait placé une pierre au fond de sa gorge, alors que le sang giclait de partout. Corso pouvait imaginer : la douleur qui avait surpassé l’effet de la lidocaïne, la transe qui lui voilait les yeux, la mort qui formait un cercle écarlate autour d’elle…
Elle s’était alors débarrassée de son matériel : cutter, seringues, vêtements… Où ? Corso avait déjà repéré la petite trappe dans le toit qui permettait d’observer l’intérieur du silo. Il l’actionna — elle n’était pas verrouillée —, il y plongea son regard, mais ne vit rien. Trop profond.
Ensuite, tout était allé très vite. Claudia ne devait déjà plus très bien savoir ce qu’elle faisait, la vie s’échappait de sa bouche béante et repeignait le toit de la citerne. Elle avait tout de même passé sa main libre dans son dos et glissé ses doigts dans le bracelet formé par une des bretelles de son soutien-gorge.
Alors, d’un seul geste, elle avait libéré toute la tension retenue par sa série de nœuds et s’était retrouvée entravée comme les autres victimes du bourreau du Squonk. S’étouffant déjà avec la pierre dans la gorge, suffoquée par le sang, elle s’était laissée glisser sur le toit jusqu’à basculer dans le vide.
Toujours assis en tailleur, Corso pleurait. C’était le suicide le plus abominable qu’on puisse imaginer. Pourquoi Claudia Muller s’était-elle infligé une telle mort ? Pourquoi un tel sacrifice ?
Il fallait maintenant fouiller l’intérieur du silo, recueillir le témoignage de Veranne — ou plutôt l’appeler encore en tant qu’expert —, revoir et analyser tous les fragments collectés sous l’angle du suicide… Pas étonnant que les gars de l’IJ n’aient pas trouvé la moindre trace du tueur, il n’était tout simplement pas là.
Il appellerait Barbie pour lui expliquer tout ça.
Pour l’instant, il avait beaucoup plus urgent à faire. Il devait comprendre les raisons de cette folie. L’amour de Claudia pour Sobieski, sa volonté de l’innocenter n’étaient pas des mobiles suffisants. Elle avait une autre raison d’agir.
Il ne voyait qu’une seule personne pour l’éclairer sur les derniers jours de l’avocate suicidaire. Ça lui faisait mal de l’admettre mais il s’agissait de Philippe Marquet, avec sa coupe au bol et sa tête d’emoji.
Où va se loger l’intimité des plus belles femmes…
Une fois dans sa voiture, Corso regarda sa montre : bientôt 16 heures. Avant de poursuivre, il lui fallait régler un problème majeur.
À contrecœur, il composa le numéro qu’il exécrait. Il était tellement trempé qu’il avait encore l’impression d’être assis dans un marigot.
— Émiliya ? C’est moi.
— Tu me déranges, là.
— J’ai besoin que tu me rendes un service.
— C’est non, bien sûr.
— Il s’agit de Thaddée.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu peux le récupérer ce soir après la nounou ? J’ai une galère au boulot.
Silence. Corso était épuisé par ces luttes, ces conflits, ces négociations qui passaient toujours par les mêmes stades. Il allait d’abord devoir implorer, elle allait le couvrir de merde, ils allaient s’affronter et s’insulter, tout ça pour parvenir au résultat qu’ils connaissaient tous les deux dès le départ : Émiliya garderait son enfant, bien sûr, non pas pour rendre service au père, mais parce que c’était à la fois un devoir et un plaisir.
Curieusement, pour une fois il n’eut pas à insister et put sauter quelques étapes. Leur relation était-elle en train d’évoluer ? Ces derniers temps, Corso avait insensiblement changé de point de vue sur Émiliya. Il lui reconnaissait certaines qualités, et peut-être même un certain discernement dans ses perversités : jamais, finalement, elle n’impliquerait Thaddée dans ses jeux sexuels.
— J’irai le chercher chez toi à 18 heures.
— Merci.
Il avait quartier libre pour sa descente aux enfers.
— On couchait ensemble mais y avait un deal entre nous.
— Lequel ?
— Claudia m’avait demandé quelque chose en échange de ses… faveurs.
Corso n’avait pas eu besoin de faire appel à la violence. Il s’était rendu au domicile de Marquet, boulevard Ornano, dans le XVIIIe arrondissement — le flic de l’IJ avait pris des jours de repos pour cuver son chagrin —, et il avait simplement sonné à la porte. L’homme l’attendait. Il savait bien qu’ils n’en avaient pas fini tous les deux.
Corso n’avait pas parlé du suicide de Claudia. Il venait pêcher des infos, pas en donner. Les deux hommes se tenaient debout dans le salon, plongés dans une semi-pénombre — une lampe sur une étagère jouait le rôle de veilleuse. Dehors, la pluie ne désemparait pas.
Corso attendait la suite mais Marquet ne disait plus un mot.
— Qu’est-ce qu’elle a exigé en échange ? relança Stéphane.
— Elle voulait…
Sa voix s’éteignit encore. Corso fit un pas vers lui.
— Tu vas me répondre, ouais ?
Marquet se laissa choir dans un fauteuil et disparut dans l’obscurité. Seule sa voix le rattachait au monde des vivants :
— Elle voulait que je remplace les échantillons de l’ADN des victimes, Sophie Sereys et Hélène Desmora.
Cette fois, Corso bondit et attrapa les accoudoirs du fauteuil de Marquet.
— Répète un peu ça !
— J’vous jure… J’ai dû changer les fragments organiques correspondant aux victimes ainsi que le sang prélevé sur leurs corps.
Corso se redressa et recula. Ce fut son tour de s’absorber dans les ténèbres. Il se terra dans un coin de la pièce pour essayer de réfléchir. Les nouvelles pièces du puzzle ne s’encastraient avec rien. Elles dessinaient une image radicalement différente de tout ce qu’il avait pu envisager, mais cette image elle-même était indéchiffrable.
— On n’a jamais travaillé sur les bons échantillons ? lança-t-il, incrédule.
— Jamais.
C’était plus qu’une information : le bouleversement total des fondements du dossier. Ils avaient tous été trompés sur les matériaux mêmes de l’enquête.
— Elle t’a demandé dès le départ d’échanger le sang de Sophie Sereys ?
— Dès le lendemain du meurtre, ouais. Le 17 juin 2016.
Pour l’instant, Corso préféra ne pas s’étendre sur le fait que Claudia était au courant du premier meurtre alors même que personne n’avait communiqué sur ce fait divers.
Concentre-toi.
Pourquoi cette manipulation ?
Voulait-elle déjà innocenter Sobieski ?
Non, le sang et l’ADN de la victime ne disaient rien sur l’identité du tueur.
— C’est pour ça qu’elle couchait avec toi ?
Ses yeux s’habituaient à l’ombre. Marquet se fendit d’un frêle sourire. Une fêlure dans un pot de chambre.
— C’était certainement pas pour mon charme naturel.
Si Corso ne comprenait pas l’objectif de Claudia, il saisissait sa stratégie. Marquet était le seul au 36 qui pouvait échanger les scellés. Le petit homme détenait un poste clé pour qui voulait déjouer les tests sanguins ou les analyses d’ADN de la BC.
— Quel était l’intérêt de la manœuvre ?
— Je lui ai posé la question, elle a refusé de répondre. C’était le deal. Soit j’obéissais en fermant ma gueule, soit j’oubliais notre contrat sexuel.
Marquet n’avait pas dû hésiter longtemps. Dans le vrai monde, un homme comme lui n’avait aucune chance d’approcher une Claudia.
— D’où venaient ces nouveaux échantillons ?
— C’est elle qui me les a procurés.
Soudain, il comprit une autre vérité :
— C’est toi qui as placé ce sang sur les toiles de Sobieski ?
— Pas moi, elle.
Il revit l’écriture tremblée peinte à l’intérieur même des plis de peinture des tableaux. SARAH. MANON. LÉA. CHLOÉ. Et bien sûr SOPHIE et HÉLÈNE…
Non seulement Claudia Muller avait incorporé ce sang aux toiles, mais elle avait imité l’écriture de Philippe Sobieski. Les analyses graphologiques avaient confirmé que ces prénoms étaient bien de la main du peintre.
— Comment tu peux en être certain ? reprit-il avec un bruit de basse au fond du cerveau.
— Y a pas d’autre solution. Elle était la seule avec moi à posséder des échantillons des sangs que j’ai fait passer pour ceux de Sophie et d’Hélène. Si c’est pas moi qui ai fait le coup, c’est elle.
Une nouvelle pièce de puzzle, une nouvelle énigme. Si Claudia avait opéré ainsi, c’était pour faire tomber Sobieski. Elle avait donc agi avec une perversité absolue : faire semblant de défendre le peintre pour mieux l’enfoncer, faire mine de chercher l’acquittement pour obtenir perpète. Le meilleur poste pour faire condamner Sobieski, c’était d’être à la barre.
Corso fut pris d’un vertige en se repassant à l’envers (et en accéléré) les grandes lignes de l’affaire. C’était Claudia qui, depuis le départ, avait tout manigancé pour que Sobieski crève en taule. C’était elle qui avait fait substituer les fioles de sang afin d’être sûre de pouvoir déposer le même sang sur les toiles de Sobieski — et avant cela, dans son laboratoire clandestin.
Mais dans quel but ?
Il se demanda au passage d’où provenait le sang des autres prénoms inscrits sur les toiles — un mystère que personne n’avait jamais résolu.
Mais on n’en était plus là. Corso parvenait déjà à une autre déduction, pas une certitude, mais, disons, une solide possibilité. De cette machination organique, découlait un autre fait, encore plus cinglé : c’était peut-être Claudia qui avait tué les strip-teaseuses…
Mais encore une fois, pourquoi ?
Était-elle une meurtrière perverse qui avait trouvé en Sobieski un bouc émissaire ? Ou au contraire le peintre (et sa chute) était-il le but ultime de sa manœuvre ? Dans ce cas, elle aurait tué deux femmes de l’entourage de l’artiste pour simplement le faire accuser. Ensuite, elle aurait distillé des indices accusateurs jusqu’au bouquet final : les noms sanglants des deux femmes dissimulés dans les dernières toiles de Sobieski.
Corso était prêt à tout imaginer, à tout accepter, mais il lui manquait, encore et toujours, la pièce centrale : le mobile. Pourquoi Claudia aurait-elle organisé tout cela ? Pourquoi éprouvait-elle en secret une haine si féroce pour Sobieski ?
Et en admettant qu’elle ait été la meurtrière, pourquoi substituer le sang des victimes ? Elle aurait pu tout aussi bien en conserver quelques centilitres et les répandre dans l’atelier de Sobieski puis sur ses toiles. C’était même beaucoup plus simple. Pourquoi cette ultime manipulation qui n’accablait pas plus Sobieski et finalement ne servait à rien ?
Marquet avait l’air d’avoir suivi le cheminement mental de Corso.
— Moi aussi, je me suis posé ces questions, avoua-t-il. J’ai fait mes propres recherches.
— C’est-à-dire ?
