Face à nous, affichant un sourire large comme un quartier de lune, Edgar Barefoot a déclaré : « Et si un orchestre symphonique n’avait d’autre fonction que d’atteindre la coda d’un morceau ? Qu’adviendrait-il de la musique ? Ce ne serait plus qu’un grand fracas, destiné à prendre fin le plus tôt possible. La musique est dans le développement, le déroulement ; si on accélère le processus, on le détruit. Alors, il n’y a plus de musique. Je voudrais que vous méditiez là-dessus. »
D’accord, me suis-je dit. Je vais y méditer. Il n’y a rien d’autre, en ce jour particulier, à quoi je préfère penser. Quelque chose s’est passé, quelque chose d’important, mais je ne veux pas m’en souvenir. Personne ne le veut. Je le vois autour de moi, je vois la même réaction que la mienne chez les autres, à bord de cette péniche de luxe amarrée près de la Porte cinq. Où on vous fait payer cent dollars, la même somme, je crois, que Tim et Kirsten avaient versée à cette loufoque, ce médium à la gomme, là-bas à Santa Barbara, qui nous a tous anéantis.
Cent dollars, ça semble être la somme magique ; elle ouvre la porte de la connaissance. C’est pourquoi je me trouve ici. Ma vie est vouée à la recherche de la connaissance, comme le sont les autres vies qui l’entourent. C’est notre raison d’exister : apprendre.
Apprends-nous quelque chose, Barefoot, me suis-je dit. Raconte-moi ce que je ne sais pas. Moi qui ai la compréhension déficiente, j’aspire à savoir. Tu peux commencer avec moi ; je suis la plus attentive de tes élèves. J’ai confiance en tout ce que tu prononces. Je suis la parfaite idiote, venue ici pour prendre ce que tu as à donner. Continue ton discours ; ça me berce et j’oublie.
« Vous, jeune dame », a dit Barefoot.
J’ai sursauté en me rendant compte qu’il s’adressait à moi.
« Oui, ai-je répondu en sortant de ma torpeur.
— Comment vous appelez-vous ? a questionné Barefoot.
— Angel Archer.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Pour échapper.
— À quoi ?
— À tout.
— Pourquoi ?
— Parce que ça fait mal, ai-je dit.
— Vous voulez parler de John Lennon ?
— Oui. Et de bien d’autres choses.
— Je vous ai remarquée, a dit Barefoot, parce que vous dormiez. Vous ne le saviez peut-être pas. Est-ce que vous vous en êtes aperçue ?
— Oui, je m’en suis aperçue.
— C’est ainsi que vous voulez que je perçoive votre présence ? Comme celle d’une personne endormie ?
— Laissez-moi tranquille, ai-je dit.
— Je dois vous laisser dormir, alors.
— Oui.
— Faut-il que je vous donne une claque pour vous réveiller ?
— Ça m’est égal. Pour moi ça n’a pas d’importance.
— Que faudrait-il pour vous éveiller ? » a demandé Barefoot.
Je n’ai pas répondu.
« Mon rôle est d’éveiller les êtres.
— Vous êtes encore un pêcheur d’âmes.
— Non, un pêcheur tout court. Je ne sais pas ce que c’est que l’“âme” ; je pêche seulement pour avoir du poisson au bout de ma ligne. Le but d’un pêcheur, c’est de pêcher, un point c’est tout ; s’il s’imagine qu’il pêche pour un autre motif, il se trompe et il induit en erreur ceux qu’il cherche à pêcher.
— Alors, attrapez-moi au bout de votre ligne, ai-je dit.
— Que voulez-vous ?
— Ne jamais me réveiller.
