V


L’amateur de caviar

Maigret ne bougea pas, ne tressaillit même pas. Tout à côté de lui, Mme Crosby et la jeune Suédoise babillaient en anglais, en buvant un cocktail. Et le commissaire était si près de cette dernière, par le fait de l’exiguïté du bar, qu’à chaque mouvement qu’elle faisait elle le frôlait de sa chair souple.

Maigret comprenait tant bien que mal qu’il était question d’un certain José qui, au Ritz, avait fait la cour à la jeune fille et qui lui avait proposé de la cocaïne.

Elles riaient toutes deux. William Crosby, qui revenait du téléphone, répétait à l’adresse du commissaire :

— Vous m’excusez… C’est à propos de cette voiture que je veux vendre pour en acheter une autre…

Il versa du soda dans les deux verres.

— A votre santé !…

Dehors, la silhouette falote du condamné à mort semblait littéralement flotter aux alentours de la terrasse.

Dans sa fuite de la Citanguette, sans doute, Joseph Heurtin avait perdu sa casquette, si bien qu’il était nu-tête. Ses cheveux, en prison, avaient été coupés presque ras et cela soulignait encore l’énormité de ses oreilles. Ses souliers n’avaient plus de couleur, ni de forme.

Et où avait-il dormi pour avoir son costume aussi fripé, aussi couvert de poussière et de boue ?

S’il eût tendu la main aux passants, on se fût expliqué sa présence, car il avait bien l’air de la plus pitoyable des épaves. Mais il ne mendiait pas. Il ne vendait ni lacets de souliers, ni crayons.

Il allait et venait, selon les remous de la foule, s’éloignait parfois de quelques mètres, revenait avec l’air de remonter un dur courant.

Ses joues étaient couvertes de poils bruns. Il paraissait plus maigre.

Mais surtout ses yeux le rendaient inquiétant, ses yeux qui ne quittaient pas le bar et qui essayaient toujours de voir à travers les vitres embuées.

Une seconde fois il parvint jusqu’au seuil et Maigret put croire qu’il allait pousser la porte.

Le commissaire fumait nerveusement, les tempes moites, les nerfs tellement tendus qu’il lui semblait que sa sensibilité était décuplée.

Une minute exceptionnelle. Un peu plus tôt, il faisait figure de vaincu. Il avait perdu pied. Le drame s’était écarté de lui et rien ne lui permettait de croire qu’il en ressaisirait les éléments.

Il but son whisky, lentement, cependant que Crosby, par politesse, se tournait à demi vers lui tout en intervenant dans la conversation de sa femme et d’Edna.

Chose étrange, sans le vouloir, sans même s’en rendre compte, Maigret ne perdait rien d’un spectacle aussi complexe.

Des tas de gens s’agitaient autour de lui. Les bruits étaient si multiples qu’ils devenaient une rumeur aussi confuse que celle de la mer. Il y avait des voix, des gestes, des attitudes…

Or il voyait tout : l’homme attablé devant son pot de yogourt, le vagabond qui revenait irrésistiblement vers la porte, le sourire de Crosby, la moue de sa femme qui se mettait du rouge aux lèvres, l’agitation du barman préparant un flip à grands coups de shaker…

Et les clients qui s’en allaient les uns après les autres… Les propos qu’ils échangeaient…

— Ce soir, ici ?…

— Essaie d’amener Léa…

Le bar se vidait peu à peu. Il était une heure et demie. Dans la salle voisine montaient des bruits de fourchettes.

Crosby posa un billet de cent francs sur le comptoir.

— Vous restez ? demanda-t-il au commissaire.

Il n’avait pas vu l’homme. Mais il allait se trouver face à face avec lui en sortant.

Maigret attendait cette seconde avec une impatience presque douloureuse. Mme Crosby et Edna saluèrent d’un signe de tête et d’un sourire.

Justement, Joseph Heurtin n’était pas à deux mètres de la porte. Un de ses souliers n’avait plus de lacet. D’un moment à l’autre, sans doute, un agent viendrait lui demander ses papiers, ou le prier de circuler.

La porte tourna sur ses gonds. Crosby, nu-tête, marcha vers sa voiture. Les deux femmes suivaient, en riant d’une plaisanterie que l’une d’elles avait faite.

Et il ne se passa rien ! Heurtin ne regarda pas plus les Américains qu’il ne regardait les autres passants ! Ni William, ni sa femme ne prêtèrent attention à lui.