— Je me suis dit que si Claudia m’avait demandé de changer les prélèvements sous scellés, c’était pour cacher quelque chose à propos de Sophie et d’Hélène. J’avais conservé des échantillons de leur sang et j’ai fait faire des analyses de mon côté.
Corso avait la gorge si sèche qu’on aurait pu y gratter une allumette.
— T’as trouvé quelque chose ?
Marquet se permit un nouveau sourire fantôme dans la pénombre striée par les rais de pluie qui collaient aux vitres.
— C’est tout simple. Sophie et Hélène étaient sœurs.
— Tu veux dire… au sens biologique ?
— Des demi-sœurs, en fait. Mais elles avaient le même père, aucun doute là-dessus.
Corso réussit à attraper le train de 18 h 23 pour Frasne, une ville dont il n’avait jamais entendu parler. Ensuite, il prit une correspondance pour Pontarlier. Trois heures de voyage dans la nuit d’hiver, en direction de la montagne et de la vérité, avec pour seul compagnon son ordinateur.
Direction le foyer de l’enfance de la Motte-Sassy, où Sophie Sereys et Hélène Desmora avaient grandi ensemble, de 1998 à 2004. Stéphane voulait rencontrer quelqu’un qui les avait connues et qui pourrait lui confirmer, de vive voix, le scoop du jour.
Les gamines étaient demi-sœurs — c’était moins surprenant qu’il n’y paraissait. Sophie était née sous X, abandonnée par sa mère qui avait accouché à Lyon en 1984. Hélène était née deux ans plus tard à Lons-le-Saunier, de parents incapables de prendre soin d’elle. Le père des deux petites filles était donc, a priori, Jean-Luc Desmora, serveur, videur, chômeur, et surtout violent et alcoolique.
On pouvait imaginer qu’il avait zoné deux ans auparavant dans la région de Lyon ou ailleurs, où il avait eu une brève liaison avec la mère de Sophie, qui pour une raison ou une autre avait rejeté l’enfant. Une banale histoire de détresse familiale.
Pas étonnant non plus que les deux gamines se soient connues (et, d’une certaine façon, reconnues) dans un foyer de cette région. À partir de ce moment, elles avaient grandi dans les mêmes centres et familles d’accueil. Elles étaient montées ensemble à Paris et avaient tenté leur chance dans le monde du strip-tease. Corso se souvenait aussi qu’elles avaient caché leur amitié, sans doute pour être plus fortes en cas de problème. Une sorte d’arme secrète.
Mais pourquoi Claudia Muller, meurtrière ou non, avait-elle voulu dissimuler ce lien de parenté ?
Il y avait bien d’autres questions mais Corso s’était juré de ne pas se les poser. Aucune chance que son cerveau épuisé (et ignorant) lui fournisse la moindre réponse. Ou bien alors à l’aveugle, ce qui était pire que tout.
Durant ces trois heures de train, il se contenta de consigner sur son ordinateur tout ce qu’il avait compris — et ce qu’il supposait. Pour le reste…
Un fait ne cessait de le tarauder. Claudia avait demandé à Marquet de falsifier les échantillons de sang dès le premier meurtre. Détail essentiel qui signifiait qu’elle savait, dès la mort de Sophie, que la prochaine de la liste serait Hélène…
Elle était donc la meurtrière. Ou bien elle connaissait le tueur et ses intentions.
Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas prévenu Hélène ?
Pas de questions, Corso, pas de questions.
Il colla son front contre la vitre et essaya de discerner le paysage dans l’obscurité. Il ne voyait rien. Il plongea regard et pensées dans ce néant avec l’espoir de s’y dissoudre. L’arrivée à Frasne le réveilla. Il dégringola sur le quai et découvrit un nouveau monde.
Tout était blanc. La gare était ensevelie sous la neige. Les réverbères se reflétaient sur les congères qui cernaient les rails du TGV dans une luminescence féerique. À d’autres endroits, la neige formait des reliefs plus doux, plus moelleux, qui évoquaient des décorations ouateuses. Il ne manquait plus que la crèche du petit Jésus. Corso se sentait totalement décalé. Il ne portait qu’un blouson, il n’avait pas de valise et il était seul sur le quai.
Seul à descendre à Frasne.
Seul à attendre la correspondance pour Pontarlier.
Il grelotta pendant une dizaine de minutes en ayant l’impression d’être prisonnier d’une boule à neige, le genre qu’on secoue pour admirer la tour Eiffel ou le Père Noël sous les flocons. Puis un petit train aux allures futuristes, bleu pétrole et gris mercure, arriva. Après la crèche et la boule à neige, le train électrique. Corso évoluait au pays des jouets. Il grimpa à l’intérieur, toujours seul. Un quart d’heure plus tard, il parvint à Pontarlier. Même topo qu’à Frasne avec peut-être encore un peu plus de neige et, si c’était possible, moins de monde. Même le personnel de la gare s’était fait la malle.
Il s’achemina vers la sortie en espérant qu’il trouverait tout de même des taxis.
Il y en avait un seul. Pare-brise noir, chauffeur invisible, tuyau d’échappement crachant des panaches de gaz sous un réverbère. Des images de Noël, on passait directement au film d’horreur : il n’avait plus qu’à monter à bord pour s’apercevoir qu’on l’emmenait dans un motel isolé où on pratiquait des sacrifices humains.
Quand il annonça sa destination, le chauffeur s’exclama, hilare :
— Heureusement qu’j’ai les pneus pour !
La voiture gravit une départementale en direction du Larmont et de la frontière suisse. La fenêtre offrait un tableau spectral, comme lustré par la lune. La neige conférait aux plaines et aux montagnes une présence fantomatique, un blêmissement qui semblait dématérialiser la Terre elle-même.
Parti comme c’était, Stéphane aurait bien vu le foyer de la Motte-Sassy se dresser à flanc de montagne, façon blockhaus aux fenêtres éteintes et aux fantômes vivaces. Bonne surprise : le centre était un long bâtiment peint en rose, bien éclairé, dont les balcons en avancée évoquaient l’architecture d’un hôtel de sports d’hiver.
— J’vous attends ou quoi ?
— Non merci, répondit Corso en réglant le chauffeur.
Il n’avait pas prévenu de son arrivée. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui l’attendait dans cet édifice qui avait accueilli voilà près de vingt ans deux petites grandissant comme des sœurs et qui — sans que personne le sache — étaient en effet des sœurs.
Le flic eut droit à quelques pas de silence jusqu’au perron — de la neige, du feutré, du glissant — puis à la clochette à l’ancienne. Il attendit patiemment, grelottant toujours dans son blouson. La température avait encore baissé : de la crève en puissance.
Enfin, un petit gars en jogging, qui ressemblait autant à un éducateur qu’à un taulard, vint lui ouvrir. Corso se présenta, badge en main, et demanda à voir la personne qui dirigeait le foyer. Il était 22 h 30, autant dire qu’on aurait pu lui claquer la porte au nez. Mais l’autre ne moufta pas et, sans un mot, repartit d’où il était venu, comme sur des rails.
Stéphane patienta dans un réfectoire immense qu’un sapin richement décoré (avec boules et guirlandes faites maison) peinait à égayer. Il fit quelques pas dans le hall astiqué, reconnaissant les matériaux : grès cérame, murs peints, linoléum rouge sombre. Du facile à laver et à désinfecter. Dans ce genre de foyers, on était prompt à passer l’éponge derrière vous. Pas de traces, pas de souvenirs.
Il s’était préparé à cette visite et s’était blindé mentalement. Pas question de laisser ses propres souvenirs pointer leur sale gueule. Pourtant, en s’approchant du sapin, son cœur se serra. La vue des figurines en carton bouilli et des guirlandes tressées en papier coloré au feutre lui rappela pas mal de Noëls où, malgré les cadeaux, c’était chaque fois la même plaie ouverte qui remontait à la surface. Celle de n’avoir pas de parents ni d’amour bien à soi.
Le premier, il avait toujours défendu l’idée que grandir en foyer, il y avait pire dans la vie, et que l’absence d’origines n’était pas une catastrophe en soi. Pourtant, cette blessure béante n’avait jamais cicatrisé. Il avait grandi avec, cherchant chaque jour à la remplir de bribes d’amour glanées ici ou là — même quand ces fragments s’appelaient Mama et finissaient en tournantes.
— Commandant Corso ? Brigitte Caron, directrice de l’établissement.
Une femme d’une quarantaine d’années, portant elle aussi un survêtement, se tenait devant lui. Avec ses pantoufles, il ne l’avait pas entendue arriver. Cheveux paille, teint rouge brique, son visage mafflu évoquait une pomme d’amour luisante de sucre.
Corso se présenta à nouveau. En quelques mots, il expliqua l’objet de sa visite. Sophie Sereys. Hélène Desmora. Les années 1998–2004. Il se garda de dire pourquoi il cherchait ces renseignements.
— Et vous venez à cette heure-ci ? s’étonna-t-elle.
— Cette enquête est de la plus grande urgence.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Affronter le froid et la neige, de nuit, pour simplement parler de deux petites filles que tout le monde avait oubliées. Bel effort.
— Je suis désolée, dit-elle. Je ne suis là que depuis cinq ans. Je ne peux rien faire pour vous.
— Il n’y a pas d’éducateurs qui travaillaient ici à l’époque ? des anciens qui pourraient m’aider ?
— Non. Notre personnel est régulièrement renouvelé pour qu’il n’y ait pas de relations privilégiées entre éducateurs et pupilles.
— Comme dans les banques.
— Pardon ?
Elle se tenait poings sur les hanches, ressemblant, dans son survêtement, à une petite lanceuse de poids venue de l’Est.
— Laissez tomber, fit-il en rempochant son téléphone.
— Attendez… Y a peut-être quelqu’un.
— Qui ?
— Une médecin de Pontarlier, Emmanuelle Cohen. Elle est là depuis un bail.
— Je pourrais avoir son adresse ?
Pour la première fois, Brigitte Caron esquissa un sourire, un coup de canif dans la pomme d’amour.
— Z’avez de la chance. Elle est justement ici. Un de nos gamins est malade.
Corso retint un cri de joie. Sa profonde conviction était qu’en prenant des risques — un voyage à blanc par exemple, vers une destination inconnue sans la moindre garantie de résultat —, vous obteniez toujours de bonnes surprises.
— Je vais vous la chercher.
Cheveux courts et gris, longue silhouette voûtée, presque cassée à hauteur de la nuque, la toubib apparut dans l’encadrement de la cage d’escalier cinq minutes plus tard.
Une vraie médecin de montagne. Avec cartable, bonnet et duffle-coat. Elle semblait avoir quarante ans de visites et d’accouchements en pente dans les jambes. Une grognarde des sommets et des sentiers de France.
Corso éprouva une sympathie immédiate pour le personnage. Sympathie qui remontait à loin — dans son enfance, ou même plus tard, quand il était accro à l’héroïne, il avait croisé des médecins de ce genre qui lui prescrivaient des médocs tout en lui accordant beaucoup plus précieux : chaleur, compassion, bienveillance. Du carburant pour les petits mômes ou les grands défoncés comme lui.