— Alors, venez ici, a dit Barefoot. Montez près de moi. Je vais vous apprendre à dormir. Il est aussi difficile de dormir que de s’éveiller. Votre sommeil est médiocre, il manque de technique. Je peux vous enseigner cette technique aussi facilement que je peux vous apprendre à vous éveiller. Tout ce que vous voulez, vous pouvez l’avoir. Mais êtes-vous sûre de savoir ce que vous voulez ? Peut-être que votre désir secret est de vous éveiller. Peut-être faites-vous erreur sur votre compte. Allons, venez. » Il tendait la main vers moi.
« Ne me touchez pas, ai-je dit en m’avançant vers lui. Je ne veux pas qu’on me touche.
— Vous avez donc au moins cette certitude.
— Absolument.
— Ce qui vous manque, c’est peut-être de ne jamais avoir été touchée par personne, a dit Barefoot.
— C’est à vous de le dire. Moi je n’ai rien à dire. Tout ce que j’avais à dire…
— Vous n’avez jamais rien dit, a coupé Barefoot. Vous avez gardé le silence toute votre vie. C’est seulement votre bouche qui a parlé.
— Si c’est vous qui le dites.
Répétez-moi votre nom.
— Angel Archer.
— Avez-vous un nom secret ? Que personne ne connaisse ?
— Je n’ai pas de nom secret », ai-je répondu. Puis subitement j’ai ajouté : « Je m’appelle Trahison.
— Qui avez-vous trahi ?
— Des amis.
— Eh bien, Trahison, a repris Barefoot, parlez-moi de ces amis que vous avez conduits à leur perte. Comment vous y êtes-vous prise ?
— J’ai agi avec des mots, ai-je dit. Comme je le fais en ce moment.
— Vous êtes experte avec les mots.
— Très experte, ai-je dit. Je suis une malade, une malade des mots. J’ai été formée par des professionnels.
— Je ne possède pas de mots, a dit Barefoot.
— D’accord. Alors je vais écouter.
— Maintenant vous commencez à savoir. »
J’ai hoché la tête.
« Avez-vous des animaux domestiques chez vous ? a questionné Barefoot. Des chiens ou des chats ?
— J’ai deux chats.
— Les soignez-vous, vous occupez-vous d’eux, leur donnez-vous à manger ? Vous sentez-vous responsable d’eux ? Les emmenez-vous chez le vétérinaire quand ils sont malades ?
— Bien sûr.
— Qui en fait autant pour vous ?
— Pour moi ? Personne.
— Pouvez-vous le faire pour vous ?
— Oui, je le peux.
— Alors, Angel Archer, vous êtes en vie.
— Ce n’est pas intentionnel, ai-je avoué.
— Mais vous l’êtes quand même. Vous ne le pensez pas mais vous l’êtes. Sous les mots, la maladie des mots, vous êtes vivante. J’essaie de vous expliquer cela sans faire usage de mots, mais c’est impossible. Les mots sont tout ce que nous avons. Allez vous rasseoir et écoutez. Tout ce que je vais dire à partir de maintenant, aujourd’hui, s’adressera directement à vous ; je vous parle mais pas avec des mots. Cela vous paraît-il avoir un sens ?
— Non, ai-je répondu.
— Eh bien, regagnez votre place », a dit Barefoot.
Je suis retournée m’asseoir.
« Angel Archer, a repris Barefoot, vous êtes dans l’erreur en ce qui vous concerne. Vous n’êtes pas malade ; vous êtes affamée. Ce qui vous tue, c’est la faim. Les mots n’y sont pour rien. Vous avez eu faim toute votre vie. Ce n’est pas le domaine spirituel qui vous aidera. Vous n’en avez pas besoin. Il y a trop de spiritualité dans le monde, beaucoup trop. Vous êtes une sotte, Angel Archer, mais vous n’êtes pas dans la bonne catégorie des sots. »
J’ai gardé le silence.