Les trois personnages prirent place dans l’auto, dont la portière claqua.

Des gens sortaient encore, refoulaient le condamné à mort qui s’était approché à nouveau.

Alors soudain, dans le miroir, Maigret aperçut un visage, deux yeux vifs derrière des sourcils épais, un sourire à peine dessiné mais tout vibrant d’ironie.

Les paupières tombèrent aussitôt sur les prunelles trop éloquentes. Mais pas assez vite pour que le policier n’eût pas l’impression que c’était à lui que cette ironie s’adressait.

L’homme qui l’avait regardé et qui maintenant ne regardait plus rien ni personne était le consommateur au yogourt et aux cheveux roux.


Quand un Anglais qui lisait le Times eut quitté le bar, il ne resta plus personne sur les hauts tabourets et Bob annonça :

— Je vais déjeuner…

Ses deux aides essuyaient le comptoir d’acajou, rangeaient les verres, les plats entamés d’olives et de chips.

Mais, aux tables, il restait deux consommateurs : l’homme roux et la Russe en noir, qui ne semblaient pas s’apercevoir de leur solitude.

Dehors, Joseph Heurtin rôdait toujours et ses yeux étaient si las, sa face si blême qu’un des garçons, après l’avoir observé à travers la vitre, dit à Maigret :

— Encore un qui va piquer une crise d’épilepsie… Ils ont la manie de choisir la terrasse des cafés… Je vais prévenir le chasseur…

— Non…

L’homme au yogourt pouvait entendre. Pourtant Maigret baissa à peine la voix pour articuler :

— Allez téléphoner pour moi à la Police judiciaire… Vous direz d’envoyer deux hommes ici… De préférence Lucas et Janvier… Vous retiendrez ?…

— C’est pour ce vagabond ?…

— Peu importe…

C’était le calme plat, après l’heure bruyante de l’apéritif.

L’homme roux n’avait pas bougé, pas tressailli. La femme en noir tourna la page de son journal.

Le second garçon, maintenant, regardait Maigret avec curiosité. Et des minutes passèrent, coulèrent pour ainsi dire goutte à goutte, seconde par seconde.

Le garçon faisait sa caisse, dans un froissement de billets de banque et dans un tintement de monnaie. Celui qui avait téléphoné revint.

— On m’a répondu que ce serait fait…

— Merci…

Le commissaire écrasait le frêle tabouret de sa masse, fumait pipe sur pipe, en vidant machinalement son verre de whisky, et il oubliait qu’il n’avait pas déjeuné.

— Un café crème…

La voix partait du coin où était installé l’homme au yogourt. Le garçon haussa les épaules en regardant Maigret, cria vers le guichet du fond :

— Un crème !… Un !…

Et tout bas, à l’adresse du commissaire :

— Le voilà servi jusqu’à sept heures du soir… C’est comme l’autre, là-bas…

Son menton désignait la Russe.

Vingt minutes passèrent. Heurtin, las de déambuler, s’était figé au bord du trottoir, et un homme qui montait en voiture le prit pour un mendiant, lui tendit une pièce de monnaie qu’il n’osa pas refuser.

Lui restait-il encore une partie de ses vingt et quelques francs ? Avait-il mangé depuis la veille ? Avait-il dormi ?…

Le bar l’attirait. Et il s’approcha à nouveau, peureusement, en guettant les garçons et les chasseurs qui l’avaient déjà refoulé de la terrasse.

Cette fois, c’était l’heure calme et il put atteindre les vitres où l’on vit son visage se coller, son nez s’épater drôlement tandis que ses petits yeux fouillaient l’intérieur.

L’homme roux portait sa tasse de café crème à ses lèvres. Il ne se tourna pas vers le dehors.

Mais pourquoi le même sourire que tout à l’heure faisait-il pétiller ses yeux ?

Un chasseur qui n’avait pas seize ans interpellait le loqueteux, qui s’éloigna une fois de plus en traînant la patte. Le brigadier Lucas descendait d’un taxi, entrait, l’air étonné, regardait autour de lui la salle presque vide avec plus d’étonnement encore.

— C’est vous qui avez…

— Qu’est-ce que vous buvez ?

Et plus bas :

— Regardez dehors…

Lucas mit quelques instants à repérer la silhouette. Son visage s’éclaira.