— Brigitte m’a dit que c’était important. Il s’agit de Sophie et d’Hélène, n’est-ce pas ?
Corso marqua son étonnement.
— Je lis les journaux, l’affranchit-elle. J’ai vu comment ces pauvres filles étaient mortes.
— Vous vous souvenez d’elles ?
— Bien sûr. Je les ai soignées durant plusieurs années.
— Pour quel genre de maladies ?
Elle se dirigea vers un banc du préau et y posa son cartable. Enfonçant les mains dans ses poches, elle continua à parler, toujours droite mais penchée dans ses hauteurs, comme un réverbère :
— Au coup par coup, des maladies bénignes. Mais sur le long terme, je jouais un peu à la psy. Ces jeunes filles n’allaient pas très bien.
— Vous pouvez être plus précise ?
— L’une vivait la rage au ventre, l’autre croyait aux fantômes.
Facile de les reconnaître : Sophie, qui haïssait tout le monde, y compris elle-même ; Hélène, qui couchait avec les morts.
Corso attaqua directement dans le gras :
— Notre enquête a démontré qu’elles étaient sœurs.
— C’était un secret de polichinelle.
Le flic comptait provoquer un effet de surprise : raté.
— Je vous parle de demi-sœurs biologiques, insista-t-il.
— J’avais bien compris.
— Comment le saviez-vous ?
— On n’avait aucune certitude mais elles se ressemblaient beaucoup.
— Physiquement ?
— Non, dans leur attitude, leur manière de parler… Certains de leurs gestes les unissaient d’une manière frappante.
— Ces similitudes pouvaient être l’effet de leur proximité.
La médecin eut un sourire qui aurait pu braver tous les vents, tous les obstacles.
— Il aurait fallu que vous les connaissiez. Elles provenaient de la même source. Aucun doute.
— Nos analyses prouvent qu’elles avaient le même père, Jean-Luc Desmora. Vous l’avez connu ?
Emmanuelle Cohen restait debout près du banc, les mains enfouies dans son duffle-coat. Malgré ses cheveux gris qui dépassaient de son bonnet, elle ressemblait à une étudiante attendant l’heure de son cours.
— Vous vous trompez. Jean-Luc Desmora n’était pas le père d’Hélène.
— Comment ça ?
— Un autre secret de polichinelle : Nathalie Desmora avait été violée dans la banlieue de Besançon.
Corso commença à avoir les oreilles qui bourdonnaient. Peut-être la rumeur de la vérité qui montait…
— Elle a porté plainte ?
— Non. Elle était déjà mariée à Desmora et elle menait une vie dissolue.
— L’enfant n’est peut-être pas née du viol…
Elle esquissa quelques pas — sa silhouette flottait dans son manteau, comme un clou dans un chiffon.
— Peut-être que non, en effet. Mais la mère n’a plus voulu qu’on la touche ensuite. Sa grossesse n’a été qu’un long calvaire, largement arrosé au picrate et à la bière.
— D’où tenez-vous ces certitudes ? demanda-t-il.
— Notre région n’est pas bien grande. Tout se sait. D’ailleurs, à l’époque, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de soigner Nathalie. Elle et son mari vivaient dans des conditions… abominables. Misère, alcool, violence… C’était assez effrayant. Dès sa naissance, les services sociaux leur ont repris l’enfant.
Tout se sait. Corso se prit à espérer beaucoup plus.
— On a identifié le violeur ?
— Il y a eu des rumeurs. On a parlé d’un voyou errant, une sorte de bête sexuelle qui rôdait sur la frontière et qui avait déjà eu des ennuis avec la justice plus au sud. Les informations ne sont jamais précises dans ces cas-là. Les gendarmes parlent au café, leurs propos sont répétés, déformés, on aboutit à de véritables mythes…
Le bourdonnement au fond de ses tympans, de plus en plus fort.
— Si Sophie et Hélène étaient des demi-sœurs, ce violeur était aussi le père de Sophie…
— Absolument. Encore un truc que tout le monde savait.
Pour un flic, la province, avec ses commérages et ses chuchotements, était du pain bénit.
— Wow wow wow, fit-il pour ralentir la machine. Vous voulez dire que vous savez aussi qui était la mère de Sophie ?
Emmanuelle Cohen reprit ses pas silencieux. Sa longue silhouette semblait ne rien peser sur le lino.
— Un accouchement sous X au CHI de Pontarlier ? Tout le monde était au courant. Les infirmières ne savent pas tenir leur langue.
Corso songea à sa propre naissance et à cette idée sur laquelle il avait fondé toute sa vie : il était impossible de connaître l’identité de sa mère. Sa naissance avait valeur de secret absolu. Tu parles. Plutôt une manière de se protéger…
— Qui était la mère de Sophie ? demanda-t-il brutalement.
— Je ne me souviens plus de son nom. Une serveuse d’une vingtaine d’années. Elle travaillait dans un routier, sur la départementale qui mène à Morteau. Violée elle aussi. Elle a porté plainte, je crois. Y a eu une enquête, qui n’a rien donné.
— Mais selon vous, le violeur était le même que celui de Nathalie ?
— Sans doute. Je me souviens que la description cadrait. Un type malingre, à qui il manquait des dents. Les gendarmes s’étaient focalisés sur un homme qui sillonnait la région et qui correspondait au profil du voyou dont je vous ai parlé. Mais l’enquête a tourné court. Le type n’avait pas d’alibi mais les filles ne l’ont pas reconnu. Ou n’ont pas voulu le reconnaître.
Le bourdonnement était devenu la rumeur qui succède à une explosion. Corso avait l’impression d’être sourd. Le blast, disent les Anglais…
— Vous vous souvenez d’un détail ? parvint-il à demander. D’un indice qui aurait orienté l’enquête ?
— Oui. On parlait à l’époque des liens que le violeur avait faits. Un nœud spécial, un truc de scout, je sais pas quoi. Tout le monde fantasmait sur cette signature étrange… Mais, encore une fois, ce que je vous raconte, ce sont des bruits de comptoir, des ragots qui se répétaient dans les troquets de la frontière. Rien de très sérieux.
Corso n’entendait vraiment plus rien, comme si la pression avait fait éclater ses tympans. Explosés par la vérité qui se levait depuis un moment et qui venait de s’abattre sur sa conscience comme un monstrueux tsunami sur une ville portuaire.
Sophie Sereys et Hélène Desmora étaient les filles de Philippe Sobieski.
Cette révélation fut comme un centre de gravité très puissant qui attira tout le reste : le temps, l’espace, la pensée… Quand il revint à un état de conscience raisonnable, il se rendit compte qu’il était seul sous le préau avec le grand sapin qui lui faisait toujours de l’œil.
Emmanuelle Cohen était partie, sans doute depuis longtemps. Elle l’avait salué et il lui avait répondu par simple réflexe.
Soudain, des pas chuintants sur le lino rouge.
— Vous êtes encore là ?
Brigitte Caron, en survêtement et pantoufles.
Tout ce que Corso trouva à répondre, ce fut :
— Je peux dormir ici ?
Ni le sommeil ni la mort.
Quelque chose de noir, de moite, de profond.
Quand Corso se réveilla tout habillé, il ne savait plus où il était ni même qui il était. Il lui fallut plusieurs minutes pour remettre tout à l’endroit et se souvenir qu’il avait passé la nuit au foyer de l’enfance de la Motte-Sassy. On lui avait gentiment ouvert une chambre inutilisée, il avait dormi dans un lit superposé, celui du haut, s’il vous plaît.
Maintenant, le coup de théâtre de la veille lui revenait.
Hallucinant et incompréhensible. Les deux premières victimes du bourreau du Squonk étaient les filles de Philippe Sobieski, l’auteur présumé de ces meurtres, justement.
Corso chancela jusqu’au lavabo et se passa la tête sous l’eau froide. Peut-être espérait-il effacer tout ça ou à l’inverse trouver subitement un ordre naturel et logique à ces éléments incohérents.
Le visage trempé, il s’observa dans la glace : il ne se reconnut pas. Pas rasé, rongé par l’anxiété, l’œil vitreux. Il avait l’impression d’avoir traversé une espèce de voile invisible pour rejoindre une dimension surréaliste de l’existence — ou bien au contraire d’avoir évolué jusqu’ici complètement à côté de la vérité.
Reprenons. Claudia Muller avait tué Sophie Sereys et Hélène Desmora — et tant qu’on y était, Marco Guarnieri. Elle avait couché avec un pauvre mec de l’IJ afin que personne n’apprenne que les deux premières victimes étaient demi-sœurs. Ensuite, elle avait fait en sorte que Sobieski soit inculpé et condamné pour les meurtres de ses propres filles.
Pas mal d’infos, certes, mais auxquelles il manquait toujours le principal : le POURQUOI. C’était une vengeance, aucun doute, mais pas la queue d’un mobile en vue. Voulait-elle venger des mères violées ? leurs filles qui avaient grandi sans repères ? On ne venge pas une femme en l’assassinant. Sans compter l’ultime absurdité : en admettant que Claudia ait voulu châtier le peintre-faussaire, pourquoi s’être ensuite suicidée en imitant le mode opératoire du tueur et en innocentant du même coup Sobieski ? Pourquoi avoir voulu mourir en détruisant le piège accusateur qu’elle avait elle-même construit ?
Corso ne prit pas de petit déjeuner. Il ne salua pas Brigitte Caron non plus. Il se contenta d’appeler un taxi, sans s’être lavé ni changé, et partit comme un voleur, avec son Mac sous le bras. Froissé, crasseux, il se fit conduire à la gare de Pontarlier, toujours sous la neige, puis il se rendit en train à Genève et prit directement un taxi pour l’aéroport. Il suivait désormais une idée bien précise.
Un coup de fil à Émiliya d’abord — tout allait bien du côté de Thaddée — puis à Barbie, afin que quelqu’un sur Terre au moins sache où il était.
— Qu’est-ce que tu fous ? aboya la fliquette, en vraie chef de groupe, à la fois autoritaire et protectrice.
— Je suis en route pour Vienne. Je vais voir les parents de Claudia.
— C’est quoi ce nouveau délire ?
Elle ne lui laissa même pas le temps de répondre, déblatérant aussitôt son sermon. Ça aussi, c’était du pur « chef de groupe ».
— Faut que tu te sortes de cette histoire, Corso. Laisse-nous faire et passe à autre chose.
— Où vous en êtes ?
— Nulle part.
— Ça donne vachement envie de vous laisser vous débrouiller.
— Pourquoi ? fit-elle avec agressivité. T’as mieux à proposer ?
— Peut-être.
— Quoi ?
— Je te rappelle de là-bas.
— Non, attends.
— Quoi ?
— T’es au courant pour Lambert ?
— Non. Qu’est-ce qui se passe ?
— Il s’est fait flinguer hier soir dans sa voiture, à Saint-Denis. Trois balles à bout portant par deux motards.
Corso se souvint de l’avertissement de Catherine Bompart : « Tu sais qu’Ahmed Zaraoui a été libéré ? » Le dealer était passé aux représailles.
