San-Antonio La tombola des voyous

Les personnages, les têtes de vaches composant ce récit n’ont aucun rapport avec des personnes existant ou ayant existé. Toute ressemblance serait donc accidentelle.

San-A.

PREMIÈRE PARTIE SOUS LE SIGNE DU TAUREAU

CHAPITRE PREMIER UNE SALE TÊTE

En pénétrant dans le burlingue de Bérurier, je me frotte les lampions à la peau de chamois car je me crois l’objet d’une hallucination ! Que dis-je ! de la plus hallucinante des hallucinations sélectionnées par le Congrès international de la magie.

Mon éminent collaborateur, en effet, se tient près de la croisée dans une tenue assez insolite pour un inspecteur des services secrets. Il est chaussé de bottes cuissardes, porte un suroît en toile huilée, un chapeau de même métal et s’évertue à enfiler bout à bout les tronçons décroissants d’une canne à pêche.

En m’apercevant, il émet un cri qu’on peut situer entre le barrissement de l’éléphant et la douleur manifestée par un gendarme qui s’est pris les poils des mollets dans son pédalier.

— Qu’est-ce que tu penses de moi ? interroge-t-il.

Sachant que « toute vérité n’est pas bonne à dire », je m’abstiens de lui répondre. Il prend mon ahurissement pour de l’admiration et cherche une pose altière.

— Dis, mec, insiste-t-il, j’ai pas de l’allure ?

Et de bomber le torse comme un crapaud-buffle.

Ça fait craquer le survêtement huilé. Quand il remue à l’intérieur de ce machin-là, on dirait un vieux cheval qui bouffe des gaufrettes.

— Une allure inouïe, admets-je. Tu ressemble à Surcouf et au bonhomme des sardines Amieux… Tu devrais te faire photographier, je suis certain que les P.T.T. t’achèteraient le cliché un prix fou pour le coller sur leurs calendriers de l’année prochaine. Les bonnes gens ont la folie du terre-neuva ; la goélette, ça leur porte à l’imagination…

Content de cette appréciation, il continue d’enfiler sa canne à pêche. Celle-ci est tellement longue qu’elle dépasse par la porte ouverte. On entend un cri et nous apprenons aussitôt après que le Gros vient de coller son scion dans le carreau de Pinuche. Courtois, il s’excuse. La vieille baderne cavale au lavabo se passer de l’eau sur la frime, et le Gros reprend sa démonstration.

— Qu’est-ce qui se passe ? je questionne. Tu t’engages dans les brise-glace ou quoi, Béru ?

Il pose sa canne à pêche sur le sol et, doctement, s’approche de son bureau. Il cueille un formulaire imprimé.

— Voilà où je m’engage ! déclare-t-il.

Le formulaire est une demande d’admission à « la Belle Gaule du Matin, société de pêche au capital entièrement versé dans la Seine et ses affluents ».

Au dire de Bérurier, c’est un groupement extrêmement important.

— Ils ont été douze fois champions de France à la flottante, assure le Gros. Et ils ont failli être qualifiés pour Melbourne dans la catégorie mouche d’eau !

Je ricane :

— Toi, tu devrais te faire un nom dans la mouche-à-chose ; la spécialisation, c’est le secret de la réussite. Tu pourrais par exemple devenir le roi du maquereau au vin blanc et tu gagnerais tellement de médailles que tu ressemblerais à un portrait de Goering.

— Déconne pas ! tranche le Gros. On verra ce qu’on verra.

Je m’empresse de battre en retraite, histoire de ne pas ternir sa joie.

— J’ai rien contre la pêche à la ligne, bonhomme. Autant pêcher le goujon que d’acheter du gros sel pour se fabriquer une combinaison anti-radioactive !

Le Gros s’assied devant le formulaire et se met en devoir de le remplir en suçotant l’extrémité de son crayon à bille. Lorsqu’il a aspiré toute la recharge et que ses lèvres sont d’un bleu-des-mers-du-sud émouvant, il en est à la rubrique : « Signes particuliers ».

Il m’appelle à la rescousse et, me désignant la ligne vide, me demande :

— Qu’est-ce que je dois mettre ?

Sa voix est aussi lourde de détresse que le S.O.S. lancé par un pétrolier en flammes.

La question mérite qu’on s’y arrête, effectivement. Des signes particuliers, Béru en possède tellement que leur nomenclature intégrale nécessiterait des travaux aussi considérables que ceux de Kepler sur la gravitation.

Je gamberge un peu.

— Je crois qu’il faut condenser, gars !

— Oui, hein ?

Son front est plus ridé qu’un accordéon dans son étui. Muni d’une allumette de la Régie française des tabacs, il fouille les profondeurs de son oreille droite et en ramène de quoi mastiquer tous les vitraux de la cathédrale de Reims après la prochaine guerre.

— À mon avis, reprends-je, la mention « Couennerie congénitale » doit être suffisante. Il existe certainement, de par le monde, d’autres Bérurier prénommés comme toi et qui peut-être sont flics. Mais des Bérurier aussi constipés du bulbe, il n’y en a pas deux à la « Belle Gaule du Matin »…

Bonne pâte, Béru éclate de rire. Il écrit courageusement « néant » sur la ligne en pointillé et se lève. Naturellement, il écrase sous ses puissantes semelles la canne à pêche ! Il refoule sa déception et affirme qu’il réparera le désastre avec du chatterton.

— Qu’est-ce que tu fais, demain matin ? s’informe-t-il.

— Rien de particulier, pourquoi ?

— Je vais aux Halles avec un copain restaurateur…

— Tu fais le marché, maintenant ?

— Non, je veux simplement acheter des claouis de bœuf…

— De bœuf, ça m’étonnerait, ricané-je.

— Enfin, de taureau ! Faut toujours que tu joues sur les mots !

— Pourquoi vas-tu faire ce genre d’emplette ? Tu te déguises en danseur classique et le futal collant t’inquiète… T’as peur qu’il dise tout ! Tu fais un complexe d’absence ?

— Non : c’est pour la pêche !

— Tu espères pêcher quoi avec ça ?

Le Gros plonge dans les régions les plus obscures de sa mémoire, mais n’y découvre pas ce qu’il y cherche.

— Je me rappelle plus : des gros mastards, en tout cas. C’est dans la revue la Pêche chez soi que dirige Georges Courte-Ligne…

Il insiste :

— Viens aux Halles… On cassera une graine après… C’est dit ? Allez, demain on te ramasse chez toi aux aurores !

Vaincu, j’accepte. On m’a toujours dit que ça valait le coup d’œil, les Halles…


Le lendemain, aussi sec, alors que je rêve à une belle gosse dont je vérifie les amortisseurs, une bagnole se met à jouer la « Valse brune » devant la grille de notre jardinet.

Félicie, qui a le sommeil plus léger qu’une pensée libertine, vient frapper à ma chambre.

— Ce sont tes amis, Antoine !

— Va leur ouvrir, m’man, et file-leur une tasse de moka !

Pendant ce temps-là, je m’octroie une douche, me passe la frime au Sunbeam et saute dans mes frusques.

Lorsque je débarque dans la salle à manger, Bérurier est en train d’aspirer le contenu d’un bol de café en émettant un bruit pareil à la confluence de deux égouts. Timidement assis sur le bord de la chaise voisine, son pote le restaurateur me file un regard candide et admiratif. C’est un grand gaillard à la trogne patinée par les appellations contrôlées. Il n’a jamais lu les œuvres complètes de Jules Romains, on le comprend tout de suite à son frontal bas ; mais cela ne l’empêche pas d’être un homme de bonne volonté.

Présentations.

On se pétrit la dextre à tour de rôle. Félicie me sert un bol de caoua. Après quoi, Bérurier me demande la permission de se laver les chailles, parce que, dit-il, il n’a pu le faire chez lui, because le glouglou du lavabo aurait éveillé la mère Béru.

Je le conduis à la salle de bains. Il extirpe un tube de pâte de sa fouille et une brosse à dents que refuserait un mécanicien pour décrasser les rouages de sa machine.

Il dévisse son tube, lui presse sur le ventre, étale une pâte jaunâtre sur les poils de la brosse.

— Je ne savais pas que tu te lavais les dents, fais-je très gentiment.

Il hoche la tête, et tout en s’astiquant les ratiches essaie de me répondre. L’opération à laquelle il se livre ne facilite pas son élocution, croyez-moi.

— Depuis quelque temps je m’y suis mis, dit-il.

— Décidément, c’est la grosse révolution dans ta vie végétative !

— À notre époque, si tu ne te mets pas à l’unisson, tu fais tout de suite vieux jeu…

Il s’arrête de manœuvrer la brosse et clappe de la langue à plusieurs reprises.

— C’est marrant, ces dentifrices… On les parfume drôlement, tu ne trouves pas ?

— Il est à quoi, le tien, à la chlorophylle ?

— Je ne sais pas…

Je cramponne son tube et l’examine avec soin.

— M’est avis que tu as commis une légère erreur, bonhomme, c’est un tube de mayonnaise…

Il ne se départ pas de son calme.

— Je me disais aussi : ça donne faim…

Là-dessus, Félicie vient nous annoncer que le restaurateur s’impatiente. Lui il a autre chose à acheter que des valseuses et s’il ne fait pas fissa, les poulets qu’il servira à sa clientèle auront l’air de sortir du ramadan.

Je bouscule le Gros pour qu’il remise d’urgence sa mayonnaise-dentifrice, et on déhote en souplesse.

Le copain à Béru nous véhicule dans une Prairie (verte naturellement). C’est le mode de locomotion idéal pour les vaches.

Il s’excuse parce que son embrayage est mortibus. Chaque fois qu’il change de vitesse, on dirait qu’il découpe un pont métallique au chalumeau.

Il file de grands coups de galoche dans son levier de vitesse et quand enfin le pignon a mordu, on va tous embrasser le pare-brise.

Nous parvenons tout de même dans le tohu-bohu des Halles. Le tumulte est indescriptible. On trouve une gâche rue Coincampoix pour la Prairie. Quatorze autres conducteurs l’avaient déjà repérée et nous lancent incontinent des qualificatifs qui ébranlent ma foi en l’avenir de l’humanité. Le restaurateur (au fait, il s’appelle Grodu) affirme alors par sa portière, et sur un plan très général, que depuis des temps immémoriaux, il se sert de ses contemporains comme latrines et il annonce en outre que son rêve le plus lancinant serait de les voir étendus au soleil avec le ventre ouvert du pubis au menton.

Sur ce, nous allons boire un premier muscadet dans un café propice. Grodu nous entraîne ensuite vers la cathédrale de ce haut lieu du bide, c’est-à-dire dans les Halles proprement dites !

Il connaît tout le monde et se fait interpeller à chaque pas. Son cou sanguin rentré dans ses épaules de lutteur, il fend la populace, nous entraînant dans son sillage, le Gros et moi.

Nous attaquons par le gros morcif, à savoir la boucherie. Quel coup d’œil, mes aïeux ! En franchissant la porte j’ai comme un vertige. Sous la lumière crue des lampes, des milliers de bœufs écorchés, dépiautés, partagés, fleuris d’une cocarde, pendent à des crochets… Une intense et fade odeur de viande me saisit à la gorge. Les cuisses vernissées par la graisse brillent comme des meubles anciens. Grodu marche à petit pas dans les travées, piquant d’un doigt connaisseur les viandes exposées.

Naturellement, Bérurier qui s’y connaît autant en bidoche que moi en cybernétique, veut placer son grain de sel.

Avisant une moitié de bœuf d’un jaune intense, il touche le bras de son pote.

— Belle bête, hein ? apprécie-t-il.

Grodu le foudroie d’un regard chargé d’un incommensurable mépris.

— T’es louf ! grogne-t-il. Ce bestiau-là, il est mort de vieillesse ! Si je te taillais un steak là-dedans, tu me traiterais d’assassin !

— Alors pourquoi il est à vendre ? objecte pertinemment Béru.

— Ben, faut approvisionner les cantines, non ?

Sardonique, le restaurateur fourrage avec l’index dans la chair graisseuse.

— Mordez-moi cette carne ! Vaudrait mieux se préparer un Viandox qu’un bouillon de cet animal ! De la graisse comac, j’en voudrais pas pour entretenir mes galoches…

Mortifié, Bérurier se renfrogne.

— Exact, reconnaît-il, j’avais pas vu…

Il se précipite sur un autre quartier de bœuf.

— Ça, oui, c’est du gâteau ! assure-t-il.

— Pauvre enflure, ricane Grodu, tu ne vois donc pas que c’est l’autre moitié !

Du coup, le nouveau membre de « la Belle Gaule du Matin » ne pipe plus mot. Pour se donner une contenance, il se cure le naze et dépose religieusement ses trouvailles sur sa cravate.

Moi j’ai un peu sommeil encore. Et puis, ce remugle puissant de barbaque accumulée me flanque mal au cœur.

Nous laissons Grodu procéder à ses achats. Après quoi, Bérurier demande où il peut faire le sien.

— Minute, dit le restaurateur, c’est au hall de la triperie qu’il faut aller…

Il va carmer son demi-bœuf et donne le bordereau à son porteur qui le coltinera à la bagnole. Ensuite il nous entraîne chez les tripiers !

Alors là, les gars, c’est nettement le gros cauchemar ! La boucherie, c’est du costaud. C’est net, c’est franc et ça ne vous porte pas trop à l’imagination.

Mais pour le rayon des abats, il n’en va pas de même ! Lorsque je passe le seuil, je manque dégringoler tellement ça chlingue ! C’est la méchante descente aux Enfers…

La capitale de la puanteur ! Le super-musée des horreurs ! Il y a d’immenses corbeilles emplies de têtes de vaches non décornées qui nous tirent la langue avec des yeux mi-clos et un air assez aimable. Il y a d’immenses bacs en zinc où s’amoncellent les attributs animaliers qui doivent assurer à Béru une pêche miraculeuse. Il y a des montagnes de foies ! Des Himalayas de cœurs ! Des Fuji-Yamas de tripes… Nous pataugeons dans le sang.

Bérurier tourne vers moi une pauvre gueule troublée par ces odeurs.

— Tu te rends compte…, balbutie-t-il.

Le Seigneur m’ayant muni du sens olfactif, je me « rends compte », en effet.

Grodu, qui a l’habitude, se promène au milieu de ces organes comme un mannequin dans les laboratoires de Carven.

— Bon, il t’en faut beaucoup ? s’informe-t-il.

— Une livre, décrète le Gros.

L’ami manque tomber à la renverse.

— Et c’est pour acheter une livre de roupettes que tu fais les Halles !

— Ben… On m’a dit que c’était moins cher qu’ailleurs…

Grodu interpelle un commerçant et se fait délivrer la quantité d’ » appâts » nécessaire à mon éminent collaborateur.

Pendant ce temps, je contemple un panier de têtes.

— Tu sais ce qui serait bien ? fais-je.

— Non.

— Demain nous sommes le 1er avril… Les vieilles traditions se perdent. Pourquoi ne ferions-nous pas une bonne blague à Pinaud ?

La face cramoisie de Béru s’illumine.

— Quelle sorte de farce ?

— On pourrait lui envoyer une tête de vache, qu’en dis-tu ? Tu le vois déballer ça chez lui et se trouver nez à museau avec ce machin-là !

Il est enthousiasmé.

— J’en paie la moitié, clame-t-il dans un élan.

— D’accord. On va en chercher une très expressive… Tiens, celle-ci qui te ressemble un peu… Tu ne la trouves pas croquignolette avec sa langue pendante et son sourire Colgate ?

Bérurier se fait sévère.

— T’as des comparaisons désobligeantes, San-A.

Il examine la tête désignée et secoue la sienne.

— Elle n’a pas des cornes assez grosses.

— Exact, il ne lui manque que cela pour que la ressemblance avec toi soit parfaite !

— Qu’est-ce que tu sous-entends ?

Il me fait des clins d’yeux éperdus. Il sait bien que je suis au courant de son infortune, mais il ne veut pas qu’on ébruite la chose. Si Mme Bérurier l’apprenait, elle pourrait en concevoir un ressentiment dont souffrirait le Gros.

— C’était une boutade, dis-je, magnanime.

Il respire.

— Attends, fait-il, Grodu va nous en choisir une bath dans le panier. Une avec les yeux ouverts, c’est plus impressionnant…

On met le restaurateur au courant de ce projet et il ne le trouve pas particulièrement drôle. Il conçoit mal qu’on se serve d’une denrée somme toute alimentaire pour charrier un copain. Mais nous insistons et, en soupirant, le voilà qui se met à trifouiller dans la corbeille. Il chope les tronches de bovins par les cornes et nous les montre afin de nous permettre de fixer notre choix.

Nous passons en revue une demi-douzaine de ces répugnants trophées, nous appliquant à leur découvrir une ressemblance avec des amis communs, ce qui est moins difficile qu’on ne le suppose. Grodu va pour cramponner une septième tête de vache, mais son geste s’interrompt brusquement. Il demeure immobile au bord de la corbeille, se dandine un instant, puis il titube et s’écroule dans la fange sanguinolente.

— Nom de Dieu ! brame le Gros. V’là mon pote qui se répand !

On s’empresse. Le marchand d’abats, un gars courtaud et plus large que haut, nous aide à relever Grodu. On le coltine derrière le comptoir de pierre et on le fout sur une chaise dépaillée.

Le marchand pique sur un rayon un demi-litre de marc et introduit le goulot de la bouteille entre les chailles du restaurateur.

Ce dernier est blanc comme une nuit de Noël au Spitzberg.

— Il est cardiaque ? demandé-je à Béru.

— Lui ! Penses-tu ! C’est le Pont-Neuf !

— Le Pont-Neuf s’écroulera un jour, prophétisé-je.

On frappe dans les battoirs du copain… On lui octroie une seconde rasade de gnole… Et on surveille ses réactions. Lentement, sa vitrine se colore. Il pousse un soupir de jeune fille violée et ouvre ses stores.