« Il vous faut de vrais aliments et de la vraie boisson, a poursuivi Barefoot, pas de la boisson et des aliments spirituels. Je vous offre de la vraie nourriture, pour votre corps, pour qu’il se développe. Vous êtes une personne affamée qui êtes venue ici pour être nourrie, mais sans le savoir. Vous ignoriez complètement pourquoi vous veniez ici aujourd’hui. Ma tâche est de vous l’apprendre. Quand les gens viennent ici pour m’écouter parler, je leur donne un sandwich. Les sots écoutent mes paroles ; les sages mangent le sandwich. Ce que je vous raconte n’est pas une absurdité ; c’est la vérité. C’est une chose qu’aucun de vous n’a imaginée, mais je vous donne de la vraie nourriture et cette nourriture est un sandwich ; les mots, les paroles, ne sont que du vent… ce n’est rien. Je vous fais payer cent dollars, mais vous apprenez quelque chose qui est sans prix. Quand votre chien ou votre chat a faim, est-ce que vous lui parlez ? Non, vous lui donnez à manger. Moi je vous donne à manger, mais vous ne le savez pas. Tout chez vous est à l’envers parce que c’est ce que vous a enseigné l’université ; mais cet enseignement était faux. Il vous a menti. Et maintenant vous vous racontez des mensonges ; vous avez appris à le faire et vous y réussissez très bien. Prenez le sandwich et mangez ; oubliez les mots. Le seul but des mots était de vous attirer ici par la ruse. »
Étrange, ai-je songé. Il pense vraiment ce qu’il dit. Je sentais refluer un peu de ma souffrance, et une sorte de paix surgir en moi.
Quelqu’un derrière moi s’est penché en avant pour me toucher l’épaule. « Salut, Angel. »
Je me suis tournée pour voir qui c’était. Un jeune homme au visage rondelet, aux cheveux blonds, qui me souriait et me regardait de ses yeux candides. Bill Lundborg, vêtu d’un pull à col montant et d’un pantalon gris et chaussé, je m’en apercevais avec surprise, de Hush Puppies.
« Vous vous souvenez de moi ? a-t-il demandé doucement. Je suis désolé de n’avoir jamais répondu à aucune de vos lettres. Je me demandais comment vous alliez.
— Bien, ai-je dit. Tout à fait bien.
— Je crois qu’il vaut mieux qu’on se taise. » Il s’est radossé, les bras croisés, absorbé par ce que Barefoot disait.
À la fin de sa conférence, Barefoot est venu me trouver ; je restais assise sans bouger. Barefoot s’est penché vers moi pour me demander : « Êtes-vous une parente de l’évêque Archer ?
— Oui. J’étais sa belle-fille.
— Nous nous connaissions, Tim et moi, a précisé Barefoot. Depuis des années. Sa mort a été un tel choc. Nous avions coutume de nous entretenir de théologie. »
Bill Lundborg s’était approché de nous et nous écoutait sans prononcer un mot ; il avait toujours ce même vieux sourire que je lui avais connu.
« Et aujourd’hui la mort de John Lennon, a ajouté Barefoot. J’espère que je ne vous ai pas embarrassée en vous faisant monter près de moi. Mais je voyais bien que quelque chose n’allait pas. Vous semblez mieux maintenant. »
J’ai dit : « Oui, je me sens mieux.
— Avez-vous envie d’un sandwich ? » a proposé Barefoot en désignant les gens rassemblés autour de la table au fond de la pièce.
« Non, ai-je dit.
— Alors, c’est que vous n’écoutiez pas ce que je vous expliquais. Je ne plaisantais pas. Angel, on ne peut pas vivre de mots ; les mots ne nourrissent pas. Jésus a dit : “L’homme ne peut pas vivre seulement de pain” ; moi je dis : “L’homme ne peut pas vivre du tout de mots.” Prenez un sandwich.
— Il faut manger, Angel, a insisté Bill Lundborg.
— Je n’ai pas envie de manger, ai-je dit. Je regrette. » Je pensais que j’aurais aimé plutôt qu’on me laisse tranquille.
Se penchant vers moi, Bill a observé : « Vous avez l’air si maigre.