— On sait qui a fait le coup ?
— On a tout de suite pensé à Zaraoui mais il a un alibi.
— Il a pu foutre un contrat sur Lambert.
Barbie n’ajouta pas un mot. Ce silence signifiait : un autre doit être sur ta tête. Son ex-adjointe, comme Bompart, n’avait jamais été dupe de cette histoire : elle savait que Corso avait participé à la fusillade de Pablo-Picasso. Le tout était de savoir si Zaraoui le savait lui aussi.
Corso raccrocha avec indifférence. Il n’avait tout simplement plus la place dans sa cervelle pour prendre en charge une nouvelle menace. Seul le dossier du Squonk comptait.
Une fois à l’aéroport de Genève-Cointrin, il fonça en direction des départs et se trouva un vol pour Vienne sur Easyjet à 14 heures. Il patienta en errant parmi les boutiques, stoppant parfois au bar pour boire un café. Enfin, il embarqua, se coinça près d’un hublot et se ferma au monde extérieur. Problème, son monde intérieur n’était pas folichon non plus. Il ne pouvait se raccrocher qu’à une seule hypothèse : il s’était passé quelque chose dans l’existence de Claudia Muller qui l’avait transformée en bras vengeur. Et ce « quelque chose » était lié à Sobieski.
Quand il atterrit à Vienne aux alentours de 16 heures, la nuit tombait déjà. À Londres, l’année précédente, le décor, avec ses devantures dorées et ses bus vermillon, lui avait fait penser à un magasin de jouets. À Vienne, fin décembre, on était carrément au pays du Père Noël : scintillements précieux, tramways rouges et angelots cuivrés…
Vienne vendait d’ailleurs cette image. C’était la ville où les enfants chantent en chœur, où les hommes chevauchent des lipizzans blancs, où le destin des femmes se joue sur une mesure à trois temps, lors de l’Opernball…
Tassé au fond de son taxi, frigorifié, il contemplait distraitement les palais, les sculptures, les fontaines à naïades qui défilaient… Toute une architecture baroque, alambiquée comme un château de Walt Disney, clinquante comme une gourmette de mac russe. La neige n’était pas là, mais on l’attendait de pied ferme.
Corso connaissait la ville. Il l’avait visitée avec Émiliya, au temps où leur histoire n’était pas encore asphyxiée par leurs jeux SM. Ils y étaient allés en amoureux, bras d’ssus, bras d’ssous, s’étaient baladés en Fiaker, avaient compté les horloges, profité jusqu’à la nausée des musées, des concerts, des strudels…
— C’est encore loin ? demanda-t-il en allemand. (Émiliya lui en avait appris les rudiments.)
— On arrive.
Barbie avait fini par lui lâcher l’adresse des Muller, sur Himmelpfortgasse. Un colossal bâtiment de pierre blanche, agrémenté d’un immense portail prévu pour des fiacres à plusieurs étages.
Quand il s’engagea dans l’escalier, il repéra les détails — taille des marches, rampe de bois verni, butoirs de porte dorés — qui révélaient l’intimité réelle de la ville. Pour Corso, l’intérieur des immeubles, c’était comme le dessous des jupes des filles. Le moment de vérité, où on surprenait la vraie nature des choses.
Il monta sans bruit et sonna à une porte imposante, laquée beige. Il attendit au moins deux minutes, comme on attend en haut d’un plongeoir. Quand la porte s’ouvrit, il réalisa l’ampleur de son erreur. Le père de Claudia se tenait devant lui, visage verrouillé, en pull en V et pantalon de velours.
— Que venez-vous faire ici ?
Franz Muller s’exprimait dans un français impeccable, mais avec un léger accent supérieur, du style : « Je parle votre langue et vous ne parlez pas la mienne. Je possède vos codes mais vous ne comprendrez jamais les miens. »
— Je voulais vous poser quelques questions sur votre fille. L’enquête continue et…
— Cassez-vous.
L’Autrichien maniait suffisamment bien le français pour savoir quand et comment une petite sortie de route est la bienvenue. Corso s’inclina. Non seulement il n’obtiendrait pas la moindre réponse mais il pourrait bien aussi dévaler les marches sur le cul.
Au passage, il remarqua que le versant austère de la beauté de Claudia venait de son père. Front bombé, pommettes dures, pupilles en clair-obscur… La partie supérieure du visage était le siège des passions, l’inférieure celui des affaires courantes. Les Muller père et fille séduisaient par le regard, se faisaient obéir par la voix.
À cet instant, Martha Muller apparut derrière son mari. Elle était loin de l’élégance naturelle de Claudia mais sa figure ronde et régulière portait tout de même les prémices de cette beauté tout en pâleur d’ivoire.
Un bref instant, il se dit qu’il pouvait plaider sa cause, mais l’épouse était suspendue au bras de son mari, comme une naufragée à un morceau de mât de navire. Un voyage pour rien.
Avant de lui claquer la porte au nez, Franz Muller résuma la situation pour que les choses soient bien claires :
— Vous avez tué notre fille.
Corso remonta la Himmelpfortgasse, tête baissée, épaules lourdes. La posture des vaincus, une ombre sans relief se glissant le long des vitrines. Il allait devoir rentrer à Paris avec ses questions, ses indices contradictoires, ses bribes de vérité pires encore que n’importe quel mensonge.
Vous avez tué notre fille : il aurait presque préféré. Dans ce cas, Claudia aurait été innocente. Ensuite, on aurait pu comprendre quelque chose à cette affaire.
— Monsieur Corso ?
Il ne reconnut pas tout de suite la femme qui s’avançait vers lui dans une doudoune noire aussi brillante qu’un sac-poubelle : Martha Muller en personne.
— Monsieur Corso, répéta-t-elle, essoufflée. (De la buée brouillait son visage.) Je voulais m’excuser. Franz, mon mari… Enfin, il est bouleversé.
Mains dans les poches, Corso s’inclina : révérence, salut, excuse, tout ce qu’on voudra. Ou simplement un réflexe pour mieux l’entendre : Martha Muller lui arrivait sous l’épaule.
— Je peux vous parler ? demanda-t-elle avec un léger accent suisse.
Corso chercha où se réfugier. Il repéra un café à cinquante mètres.
— Venez, ordonna-t-il.
C’était peut-être le coup de pouce qu’il espérait.
Il avait cru avoir choisi un Kaffeehaus, le traditionnel café viennois, mais c’était en réalité une pâtisserie qui faisait salon de thé. Aussitôt, les odeurs de strudel aux pommes l’assaillirent. En quelques inspirations, on avait l’impression de prendre un ou deux kilos.
Il installa la petite femme à une table comme on dispose une figurine d’ange sur une branche de sapin — elle en avait la chevelure (ses mèches étaient bouclées) et l’air poupin, mais c’était un ange sur les genoux, incapable de remonter au ciel.
— Qu’est-ce que vous voulez boire ? lui demanda-t-il.
— Café.
Corso commanda et posa les mains sur la table. Il voulait se prouver qu’il ne tremblait pas, qu’il était prêt à recueillir des infos, capitales ou non, avec sang-froid.
Quelques secondes passèrent ainsi dans le brouhaha cuivré de la pâtisserie. Les gâteaux voyageaient au-dessus de leurs têtes. Dehors, la neige tombait enfin.
Les cafés arrivèrent. Le signal pour Corso.
— Que vouliez-vous me dire ?
— Je possède une information qui pourrait vous être utile mais je ne sais pas comment.
— Dites toujours.
Corso discernait maintenant chez Martha des signes qui ne trompent pas : chair boursouflée, commissures des lèvres trop sèches, paupières lourdes. Antidépresseurs, quand tu nous tiens…
La petite femme conservait le silence. Ça avait du mal à sortir. Finalement, elle attaqua par une question :
— Vous en êtes où de votre enquête ?
— Je ne suis pas à proprement parler impliqué dans la procédure mais…
— Vous devez bien être au courant des progrès de vos collègues, non ?
— Aux dernières nouvelles, pas grand-chose de déterminant.
— Mais vous, quelle est votre idée ?
Corso la regarda par en dessous, comme un grimpeur lève les yeux et tire sur la corde qui l’assure. Non, il ne lui dirait pas la vérité. Pas assez solide. D’ailleurs, cette vérité, il ne la connaissait pas entièrement.
— Dites-moi ce qui pourrait m’aider, éluda-t-il. S’il vous plaît.
Elle se mit à fixer son café et à tourner sa petite cuillère dans la tasse. L’arôme du nectar avait du mal à se frayer un passage parmi les lourds effluves des pâtisseries. Elle touilla ainsi durant plusieurs secondes, comme si elle cherchait à s’hypnotiser elle-même.
— Claudia n’était pas la fille de Franz.
Attendez-vous au pire, vous serez toujours en dessous de la réalité. Corso avait déjà compris mais il attendait les circonstances exactes de l’histoire.
— J’ai fait mes études secondaires à l’institut des Ormes, raconta-t-elle. Une école de jeunes filles en Suisse, près d’Yverdon-les-Bains, au bord du lac de Neuchâtel.
Corso avait bien en tête la carte de la région : Yverdon-les-Bains n’était qu’à une quarantaine de kilomètres de Pontarlier. Soit la zone de chasse de Philippe Sobieski dans les années 80.
— Je n’étais pas très en avance. À 18 ans, je n’avais pas encore décroché ma « maturité », l’équivalent du bac en France. Je passais la plupart de mon temps à faire le mur, à picoler et à me défoncer. Une vraie jeune fille comme on les aime dans les pensionnats suisses.
Le flic n’avait pas la patience pour les détails :
— Vous avez été violée ?
— On peut dire ça comme ça, oui. Je l’ai rencontré dans un bar le long de la frontière. Pour être franche, je n’en garde aucun souvenir. Je revois une sorte de bad boy, grande gueule et plutôt mignon. Au départ, j’étais consentante mais ensuite, c’est devenu plus méchant. Encore une fois, je n’ai pas trop de souvenirs : j’étais ivre. Tout ça se déroulait dans l’arrière-cour du bar, entre les chiottes et la benne à ordures. Voilà comment a été conçue Claudia.
Martha se tut. Elle avait une curieuse façon de s’exprimer : son accent suisse trahissait une certaine indolence mais ses infos étaient on ne peut plus cash.
— Vous devinez la suite, reprit-elle enfin. Deux mois plus tard, je me suis aperçue que j’étais enceinte.
— Que s’est-il passé ?
— On a réglé ça à l’autrichienne.
— Mais vous êtes suisse.
— Mes parents étaient suisses, mais ils étaient installés à Vienne depuis longtemps. Mon père était le conseiller fiscal des familles les plus fortunées de la ville. Autant vous dire qu’il les tenait toutes par les couilles.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Sourire dans son visage rond et luminescent. On aurait dit l’illustration d’un astre dans un livre d’enfant.
