XI
Poker d’as
De trois heures du matin au lever du jour, la lumière brilla dans le bureau de Maigret, au quai des Orfèvres, et les rares policiers qui eurent affaire dans la maison entendirent un murmure de voix monotone.
A huit heures, le commissaire fit monter par le garçon de bureau deux petits déjeuners. Il téléphona ensuite au domicile particulier du juge Coméliau.
Il était neuf heures quand la porte s’ouvrit. Maigret fit passer devant lui Radek, qui n’avait pas de menottes.
Les deux hommes avaient l’air aussi las l’un que l’autre. Par contre, ni chez l’assassin, ni chez l’enquêteur, on ne relevait trace d’animosité.
— Par ici ? questionna le Tchèque, arrivé au bout d’un couloir.
— Oui ! Nous allons traverser le Palais de Justice. Ce sera plus court…
Et il le conduisit au Dépôt, par le passage réservé à la Préfecture de police. Les formalités furent vite expédiées. Au moment où un gardien emmenait Radek vers une cellule, Maigret le regarda comme pour dire quelque chose, peut-être au revoir, puis haussa les épaules et gagna lentement le bureau de M. Coméliau.
C’est en vain que le juge s’était mis sur la défensive, qu’il avait pris, dès qu’on avait frappé à la porte, une attitude désinvolte.
Maigret ne crânait pas, ne se montrait ni triomphant, ni ironique. Il avait tout simplement les traits tirés d’un homme qui vient d’accomplir une tâche longue et pénible.
— Vous permettez que je fume ?… Merci… Il fait froid, chez vous.
Et il lança un regard hargneux au chauffage central qu’il avait fait supprimer dans son propre bureau pour le remplacer par un vieux poêle de fonte.
— C’est fait !… Comme je vous l’ai dit au téléphone, il avoue… Et je ne crois pas que vous ayez désormais d’ennuis avec lui, car il est beau joueur et il admet qu’il a perdu la partie…
Le commissaire avait préparé sur des bouts de papier des notes qui devaient servir à écrire son rapport, mais il les avait brouillées et il les repoussa dans sa poche en soupirant.
— La caractéristique de cette affaire… commença-t-il.
La phrase était trop pompeuse pour lui. Il reprit en se levant et en commençant à marcher, les mains derrière le dos :
— Une affaire truquée dès sa base ! Voilà tout ! Le mot n’est pas de moi ! Il est de l’assassin lui-même ! Et encore l’assassin ne comprenait-il pas, en disant cela, toute la portée de ses paroles.
Quand Joseph Heurtin a été arrêté, ce qui m’a frappé, c’est qu’il était impossible de classer son crime dans une catégorie quelconque. Il ne connaissait pas la victime. Il n’avait rien volé. Ce n’est ni un sadique, ni un détraqué…
J’ai voulu recommencer l’enquête et j’ai trouvé toutes les données de plus en plus fausses.
Faussées, j’insiste là-dessus, non par le hasard, mais sciemment, scientifiquement même ! Faussées de façon à dérouter la police, à lancer la Justice dans une aventure épouvantable !
Et que dire du véritable assassin ? Plus faux, à lui seul, que toute sa mise en scène !
Vous connaissez comme moi la psychologie des différentes sortes de criminels.
Eh bien ! nous ne connaissions, ni l’un, ni l’autre, celle d’un Radek.
Voilà huit jours que je vis avec lui, que je l’observe, que j’essaie de pénétrer sa pensée. Huit jours que je vais de stupeur en stupeur et qu’il me déroute !…
Une mentalité qui échappe à toutes nos classifications. Et c’est pourquoi il n’aurait jamais été inquiété s’il n’avait éprouvé l’obscur besoin de se faire prendre !
Car c’est lui qui m’a fourni les indices dont j’avais besoin ! Il l’a fait en sentant confusément qu’il se perdait… Mais il l’a fait quand même…
Et si je vous disais qu’à cette heure il est plutôt soulagé qu’autre chose ?…
Maigret n’élevait pas la voix. Mais il y avait en lui une véhémence contenue qui donnait une force singulière à ses paroles. On entendait des allées et venues dans les couloirs du Parquet et parfois un huissier criait un nom, ou bien des gendarmes faisaient sonner leurs bottes.