— C’est mon travail », ai-je dit vaguement.
Edgar Barefoot a fait les présentations : « Angel, voici Bill Lundborg.
— Nous nous connaissons, a dit Bill. Nous sommes de vieux amis.
— Alors vous savez, m’a confié Barefoot, que Bill est un bodhisattva.
— Non, j’ignorais ça. »
Barefoot a demandé : « Savez-vous ce qu’est un bodhisattva, Angel ?
— C’est en rapport avec le Bouddha, ai-je hasardé.
— Le bodhisattva est celui qui a rejeté sa chance d’accéder au nirvana afin de se consacrer à aider les autres, a expliqué Barefoot. Pour le bodhisattva, la compassion est un but aussi important que la sagesse. C’est la conscience essentielle du bodhisattva.
— C’est merveilleux, ai-je dit.
— Je retire beaucoup de choses de l’enseignement d’Edgar, m’a dit Bill. Venez. » Il m’a pris la main. « Je vais vous faire manger quelque chose.
— Vous vous considérez vous-même comme un bodhisattva ? lui ai-je demandé.
Parfois on l’est sans le savoir, a exposé Barefoot. Il se peut qu’on possède la connaissance tout en l’ignorant. Et il se peut aussi qu’on croie posséder la connaissance sans la détenir. Le Bouddha est appelé “l’Éveillé”, parce que l’“éveil” signifie la même chose que la “connaissance”. Nous sommes tous endormis mais nous ne le savons pas. Nous vivons dans un rêve ; nous marchons, nous bougeons et nous menons notre vie dans un rêve ; plus que tout nous parlons dans un rêve ; notre discours est aussi irréel que celui des rêveurs. »
C’est comme ce que j’entends en ce moment, ai-je pensé.
Bill avait disparu ; je l’ai cherché du regard.
« Il est allé vous chercher de quoi manger, a dit Barefoot.
— Tout cela est très étrange, ai-je observé. Toute cette journée a été irréelle. C’est comme un rêve ; vous avez raison. Ils passent toutes les vieilles chansons des Beatles sur toutes les stations de radio.
— Laissez-moi vous raconter une chose qui m’est arrivée autrefois », a dit Barefoot ; il s’est installé sur le siège à côté du mien, le buste penché, les mains croisées. « J’étais très jeune, je n’avais pas encore fini mes études. Je suivais des cours à Stanford, mais je n’ai pas obtenu de diplômes. J’étais surtout intéressé par les cours de philosophie.
— Moi aussi, ai-je dit.
— Un jour je suis sorti de chez moi pour poster une lettre. J’avais travaillé sur un article – pas un article à essayer de faire publier mais un texte pour moi : des idées philosophiques profondes, qui étaient très importantes à mes yeux. Il y avait un problème en particulier que je ne parvenais pas à résoudre ; c’était en liaison avec Kant et ses catégories ontologiques par lesquelles les structures de l’esprit humain ont connaissance de…
— Le temps, l’espace et la causalité, ai-je dit. Je sais. J’ai étudié ça.
— Et en marchant dans la rue, a continué Barefoot, je me suis rendu compte que, dans un sens très réel, c’est moi qui crée le monde dont j’ai connaissance ; je fabrique ce monde en même temps que je le perçois. Et tandis que je marchais, la formulation exacte de cette notion s’est imposée à moi, subitement, comme tombée du ciel. L’instant d’avant je ne la possédais pas ; et maintenant elle était là. C’était une solution que je m’étais efforcé de découvrir depuis des années… J’avais lu Hume, et ensuite j’avais trouvé dans l’œuvre de Kant la réponse à la critique faite par Hume de la causalité – et maintenant, soudainement, j’avais une réponse, et une réponse correctement élaborée, à Kant. Je me suis mis à courir. »
Bill Lundborg venait de réapparaître ; il tenait un sandwich et une tasse de punch aux fruits ; il me les a tendus et je m’en suis saisi machinalement.