— Il a secoué la petite communauté pour me trouver un mari en urgence. Un fils ou un contrôle fiscal, tel était le marché. Il n’y a pas eu de problèmes pour recevoir des propositions. Je vous accorde que ça ne fait pas très courrier du cœur : mon foyer est né d’une baise rapide et d’une menace de chantage. En attendant, Claudia est née la tête haute. Elle aurait pu n’être qu’une bâtarde, elle est seulement née prématurée dans la haute société viennoise.
Il observait cette face de lune aux yeux distraits. Fascinante d’indifférence, ou de désespoir. Dans tous les cas, elle avait largué les amarres depuis longtemps.
— Vous connaissiez l’identité de votre… amant d’une nuit ?
— Au départ, non. Mais ensuite, il y a eu des rumeurs puis l’affaire des Hôpitaux-Neufs. Au moment du procès, j’étais en Suisse. J’ai vu les nouvelles à la télé, j’ai lu les articles de journaux. J’ai reconnu le père de Claudia. Philippe Sobieski. Sa sale petite gueule de gouape, son assurance de marlou. Comment j’avais pu craquer pour une telle raclure ? Les femmes sont toujours perverses.
Les faits se glissaient finalement sans difficulté dans la chronologie. Durant les années 80, Sobieski avait sévi entre la France, la Suisse et l’Italie. Il avait séduit, couché, violé. Il avait distribué sa semence au fil d’une errance qui s’était achevée avec le meurtre de Christine Woog.
— À cette époque, votre mari était au courant de la situation ?
— Non. Seuls nos parents avaient agi en connaissance de cause. Franz n’était qu’un étudiant prétentieux et docile.
— Et Claudia ?
— On peut tromper un mari, sourit-elle. C’est même fait pour. Mais on ne peut pas tricher avec un enfant. Claudia a toujours senti que quelque chose clochait, qu’un mensonge planait. Elle n’a d’ailleurs jamais été une petite fille équilibrée. À 7 ans, elle a fait sa première dépression. La suite de son enfance n’a été qu’une longue suite de problèmes. Anorexie, automutilations, drogue, alcool…
Tout en l’écoutant, le flic se souvint qu’il avait trouvé une ressemblance entre Claudia et Franz. Toujours autant de flair, Corso…
— Finalement, quand elle a eu 20 ans, j’ai décidé de lui raconter toute l’histoire…
— Comment a-t-elle réagi ?
— D’une manière inattendue, ou au contraire très attendue, je ne sais pas. Elle a décidé de faire du droit et de défendre les pires causes des tribunaux. Elle a pris fait et cause pour le mal sous toutes ses formes. Peut-être qu’à travers ce combat, elle légitimait les actes de son père et aussi sa propre naissance.
Corso pensait tout le contraire. Claudia n’avait jamais été du côté de Sobieski. Elle avait au contraire décidé, dès qu’elle avait été affranchie, de le détruire à jamais — sa vengeance serait son unique raison de vivre.
Elle était devenue avocate, experte du crime et du mensonge, spécialiste de la loi et de la meilleure façon de la contourner. Pas pour défendre les criminels mais pour passer aux actes elle-même.
Elle voulait tuer son père biologique.
Elle voulait tuer sa progéniture.
Elle voulait se tuer elle-même.
Le degré de haine de Claudia était sidérant : il lui fallait éliminer le monstre mais aussi son sang, son sillage — ses enfants. Une opération d’extermination radicale.
— Elle a tenté de voir Sobieski en prison ?
— Non. Elle a simplement migré en France pour faire des études de droit. Elle a décidé de s’occuper des assassins dans le pays de Sobieski. À croire qu’elle savait qu’un jour elle le défendrait…
Tu m’étonnes.
— Elle vous parlait de lui ?
— Rarement. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle pensait de lui mais j’ai senti qu’elle était fière quand il est devenu un peintre célèbre.
— Pensez-vous qu’elle lui ait dit la vérité lorsqu’elle a accepté de le défendre ?
— Je ne pense pas, non. Mais il n’y a plus aucun moyen de le savoir.
Martha regarda sa montre. Elle avait lâché son scoop, elle avait fait une sorte de fugue hors de son monde policé. Maintenant, elle devait rentrer dans son appartement cossu, auprès de son mari autoritaire, soigner son chagrin et oublier ses vieux mensonges.
— Vous parlait-elle de Sophie Sereys ? d’Hélène Desmora ?
— Ce sont les noms des autres victimes, non ? (Corso acquiesça d’un signe de tête.) Pas vraiment. À l’époque du procès, elle ne trouvait même plus le temps de nous appeler.
— Marco Guarnieri ?
— Jamais entendu ce nom. Pourquoi nous aurait-elle parlé de ces gens-là ?
Parce que vous appartenez tous à la même putain de famille.
Corso paya l’addition.
Un peu de lèche pour la route :
— Merci madame, c’est très courageux de votre part de m’avoir parlé.
— Mais vous croyez que cela peut vous servir ?
— Cela me permet d’y voir plus clair en tout cas.
Soudain, Martha quitta sa morgue pâlichonne et attrapa les deux côtés de la table.
— Je vous ai dit ce que je savais, fit-elle en se penchant vers Corso. Maintenant, dites-moi où vous en êtes, vraiment.
Corso la considéra quelques secondes et décida une nouvelle fois qu’elle ne pourrait pas encaisser la vérité. Le machiavélisme de sa fille. Le carnage auquel elle s’était livrée. L’ampleur de sa vengeance… Personne n’était prêt à entendre un truc pareil.
— Malheureusement, nous ne savons rien de plus. Nous ignorons pourquoi le tueur a choisi ces filles en 2016 et pourquoi il s’en est pris à Claudia aujourd’hui.
— Mais Sobieski n’a jamais été impliqué dans cette série de meurtres ?
— Jamais, non. Je me suis trompé sur toute la ligne. Je crois que le véritable tueur est un être dévoré par la haine et qu’il a voulu se venger de Sobieski en l’impliquant dans les meurtres qu’il avait lui-même perpétrés.
— Pourquoi dans ce cas s’en est-il pris à Claudia ?
— Parce que justement elle défendait Sobieski.
Martha recula sur sa chaise, comme renvoyée soudain à son deuil — à cette fatalité d’avoir eu toute son existence liée à un pur salopard qu’elle n’avait fait que croiser une nuit à 18 ans.
— Nous allons le trouver, Martha. Je vous le jure. Nous allons l’arrêter et le juger.
Sur ces mots solennels, il se leva et sortit de la pâtisserie. Il n’avait jamais menti aussi pleinement, aussi intensément, de toute sa vie. Parce qu’il savait qu’il ne révélerait jamais, même s’il la découvrait complètement, la vérité.
Il voulait achever de faire la lumière sur le cas Sobieski, mais c’était pour mieux l’enterrer et le renvoyer aux ténèbres éternelles.
En quelques heures, il avait recueilli des histoires, des rumeurs, des témoignages. Il voulait maintenant des faits scientifiques. La comparaison des ADN de Philippe Sobieski, Sophie Sereys, Hélène Desmora, Claudia Muller et Marco Guarnieri (il n’en doutait plus maintenant : « Narco » faisait partie de la famille) scellerait tous ces éléments. Bonne nouvelle, il savait qui appeler pour ce travail d’analyse en loucedé : Philippe Marquet, le complice malgré lui de Claudia la fratricide.
Sur les motivations de l’avocate, il faudrait se contenter d’hypothèses. Imaginer l’existence torturée de cette femme qui s’était toujours sentie illégitime. Le fruit d’un crime, un caillot de cellules né d’une pulsion malade. Claudia n’avait jamais été heureuse ni équilibrée. En lui révélant la vérité, sa mère lui avait offert enfin une cohérence, mais à rebours, quelque chose qui trouverait sa résolution dans la destruction et la mort.
Mains dans les poches, tête sous la neige, Corso se mit en quête d’un hôtel, petit, pas cher, invisible. Il s’enfouit dans une chambre comme un animal dans son terrier, puis il appela Philippe Marquet. Pas de réponse. Il lui laissa un message d’urgence et ouvrit son ordinateur. Il consacra une heure à tout écrire — ce qu’il avait compris, ce qu’il avait deviné, ce qu’il ressentait à l’intérieur de sa chair.
Claudia était cinglée mais pas si étrangère à lui-même. Il connaissait la douleur de n’être pas bien né et de ne posséder, en guise d’origines, qu’un trou noir. Il avait choisi de mettre une dalle sur ce gouffre. Elle avait opté pour la démarche inverse : soulever la pierre et regarder le fond de l’abîme.
23 heures. Nouveau message à Philippe Marquet puis retour au boulot. Corso tapait sur son clavier dans une sorte de transe. De temps à autre, il s’arrêtait pour contempler l’ampleur de l’horreur. Il imaginait Sobieski en train de coucher avec ses propres filles — il était certain que Claudia avait tout manigancé pour qu’il les rencontre. Il la voyait, elle, leur foutre la tête dans un étau, leur ouvrir les joues, leur enfoncer la pierre au plus profond de la gorge… Ou encore immergeant Marco Guarnieri au pied de la Black Lady. Puis il la revoyait se battre à la barre pour innocenter Sobieski alors qu’elle attendait dans le même temps que quelqu’un analyse le sang sur ses toiles, le sang qu’elle avait elle-même placé.
Ce qui le fascinait le plus, c’était la mise en scène inspirée par Goya. Claudia avait enquêté des années sur Sobieski. Elle connaissait ses talents de faussaire. Elle l’avait épié et elle avait deviné qu’il avait peint les trois Pinturas rojas. Alors elle avait choisi de les prendre pour modèles. Afin de confondre le peintre mais aussi pour crier sa propre rage. Ce cri abominable, c’était son cri à elle. Le cri d’une créature qui avait organisé la fin de son propre monde avec un machiavélisme unique.
Et dire qu’il trouvait Émiliya dangereuse…
Sur le coup de minuit, Corso reçut des nouvelles des flics de Blackpool. À sa demande, les gars avaient fouillé plus avant le passé de Marco Guarnieri. Sans surprise, il apprit que l’enfant n’avait jamais connu son père et que des rumeurs allaient bon train sur ses origines : quelque chose de violent et de non désiré… Marco était né à Aoste en 1983. Exactement l’époque où Sobieski rôdait dans les parages. On pouvait donc raisonnablement l’ajouter à la liste noire. Claudia avait dû écumer les archives de Franche-Comté, du Jura, de Neuchâtel, de la Vallée d’Aoste, interroger des milliers de personnes, sonder le passé de ces zones pour retrouver chacune des victimes de Sobieski — et le produit de chaque viol…
Corso dut se résoudre à arrêter. Il ne voyait plus rien, la fatigue lui cognait le front et il ne comprenait plus ce qu’il écrivait. Arc-bouté sur le minuscule comptoir qui essayait de se faire passer pour un bureau, il se tourna vers le lit qui lui tendait les bras. Dormir seulement quelques heures et attraper le lendemain le premier vol pour Paris…
À cette idée, il réalisa que Marquet n’avait toujours pas donné signe de vie. Putain. Il téléphona à nouveau et, cette fois, le gars de l’IJ répondit à la deuxième sonnerie.
— Jamais tu rappelles ?
— J’ai pas pu.
— J’ai besoin de toi demain matin.