— Par exemple !… Vous êtes parvenu à…

— Rien du tout !… Barman… Une fine…

La Russe appelait avec un fort accent :

— Garçon ! Vous me donnerez l’Illustration… Et aussi le bottin des professions.

— Buvez votre verre, mon vieux Lucas… Vous allez sortir et le tenir à l’œil, n’est-ce pas ?…

— Vous ne pensez pas qu’il serait préférable…

Et la main du brigadier, dans sa poche, maniait visiblement des menottes.

— Pas encore,… Allez…

La tension nerveuse de Maigret, en dépit de son calme apparent, était telle qu’il faillit broyer son verre dans sa grosse main, tout en buvant.

L’homme roux ne semblait pas disposé à partir. Il ne lisait pas, n’écrivait pas, ne regardait rien en particulier. Et dehors, Joseph Heurtin attendait toujours !

A quatre heures de l’après-midi, la situation était exactement la même, à cette différence près que l’évadé de la Santé était allé s’asseoir sur un banc, d’où il ne quittait pas des yeux la porte du bar.

Maigret avait mangé un sandwich, sans appétit. La Russe en noir sortit, après avoir rectifié longuement son maquillage.

Si bien qu’il n’y avait plus que l’homme au yogourt dans le bar. Heurtin avait regardé partir la jeune femme sans broncher. On allumait les lampes, bien que les candélabres des rues ne fussent pas encore éclairés.

Un commis renouvelait le stock de bouteilles. Un autre balayait hâtivement.

Le bruit d’une cuiller sur une soucoupe, surtout partant de l’angle où était installé l’homme roux, surprit autant le barman que Maigret.

Sans se déranger, sans se donner la peine de cacher son mépris pour un aussi piètre client, le garçon lança :

— Un yogourt et un café crème… Trois et un cinquante, cela fait quatre cinquante…

— Pardon… Donnez-moi des sandwiches de caviar…

Et la voix était calme. Dans le miroir, le commissaire voyait rire les yeux mi-clos du consommateur.

Le barman alla soulever le guichet.

— Un sandwich de caviar, un !…

— Trois ! rectifia l’étranger.

— Trois caviars !… Trois !…

Le barman regardait son client d’un air méfiant. Il questionna, ironique :

— Avec de la vodka ?…

— De la vodka, oui…

Maigret faisait un effort pour comprendre. L’homme avait changé. Il avait perdu son immobilité extraordinaire.

— Et des cigarettes ! lança-t-il.

— Maryland ?

— Abdullah…

Il en fuma une, tandis qu’on préparait ses sandwiches, et il s’amusa à crayonner sur la boîte. Puis il mangea, si vite que le garçon avait à peine repris sa place quand il se leva.

— Trente francs de sandwiches… Six de vodka… Vingt-deux francs d’Abdullah et les consommations de tout à l’heure…

— Je viendrai vous payer demain…

Maigret avait froncé les sourcils. Il pouvait toujours apercevoir Heurtin sur son banc.

— Un instant !… Vous allez dire ça au gérant.

L’homme roux s’inclina et attendit, après être allé se rasseoir. Le gérant arriva, en smoking.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce monsieur, qui veut venir payer demain. Trois sandwiches de caviar, des Abdullah et le reste…

Le consommateur ne manifestait aucune gêne. Il s’inclinait à nouveau, plus ironique que jamais, pour confirmer les dires du garçon.

— Vous n’avez pas d’argent sur vous ?

— Pas un centime…

— Vous habitez le quartier ?… Je vais vous faire accompagner par un chasseur…

— Je n’ai pas d’argent chez moi…

— Et vous mangez du caviar ?…

Le gérant frappa dans ses mains. Un gamin en uniforme accourut.

— Va me chercher un sergent de ville…

Cela se passait sans bruit, sans scandale.

— Vous êtes sûr que vous n’avez pas d’argent ?

— Puisque je vous le dis…

Le chasseur, qui avait attendu la réponse, partit en courant. Maigret ne broncha pas. Quant au gérant, il restait là, à regarder paisiblement le va-et-vient du boulevard Montparnasse.

Le barman, qui essuyait ses bouteilles, lançait de temps à autre un regard complice à Maigret.

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que le chasseur ramenait deux agents cyclistes, qui laissèrent leurs machines dehors.

L’un d’eux reconnut le commissaire, voulut marcher vers lui, mais Maigret le fixa d’une façon significative. Au surplus, le gérant expliquait simplement, sans émoi inutile.