— T’es allé à dame ! lui explique sans tergiverser Béru. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Au lieu de répondre, Grodu tend le bras en direction de la corbeille.

— Là ! fait-il.

On dirait qu’il vient de voir passer une soucoupe volante.

— Quoi, là ?

— Dans la corbeille ! Regardez !

Nous le moulons pour aller filer un coup de saveur à l’endroit recommandé. C’est le Gros Béru qui voit le premier « la chose ».

Il ne dit rien, ne tourne pas de l’œil à l’instar de son petit camarade, mais sa bouille crapoteuse verdit.

Je l’écarte d’un coup d’épaule.

D’accord, y a de quoi se déguiser en plat d’épinards, les gars !

Là, au milieu des têtes de vaches, de bœufs et de taureaux, il y en a une assez particulière : une tête de contribuable, tout simplement…

Je me crois le jouet d’une hallucination. Pourtant non… C’est bel et bien une tête humaine…

Je la désigne au marchand court sur pattes.

— Vous me mettrez celle-ci, lui dis-je. Et si ça ne vous ennuie pas, vous me ferez un paquet, parce que ça n’est pas pour manger tout de suite !

Il regarde, puis se précipite sur sa bouteille de marc.

CHAPITRE II ON SE PAIE NOTRE TÊTE

Lorsqu’on a ranimé tous les défaillants, le flic de service est là qui se retient le bide à deux pognes au-dessus de la corbeille.

Puis, constatant que je suis le plus frais du groupe, il questionne d’une voix fléchissante :

— De quoi s’agit-il ?

— Vraisemblablement d’un crime, dis-je, car je doute que ce type (je montre la corbeille) se soit fait ça en se rasant.

La saillie (tout indiquée pourtant lorsqu’il est question de taureaux) ne fait rire personne.

J’attire le marchand de têtes à l’écart et je lui montre ma carte de matuche.

— Dites-moi, mon vieux, j’aimerais connaître votre version de l’affaire…

— Ma quoi ?

— Votre point de vue. Cette tête humaine n’est pas venue ici toute seule, hein ? Même en roulant, ça lui aurait été difficile !

Il est frisé, le tripier, ses biscotos sont plus larges que mon tour de taille et il y a dans ses yeux globuleux une incompréhension si totale que je ferme les miens pour éviter le vertige.

— Je ne vois pas comment ça a pu se produire, affirme-t-il.

— Où entreposez-vous ces charogneries ?

— Dans les chambres froides du sous-sol…

— Vous les laissez en tas comme ça dans les corbeilles ?

— Non, je les étale dans des bacs…

— Si bien que vous avez empli la corbeille ce matin ?

— Mais oui, il y a deux heures au plus… J’étais avec mon commis, il vous le dira.

— Bon, vous avez monté ce chargement ici, et après ?

— Après… Ben, on est allé chercher le reste… On fait plusieurs voyages, c’est forcé, avec toute cette camelote !

— Si bien qu’on a mis cette tête humaine avec les têtes de bétail ici ?

Ses gobilles se font la paire. Je tends la main pour les récupérer. Si dans un an et un jour il n’est pas venu les réclamer, elles seront la propriété de la banque des châsses.

— C’est forcé, admet-il. On l’aura placée pendant que j’étais pas là… C’est pas dur, vous savez… Ici c’est le va-et-vient, le gros vacarme… Personne ne fait attention à personne… Ça se bouscule, ça fonce…

M’est avis qu’il a à peu près tout bonni. Pendant que je l’interviewais, Béru a récupéré la tête du monsieur et l’a déposée sur un torchon, par terre.

Je ne sais pas si vous avez déjà reluqué une bouille humaine privée de la carcasse et des quatre membres qui la complètent, en tout cas je peux vous dire que c’est un spectacle plutôt affligeant.

Bérurier a mis ses instincts de pêcheur à part pour donner libre cours à la déformation professionnelle.

Il fait au tripier un geste précis pour lui enjoindre de s’approcher. Le pauvre gars obéit…

— Vous connaissez ce monsieur ? s’informe Bérurier.

Le commerçant examine la chose grise qu’on lui désigne. Il secoue la tête :

— Jamais vu !

La tête est celle d’un homme d’une quarantaine d’années autant que je puisse en juger. Son propriétaire avait un nez busqué, assez volumineux, une petite moustache poivre et sel et une abondante chevelure grise brillantinée. Au menton, j’aperçois comme une verrue pourvue d’un poil noir… Les lèvres sont retroussées sur des dents en parfait état ! Voilà qui va peut-être compliquer l’identification du mort. En général, les dentistes sont des auxiliaires précieux, dans ces cas-là.

Béru aboie dans le naze du tripier :

— Tu veux que je te fasse avouer, eh, face de rat ! Tu t’imagines qu’on va couper dans tes salades ? La vérité, je vais te la dire : c’est toi qui as décapité la tête de ce monsieur…

— Pléonasme ! fais-je sèchement.

Bérurier torche d’un revers de coude la morve que l’exaltation lui a mise au nez.

— Décapiter la tête est un pléonasme, insisté-je. Tu devrais potasser le vocabulaire au lieu d’aller à la pêche !

Il proteste du regard.

— Naturellement, poursuis-je, ce brave homme a coupé la cabèche à son propriétaire et il essayait de la brader pour augmenter ses bénéfices !

Le tripier se laisse tomber sur la chaise abandonnée par Grodu.

— Quelle histoire ! se lamente-t-il. Me faire ça à moi !

Là, il cherre un brin, le marchand de bas morcifs.

— Mettez une sourdine aux lamentations, vieux, conseillé-je. Je crois que c’est surtout à cézigue qu’on a fait une sale blague !

Messieurs les poulardins du commissariat voisin arrivent sur ces bonnes paroles avec une escouade d’archers. Ces derniers évacuent la foule à coups de pèlerines, comme il se doit. Le commissaire commence une enquête hâtive d’où il ressort que personne, dans le hall de la tripaille, n’a remarqué quoi que ce soit de suspect. Je retiens Béru par la manche, car le digne flic voudrait s’occuper de tout. Or cette plaisanterie n’est pas de notre ressort, comme dit un marchand de sommiers de mes amis. Dans la poulaillerie, vous le savez, tout est compartimenté. Il suffit que vous mettiez les nougats dans les plates-bandes du voisin pour qu’il fasse du rififi en haut lieu comme quoi on ne lui laisse pas ronger son os peinard.

Le commissaire qui procède aux premières constatations appartient au genre pète-sec. C’est le gars qui doit potasser à la chandelle les revues spécialisées et qui se prend pour l’homme qui remplace le caramel mou.

Il me laisse entendre que cette tête lui appartient, et que, tout crack que je suis, ce que j’ai de mieux à fiche c’est de me contenter du rôle subalterne de témoin.

Je rétorque à cette crème d’ahuri que ce tronçon d’homme ne m’intéresse pas et qu’il peut le bouffer en vinaigrette si ça lui dit.

J’ajoute que, si j’étais à sa place, je la ferais réduire, comme chez les Indiens Jivaros, ce qui lui fournirait un original dessus de cheminée.

Là-dessus on se casse, Grodu, Bérurier et votre petit San-Antonio joli, pour aller se refaire une santé chez le bistrot du coin.

Au quatrième godet, Béru est en pleine forme.

— Je boufferais bien quelque chose, avoue-t-il.

Le patron de la taule nous annonce qu’il a un pâté de tête étourdissant. Le gros en renverse son glass sur sa baveuse.

Comme on doit s’y attendre, l’histoire fait un gros tabac dans les canards ! Les journaux du soir tirent une spéciale avec manchette sur quatre colonnes et photo de la tête coupée à la une !

Installé peinardement chez moi, j’apprends de la plume des journalistes qu’on a fouillé toutes les Halles, chambres froides comprises, sans découvrir quoi que ce soit d’anormal. Cette bouille est tombée du ciel : aucune nouvelle du restant.

De l’avis général, il s’agit d’un crime de sadique. Le meurtrier a découpé sa victime en morceaux dont il se débarrassera de-ci, de-là. Il doit être du style : je sème à tout vent !

Il faut attendre la suite du cadavre comme dans les films à épisodes. Grâce à la bouille du zig, on va essayer de découvrir son identité. C’est pourquoi elle s’étale en première page des journaux.

Il faut attendre.


Rien de neuf le lendemain. Le médecin légiste et les experts qui ont examiné la tête ont reconstitué le signalement suivant :

SEXE : Masculin.

AGE : Quarante-cinq ans (environ).

TAILLE : Un mètre soixante-dix (environ).

DENTURE : En parfait état. À signaler vieux plombage à une prémolaire droite !

CHEVELURE : Bien entretenue, probablement par un grand coiffeur.

YEUX : Gris acier.

SIGNES PARTICULIERS : Petites cicatrices aux tempes, aux ailes du nez et aux commissures des lèvres.

APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES : Il est à peu près certain que la décollation n’a pas été la cause du décès. Celle-ci est survenue bien après. La victime, à en juger à sa morphologie, pourrait être de race anglo-saxonne. Elle fumait du tabac blond de marque turque (particules trouvées entre les dents).

La séparation de la tête a été opérée avec un couteau bien affûté par quelqu’un n’ayant aucune notion d’anatomie.

Et voilà le turbin. Avec ça, messieurs les perdreaux doivent se débrouiller !

Si ces renseignements emplissent la grande presse, par contre, dans les canards humoristiques, le gars Béru et moi-même sommes choisis comme têtes… de Turcs !

On nous représente, déguisés en bovins ou bien en sans-culottes en train de brandir la bouille d’un décapité.

Le Vieux, à la manufacture de chaussettes à clous, est dans tous ses états. Il nous fait appeler à tout moment pour nous dire que nous n’avions pas besoin de nous signaler à l’attention du grand public d’une façon aussi tapageuse. J’ai beau lui objecter que cette histoire est nettement indépendante de notre volonté, il me coupe la parole avec violence.

Le matin du troisième jour, on n’a toujours rien découvert au sujet du décapité. La presse continue de se foutre de notre bougie tant que ça peut. Je ronge mon frein, ce qui est mauvais pour les nerfs… La pile Zoé est du point de vue énergie une peau de banane, à côté de moi. La hargne du Vieux m’est intolérable. Cette espèce de chevelu-à-rebours est « chauvin », si je puis me permettre une telle expression pour qualifier un monsieur qui a autant de cheveux sur le crâne que sous la plante des pieds. Il en veut à ses proches de tout ce qui ne tourne pas rond !

Bientôt ce sera ma faute si la France n’a pas gagné la guerre de 70 !

Donc, ce troisième jour, le téléphone intérieur zonzonne dans mon burlingue. Je suis en train d’étudier un dossier relatif à une affaire de poste clandestin construit par deux bricoleurs. Je décroche et la voix acide du Boss crachote :

— Montez immédiatement avec Bérurier !

Je me lève et vais ramasser le Gros dans la pièce voisine. Armé d’une règle, il explique à Pinaud comment il s’y est pris pour rater une brème d’au moins cent grammes, la veille.

— Le Vieux nous attend, dis-je. Il va y avoir nouvelle séance de ramonage, je sens ça. Il m’a paru aussi aimable qu’une ménagerie affamée…

En soupirant, Béru jette sa règle sur le bureau, réussissant ainsi à renverser son encrier sur le futal de Pinaud qui pousse des cris d’orfèvre. Nous nous dirigeons vers l’ascenseur hydraulique. Il met dix minutes par étage, mais pour aller où nous allons, plus ce sera long, mieux ça vaudra…

— Il commence à me faire tartir, l’Homme chauve ! décrète Bérurier en s’administrant néanmoins un coup de peigne. Je vais lui dire deux mots, tu vas voir.

Il essuie son peigne édenté à sa cravate lie-de-vin, souffle les pellicules qui ont chuté en neige sur ses revers et remise son mégot allumé dans la poche supérieure de sa veste, derrière les quatorze stylos à bille multicolores qui ornent son devant.

Pas content, vaguement inquiet aussi, je frappe à la lourde.

— Entrez !

Comme toujours dans les cas graves, le patron se tient adossé au radiateur. Son crâne ivoirin brille, son regard froid également.

— Salut, chef !

Il ne répond rien. D’un geste adroit, il cueille un journal déployé sur son bureau. Il s’assure que nous sommes tout ouïe et ligote :

« D’ordinaire, la police prétend devoir ses échecs au fait que les premiers témoins brouillent les pistes. Lorsque ces premiers témoins sont des policiers, cet argument n’est-il pas insoutenable ? »

Il jette le journal à nos pieds et je constate qu’il a souligné le passage en question au crayon bleu.

Il attend dix secondes et, de sa voix glacée, demande :

— Alors ?

Béru hausse les épaules.

— Ce que les journalistes sont vaches, tout de même !

— Ah ! ne parlez plus de vache ! tonne le Vieux. J’en ai assez entendu parler, ces derniers jours…

S’adressant particulièrement à moi, il demande :

— Qu’en pensez-vous ?

Je soutiens son regard conçu et réalisé par Frigélux.

— Patron, je conçois votre humeur, et je la partage. Mais qu’y puis-je ?

« D’accord, un fichu hasard a voulu que nous soyons témoins de la macabre découverte, mais ça n’est pas nous qui menons l’enquête ! »

Il va pour exploser. Pourtant mon calme lui en impose et il retourne se chauffer les noix au radiateur.

— C’est à ce sujet que je vous ai fait appeler tous les deux… J’en ai assez de vous voir la risée de la presse. Puisque nos collègues de la Criminelle sont des incapables, c’est vous qui allez officieusement vous occuper de l’affaire…

— Nous ?

— Vous et Bérurier ! Et il me faut des résultats rapides, vous m’entendez ? Je vous accorde un congé illimité, faites-en bon usage !

Il claque des doigts.

— C’est tout !

Nous saluons d’une inclinaison du buste et nous mettons notre pied droit devant le gauche, puis le gauche devant le droit jusqu’à ce que ces opérations répétées nous aient conduits hors du burlingue.

Une fois la porte refermée, Béru m’adresse un clin d’œil.

— Dans un sens, ça ne s’est pas trop mal passé !

— Tu trouves ?

— Congé… On va bricoler là-dessus en souplesse, non ?

Je hausse les épaules.

— En souplesse, mouais ! Tu l’as entendue, cette patinoire à poux ? Il veut des résultats rapides ! Je te fiche mon billet qu’avant une heure il va appeler pour nous demander si ça avance…

Bérurier ressort son mégot et l’allume.

— Par quoi on commence ?

— Va chez les petits confrères, manière de savoir où ils en sont au juste. Demande-leur, mine de rien, si la photo du décapité a été publiée dans les journaux étrangers… Enfin, merde, ce type-là n’est pas arrivé à quarante-cinq ans sans connaître personne ! Il devait bien dire bonjour à sa concierge et s’acheter le journal !

— Peut-être qu’il habitait un terrier et qu’il savait pas lire, suggère intelligemment Béru.

Il ajoute :

— Et toi ?

— Moi, quoi ?

— Qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps ?

— Méditer sur ton esprit. Y a de quoi se recueillir…

CHAPITRE III UNE VAGUE IDÉE… DERRIÈRE LA TÊTE

Bérurier parti, je me sens en proie à une angoisse étrange. Cette histoire de tête ne me dit rien qui vaille. J’aime le mystère, vous le savez, et cependant celui-ci me rebute, comme s’il était porteur de maléfices…

Ce qui m’épate, c’est qu’on n’ait pas retrouvé les restes du mort. Qu’est-ce que son assassin a bien pu en fiche ? Et pourquoi aller déposer la tête à l’endroit où nous l’avons dénichée ? Il plane dans tout cela comme une ambiance de monstrueux canular. C’est ce détail qui me fait croire que nous nous trouvons en face d’un fou. Or les dingues me flanquent les jetons. J’ai connu bien des gros méchants qui ne reculaient devant rien de ce qu’il est humainement possible d’accomplir dans le rayon du meurtre, mais ils ne m’ont jamais effrayé outre mesure. Avec un zig qui a une panne de secteur dans le transformateur, on avance dans des sables mouvants. Les fous sont les vrais seigneurs de cet univers, parce qu’ils échappent à toutes les lois humaines. Ils sont murés dans leur vérité absolue et quand vous frappez à leur lourde, c’est comme si vous attendiez que la Seine s’arrête de couler pour la traverser à pied sec.

Oui, je suis troublé.

En attendant le rapport de Béru, je descends écluser un scotch à la brasserie… Comme il est midi, j’y trouve Pinaud, l’ineffable, occupé à surveiller le corsage de la bonniche, comme un vieux matou à l’affût devant un trou de souris.

D’autres collègues éclusent des boissons fermentées. En me voyant entrer, ils se poussent du coude et, avec un ensemble de choristes noirs, font « Meueueuhh ! »

Je ravale ma rogne.

— Pour des ânes, c’est pas mal imité, conviens-je.

Je m’approche du père Pinuche dont l’œil pleure à force de fixité.

— Vieux salingue, lui dis-je, t’as pas honte de mater l’échancrure de mademoiselle ? Qu’est-ce que tu crois qu’il va en sortir : un petit oiseau ?

La serveuse glousse de contentement. Les femmes, c’est ça. Si vous avez une frime potable, comme c’est mon cas — soit dit entre nous et votre quatrième tiers provisionnel —, vous pouvez leur déballer la pacotille la plus minable… Mais si vous n’avez à leur proposer qu’un grand amour et la trogne d’hépatique à Pinuche, elles vous conseillent d’aller vous tirer une balle dans le cœur un peu plus loin pour ne pas salir la carpette !

Voilà un bout de temps que cette nana me fait du rentre-dedans. Elle a une façon de laisser traîner ses boîtes de lait Mont-Blanc sur mon bras en me servant mon petit crème vespéral qui en dit long sur ses aspirations secrètes ! Avec une bergère de ce gabarit, le feu vert est toujours mis ! Faut être timoré pour ne pas annoncer son sous-marin de poche ! Ou alors faut aimer le tournedos Rossini !