— Je… Qu’est-ce que vous voulez ?
— Lancer une comparaison génétique entre tous nos échantillons.
— Lesquels ?
— Joue pas au con. Je sais que tu as gardé chaque fragment.
— Mais… mais vous voulez les comparer à quoi ?
Les noms de « Sobieski » et de « Claudia Muller » produisirent leur effet. Marquet avait l’air totalement dépassé. Corso espérait que ce demi-sel allait finir le boulot avant de lui claquer entre les doigts.
Mais il sentait autre chose — Marquet paraissait au trente-sixième dessous.
— Qu’est-ce qui se passe ? finit-il par demander.
— C’est le cimetière.
— Quoi, le cimetière ?
— Celui de Passy…
Il fallait vraiment lui arracher chaque mot.
— Eh bien quoi ?
L’autre grommela dans le combiné.
— Parle distinctement, merde ! hurla Corso.
— Je suis allé me recueillir sur la tombe de Claudia aujourd’hui.
— Et alors ?
— Et alors ? répéta-t-il soudain plus fort. Y avait plus de tombe !
— Il s’agit d’une exécution testamentaire.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Mme Claudia Muller avait rédigé un testament olographe d’une grande précision, déposé chez maître Rogier, notaire boulevard Malesherbes.
Corso se trouvait au service de la conservation du cimetière de Passy, une petite pièce qui ressemblait à une station de chemin de fer, située près du monument aux morts de l’entrée. Une sorte de sanctuaire parmi d’autres mais à l’intérieur duquel on était encore bien vivant. Pas la grosse frénésie : deux bureaux placés l’un en face de l’autre, comme celui d’un juge et de sa greffière. Là, on comptait les morts et on consignait les dernières volontés de futurs pensionnaires.
Après la révélation de Marquet, Corso avait éteint la lumière, dormi comme après une biture, pris un avion au jugé et atterri à Paris sur le coup de midi. Il avait récupéré sa Polo puis filé directement au cimetière de Passy pour arracher une explication de ce nouveau coup de théâtre : la tombe de Claudia Muller s’était volatilisée.
Le responsable (à la vue du badge de Corso, il avait aussitôt sorti le dossier de Mme Muller) lui tendait maintenant les documents. Stéphane craignit de ne rien comprendre mais les consignes étaient claires. Les dernières volontés de Claudia stipulaient que son corps devait, dès le lendemain de l’inhumation prévue par ses parents, être transféré au cimetière parisien de Thiais.
— Pourquoi Thiais ? demanda Corso en relevant les yeux.
— Aucune idée. Mais le notaire nous a envoyé des directives explicites.
L’homme manipulait des documents, des cartes, des factures — on aurait dit un plan de bataille mais il ne s’agissait que de la dernière demeure de Claudia.
— Mme Muller y avait fait construire un mausolée.
Corso connaissait le cimetière de Thiais, situé dans le Val-de-Marne. Ouvert dans les années 30, ce site était connu pour proposer des concessions gratuites, qui accueillaient les cadavres des plus démunis. Thiais, c’était le cimetière des clodos, des oubliés, des sans un… Corso en savait quelque chose : il s’était occupé d’y faire inhumer les 57 victimes parisiennes de la canicule de 2003 dont les dépouilles n’avaient pas été réclamées.
— Je peux avoir le numéro de sa concession ?
— Bien sûr. (Ses mains papillonnaient toujours autour du sinistre dossier.) C’est près des 104e et 105e tranchées.
Ces numéros désignaient justement les rangées gratuites. Des tombes individuelles s’y alignaient sans la moindre fioriture. Pourquoi Claudia avait-elle voulu reposer là-bas ? Que signifiait encore cet épilogue ?
— Qui a organisé le transfert du corps ?
— Les pompes funèbres ont été payées sur l’héritage de Mme Muller. Tout est en règle.
Claudia avait absolument tout prémédité. Ses meurtres. Son procès. Son suicide. Son dernier repos.
— Tenez, fit le préposé en lui tendant une autre feuille, le plan du cimetière si vous voulez aller vous y recueillir.
Il avait tracé une croix sur la carte, exactement comme les concierges des hôtels quand ils vous indiquent un bon restaurant dans une ville que vous ne connaissez pas.
Corso prit le document et posa une dernière question :
— Y a-t-il quelqu’un d’autre inhumé dans ce caveau ?
L’homme feuilleta encore ses liasses.
— Je ne possède pas les noms mais, vu la superficie du mausolée, elle ne doit pas être seule à l’intérieur.
Corso récupéra sa voiture et fila sur les quais jusqu’au pont du Garigliano, où il attrapa le boulevard périphérique. Porte de Vanves, il enchaîna sur l’autoroute du Soleil en direction de Rungis. Pas de soleil à l’horizon mais une circulation fluide.
Tous ses espoirs convergeaient maintenant vers le cimetière — sans raison, il se disait que Claudia lui donnait rendez-vous là-bas. Elle se doutait qu’il découvrirait la vérité et que cette vérité le mènerait au cœur du carré des indigents.
Il sortit à la bretelle de Rungis. Alors que le morne paysage de banlieue défilait, il songeait à Sophie Sereys qui jouait à faire souffrir son corps, à Hélène Desmora qui couchait avec des morts, à Marco Guarnieri qui dealait à l’ombre des montagnes russes de Blackpool… Il était quasiment certain que Claudia Muller avait fait transférer leurs corps dans son sanctuaire.
Elle avait fait bâtir un caveau pour sa famille maudite — ce clan qu’elle avait décimé et qui, selon elle, n’avait pas le droit de vivre. Avait-elle aussi fait venir la dépouille de Philippe Sobieski ? Non, le peintre, dans l’univers infernal de Claudia, était l’ennemi, le monstre honni, le responsable de leur malheur.
Corso réalisa qu’il touchait au but — il était en train de longer les claustras de pierre qui enserrent le gigantesque cimetière de Thiais. Enfin, il parvint au dernier rond-point avant l’arc de triomphe, rectiligne et sobre, qui forme le portail central. Tout à coup bien réveillé, il cadra à la fois le mur à claire-voie sur sa gauche, le porche qui lui tendait les bras — et quelque chose qui n’allait pas. Un détail qui accrochait son inconscient et allumait une alarme réflexe.
Le signal se trouvait dans son rétroviseur extérieur gauche.
Cent mètres derrière lui, deux motards chevauchaient une cylindrée puissante noire. Il n’y connaissait rien en motos mais la ligne de l’engin, la position des deux hommes voûtés sur le réservoir lui rappelèrent la bécane d’un collègue de la BRI, une Ducati Monster Dark, un machin de frimeur qui portait bien son nom.
Une milliseconde plus tard, Corso remarqua que le passager tenait un objet facile à identifier, même à cette distance : un Uzi Pro, célèbre pistolet-mitrailleur israélien capable de tirer mille coups par minute.
Le temps de réaliser le danger, les agresseurs étaient parvenus à sa hauteur. Corso ouvrit sa portière à toute volée, frappant de plein fouet la moto. Le pilote perdit le contrôle et alla buter contre le rail central en béton, tandis que Corso partait en dérapage du côté opposé.
Sa voiture pivota sur elle-même alors qu’il tournait frénétiquement son volant pour tenter de la redresser. Un tour, deux, trois… Enfin, la Polo vint frapper la barrière de sécurité et s’arrêta net, dans un bruit de moteur éreinté.
Ahmed Zaraoui. Après Lambert, c’était son tour. S’il n’avait pas été prisonnier de son obsession, il aurait pris des mesures préventives, au lieu de ça, il n’y avait pas pensé une seule fois.
Un geste à sa ceinture lui suffit pour se souvenir qu’il avait changé de vie, qu’il ne portait plus de calibre depuis longtemps, qu’il appartenait désormais à la caste des gratte-papier, des quidams inoffensifs qu’il fallait protéger des méchants.
Dans son rétro, il vit que la Ducati était passée de l’autre côté de la glissière de sécurité. Renversée sur le sol, elle bloquait la circulation. Le pilote, sous le bolide, cherchait à se dégager, alors que son passager, combinaison zentaï et casque intégral noirs, s’avançait en boitant vers la barrière centrale. Avec difficulté, il l’enjamba et marcha vers la Polo. Tenant toujours son Uzi, il tendit le bras et déchargea une première rafale. La vitre arrière éclata.
Couché sur le siège passager, Corso redémarra, débraya et enclencha la marche arrière de la main gauche. Puis, il embraya et accéléra, jambes tendues à l’oblique, dans une position de contorsionniste. Il ne voyait rien et ne savait pas où était le tireur.
Un choc le renseigna. Le motard, percuté de plein fouet, vola au-dessus de la bagnole et retomba sur son toit avant de rouler sur le capot, tandis que la Polo continuait sa marche arrière, raclant son aile sur le béton du rail central. Corso venait de gagner quelques secondes de survie.
Couvert de débris de verre, il se redressa, débraya de nouveau et engagea la marche avant. Le tireur se relevait déjà, braquant la gueule noire du pistolet-mitrailleur. Il cracha une deuxième rafale avant d’être à nouveau percuté. Cette fois, il ne passa pas au-dessus du véhicule mais dessous, fauché aux jambes.
Corso accéléra, sentant le corps du tueur passer sous ses roues. Quelques mètres plus loin, il pila — il ne réfléchissait pas, ne respirait pas, seulement cramponné aux quelques manips qui pouvaient lui sauver la vie. Coup d’œil au rétro : dix mètres derrière, le tireur ne se relevait pas. Il réenclencha la marche arrière et fonça droit sur le corps allongé. Il le poussa jusqu’à la barrière puis, manœuvrant à la sauvage, lui roula sur la tête.
Bientôt, il se retrouva bloqué par la rampe, sa roue gauche arrière montée sur le parapet. Mains crispées sur le volant, visage tailladé, il essaya d’ouvrir sa portière. Impossible. La balustrade l’en empêchait. Il déverrouilla sa ceinture de sécurité et tenta de se déplacer vers la droite.
À cet instant, les vitres de gauche volèrent en éclats, l’habitacle se remplit encore de fragments de verre. Il n’eut que le temps d’ouvrir la portière passager et de rouler sur le sol. Le conducteur de la moto était parvenu à se dégager de son engin. L’un des deux était-il Zaraoui ? Probablement non. Des hommes de main. Des voyous qui, heureusement, tiraient comme des cloches.
Corso rampa jusqu’à l’arrière de la bagnole. Il n’avait toujours pas vu son adversaire mais il pouvait deviner (vaguement) sa position par rapport à l’angle du tir. Sans doute de l’autre côté de la glissière de sécurité. Il s’y plaqua lui-même et risqua un coup d’œil à découvert : le tireur était sur la voie opposée, braquant un calibre semi-automatique.
Corso pouvait tenter de fuir et plonger parmi les voitures arrêtées, mais le risque était trop grand : le salopard tirerait dans le tas et toucherait des automobilistes planqués derrière leur véhicule.