Barefoot a poursuivi : « J’ai couru dans la rue pour rentrer aussi vite que possible chez moi. Il fallait que je couche cela sur le papier avant de l’avoir oublié. Ce que je venais d’acquérir, sans avoir de stylo ni de papier pour le formuler, c’était une nouvelle compréhension du monde, un monde agencé de façon conceptuelle, pas un monde agencé dans l’espace et le temps et par la causalité, mais un monde pareil à une idée conçue dans un grand cerveau, comme lorsque notre cerveau à nous emmagasine des souvenirs. J’avais capté une vision du monde en soi : la “chose en soi” de Kant !
— Dont Kant nous dit qu’elle ne peut être connue, ai-je rappelé.
— Normalement elle ne peut être connue, a approuvé Barefoot. Mais je l’avais en quelque sorte perçue, comme une vaste structure de corrélations où tout s’organisait en formant un ensemble significatif ; jamais auparavant je n’avais compris à ce point la nature absolue de la réalité.
— Et vous êtes rentré chez vous mettre tout ça par écrit, ai-je dit.
— Non, a répondu Barefoot. Je ne l’ai jamais écrit. Sur non trajet, j’ai rencontré deux petits enfants qui jouaient dans la rue, en traversant la chaussée sans cesse. Il passait beaucoup de voitures qui roulaient très vite. Je les ai observés un moment, puis je suis allé vers eux. Il n’y avait aucun adulte pour les surveiller. Je leur ai demandé de me conduire à leur mère, mais ils ne parlaient pas l’anglais ; c’était un quartier mexicain, très pauvre… je n’avais pas d’argent à cette époque-là. J’ai quand même fini par trouver leur mère. Elle m’a dit :
“Je ne parle pas anglais” et m’a refermé la porte au nez. Elle souriait, je m’en souviens. Un sourire béat. Elle avait dû me prendre pour un démarcheur. Je voulais la prévenir que ses enfants n’allaient pas tarder à se faire écraser, et elle, elle me fermait la porte au nez en souriant aux anges.
— Alors, qu’est-ce que vous avez fait ? a demandé Bill.
— Je me suis assis sur le trottoir et j’ai surveillé les enfants le reste de l’après-midi, jusqu’à ce que leur père rentre à la maison. Il parlait un peu anglais. J’ai pu lui faire comprendre. Il m’a remercié.
— Vous avez fait ce qu’il fallait, ai-je dit.
— Ce qui fait que je n’ai jamais mis par écrit mon modèle de l’univers, a conclu Barefoot. En rentrant, je n’en avais plus qu’un vague souvenir en train de s’estomper. C’était une expérience comme on n’en vit qu’une fois. C’est ce qu’on appelle en Inde moksha : un éclair soudain de compréhension absolue, venue de nulle part. Ce que James Joyce désignait par le nom d’“épiphanies”, surgies du banal ou simplement se produisant sans cause. Un aperçu total du monde. » Il garda le silence.
J’ai dit : « En somme, ce que vous nous racontez, c’est que la vie d’un enfant mexicain est plus…
— Qu’auriez-vous fait à ma place ? a dit Barefoot. Vous seriez rentrée chez vous pour écrire votre idée philosophique, votre moksha ? Ou vous seriez restée avec les enfants ?
— J’aurais appelé la police.
— Pour le faire, il fallait aller jusqu’à une cabine téléphonique. Donc laisser les enfants seuls.
— C’est une belle histoire, ai-je dit. Mais j’ai connu quelqu’un d’autre qui racontait de belles histoires. Aujourd’hui il est mort.
— Peut-être, a dit Barefoot, a-t-il trouvé avant de mourir ce qu’il était allé chercher en Israël.
— J’en doute beaucoup.