Je lui décoche une œillade qui ferait frissonner un champ de blé. Elle y répond par un regard qui appelle l’instincteur à grand rayon d’action. Pinuche vide son godet, amer.

— Avec toi, marmonne-t-il, on ne peut pas se placer. Je ne sais pas ce qu’elles te trouvent, mais dès que tu parais, ces dames se mettent à bégayer…

Au lieu de répondre, je me détranche sur la poulette. C’est une petite rouquine qui se croit blond vénitien et qui s’efforce de cacher ses taches de rousseur sous trois centimètres de fond de teint. Elle a des yeux noirs, pas trop stupides, et une bouche charnue comme je les aime.

Pour la carrosserie, c’est du petit format, mais bien enveloppé. Comme ma vie sentimentale est pour l’instant aussi déserte que l’intérieur d’un tambour, je me dis qu’une partie de tumeveux-tumas avec cette jouvencelle me changerait un peu les idées.

— On fait un 421 ? propose Pinaud.

Le voilà qui veut oublier ses désillusions dans l’enfer du jeu.

— D’accord.

Marguerite nous amène la piste cendrée. Et on malaxe les bobs sans trop de conviction.

— Tu penses à autre chose ? remarque Pinuche.

— À quoi tu le vois ?

— Puisque je gagne…

Je lui souris. Brave vieux schnock, va !

— Qu’est-ce qui te préoccupe, tu es amoureux ?

— Oui : de la princesse Margaret ! Mais la reine mère fait du suif parce que j’ai eu la rougeole étant petit !

Il mordille sa moustache de vieux rat fripé.

Alors pris de pitié, je lui casse le morceau sur la mission dont le Vieux nous a chargés. Pinaud m’écoute, attentif.

— Drôle de pastis, apprécie-t-il.

— D’après toi, c’est le turbin d’un dingue, hein, Pinaud ?

Ça vous surprend peut-être que je le consulte, mais laissez-moi vous dire que ce débris est de bon conseil en matière de police.

Il réfléchit un bout de temps, en cherchant à douze reprises le 421 sans arriver à l’obtenir.

— Je ne crois pas, murmure-t-il enfin.

— À cause ?

— J’ai lu les journaux…

— Moi aussi. C’est même ce qui m’incite à penser que seul un fou a pu agir de la sorte !

— Le comportement de l’assassin, bien sûr, plaide pour cette thèse !

Le voilà parti dans les formules chères au Boss.

Il s’adosse au zinc, toujours comme fait le Boss avec le radiateur. Il passe également deux doigts entre son cou et sa chemise, comme s’il voulait donner du jeu au col. Précaution bien superflue en ce qui concerne mon valeureux camarade, puisqu’il a toujours des limaces de taille 43 alors qu’un petit 38 suffirait à son cou de cigogne.

— Tu disais, Pinuche, que le comportement de l’assassin corroborait la thèse…

— Oui, seulement la personnalité de la victime l’infirme !

— Allonge-toi…

— D’après la tête, le décapité était un homme plutôt élégant.

— Et alors ?

— Un fou qui fréquente les Halles à quatre heures du matin n’appartient pas à l’élite, tu es d’accord ?

— Qu’est-ce que ça a à voir avec la victime ?

— Il y a toujours à voir entre un assassin et sa victime. Sauf dans le cas du crime crapuleux, mais dans ce dernier le meurtrier ne perd pas son temps à découper celui qu’il vient de détrousser.

Je fais signe à Marguerite d’arroser nos verres vides.

— Bon, ta devise est en somme celle-ci : qui s’entre-tue se ressemble ? Elle donnerait donc à penser que l’assassin est aussi un type bien. Alors je te retourne ton objection. Qu’est-ce qu’un type bien, fût-il assassin, irait fiche au stand de la triperie des Halles de Paris à quatre heures du matin ?

— Peut-être qu’il passait par là et qu’il a eu l’idée de se débarrasser de cette tête. C’est un colis encombrant, tu ne crois pas ?

Ce qu’il expose me paraît marqué au coin d’un certain bon sens, comme se plaisait à le dire la marquise du Gras du Prose.

— Oui, faudra que je gamberge à tout ça. Ma revanche ?

— Si tu veux…

Nous continuons de rouler les bobs, moi pensant, Pinuche gagnant jusqu’au retour de Bérurier.

Celui-ci paraît à deux doigts de l’apoplexie. Il s’affale sur une banquette voisine et s’évente avec un rond de demi à bière.

— Ah les tantes ! brame-t-il.

Je moule le père Pinuche pour m’installer près du Gros.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai vu les gars de la Criminelle ! Tu peux pas savoir ce qu’ils se sont offert ma bouille ! C’est un comble, non ? Ils ne sont pas fichus de dégauchir le moindre indice et c’est eux qui rigolent. Je me suis retenu parce que j’aime pas les histoires, mais ç’aurait été que mon tempérament, ils allaient comprendre leur douleur.

Je le calme d’un geste auguste d’empereur romain.

— Claque pas de congestion cérébrale dans ce troquet, ça ferait désordre ! Leur enquête n’a pas avancé ?

— Avancé ! Tu veux dire qu’ils l’ont cimentée au plancher !

Il glisse un ongle en forme de tuile entre ses chicots et le fait claquer.

— Pas ça ! Balpeau ! Le néant ! D’après eux, cette tronche est tombée du ciel !

— Ils ont passé la photo dans les baveux étrangers ?

— Oui : Angleterre, Bénélux, Allemagne, Italie… Et ils en ont communiqué un exemplaire agrandi au F.B.I.… Jusqu’ici, personne ne reconnaît le macchab. C’est pas formide, dis ?

— Ça l’est ! Et les commerçants de la tripaille, ils les ont questionnés tous ?

— Pendant trois jours ils n’ont fait que ça, l’équipe à Tranouque ! Depuis les porteurs jusqu’aux mandataires ! Mais personne n’a rien remarqué d’anormal. Ils ont vérifié la vie privée du commerçant qui m’a vendu les valseuses, et puis celle de sa bergère, de son commis, de son petit-cousin : zéro ! Le tripier est complètement cisaillé ! Depuis cette trouvaille, personne ne lui achète rien, comme quoi on redoute qu’il brade des abats d’homme ! Tu réalises ?

Bérurier s’éponge le front au moyen d’un mouchoir dont un corsaire pourrait se servir comme pavillon noir.

— Un grand blanc ! clame-t-il.

Marguerite vient le servir et s’arrange pour déposer deux kilos de son nichon gauche sur mon épaule.

Je lui fais une petite caresse amicale. C’est doux comme du velours et ça me fait rêver à une vie moelleuse à bord d’un nuage rose. Toute ma vie j’ai eu envie d’habiter dans un nuage rose… De me baguenauder dans un infini bleu, poudré d’or, et de contempler de là-haut cette planète Terre ravagée par une moisissure appelée L’Homme !

— Te gêne plus, grommelle Bérurier.

Il dépose son feutre crasseux sur la banquette. Le cuir du bada a mis une couronne blanchâtre sur son chef.

— Je nous vois mal partis, affirme-t-il.

Pinuche nous demande la permission de se mêler à notre désenchantement.

Nous la lui accordons d’un double grognement.

Il s’assied.

— C’est un coup à gâcher notre carrière, mine de rien, dit Bérurier. En haut lieu, on vous pardonne un échec, mais on ne vous pardonne pas de sombrer sous le ridicule !

Il vide son verre avec une telle promptitude que je me demande s’il a jamais été plein.

— Dans mon quartier, enchaîne-t-il, on me traite de tête de vache ! Moi, Bérurier ! Ma femme aussi se fout de ma hure !

— C’est pas d’aujourd’hui, coupé-je. Il y a longtemps que ta pétasse t’a déguisé en tronche de bœuf, gars… Efface un peu, on a mieux à fiche…

— Tu trouves ?

— Oui. D’accord, le hasard nous a collés dans un merdier stupide. D’accord, on nous prend pour des lavements d’occasion, mais nous aurons notre revanche…

— T’es optimiste !

— C’est pas de l’optimisme, c’est de la volonté. J’ai l’habitude d’avoir le dernier mot, figure-toi !

Mon attitude le réconforte.

— Mais puisqu’il n’y a rien de neuf ! Comment penses-tu retrouver le fumelard qui… ?

— Il faut attendre, conseille Pinaud. Il se débarrassera bien du restant…

J’abats mon poing sur le guéridon de marbre.

— Non, on n’attendra pas !

— Eh bien alors, quoi ?

— Puisqu’il n’existe aucune piste, nous allons en fabriquer une !

Les deux larrons ouvrent des carreaux grands comme le rond-point des Champs-Élysées.

— Fabriquer une piste ? bavochent-ils en chœur.

— Parfaitement…

Je fais claquer mes doigts.

— Marguerite ! Apportez de quoi écrire et venez vous asseoir un instant.

Le patron de troquet, un gros cornichon désœuvré, se met à rouscailler derrière son enregistreuse. Il dit que c’est l’heure de pointe et que sa bonne est là pour servir les clients, non pour s’asseoir avec eux.

Je lui conseille de quitter son rade où il s’ankylose et de remplacer un instant la rouquine.

Il obéit en râlant de plus belle, mais ses protestations me font autant d’effet qu’une fiente de pigeon sur un tas de fumier. La servante s’annonce avec un vieux sous-main noir qui contient une feuille de méchant papier quadrillé et une enveloppe d’ultime qualité.

— Ça vous ennuierait d’écrire une lettre sous ma dictée, mignonne ?

Elle paraît surprise et ravie.

— Mais non…

— Alors asseyez-vous et écrivez…

Je lui tends mon stylo à bille.

— Qu’est-ce que tu lui fais écrire ? s’inquiète Bérurier.

Je lui balance, sous la table, un coup de chausson qui le fait pâlir.

— Essaie donc de fermer ta grande gueule une fois dans ta vie, conseillé-je. Tu ne peux pas savoir combien c’est reposant !

Il se le tient pour dit. Pinuche roule une cigarette de ses doigts tremblotants. Lorsqu’il l’a terminée, le tabac repose en paix sur son pantalon et il ne lui reste à fumer qu’une feuille de papier.

— J’attends… ? fait observer Marguerite en m’envapant de ses yeux incandescents.

Je me gratte la joue.

— Bon, allons-y…

Et je dicte :

— Monsieur le Rédacteur en chef…

Elle tire un bout de langue rose, qui me laisse rêveur et calligraphie laborieuse en répétant :

— Mon… sieur… le…

Elle s’interrompt.

— Le quoi ?

— Le Rédacteur en chef !

— C’est son nom ?

— Mais non ! C’est sa fonction… Il dirige la rédaction du journal…

— Duquel ?

Je réfléchis.

— On va adresser ça à France-Soir !

Marguerite se lève.

— Alors, attendez, je vais aller acheter un plus beau papier !

Elle commence à me faire tartir, la gosse ! C’est l’inintelligence Service, cette fille-là !

— Pas la peine, celui-ci convient magnifiquement.

— Oh ! bon…

Elle poursuit d’une écriture plus pointue, parce que agacée. Je reprends ma dictée sous les regards attentifs de mes acolytes.

— Je me trouvais aux Halles dans la nuit du 30 au 31 mars dernier…

La serveuse écrit, puis, une fois encore, s’arrête.

— C’est pas vrai, je ne m’y trouvais pas… Je suis jamais été aux Halles, d’abord !

— Ne vous occupez pas de ça, mon petit, et continuez !

— Ce que j’en dis… Je voudrais tout de même savoir à quoi ça rime ! protesta-t-elle.

— Vous avez confiance en moi, oui ?

Ses yeux retrouvent leur velouté.

— Bien sûr.

— Alors faites-moi confiance. En ce moment, vous aidez la police !

Et je poursuis, décidé à ne plus tolérer la moindre interruption :

— … J’ai vu le quelqu’un qui a mis ce que vous savez dans la corbeille au tripier !

Par un effort de mimétisme, j’arrive à piger le style de la rouquine. Ravi par mon « à la manière de », j’enchaîne :

— Je ri en ai pas causé à la police vu que j’aime pas beaucoup les flics…

— Oh ! proteste la fille.

Je lui refoule ses protestations d’attachement dans le gosier :

— Allez, allez, écrivez… et que j’ai pas de raisons de les aider dans leur travail. Mais si vous me donniez un petit quelque chose raisonnable, je vous dirais tout à vous.

Elle fait fissa pour suivre.

— À la ligne !

— Je dois l’écrire ?

— Mais non. Point à la ligne…

— Ah bon !

— … Au cas où mon offre vous intéresserait…

Bérurier, qui suit la rédaction de la missive par dessus l’épaule de la fille, croit opportun d’intervenir.

— Deux « r » à intéresser ! affirme-t-il.

La souris me regarde.

— N’écoutez pas cette enflure, ma chérie… Il a appris l’orthographe en conduisant un tracteur agricole !

Vexé, Béru, déclare :

— Comme vous voudrez, en tout cas moi j’en mets toujours deux.

Je règle l’incident par un haussement d’épaules bien senti.

— … faites-le-moi savoir par une note dans votre journal. Je donnerai alors rendez-vous à votre rédacteur qui m’amènera le fric.

Elle achève d’écrire.

— On signe ?

J’hésite.

— Vous vous appelez comment ?

— Marguerite Mathieu !

— Alors signez Marguerite M…, simplement !

— Voilà.

— Merci. L’enveloppe, maintenant. Monsieur le Rédacteur en chef de France-Soir, Paris…

Le taulier s’impatiente.

— C’est fini, les tartines, ouais ? aboie-t-il. Vous la prenez pour la marquise de Sévigné, ma serveuse, ou quoi ?

— Vaquez à vos occupations, mon enfant, conseillé-je en lui glissant un solide pourliche.

Je la retiens par la manette.

— Eh, dites, à quelle heure vous finissez de subir la férule de ce négrier ?

— À quatre heures !

— O.K.… Je vous attendrai en face au volant de ma voiture, gi ?

Elle bat des paupières, ravie.

Le mastroquet s’avance, la bonbonne en avant.

— C’est moi que vous traitez de négrier ? s’informe-t-il d’une voix pâle.

Sa trogne bouffie a la blancheur Persil. Il met ses poings sur les hanches parce qu’il a vu faire ça dans son pays aux acteurs des tournées Machinchouette !

— Probablement, acquiescé-je. Y a pas d’autres marchands d’esclaves dans cette turne, si ?

— Je supporterai pas qu’un salaud de poulet vienne m’injurer chez moi ! hurle-t-il. J’en ai class de cette promiscuité ! J’aimerais mieux recevoir des clodos que des perdreaux !

Je lui fais sauter la boucle de sa ceinture d’un geste rapide. Il cramponne son falzar d’extrême justesse.

— Et ça me déculotterait ! glapit le digne marchand de liquides.

Je me lève et glisse la lettre de Marguerite dans ma poche.

— Râle pas ou je t’envoie le service des fraudes.

Il prend le parti de rire.

— Je voudrais voir ça !

— Ça peut venir !

Pinuche tapote ma poche.

— Qu’est-ce que tu as dans l’idée avec ça, San-A. ?

Le sais-je exactement ?

— On va essayer de constituer un abcès de fixation à l’affaire… Ça donnera ce que ça donnera…

— Quelle consigne, pour moi ? demande Bérurier.

— Tu paies les consommations, et tu vas à la pêche jusqu’à nouvel ordre !

Je les quitte et vais confier la lettre à un planton en lui recommandant d’aller la poster par pneumatique. C’est un peu la bouteille à la mer, malgré la célérité de sa distribution.

Je vais m’enfermer dans mon bureau et j’appelle, au quai, mon éminent collègue, le commissaire Tranouque, chargé de l’affaire.

— Ici San-Antonio, dit Tête de…

Il se marre.

— Dites, vieux, France-Soir va recevoir une lettre tantôt dont on vous parlera sûrement. N’y attachez pas d’importance. C’est une blague qu’on fait aux journaleux. Depuis le temps qu’ils nous prennent pour des têtes de Turcs…

— D’accord, promet Tranouque.

Je lui file quelques perfides paroles d’encouragement et je raccroche. M’est avis que ma tentative est vouée à l’échec. Je commence vraiment par la solution désespérée, mais enfin, l’essentiel n’est-il pas de faire quelque chose ?

Je regagne mon pavillon en ruminant des trucs nostalgiques qui me donnent envie d’aller voir sur une plage de la Côte si j’y suis !

CHAPITRE IV TÊTE-À-TÊTE

Félicie a préparé du bœuf en daube et je m’en flanque jusqu’aux oreilles incluses. Après quoi, je m’offre une petite sieste du genre constrictor, en recommandant à ma brave femme de mère de m’éveiller à trois heures tapant, ce qu’elle fait.

Voilà la vie bien comprise, direz-vous. Là, je me déclare cent pour cent d’accord, bien que je vous tienne tous pour une bande d’éclopés du cervelet.

Je vous parie une salle de séjour contre un séjour à Charenton que les prochaines heures seront difficiles à gober. Votre San-Antonio bien-aimé est à bout de nerfs ; or vous savez que lorsque je suis branché sur la haute tension, il faut que ça pète ou que ça dise pourquoi !

Je revêts une chemise italienne rose saumon, un costar gris perlouse. Je noue une cravate rayée gris et rose, et me voici déguisé en Beau-Gosse.

J’embrasse m’man qui me demande si je rentre dîner, je réponds évasivement et je me trotte au rancart de ma sirène des bars-tabacs. Comme j’ai eu l’honneur de vous le bonnir, voilà plusieurs jours que je n’ai pas couru le guilledou et je me sens en pleine bourre pour jouer « Le Retour de Casanova ». Vous direz que j’ai un faible pour les amours ancillaires, à quoi je vous répondrai que ce sont celles qui conviennent le mieux à un homme soucieux de sa liberté.