— Un homme qui a tué, non dans un but quelconque, mais tout bonnement pour tuer !… J’allais dire pour s’amuser… Ne protestez pas… Vous le verrez… Je doute qu’il parle beaucoup, voire qu’il réponde à vos questions, car il m’a annoncé qu’il ne désirait plus qu’une chose : la paix…
Les renseignements qu’on vous fournira sur lui suffiront…
Sa mère était servante, dans une petite ville de Tchécoslovaquie… Il a été élevé dans une maison de faubourg pareille à une caserne… Et, s’il a fait des études, c’est à coup de bourses et grâce à des œuvres charitables…
Tout gamin, je suis sûr qu’il en a souffert et qu’il a commencé à haïr ce monde qu’il ne voyait que d’en bas…
Tout gamin aussi, il a été persuadé qu’il avait du génie… Devenir illustre et riche grâce à son intelligence !… Un rêve qui l’a amené à Paris, qui lui a fait accepter qu’à soixante-cinq ans, rongée par une maladie de la moelle épinière, sa mère travaillât encore de son métier de servante pour lui envoyer de l’argent !
Un orgueil insensé, dévorant ! Un orgueil doublé d’impatience, car Radek, étudiant en médecine, se savait atteint du même mal que sa mère et n’ignorait pas qu’il n’avait qu’un nombre restreint d’années à vivre…
Au début, il travaille farouchement et ses professeurs sont étonnés de sa valeur.
Il ne voit personne, ne parle à personne. Il est pauvre, mais il a l’habitude de la pauvreté.
Souvent il va au cours sans chaussettes aux pieds. A plusieurs reprises il décharge des légumes, aux Halles, pour gagner quelques sous…
N’empêche que la catastrophe survient. Sa mère meurt. Il ne reçoit plus un centime.
Et brusquement, sans transition, il abandonne tous ses rêves. Il pourrait essayer de travailler, comme le font de nombreux étudiants.
Il ne le tente pas ! Soupçonne-t-il qu’il ne sera jamais l’homme de génie qu’il espérait devenir ? Doute-t-il de lui ?
Il ne fait plus rien ! Rigoureusement rien ! Il traîne dans les brasseries. Il écrit des lettres à des parents éloignés pour obtenir des subsides. Il émarge à des œuvres philanthropiques. Il « tape » des compatriotes, cyniquement, en exagérant même l’absence de reconnaissance.
Le monde ne l’a pas compris ! Il hait le monde !
Et il passe toutes ses heures à entretenir sa haine. A Montparnasse, il est assis tout à côté de gens heureux, riches, bien portants. Il boit un café crème, tandis que les cocktails défilent sur les tables voisines…
A-t-il déjà l’idée d’un crime ? Peut-être ! Il y a vingt ans, il serait devenu anarchiste militant et on l’aurait trouvé lançant une bombe dans quelque capitale. Mais ce n’est plus la mode…
Il est seul ! Il veut rester seul ! Il se ronge ! Il puise une volupté perverse dans sa solitude, dans le sentiment de sa supériorité et de l’injustice du sort à son égard.
Son intelligence est remarquable, mais surtout un sens aigu qu’il possède des faiblesses de l’homme.
C’est un de ses professeurs qui m’a parlé d’une manie qu’il avait déjà à l’Ecole de médecine et qui le rendait effrayant. Il lui suffisait d’observer un homme pendant quelques minutes pour sentir littéralement ses tares.
Et il annonçait avec une joie mauvaise à un jeune homme qui ne s’y attendait pas : « Avant trois ans, tu seras dans un sanatorium !… » Ou bien : « Ton père est mort d’un cancer, n’est-ce pas ?… Attention !… » Une sûreté inouïe de diagnostic. Et cela, tant pour les tares physiques que pour les tares morales.
Dans son coin, à la Coupole, c’était sa seule distraction. Malade, il guettait chez les autres les moindres signes de maladie…
Crosby était dans son champ d’observation, fréquentait dans le même bar. Radek m’a fait de lui un tableau saisissant de vérité.