— J’en doute aussi, a reconnu Barefoot. D’un autre côté, il a peut-être trouvé mieux. Une chose qu’il aurait dû chercher. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que nous sommes tous sans le savoir des bodhisattva, et même sans le vouloir. Nous y sommes forcés par les circonstances. Mon seul désir ce jour-là, c’était de rentrer pour garder une trace écrite de ma grande illumination. Je n’avais pas envie d’être un bodhisattva. Je ne l’avais pas demandé. Je ne m’y attendais pas. En ce temps-là, je ne connaissais même pas ce terme. N’importe qui aurait agi comme moi.
— Pas n’importe qui, ai-je dit. Mais la plupart des gens, je suppose.
— Et vous, qu’auriez-vous fait si vous aviez eu le choix ? a demandé Barefoot.
— J’aurais sans doute fait comme vous tout en espérant garder le souvenir de l’illumination.
— Oui mais voilà, je ne m’en suis pas souvenu. Tout est là. »
Bill est intervenu en me disant : « Est-ce que vous pourriez me déposer ? Ma voiture est en panne.
— Bien sûr », ai-je acquiescé. Je me suis levée avec raideur ; j’étais courbatue d’être restée si longtemps assise. « Monsieur Barefoot, ai-je ajouté, je vous avais souvent écouté sur K.P.F.A. Au début, je vous prenais pour un radoteur mais maintenant je n’en suis plus si sûre.
— Avant que vous partiez, a insisté Barefoot, je voudrais que vous me disiez comment vous avez trahi vos amis.
— Elle n’a trahi personne, a dit Bill. C’est une invention de son esprit. »
Barefoot s’est penché vers moi et, passant son bras autour de mon buste, m’a fait rasseoir.
« Je les ai laissés mourir, ai-je déclaré. Surtout Tim.
— Tim ne pouvait pas éviter la mort, a dit Barefoot. C’est pour mourir qu’il est allé en Israël. C’est ce qu’il voulait. La mort était le but qu’il cherchait. C’est pourquoi je dis qu’il a peut-être trouvé ce qu’il cherchait ou même mieux. »
Choquée, j’ai protesté : « Tim ne recherchait pas la mort. Au contraire il a livré bataille au destin avec un courage exemplaire.
La mort et le destin sont deux choses différentes, a exposé Barefoot. Il est mort pour éviter son destin, parce que le destin qu’il voyait venir pour lui était pire que de finir ses jours dans le désert de la mer Morte. C’est pourquoi il a cherché la mort et l’a trouvée ; mais je pense réellement qu’il a trouvé autre chose de mieux. » Il s’est tourné vers Bill. « Ce n’est pas votre avis ?
— Je préfère ne rien dire, a répondu Bill.
— Mais vous le savez, lui a dit Barefoot.
— Et quel est ce destin dont vous parlez ? ai-je demandé à Barefoot.
— Le même que le vôtre. Le destin qui s’est abattu sur vous et dont vous avez conscience.
— Il consiste en quoi ?
— Il consiste à se perdre dans des mots dénués de sens, a dit Barefoot. À devenir un marchand de mots. En perdant tout contact avec la vie. Tim s’était avancé très loin dans ce processus. J’ai lu Here, tyrant Death plusieurs fois. Ça ne veut rien dire, absolument rien. Ce ne sont que des mots. Flatus vocis, un bruit vide. »
Au bout d’un moment j’ai reconnu : « Vous avez raison. Je l’ai lu aussi. » Combien c’était vrai, terriblement et tristement vrai.
« Et Tim s’en est rendu compte, a continué Barefoot. Il me l’a avoué. Il me l’a dit un jour où il est venu me voir, quelques mois avant son départ pour Israël. Il voulait que je l’instruise sur le soufisme. Il voulait échanger tout ce qu’il avait accumulé comme somme de connaissances contre autre chose. Contre de la beauté. Il m’a parlé d’un album que vous lui aviez vendu et qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’écouter. Le Fidelio de Beethoven. Il était toujours trop occupé.