J’ai eu pour amies des nanas de la haute, des cérébrales, des artistes, je peux donc vous en parler et vous dire tout le mal que j’en pense. Quand un tombeur comme Bibi se farcit ces filles-là, il s’expose irrémédiablement à des emmouscaillages maison ! Ces chochottes vous font payer chérot la rançon de leurs corps. Quand elles passent au décarpillage, elles ne sont pas nues pour autant. Il leur reste sur le râble une telle épaisseur de préjugés, de mondanités et de prétentions que, pour se faire reluire, on est obligé de penser à la radeuse du coin, nature et pas bêcheuse. L’amour au cinéma, c’est nécessaire. Mais le cinéma dans l’amour, moi je trouve ça débectant !

S’il est un moment où l’on doit accrocher sa gamberge au même clou que son grimpant, c’est bien celui-là, non ?

Vous aimez, vous, les locdues façon bas-bleus, qui vous expliquent le ressort secret de leur âme au moment où vous leur faites le coup du garde champêtre amoureux ? Et les autres, celles qui lèvent le petit doigt pour écluser le thé, et le petit doigt de pied pour se laisser aimer ? Parlons-en ! Et parlons-en à la troisième personne, que dis-je ! à la quatrième… Tiens, oui : il faut créer une quatrième personne pour ces cavités prétentieuses ! La quatrième personne de l’impersonnel. Une révolution dans la grammaire ! Ça les situerait illico socialement. On leur accrocherait cette quatrième personne au fignedé pour avertir les aminches : attention ! travaux littéraires ! Si pas licencié, s’abstenir, et si licencieux, voir ailleurs ! Parfaitement, les mâles devraient se rendre ce menu service. Vous chargez des bonnes femmes bien souvent sans savoir où vous portez vos lattes ! Vous faites confiance à leurs rondeurs et à leurs yeux en tire-bouchon, sans piger qu’elles vous entretiendront de leur moi second au lieu de jouer à Toi et Moi ! Ça y est, c’est dit : on fonde la ligue, hein, les potes ? La société des Amis de la paix, de l’unique, de la vraie, de celle que vous accordent les petites camarades de lit !

En attendant, croyez-moi, lorsque vous vous annoncez dans une maison bourgeoise où la baronne vous fait du rentre-dedans, n’hésitez pas une seconde : grimpez la bonne ! Avec elle, vous n’aurez pas besoin d’avoir lu Proust, ni d’avoir visité la dernière exposition de Buffet ! Et si la soubrette sent davantage l’eau de Javel que « Conquête » de Lancôme, consolez-vous en pensant que les cadeaux que vous aurez à lui faire n’amocheront pas votre budget !

Tout en philosophant, j’ai franchi la distance qui sépare mon domicile fixe de la grande taule.

La serveuse de la brasserie est déjà laga qui poireaute dans un manteau de drap qui la fait ressembler à une orpheline.

Ça, c’est comme qui dirait le revers de la médaille. Les bonnes, il faut les embarquer dans leur tenue de turbin, parce que c’est comac qu’elles sont à leur avantage. Autrement, elles ne ressemblent plus à grand-chose !

Je stoppe à sa hauteur et je délourde. Elle s’engouffre dans mon bahut comme si elle se jetait dans la Seine.

— Filez vite ! supplie-t-elle, je crois bien que mon patron se doute de quelque chose.

— Et après, votre vie privée ne le regarde pas, si ?

Elle rougit. Je comprends que ce gras-dubide lui fait faire certaines heures supplémentaires lorsqu’il a trop mis de poivre sur son steak de midi.

— Où on va ? s’informe-t-elle après que j’ai tourné le coin de la rue.

— Qu’est-ce que vous diriez d’une séance au cinoche pour commencer ?

Le programme n’est peut-être pas extravagant, mais à l’occasion je marme dans le classique.

Elle bat des mains et me demande si j’ai vu jouer « Trémolo ».

Je lui réponds que non.

On y va. C’est le grand machin en vistavision avec le concours de la maison Gevacolor et des esquimaux Gervais.

Le film narre l’histoire d’un chanteur cocu. Ses chansons sont pourtant enregistrées sur disques Haute Fidélité ! Le pauvre gars, après avoir perdu ses cheveux et sa femme, perd sa voix ! Ses ennuis s’arrêtent après la perte de ses clés.

Voilà une bande qui fait penser… (à autre chose naturellement). La perruque du ténor a été fournie par la maison Dugommier, et son absence de voix par Tino Rossi.

La rouquine est ravie.

— C’est beau, affirme-t-elle comme nous sortons.

Mon premier soin, de retour à l’air libre, c’est d’acheter France-Soir. Je vois que la bafouille de Marguerite a produit son petit effet. Elle est publiée in extenso à la une. Je me jette sur l’article qui la précède comme un lion affamé sur une entrecôte marchand de vin.

Le rédacteur annonce qu’il donne cette nouvelle sous toute réserve, il ajoute qu’il est prêt à rencontrer Marguerite M… quand et où elle le voudra. Il donne sa parole que c’est avec l’accord de la poulaillerie qu’il agit ainsi et jure qu’il viendra seul au rencart éventuel, pour débattre les conditions…

— On ne part pas ? s’impatiente ma compagne.

J’opine.

— Tout de suite, trésor chéri… Où allons-nous ? Il est trop tôt pour dîner, non ?

Elle détourne ses lampions.

— On pourrait aller chez moi, suggère-t-elle. Il doit me rester un peu d’apéritif… C’est du vin d’orange que ma mère m’envoie de la campagne !

Je saute sur l’occase à pieds joints.

— Avec joie, ma petite Margaret, seulement, auparavant, il faut que je fasse une course rue Réaumur…

Je pédale jusqu’à France-Soir et je laisse ma tire en double file en recommandant à ma donzelle de séduire les bignolons qui viendraient rôdailler à proximité.

Elle promet et, pour me montrer ses possibilités, fait jouer ses ramasse-miettes à plusieurs reprises.

— Parfait, lui dis-je. Avec un tel pouvoir de séduction, vous devriez faire du ciné, la mère Mansfield n’aurait plus qu’à aller vendre des moules !

Je fonce à la rédaction du grand journal et je demande à voir mon pote Bleau qui tient la chronique des collectionneurs de bagues de cigares à France-Soir.

Justement, il passe dans le couloir au moment où l’huissier me répond qu’il est parti. On se congratule.

— Viens au bar ! me dit-il, je t’offre un scotch…

— Pas le temps…

Je lui colle la dernière édition sous le naze.

— Tu connais le gars qui a écrit ce papier sur mon affaire des Halles ?

— Bien sûr, c’est Laroute !

— Je peux le voir, cet homme ?

— Viens…

Nous traversons des salles de rédactions jonchées de papier divers où des gars ont l’air de faire des choses mystérieuses à la lumière de leur réflecteur de bureau.

Tout en cheminant dans le labyrinthe, Bleau m’explique qu’il est heureux de sa situation. Il a droit à la sympathie de ses chefs, plus à un mois de congés payés… Et puis il va monter en grade. L’an prochain, il aura un job pépère. C’est lui qui sera chargé du résumé des bandes dessinées. Comme celui-ci ne comporte qu’une ligne il ne se fatiguera pas beaucoup.

— Tu comprends, me dit-il, c’est grâce à mon sens de la concision que je vais obtenir cet emploi. Prenons par exemple le feuilleton n° 1164 de « Juliette de mon cœur », hein ? Je lis le résumé des mille et quelques feuilletons parus…

Il s’empare d’un journal et lit effectivement :

— « Zelma croit que son mari Caroll va rendre l’argent qu’il a dérobé à la Compagnie de Construction de Devon. »

— C’est déjà beau comme raccourci, apprécié-je.

— N’est-ce pas ! exulte Bleau. Eh ben, moi, je ferais encore mieux !..

— Vas-y !

— Voilà ce que j’aurais écrit : « Caroll restitue arg. C°C.D. — Zelma. »

— Bravo, tu es un génial !

Bleau se penche sur moi.

— Nous assistons à une évolution du langage, annonce-t-il, présentement nous en sommes à l’abréviatif ; demain ce sera l’onomatopée pure et simple ! Il s’agit seulement de ne pas se laisser distancer.

— C’est vrai, dis-je. L’avenir est au silence ! Si j’étais quelqu’un dans le cinéma, je me dépêcherais d’inventer le cinéma muet ! Il y a une fortune à gagner là-dedans !

Nous poussons une dernière porte et je me trouve face à face avec un gars en manches de chemise qui réussit simultanément à boire un demi, peloter une secrétaire, téléphoner à sa femme pour dire qu’il ne rentrera pas et lire le dernier numéro de Paris-Match.

Notre venue ne le trouble pas outre mesure et il met un bout de temps avant de s’arracher à ses multiples occupations.

Lorsqu’il a repoussé Match, raccroché le téléphone, vidé sa bouteille et retiré sa main de sous les jupes de la môme, il tourne vers nous un visage cordial.

— Tiens ! fait-il, l’illustre commissaire San-Antonio !

Il me tend la main.

— Vous me connaissez ? fais-je, surpris.

— Qui ne vous connaît pas dans la presse ?

Il se tourne vers Bleau.

— Modeste, avec ça ! Hein… Vous n’avez pas lu notre dernière, commissaire ? J’ai du nouveau.

— Je sais, c’est même à ce sujet que je viens vous trouver…

— Allô ! j’écoute…

Il croise ses mains sur son ventre et met ses pieds sur le bureau, à l’américaine.

— Cette lettre est de mon cru, lui dis-je en tapotant la première page du baveux.

Il pousse une gueule qui terrifierait l’administrateur du Grand-Guignol en personne !

— Hein ?

— Oui… j’ai besoin de votre concours pour obtenir un résultat. C’est du goudron, cette affaire, on est obligé d’apporter sa loupiote !

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu avant ?

— Parce que vous auriez pu refuser… Et puis, si vous aviez marché dans la combine, jamais votre papier n’aurait eu ce ton naturel, cette conviction…

Il se remet de son émotion.

— Vous êtes un petit malin, San-Antonio.

— Je suis un pauvre cornichon qui ne sait plus à quel saint se vouer, voilà tout !

Il congédie la secrétaire de la main qui lui servait naguère à la faire vibrer.

Bleau se dit du même coup qu’il est de trop forte personnalité.

Laroute rejette en arrière son opulente chevelure noire. Comme à cet instant le téléphone vibre, il décroche, s’assure que ça n’est pas M. Lazareff et conseille à son interlocuteur d’ouvrir en grand le robinet de gaz pour ne plus troubler la paix de ses concitoyens.

Ensuite il engueule la standardiste parce qu’elle devrait savoir qu’il est parti du journal depuis plus d’une heure.

— Nous allons peut-être pouvoir parler, dit-il. Je vous écoute.

Moi, bonne pomme, je lui déballe carrément la vérité. Je lui dis tout : la mission officieuse dont le Vieux vient de me charger, le néant dans lequel nous nous débattons, et l’abcès de fixation que je tente de constituer en alertant l’assassin.

— En somme, dit-il, vous voulez faire croire à celui-ci qu’il existe un témoin. Vous espérez qu’il réussira de neutraliser cette fictive Marguerite ?

— Y a de ça, oui !

— Et vous voulez que je fasse quoi, au juste ?

— Que vous publiiez un article demain dans lequel vous direz que Marguerite vous demande une somme de cent mille francs pour parler. Elle exige que la moitié des billets constituant cette somme lui soit adressée poste restante, rue de la Trémoille… Sitôt cet acompte reçu, elle vous fixera rendez-vous pour vous faire les révélations en question…

Il hoche la tête.

— Oui, je vois…

Il m’observe un instant, de ses yeux gouailleurs.

— Je me demande pourquoi vous venez me dire ça alors que vous avez monté le coup en douceur…

— J’ai pensé à vous faire téléphoner par une voix de femme, mais j’ai eu peur que, pour une fois, vous ne soyez discret… Vous auriez pu taire ces transactions pour votre public. Or ce qui m’intéresse, c’est précisément qu’elles soient largement divulguées…

— Et vous ne craignez pas que vos collègues n’interviennent ?

— Non : je leur ai dit que c’était une blague. Ils ne remueront pas un cil ! Laroute, vous tenez certainement le sort de l’affaire à la pointe de votre stylo. Si vous m’aidez, vous aurez droit à de la bonne matière première, croyez-moi.

Je le sonde d’un regard inquiet.

— Naturellement, je vais vous aider, San-Antonio. Je pensais seulement que vous possédez un culot phénoménal…

Je me dresse :

— Je sais, ça vient des suites d’une rougeole mal soignée…

— On va écluser un pot ?

Ils ont la pépie, dans la presse.

— Pas maintenant, j’ai quelqu’un qui m’attend dans ma bagnole.

« Alors, je peux compter sur vous ? »

— C’est juré, topez là !

Les cinq doigts qui lui servent à dégrafer le soutien-gorge des dames s’agitent au-dessus du burlingue. Je lui serre la botte et je me trisse. Non sans avoir délicatement subtilisé une enveloppe à entête du baveux.


La môme Marguerite commence à la trouver saumâtre. Elle est aux prises avec un pandore qui ne réagit pas à ses œillades et suce la mine de son crayon pour noter le numéro de ma guindé.

J’interviens à temps, mes fafs à la main. L’autre, un Méridional taciturne (ce sont les plus mauvais), rengaine sa panoplie d’enquiquineur rétribué sans proférer un mot.

— Vous arrivez à temps, gazouille ma distributrice de boissons fermentées, un peu plus, malgré tous mes efforts…

Et de sous-entendre fortement que ceux-ci ne furent pas négligeables.

— Nous allons chez moi, maintenant ? s’impatiente-t-elle en voyant qu’au lieu de décarrer je sors un stylo de ma fouille.

— Un instant, mignonnette.

Je calligraphie son blaze sur l’enveloppe, en mettant en guise d’adresse Poste Restante, rue de la Trémoille. Puis je glisse dans la pochette de papier une feuille de journal déchirée en seize. Je fous deux timbres et je glisse la missive, sans descendre de l’auto, dans une borne postale.

— Voilà… Où habitez-vous, mon cœur ?

— Rue de Lancry.

— Alors nous sommes dans la bonne direction…

Je continue jusqu’à la République, je tourne autour de la statue de la femme géante, et je vais me poser devant la porte de son immeuble.

— Vous habitez toute seule ? questionné-je innocemment.

— Chez une copine qu’est du même bled que moi. Mais elle est en convalescence chez ses parents…

— O.K…

Ça se trouve naturellement au cinquième. Et les architectes qui ont bâti cet immeuble ne se doutaient pas qu’on inventerait l’ascenseur. L’appartement se compose de deux petites piaules grandes comme des cabines téléphoniques, avec un placard appelé cuisine.

— Installez-vous !

Je ne sais pas ce qu’elle entend par là. À tout hasard, je dépose mon imper sur une chaise et m’assieds sur le divan. La môme, histoire de justifier l’objet de la visite, extirpe d’un meuble un flacon douteux dans lequel subsistent plusieurs centilitres d’un liquide qui l’est bien davantage.

Quand elle verse ce truc-là dans un verre, je me demande, non sans une légitime inquiétude, si elle sert un apéro ou procède à une analyse d’urine. Pourtant je goûte ; téméraire en diable, votre San-Antonio joli ! On ne peut pas dire que ce soit mauvais, mais on ne peut pas prétendre non plus que ce soit bon.

Je repose mon verre. Marguerite me rejoint sur le divan, avec l’air trop poli pour être honnête.

Je commence par quelques mimis mouillés ; elle y répond par quelques « Voulez-vous être sage », suivi bientôt d’un indécis « Ça n’est pas raisonnable », puis d’un ultime « Je ne pensais pas que vous étiez aussi polisson »… Ensuite, motus et bouches cousues l’une à l’autre.

C’est le travail sérieux par une maison de confiance ! Trente-cinq ans d’expérience ; quatre médailles d’or, trois d’argent, trois en bronze — dont une dite militaire.

On commence par « Le chant des balalaïkas » joué en solo sur ses jarretelles ; on continue par « Maintenant que je suis grand » au trombone à coulisse, puis c’est l’apothéose : « Nuit sur le Mont Chauve », orchestre et chœurs sous la baguette de San-Antonio, premier prix de gymnastique à la fête des écoles de La Garenne-Colombes !

Au bout d’une heure, la rouquine ne se rappelle plus exactement si elle est sur terre et moi, triomphant, je descends de mon petit nuage rose avec une soif saharienne. Marguerite chante sa joie sur une musique de Louigy d’une voix nasale de subalterne.

Si je n’écoutais que moi, je plaquerai là cette chère enfant, pour voler vers d’autres distractions plus littéraires ; mais je m’abstiens de la décevoir : primo parce que je suis un galant homme, deuxio parce que je vais avoir besoin d’elle dans un proche avenir.

CHAPITRE V DE QUOI PERDRE LA TÊTE

Le lendemain, l’article de Laroute paraît, dans le style et l’esprit dont nous sommes convenus. Il y est dit que la mystérieuse Marguerite M… a contacté le rédacteur à qui elle a demandé de poster une partie de la somme désirée au bureau de la Trémoille sous le nom de Marguerite Mathieu. Le papier de notre ami est très adroit, car on devine à travers ses lignes du scepticisme et une fausse grandiloquence de plumitif heureux d’avoir trouvé un os à ronger. Il annonce que son journal ne reculant devant aucun sacrifice, va, à tout hasard, poster le fric demandé, bien que la police lui déconseille d’agir ainsi…

Lorsque j’ai ligoté cette tartine de mensonges, je traverse la rue et vais à la brasserie d’en face. C’est l’heure creuse. Il n’y a que Pineau en train de jouer aux dominos avec le crémier du coin… Marguerite fait la plonge… Le patron étudie une feuille fiscale, en buvant, pour se remettre, un verre à demi empli de beaujolais.