Là où, je l’avoue, je ne voyais que ce que nous appelons un fils à papa, sans plus, un jouisseur de moyenne envergure, il a décelé, lui, la fêlure…
Il m’a parlé d’un Crosby bien portant, aimé des femmes, savourant l’existence, mais aussi d’un Crosby prêt à toutes les lâchetés pour satisfaire ses désirs…
Un Crosby qui, pendant un an, a laissé vivre sa femme dans la plus grande intimité avec sa maîtresse, Edna Reichberg, tout en sachant qu’à la première occasion il divorcerait pour épouser celle-ci…
Un Crosby enfin qui, un soir, alors que les deux femmes venaient de le quitter pour se rendre au théâtre, a laissé paraître l’angoisse sur son visage.
C’était à la Coupole, à une table du fond. L’Américain était accompagné de deux camarades comme il en avait tant. Et il a soupiré :
— Quand je pense qu’un imbécile, pas plus tard qu’hier, a assassiné une vieille mercière pour vingt-deux francs !… J’en donnerais cent mille, moi, pour qu’on me débarrasse de ma tante !…
Boutade ? Exagération ? Rêverie ?
Radek était là, qui détestait Crosby plus que les autres parce qu’il était le plus brillant des êtres qu’il approchait.
Le Tchèque connaissait mieux Crosby que Crosby lui-même, et l’autre ne l’avait seulement pas remarqué une seule fois !
Il s’est levé. Au lavabo, il a griffonné sur un bout de papier :
Entendu pour les cent mille francs. Envoyez la clé aux initiales M. B., boulevard Raspail, bureau du POP.
Il a repris sa place. Un garçon a remis le billet à Crosby, qui a ricané, puis qui a continué sa conversation, non sans dévisager les consommateurs autour de lui.
Un quart d’heure plus tard, le neveu de Mme Henderson demandait le poker d’as.
— Tu joues tout seul ? plaisanta un de ses compagnons.
— Une idée à moi… Je veux savoir si je retournerai au moins deux as du premier coup…
— Et alors ?
— Ce sera oui…
— Oui pour quoi ?
— Une idée… Ne vous inquiétez pas…
Et il agita longtemps les dés dans le cornet, les lança d’une main qui tremblait.
— Carré d’as !…
Il s’épongea, sortit après une boutade qui sonna faux. Le lendemain soir, Radek recevait la clé.
Maigret avait fini par se laisser tomber sur une chaise, à califourchon, selon son habitude.
— Cette histoire du poker d’as, c’est Radek qui me l’a révélée. Je suis sûr qu’elle est vraie et que Janvier, que j’ai envoyé en mission, me la confirmera d’une heure à l’autre. Tout le reste, ce que je vais dire comme ce que je vous ai déjà dit, je l’ai reconstitué peu à peu, fragment par fragment, à mesure que le Tchèque, que je suivais, me fournissait sans le savoir de nouvelles bases de raisonnement…
Imaginez Radek en possession de la clé… Il a moins envie des cent mille francs que de satisfaire sa haine du monde…
Crosby, que chacun envie ou admire, est dans ses mains… Car il le tient !… Il est fort !…
N’oubliez pas que Radek n’a rien à attendre de la vie… Il n’est même pas sûr qu’il pourra tenir jusqu’à ce que la maladie l’emporte… Peut-être en sera-t-il réduit à plonger dans la Seine un soir qu’il n’aura pas les quelques sous nécessaires à son café crème…
Il n’est rien ! Rien ne le rattache au monde !
J’ai dit tout à l’heure qu’il y a vingt ans il serait devenu anarchiste. A notre époque, serti dans la foule nerveuse, un peu déséquilibrée de Montparnasse, il trouve plus amusant de commettre un beau crime !
Un beau crime ! Il n’est qu’un indigent, un malade ! Et les journaux seront pleins d’un seul de ses gestes ! La machine judiciaire se mettra en mouvement, sur un signe de lui ! Il y aura une morte ! Un Crosby tremblera…
Et il sera seul à savoir, assis devant son café crème habituel, seul à se délecter de sa puissance !
La condition essentielle est de ne pas être pris. Et pour cela, le plus sûr est de jeter un faux coupable en pâture à la Justice…
Il a rencontré Heurtin, un soir, à la terrasse d’un café. Il l’a étudié, comme il étudie tout le monde. Il lui a adressé la parole…
Heurtin, ainsi que Radek, est un déclassé. Il aurait pu avoir une vie paisible dans l’auberge de ses parents. A Paris, livreur aux appointements de six cents francs par mois, il souffre et se réfugie dans le rêve, dévore les romans bon marché, court les cinémas, imagine des aventures merveilleuses.