— Alors, vous saviez déjà qui j’étais avant de m’adresser la parole.
— C’est pourquoi je vous ai demandé de monter avec moi sur l’estrade, a dit Barefoot. Je vous avais reconnue. Tim m’avait montré une photo de vous et de Jeff. Au début, je n’étais pas sûr. Vous êtes beaucoup plus maigre maintenant.
— Eh bien, j’ai un travail qui me prend beaucoup », ai-je répondu.
Bill Lundborg et moi sommes partis ensemble en voiture sur le Richardson Bridge en direction de l’East Bay. Nous écoutions à la radio l’interminable défilé des chansons des Beatles.
« Je savais que vous aviez essayé de me retrouver, m’a confié Bill, mais ma vie n’allait pas si fort. Ils ont finalement diagnostiqué que j’étais ce qu’ils appellent un hébéphrénique. »
Pour changer de sujet, j’ai dit : « J’espère que la musique ne vous déprime pas ; je peux l’éteindre si vous voulez.
— Non, j’aime bien les Beatles, a dit Bill.
— Vous êtes au courant de la mort de John Lennon ?
— Bien sûr. Comme tout le monde. Alors, vous dirigez Musik Shop maintenant ?
— Oui. J’ai cinq employés sous mes ordres et toute liberté d’achat. J’ai atteint le sommet de l’échelle dans mon domaine. La seule étape suivante serait d’être propriétaire du magasin, mais je n’ai pas l’argent.
— Vous savez ce que ça veut dire, hébéphrénique ?
— Oui », ai-je répondu. Et j’ai pensé que je connaissais même l’étymologie du mot. « Hébé était la déesse grecque de la Jeunesse, ai-je repris.
— Je n’ai jamais grandi, a dit Bill. L’hébéphrénie est caractérisée par de la sottise.
— Il paraît.
— Quand on est hébéphrénique, a poursuivi Bill, on trouve drôles toutes les choses qui arrivent. Par exemple j’ai trouvé drôle la mort de Kirsten. »
Alors, tu es bel et bien hébéphrénique, ai-je pensé tout en conduisant. Parce que ça n’avait vraiment rien de drôle. « Et la mort de Tim ? ai-je demandé.
Eh bien, il y avait des éléments qui étaient drôles. Comme cette petite voiture, cette Datsun. Et ces deux bouteilles de Coca. Tim devait porter des chaussures comme celles que j’ai en ce moment. » Il leva le pied pour me montrer sa Hush Puppies.
« Au moins, ai-je dit.
— Mais, dans les grandes lignes, ce n’était pas drôle. Ce que cherchait Tim n’était pas drôle. Barefoot se trompe : ce n’était pas la mort qu’il cherchait.
— Pas consciemment. Mais inconsciemment, peut-être que si.
— C’est absurde, a dit Bill. Toutes ces histoires sur les motivations subconscientes. On peut énoncer tout ce qu’on veut en raisonnant de cette façon. On peut attribuer aux gens n’importe quelle motivation, puisque c’est impossible à vérifier. Ce que cherchait Tim, c’était ce champignon. Bien sûr, il a choisi un endroit bizarre pour trouver un champignon : un désert. Alors que les champignons poussent là où c’est humide, frais et ombragé.
— Également dans des grottes, ai-je dit. Il y en a là-bas.
— En fait, a repris Bill, ce champignon n’existait même pas. C’est une supposition gratuite. Tim avait piqué l’idée à un érudit nommé John Allegro. Le problème avec Tim, c’est qu’il n’avait pas vraiment de pensées personnelles ; il empruntait les idées des autres et s’imaginait ensuite qu’elles venaient de lui, alors qu’il s’était contenté de se les approprier.
— Oui, mais c’étaient des idées de valeur, et Tim en faisait la synthèse. Il réunissait en un tout des idées qui étaient d’origines diverses.