Il opta pour un scénario de film. Ouvrant son coffre, il attrapa un bidon d’essence qui traînait là depuis des mois. Il en dévissa le bouchon et le vida sous la bagnole. Il ne manquait plus que le briquet Zippo pour boucler la scène : il était justement dans sa poche. Stéphane jeta un nouveau coup d’œil en direction de la balustrade. L’assassin casqué avançait toujours, tirant à tort et à travers, connard en diable, trop heureux de tétaniser son public — les automobilistes derrière lui s’étaient carapatés hors de leur voiture et se terraient entre les pare-chocs en essayant d’appeler la police ou de voir ce qui se passait sur le boulevard de la mort.
Corso fit ses comptes : le tueur serait à sa hauteur dans une trentaine de secondes, la flaque d’essence s’enflammerait et la voiture… n’exploserait pas — les bagnoles n’explosent jamais dans la vraie vie. En revanche, il y avait de bonnes chances pour qu’elle produise une épaisse fumée noirâtre. Tout ce qu’il lui fallait.
Il balança le briquet allumé sous la Polo, la flamme glissa sur le goudron et grésilla avant de claquer en un bruit sourd. Le feu prit aussitôt, d’abord bleu, puis orange, puis blanc… Une fumée sombre se mit à jaillir du sol, des portières ouvertes, du coffre. En quelques secondes, un véritable mur sépara les deux équipes, les voitures bloquées par la Polo de Corso d’un côté, celles stoppées par la Ducati couchée, de l’autre.
Corso ne voyait plus rien, mais celui d’en face non plus. Il bondit et piqua un sprint en direction du tireur qu’il avait écrasé. Dans le bouillonnement toxique, il ne vit pas le corps et trébucha dessus. Il s’étala, se releva sur un genou et se prit d’un coup la chaleur de la voiture en feu charriée par une bourrasque. Son visage cuisait mais son corps frissonnait. Il resta à quatre pattes, profitant de deux avantages : protégé par la glissière, il était plus près du sol.
Il tâtonna, en apnée, les yeux en larmes, sentant chaque seconde se dilater dans l’air comme si c’était la dernière. Le tueur allait surgir à travers le rideau noir et lui perforer la tête. Même un tireur nul ne le raterait pas à un mètre de distance. Il palpait toujours le sol, sentant dans son dos le souffle de feu de la Polo. Même s’il ne respirait pas, il devinait les miasmes qui saturaient les orifices de son visage, les pores de sa peau, chaque geste étant un nouveau pas vers l’évanouissement.
Putain de merde. Toujours à quatre pattes, il réalisa qu’il pataugeait dans le sang de l’autre — et aussi dans une sorte de jus de cervelle qui suintait par les fissures du casque broyé. Il allait vomir quand le tueur jaillit des voiles de fumée : le calibre, l’index ganté glissé dans le pontet, la visière du casque noir…
La suite était la mort mais l’homme ne tira pas.
Il n’en eut pas le temps.
Corso avait enfin trouvé ce qu’il cherchait : la main serrée sur l’Uzi Pro du mort, son bras s’était détendu et son doigt avait pressé la détente, balançant une rafale en direction de l’ennemi, le renvoyant au néant de la mort anonyme des racailles.
Le cimetière de Thiais offrait une vue dégagée, une plaine de dalles et de gravier qui évoquait le temps où les hommes pensaient que la Terre était plate avec l’infini au bout.
Dans l’air glacé, Corso avançait péniblement parmi les travées, couvert de sang et de suie, le visage agité de tics, le corps secoué de frissons et de courbatures. Il percevait au loin, très loin, les rumeurs des secours : les deux-tons des flics, les sirènes des pompiers et des ambulances. Dans ce coin d’Île-de-France généralement tranquille, Stéphane Corso était passé par là…
Le cimetière de Thiais faisait la taille d’une ville et, en général, ses visiteurs roulaient en voiture jusqu’à la tombe qu’ils cherchaient. Corso traversait maintenant la division 94, « le carré des anges », celle des deuils périnataux. À côté de l’enfer des indigents, il y avait donc les limbes des enfants morts avant d’être nés ou de ceux qui avaient disparu durant leurs tout premiers mois. Détails poignants : les plaques mortuaires étaient décorées de fleurs, de petites serres, de bocaux de verre contenant des doudous, des bracelets ou des bonnets de naissance…
Bientôt, le flic croisa la division 102, dédiée à ceux qui avaient donné leur corps à la science. Un lieu de mémoire, de recueillement, constitué de tombes vides, et pour cause, mais portant des noms, des dates…
Enfin, il atteignit les 104e et 105e travées, le no man’s land des morts sans un rond, sans un proche, sans une fleur. C’était là que Claudia avait voulu reposer. Pas difficile finalement de deviner pourquoi : malgré sa richesse, son éducation bourgeoise, sa formation d’élite, l’avocate se considérait comme une des leurs. À ses yeux, elle n’avait jamais rien valu — et ce « rien » était devenu sa seule raison de vivre. Il avait fallu effacer toute trace de cette sale histoire — ce père assassin, ces enfants non désirés… — et finir ici, parmi les miséreux et les anonymes.
On ne pouvait pas rater le mausolée de Claudia.
L’édifice émergeait parmi un parterre de tombes horizontales. Le bâtiment n’affichait aucune caractéristique, pas le moindre style : un simple bloc de ciment, plus proche du blockhaus que du tombeau. Pas de noms ni de dates. Corso marcha jusqu’au seuil et actionna la poignée de la porte en fer : c’était ouvert.
À l’intérieur, le jour passait par des sortes de meurtrières qu’il n’avait pas remarquées dehors. Ces rais de lumière venaient se briser sur cinq cercueils posés sur des tréteaux. Corso se demanda si cette installation était le souhait de Claudia ou s’il s’agissait d’un arrangement momentané avant d’inhumer chaque cercueil sous une chape.
Il remarqua que chacun d’eux — du produit standard, en pin — portait une plaque vissée à hauteur des pieds. Sans surprise, il lut : « Sophie Sereys », « Hélène Desmora », « Marco Guarnieri », « Claudia Muller »…
Corso se demandait par quel moyen elle avait réussi à exhumer ces cadavres et à les réunir ici. Mais ce n’était pas si extraordinaire. Après tout, elle était avocate, elle connaissait toutes les ficelles légales et ces morts n’avaient pas de famille.
Parvenu au cinquième cercueil, il se pencha pour lire la dernière plaque. Aussitôt, il eut un recul comme s’il venait de voir surgir un horrible reptile. C’était presque ça : son propre nom y était gravé. C’est quoi ce délire ?
Le cercueil n’était pas scellé. Il déplaça le couvercle et aperçut un rectangle blanc à l’intérieur : une enveloppe. Il l’ouvrit et en sortit plusieurs pages manuscrites. Il ne connaissait pas l’écriture de Claudia mais il sut que c’était la sienne. Elle lui avait laissé une lettre d’explication.
Elle l’avait choisi, lui, pour être le dépositaire de son secret.
Corso décida de lire la lettre là, à l’abri, alors qu’il percevait toujours au loin les mugissements des sirènes. Les flics n’allaient pas tarder à le débusquer et à l’arrêter. Pas grave, quand ils le choperaient, il connaîtrait la vérité et plus rien n’aurait d’importance.
Corso,
Si tu es en train de lire cette lettre, c’est que tu as fait un sacré bout de chemin et que tu connais désormais la véritable histoire.
Quand j’ai appris la vérité sur mes origines, mon existence s’est arrêtée. Nous ne sommes pas de l’être, Corso, mais du temps. Une simple durée sur Terre. Or mon temps ne signifiait plus rien. Il n’était plus légitime. Il n’était qu’une erreur née de la violence et de l’abjection.
Durant des années, j’ai mené mon enquête. J’ai suivi, pas à pas, les errances de mon père biologique, ses déplacements, ses méfaits, ses agressions… J’ai recherché le long de la frontière de l’est de la France les enfants issus de viols, les mômes nés sous X et tout ce que cette vague de violence avait pu rejeter sur le rivage.
Peu à peu, j’ai dressé le portrait de notre famille : Sophie, Hélène, Marco… Pendant ce temps, mon plan mûrissait : éliminer les fruits de la semence de Sobieski et utiliser leur mort pour abattre définitivement l’ordure.
« Inexorable », j’aime ce mot.
Ma vengeance serait inexorable…
Sans doute ne comprends-tu pas pourquoi j’ai tué les miens et pourquoi je les ai fait tant souffrir. Tu crois en Dieu, Corso ? Je suis sûre que oui. Derrière tes allures de voyou nomade, tu n’es qu’un petit-bourgeois craintif cramponné aux repères que tu n’as jamais eus. En bon catho, tu sais donc que la souffrance purifie, que le sacrifice rachète nos fautes, qu’à mesure que la chair est profanée, l’âme monte au ciel…
Il fallait passer par ces meurtres. Torturer mes victimes jusqu’aux limites de leur conscience. Les asphyxier dans une apothéose de douleur. C’était le seul moyen de les libérer, de les arracher à leur gangue misérable, ce corps grotesque né du mal.
Tu veux des détails ? En voilà. J’ai connu Sobieski bien avant de mettre mon plan à exécution. Bien sûr, il a aussitôt voulu me sauter mais j’ai réussi à détourner ses instincts dépravés en le plaçant sur le chemin du Squonk. Je lui ai présenté Sophie et Hélène. Il a pris goût à ses propres filles — elles partageaient avec lui les désirs les plus vicieux. Dommage qu’ils n’aient pas su qu’ils transgressaient ensemble le plus puissant des interdits, l’inceste.
Il n’a pas été difficile d’éliminer ces deux bécasses obsédées par les plaisirs morbides. En revanche, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu à Blackpool. C’est moi qui ai convaincu le galeriste de Manchester d’inviter Sobieski. Après l’échange de son tableau sous la Manche (même moi, je n’ai jamais su de quelle œuvre il s’agissait), il fallait l’attirer vers le nord de l’Angleterre. Je savais qu’une fois là-bas, il ne résisterait pas aux plaisirs déviants de Blackpool. J’espérais qu’il y achèterait un peu de défonce à Marco mais la rencontre n’a pas eu lieu. Pas grave : il suffisait que le suspect soit dans les parages du meurtre.
J’ai tué cette nuit-là mon petit frère. J’ai largué son corps au pied de la Black Lady en prenant soin qu’un pêcheur m’aperçoive. J’aimais l’idée de placer un cadavre au fond de la mer, dans une transparence noire qui donnerait un nouveau relief au cri de Goya…
Du côté de l’enquête, les choses ont aussi parfois déraillé. J’avais pris soin d’éliminer Sophie Sereys un de tes jours de permanence mais tu as été appelé sur une autre affaire et c’est Bornek qui a été saisi. Il faut croire qu’un ordre supérieur était mon allié puisque c’est toi finalement qui as hérité de l’enquête…
À partir de là, je n’avais plus qu’à déposer des indices sur ta route : le cahier d’esquisses dans la cave du Squonk, les traces de sang dans l’atelier de Sobieski, les signatures sur ses toiles (j’ai acheté en loucedé ces échantillons de sang à un labo de transfusion)… L’intervention de Jacquemart a été un coup de pouce, les tableaux de Sobieski d’après les scènes de crime auraient pu tout faire rater, mais tu n’as pas lâché ton suspect… Un autre problème a été Mathieu Veranne : quand il est venu témoigner lors du procès, j’ai craint qu’il ne te signale que nous nous connaissions, qu’il m’avait appris lui-même l’autosuspension… Heureusement, ce détail a été passé sous silence. Si tu avais compris que je pratiquais moi-même le shibari, tu aurais soupçonné une connexion souterraine entre Sobieski et moi. Tu aurais eu tort : je ne me suis formée à cette technique que dans l’optique de ma vengeance.