J’adresse un clin d’œil complice à Marguerite et je la chope à l’écart, le taulier vient au renaud immédiatement. Il affirme qu’on prend son établissement pour une de ces maisons dont les Français souhaitent la réouverture, et il décide qu’après Marguerite, il n’embauchera plus que du personnel du sexe masculin !

Je le laisse s’égosiller et je demande à ma conquête :

— Tu quittes à quatre heures demain ?

— Non : c’est mon jour de congé !

— Tant mieux, rendez-vous à dix heures du matin chez toi, j’ai un petit travail à te faire faire… Une lettre à retirer poste restante…

Une petite lumière ronde et intense brille dans ses yeux.

— Celle que tu as écrite hier ?

Là elle me cloue. Les femmes sont toutes comme ça. Elles feignent l’indifférence pour ce que vous maquillez, et puis elles vous sortent des précisions au moment où vous ne vous y attendez pas !

— Comment diable… ? attaqué-je.

Elle me montre France-Soir sur un guéridon.

— J’ai lu… Et j’ai compris. Tu tends un piège à l’assassin, hein ? Tu espères qu’il ira m’attendre dans le bureau de poste et qu’il m’abordera pour me demander des explications…

Je frappe son petit front de piaf.

— Dis donc, il y en a, là-dedans !

Mais je me sens gêné. J’avais choisi cette môme comme appât précisément parce que je la prenais pour une gourde qui ferait tout ce qu’on lui demanderait sans gamberger, et voilà que…

Je décide de biaiser :

— Tu as peur ?

— Avec toi, je sais que je ne crains rien…

— Tu es un chou. Alors écoute. Demain matin trouve-toi à dix heures au bureau de la Trémoille, compris ?

— Entendu.

— Au guichet poste restante, retire la lettre qui t’est destinée, mais ne l’ouvre pas, hein ? Mets-la dans ton sac avec précaution comme tu ferais de ton porte-monnaie…

— Bon.

— Avant de partir, laisse ta clé sous le paillasson.

— Pourquoi ?

— Un de mes hommes sera chez toi pour te protéger. Il remettra la clé où il l’aura trouvée. Tu reviendras directement chez toi avec le métro, vu ?

— Oui, mon chéri…

— Et tu entreras de façon naturelle.

— Bon. Et après ?

Elle me coince par cette courte question.

— Après, mon lapin, j’aviserai !

— Dites voir, San-Antonio, que vous calciez mes serveuses en dehors de leurs heures de turf, ça les regarde. Y en a qu’aiment le poulet ! Mais que vous les empêchiez de turbiner, ça, ça me regarde !

Je le défrime sans aménité.

— Une bouille comme la tienne, taulier, on la met dans un pantalon, c’est plus convenable.

Je me casse sur ces belles paroles ; que voulez-vous, moi, j’ai horreur des types jalminces !

Il y a des jours où les coups de pied au derche volent bas !


Bérurier se mouche sur sa manche.

— Est-ce que tu me prends pour un con ? questionne-t-il.

— Oui, dis-je résolument. Et pourtant, tu sais que je ne fais rien comme tout le monde en général, mais là, vraiment…

Il hausse les épaules.

— Bon, et une fois chez la gonzesse, qu’est-ce que je fais ?

— Tu t’allonges sur le divan, et tu attends les événements. Elle sera obligée de faire brûler du papier d’Arménie ensuite pour chasser ton odeur de clapier mal entretenu, mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.

Il s’en va en claquant fortement la lourde.

Je m’apprête à l’imiter, mais mon téléphone fait entendre sa musique céleste.

C’est Laroute. Il me recommande de ne pas l’oublier dans mes prières. Il tient à l’exclusivité de ce qui pourrait éventuellement se produire.

Je lui jure fidélité sur la lame de mon épée et je fonce rue de la Trémoille.

Il est à peine neuf heures lorsque j’y arrive. J’ai la chance inouïe de dégauchir une place pour ma bagnole. Je me range donc et je me mets à réfléchir sérieusement.

L’assassin a certainement lu le second papier de Laroute. Quelles auront été ses réactions, that is the question, comme disait Shakespeare qui connaissait ses classiques !

Il se peut qu’il ait flairé le piège. En ce cas, il ne bronchera pas.

Il se peut aussi qu’il ne redoute pas trop ce témoignage à retardement et qu’il attende la suite des événements.

Mais il se peut pourtant qu’il soit inquiet, qu’il veuille en avoir le cœur net et qu’il aspire à rencontrer la môme Marguerite pour avoir un petit entretien d’ordre privé avec elle. Dans le dernier cas, un seul lien s’offre pour le guider à elle : ce bureau de poste où il sait qu’elle doit venir. Il doit s’embusquer à proximité du guichet et attendre.

Moi aussi, j’attends. C’est ce qu’il y a de moins marrant dans notre métier.

Comme ma bouille a paru dans tous les journaux, à la suite de l’affaire, je pense qu’il serait de la dernière imprudence pour moi de me montrer. C’est pourquoi j’ai goupillé une petite combine pas mal, en accord avec le receveur du bureau de poste. L’une des cabines téléphoniques est, depuis ce matin, déclarée en dérangement. On a collé une planche sur la vitre avec un trou assez large pour laisser filtrer le regard de Pinaud. Le vieux daim est assis dans la guérite d’où il jouit d’une vue générale du bureau de poste, avec gros plan sur le guichet des lettres restantes.

Moi, je m’engouffre dans le café d’en face et j’ai une conversation avec le patron. C’est un homme charmant, jeune et souriant. Il fronce un peu les sourcils lorsque je lui montre ma carte, mais se rassérène (si je puis dire) lorsque je lui ai expliqué que je vais bloquer sa ligne téléphonique une partie de la matinée.

Il est d’accord pour m’aider dans ma mission et me guide vers l’arrière de la salle où se trouvent un réduit pour les balais et le bigophone.

On accroche la pancarte « en dérangement » sur la porte et je m’installe dans cette espèce de vaste placard avec des cigarettes, une revue illustrée, et une bouteille de muscadet.

Maintenant il ne me reste plus qu’à attendre. Pinuche a relevé le numéro de cet établissement et il doit me sonner à neuf plombes pile !

En effet, à peine suis-je à califourchon sur ma chaise, que le timbre grelotte. Je décroche. Le silence qui suit mon geste est déjà de Pinaud. Je perçois le bruit de sa respiration asthmatique.

— Ben, accouche, vieux crabe, grommelé-je.

— Ah ! c’est toi, dit-il.

— Pas la peine de te retourner la question, fais-je, je t’ai reconnu illico, avant que tu l’ouvres !

— À quoi ?

— À ton haleine chargée d’oignon. T’as encore bouffé des filets de harengs à ton petit déjeuner ?

— Oui, reconnaît le digne homme.

— Bon, quoi de nouveau chez toi ?

Il émet une plainte nasale.

— Ma femme a une crise de rhumatisme articulaire aigu… Je n’ai pas pu dormir…

— Je ne te demande pas ça, eh, détritus ! Je parle du bureau de poste, que s’y passe-t-il ?

— Rien, fait-il. C’est le train-train, quoi !

— Tu ne remarques personne à l’affût près du guichet de la poste restante ?

— Il y a des gens qui font queue, ils sont nombreux…

— Regarde-les bien ; si l’un reste après son tour, ne le perds pas de vue. Tu me tiens au courant, hein ?

— Entendu.

Je raccroche et je me verse un grand coup de blanc pour chasser mes idées noires.


Un quart d’heure plus tard, Pinuche appelle de nouveau. Il me dit que les « queutards » du guichet sont partis. À la seconde où il parle, le bureau de poste n’a pas un client.

— Ils ne doivent pas faire leurs affaires, rassure-t-il. Parle-moi d’un bureau comme celui de la rue d’Anjou par exemple…

« Ah ! stoppe-t-il, voilà un client… Il approche du guichet… »

— Que fait-il ?

— Il donne un paquet à affranchir, parce qu’il faut que je te dise, la préposée de la poste restante fait aussi les colis non recommandés !

— Et maintenant ?

— Il paie…

— Et ensuite ?

— Il s’en va…

— Personne à l’horizon ?

— Une vieille dame poste un mandat, et un jeune homme demande la communication pour Montargis…

— C’est tout ?

— Oui. Dis donc, San-A…

— Quoi ?

— J’étouffe, moi, dans cette cabine ! Figure-toi que ça me fait transpirer, et moi comme un idiot qui ai mis ma grosse flanelle ce matin !

— Avec ce beau temps ?

— Tu sais ce qu’on dit, hein ? En mars et en avril…

Je lui cisaille le dicton à bout portant, et, sollicité par son dernier mot, je me mets à fredonner Avril au Portugal.

Nouveau quart d’heure d’attente. La demie vient de sonner à ma montre. Le téléphone reprend l’air fortissimo.

— Allô !

— M. Duponchel ! demande une voix de femme.

— Quoi ?

— Ça n’est pas le café Duponchel ?

— Ah ! pardon, si… Que désirez-vous ?

— Parler à M. Duponchel.

— Il est parti acheter des huîtres…

— Où ?

— À Marennes, je suppose.

L’autre rouspète, mais je me hâte de raccrocher. C’est pas le moment de se laisser faucher la ligne par une tordue qui va raconter la vie de son amie Madeleine pendant cent six heures !

Nouvel appel… Cette fois, c’est Pinuche. Il respire difficilement.

— J’ai comme des vertiges, annonce-t-il.

— Moi aussi gars, ensuite ?

— Toujours rien. Personne n’est embusqué ici… Ce sont tous de vrais clients qui s’en vont quand ils ont fait ce qu’ils avaient à faire…

La déception me fripe l’âme comme du vulgaire papier de soie.

— Continue d’ouvrir tes yeux chassieux, Pinuche ! On ne sait jamais…

— À quelle heure doit-elle passer, la petite Marguerite ?

— Autour de dix plombes…

— J’ai jamais attendu une femme avec autant d’impatience…

— Fais pas de l’esprit, t’as déjà la cervelle qui coule ! Oh ! j’y pense… Il n’y a pas d’ouvrier à proximité du guichet ?

— Non, pourquoi ?

— Souvent on ne prête pas attention à des gens dont la présence paraît normale… Ils se confondent avec les lieux, tu comprends ?… Ce sont des caméléons…

Il ricane :

— J’ai d’assez bons yeux pour remarquer ces caméléons-là, San-Antonio, sois tranquille !

On se quitte provisoirement. Je finis de biberonner ma boutanche de blanc.

Dans ce réduit, je me sens comme un poisson dans l’eau d’un verre à dents. L’énervement me file des frissons et j’ai sur le front une sueur froide qui me fait l’effet d’un casque. Non loin de là, un oisif qui vient de la France d’outre-mer malmène un billard électrique pour lui faire cracher le gros lot, à savoir une partie gratuite ! Cet endoffé prend l’appareil pour un punching-ball et le truffe de coups de poing. Les chiffres s’inscrivent au cadran à une vitesse dépassant celle du son. Ça finit par produire un fracas bizarre, qui, je ne sais pourquoi, me fait songer à une colère de robots !

Le muscadet m’écœure à retardement. Il n’était pas assez sec pour le matin. Je me masse le plexus tristement. Et voilà que le biniou carillonne encore. Cette fois c’est le crémier qui demande combien il doit livrer de pots de yaourt pour midi. Je lui dis d’en apporter douze mille et, comme il manifeste une surprise considérable, je lui explique que « nous » avons un banquet de végétariens.

Je le congédie en appuyant sur la fourche de l’appareil. Nouvelle pause pendant laquelle je grille trois cigarettes. Le placard où je séjourne est enfumé comme le Palais des Sports un soir de boxe.

Je couve le morceau d’ébonite qui m’apporte périodiquement la voix morne de Pinuche. Bonté du ciel, il ne se produira donc rien ! Tout ce micmac savamment échafaudé ne portera pas de fruits ! J’enrage.

Le gars Laroute va me prendre pour un cave. Cette fois, pas de rémission : je vais sombrer corps et biens dans le ridicule nauséabond.

Sonnerie !

Pinuche se racle le corgnolon.

— J’ai une crampe ! annonce-t-il.

J’attends la suite, en l’espérant plus essentielle.

Il poursuit :

— Toujours rien de particulier à signaler. Il est dix heures passées et…

Il y a un silence.

— Et quoi donc, bipède ?

— Voilà Marguerite…

— Tu es sûr ?

— Ben voyons. Elle porte un tailleur en tweed… Ce qu’elle est mignonne, cette petite ! Tu vois, San-Antonio, j’aurais vingt ans de moins…

— Ça ne changerait rien à la question, eh, fœtus prolongé ! Avec une bouille comme celle que tu trimbales, il faudrait que tu sois rembourré avec des billets de dix sacs pour plaire !

— Ça n’est pas gentil, ce que tu dis là…

— Passe la main ! Que fait-elle ?

— Elle va au guichet poste restante…

— Il y a du monde ?

— La postière ! Une grosse brune avec des moustaches !

— Que fait la petite ?

— Elle présente sa carte d’identité…

— Personne à l’horizon ?

— Absolument personne sauf une factrice qui raconte à la dame du téléphone qu’elle est allée chez son frère à Arpajon, dimanche dernier…

— Que se passe-t-il ?

— La moustachue du guichet regarde dans une boîte…

— Ensuite ?

— Elle prend une lettre qu’elle donne à Marguerite.

— Toujours personne d’autre à proximité ?

— Non !

Cette fois, c’est foutu. Bien sûr, je rêve trop. Un criminel comme celui que nous cherchons ne va pas passer des heures près d’un guichet à surveiller les allées et venues…

Pinaud s’est tu.

— Ben quoi, hurlé-je, raconte !

— Tu me prends pour Georges Briquet ! Que veux-tu que je te dise… Marguerite glisse la lettre dans son sac… Sans l’ouvrir…

— Et elle s’en va ?

— Oui… Ah non, attends !

Mon battant se met brusquement à faire du rabe.

— Quoi ? croassé-je.

— La guichetière la rappelle !

— À cause ?

— Attends, je vois mal… Si : elle vient de lui donner une seconde lettre…

Je suis ahuri. Je m’attendais à n’importe quoi sauf à ça… UNE SECONDE LETTRE !

— Et puis ?

— Marguerite la prend… Elle la regarde… Elle paraît surprise…

— Tu parles… Elle s’en va ?

— Non…

— Alors que fait-elle ?

— Elle s’approche d’un pupitre, près de la vitre. Elle va sûrement lire la lettre en question.

Je vous ai parlé déjà de ces petites sonnettes d’alarme qui, parfois, se mettent à vibrer sous ma coiffe ? Eh bien, l’une d’elles me défonce le bol, soudain.

— Pinaud !

— J’écoute…

— Précipite-toi sur elle ! Il ne faut pas qu’elle ouvre cette lettre, tu m’entends ? Il ne faut pas !

— Bon, j’y…

Il ne finit pas sa phrase… Je perçois un bruit terrible dans l’écouteur. Un bruit qui m’arrive également en direct dans l’autre oreille par-delà la rue…

Il se fait une seconde d’un silence affreux. Puis des cris retentissent.

Je bondis hors de la cabine, traverse le troquet. Le patron, les loufiats, les clilles sont sur le pas de la porte, matant le bureau de poste d’où les employés sortent, coudes au corps.

Les vitres du local ont fait des petits… Un désordre indescriptible règne dans la strasse !

Je m’élance, fendant les badauds… Je remonte le flot des fuyards, et je pénètre dans la succursale des P.T.T.

Un méchant spectacle s’offre à moi, comme on dit dans les romans couronnés par l’Académie française.

Sur le carreau, il y a le corps de Marguerite affreusement déchiqueté du haut. Pinaud, la moustache tombante, l’œil en virgule, le teint cireux, se tient debout à deux mètres, regardant de tous ses yeux, comme Michel Strogoff avant qu’on lui passe les lampions au fer à friser.

J’avance lentement vers le cadavre.

La pauvre gosse est étalée sur le dos. Il y a un grand trou sanglant au milieu de sa poitrine, et le bas de son visage n’existe plus. Jamais je n’ai vu un mort plus pitoyable. Je réprime une envie de hurler. Ma raison joue au yo-yo.

Je vais m’accouder à un pupitre et, la tête sur mon coude, pousse des grondements bestiaux pour libérer le trop-plein de rage et de chagrin.

Je me raconte des trucs déprimants :

— San-Antonio, tu n’es qu’une vieille pantoufle sans semelle ! Tu es un meurtrier par inconscience ! C’est toi qui a tué cette fille qui ne demandait qu’à vivre… Tu t’en es servi comme appât et le loup l’a eue… Si tu as pour trois ronds de ce qui motive le port de ton pantalon, tu vas te tirer séance tenante une dragée dans le chignon ! T’es plus digne de vivre !

Quelqu’un me touche le bras. Je lève sur ce quelqu’un un visage hébété.

— Faut faire quelque chose, murmure Pinaud.

Il paraît aussi ravagé que moi. Il a déposé son vieil imper qui pue le wagon à bestiaux mouillé sur le cadavre…

Comme des gens s’enhardissent, maintenant que ça ne « pète plus », il les refoule :

— Police, écartez-vous et ne touchez à rien.

Son autorité me redonne de l’assurance. Oui, Pinuche a raison : « faut faire quelque chose » ! Il reste à mettre la main sur l’enfant de salaud qui a maquillé ce coup-là.

J’avise le receveur. C’est un homme trapu, dégarni de la toiture.

— Fermez les portes ! lui dis-je. Et priez votre personnel de regagner ses places !

Il agit.

Je m’agenouille près du corps. La petite Margot tient dans sa main droite un coin d’enveloppe bleue. Je le recueille délicatement et l’insère dans mon portefeuille.

Puis je fais signe à Pinuche d’approcher.