— Ce monsieur a commandé du caviar, des cigarettes de luxe, etc. Il refuse de payer…

— Je n’ai pas d’argent ! répéta l’homme roux.

Sur un signe de Maigret, l’agent se contenta de murmurer :

— Bien ! Vous vous expliquerez au commissariat… Suivez-nous…

— Un petit verre, messieurs ? offrit le gérant.

— Merci…

Des tramways, des autos, des gens en foule circulaient sur le boulevard où le crépuscule mettait un brouillard épais. Le prisonnier, avant de sortir, alluma une nouvelle cigarette, adressa un salut amical au barman.

Et tandis qu’il passait devant Maigret, son regard pesa sur lui, l’espace de quelques secondes.

— Allons ! Plus vite que ça !… Et pas de scandale, hein !…

Ils sortirent tous trois. Le gérant s’approcha du comptoir.

— Ce n’est pas le Tchèque qu’il a fallu sortir l’autre jour ?

— C’est lui ! affirma le barman. Il est ici de huit heures du matin à huit heures du soir… Et c’est tout juste s’il consomme deux cafés crème sur toute la journée…

Maigret avait marché jusqu’à la porte. Il put voir ainsi Joseph Heurtin se lever de son banc, rester debout, immobile, tourné vers les deux agents qui emmenaient l’amateur de caviar.

Mais il ne faisait déjà plus assez clair pour distinguer ses traits.

Les trois hommes n’avaient pas parcouru cent mètres, que le vagabond s’en allait de son côté, suivi à distance par le brigadier Lucas.

— Police judiciaire ! dit alors le commissaire en revenant vers le bar. Qui est-ce ?

— Je crois qu’il s’appelle Radek… Il se fait adresser sa correspondance ici… Vous avez vu les lettres que l’on met dans la vitrine… Un Tchèque…

— Que fait-il ?

— Rien !… Il passe ses journées au bar… Il rêve… Il écrit…

— Vous connaissez son domicile ?

— Non.

— Il a des amis ?…

— Je crois bien que je ne l’ai jamais vu adresser la parole à quelqu’un.

Maigret paya, sortit, sauta dans un taxi et lança :

— Au commissariat du quartier…

Quand il y arriva, Radek était assis sur un banc et attendait que le commissaire fût libre.

Il y avait quatre ou cinq étrangers qui venaient là pour des certificats de domicile.

Maigret entra directement dans le bureau du commissaire, à qui une jeune femme se plaignait d’un vol de bijoux en mélangeant trois ou quatre langues de l’Europe centrale.

— Vous opérez par ici ? s’étonna le fonctionnaire.

— Finissez-en toujours avec Madame…

— Je ne comprends rien à ce qu’elle raconte… Il y a une demi-heure qu’elle recommence la même explication…

Maigret ne sourit même pas, tandis que l’étrangère se fâchait, reprenait point par point son récit en montrant ses doigts sans bagues.

Enfin, quand elle fut sortie, il articula :

— Vous allez recevoir un nommé Radek ou quelque chose dans ce genre… Je serai là… Arrangez-vous pour lui faire passer une nuit au poste et pour le relâcher…

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a mangé du caviar sans payer.

— Au Dôme ?

— A la Coupole…

Un timbre résonna.

— Introduisez Radek…

Celui-ci entra dans le bureau sans le moindre embarras, les mains dans les poches, se campa en face des deux hommes et, les regardant dans les yeux, attendit, tandis qu’un sourire ravi flottait sur ses lèvres.

— Vous êtes prévenu de grivèlerie…

Il approuva, voulut allumer une cigarette, que le commissaire de police, furibond, lui arracha des mains.

— Qu’est-ce que vous avez à dire ?

— Rien du tout…

— Vous avez un domicile, des moyens d’existence ?…

L’homme sortit de sa poche un passeport crasseux qu’il posa sur le bureau.

— Vous savez que vous risquez quinze jours de prison ?

— Avec sursis ! rectifia Radek sans se troubler. Vous pouvez vous assurer que je n’ai jamais subi de condamnation.

— Je lis que vous êtes étudiant en médecine… C’est exact ?…

— Le professeur Grollet, que vous devez connaître de nom, vous dira sans doute que j’étais son meilleur élève…

Et, se tournant vers Maigret, avec une pointe de raillerie dans la voix :

— Je suppose que Monsieur est aussi de la police ?…

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