Une fois Sobieski arrêté, j’avais devant moi une autoroute. J’ai pris sa défense pour mieux le faire tomber. Sobieski était un faussaire, et cette activité constituait le meilleur des alibis. L’allusion à Goya me permettait à la fois de l’accuser et de l’innocenter, avec Perez en coupable de secours. J’ai l’expérience des assises, je savais que tout ce qui avait été dit durant les séances serait balayé par les signatures de sang sur les toiles. Pour marquer les esprits, rien ne vaut un peu de théâtre…
Un détail que tout le monde ignore : les officiers de l’OCBC n’auraient jamais eu l’idée d’analyser la peinture des œuvres modernes de Sobieski. J’ai dû me fendre d’une petite lettre anonyme leur conseillant de s’orienter dans cette direction.
Contrairement à ce que tu peux imaginer, le suicide de Sobieski ne m’a pas comblée de bonheur. Je voulais qu’il crève à petit feu en taule mais bon, sa pendaison en utilisant le nœud de mon mode opératoire a été une conclusion inespérée. Sobieski avait une qualité : la cohérence dans sa stupidité. Jusqu’au bout, il est resté le provocateur qu’on a connu. Avec ce nœud, il a voulu tromper encore ses ennemis, les enfoncer dans leur erreur, au risque de s’accuser lui-même.
Il ne me restait plus qu’à mourir. Je devais m’infliger le même supplice qu’aux autres. Ce qui était bon pour eux l’était aussi pour moi. Mais alors, pourquoi l’anesthésie ? Les analyses toxico ont dû révéler ce détail. Non pas pour moins souffrir, je voulais juste être sûre de finir le boulot. Or, sous la douleur, je n’étais pas certaine de conserver toute ma lucidité.
Ma mort allait plonger la flicaille dans un grand désarroi, mais ce que je voulais, c’était jouer avec toi. Tu allais être bouleversé par ma mort, tu en conclurais d’abord que le tueur était toujours vivant, puis tu découvrirais que je m’étais suicidée. Tu penserais naturellement que j’avais respecté le même mode opératoire afin d’innocenter Sobieski.
La vérité était encore ailleurs… Elle t’a mené ici, dans le caveau des « Sobieski ». Nous sommes une famille, Corso, et nous devons reposer tous ensemble dans cette éternité que nous n’aurions jamais dû quitter.
Mais pourquoi ce cinquième cercueil à ton nom ? Sur la frontière de l’est, j’ai passé des années à écumer les archives des mairies, les plaintes, les dépositions, les mains courantes des gendarmeries. J’ai sondé la mémoire des hôpitaux situés dans la zone de chasse de Sobieski. J’ai traîné l’oreille dans les cafés, chez les commerçants, et même dans les maisons de retraite…
Cent fois, j’ai cru découvrir de nouvelles victimes du violeur puis, faute de preuves, j’ai dû abandonner ces cas. Je n’ai obtenu des certitudes que pour Sophie Sereys, Hélène Desmora, Marco Guarnieri — et moi-même. Les analyses ADN m’ont apporté les confirmations nécessaires.
Mais en sillonnant ces vallées, le diable m’a accordé un cadeau. Une sorte de bonus. Un autre viol. Une autre naissance sous X. Un autre enfant.
Sa mère, une étudiante de Grenoble de 17 ans, avait elle aussi porté plainte mais l’enquête n’a rien donné. Elle a migré à Nice le temps de sa grossesse et elle a accouché anonymement là-bas. Elle pensait effacer ainsi l’abominable épisode de sa mémoire mais le stratagème n’a pas fonctionné : en dépression, elle s’est suicidée quelques mois plus tard. Le gamin né de cette fracture a poussé de travers, sombrant dans la drogue, la délinquance, le meurtre, puis il s’est redressé, avec une flicarde en guise de Fée bleue. Alors il est devenu un des meilleurs flics du 36. Ça te rappelle quelqu’un ?
Il y a longtemps que j’ai fait faire ton test ADN : la moitié de ton patrimoine génétique appartient au démon. Tu es le premier fils de Philippe Sobieski. Mon rêve — que tu sois chargé de l’enquête et que toute cette histoire devienne une vraie affaire de famille — s’est réalisé.
Tu as cru mener une enquête, tenir le coupable — et sans doute trouver l’amour auprès de moi… Tout ça n’était qu’illusion. Tu jouais seulement ton propre rôle dans notre drame familial. Pour cela, je te suis reconnaissante, tu as été parfait. Ne t’avise pas maintenant de révéler la vérité à qui que ce soit : notre histoire s’achève dans ce caveau et ne concerne que nous.
Tu n’as plus qu’une seule chose à faire : en finir à ton tour.
Corso, je le sais, toute ta vie, tu t’es débattu comme tu as pu. Tu as été flic, tu t’es marié, tu as eu un enfant — mais rien n’a pu te sauver. Tu es un malfrat. Tu es un tueur. Tu es un pervers. Ton sang est pourri, toxique, corrompu. Plus tôt tu en finiras, mieux ça vaudra. Nous sommes une erreur génétique. Ni toi ni moi n’y pouvons rien : notre temps n’est que du temps vicié.
Tu n’es pas obligé d’agir tout de suite. Mûris ta décision. Pense à tes sœurs, strip-teaseuses abjectes et débauchées, à ton frère Marco, dealer défoncé qui ne valait pas le prix d’un fix. Pense à moi, qui n’ai trouvé de raison de vivre que dans le meurtre et la cruauté. Pense à ton père, pure créature négative qui n’aurait jamais dû exister.
Tel est ton clan, tel est ton sang.
Je ne te dis pas adieu mais à bientôt. Je sais que je peux compter sur toi. Tu as toujours vécu avec cette blessure, ce cancer que nous partageons. Notre place est ici, au cimetière de Thiais, nous qui provenons de la pire des misères. Personne ne voulait de nous, personne ne nous a jamais espérés. Nous sommes morts avant même d’être nés.
Un jour, peut-être, nous aurons une autre chance, nous naîtrons d’un vrai désir, nous serons souhaités, attendus, aimés… Mais aujourd’hui, la seule issue est la Terre des Morts : je t’y attends dans son silence comme le noyau dans son fruit.
Quand il sortit du mausolée, la mer de tombes était secouée de remous. Des flics, arme au poing, circulaient entre les dalles et les buissons, comme si leur suspect était à trouver parmi les morts. C’était presque vrai puisque Corso quittait tout juste, moitié zombie, moitié maudit, une réunion de famille au fond d’un caveau.
Les sirènes mugissaient toujours, la fumée noire salissait le ciel, il régnait un climat de fin du monde. Magnifique. Stéphane chancelait dans le jour qui déclinait. Il connaissait enfin ses origines et il y avait de quoi rire : il venait précisément de l’ennemi, de la semence d’un assassin, du monde du crime. Depuis qu’il était flic, il n’avait jamais cessé de lutter contre ses propres origines — l’univers des tueurs, des violeurs, des hors-la-loi, ceux qui avaient été rejetés par le monde et le lui rendaient bien en semant la mort et la panique sur Terre.
Dès qu’un bleu le vit, il le braqua en l’interpellant, aussitôt imité par les autres. Ils avaient enfin trouvé leur proie, celui qui avait buté deux hommes en plein jour sur une avenue sans histoires. Corso l’assassin, Corso le flicard, Corso l’enfant du mal, leva les bras comme n’importe quel voyou qui n’a plus le choix.
On le plaqua au sol, on le fouilla, on lui mit les pinces. On lui écrasa la gueule sur la tombe d’un anonyme. On lui lut ses droits et on lui promit une saison en enfer.
Corso souriait. Le présent ne l’intéressait pas. Le passé pas plus et l’avenir encore moins. Il possédait enfin la clé de l’enquête qui avait fait imploser son existence.
— Libérez-le, bande de cons.
Toujours au sol, Corso leva les yeux. Barbie se tenait devant lui. Mais il s’agissait maintenant du commandant Barbara Chaumette, drapée dans un imper qui dissimulait ses robes foireuses et ses collants fatigués.
On le remit debout, on lui ôta les menottes, on le défroissa.
— Cassez-vous, ordonna-t-elle aux flics qui repartirent sans se faire prier.
— Vous les avez identifiés ? demanda-t-il simplement.
— Ahmed Zaraoui en personne et son principal lieutenant, Mokhtar Kassoum. T’as eu droit au gratin.
— Ils tiraient comme des pieds.
— Plains-toi. (Elle lança un regard circulaire sur le cimetière.) Tu peux m’expliquer ce que tu fous ici ?
Il ne répondit pas tout de suite. Les mots de Claudia dansaient encore devant ses yeux. Cette quête de la destruction. Cette mission suicide fondée sur la haine de soi et le dégoût du passé. Cette rage qui avait tout emporté sur son passage. Et cette étrange invitation au suicide…
— Claudia Muller s’est finalement faite inhumer ici.
— Et alors ?
— Je voulais voir le lieu, me recueillir.
Barbie acquiesça sans y croire. Elle avait sans doute compris depuis un moment que quelque chose clochait dans le meurtre de Claudia Muller, mais elle ne savait pas quoi, et d’autres crimes se chargeraient de lui faire oublier tout ça.
— Tu dois venir au 36 pour ta déposition.
— Bien sûr, sourit Corso.
— Bompart veut te voir.
— Pourquoi ?
Ce fut au tour de Barbie de sourire.
— Ta demande de réintégration a été acceptée. Effet immédiat. Tu vas pouvoir découvrir le 36, rue du Bastion.
Cette adresse, on aurait dit une blague. Mais c’était l’ultime confirmation qu’il espérait. Oui, son existence avait un sens, il devait encore casser du criminel, poursuivre sa route obscure, gagner sa vie en sauvant celle des autres. Et surtout, élever Thaddée de tout son amour, même s’il fallait pour ça se colleter avec son ex, raboter ses heures de boulot et plonger les mains dans la tourbe de l’humanité.
Barbie repartait déjà vers le nuage noir qui planait au-dessus du monde des hommes, marbré par les éclairs bleus des gyrophares et des ambulances.
Il lui emboîta le pas en traînant la patte. Il laissait derrière lui la malédiction de Claudia, le gouffre qu’elle avait ouvert sous ses pas, les vérités atroces qu’elle lui avait révélées.
Il avait bien noté son rendez-vous.
Mais il avait un gamin, un boulot, un avenir.
La Terre des Morts pouvait encore attendre.