— Toi qui as tout vu, tu peux me dire comment ça s’est passé ?

Il tire sur sa moustache dont l’une des pointes est plus courte que l’autre d’au moins quatre centimètres.

— Je n’ai pas eu le temps de réaliser. Au moment où tu m’as dit de bondir, ça s’est produit. Elle avait le dos tourné… Il y a eu ce bruit horrible, une espèce de fumée… Et puis elle était comme ça.

— Pas d’autres victimes ?

— La téléphoniste, je crois, a été touchée.

Nous recherchons cette dernière et nous la découvrons, en effet, affalée sur une chaise, livide, avec une plaie sans gravité à la tête.

— Préviens l’ambulance !

— D’accord.

Je fais claquer mes mains.

— La préposée à la poste restante ! crié-je.

La grosse moustachue décrite auparavant par Pinuche se présente. Elle pèse deux tonnes et ressemble à une statue de saindoux exécutée par Picasso pour le compte d’un marchand de beurre !

— Je vous préviens, chère madame, l’attaqué-je, que je compte énormément sur votre témoignage pour arrêter l’infâme criminel !

Elle remet en place ses deux gigantesques nichons et m’adresse un pauvre petit sourire frileux.

— C’est affreux, dit-elle.

— Je sais. Vous avez remis une première lettre à cette malheureuse…

— Oui.

— Puis une seconde…

— C’est vrai… J’allais l’oublier parce que l’adresse comportait le nom avant le prénom, ce qui fait que je l’avais classée un peu plus loin…

— Bien. Vous vous êtes aperçue de cette erreur, vous avez rappelé la jeune fille, lui avez donné sa lettre… Comment était ce pli ?

— Très épais…

Elle écarte son pouce de son index d’un bon centimètre.

— Et c’était lourd ?

— Oui, au moins cent grammes…

— Dites-moi, était-ce suffisamment affranchi ?

— Oui.

— Donc vous n’avez pas fait payer de surtaxe à la petite ?

— C’était inutile.

— Avez-vous remarqué le cachet de la poste où fut posté ce paquet-lettre ?

Elle haussa les épaules.

— Non !

— Réfléchissez !

— C’est tout réfléchi, vous savez, s’il fallait qu’on regarde d’où viennent les centaines de lettres qu’on reçoit chaque jour…

Évidemment ! Je prends un peu mes désirs pour la réalité.

— Donc, excepté son poids insolite, vous n’avez rien remarqué de particulier à cette lettre ?

— Non, absolument rien. Elle était bleue… Et c’était du papier glacé très fort.

— Merci…

Je me tourne vers Pinaud.

— Occupe-toi de tout, vieux…

— Où vas-tu ? interroge-t-il.

— Je ne sais pas trop… J’ai besoin de me rafraîchir les idées…

J’ai un dernier regard pour la môme Marguerite… Et je sors.

Le soleil coule sur les façades de Paname. L’air est d’une douceur exquise. Je pense que la petite rouquine ne reniflera jamais plus le printemps de Paris. Une larme me brouille la vue. Je l’écrase comme une punaise, d’un coup de poing vengeur !

Non, il ne faut pas se laisser abattre. Agir ! Voilà le secret ! Agir vite. Ne pas s’affoler… Bien gamberger…

J’entre dans un bar, rue Marbeuf, et je commande un double scotch. Je l’avale et je sens des calories qui me grimpent dans la mansarde. Une petite lueur d’espoir commence à filtrer dans les ténèbres de mon âme[1].

Et savez-vous pourquoi je renais un peu à l’espoir ? Parce que, dans une certaine mesure — non, ne sursautez pas — j’ai obtenu un résultat. Le meurtrier s’est manifesté. L’enquête est sortie enfin de sa totale léthargie, vous comprenez ?

Certes, je n’ai aucune indication positive et nous avons payé le prix fort, mais ma ruse a forcé le criminel à intervenir. Il l’a fait d’une façon que je n’avais pas prévue ; avec un machiavélisme inouï, mais il nous a prouvé qu’il était là, tapi dans l’ombre, attentif et prêt à intervenir. Il faut retirer ce fumelard de la circulation en vitesse, sinon il y aura encore du grabuge.

— Un autre ! crié-je au barman en veste blanche.

— Double aussi ?

— Naturellement.

Je suis déjà un peu rond et je sais qu’après cet autre scotch je serai tout à fait blindé, mais c’est ce qu’il me faut pour remonter mon handicap.

Je déguste le breuvage, les yeux mi-clos. Ensuite je hèle le loufiat. Il accourt.

— Quinze francs, monsieur !

Je hausse les épaules.

— Avec ça, avant guerre, on s’achetait une salle à manger Henri III !

Ça le fait marrer.

— Essayer de vous doper avec une salle à manger Henri III, m’sieur, vous m’en direz des nouvelles !

— Très drôle !

Je sors mon larfouillet et je tombe sur le morceau de papier bleu.

C’est un angle de l’enveloppe. En l’examinant de plus près, je découvre une trace de tampon encreur.

Le barman danse sur place en attendant que je lui attrique son artiche. Je me fends de deux fafs pour qu’il évacue et je m’abîme dans la contemplation de cet indice. En mettant la flamme d’une allumette de l’autre côté de la feuille de papier bleu, je finis par découvrir trois lettres. Le tampon était mal encré, ou bien le contenu de l’enveloppe l’a empêché d’oblitérer convenablement le timbre. Pourtant j’arrive à déceler « tie ». Il s’agit de la fin d’un mot. Je vous parie une livre de prunes contre un livre de messe que ce mot concerne le bureau de poste d’émission.

— Barman ! L’annuaire des téléphones, please !

— Dans la cabine, monsieur !

C’est fou ce que les gens sont serviables à notre époque !

Je vais donc feuilleter sur place l’opuscule des Postes, Télégraphes et Téléphones. Je chope la page des bureaux parisiens et commence à la parcourir des yeux et de l’ongle, en ne m’intéressant qu’aux lettres finales. Je tressaille en lisant Boétie. Voilà qui collerait… Je continue, mais ne trouve pas d’autres concordances. Bon, y a pas, il faut regarder de ce côté…

Drôle de turf…


En sortant du bar, j’avise une grande papeterie. J’hésite, puis sachant qu’on doit toujours obéir à une inspiration, j’entre demander s’ils ont des enveloppes bleues d’un papier identique à mon échantillon. Je déniche à peu près du kif. Content, j’en achète un paquet.

Le whisky m’a complètement viré et le trottoir danse sous mes nougats le Beau Danube bleu… Ma vue double accroît la population parisienne.

Je serre un peu les chailles en souhaitant que ça se tasse. Heureusement, l’air délicat de ce matin de printemps me purifie les soufflets.

Je reviens à la poste. Il y a un drôle de trèpe devant, autour et à proximité, je vous l’annonce… Les journaleux assiègent les locaux. Une ambulance embarque la carcasse de ma petite soubrette défunte.

Je fends la masse et reviens sur les lieux de… notre crime. Laroute est là… Il me décoche un regard plutôt moche.

— Vous avez fait du chouette avec vos combines à la Fantômas, grince-t-il.

— Ça va, c’est pas le moment, Laroute…

— En tout cas, si je crache le morceau, j’ai idée qu’il y aura de la démission en chaîne dans votre service.

Je lui biche une aile.

— Je vous demande jusqu’à demain pour trouver l’assassin. Si je n’y parviens pas, alors tartinez à bloc sur mon dos, ça joue ?

Il me regarde, surpris…

— C’est un petit délai…

— C’est celui que je m’accorde, vous pouvez bien en faire autant, non ?

— O.K.

On se serre la louche et je vais alpaguer à nouveau le tas de saindoux.

— Voilà une enveloppe bleue, lui dis-je. Elle doit approximativement correspondre à l’autre, non ?

— Exactement.

— Bon. Pouvez-vous y introduire un objet ayant la forme de ce que contenait la précédente ?

— Oh oui !..

Elle regarde autour d’elle, grave, tendue (ce qui est une simple image car tendue, cette honorable vache l’est déjà à craquer, au point qu’on se demande comment elle peut encore battre des paupières !).

Je la vois qui s’empare d’un morceau de carton, qui le plie en quatre, le glisse dans l’enveloppe…

— Oui, voilà, murmure-t-elle. C’était ça en plus lourd…

Je glisse mon trousseau de clés entre les lames de carton.

— Comme ça ?

— Parfait…

— Bon, maintenant un autre détail que j’ai omis de vous demander : l’adresse, elle était libellée comment ?

Elle se voile le regard un instant.

— À la main, fait-elle, avec des caractères majuscules…

Je griffonne sur une feuille le nom et le prénom de la morte en ajoutant, « Poste Restante, rue de la Trémoille, Paris ».

— Voulez-vous me recopier ça sur l’enveloppe, en essayant toujours d’imiter l’autre ?

— Parfaitement…

Elle tire une langue qui pourrait servir à autre chose qu’à coller des timbres et écrit les trois lignes demandées.

Lorsqu’elle a terminé, j’empoche la bafouille.

— Merci.

Pinuche, le bitos enfoncé jusqu’aux yeux, se prend pour La Fayette et cherche à épater la galerie. Il se croit presque sur la dunette d’un destroyer. Je l’entends bramer des directives sur le ton de « poussez les feux » ou « la barre à tribord ».

Je m’efface en souplesse pour rejoindre ma voiture.

CHAPITRE VI JE N’EN FAIS QU’À MA TÊTE

La matinée est très avancée et il y a foule dans l’immense poste de la rue La Boétie. Le guicheton des lettres restantes est particulièrement assiégé. C’est plein de midinettes qui viennent relever le compteur avec des mines préoccupées. Il y a aussi de la femme adultère et quelques mirontons en délire. Tout ce populo est assoiffé de guimauve. Ces pauvres débris d’humanité ont besoin de leurs serments brûlants bihebdomadaires. Ça les aide à vivre. Ils sentent moins le poids de la solitude lorsqu’ils ont ligoté les vaches trémolos. Quelque part, un autre chat en chaleur leur envoie le bonjour de Popoff ! On pense à eux, ailleurs… Ils sont charriés dans la vie par une autre âme ! Bananes, va !

Comédie éternelle dont tout un chacun a besoin pour croire en lui ! Vous parlez d’un troupeau de gorets pensants ! Ils me font pitié, tous, avec leur fion incandescent… Et je t’achète en loucedé un flacon d’encre rouge, pour signer de mon sang ! Un peu clairet, le raisin, non ? À ne pas envoyer à l’analyse ! Et pourtant, la plupart des hommes n’ont-ils pas en réalité de l’encre rouge dans les veines ?

Je fuis cette queue de minables et je cherche le guichet des « Affranchissements ». Si la préposée pouvait m’affranchir pendant qu’elle y est… Hein ? Vous dites ? Le jeu de mots est mauvais ? Je m’en étais aperçu, merci… Il faut m’excuser, c’est de la déformation extra-professionnelle : c’est moi qui écris les calembours des assiettes à dessert !

La petite des Affranchissements est ravissante. Elle a des yeux découpés dans un morceau de ciel, un minois adorable et une bouche admirablement dessinée par un vicieux qui s’est complu à l’orner d’un bec-de-lièvre.

Je lui tends sans mot dire mon enveloppe. Elle la prend, la soupèse, la dépose sur une balance :

— Lettre ou échantillon ? demande-t-elle.

— Lettre !

Elle consulte son tableau comparatif des poids et prix. Pendant ce temps, je vais vous ouvrir un vasistas sur ma pensée. Je viens ici à cause d’un détail qui vous a sans doute échappé parce que vous êtes un peu constipés des cellules : la lettre explosive était convenablement timbrée. Conclusion, l’expéditeur l’avait fait peser… Vu ? Bon !

— Soixante-quinze francs, annonce la môme.

Elle commence à détacher les timbres mais je la stoppe.

— Attendez…

Elle lève sur moi ses magnifiques yeux célestes, tellement beaux l’un et l’autre qu’ils se surveillent étroitement grâce à l’invention du strabisme convergent.

— Oui ?

Je lui présente ma carte. Elle la prend, la met derrière sa tête et lit : Police !

— Mademoiselle, étiez-vous de service ici hier après-midi ?

— Oui, pourquoi ?

— Regardez bien le pli que vous vous apprêtez à timbrer, ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?

Ma question la déconcerte. Elle m’examine, puis examine la lettre.

— Comment ? balbutie-t-elle, effarouchée.

— Écoutez, je n’ignore pas que des centaines de lettres ou de paquets vous passent dans les mains chaque jour… Pourtant, il se pourrait que vous gardiez le souvenir de certains dont l’aspect, le poids ou la forme vous ont semblé… anormaux ?

Cette fois elle a pigé. Elle prend mon enveloppe, la tourne dans ses jolies mains fines constellées de verrues à poils, puis lit la suscription et d’un gracieux mouvement de son cou au goitre elliptique, tourne vers moi un visage rayonnant :

— Mais oui, je me rappelle : C’est le nom avant le prénom… Pour une dame, c’est rare qu’on fasse ça…

Je n’en crois pas mes feuilles.

— Vous vous souvenez de la personne qui vous a fait peser la lettre ?

— Oui, très bien, c’est une dame…

Voilà l’autre hirondelle qui se poire comme si elle essayait de se partager en deux !

— Pourquoi riez-vous ?

— J’ose pas vous le dire…

Si je me laissais faire, je lui ferais bouffer son carnet de timbres, plus la balance.

— Écoutez, mon chou, je suis grand garçon et ma maman m’a tout dit, alors accouchez !

— La personne en question…

— Eh bien ?

Elle veut donc me faire claquer d’énervement, cette lécheuse de papier collant ? Ah ! il y a du suspense, je vous le jure !

— Je la connais.

Ma stupeur est telle que vous auriez le temps de vous faire cuire un œuf à la coque avant que je récupère.

— Vous la connaissez ?

— Oui. Enfin, de vue… Elle fait le trottoir à la Madeleine.

Là-dessus, la jeune beauté rougit tout autour de la tache de vin qui décore sa joue droite.

Je me dis que tout cela est trop beau pour être véridique. Il doit y avoir maldonne, évidemment.

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez ?

— Oui. Et je me souviens d’un détail… Mais je ne sais pas s’il vous intéressera.

— Je vous le dirai après…

— La femme dont je vous parle m’a recommandé de ne pas oblitérer trop fort à cause que ce qu’il y avait dedans était très fragile !

Cette fois, les mecs, c’est du sérieux garanti d’origine !

— Vous me dites que cette estimable personne arpente le bitume près de la Madeleine ?

— Oui. Rue de Sèze… Je la vois tous les jours à midi parce que je prends mon repas avec mon fiancé dans un bar du quartier…

— Vous pouvez m’appeler le receveur ?

Elle « l’appelle » effectivement. De sa voix radiogénique à l’agréable bégaiement, elle hèle au milieu du brouhaha :

— Monsieur le receveur !

Le hélé s’annonce. Froid, correct.

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle me désigne :

— Ce monsieur est de la police ; il veut vous causer.

Je produis ma carte. Faut toujours l’avoir en pogne si on veut épater ses contemporains.

— J’ai besoin de votre employée une demi-heure pour recueillir un témoignage important. Pouvez-vous la faire remplacer pendant ce temps ?

— Certainement, monsieur le commissaire.

— Merci. Mademoiselle, si vous voulez bien passer votre manteau et m’accompagner…

Elle ne se le fait pas dire deux fois. Tout ce qu’elle considère dans l’aventure, c’est qu’elle largue le turbin un moment et épastouille ses copines.

Huit secondes plus tard, elle surgit dans le hall, vêtue d’un joli manteau beige dont les accrocs sont magistralement reprisés.

Elle a des jambes bien faites, abondamment arquées, ce qui atténue sa claudication.

Comme elle passe la porte-tambour, un fichu maladroit laisse partir le vantail sur la bosse de la jeune beauté ; je foudroie ce branque d’un regard meurtrier.


Nous rôdaillons par la rue de Sèze à bord de ma voiture comme un taxi en maraude. Je prends les boulevards et fais le tour pour retrouver la rue qui, comme toutes celles de Paris, est à sens unique. La petite postière se tire les châsses pour apercevoir la tapineuse que nous cherchons. Je ralentis devant chacune de ces dames, mais ma compagne secoue négativement la tête.

— Elle n’y est pas, dit-elle enfin.

Ça me contriste, et vous avouerez qu’il y a de quoi. Par acquit de conscience, on fait encore trois fois le circus. Et voilà qu’au moment où je vais déhotter pour de bon, la petite pousse un cri.

— C’est elle !

Elle désigne une fille roulée façon déesse, qui sort d’un hôtel emmitouflée dans du renard bleu. Un vieux jeton l’accompagne. Il s’agit certainement d’un mironton de province qu’elle vient d’éponger.

Je passe devant la fille, sans ralentir.

— Vous êtes sûre de vous ? insisté-je.

— Oui, oui ! Je suis prête à le jurer !

Le soupir qui s’échappe de mon placard gonflerait le radeau pneumatique du barbu solitaire.

— Tenez, petite, voilà dix balles… Allez manger un gâteau et prenez un taxi pour rejoindre votre base. Je m’excuse, mais c’est à moi de jouer.

Elle est un peu déçue. Je la débarque devant un G7 et je lui dis qu’on se reverra un jour prochain.

Là-dessus, je m’empresse de revenir draguer rue de Sèze. La pétroleuse fait des petits pas étroits à cause de sa jupe fourreau et de ses talons aiguille. Je la regarde en lui téléphonant le maximum de lubricité dont je suis capable. Elle me répond par un sourire qui me convoite, tête un peu inclinée.

Justement un livreur s’en va avec sa camionnette. Je range mon tréteau et je m’annonce vers la fille.

Elle me regarde radiner, l’air ravi. C’est une chouette pépée brune, baraquée comme un modèle d’exposition.

Je m’arrête à sa hauteur.