Aucune énergie ! Rien qui le défende contre la puissance du Tchèque.
— Tu veux gagner en une nuit, sans risque, de quoi vivre désormais comme il te plaira ?
L’autre palpite ! Radek le tient ! Radek jouit de sa force, parle, amène son compagnon à accepter l’idée d’un cambriolage !
Rien qu’un cambriolage, dans une villa inoccupée !
Il dresse un plan, prévoit les moindres faits et gestes de son complice. C’est lui qui lui conseille d’acheter des souliers à semelles de caoutchouc, sous prétexte de ne pas faire de bruit. En réalité, c’est pour être sûr que Heurtin laissera des traces nettes de son passage !
Une période qui, pour Radek, a dû être la plus grisante ! Ne se sentait-il pas tout-puissant, lui qui n’avait pas de quoi se payer un apéritif ?
Et il coudoyait chaque jour Crosby, qui ne le connaissait pas et qui, dans l’attente, commençait à s’effrayer.
Ce qui m’a fait découvrir la vérité sur les événements de la villa de Saint-Cloud, voyez-vous, c’est une phrase du rapport médical. On ne lit jamais assez soigneusement les rapports des experts. Il n’y a que quatre jours qu’un détail m’a frappé.
Le médecin légiste écrit : « Plusieurs minutes après la mort, le corps de Mme Henderson, qui devait se trouver au bord du lit, a roulé sur le sol. »
Avouez que l’assassin n’avait aucune raison, plusieurs minutes après le crime, de toucher au cadavre, qui ne portait ni bijoux, ni rien d’autre qu’une chemise de nuit…
Mais je reprends la suite des faits. Radek, cette nuit, les a confirmés.
Il décide Heurtin à pénétrer dans la villa à deux heures et demie précises, à monter au premier étage, à entrer dans la chambre, le tout sans faire de lumière. Il lui a juré qu’il n’y avait personne dans la maison. Et la place à laquelle il lui a dit que se trouvent les valeurs est la place du lit !
A deux heures vingt, Radek, tout seul, tue les deux femmes, cache le couteau dans la penderie et sort. Il épie ensuite l’arrivée de Joseph Heurtin, qui suit les instructions données.
Et Heurtin, soudain, qui tâtonne dans le noir, renverse un corps, s’effraie, allume l’électricité, voit les cadavres, s’assure que la mort a fait son œuvre, laisse partout des traces de ses doigts sanglants…
Quand il s’enfuit enfin, épouvanté, il se heurte, dehors, à un Radek qui a changé d’attitude, qui ricane, se montre cruel.
La scène entre les deux hommes a dû être inouïe. Mais que pouvait un simple comme Heurtin contre Radek ?
Il ne connaît même pas son nom ! Il ne sait pas où il habite !
Le Tchèque lui montre ses gants de caoutchouc et les chaussons grâce auxquels il n’a pas laissé la moindre trace dans la maison.
— Tu seras condamné ! On ne te croira pas ! Personne ne te croira ! Et on t’exécutera !…
Un taxi les attend de l’autre côté de la Seine, à Boulogne. Et Radek continue à parler.
— Si tu te tais, je te sauverai, moi ! Comprends-tu ? Je te ferai sortir de prison, peut-être après un mois, peut-être après trois ! Mais tu en sortiras…
Deux jours plus tard, Heurtin, arrêté, se borne à répéter qu’il n’a pas tué. Il est hébété. A sa mère, et à elle seule, il parle de Radek.
Et sa mère ne le croit pas ! N’est-ce pas la meilleure preuve que l’autre a eu raison, qu’il vaut mieux se taire et attendre l’aide promise ?
Les mois passent. Heurtin, dans son cachot, vit dans la hantise des deux cadavres dont il a senti le sang gluant sur ses mains. Il ne flanche que la nuit où il entend les pas de ceux qui viennent chercher son voisin de cellule pour l’exécuter.
Alors il perd jusqu’à ses dernières velléités de révolte. Son père n’a pas répondu à ses lettres, a défendu à sa mère et à sa sœur de lui rendre visite. Il est seul, en tête à tête avec un cauchemar…
Soudain il reçoit un billet annonçant son évasion. Il obéit aux instructions, mais sans confiance, d’une façon mécanique, et, une fois dans Paris, il erre sans but, finit par s’abattre sur un lit et par dormir, ailleurs, enfin, qu’au quartier de la grande surveillance, où ne dorment que des gens qu’attend la guillotine.