— Je ne suis pas d’accord : elles n’étaient pas très bonnes. »
Fustigeant Bill du regard, je lui ai lancé : « Qui êtes-vous donc pour porter ainsi un jugement ?
— Je sais, vous l’aimiez bien, a reconnu Bill. Mais vous n’avez pas besoin de prendre tout le temps sa défense. Je ne suis pas en train de l’attaquer.
— Ça y ressemble pourtant beaucoup.
— Moi aussi, je l’aimais. Il y a des tas de gens qui aimaient l’évêque Archer. C’était un grand homme, le plus grand qu’on ait jamais connu. Mais c’était aussi un imbécile, et vous le savez. »
Je n’ai rien répondu ; j’ai continué de conduire en écoutant la radio d’une oreille distraite. Ils passaient maintenant Yesterday.
« En tout cas, Edgar ne se trompait pas en parlant de vous, a poursuivi Bill. Vous auriez dû interrompre vos études et quitter l’université. Vous êtes trop éduquée. »
Avec amertume, j’ai répété : « Trop éduquée. Bon Dieu ! La vox populi. La méfiance à l’égard de l’éducation. J’en ai marre d’entendre ce genre de connerie ; je suis contente de savoir ce que je sais.
— Ça vous a gâché la vie, a dit Bill calmement. Vous êtes très amère et très malheureuse. Vous êtes une personne qui aimait Kirsten, Tim et Jeff et vous ne vous êtes pas consolée de ce qui leur est arrivé. Et votre éducation ne vous a pas aidée à venir à bout de cette situation.
— Il n’y a pas à en venir à bout ! me suis-je exclamée avec rage. C’étaient des êtres bons et maintenant ils sont tous morts !
— Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont tous morts.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est Jésus qui a dit ça. Je pense qu’on doit le prononcer à la messe. J’ai assisté plusieurs fois à la messe avec Kirsten, à la cathédrale. Une fois, alors que Tim distribuait la communion – Kirsten était agenouillée à la balustrade – il lui a passé une alliance au doigt en cachette. Personne ne s’en est aperçu, mais elle me l’a dit plus tard. C’était une alliance symbolique. Et Tim était en soutane à ce moment-là.
— Allez-y, racontez-moi tout, ai-je dit âprement.
— Mais justement je suis en train de vous raconter. Saviez-vous que… ?
— J’étais au courant pour l’alliance, ai-je dit. Moi aussi elle m’en a parlé. Elle me l’a même montrée.
— Ils se considéraient comme étant mariés spirituellement. Aux yeux de Dieu sinon à ceux de la loi. Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont tous morts. C’est une allusion à l’Ancien Testament. Jésus apporte…
— Oh ! non, ça n’est pas vrai ! me suis-je écriée. Je croyais que j’avais fini d’entendre répéter tous ces trucs. Je ne veux plus jamais écouter ça. Ça n’a fait aucun bien autrefois et ça n’en fera jamais. Barefoot parle de mots inutiles… eh bien, en voilà qui le sont vraiment. Pourquoi vous appelle-t-il un bodhisattva ? Qu’est-ce que c’est que cette compassion et cette sagesse dont vous disposez ? Vous avez atteint le nirvana et vous êtes revenu aider les autres, c’est ça ?
— J’aurais pu atteindre le nirvana, a répondu Bill. Mais je l’ai refusé pour revenir.
— Pardonnez-moi, ai-je dit avec lassitude. Je ne comprends rien à vos salades. Vu ? »
C’est alors que Bill a annoncé : « Je suis revenu en ce monde, revenu de l’autre monde. Par compassion. C’est ce que j’ai appris là-bas, dans le désert de la mer Morte. » Sa voix était calme ; son visage affichait une expression de profonde sérénité. « C’est ce que j’y ai trouvé. »
Je l’ai fixé du regard.
« Je suis Tim Archer, a ajouté Bill. Je suis revenu de l’autre côté. Vers ceux que j’aime. » Et il a arboré un grand sourire secret.