— Dites-moi, beauté, vos charmes se montent à combien ?

Elle sourit.

— Pour un beau gosse comme vous, je suis prête à faire des folies… Tiens, cinquante francs et c’est la grande séance en scopecouleurs !

— J’ai pas l’habitude d’arroser les frangines de cette façon… Tu me feras sûrement un prix de faveur, hein, ravissante ?

— Viens, on s’arrangera toujours…

Elle s’engouffre dans un hôtel proche. Je lui file le train, pas fiérot du tout.

Je casque la soubrette et je pousse la targette.

La chambre est propre, assez grande, meublée de façon moderne. Je vais fermer la croisée et tirer les rideaux.

— Tu es un petit vicieux, toi, apprécie la pétasse. Tu aimes le noir…

— C’est congénital, mon père était photographe.

— Et t’as de l’esprit, en plus !

— Ah, ça se remarque !

Elle me balance un dernier sourire puis, avec une gentillesse inquiète :

— Alors, ce petit cadeau, mon gros lapin ?

Je tire cinq lacsés de mon crapaud et, pudiquement, je les dépose sur la table. Elle s’en empare et les véhicule jusqu’à son sac à main. Ensuite, elle procède au décarpillage et son strip-tease se déroule à une allure record. Lorsqu’elle est aussi dénudée qu’un platane en janvier, elle fait plusieurs mouvements de danse, histoire de me laisser mater son académie.

— T’es carrossée par Ferrari, c’est pas possible ! m’exclamé-je pour lui faire plaisir. Dis donc, t’as des hémisphères qui me rappellent le dôme des Invalides !

— Et tu peux tâter, c’est du Spontex !

Je m’abstiens. Elle est effectivement bien roulée, mais l’heure n’est pas aux jeux interdits par sainte Marthe.

La fille s’éloigne direction du cabinet de toilette. Tandis qu’elle manœuvre la robinetterie de l’établissement, je me saisis de ses hardes et je les planque dans le placard. Un tour de clé ! Je glisse celle-ci dans ma poche.

— Qu’est-ce que tu fais ? demande la voix off de la môme.

Assis sur le bord du lit, je murmure :

— Mais je t’attends…

Et c’est rigoureusement exact, les potes : je l’attends…

De pied ferme !

CHAPITRE VII UNE TÊTE DE MULE

Miss Rue de Sèze radine, en costar d’Ève.

— Eh bien, mon chéri, gazouille-t-elle, tu ne te prépares pas ?

— Je suis prêt, affirmé-je. Archiprêt ! Il ne manque pas un bouton de guêtre à la fermeture Éclair de mon pantalon.

Elle se gondole et vient me faire une câlinerie maison.

Je lui chope les poignets, doucement, gentiment, et, les yeux dans les yeux, je lui demande :

— Dis voir, beauté tropicale, qui t’a chargée de poster une certaine enveloppe bleue, hier ?

Ça lui fait comme si un rouleau compresseur venait de l’embrasser sur la bouche. Elle a brusquement comme des traînées sanglantes dans l’œil. Par contre, son visage devient d’un blanc crayeux.

Elle articule péniblement :

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Pour la cent dix millième fois je présente ma carte. Ce mot police écrit en vilains caractères noirs lui tord la bouche.

— T’es un poulet ! dit-elle sur un ton qui révèle une bonne partie de l’estime qu’elle porte à ma corporation.

— Tu le vois. Mais là n’est pas la question… Je t’en ai posé une autre à laquelle j’aimerais te voir répondre.

Elle se lève, furibarde soudain.

— Qu’est-ce que c’est que ces giries ! En voilà assez ! J’ai rien à voir avec les bourres, moi : excepté les Mœurs… J’ai ma carte, je suis visitée, alors des clous ! Tiens, reprends ton osier, je me casse !

Elle cherche ses fringues et ne les trouve plus. Alors elle s’arrête un peu plus sonnée.

— Mes nippes ! fait-elle.

— Je te les rendrai quand tu m’auras répondu, reine de mon cœur !

— Si tu me les donnes pas tout de suite, je gueule au secours…

— Eh ben ! vas-y, ma douceur… Les poulets viendront et je te ferai emballer jusqu’à mon bureau. Là, je te promets que tu parleras…

« Si je t’ai grimpée ici c’est parce que je suis pressé et que je n’ai pas le temps de jouer « Soir de rafle »…

Elle médite un instant. Puis elle va à la porte d’une allure décidée et saisit la targette.

Moi je lui saute sur le poiluchard.

— Stop !

Je la tire en arrière par un aileron et je lui mets une double mandale sur le museau, manière de lui rendre des couleurs.

La violence des baffes la fait vaciller et lui emplit les vasistas de larmes.

Poursuivant mon avantage, je la pousse sur le lit. Elle tente de se redresser, alors je la couche d’un crochet au menton. Ses mandibules font un bruit de dominos remués. Elle part à la renverse et ne bronche plus.

Rapidos, j’arrache les embrasses des rideaux et je m’en sers comme liens pour saucissonner miss Volupté. Lorsqu’elle débarque du pays des quetsches, elle ne peut remuer que les doigts de pied, les paupières et des pensées moroses.

Le regard qu’elle me file ferait avorter une tigresse. J’en ai vu d’autres et je ne m’émeus pas.

— Maintenant je t’écoute. Je préfère t’avertir loyalement que si dans trois minutes tu ne m’as pas fourni le renseignement en question, ce qui t’arrivera dépassera les limites de l’imagination…

Au lieu de se rendre à la raison, ne voilà-t-il pas que cette masseuse de prostates me traite de vache ? Oui, de vache, moi, San-Antonio, l’homme qui remplace les époux en voyage et les bridgeurs défaillants.

Je la laisse vider ses scories. Il faut dégonfler les pneus pour leur arracher leur chambre à air. Quand elle s’est bien égosillée, je vais dans le bidet. J’attends que ce récipient équestre soit plein. Je stoppe l’arrivée de la baille et je vais chercher la donzelle récalcitrante.

Vous ai-je dit qu’Hercule, à côté de moi, n’était qu’une mazette sous-alimentée ?

D’un seul mouvement, je la charge sur les épaules. Malgré ses ruades et ses cris, je la coltine dans le cabinet de toilette. Les usagers de l’hôtel, en percevant ce ramdam, doivent penser que je me fais reluire à la cosaque ! Tous doivent bigler par le trou de la serrure afin de découvrir quelle est la nana qui appelle sa vioque de cette façon. D’office ils la classent dans la radeuse hors concours ! Ils pensent que c’est pas du surplus amerlock, mais de l’article de qualité fabriqué rue de la Paix ! Du cousu main… quoi !

Il voudraient s’offrir le joyau à leur prochain passage dans le coinceteau. Faut dire qu’elles sont rares, les arpenteuses de macadam qui se donnent à leur turbin. La conscience professionnelle se perd, de nos jours ! Une fois qu’elles vous ont secoué votre grisbi, finish ! « Grouille-toi, chéri, j’attends mon comptable ! »

Je dépose la brunette sur le carreau. Je soulève sa partie supérieure et je lui plonge la frite dans l’eau du bidet. C’est la première fois que celui-ci voit un visage ! La môme joue les Paul VI en faisant des bulles tant que ça peut. Elle évoque un scaphandrier qui aurait un trou à son casque !

Je lui retire la tête… Elle est haletante, suffocante, rougeoyante, asphyxiée.

— Alors, môme, on se met à table ou on continue ?

Elle essaie de retrouver son souffle, puis, lorsqu’elle a récupéré quelques centimètres cubes d’oxygène, elle bredouille :

— Fumier !

Me dire fumier, à moi, San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre des Charentes par du beurre de Normandie !

Elle a droit à de nouvelles ablutions un peu plus prolongées. Lorsque je la sors de sur cette monture qui lui a fait perdre tant de fois la mise, j’ai les jetons parce qu’elle est évanouie !

Vous ne voyez pas qu’elle soit fragile du palpitant et qu’elle se soit fait la valise ? J’aurais bonne mine, pour le coup !

Presto, je lui fais la respiration artificielle. Elle crache de l’eau et rouvre les camougles.

— Comment te sens-tu, Vénus aquatique ?

Cette fois, je comprends qu’elle fasse camarade.

Elle a lutté tant qu’elle a pu, mais maintenant elle va parler.

Comme elle claque des ratiches, je la reporte sur le paddock et jette une couverture sur elle.

— Vas-y, ma belle, raconte.

Elle murmure :

— C’est Jo Padovani qui m’a chargée de poster la lettre.

— Jo le Turc ?

— Oui…

Je me gratte le nez, surpris. Padovani n’est pas né à Istanbul ainsi que le laisserait supposer son surnom, mais à Bastia, comme tous les gars qui se promènent dans Paris avec une machine à gommer les extraits de naissance sous le bras gauche. On l’appelle le Turc parce qu’il est d’une force peu commune. C’est lui qui déchire en quatre un jeu de cinquante-deux brèmes et qui soulève avec les dents un guéridon de bistrot en marbre.

Je ne l’ai jamais rencontré, mais je connais sa bouille et son pedigree par les fichiers de la maison Lapoule ! Ça n’est pas la fleur des pois… Drogue, traite des blanches, hold-up ; il a un curriculum qui ressemble à la première page du Parisien libéré. Il a été impliqué itou dans des règlements de comptes, mais jamais encore dans ce que nous appelons une vraie affaire criminelle.

Que son nom soit jeté sur le tapis dans le cas présent me déconcerte un brin.

Pendant que je médite, la fille récupère un peu… Elle pousse de gros soupirs pour retrouver son souffle.

Elle est vraiment pitoyable. Sa pauvre gueule fendrait le cœur à un huissier si les huissiers avaient un cœur.

— Autre chose, Bébé rose, tu savais ce que contenait l’enveloppe ?

Elle a des quinquets bourrés d’innocence.

— Moi, non… Jo m’a simplement dit de la manipuler avec soin et d’avertir la postière que c’était fragile !

Ah ! les lâches ! Bien sûr qu’elle ignorait le contenu de l’enveloppe, la môme Trottoir ! Il n’allait pas l’affranchir, son jules ! Il lui fait poster ça parce qu’il avait les chocottes que la machine infernale n’explose au moment du compostage… Tous des trouillards, dans le fond ! Ça crâne parce que ça porte de l’artillerie, mais c’est pas ces mecs-là qui plongeraient pour retirer de la tisane un gars en train de se noyer. Du reste, c’est connu : les barbeaux ne savent pas nager !

Je regarde la belle brune. La douche l’a un peu éteinte.

— Tu bosses pour Padovani ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Oh, dis, tu te prends pour la reine of England ?

— Et en admettant ?…

Il se passe quelque chose en elle. Quelque chose qui a été long à venir : la curiosité. Jusque-là, elle n’a pas eu le temps de se poser des questions, tout s’est déroulé trop vite… Elle est allée de surprise en surprise ; de l’inquiétude à la peur… Mais maintenant, elle se demande ce que signifie mon comportement.

— Alors tu n’es pas au courant de ce que maquille ton homme ?

— Il n’est pas bavard…

— Tu as entendu parler de la tête coupée des Halles ?

Elle devient verte comme une laitue.

— C’est du bidon ! balbutie-t-elle.

— Tu parles ! Sais-tu ce qu’il y avait dans l’enveloppe délicate à manier ? Une bombe, ma chérie… Et cet engin vient de tuer une chic petite môme qui n’avait jamais fait de mal à une mouche. Alors m’est avis que ton Padovani va la sentir passer… Où peut-on le trouver, ce gentleman ?

Re-motus. C’est le genre discret, ce lot !

— Tu ne veux pas que je recommence la séance de bidet ! Je sais que t’es douée pour les bulles, mais quand même…

« De toute façon, si tu ne me le disais pas, je lui filerais la paluche dessus avant la fin de la journée… Alors, hein ? »

Elle baisse la tête.

— J’ai pas l’habitude d’en croquer, dit-elle. C’est mon homme et on ne balance pas son homme ! Ça ne se fait pas, c’est incorrect !

— Parfait…

Je sors de ma poche des ciseaux pliants dont je me sers pour me couper les ongles… Je prends une grosse mèche de tifs à la radeuse et je la tranche net. Je lui colle la mèche sur la poitrine.

— Tu vas ressembler à Zizi Jeanmaire… pour commencer. Ensuite, ce sera à Yul Brynner si tu ne parles pas avant !

Les femmes, c’est recta : elles aiment le niston qui les oblitère, mais elles lui préfèrent encore leur beauté.

La voilà qui gémit comme une écorchée.

— Non ! Non !

— Où habite Jo ?

Elle hésite encore. Je lui tords un paquet de crins pour constituer une belle mèche, je tranche le tout et me colle les cheveux sectionnés sous le nez.

— Une supposition que je m’appelle Tarass Boulba ! fais-je en rigolant.

C’en est trop.

— Vous le trouverez au Bar des Amis, rue Lamarck !

— À partir de quelle heure ouvre-t-il ses bureaux ?

— Vers une heure…

— Tu le rejoins, habituellement ?

— Seulement le soir…

— Bon… J’espère que tu ne me vends pas de boniments à la graisse de cheval mécanique, hein, vierge ardente ? Parce qu’alors, c’est pas seulement tes douilles que je prendrais, mais ton scalp complet… J’ai un pote indien spécialisé dans la question.

Là-dessus, je lui mets un une-deux au menton, ce qui l’endort pour un bout de moment.

Je quitte la turne et je descends à la réception. Il y a un vieux larbin anémique qui s’appuie sur un balai en attendant de mourir.

Il pose sur moi un regard admiratif.

— Vous, alors, dit-il, vous en prenez pour votre argent !

Ça me fait penser que j’ai oublié de récupérer mes biftons.

— Je peux téléphoner ? demandé-je.

— C’est cinquante centimes !

Tandis que je compose le numéro de mon bureau, le larbin me pousse aux confidences.

— Ah ! c’est quelqu’un, cette Marie-Jeanne, fait-il. Je n’entends que des compliments sur elle… Elle est gentille, docile…

— C’est juste, admets-je. Elle est du bois dont on fait les pipes !

À l’autre bout, on décroche. Je reconnais le « allô » bêlant de Pinuche.

— Ah ! c’est toi, dit-il. Tu as du nouveau ?

— Un peu…

Je lui recommande de faire ramasser la môme Marie-Jeanne à l’hôtel par deux gars capables de résister à ses charmes exposés généreusement.

— Qu’on n’oublie pas son sac à main, recommandé-je, il y a une partie de mes capitaux investis dedans.

— Que doit-on faire de la fille ?

— L’habiller, car elle est nue comme une statue, puis la foutre au secret. Ensuite tu sauteras dans un bahut et tu iras en vitesse récupérer Bérurier qui doit mijoter rue de Lancry. Toujours sans perdre de temps, venez me rejoindre tous les deux au Bar des Amis, rue Lamarck… Faites comme si vous ne me connaissiez pas, vu ?

— Vu !

Je raccroche. L’épongeur de lavabos semble complètement siphonné.

Je le toise.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

— Motus, esclave !

— Mais, monsieur !

— La ferme, te dis-je. Si tu viens au renaud, je brise le manche de ton balai, alors n’ayant plus rien qui te soutienne, tu t’écrouleras sur le carrelage comme une vieille bouse de vache !

Je file un coup de saveur à ma montre. Elle dit midi. J’ai le temps d’aller voir le Turc.

CHAPITRE VIII CASSE-TÊTE

Le Bar des Amis ne se singularise pas des autres établissements de ce genre. C’est le troquet parigot, avec un comptoir, quelques guéridons de marbre et une cage de verre dans laquelle une dame à lunettes vend les produits de la régie française des tabacs, plus des billets de la Loterie et des cartes postales mal coloriées qui célèbrent la tour Eiffel.

Lorsque j’entre en ce lieu saupoudré de sciure de bois, une population électrique prend son apéro sur le rade en discutant des futures dernières taxes. La taxe, c’est ce qui se fait de mieux à notre époque, et c’est ce qui amuse le plus les bonnes gens de chez nous.

On se demande, chaque matin, en faisant sauter la bande de son baveux, ce que le ministre des Finances aura trouvé de nouveau dans ce domaine. Rappelez-vous qu’il a une drôle d’équipe d’astucieux, ce mec-là !

Son triomphe, c’est la taxe ! Ça équivaut à la désintégration en chaîne du bas de laine français.

Je défrime les écluseurs de godets, mais je n’aperçois pas le Turc. Une inquiétude me point ; cet honorable gentilhomme aurait-il emprunté un moyen de locomotion pour aller ailleurs ? Peut-être qu’il vient d’avoir la coqueluche et un changement d’air lui a été prescrit par son toubib.

J’achète la première édition de France-Soir, mais l’affaire n’y figure pas encore. Pour passer le temps, je ligote Arabelle en vidant un scotch.

Un quart d’heure se passe, les clients s’évacuent pour aller tortorer l’entrecôte familiale.

Il ne reste bientôt plus que deux petites vendeuses en blouse blanche qui bouffent des sandwiches au fond du troquet. Je commence à me sentir des fourmis dans le grimpant. Pourvu que cet enfoiré de Turc n’ait pas été mis au parfum de mon arrivée imminente…

Ma breloque marque une heure dix… Je commande une seconde tournée et voici qu’arrivent les Laurel et Hardy des services, c’est-à-dire Pinuche et Béru… Deux bons petits diables !

Comme convenu, ils feignent de ne pas me connaître et vont se poser à deux banquettes de là. Ils se font servir des blancs gommés et sollicitent du loufiat une piste de 421.

Macao, l’enfer du jeu ! Ces deux crêpes se mettent à s’engueuler comme deux plaideurs qui viennent de trouver une fine belon, Pinuche affirmant que son dernier coup était « cassé », Bérurier repoussant cette affirmation et parlant de disqualifier son adversaire pour avoir joué une fois de trop.