Le lendemain, l’inspecteur Dufour se dresse devant lui. Heurtin flaire la police, le danger et, d’instinct, il frappe, s’enfuit, se met de nouveau à errer…
La liberté ne lui procure aucune griserie. Il ne sait que faire. Il n’a pas d’argent… Personne ne l’attend.
A cause de Radek ! Il le cherche dans les cafés où il l’a rencontré jadis.
Pour le tuer ? Il n’a pas d’arme ! Mais il est assez surexcité pour l’étrangler… Peut-être aussi pour lui demander des subsides, ou simplement parce que c’est le seul être à qui il puisse encore adresser la parole…
Il l’aperçoit à la Coupole. On ne le laisse pas entrer. Il attend. Il tourne en rond, tel un fou de village, colle parfois sa face blême à la vitre…
Quand Radek sort, c’est entre deux agents, et Heurtin s’en va machinalement, vers le terrier, vers la maison de Nandy où il n’a plus le droit de se montrer… Il tombe sur la paille, dans une remise…
Et lorsque son père lui donne jusqu’à la nuit pour s’en aller, il préfère se pendre…
Maigret haussa les épaules, grogna :
— Celui-là ne remontera jamais le courant ! Il vivra. Mais il en gardera comme une fêlure… Des victimes de Radek, c’est la plus lamentable.
Il y en a d’autres… Et il y en aurait eu davantage encore si…
J’en parlerai tout à l’heure… Le crime commis, Heurtin en prison, le Tchèque reprend sa vie errante de café en café… Il ne réclame pas ses cent mille francs à Crosby, d’abord parce que ça ne serait pas prudent, ensuite, peut-être, parce que sa misère a fini par lui devenir nécessaire, puisqu’elle excite sa haine des hommes…
« A la Coupole, il peut voir l’Américain dont la bonne humeur ne rend plus un son clair… Crosby attend… Il n’a jamais vu l’homme du billet… Il est persuadé que Heurtin est coupable… Il craint d’être dénoncé !
« Mais non ! L’accusé se laisse condamner. On parle de son exécution prochaine et l’héritier de Mme Henderson pourra enfin respirer…
« Que se passe-t-il dans l’âme de Radek ? Son beau crime, il l’a commis ! Les moindres détails en ont été parfaitement réglés ! Personne ne le soupçonne !
Comme il l’a voulu, il est seul au monde à savoir la vérité ! Et quand il regarde les Crosby attablés au bar, il pense qu’il pourrait d’un mot les faire trembler…
Pourtant il n’est pas satisfait. Sa vie reste aussi monotone. Rien n’est changé, sinon que deux femmes sont mortes et qu’un pauvre bougre va être décapité.
Je n’oserais pas le jurer, mais je parierais que ce qui lui pèse le plus, c’est qu’il n’y a personne pour l’admirer ! Personne qui se dise, quand il passe : « Il a l’air d’un homme quelconque, et pourtant il a commis un des plus beaux crimes qui soient ! Il a battu la police, trompé la Justice, changé le cours de plusieurs existences… »
C’est arrivé à d’autres assassins. La plupart ont éprouvé le besoin de se confier, fût-ce à une fille perdue…
Mais Radek est plus fort que ça. D’ailleurs il ne s’est jamais intéressé aux femmes.
La presse annonce un matin que Heurtin s’est évadé. N’est-ce pas l’occasion ? Il va brouiller les cartes, reprendre un rôle actif…
Il écrit au Sifflet… Pris de peur en voyant son complice qui le guette, il se jette de lui-même dans les mains de la police… Mais il veut être admiré !… Il veut être beau joueur !…
Et il annonce :
— Vous n’y comprendrez jamais rien !…
Dès lors, c’est le vertige. Il sent qu’il finira par être pris ! Mieux ! de lui-même, il avance cette heure… Il commet des imprudences volontaires, comme si une force intérieure le poussait à désirer le châtiment…
Il n’a rien à faire dans la vie ! Il est condamné ! Tout l’écœure ou l’indigne… Il traîne une existence misérable…
Il comprend que je vais m’attacher à lui, que j’arriverai au but…
Et alors, c’est comme une névrose… Il est cabotin… Il se complaît à m’intriguer…
N’a-t-il pas eu raison de Heurtin et de Crosby ? N’aura-t-il pas raison de moi ?…
Pour me troubler, il invente des histoires… Il me fait remarquer, entre autres, que tous les événements se rattachant au drame se sont déroulés à proximité de la Seine…
Est-ce que je ne vais pas me laisser troubler, me lancer sur une fausse piste ?
Les fausses pistes, c’est lui qui va les accumuler… Il vit dans la fièvre… Il est perdu, mais il continue à lutter, à jouer avec la vie…
Pourquoi ne pas commencer par entraîner Crosby dans sa chute ?
Il se fait à lui-même l’impression d’un démiurge tout-puissant… Il téléphone à l’Américain pour lui réclamer les cent mille francs…
Il me les montre… Il ressent une joie malsaine à jongler ainsi avec la liberté…
C’est lui qui oblige encore Crosby à se rendre dans la villa de Saint-Cloud à une heure déterminée. Et ceci est un trait de haute psychologie. Il m’a vu un peu plus tôt. Il a compris que j’étais décidé à reprendre l’enquête à son point de départ…
Donc, j’irai à Saint-Cloud… Et j’y trouverai Crosby bien en peine d’expliquer sa présence !…
N’a-t-il même pas prévu le suicide de l’homme se croyant découvert ? C’est possible ! C’est probable…
Et ce n’est pas assez pour lui !… Il se grise de plus en plus de sa puissance…
Et c’est parce que je le sens frénétique que dès ce moment je m’attache à lui, silencieux et morne ! Je suis toujours là, du matin au soir et du soir au matin !
Est-ce que ses nerfs tiendront ?… Des petits faits me prouvent qu’il est sur la pente dangereuse… Il a besoin de satisfaire sans cesse sa haine du monde… Il humilie les petits, se moque d’une mendiante, pousse les filles à se battre…
Et il cherche à se rendre compte de l’effet produit sur moi ! Cabotinage !…
Il est près de la dégringolade ! Tel quel, il ne gardera pas longtemps son sang-froid… Il commettra fatalement une faute…
Et il la commet ! Tous les grands criminels en sont arrivés là tôt ou tard…
Il a tué deux femmes ! Il a tué Crosby ! Il a fait de Heurtin une épave…
Avant la fin, il veut continuer l’hécatombe…
Mais j’ai pris quelques précautions. Janvier est posté à l’Hôtel George-V avec mission de s’emparer de toutes les lettres destinées à Mme Crosby ou à Edna, d’intercepter leurs communications téléphoniques…
Deux fois Radek, que je ne quitte pas, m’échappe pour quelques minutes, et je devine qu’il a expédié des lettres.
Quelques heures plus tard, Janvier me les remet. Les voici ! L’une annonce à Mme Crosby que son mari a commandé l’assassinat de Mme Henderson et, comme preuve, la boîte contenant la clé est jointe à la lettre, portant encore l’adresse écrite par l’Américain.
Radek connaît les lois. Son billet précise qu’un assassin ne peut hériter de sa victime et que, par conséquent, la fortune de Mme Crosby va lui être reprise.
Il lui ordonne de se rendre à minuit à la Citanguette, de fouiller le matelas d’une chambre pour y chercher le poignard ayant servi au meurtre et le mettre en lieu sûr.
Si l’arme n’est pas là, elle devra gagner Saint-Cloud et chercher dans un placard…
Remarquez ce besoin d’humilier, en même temps que de compliquer les choses. Mme Crosby n’a rien à faire à la Citanguette. Le couteau ne s’y est jamais trouvé.
Mais c’est une jouissance pour Radek d’envoyer la riche Américaine dans un bistrot de vagabonds.
Ce n’est pas tout ! Sa rage de complication va plus loin et il révèle à la jeune femme qu’Edna Reichberg était la maîtresse de son mari et que celui-ci devait l’épouser.
« Elle connaît la vérité ! dit-il. Elle vous hait et, si elle le peut, elle parlera pour vous réduire à la pauvreté. »
Maigret s’épongea, soupira.