Le garçon, captivé par l’altercation, s’avance dans un esprit de conciliation. À cet instant, voilà l’homme qu’on n’espérait plus : Jo Padovani, dit le Turc. Pas d’erreur, je reconnais sa physionomie avenante. Quand on le voit, on ne doute plus que l’homme descend du singe. On comprend même que certains en soient descendus plus vite que les autres.

Il est petit, mais d’une largeur terrifiante. Ses muscles énormes tendent le costar lie-de-vin que son tailleur est parvenu à lui confectionner. Sa tête est très exactement carrée. Il a le cheveu coupé court, d’énormes sourcils broussailleux, un nez constellé de cicatrices, une bouche tordue et d’étranges yeux clairs et froids !

Il va au zinc et réclame un grand rouge.

Il l’écluse à une vitesse supersonique. Je n’hésite pas davantage. M’avançant vers lui, je m’exclame :

— Mais c’est ce vieux Padovani ! Comment ça boume, Turc ?

Il fait volte-face et me considère froidement.

— Je ne vous connais pas ! déclare-t-il.

Il est sûr de soi. Ce gnard a une mémoire infaillible et quand il décide de ne pas connaître quelqu’un, c’est pas la peine de lui débiter des berlues.

— On va faire connaissance, dis-je, qu’à cela ne tienne !

Je brandis les poucettes et cherche à les lui passer. C’est un exercice que j’exécute ordinairement en quatre secondes. Mais j’enregistre un échec… saignant ! Le Turc a fait un pas en arrière et m’a jeté son genou dans les bas morcifs. Ce type-là ne fait rien à la légère. Ses moindres mouvements prennent un relief extraordinaire. Je sens ma rate qui se fait la paire et je tombe à genoux, le premier étage meurtri par une douleur effarante.

Mes joueurs de 421 ne font qu’un bond jusqu’à Padovani. Pinuche arrive le premier, juste à temps pour déguster un crochet à la mâchoire qui l’envoie à l’autre bout du troquet, dans le box de la dame aux cigarettes… C’est à Béru de jouer. Il balance un coup de boule dans le placard au Turc ; hélas ! ça ne fait pas plus d’effet à celui-ci qu’un coup d’éventail. Le Béru s’arrête, étourdi par sa propre charge. Le Turc, qui, je vous le promets, mérite admirablement son sobriquet, lui colle un jeton pour grandes lignes… Le Gros bloque l’atout sur le pif, ce qui le fait saigner comme un goret.

Sans perdre de temps, Padovani lui sert un uppercut dans les gencives et la bouche au gars Béru se met à ressembler à un steak tartare. C’est le gros rodéo ! Ça brame tant que ça peut dans la strasse. Les petites pucelles du fond poussent des cris d’orfraie. Le loufiat est tout pâlichon ; par mesure de sécurité il se démerde de passer son bac, manière de laisser un obstacle entre lui et l’entrepreneur de démolitions.

La buraliste crie des « Allons ! messieurs ! messieurs ! » mais s’abstient d’appeler police-secours, because elle connaît le client et elle n’ignore pas que si elle lui jouait un tour de vache, les représailles seraient saumâtres.

Je tire mon feu.

— Haut les pattes ! beuglé-je à m’en faire péter les soufflets.

Vous croyez qu’un P-38 impressionne le Turc ? Des clous ! Il me saute sur le poiluchard et d’une manchette précise me fait sauter l’aspirateur des doigts… Cette came nous possède dans les grandes largeurs. Ah, je me sens pas fier ! Le Béru, qui est un coriace, remet le couvert. Il réussit à filer un crochet remontant dans la boîte à ragoût du gorille. Padovani accuse très légèrement le coup.

Il chope une étiquette à Béru, tire dessus, et le bout de l’oreille se déchire… Béru gueule aux petits pois. Comme je m’avance, j’ai droit à un nouveau coup de latte dans les moltebocks ! Pas moyen d’arrimer cet enfant de garce ! J’aurais dû mobiliser la caserne Champerret et demander au ministre de la Défense de rappeler des effectifs ! C’est pas un homme, c’est un bulldozer en délire… Il frappe, il rue, il massacre. D’une seule main il cogne le bocal du Gros contre le rade. De l’autre paluche, il cicogne mon bras droit.

C’est l’hallali ! Il va nous échapper… Non ! Un mec sublime intervient. Appelons-le Pinaud et n’en parlons plus. Le vieux renard, comprenant qu’on n’aurait jamais le Turc par la force, s’arrange pour l’avoir à la ruse. Pendant l’échauffourée il a contourné le comptoir, chopé un siphon et je le vois qui l’assure bien dans sa dextre levée.

Je pousse de toutes mes forces Padovani contre le comptoir afin de le rendre plus accessible. Le Pinaud des Charentes abat sa bouteille d’eau gazeuse. Il a mis tout le pacson, faites-lui confiance. Ses dernières forces vives sont entrées en action. Il y a le gros boum ! De la bouteille qui éclate… Padovani s’immobilise…

Il glisse lentement entre nos bras et se répand sur le carrelage. Une plaie béante couronne son crâne… Pinaud jette le goulot du siphon dans le bac à plonge.

Il rajuste sa cravate graisseuse et, de sa voix paisible, me dit :

— Je me rappelle, en 28, je me trouvais à Toulon pour l’affaire Ragondin…

Personne ne l’écoute et il continue de palabrer devant des verres vides.

Bérurier, accoudé à la caisse vitrée, retire son râtelier pour vérifier les dégâts… Il plume ses ratiches bidon de sur les gencives Michelin… Les canines surtout disent un bonsoir général. Elles s’échappent de son damier comme les grains de riz d’un sac crevé.

Le Gros fulmine à travers ses babines tuméfiées.

— Un appareil qu’on m’avait fait sur mesure ! larmoie-t-il, comme si les édentés avaient pour habitude de se pourvoir à Prisunic…

— T’inquiète pas, lui dis-je, ce sera considéré comme un accident du travail… Tu seras remboursé, Gros, espère un peu… Pour le moment remise tes chailles et aide-moi à porter monsieur dans la voiture…

— Où ce qu’on l’emmène ?

— Au bureau…

Quand il parle, maintenant, Béru, on dirait qu’il marche dans de la gadoue avec des bottes qui prennent l’eau. Le sang continue de pisser de son groin écrasé et de son étagère à mégots décollée… Il éponge le plus gros avec la pattemouille du loufiat.

Personne ne moufte plus dans l’estanco. C’est pas la première fois qu’on joue du Constantine dans le quartier.

Tout de même, une paire d’agents se pointent, mandés par l’une des petites souris qui a réussi à s’esbigner.

Ces deux messieurs décrochent aussi sec leur bâton de zan. Ma parole, ils continueraient les massages si je n’intervenais pas avec mes fafs. Leur attitude change et ce sont eux qui coltinent le bœuf dans ma charrette. Par mesure de sécurité, on lui passe les cabriolets grand sport et Pinuche s’assied à côté de lui. Béru et moi on se met devant.

Voilà le convoi parti !

L’arrivée à la Poultock’s House est marquée par l’éveil du Turc. Il paraît aussi joyce que le gars qui vient d’allumer sa cigarette avec le billet gagnant de la Loterie. Il voudrait commencer tout de suite le match revanche, heureusement les menottes l’entravent de très près. L’ami Béru qui a retrouvé une grande partie de ses moyens lui fait une bonne infusion de semelle à clous pour le calmer.

Nous véhiculons le Turc jusqu’à mon bureau dont Pinaud referme la porte avec gourmandise.

Bérurier pose son chapeau à la place qui lui convient le mieux, c’est-à-dire par terre, puis il en fait autant de sa veste. Il est d’un calme comme on n’en voit plus, même dans l’Olympe et aux Jeux olympiques !

Moi qui le connais, je peux vous assurer qu’un dénommé Padovani Joseph va comprendre sa douleur. Le Gros roule ses manches élimées. Puis il descend un peu la tirette de ses bretelles pour se donner plus d’aisance. Enfin, il dénoue sa cravate, la rentre dans son pantalon et va à son placard écluser un gorgeon de beaujolais.

Pendant ces préparatifs, Pinaud s’assied derrière un bureau après avoir poussé le gorille dans un fauteuil canné.

Pour ma part, je suis frémissant comme la pouliche qui va courir le trot attelé dans la grande nocturne de Vincennes.

Bérurier revient.

— Par quoi on commence ? s’informe-t-il d’un ton détaché.

Je m’assieds sur le bureau, face au Turc.

— Je suppose que ce salaud ne va pas parler tout de suite. M’est avis que tu devrais lui offrir les hors-d’œuvre pour l’inciter à se mettre à table !

Padovani a un rire insultant.

— Sans blague, vous me prenez pour une gonzesse, bande de…

Il énumère longuement les qualificatifs dont il nous juge dignes. Nous l’écoutons comme s’il nous donnait la recette du poulet chasseur ou du saucisson en brioche. Lorsqu’il en a terminé, après avoir vidé son imagination, Béru s’approche de lui. Padovani, malgré son entrave, se ramasse et fonce sur le Gros. Béru dérouille un coup d’épaule en pleine devanture et part ramasser des épingles de l’autre côté du bureau.

Je bondis sur le Turc et lui place un ramponneau dans le télésiège. Ça lui fait mal. Je le renverse alors dans son fauteuil et très adroitement, je l’y attache au moyen d’une sangle qui ne quitte jamais mon tiroir du bas.

Béru est d’un rouge apoplexie annonciateur de la grosse explosion.

Il revient au suif, l’œil globuleux… Son étiquette à demi arrachée fausse sa physionomie. Il ressemble à un lapin gras.

Il examine Padovani avec attention. Le king-kong lui molarde en pleine poire. Patient, le Gros efface la souillure. Soudain son visage s’illumine comme une messe de minuit. Il va fouiller dans son placard et y prend un pot de rillettes entamé. Il saisit le pâté à pleines mains et d’un geste terrible l’aplatit sur la figure du Corsico. M. Casse-tout prend des vapeurs ! Il est humilié jusque dans les recoins de son être… Bérurier toujours à la marade, étale les rillettes sur les joues de son tourmenteur… Il lui en farcit le nez, lui en obstrue les trompes d’Eustache, lui en colle dans les yeux…

— Tiens, mon petit, marmonne-t-il. Tu te dépenses trop : faut t’alimenter. Pinaud, va chercher la glace cassée accrochée à la porte du lavabo.

Il vient la présenter à Padovani comme un bon coiffeur après une taille de crins consciencieuse…

— Il est chouette, le caïd, rigolé-je. Le bricolez plus, on va lui tirer le portrait.

Je sonne l’assistant du labo.

— Prends ton flash et arrive, lui dis-je. C’est pour un portrait de famille.

J’ai eu une fameuse idée en agissant ainsi. Ces crânes de pierre sont plus vulnérables sur le plan psychologique que sur le plan physique. Le gorille se met à pousser une sale bouille.

— C’est malin ! rouscaille-t-il.

On ne le touche plus avant l’arrivée du photographe. Bertrand, le rouquin, a appris à ne s’étonner de rien. Ce costaud barbouillé de rillettes est pour lui un sujet qui en vaut un autre. Il règle son appareil et fait plusieurs flashes de M. Brise-Baraque.

— Tirage rapide, fais-je. C’est pour la dernière édition de France-Soir… Il me faut les épreuves dans quelques minutes !

— On va vous soigner ça, monsieur le commissaire.

Je joue avec ma lime à ongles.

— Mon gros Padovani, lui dis-je j’ai dans l’idée que le mitan va se gondoler pour pas cher lorsqu’il va voir ta poire dans le journal. Heureusement que tu vas passer pour meurtre sur la bascule à Charlot, sans quoi tu serais obligé de t’expatrier…

Il hausse les épaules, indécis. D’un ton qu’il veut incrédule, mais où perce une inquiétude, il murmure :

— Comme si les canards allaient s’amuser à passer cette connerie !

J’éclate de rire.

— Sans blague, tu n’as jamais vu leurs clichés de première page ? C’est une surenchère à l’image cocasse : le Prince Rainier dans « On purge Bébé » ; et Brigitte Bardot en train de se faire enlever les cors aux pieds sur un manège de chevaux de bois !

Je n’appuie pas davantage.

— Je te montrerai le journal. En attendant, tu pourrais me parler un peu de la tête coupée et de l’enveloppe explosive…

Ça aussi, ça le secoue.

Il fronce les sourcils et des miettes dégringolent autour de lui.

— Quoi ?

Il a l’air aussi innocent qu’un môme venant de bouffer cinq kilos de confitures.

J’allume une cigarette. Pinaud veut profiter de ma flamme et approche son mégot creux. Je flanque le feu à sa moustache.

— Débarbouille ce ballot, lui dis-je, il me donne mal au cœur !

— Je m’en charge, fait Béru.

Il va chercher un seau d’eau et le renverse sur la tête du Turc. Ensuite, armé d’un journal froissé, il lui enlève le masque de saindoux.

— Padovani, attaqué-je, lorsqu’il a repris — j’allais écrire : figure humaine — sa tête de tous les jours. Padovani, nous savons que tu as déposé cette tête d’homme dans le panier du tripier… Une fille appelée Marguerite Mathieu t’a vu… Elle est venue témoigner et, d’après le signalement qu’elle a fait de toi, nous avons compris que tu étais le mystérieux dépeceur… Seulement, nous n’avions pas de preuve… Nous avons alors essayé de te coincer en te tendant un piège. Tu es tombé dans le panneau… Pas de la façon que j’avais prévue, hélas ! pour la petite Marguerite que ta bombe à la noix a mise en miettes ! Mais tu t’es trahi avec cet envoi…

Il coupe :

— Marre ! Marre ! Vos salades c’est des attrape-nigauds, je suis pas preneur ! Vous êtes là à inventer des trucs tirés par les cheveux… Non mais… Je veux un avocat, moi ! Et tout de suite.

— En v’là un, dit Bérurier, en lui fendant une arcade sourcilière… Il est nommé d’office, mais c’est un bon.

Je vais dans le bureau voisin et j’appelle le service qui a arrêté la môme du Turc.

— Montez la tapineuse dans mon bureau, immédiatement.

— Bien, monsieur le commissaire.

À l’entrée de sa gagneuse, le Corsico pince les lèvres. Il ne s’attendait pas à ça. La fille n’en mène pas large. Elle évite soigneusement le regard du chambardeur. Elle pense à ce qui se passera si un jour ils se retrouvent face à face. Pour le coup il y aura de la bidoche en solde rue de Sèze !

Je vais à la fille.

— Vous reconnaissez avoir posté, à la demande de cet homme, une enveloppe bleue assez lourde, au bureau de poste rue La Boétie ? je lui demande avec un rien de solennité.

— Oui, chuchote-t-elle.

Je fais signe aux deux matuches qui la convoient.

Un profond silence succède à leur départ. Je regarde Padovani, il me regarde, assez désenchanté malgré ses airs supérieurs. Bertrand revient, tenant au bout de pinces métalliques deux épreuves ruisselantes.

Il les dépose sur mon buvard et attend mes réactions. Je zieute et un monumental fou rire me tortille la membrane.

— Pado ! il faut absolument que tu regardes ça…

Je pousse le buvard vers lui. Il hésite, puis, poussé par la curiosité, regarde. Son visage devient blême.

— C’est malin, rouscaille-t-il.

Je donne les épreuves au type du labo.

— O.K., tire-m’en un lot, c’est pour offrir !

Bertrand s’éclipse. Je décroche le bigophone et compose le fil de Laroute. La standardiste du journal gazouille « Allô ! ».

France-Soir ? fais-je. Donnez-moi Laroute ! Pour le commissaire San-Antonio.

Un laps de temps très bref et je reconnais la voix de mon plumitif. Il doit encore masser les rondeurs d’une poulette car ça glousse près de lui.

— Ça marche, votre collection de boutons de jarretelles ? je demande.

Il éclate de rire :

— Du tonnerre, San-Antonio… J’étais sur une pièce rare quand vous avez sonné. Et votre enquête, elle marche aussi ?

— À petits pas. Venez faire un tour, j’aurai une nouvelle pour vous, et surtout une photo qui vaut la première page…

— J’arrive.

Satisfait, je raccroche.

— Voilà, dis-je au caïd, la situation se présente ainsi : ou bien tu parles, et je ne donne pas ce portrait de toi au journaliste… Ou bien tu la boucles et ce sera la fin de ton standing… Choisis…

Il hausse les épaules.

— C’est bon, je vais tout vous dire…

J’ai un soupir d’aise.

— J’ouïs !

Il grommelle :

— Enlevez-moi au moins cette vacherie de sangle, ça m’étouffe…

— Tu seras sage ?

— Avec ça aux poignets, je peux pas casser la cabane. Vous avez la trouille ?

Dans la vie, il faut savoir prendre des risques.

— La trouille ! Tu as de ces mots, Turc…

Je le désigne à Béru.

— Détache-le…

— D’accord, fait le Gros, seulement je le préviens : s’il remue un doigt, je lui démonte la ganache à coups de marteau !

L’autre sourit. Béru passe derrière le fauteuil et fait coulisser la boucle de fermeture.

— Ouf, soupire Padovani, ça fait du bien…

Il se dresse un peu, exécute quelques brefs mouvements d’assouplissement, puis il me sourit.

— J’ai jamais vu un poulet aussi con ! affirme-t-il.

Là-dessus, il bouscule Pinaud d’un croc-en-jambe et fonce vers la fenêtre ouverte.

Bérurier libère un juron. Mais nous n’avons pas eu le temps d’intervenir. Le Turc a plongé magnifiquement bille en tête.

Il ne reste plus que le rectangle de la fenêtre ouverte sur l’azur d’un ciel lavé.

Mentalement je compte : un… deux… trois… qu…

Un bruit. Le bruit ! Celui que font sur le bitume d’une cour cent kilos de viande tombant d’un troisième étage.

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