— Idiot, n’est-ce pas ? C’est ce que vous vous dites ! Cela ressemble à un cauchemar ! Mais pensez que Radek, depuis plusieurs années, passe sa vie à rêver de vengeances raffinées.
Au surplus, il ne se trompe pas de beaucoup. Une autre lettre déclare à Edna Reichberg que Crosby a tué, que la preuve de son crime se trouve dans le placard et qu’elle pourra éviter un scandale en allant reprendre l’arme à une heure déterminée.
Il ajoute que Mme Crosby a toujours été au courant du crime de son mari…
Je vous répète qu’il se faisait à lui-même l’effet d’un démiurge.
Les deux lettres ne sont jamais arrivées à destination, pour la bonne raison que Janvier me les a apportées.
Mais comment prouver qu’elles étaient de la main de Radek ? Comme le billet adressé au Sifflet, elles sont écrites de la main gauche !
Alors j’ai prié les deux femmes de se soumettre à une expérience, en leur expliquant qu’il s’agissait de retrouver l’assassin de Mme Henderson.
Je leur ai fait faire exactement les gestes que les lettres leur commandaient…
Et Radek lui-même m’a emmené à la Citanguette, puis à Saint-Cloud…
Ne sentait-il pas que c’était la fin ? Une fin magnifique à son gré si les lettres n’avaient pas été interceptées !
Mme Crosby, troublée par les révélations de l’assassin, brisée par cette odieuse démarche au bistrot, arrivait dans la villa de Saint-Cloud, pénétrait dans la chambre même où le double crime avait été commis…
Imaginez l’état de ses nerfs ! Et elle se trouvait alors face à face avec Edna Reichberg en possession du poignard !…
Je ne jure pas que cela aurait fini par un crime… Mais je ne suis pas loin de penser que la psychologie de Radek est assez juste…
Les choses, mises en scène par moi, se sont passées autrement. Mme Crosby est partie seule.
Et Radek a été tourmenté par le besoin de savoir ce qu’elle avait fait d’Edna…
Il m’a suivi, là-haut… C’est lui qui a ouvert le placard… Il a trouvé, non un cadavre, mais la Suédoise bien vivante… Il m’a regardé… Il a compris…
Et il a eu enfin le geste que j’attendais… Il a tiré…
Le juge Coméliau écarquilla les yeux.
— Ne craignez rien ! L’après-midi même, dans une bousculade, j’avais remplacé son revolver chargé par une arme vide… C’est tout !… Il a joué !… Il a perdu…
Maigret ralluma sa pipe éteinte, se leva, le front plissé.
— Je dois ajouter qu’il sait perdre… Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, quai des Orfèvres… J’ai dit honnêtement ce que je savais et c’est à peine si, pendant une heure, il s’est complu à ruser…
C’est lui qui, ensuite, a comblé les lacunes, avec tout juste un reste de forfanterie…
A cette heure, il est d’un calme étonnant. Il m’a demandé si je croyais qu’il serait exécuté. Et, comme j’hésitais à répondre, il a ajouté en ricanant :
— Faites l’impossible pour cela, commissaire ! Vous me devez une petite faveur… Eh bien ! c’est une idée à moi… J’ai assisté à une exécution, en Allemagne… Au dernier moment, le condamné, qui n’avait pas bronché, s’est mis à pleurer et à gémir :
— Maman !…
Je suis curieux de voir si j’appellerai ma mère, moi aussi ! Qu’en pensez-vous ?…
Les deux hommes se turent. On entendit plus distinctement les bruits du Palais avec, comme un arrière-fond, le murmure confus de Paris.
Enfin le juge Coméliau repoussa le dossier que, par contenance, il avait ouvert devant lui au début de l’entretien.
— C’est bien, commissaire, commença-t-il. Je…
Il regardait ailleurs, avec des roseurs aux pommettes.
— Je voudrais vous demander d’oublier le… la…
Mais le commissaire, endossant son pardessus, lui tendit la main le plus naturellement du monde.
— Vous aurez mon rapport demain… Maintenant, il faut que j’aille voir Moers, à qui j’ai promis les deux lettres… Il se propose de se livrer à une étude graphologique complète…
Et il sortit après un moment d’hésitation, se retourna, vit la mine contrite du juge, partit enfin avec un sourire à peine dessiné qui constituait sa seule vengeance.